Texte 35
Ma vie du 27 juillet 1883 au 23 novembre 1911
p. 309-318
Texte intégral
À la fin de 1911, Mussolini est condamné pour avoir mené des agitations contre la guerre de Libye, et c’est en prison qu’il décide de rédiger son autobiographie. Il n’est encore connu qu’au niveau local, dans sa région d’origine, la province de Forlì, où il obtient la direction de la section socialiste.
1Le manuscrit est par la suite transmis à son ami Arturo Rossato et à Margherita Sarfatti, sa conseillère et maîtresse dans les années 1920, qui s’en servent pour rédiger leurs propres biographies du « duce »1. Après la Seconde Guerre mondiale, il parvient aux éditions Faro de Rome qui en proposent une publication en 19472.
Pour mieux saisir la place que Mussolini accorde – ou refuse – à la religion et à la littérature dans le récit de sa formation, nous avons sélectionné et traduit les passages où il raconte son enfance et son adolescence, en particulier les années passées à l’école laïque Giosué Carducci de Forlimpopoli et au terme desquelles il obtient, en 1901, son diplôme d’instituteur.
Ma vie du 27 juillet 1883 au 23 novembre 1911
Introduction
2L’idée de raconter ma vie, c’est-à-dire les événements tristes et heureux dont est tissée la vie des hommes, m’est venue soudainement dans la nuit du 2 au 3 décembre, dans la cellule numéro trente-neuf de la prison de Forlì, alors que je cherchais en vain le sommeil. L’idée m’a plu, et j’entends la traduire en acte. J’ai vingt-huit ans. Je suis arrivé, me semble-t-il, à ce moment que Dante appelle le « milieu du chemin de notre vie ». Vivrai-je encore autant d’années ? J’en doute. Mon passé aventureux n’est pas connu. Mais moi, je n’écris pas pour les curieux : j’écris plutôt pour revivre ma vie. À partir d’aujourd’hui, jour après jour, je serai de nouveau ce que je fus durant mes meilleures années. Je repasserai par la route déjà parcourue, je m’attarderai aux étapes les plus mémorables, je me désaltérerai aux sources que je croyais asséchées, je me reposerai à l’ombre d’arbres que je pensais abattus. Je me dévoile. Ecce homo. Je recompose la toile de ma destinée.
3Commencé le 4 décembre 1911, repris le 24 février 1912.
I.
4Je suis né le 29 juillet 1883 à Varano dei Costa, une vieille maison de campagne perchée sur une petite colline, dans le village de Dovia, lieu-dit de la commune de Predappio. Je suis né un dimanche, à deux heures de l’après-midi, lors de la fête du saint patron de la paroisse des Caminate, du nom de cette vieille tour croulante qui, depuis l’ultime contrefort des Apennins, descendant jusqu’aux ondulations du Ravaldino, domine, haute et solennelle, toute la plaine de Forlì.
5Le soleil était entré depuis huit jours dans la constellation du Lion. Mes parents s’appelaient Alessandro Mussolini et Maltoni Rosa. Mon père était né en 1856 dans la maison appelée Collina, dans la paroisse de Montemaggiore, commune de Predappio, de Luigi, petit propriétaire terrien qui par la suite finit sa vie dans la misère. J’ignore le nom de ma grand-mère. Mon père était le deuxième de quatre enfants. Le premier, Alcide, vit toujours à Predappio. Les deux filles, quant à elles, sont paysannes : l’une dans sa commune natale, l’autre dans la région de Salerne. La première s’appelle Francesca, la seconde Albina. Mon père passa les premières années de son enfance dans la maison paternelle. Il n’alla pas à l’école. Dès qu’il eut dix ans, il fut envoyé dans le village voisin de Dovadola pour y apprendre le métier de forgeron. De Dovadola, il partit à Meldola, où il eut l’occasion de connaître, entre 1875 et 1880, les idées des internationalistes. Puis, une fois qu’il maîtrisa le métier, il ouvrit boutique à Dovia. Ce village, que l’on appelait alors et que l’on appelle encore « Piscaza »3, ne jouissait pas d’une bonne réputation. On y trouvait des bagarreurs. Mon père commença à y travailler et à diffuser les idées de l’Internationale. Il fonda un groupe nombreux, qui fut ensuite dissout et dispersé lors d’une opération de police. Il avait vingt-six ans lorsqu’il rencontra ma mère.
6Elle était née à San Martino in Strada, à trois kilomètres de Forlì, en 1859, de Maltoni…, vétérinaire-empirique, et de Ghetti Marianna, originaire de la plaine du Pô autour de Ravenne. Mon grand-père avait eu d’une première épouse trois enfants, à savoir Luisa, qui a vécu et est morte à San Martino à un âge déjà avancé ; Caterina, qui a vécu et est morte à San Pietro in Vincoli, où elle a laissé de nombreux enfants ; et Angiolina, qui vit toujours à Forlì. Ma mère put fréquenter les écoles de Forlì, passa le baccalauréat, reçut le diplôme d’institutrice du premier degré. Elle exerça d’abord à Bocconi, lieu-dit de la commune de Portico, sur la route qui conduit de Rocca San Casciano au Muraglione. Elle y resta, je crois, deux ans. Un grand nombre de ses élèves, qui sont aujourd’hui des hommes mûrs, se souviennent encore d’elle.
7Elle partit de Bocconi pour Dovia. C’est là qu’elle connut mon père, vers 1880. Ils s’aimèrent, et se marièrent en 1882. Je vins au monde un an plus tard. Peu de temps après, l’école fut transférée à Varano. Ce vaste édifice, austère et mélancolique, domine le carrefour où, de la route provinciale du Rabbi, se détachent la route communale qui mène à Predappio, le ruisseau homonyme et le Rabbi. Ces deux cours d’eau sont d’une grande importance dans l’histoire de mon adolescence. Varano est entourée de coteaux autrefois boisés, qui aujourd’hui ne le sont plus ou sont consacrés à la culture de vignes. Dans l’ensemble, le paysage est triste.
8Je fouille péniblement dans ma mémoire la plus lointaine pour reconstituer les premières années de mon enfance. Je me rappelle avoir souffert, à l’âge de quatre ou cinq ans, d’une toux quinteuse, qui m’arracha la poitrine pendant quelques semaines. Je faisais des crises terribles, durant lesquelles on m’emmenait dehors, dans un petit jardin potager qui n’existe plus. Au même âge, je commençai à lire l’abécédaire. Je sus bientôt lire correctement. L’image de mon grand-père se dissout dans le lointain.
9Ma vie en société commença à six ans. De six à neuf ans, j’allai à l’école ; d’abord dans la classe de ma mère, puis dans celle de Silvio Marani, un autre instituteur de Predappio, aujourd’hui directeur pédagogique à Corticella, dans la province de Bologne. Ma mère et ma grand-mère m’idolâtraient. J’étais un garnement agité et batailleur. Je rentrais souvent à la maison la tête ouverte par un lancer de pierre. Mais je savais me venger. J’étais un petit voleur de campagne très audacieux. Les jours de vacances, je m’armais d’une petite pelle et, accompagné de mon frère Arnaldo, je passais mon temps à bricoler dans la rivière. Un jour, je volai des oiseaux appelants dans une tenderie. Poursuivi par leur propriétaire, je parcourus dans une course effrénée tout le sommet d’une colline, je traversai la rivière à gué, mais je n’abandonnai pas mon butin. J’étais un joueur passionné. Je fréquentais aussi la forge de mon père, qui me faisait pomper le soufflet. Je nourrissais un amour tout particulier pour les oiseaux, et notamment pour la chouette. J’entraînai nombre de mes camarades à mal se comporter. J’étais le chef d’une petite bande de garnements qui sévissait le long des routes et des cours d’eau, et à travers champs. Je suivais les pratiques religieuses avec ma mère, qui était pieuse, et ma grand-mère. Mais je ne pouvais rester longtemps dans une église, surtout au moment des grandes cérémonies. La lumière rouge des cierges allumés, l’odeur pénétrante de l’encens, les couleurs des parements d’autel, les litanies traînantes des fidèles et le son de l’orgue me troublaient profondément. Un jour, je tombai à terre, sans connaissance. J’avais neuf ans lorsque ma mère songea à me placer dans un collège. On choisit celui des Salésiens de Faenza. Là, mes souvenirs sont limpides ; là, j’entrerai dans les détails.
10[…]
X.
11L’année suivante (1899-1900), je changeai de pensionnat. J’allai vivre chez un courtier, un certain Benedetto Celli, un homme violent, mais bon. Il avait un homicide sur la conscience. À présent, il est mort. Son fils, Massimiliano Celli, est instituteur à Rimini ; sa fille, Amalia, est institutrice, mais je ne sais pas où elle se trouve. Quand je l’ai connue, c’était une jeune fille aux courbes généreuses et aux cheveux tirant sur le roux. Elle faisait des études pour devenir institutrice à l’école normale de Ravenne. Je fis quelques rédactions pour elle.
12Je me retrouvai dans le faubourg des commérages : le faubourg de San Nicolò. Il y avait en face de ma pension de nombreuses jeunes filles. Avec l’une d’elles, une certaine Caterina… j’eus une amourette. Nous échangeâmes des billets doux, des roses et même des baisers. Au début de l’année scolaire, je séchai un cours de dessin et je fus exclu pendant huit jours. J’en profitai pour faire de charmantes promenades le long des pentes de Bertinoro et pour ridiculiser dans une farce poétique certains de mes professeurs et quelques-uns de mes camarades.
13Un certain Eugenio Nanni, de Loiano, était avec moi en pension chez Celli. Il était en dernière année d’école normale. Il boitait. L’incompatibilité entre nos deux caractères se révélait à tout moment. Lorsque nous entamions une discussion, nous finissions toujours par passer des mots aux poings. Il était l’esprit de contradiction incarné. D’une intelligence fort médiocre, il courtisait les femmes et vantait de grandes conquêtes. Il subit un procès à Bertinoro, lors duquel il fit bien piètre figure.
14C’est lui qui m’initia aux maisons closes. Un dimanche, nous nous rendîmes à Forlì, dans une maison dont je préfère taire le nom. En entrant, je sentis le sang affluer à mon visage. Je ne savais que dire, que faire. Mais l’une des prostituées me prit sur ses genoux et commença à m’exciter par des baisers et des caresses. C’était une femme d’un certain âge, dont le lard dépassait de tous les côtés. Je lui sacrifiai ma virginité sexuelle. Cela ne me coûta que cinquante centimes. Je sortis de cette maison la tête basse, et chancelant comme un ivrogne. J’avais l’impression d’avoir commis un crime.
15La révélation soudaine de la jouissance sexuelle me troubla. La femme nue entra dans ma vie, dans mes rêves, dans mes convoitises. Je déshabillais, du regard, les jeunes filles que je rencontrais, je les désirais violemment en pensée. Je fréquentais, pendant le Carnaval, les bals publics, et je dansais. La musique, le rythme des mouvements, le contact avec les filles aux cheveux parfumés, et dont la peau sécrétait une sueur à l’odeur âcre, réveillaient en moi les appétits de la chair, que je soulageais le dimanche dans les maisons closes de Forlì. Je jouais à des jeux d’argent avec mes camarades.
16Cette année-là, je commençai moi aussi à écrire des vers. Parfois, je faisais sous forme poétique les rédactions que nous donnait le professeur d’italien. Mais qui de nous ne jouait pas au poète ? J’écrivis un nombre infini de poèmes, sur tous les sujets. Les lieux communs y étaient légion. Quelques années plus tard, je retrouvai les carnets contenant les notes sur mes fornications de jeunesse avec les habitantes du Parnasse, et je les condamnai au bûcher. Je n’en sauvai qu’un sonnet, consacré à Baboeuf [sic], que je publiai par la suite dans le numéro du 1er mai 1903 de L’Avvenire del lavoratore (Suisse). Un sonnet scolaire, moins mauvais que les autres et que je transcris ici, non dans l’espoir d’acquérir par lui la considération de ceux qui me liront, mais pour sa valeur documentaire.
Thermidor triomphant regarde s’écrouler
l’armée maudite des rebelles. – Au loin
de ses yeux torves le prêtre lorgne la hache
sanglante plonger dans les artères du peuple.
Sourdement s’avance la fureur vengeresse
dans les exils et dans les dangers fomentée.
Hélas, les heures épiques et les beaux jours
de la « canonnade » se sont tôt envolés !
Baboeuf pourtant sourit. – Et au fond de ses yeux
destinés à mourir, la foudroyante Idée
est passée, la vision des siècles à venir.
Et la suprême pensée qui l’aiguillonna
quand désormais vaincu, vengeur il réclamait
à lui la légion infernale des Ardennes4.
17L’année scolaire passa rapidement. Il y eut cependant, à la fin, un événement d’une certaine gravité. Il paraît que Nanni couchait avec la femme d’un courtier. Ce dernier avait trouvé un billet adressé à sa femme par Nanni, dans lequel il lui demandait un rendez-vous. Le mari décida de se venger. Un soir vers la fin du mois de juin, Nanni et moi étions tranquillement assis dehors, devant la porte, quand un homme s’approcha de nous et, sans dire un mot, assena un terrible coup de bâton à Nanni. D’autres coups suivirent le premier. Je tentai de défendre le malheureux, et je réussis à le pousser à l’intérieur par la porte d’entrée. L’autre, pendant ce temps, s’éloignait en proférant de plus graves menaces. Nous portâmes Nanni jusque dans sa chambre. Il n’était pas grièvement blessé, mais sous le coup de la peur, il était plus mort que vif.
18Les examens de fin d’année approchaient, et notre Ganymède n’osait pas sortir de la maison. Fallait-il qu’il perde ainsi une année ? Je l’encourageai à affronter la situation et à se rendre à l’école. Je lui proposai de l’accompagner. Il accepta. Mon ami était boiteux, mais la peur de faire une mauvaise rencontre sur la route lui donnait la rapidité de Mercure. Il se présenta aux examens, mais échoua dans toutes les matières. La peur lui avait mis le cerveau sens dessus dessous.
19Il va sans dire que l’événement provoqua une grande émotion dans la ville, et dans le milieu étudiant. Avant la fin de l’année, je reçus une autre bonne nouvelle. Notre parente de Mezzano était morte, et ma mère avait hérité de plusieurs milliers de lires. Je n’ai jamais su la somme exacte. Elle devait dépasser les dix mille lires. Un beau pactole, mais mon père ne sut pas en faire bon usage.
20Il commença par les disperser en louant quelques domaines à Tontola et à Voltre. Ce furent de maigres affaires. Il y avait en outre de nombreuses vieilles dettes qu’il fallait régler. Deux ans plus tard, l’argent restant fut investi dans le domaine de Vallona, au nom de ma mère, qui nous appartient désormais. C’est un domaine estimé par le Monte dei Paschi à huit mille lires.
21C’est là toute notre fortune immobilière, et c’est tout ce qui nous est resté de l’héritage que nous avons reçu de la vieille tante éloignée de la région de Ravenne. Mon père, précisons-le, était un homme bon, très intelligent, autodidacte, mais il n’avait absolument pas le génie des affaires. Il était trop optimiste, et accordait sa confiance à de nombreuses personnes qui ne la méritaient pas.
XI.
22Je passai la dernière année de l’école normale (1900-1901) en internat, où je fus réadmis et où j’obtins une allocation de trois cents lires. Les premiers mois passèrent rapidement. Fin janvier 1901, le télégraphe annonça la mort de G. Verdi. Nous interrompîmes une représentation théâtrale, et c’est moi que l’on chargea de prononcer un discours commémoratif avant la représentation du lendemain soir. J’acceptai. Je recueillis dans les journaux autant de matériel que possible, je le réélaborai et j’affrontai le devant de la scène. Je fus écouté et applaudi. Les professeurs me firent leurs compliments. Ce furent là mes débuts comme orateur.
23Durant les mois qui suivirent, rien d’intéressant. La vie scolaire poursuivait son rythme monotone. Au mois de juin, alors que je bûchais dur pour les examens de fin d’année, je tombai sur un livre de l’avocat F. Bonavita, intitulé I bozzetti dell’esule (Esquisses de l’exilé)5. J’en fis une critique féroce, et envoyai l’article à l’Avanti!. Étant inconnu, je craignais qu’ils ne le mettent à la corbeille, et j’en aurais été désolé. Je vis au contraire paraître dans la Piccola posta cette incise, qui me remplit de joie et d’orgueil : « Votre critique nous convient. Nous la publierons dès qu’il y en aura la place dans la rubrique livres et revues. »
24J’attendais jour après jour mon article, qui ne vint jamais. Bonavita, de passage à Rome, empêcha la publication de mon article, arguant des raisons d’opportunité. Puis il m’écrivit, pour déclarer que mon autodafé le laissait indifférent, étant donné qu’il pouvait se vanter d’avoir reçu les compliments de G. [sic] De Amicis. Je répondis. Si j’avais insisté, la rédaction aurait publié mon article, mais j’y renonçai. Ce furent là les débuts assez heureux de ma carrière de journaliste, dans le rôle du critique littéraire. Par la suite, je connus personnellement l’auteur que j’avais attaqué aussi violemment, et je me liai d’amitié avec lui6.
25Avant les examens de fin d’année, je fus de nouveau expulsé de l’internat, pour avoir été absent une nuit entière. Je n’y prêtai aucune attention. Je me présentai aux examens formidablement aguerri, et j’obtins, avec Alberto Calderara, la licence d’honneur. Puis vint le jour des adieux. L’intimité fraternelle des études prit fin. Chacun de nous affrontait son destin, et du terrain étriqué de l’école, passait dans celui, plus vaste et plus dangereux, de la vie.
26Je rentrai à Varano. Dorénavant, je possédais moi aussi le document, le bout de papier qui habilite à quelque chose, le diplôme grâce auquel on peut conquérir son pain. J’avais dix-huit ans. J’avais abandonné depuis longtemps les pratiques religieuses, et je me disais socialiste. Il s’agissait à présent de se frayer un chemin. Avant de poursuivre, je ressens le besoin de m’arrêter pour réévoquer les figures de mes camarades et de mes professeurs.
27Valfredo Carducci, frère du grand poète, nous enseignait l’italien. Ce n’était pas une lumière. Son enseignement restait limité au programme avec, par conséquent, une partie infime consacrée à l’étude critique de l’histoire de la littérature italienne ; le commentaire des poètes s’en tenait strictement à la lettre ; les rédactions tournaient autour d’une dizaine de préceptes, maximes et aphorismes concernant la patrie, la famille, la vertu, le devoir, et autres vénérables lieux communs du même genre. Parfois, je faisais une rédaction contre la rédaction, ou bien je ne la faisais pas du tout. Certaines rédactions me donnaient une sensation d’étouffement. Comme professeur, il était gentil, indulgent et il nous aimait beaucoup. Moi aussi, je le respectais et je l’aimais.
28Carlo Giovanni Mohr, lombard, était notre professeur de pédagogie et de morale. En réalité, son enseignement était un chaos, un capharnaüm de toutes les notions et cultures les plus disparates. Il mélangeait ensemble histoire, géographie, pédagogie, philosophie, musique, poésie. C’était une vraie encyclopédie. Il enseignait l’histoire dans les écoles techniques, la pédagogie dans les écoles normales, il écrivait des vers et les mettait en musique. Il n’avait pas de méthode. Ses livres de pédagogie étaient un mélange de positivisme, d’idéalisme et d’empirisme. Il avait de grandes idées novatrices. Il nous donnait parfois à faire des rédactions invraisemblables. Il affichait ses idées démocratiques et pseudo-socialistes jusque dans ses cravates vermillon. Il avait donné le jour à plusieurs ouvrages. Parmi eux, je me rappelle un livre intitulé La donna (La femme)7, un de ces livres typiques bourrés de vers de tous les poètes, de toutes les époques. Un livre qui n’a jamais été pris au sérieux. Peut-être à cause du contenu, assurément à cause de la forme. Le professeur Mohr me préférait à tous les autres, et faisait preuve d’une grande indulgence à mon égard. Après 1903, il quitta l’école de Forlimpopoli. J’ignore où il se trouve exactement.
29L’histoire et la géographie nous étaient enseignées par le professeur Antonio Dalle Vacche. Un homme extrêmement médiocre que celui-là, et d’une pédanterie aux limites de l’abrutissement. Ses leçons étaient de vraies tortures. Il nous obligeait à des efforts mnémoniques exaspérants. Il exigeait une exactitude absolue concernant les dates de l’histoire, les chiffres de la géographie. Nous devions apprendre mot pour mot et répéter comme des perroquets apprivoisés. Il ne savait pas parler. Parfois, il lui poussait des ailes oratoires, mais ses bourdes à répétition le plombaient en plein vol. Moi, je m’amusais à les noter. J’avais rempli tout le verso de la carte d’Afrique. Il s’en était aperçu, mais je n’en loupais pas une seule. Je me souviens encore de certains lapsus grotesques et stupides, bien qu’onze années aient passé depuis. « Fouir » au lieu de fuir, « récapitula » au lieu de capitula, « polonois » au lieu de polonais, « obligeation » au lieu d’obligation, etc8. Chaque leçon était un florilège de blagues de ce type, qui servaient continuellement de prétexte à notre hilarité sans scrupule. Ce professeur m’aurait bien volontiers refusé à l’examen, mais je le devançai en apprenant tout par cœur, même la table des matières.
30Le professeur Tobia Cinsarelli nous instruisait dans les mathématiques et les sciences naturelles. Le prénom Tobia lui va comme un gant. Il est d’un tempérament lymphatique.
31Quant à Angelo Ferai, professeur de dessin, Godoli Pietro, professeur de gymnastique, Pedrelli, énergumène indescriptible, professeur de chant, et Terzo Pezzi, qui enseignait l’agronomie, ce n’est pas la peine d’en parler.
32Voici à présent les silhouettes9 de mes camarades. Garfield Morselli de Mirandola, grand, gros et abruti. Je n’ai plus eu de nouvelles de lui. Alberto Calderara de Bologne, studieux, bûcheur. Nous avons encore des liens d’amitié. Il enseigne à Bologne. Cicognani Oberdan de Forlì, mort de phtisie. Sante Bedeschi de Massalombarda, intelligent, esprit blagueur. Mario Alberici, l’étudiant « exact ». Il a fait carrière. Il enseigne à Venise. Genserico Baroncelli, preuve vivante et irréfutable que l’homme descend du singe. Giuseppe Cocchi, arbiter elegantiarum10. Intelligence mesquine. Il enseigne à Bologne. Je n’ai plus eu de contacts avec lui. Garavini Giovanni de Pesaro, maniaque et débile. Aujourd’hui directeur pédagogique à Santa Sofia. À l’époque, fou amoureux. Caractère renfermé. Intelligence moins que médiocre. Celli Dario, Riguzzi Secondo, Righi Natale, Bartolozzi Flavio, tous de Forlimpopoli. Les plus débiles de la classe. Durant les années qui suivirent, je revis certains de mes camarades de classe. Aucun n’avait osé s’aventurer sur les routes du monde comme l’a fait celui qui écrit ces lignes.
Notes de bas de page
1 Il s’agit d’A. Rossato, Mussolini. Colloquio intimo, Milan, Modernissima, 1919 ; et M. Sarfatti, Dux, Milan, Mondadori, 1930.
2 Voir OO, vol. 33, p. x.
3 « Piscaza » est l’équivalent en dialecte romagnol de l’italien « Pescaia », indiquant un endroit où l’on pratique la pêche.
4 Voir le poème « Baboeuf » (texte 1).
5 F. Bonavita, I bozzetti dell’esule, Forlì, G. Medri & C., 1900.
6 Bonavita est l’auteur, dans les années 1920, de textes biographiques sur Mussolini et sa famille, ainsi qu’un collaborateur régulier de son journal, Il Popolo d’Italia. Voir F. Bonavita, Mussolini svelato: origini, sviluppo e finalità del pensiero mussoliniano, Milan, Sonzogno, 1924 ; et Il padre del duce, Rome, Pinciana, 1933.
7 C. Giovanni Mor (et non pas Mohr, comme indiqué par Mussolini), La donna, ossia L’educazione di essa alla stregua dei caratteri femminili desunti dalle scienze storiche e naturali, Pérouse, Tipografia umbra, 1893.
8 Dans le texte italien, les bourdes du professeur Dalle Vacche sont les suivantes : « “Fughire” invece di fuggire, “capitombolò” invece di capitolò, “polonici” invece di polacchi, “obbligarietà” invece di obbligatorietà, ecc. ».
9 En français dans le texte.
10 « Arbitre des élégances » : en latin sans traduction dans le texte.
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