Texte 41
Nécessité morale
p. 367-371
Texte intégral
Mussolini poursuit sa campagne de propagande en faveur de l’intervention, présentée comme une « Nécessité morale », ainsi qu’il l’écrit dans cet article du Popolo d’Italia, le 6 mars 1915. Le 24 mai 1915, au terme de ce que les interventionnistes ont appelé « le mai radieux » (« il maggio radioso »), l’Italie déclare la guerre à l’Autriche-Hongrie.
Nécessité morale1
1Je ne sais si les députés Sonnino2 et Salandra3 et – au-dessus d’eux – le roi Numismatique sont en ce moment torturés par des inquiétudes d’ordre moral. Plusieurs indices semblent indiquer que non. Avec sa phrase creuse et ignoble sur « l’égoïsme sacré », le ministre Salandra a en effet réhabilité la Realpolitik, c’est-à-dire la politique qui prétend négliger, dans l’évaluation d’une situation historique, les éléments « impondérables », c’est-à-dire moraux. Bismarck, qui passe, à tort ou à raison, pour le fondateur de la Realpolitik, en tenait pourtant compte. Tous les grands guides des peuples, tous les législateurs de Moïse à Solon, de Solon à Marc Aurèle, de Marc Aurèle à Calvin, furent aussi des forgeurs d’âmes, c’est-à-dire qu’ils modelèrent et qu’ils donnèrent une empreinte aux esprits. Les actuels dirigeants italiens n’orientent pas leur activité politique vers des objectifs aussi profonds et lointains. Ils croient « faire les Italiens », comme le voulait d’Azeglio, ils croient avoir accompli leur devoir envers les Italiens d’hier et de demain, à partir du moment où ils ont suffisamment garni les frontières et approvisionné en céréales le pays. Il n’y a que des besoins matériels à satisfaire : tout le reste n’est que superfluité de romantiques et d’idéalistes. Pourtant, si les députés Sonnino et Salandra avaient des inquiétudes d’ordre supérieur, c’est-à-dire moral – ôtons à ce mot toute acception antipathique, qu’elle soit puritaine ou quakeriste – ils reconnaîtraient dans la guerre de l’Italie contre les Empires Centraux une suprême nécessité d’ordre avant tout moral.
2Devant cette affirmation, je vois beaucoup de lèvres faire une moue compatissante, et pourtant, je crois que cette nécessité est bien plus fondée et importante que toutes les autres de type économique, politique, territorial, militaire qu’on allègue pour justifier et accélérer l’intervention de l’Italie.
3Nécessité morale, et je m’explique.
4Le régime de la neutralité, comme tous les régimes de résignation et de renoncement, menace de « décomposer » l’organisme de la nation. La neutralité a fait de nous des charognards, des lâches, elle nous a divisés, démoralisés. Elle nous a rendu calculateurs, égoïstes, froids, cyniques. Au cours des derniers mois, toutes les « tares » du caractère italien ont « explosé » à la surface. Un état de nécessité – dû à notre criminelle impréparation sur le plan militaire – est peu à peu devenu un « état de commodité ». Le « doux far niente » de l’hispanisme inapte à la guerre est redevenu la maxime de notre « sagesse » internationale. De deux maux on choisit le moindre : c’est bien là tout le machiavélisme myope de l’Italie terriblement philistine des Pelloux4, des Belmonte, des Grassi5 et autres semblables guignols. La neutralité est pleine de maux, mais la guerre… oh la guerre ! et le discours des va-t-en paix se propage des Universités germanisées aux usines non moins germanisées, du Parlement à la place, exaspérant l’instinct de conservation individuelle jusqu’à ses formes de lâcheté les plus répugnantes. Les symptômes de cet abaissement de notre vie morale comme peuple qui devrait « se faire » – y compris dans les spasmes d’une grande guerre – une individualité propre, remplissent les chroniques de ces mois-ci. Nous passons, face à l’Europe et à l’Histoire, pour de vils usuriers qui exploitent les malheurs d’autrui ; nous nous sommes révélés comme un peuple incapable de se libérer des habitudes du servilisme antique ; il y a en Italie des Italiens plus allemands que les Allemands et non pas parmi la plèbe misérable, mais parmi les hommes de lettres et de pensée ; il y a des Italiens qui sont encore consuls « honoraires » de l’Autriche et de l’Allemagne ; il y a des Italiens qui se livrent à la contrebande d’un côté puis de l’autre, presque comme s’ils voulaient, par cette parité de traitement entre les belligérants, faire taire tout remords de la conscience ; il y a des Italiens, autant des députés que des ex-ministres, que des sénateurs, qui placent les intérêts de leur faction au-dessus de ceux de la Patrie et qui par haine de la république « laïque » de France ouvriraient grand les portes de l’Italie aux Austro-Allemands ; il y a des Italiens qui raillent les héroïsmes des garibaldiens ; qui ne prennent pas au « tragique » la destruction de la Belgique ; qui adorent le casque à pointe, comme ça, par un snobisme qui avant même d’être stupide est sinistre…
5De temps en temps les bubons de cette sale neutralité mûrissent et suppurent : c’est le processus des journalistes qui « se goinfrent » en Allemagne ; c’est le Parlement – ce grand collecteur de 508 égouts – qui ne veut pas se compromettre en commémorant les garibaldiens et qui – au contraire – éclate d’un rire gras juste parce que Colaianni6 se trompe de nom pour un ministre… ; c’est le Gouvernement qui continue sa politique à double fond destinée à épuiser les énergies restantes de la nation par une attente indéfinie… Et derrière tout ça on trouve les « affaires » plus ou moins propres, plus ou moins louches, plus ou moins… patriotiques. Ainsi, l’âme de la nation est devenue sourde, opaque, insensible. Depuis le jour où le défunt de San Giuliano7 se mit à faire le « bonimenteur » des beautés naturelles et artificielles d’Italie et à inviter les « étrangers » à en profiter ; jusqu’à celui où Giolitti se déclarait en faveur du « beaucoup »8, le processus de dépression de l’état d’esprit public, que j’analyse ici, a fait des pas de géants ; la neutralité résignée est devenue le credo et l’évangile du patriotisme traditionnel, s’opposant ainsi au patriotisme qui est le nôtre et qui révèle, trop souvent, ses nobles origines subversives. Encore quelques semaines de neutralité et la plaie sera devenue gangrène et l’immobilité sera devenue paralysie et l’Italie aura trouvé dans sa pusillanimité aboulique, le sigillum de son caractère. Nous redeviendrons « petit peuple », après avoir usurpé pendant cinquante ans à peine le nom de « peuple » et nous attendrons que descendent d’outre-monts les anciens et les nouveaux maîtres envahisseurs.
6À présent, les dirigeants sages ne se soucient pas seulement de la santé physique de leurs peuples, mais aussi de leur santé « morale », car on ne vit pas que de pain. Des dirigeants clairvoyants réalisent que cette neutralité est synonyme de « décadence », que la neutralité est propre aux « décadents », qu’une Grande Puissance ne peut rester « neutre » quand la conflagration est collective sans induire son auto-élimination de la scène mondiale. Des dirigeants capables de fixer leur regard au-delà du présent, dans un futur immédiat et moins immédiat, sentent ou devraient sentir que seule la guerre cautérise rapidement et radicalement les « maux » de nature morale comme ceux qui torturent l’Italie. Des dirigeants à la hauteur de l’heure historique n’hésiteraient pas un jour de plus à lancer cet ultimatum qui doit être le début de notre résurrection.
7Dirigeants d’Italie, vous le savez : la guerre est une forge ardente ; les peuples qui y furent « trempés » – comme le peuple français – résistent encore, et se renouvellent ; les peuples qui ne savent pas oser et agir quand l’heure a sonné meurent dans l’ignominie et la servitude.
8Si la neutralité continue encore, l’Italie de demain sera la nation abjecte et maudite ; une nation condamnée, sans autonomie et sans avenir ; les conteurs d’histoires, les marieurs, les loueurs de chambres, les cireurs de chaussures, les musiciens ambulants continueront à représenter l’italianité aux yeux du monde, et le monde des vivants nous offrira encore un peu de compassion et beaucoup de mépris, à nous qui avons été vaincus sans même avoir combattu… à nous qui sommes morts avant même d’être nés…
9MUSSOLINI
Notes de bas de page
1 D’après Il Popolo d’Italia, 6 mars 1915, p. 1.
2 Le député de droite Sidney Sonnino (1847-1922) était ministre des Affaires étrangères depuis octobre 1914.
3 Voir le texte 39, « Le devoir de l’Italie », note 9.
4 Le général et homme politique Luigi Girolamo Pelloux (1839-1924) s’était rendu célèbre par sa répression sanglante des émeutes de 1898.
5 Giuseppe Grassi (1883-1950), proche de Giolitti, et Cesare Bruno di Belmonte (1880-1965), furent respectivement députés de 1913 à 1923 et de 1913 à 1919.
6 D’inspiration républicaine et socialiste, l’homme politique Napoleone Colajanni (1847-1921) fut favorable à l’intervention de l’Italie dans le conflit.
7 Antonino Paternò Castello (1852-1914), marquis de San Giuliano, fut ministre des Affaires étrangères du 31 mars 1910 jusqu’à sa mort en octobre 1914.
8 Mussolini fait ici référence à un célèbre mot de Giolitti de janvier 1915, selon lequel l’Italie aurait pu tirer profit du conflit européen, en obtenant « parecchio » (« beaucoup ») sans entrer en guerre.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Libertés et libéralismes
Formation et circulation des concepts
Jean-Pierre Potier, Jean-Louis Fournel et Jacques Guilhaumou
2012
Pétrole et corruption
Le dossier Mi.Fo.Biali dans les relations italo-libyennes (1969-1979)
Marion Morellato
2014
Montchrestien et Cantillon
Le commerce et l'émergence d'une pensée économique
Alain Guery (dir.)
2011
Faire participer les habitants ?
Citoyenneté et pouvoir d'agir dans les quartiers populaires
Marion Carrel
2013
Entre conflit et concertation
Gérer les déchets en France, en Italie et au Mexique
Luigi Bobbio, Patrice Melé et Vicente Ugalde (dir.)
2016
La politique au quotidien
L’agenda et l’emploi du temps d’une femme politique
Laurent Godmer et Guillaume Marrel
2016
La République et ses autres
Politiques de l’altérité dans la France des années 2000
Sarah Mazouz
2017
Le territoire de l’expulsion
La rétention administrative des étrangers et l’État de droit en France
Nicolas Fischer
2017
Le savant, le langage et le pouvoir
Lecture du Livre du plaisir partagé en amitié (Kitāb al-imtāʿ wa-l-muʾānasa) d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī
Pierre-Louis Reymond
2018
Gouverner la vie privée
L’encadrement inégalitaire des séparations conjugales en France et au Québec
Émilie Biland
2019