Texte 24
« Course » de noces
p. 201-206
Texte intégral
Alors qu’il publie Rien n’est vrai, tout est permis, Mussolini rédige une troisième nouvelle intitulée « Course » de noces, dont le protagoniste est, cette fois encore, un bourgeois amoral et cynique. On retrouve également le même prénom – Ivonne – pour le personnage féminin, comme dans son premier récit, Réunion suprême. Cette nouvelle était très probablement destinée à figurer dans le recueil des Novellette perverse. Elle fut publiée dans Il Popolo le 15 mai 1909.
« Course » de noces
La nouvelle du samedi
« Course » de noces de Benito Mussolini1
Écrite et dédiée à Castel Toblino le 9 mai 1909
1La date fixée pour la célébration de mon mariage était imminente. Le père de ma fiancée, ingénieur des chemins de fer, avait déjà établi l’heure de la cérémonie. Je me souviens que moi, je devais me lever à 6 heures. Un millier de faire-part avaient déjà été imprimés et, dans la petite ville de province, mon mariage était le sujet palpitant de toutes les conversations, des hommes comme des femmes. Je recevais chaque matin un tas de cartes postales illustrées, toujours avec des fleurs d’oranger… Ma mère était tout simplement rayonnante de bonheur. Mon mariage devait me corriger, me renouveler, me rendre meilleur. La famille ! Voilà le remède ! me disait souvent ma mère. La vigilance affectueuse d’une épouse, les caresses des enfants, la douce intimité du foyer rendront la tranquillité à ton pauvre cœur qui a connu tant de petites et de grandes tempêtes ! Tu ne pourras pas continuer à vivre comme tu vis aujourd’hui, en noctambule dissolu, quand Ivonne et un petit enfant t’attendront le soir et voudront ton baiser avant de s’endormir. Tu as trop bu au calice des plaisirs mauvais – porte maintenant à tes lèvres la coupe des joies pures, qui ne laissent dans les âmes aucune trace de dégoût, de haine, d’abjection. Ainsi parlait ma mère. D’un romantisme naïf, elle rêvait pour moi le nid et l’amour éternels.
2Quant à moi, je voyais avec une invincible répugnance approcher la date fatale. Les discours de ma mère ne me persuadaient en rien. J’avais aimé Ivonne sans penser au futur, et je ne m’expliquais pas pourquoi, au bout de quelques mois d’amour seulement, nos familles avaient décrété, par une sorte d’oukase, le mariage, béni par le prêtre, légalisé par le maire.
3Notre idylle avait été si douce – et la banalité de l’épilogue me mortifiait. Moi aussi, comme les autres… comme tous les autres ! Se marier ! pour dormir ensemble… Ah ! ah ! ah ! La grande bestialité qui interrompt et empoisonne les brèves folies de l’amour…
4Mais comment faire marche arrière ? Pour ne pas quitter Ivonne, j’avais accepté le mariage,… Il était à présent trop tard pour le regretter. Je ne trouvais aucune excuse pour repousser la date. Ma santé était excellente. Je sentais que je n’avais pas la force de renoncer à Ivonne… Fuir ? On me chercherait2, on me retrouverait. Et ensuite ? Ivonne, dans l’attente fébrile du grand jour, ou plutôt de la première nuit, était tellement délicieuse, tellement charmante… Son corps n’était plus qu’une unique vibration, ses yeux avaient les langueurs des crépuscules d’été, ses paroles trahissaient la nostalgie du sacrifice. Oui, je l’aimais, je l’aimais, je l’aimais, et pourtant, l’idée de la posséder à travers le papier timbré de l’État Civil me répugnait.
5Vint le grand jour. J’étais plus funèbre que la redingote que je portais. Lorsque, agenouillé devant la grande balustrade de marbre, je prononçai le « Oui », j’eus l’impression d’accomplir un acte héroïque : le prêtre qui recueillit notre monosyllabe arborait un ventre où aurait pu se cacher la baleine de Jonas… J’écoutai la messe, mais refusai la communion. En sortant de l’église, je reçus les compliments d’une centaine d’imbéciles. Avant de monter en voiture, je jetai une poignée de pièces pour réduire au silence un troupeau de miséreux qui criaient à pleine gorge : « Vive les mariés ! » Le maire nous expédia. Il était presque midi. Le déjeuner dura trois heures. Lorsqu’on arriva aux fruits, pas moins de quatre invités voulurent faire montre de leur éloquence. L’épithalame fut chanté par un cousin d’Ivonne, un professeur de lycée. Jamais les Muses ne subirent plus grave offense.
6Ce ne fut qu’à dix heures du soir que nos illustres invités et nos chers parents se décidèrent à nous libérer. Ivonne était comme étourdie ; quant à moi, je me sentais si déconfit et si dégoûté par la vulgaire profanation de notre amour que je ne sus trouver un seul mot pour sanctifier la couche, ni ne fus capable d’un ultime effort pour accomplir le rite. Je m’endormis. Mon sommeil fut lourd, empli de cauchemars. Je me réveillai aux premières lueurs du jour nouveau. Ivonne dormait encore. Elle avait les bras croisés sur sa poitrine, qui se soulevait légèrement au rythme de sa respiration. Ses cheveux blonds couvraient d’or le large oreiller bordé3 de dentelles.
7Tout à coup il me sembla voir, au lieu de la robe blanche de mariée, un suaire… La Mort l’avait jeté et oublié sur une chaise, au milieu des bouquets de roses destinés à une guirlande funèbre… Sombre hallucination à l’aube de la première nuit de mariage ! Une voix intérieure et profonde me hurlait : « Brise la chaîne… Tu ne peux pas, tu ne dois pas la subir ! »
8Satan, mon vieil ami personnel, me tentait encore une fois… Mais comment retrouver la liberté ? Fuir ? Non, non. Me tuer ? Ivonne mourrait de douleur… Nous tuer ? Je ne parviendrais jamais à convaincre mon épouse…
9Ô Satan, mon vieil ami, aide-moi. Je veux échapper au mariage et l’anéantir dans la tragédie… L’habitude en4 amour devient vulgarité et la vulgarité me tue… Aujourd’hui, j’ai encore le courage de détruire l’idole, demain je ne l’aurai peut-être plus… Satan, donne-moi un rayon de cette lumière que tu dérobas à dieu et dont tu illumines5 les enfers…
10Ma prière prononcée à haute voix réveilla Ivonne. Je me tournai vers elle, et je lui dis, après l’avoir chastement embrassée sur le front :
11— Ivonne, écoute-moi. J’ai changé d’avis sur notre voyage de noces… Je n’aime pas l’idée de te mener pendant une quinzaine de jours dans les chambres équivoques des hôtels… À la place d’un voyage, nous ferons une course de noces… Dans quelques jours, nous recevrons notre toute nouvelle « Itala »… Cette voiture nous donnera des sensations fortes avant que la vie matrimoniale ne nous ait aspirés…
12— Tu sais bien – objecta Ivonne – que mon père a déjà acheté les billets pour le voyage, et tout organisé… Un coupé entier sera à notre disposition…
13— Écoute, Ivonne… Sommes-nous indépendants ou pas ? Ton père revendra les billets. Le voyage de noces est une mode stupide qu’il faut abolir… Notre « course » de noces sera, au contraire, le souvenir le plus passionnel de notre jeunesse… Nous conclurons le cycle des folies par une ultime folie vertigineuse… C’est nouveau, c’est inexploré, c’est tentateur, c’est héroïque, ce que je te propose là… Et toi, Ivonne, tu accepteras par amour pour moi…
14Tandis que je parlais ainsi, Satan recouvrait lentement mon âme de l’ombre du crime…
15La destination de notre course de noces fut un pauvre village à 127 kilomètres de la ville. Une route droite, magnifique. L’aller fut effectué sans incident. Dès notre arrivée, notre automobile fut entourée par une véritable foule de paysans pleins de crainte6 et de respect. Je reconnus et embrassai ma nourrice. Elle voulut me conduire chez elle et m’offrit un mauvais vin… Son lait était assurément meilleur… Puis elle me montra le berceau… et me raconta de nombreux épisodes de mon enfance. Ivonne s’amusait, moi je m’ennuyais.
16À midi, nous nous fîmes servir par le seul traiteur du village un déjeuner en plein air, sur l’herbe d’un pré, à l’ombre d’un chêne gigantesque… Avec nous se trouvait Bernardo, le chauffeur. Nous dévorâmes allègrement tous les mets… Bernardo vidait de grandes tasses de vin. Ivonne semblait parfois inquiète et suivait du regard des nuages blanchâtres qui voletaient dans le ciel ; moi, je buvais, et surtout, je versais à boire à Bernardo.
17Quand – quelques heures plus tard – je lui ordonnai de préparer la voiture, je m’aperçus que l’ivresse lui avait bloqué la langue et les jambes ; Ivonne me demanda :
18— N’as-tu pas l’impression que Bernardo est ivre ?
19— Non, il est un peu gai. L’air piquant du soir lui rendra tout de suite son équilibre. Sinon, c’est moi qui conduirai.
20Nous fîmes les premiers kilomètres, presque au pas. La route était libre, droite, séduisante. Les voix du crépuscule nous arrivaient des champs, la première brise, encore tiède du grand adieu du soleil mourant7, nous apportait les effluves subtils des fleurs d’acacia et un écho d’Ave Maria invoqués par des cloches disséminées et cachées au cœur de la verdure…
21Ivonne, silencieuse, se serrait contre moi, toute frémissante d’amour et de passion.
22Soudain, je criai à Bernardo :
23— Allez ! allez ! allez !
24Le beau monstre d’acier fit un bond, et se lança en avant dans un rugissement sourd. La course devint rapidement vertigineuse. La folie du mouvement m’avait pris. Penché sur Bernardo, je criais :
25— Allez ! allez ! allez !
26Ivonne me conjurait, en vain, de modérer la vitesse… Moi, je voulais l’abîme… je voulais la course de la tragédie et de la libération…
27À un carrefour, l’automobile braqua brusquement et il s’en fallut de peu qu’elle ne finît dans un profond canal.
28Un cri aigu, déchirant, désespéré d’Ivonne réveilla mon instinct de conservation. Je poussai Bernardo en arrière et me mis au volant.
29Je sentais que nos vies étaient en danger et je voulais les sauver à tout prix.
30Mais l’automobile ne m’obéissait plus. Glacé par la terreur, mes mains se raidissaient sur le volant, mais je ne parvenais pas à arrêter la course de la ruine. Un démon s’était emparé de la voiture et en avait déchaîné les violences secrètes… Tout à coup, un obstacle apparut au milieu de la route… Je tentai un ultime effort… en vain… L’obstacle me sembla, dans une suprême hallucination, être un gouffre noir qui m’attendait pour m’engloutir… J’abandonnai le volant… le souffle de la mort m’effleura le front… j’enlaçai Ivonne qui n’avait déjà plus de voix et je fermai les yeux… Un heurt… un fracas immense… des cris terriblement hauts…
***
31Lorsque je me réveillai, ma mère était penchée sur mon petit lit et me regardait, les yeux emplis de larmes qui sillonnaient son visage défait.
32— Et Ivonne ? demandai-je.
33Après une longue hésitation, ma mère me répondit dans un sanglot :
34— Ivonne… est morte !
35— Ah ! fis-je… et, après une courte pause, je regardai l’intérieur de mon âme. Elle était tranquille comme l’eau dans les profondeurs d’un puits de monastère.
Notes de bas de page
1 D’après Il Popolo, 15 mai 1909, p. 1-2.
2 Original : « mi avrebbero cercato… » ; OO : « Mi avrebbe cercato… » (« elle me chercherait »).
3 Original : « orlato di pizzi » ; OO : « velato di pizzi » (« voilé de dentelles »).
4 Original : « l’abitudine nell’amore » ; OO : « l’abitudine dell’amore » (« l’habitude de l’amour »).
5 Original : « illumini gli inferni » ; OO : « incendi gli inferni » (« tu embrases les enfers »).
6 Original : « una vera folla paurosa » ; OO : « una vera folla premurosa » (« une véritable foule pleine d’attentions »).
7 Original : « del grande saluto del sole morente » ; OO : « del grande saluto e del sole morente » (« du grand adieu et du soleil mourant »).
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