Texte 25
Nocturne en « Roi » mineur
p. 207-210
Texte intégral
Le 18 août 1909, Mussolini publie dans Il Popolo un texte de fiction inspiré du monument représentant le sculpteur Alessandro Vittoria (Trente, 1525-Venise, 1608), érigé sur la place homonyme de Trente. Cette statue avait été inaugurée le 31 mai 1909 en présence d’une délégation vénitienne. L’initiative venait de Vittorio Zippel, conseiller communal puis assesseur à Trente pour le parti libéral-national, membre de la société Pro Patria et du comité central de la Lega nazionale1. Le texte de Mussolini mentionne également la statue de Dante, en face de la gare, qui l’avait profondément marqué à son arrivée dans la ville, comme il le note dans son autobiographie : « en sortant de la gare le colossal monument à Dante me fit une impression indicible »2.
Nocturne en « Roi » mineur3
1Cette nuit, aux alentours de deux heures – vous savez que je suis un incorrigible noctambule – je traversais la place de la Poste, quand Morphée m’a soudainement agressé. Je ne portais pas d’armes sur moi. J’ai cédé à l’étreinte du dieu du sommeil et, sans opposer de résistance, je me suis jeté sur les marches du monument à Alessandro Vittoria.
2La nuit était si claire, si virgilienne, qu’avant de fermer les yeux j’ai dû murmurer les vers du deuxième chant de l’Énéide : « Et iam nox humida caelo, praecipitat suadentque cadentia sidera somnos4 ». – Je me suis endormi.
3Au bout de quelques minutes, la caresse froide d’une main qui passait, légère, sur mon front, m’a réveillé. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un garde et j’ai esquissé une grimace de protestation. Puis, en me retournant, je n’ai pu retenir un cri de stupeur.
4L’homme qui était penché sur moi était Alessandro Vittoria. Avant même que je ne puisse demander une explication, le grand sculpteur m’a dit :
5— Excuse-moi si j’ai interrompu ton sommeil. Mais… un livre d’art a glissé de ta poche… tu ne dois pas être un profane… Voilà bien longtemps que je désirais certaines informations… Mais ceux qui viennent toutes les nuits ici pour s’étendre au pied de ma statue ne sont assurément pas en mesure de me les fournir. Écoute…
6Je restais interdit. L’artiste a anticipé ma question et m’a dit :
7— Ne te laisse pas surprendre par mes paroles, par mon être… Je suis encore vivant… Ce que tu vois là-haut, sur le piédestal, n’est que mon enveloppe mortelle… De moi, quelque chose est resté… l’âme.
8Je me suis levé, n’en croyant pas mes yeux. Peut-être étais-je victime d’une macabre hallucination ?
9— Viens – m’a dit l’artiste – je veux faire un tour dans ma vieille ville de Trente… Les trente-trois tours d’autrefois ont-elles été démolies ?
10— Quelques-unes…
11Le pas de mon compagnon était léger comme celui d’un fantôme. Moi, je gardais les yeux à terre. En passant près des Postes5, Vittoria a déclaré :
12— Cet édifice ne m’a pas l’air italien.
13— Non… il est impérial-royal…
14Nous avons remonté la rue de la Place d’Armes. Au fond, les cimes oscillantes des peupliers se balançaient dans la diffuse clarté des étoiles. En face, la masse noire des jardins percée par les pâles lumières des fanaux. Et devant, l’imposante silhouette du Château et la haute tour où brillait une fenêtre, comme un œil de feu dans les ténèbres. Vittoria s’est arrêté….
15— Quand, dans la gloire du dernier matin de mai, on a découvert mon monument, personne ne m’a dit en quelle terre il s’élevait…
16— Mais – ai-je timidement interrompu – les voix qui te célébraient parlaient la langue de Dante… donc…
17— C’est vrai… mais en ces trois mois de gloire monumentale, quelques doutes m’ont assailli… Parfois mes oreilles ont été blessées par les sons d’une langue, que l’on ne parlait pas en Italie, du moins de mon temps… explique-moi.
18— Je t’en prie, ne me pose pas ces questions… Observe…
19Nous étions arrivés rue Ste Marie Madeleine, à proximité de la maison du Procureur d’État6.
20— Il y a un garde… Mes mots pourraient nous compromettre… Quant à moi, j’ai déjà pris l’habitude de la prison ; mais je regretterais qu’ils arrêtent un mort…
21Après le cours Carducci, nous nous sommes introduits dans la première des petites rues de la vieille ville de Trente. Partout un profond silence… quelque chat glissait le long du canal… Vittoria m’a vigoureusement saisi le bras, en s’exclamant :
22— Je retrouve ma ville… oui, ce sont encore ces maisons où logeaient les Juifs et la plèbe enragée, qui s’acharnait à les brûler… Cette odeur pénétrante d’ordure me rappelle Venise… Ah ! voilà des fenêtres renaissance… vois comme les persiennes gâtent la pureté du chapiteau…
23J’écoutais et me taisais en signe d’assentiment.
24Nous sommes revenus sur nos pas et nous avons rejoint le Château par la rue Longue et la rue St Marc. Près de la porte, il y avait un groupe de soldats ivres.
25— Qui sont-ils… Les gardes du cardinal ?
26— Non, Emanuele Madruzzo a été le dernier de sa souche [stirpe]… Il n’y a plus de princes… Je voudrais te donner quelques indications historiques, mais je le ferai tout à l’heure… Nous sommes près d’une maison dangereuse… regarde – et j’ai montré du doigt – dans cette indécente baraque se trouvent les gardiens de l’ordre, les représentants de l’autorité.
27Vittoria a courbé la tête en signe de tristesse profonde et n’a plus parlé. Je l’ai accompagné à travers toutes les rues de la ville. Arrivé place de la Gare, le vieux et divin sculpteur s’est arrêté pour admirer l’endroit.
28— Quelle métamorphose… En mon temps il n’y avait pas ces jardins…
29— Les siècles effacent et renouvellent… Viens ! – l’ai-je invoqué en tirant le sculpteur par sa large manche – Regarde !
30Dante, immense dans la pénombre crépusculaire des petites lumières, paraissait toucher les étoiles. Un ineffable frisson m’a traversé le sang. Vittoria s’est agenouillé, et moi avec lui. Un seul mot est sorti de sa bouche :
31— Père !
32Nous nous sommes relevés.
33— Maintenant je suis heureux – m’a dit Vittoria. – Dante nous protège… et tant que son bras sera tendu vers le nord, je ne me sentirai pas en terre étrangère… Allons… C’est l’aube, et je dois reprendre ma place.
34— Vittoria, permets que je te remercie.
35Le sculpteur a accepté mon étreinte de révérence filiale et il a disparu sous le bronze de sa statue.
36Je suis resté pensif un moment. Le premier son, ténu, de l’Ave Maria est arrivé à mon oreille, comme une prière élevée par mille voix lointaines. J’ai regardé en haut – le bras de Vittoria, qui exprime le geste de l’artiste arrivé à son accomplissement et à la tragédie de son monde intérieur et créatif – j’ai regardé – plus haut encore – les dernières étoiles qui vibraient, blanches, en se couchant.
37BENITO MUSSOLINI
Notes de bas de page
1 Voir A. Gorfer, Trento, città del Concilio, Lavis, Arca edizioni, 2003 ; et le site de la Società di studi trentini di scienze storiche.
2 Voir « La mia vita dal 29 luglio 1883 al 23 novembre 1911 », OO, vol. 33, p. 265.
3 D’après Il Popolo, 18 août 1909, p. 1-2.
4 « L’humide nuit tombe du ciel,/ Les astres déclinant incitent au sommeil » : Virgile, Énéide, chant II, v. 8-9, traduction d’O. Sers, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 80-81.
5 Original : « vicino alla Posta » ; OO : « vicino alla porta » (« près de la porte »). Ici Mussolini fait vraisemblablement référence au Palazzo delle Poste imperial-regie, construit au xixe siècle par Friedrich Setz, dans un style austro-hongrois. Celui-ci fut ensuite détruit et remplacé à la fin des années 1920 par le Palazzo delle Poste du célèbre architecte fasciste Angiolo Mazzoni.
6 Dans la Trente sous domination autrichienne, le procureur d’État représentait et exerçait le pouvoir impérial.
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