Texte 44
Journal de guerre
p. 391-395
Texte intégral
Le 31 août 1915, trois mois et demi après l’entrée en guerre de l’Italie, Mussolini est appelé aux armes et rejoint le 11e régiment bersagliers. Tout au long de sa mobilisation, il écrit son Journal de guerre1 et le fait publier au fur et à mesure dans Il Popolo d’Italia. D’après les dates qu’il donne, Mussolini en commence la rédaction le 9 septembre 1915, à son arrivée au front, et la poursuit jusqu’en mars 1917. La publication, quant à elle, s’étale de décembre 1915 à février 1917, sous la forme de quinze correspondances non consécutives. Dès 1923, le Journal de guerre fait l’objet de plusieurs rééditions2 en volume qui rétablissent les passages supprimés par la censure dans Il Popolo d’Italia. Pendant les années du régime, ce Journal est régulièrement érigé en modèle de prose et intégré aux anthologies scolaires de littérature italienne. Il est également traduit en plusieurs langues au cours des années 1930, notamment en français, arabe, anglais, norvégien, polonais, espagnol et allemand. Nous avons choisi de traduire un passage dans lequel Mussolini évoque ses lectures, au front, des écrits de Mazzini, auxquels il donne une portée prophétique, et un autre qui révèle un certain fléchissement de son anticléricalisme.
Journal de guerre3
13 mai4
2Un Taube nous a rendu une première visite, mais il volait très haut. Rencontre de quelques soldats du Corps des mineurs. Ce sont des interventionnistes. L’un d’eux, Nicola Pretto de Valdagno (Vicence), m’a donné à lire un tome des Écrits de Giuseppe Mazzini. Après-midi de calme absolu. J’ai lu la Nuit de Rimini. Dommage que le texte soit lardé d’erreurs d’impression. Mazzini vous captive. J’ai dévoré la Lettre à Charles-Albert. Je l’avais lue quand j’étais étudiant. Il y a dans cet écrit de Mazzini quelque chose de prophétique. J’ai transcrit dans mon carnet :
« Il n’y a pas de guerre possible pour la France qui ne soit nationale ; qui ne s’appuie sur les passions de la multitude, qui ne soit alimentée par un élan communiqué aux trente-deux millions de personnes qui la constituent. »
3Et plus loin :
« Ce n’est pas avec des protocoles qu’on accomplit les grandes choses, mais en devinant son siècle. Le secret de la Puissance réside dans la Volonté… »
4Et plus loin encore, dans le texte intitulé De certaines causes qui empêchèrent jusqu’à présent le développement de la liberté en Italie (1832) :
« Il manque les chefs ; il a manqué les individus pour diriger les foules, il a manqué les hommes forts de leur foi et de leur sacrifice, capables de saisir entièrement le concept frémissant des multitudes – capables d’en comprendre d’un seul coup les conséquences – bouillant de toutes les passions généreuses et capables de les concentrer en une seule, celle de la victoire – capables de prendre en compte tous les éléments épars, de trouver la parole de vie et le mot d’ordre pour tous – capables de regarder devant et pas derrière eux – capables de se jeter entre le peuple et les obstacles avec la résignation des hommes condamnés à être victimes de l’un ou des autres ; capables d’écrire sur leur drapeau réussir ou mourir, et de tenir leur promesse »5.
5N’y a-t-il pas, dans ces extraits, la divination des événements actuels ? Quel merveilleux "viatique" pour un soldat en guerre que les écrits de Mazzini ! Mais qui les connaît, parmi mes deux cent cinquante compagnons d’armes ?
6[…]
7Samedi… [30 décembre]6
8Temps paresseux et insidieux, [à en attraper le choléra. De fait, le bacille virgule doit avoir fait son apparition, à en juger par les mesures hygiéniques que l’on a commencé à prendre. Tout le campement est blanchi à la chaux, que l’on jette entre les baraques, sans restriction.]7
9Le père Michel est passé dans les tranchées, offrant un insigne tricolore et un papier. J’ai accepté l’insigne, puis j’ai récupéré le papier. Il s’agit de la « consécration solennelle des soldats de l’Armée royale italienne au Sacré Cœur de Jésus ».
10Moi, je ne commente pas, je transcris. À l’intérieur du feuillet, il y a l’« instruction », qui dit :
« La dévotion au Sacré Cœur de Jésus est la grande espérance de notre temps. Nous pouvons tout obtenir à travers la foi et l’amour pour le Cœur de Jésus. Il a dit lui-même, en apparaissant à la Bienheureuse Marguerite-Marie en France : “Le secours ne vous manquera que lorsque la puissance me manquera.” Voyez les Français à la bataille de la Marne : tout paraissait perdu, quand le général Castelnau eut l’inspiration d’invoquer le Sacré Cœur et de lui consacrer l’Armée. Et le résultat fut la victoire merveilleuse qui sauva la France. C’est la victoire que nous voulons nous aussi, une double victoire : une sur nos ennemis politiques, pour la grandeur de notre patrie, et une autre sur nous-mêmes pour nous purifier et nous élever. Mais pour l’une comme pour l’autre, si nous voulons qu’elles soient grandioses, nous avons besoin de moyens exceptionnels. Et voilà comment la dévotion au Sacré Cœur de Jésus nous est indiquée… »
11Ensuite, il y a aussi « un acte de consécration », qui se termine par un « Credo, Pater, Ave, Gloria ».
12Je répète : je ne commente pas, je transcris, je copie… le document.
13La psychologie de la femme effleure la guerre, et est absolument incapable d’en pénétrer la substance intime et tragique. Pour la femme, l’homme qui revient de la guerre présente le même attrait d’“exotisme” que l’homme qui revient de Californie, et rien de plus.
14Dimanche… [31 décembre]8
15Fin d’année. Messe au [septième] régiment de bersagliers et discours du prêtre officiant. Je ne sais pas qui c’est. Je ne connais pas son nom. Un de mes voisins qui l’écoutait m’a dit qu’il vient des Abruzzes. Orateur à la parole facile, à la voix sonore, et – ce qui est essentiel – un Italien au sens le plus fervent du terme. J’ai aimé, dans son discours, l’allusion à la paix allemande, qui serait « la paix du vainqueur qui pose son pied sur la poitrine du vaincu », tandis que notre paix doit « consacrer la justice et la liberté des peuples » et il a fini sur ces mots : « L’Italie avant tout et par-dessus tout. »
16J’aurais voulu, moi, l’hérétique, lui crier : bravo ; j’aurais voulu aller lui serrer la main. Lorsque la messe a commencé, je me suis éloigné, mais je tiens à mentionner ici le premier discours véritablement et ardemment patriotique que j’aie entendu en seize mois de guerre. Journée grise. Le lieutenant général qui commande notre Division est parmi nous. Il semble certain que nous allons partir nous reposer dans un village au-delà de l’Isonzo9, dans l’Italie qui n’est plus irrédente. Quelques semaines de tranquillité vont tremper nos hommes pour l’action, quand le jour viendra. Mes amis interventionnistes qui se trouvent dans les parages cherchent à me voir. Aujourd’hui, j’ai eu la visite d’E.[nrico] T.[agliabue], de Monza, coiffeur et à présent artilleur.
17C’est un interventionniste enthousiaste, un ami du Popolo. Après cinq mois au front, il a conservé intact, voire a fait croître, son patrimoine idéal d’interventionniste. Ces humbles enfants du peuple, qui ont senti la justesse de notre cause et la sainteté de notre guerre, mériteraient d’être un peu plus « valorisés », en vue de la victoire !
18Durant l’après-midi, un pâle soleil éclaircit l’horizon. [Le départ est fixé pour ce soir. L’ordre est là.] Aujourd’hui s’achève le premier mois de tranchée sur le Carso. Je salue l’année 1916 qui meurt et l’année 1917 qui commence : Vive l’Italie !
19Les Autrichiens se sont-ils aperçus de notre mouvement ? Je ne sais pas. Je ne crois pas. Ce qui est certain, c’est qu’à un moment donné, les artilleries ennemies se sont soudainement réveillées. Un gros projectile a explosé en plein sur un abri, mais, heureusement, il était vide. Les Autrichiens nous ont souhaité une bonne fin d’année.
Notes de bas de page
1 Le Diario di guerra a fait très récemment l’objet de plusieurs republications sous les directions respectives de M. Isnenghi (Il mio diario di guerra 1915-1917, Bologne, Il Mulino, 2016) ; A. Campi (Giornale di guerra 1915-1917, Rubbettino, Soveria Mannelli, 2016) ; M. Franzinelli (Giornale di guerra: Alto Isonzo, Carnai, Carso, 1915-1917, Gorizia, LEG, 2016). Le quotidien Il Giornale a également édité – précédée d’une introduction de Giordano Bruno Guerri – une reproduction de l’édition de 1923 dirigée par Dino Grandi et Arnaldo Mussolini (Il mio diario di guerra 1915-1917, Milan, Il Giornale, 2016). Le Journal de guerre a été traduit plusieurs fois en français, du vivant de Mussolini (traduction d’Eugène Bestaux aux Éditions du Cavalier en 1932, et de Maria Croci pour Flammarion en 1935).
2 Citons notamment : Il mio diario di guerra: 1915-1917, Arnaldo Mussolini et Dino Grandi éd., Milan, Imperiale casa editrice del Partito nazionale fascista, 1923 ; et Il mio diario di guerra: 1915-1917, Rome, Libreria del Littorio, 1931.
3 D’après Il Popolo d’Italia, 25 juillet 1916, p. 3 et 13-14 février 1917, p. 3.
4 Il s’agit du 3 mai de l’année 1916.
5 La ponctuation ainsi que les mots en gras dans cette citation de Mazzini sont repris de la première édition du Journal de guerre, que Mussolini a publiée dans les colonnes de son journal. La version est légèrement différente dans l’Opera Omnia.
6 Il s’agit du 30 décembre de l’année 1916.
7 Les crochets indiquent les passages supprimés par la censure et rétablis dans les éditions ultérieures en volume et dans l’Opera Omnia.
8 Il s’agit du 31 décembre de l’année 1916.
9 Original : « un paese dell’Oltre Isonzo » ; OO : « un paese dell’Isonzo » (« un village de l’Isonzo »).
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