Chapitre VII
S’arranger avec l’État : l’argent de la panne
p. 221-256
Texte intégral
12. Dépannage : la pompe est « relevée » à l’aide de la grue. Région de Kaffrine, 2011.

1« Dépanner un village » est leur métier. Corps ouvrier et itinérant, les agents des services déconcentrés de la DEM traversent le pays pour se rendre au chevet des forages. Occupant le dernier échelon de leur hiérarchie, ces bureaucrates de rue (Blundo 2006 ; Lipsky [1980] 2010) – ou ici agents de village – assurent matériellement et techniquement la maintenance des installations d’exhaure. L’espace de la panne constitue alors un moment d’interactions entre agents de l’État et usagers des forages. C’est dans cet espace qu’un bien public est concrètement délivré par cette bureaucratie d’interface : l’accès à l’eau. (Gomez-Temesio 2019)
2Malgré l’existence des organes déconcentrés de la DEM sur l’ensemble du territoire national, dépanner et se faire dépanner n’est pas une chose aisée. J’ai souligné précédemment la précarité multidimensionnelle du travail de ces agents. Ces individus, recrutés par l’État, se déplacent sur le territoire avec des ordres de mission délivrés par l’État et à bord de véhicules estampillés du drapeau national. Cependant, ils forment un corps largement informel. Les moyens mis à leur disposition par leur employeur ne leur permettent que difficilement de subvenir à leurs propres besoins et ne sont pas toujours suffisants pour remplir leur mission. Rapidement après la création de la DEM, usagers et agents ont mis en place des arrangements pour permettre aux premiers un accès à l’eau. Aujourd’hui, les dépannages donnent lieu à de nombreuses transactions financières. L’action publique – la délivrance du bien public dont sont responsables ces agents – se caractérise par de nombreuses transactions monétaires informelles.
3Malgré l’emphase sur la notion de « participation » des usagers à la gestion des forages dans le cadre paradigmatique de la réforme, la question de leur réelle implication aux missions de dépannages conduites par la DEM reste une question sensible. À partir de la REGEFOR, les ASUFOR sont responsables du rachat de la pompe et du groupe électrogène. En 2005, la lettre de politique sectorielle confirme la future privatisation de la maintenance. Aujourd’hui, la mission de la DEM se conjugue essentiellement au futur : elle est vouée à disparaître. Cependant, la législation ne dit rien sur le présent. Comment un service de l’État dont le budget est composé d’un extra voté chaque année par l’Assemblée nationale peut-il réellement prendre en charge la maintenance de tous les forages du pays, c’est-à-dire subventionner un corps bureaucratique et financer ses déplacements et l’amortissement du matériel ? Dans cet espace d’incertitude, des arrangements financiers perdurent afin de permettre le maintien de l’accès à l’eau.
4Je présente ici une ethnographie de « l’argent de la panne ». Je tire mes exemples d’un travail de terrain aux côtés des agents de la SRH de Kaolack ; agents qui interviennent dans toute la région centre. Ma réflexion porte sur les différentes sommes qui sont échangées. Celles-ci sont différentes non en vertu de ce qu’elles sont aux yeux de la loi – des transactions financières juridiquement illicites entre agents de l’État et citoyens –, mais vis-à-vis de ce qu’elles représentent pour les acteurs concernés. J’ai organisé ces échanges en trois catégories, gardant autant que possible le même vocable que les acteurs : l’« argent du carburant », les « motivations » ainsi que le « repli » et la revente des pièces. Dans chaque cas, j’explore les représentations qui leur sont attachées, les contestations qu’ils soulèvent ou non.
5Les décalages entre les objectifs officiels de la mission des agents du service public et les moyens mis en œuvre sont une constante des bureaucraties (Lipsky [1980] 2010). Dans les administrations africaines, ce décalage est pourtant si fort que les « normes pratiques », acquises dans l’expérience du métier, prennent le pas sur les normes officielles (Olivier de Sardan 2001, 2008). Ces administrations se caractérisent par un fonctionnement informel largement généralisé (Blundo et Olivier de Sardan 2007a). Il faut prendre garde, cependant, à ne pas s’arrêter définitivement sur les caractéristiques néopatrimoniales de l’État africain et à conclure par là à sa faiblesse, voire sa faillite. La frontière entre le public et le privé, qui définit classiquement le service public, ne peut être considérée comme un patron universel (Lund 2006). De la même façon qu’avec les parcours professionnels présentés précédemment, l’argent de la panne interroge le fonctionnement de l’État. Les transactions financières entre agents et usagers vont souligner comment ce qui est labellisé comme corrompu dans tel répertoire normatif peut être jugé normal, légitime, voire parfaitement licite dans un autre (Anders et Nuijten 2007 ; Blundo et Olivier de Sardan 2007a). L’entrée par les interactions concrètes entre usagers et fonctionnaires montre comment les normes pratiques s’inscrivent également dans la poursuite d’un intérêt collectif, la délivrance du service public (Blundo 2011a, 2012 ; Cantens 2009 ; Willot 2009a, 2009b).
6Explorer la circulation de l’argent que génère l’espace de la panne permet de sortir d’une lecture normative de la bureaucratie. Lecture souvent caractérisée dans la littérature africaniste par le recours hâtif à l’argument du néopatrimonialisme. L’utilisation de ces sommes construit tantôt de la redevabilité au sein du corps de l’Hydraulique tantôt entre agents et usagers. Dans l’espace de la panne, le droit à l’eau dépend de la négociation de tarifs informels entre usagers et agents de l’État. Suivre la circulation de l’argent permet de comprendre comment se formalise un contrat entre les différents acteurs au sujet de l’eau. Comment, en un mot, s’organise l’action publique. L’« argent de la panne » met en lumière le processus de formalisation et d’informalisation constant de ce contrat.
7Mon travail de terrain aux côtés des agents de la SRH a été réalisé moins d’un an avant les élections présidentielles de 2012 qui ont donné le jour à la deuxième alternance politique du pays depuis l’Indépendance. L’événement a remis sur le devant de la scène médiatique l’endurance « exceptionnelle » du contrat social sénégalais et, par là même, l’étonnante stabilité politique du pays dans la région.1 Depuis les travaux de Cruise O’Brien, le contrat social sénégalais est encore souvent limité à l’existence d’un pacte religieux entre le parti au pouvoir et les élites de la confrérie mouride (1978). Pourtant, comme le rappelle Cissokho, la capacité redistributive de la confrèrie mouride a été graduellement mais fortement affaiblie depuis la crise arachidière qui débuta dans les années 1970 (2016). Il faut donc prendre en compte d’autres acteurs – notamment dans les derniers échelons de l’administration – pour tenter de comprendre ce qui fait le ciment du pacte social à la sénégalaise (Cissokho 2015). Les échanges d’argent présentés ici montrent comment se formalise au quotidien un contrat entre agents et citoyens. À travers les différentes modalités de ces échanges, l’État « réactualise » sa propre légitimité sur son territoire. Ces échanges illustrent ainsi comment l’État, malgré la libéralisation du secteur, imposée par ses bailleurs de fonds, parvient à rester sur le devant de la scène, et cela, paradoxalement, par une privatisation informelle de ses services.
L’argent du carburant
8Dépanner c’est se déplacer. Une dotation suffisante en gasoil est, en théorie, indispensable à la mission des agents de la DEM. Sans carburant, pas de travail. Les agents de la SRH doivent se rendre au chevet des forages pour diagnostiquer et réparer les problèmes qu’ils rencontrent. La zone d’intervention de la SRH s’étend sur quatre régions administratives du pays. Le camion-grue a également besoin de carburant pour fonctionner sur place. Cependant, les dotations ne couvrent généralement que les besoins en eau des grandes fêtes religieuses.
9Cette situation n’est pas nouvelle. Dès la circulaire de 1984 et la délégation du fonctionnement des forages aux comités de gestion, des arrangements entre agents et usagers se sont mis progressivement en place afin de financer le déplacement des équipes de maintenance. Demander « l’argent du carburant » aux habitants concernés par un dépannage est aujourd’hui une pratique courante dans l’ensemble des services déconcentrés de la DEM (Repussard 2011) et Kaolack ne fait pas exception. Le déplacement des équipes fait partie des frais que les usagers doivent endosser qu’ils soient encore organisés en ancien comité de gestion ou représentés à travers une ASUFOR.
10Toutes les missions de la SRH sont planifiées à partir de l’argent du carburant. Quand une localité est en panne et a donné l’alerte à l’Hydraulique, le chef de service organise le déplacement et informe par téléphone les usagers du montant qu’ils auront à payer. En principe, chaque village paie comme si les agents ne se déplacent que pour lui. Mais pour optimiser les bénéfices, les sorties sont soigneusement planifiées. Les opérations de dépannage ont toujours lieu sur un même rayon afin de parcourir un minimum de kilomètres. Le chef de service délègue généralement l’organisation pratique de ces missions à l’un des chauffeurs de l’équipe. Ces derniers connaissent presque par cœur les distances entre les différents forages ainsi que les routes et pistes les reliant. Cette pratique oblige les agents à dormir plusieurs nuits d’affilée en brousse. Le retour à Kaolack n’est réalisé que lorsque tous les chantiers d’une même zone sont achevés.
13. Une dizaine d’agents viennent de passer la nuit sur place. Région de Kaffrine, 2011.

11Le délai entre la déclaration d’une panne et l’arrivée d’une équipe dépend donc de plusieurs facteurs. En premier, la possibilité pour le village de s’acquitter de la somme demandée. En second, qu’il y ait d’autres localités à dépanner dans la même zone afin que la sortie devienne rentable. Ce n’est donc pas le critère d’urgence qui décide de la réactivité du chef de la SRH. Lors de pannes de moindre importance, où le déplacement du camion-grue n’est pas nécessaire, les habitants peuvent convaincre un agent de se déplacer à titre privé. Ils rembourseront également ses frais de transport.
12L’organisation des chantiers permet, non seulement, de rembourser les frais engrangés par le déplacement, mais également de générer un bénéfice supplémentaire. Par exemple, sur une mission de trois jours où quatre dépannages seront réalisés, une localité rembourse le trajet tandis que les sommes payées par les trois autres représente un extra généré par la mission. Malgré son nom, l’argent du carburant constitue donc davantage une taxe de déplacement qu’un véritable remboursement des frais du trajet. Dans ce même esprit, le chef de service prévient les usagers qu’ils devront s’acquitter d’une taxe pour le « déplacement du camion-grue » ou pour la « réparation des tuyaux ». La « finalisation des comptes » a toujours lieu à la fin du chantier. C’est un moment formel qui se déroule à l’abri des regards, généralement chez un responsable de l’ASUFOR ou du comité de gestion, voire chez un notable du village. L’argent est encaissé par le chef d’équipe. Il peut être accompagné d’un ou plusieurs agents parmi les plus âgés de son équipe. Les ASUFOR demandent régulièrement une facture écrite pour justifier la dépense auprès de leurs membres. Les agents signent donc des décharges et ces taxes, bien qu’informelles, sont scrupuleusement ajoutées à la comptabilité des associations. Par cette pratique, ces sommes sont ainsi formalisées et légitimées comme une dépense normale. La transaction financière a lieu dans une atmosphère généralement cordiale et est suivie d’un moment de détente. Ces transactions ne prennent pas la forme d’une extorsion ou d’un racket et sont très éloignées de l’imaginaire de la corruption.
13Du côté de l’Hydraulique, ces sommes suivent les canaux hiérarchiques. C’est le chef de SRH qui fait le devis, c’est l’agent le plus gradé qui les récupère, avec pour témoin un ou deux collègues plus âgés, fonctionnaires ou contractuels. Les apprentis n’assistent jamais à ces échanges. Ils sont systématiquement écartés de cet espace où des transactions informelles, voire illégales, gagnent un statut formel et légitime dans les registres comptables des villages.
14Au retour de la mission, l’argent du carburant est directement reversé par le chef d’équipe au chef de service. Cette remise d’argent est également très normalisée et se déroule selon un protocole strict. Si le chef est sorti, l’agent l’attend. S’il est tard, il va directement chez lui, la maison du chef de la SRH étant accolée aux locaux de l’Hydraulique. Sauf cas exceptionnel, le chef attend le retour de la mission, car les agents l’ont appelé en quittant les lieux. Le chef d’équipe ne rentre jamais à la maison avec ces sommes sur lui, il n’est pas le gestionnaire de cet argent, il n’est qu’un convoyeur de fonds. L’intégralité de l’argent est scrupuleusement reversée au chef, qui sait exactement combien son agent a récolté pendant une tournée puisqu’il informe les usagers du « coût » de la mission. Ces taxes constituent l’épine dorsale autour de laquelle le travail est planifié et réalisé. Les trois étapes de l’argent du carburant, le devis aux usagers, la finalisation des comptes et le retour de l’argent dans le bureau du chef de service se déroulent toujours selon un protocole très strict. Ces transactions font partie du fonctionnement du service comme les ordres de mission signés par la Direction qui permettent aux véhicules tansportant des agents et du matériel de passer les contrôles routiers.
15Malgré son nom, l’argent du carburant fait davantage que pallier les faibles dotations de l’État. Grâce à l’organisation particulière des dépannages, des excédents sont dégagés lors de chaque mission. À quoi servent ces bénéfices ? Le chef de service traite ces sommes à la manière d’un fonctionnaire l’argent du contribuable. De retour de mission, l’agent le reverse intégralement et immédiatement dans l’équivalent du Trésor public de l’Hydraulique, la « boîte » qui se trouve dans le bureau du chef de service. Ce dernier commence par se rembourser ce qu’il a dépensé pour le carburant. Ensuite, une partie est remise au chef d’équipe afin d’être répartie entre tous les participants de la mission. Les apprentis sont payés par ce biais.2 Ces distributions sont apparentées à des salaires par les agents, qu’ils soient contractuels ou bénévoles. Les premiers les donnent à leurs femmes pour la « dépense quotidienne » tandis que les seconds, célibataires pour la plupart, s’en servent pour payer leurs gîte et couvert. Ces sommes ne constituent donc pas un bonus acquis pendant une mission, mais un véritable salaire qui permet aux agents et à leur famille de vivre. Elles sont une rémunération directe du travail accompli.
16Après cette première répartition, il reste toujours un excédent qui est placé dans la même « boîte » ; boîte dont le chef de service est l’unique gestionnaire. Cette épargne fait office de budget pour le travail quotidien. Le chef de la SRH a sa boîte et celui de la BPF la sienne. Ces épargnes constituent des budgets séparés grâce auxquels chaque chef s’occupe de l’amortissement de son propre matériel. La SRH possède un budget plus élevé que la BPF puisqu’elle réalise beaucoup plus de sorties. Ses besoins sont d’autant plus importants du fait des fréquents déplacements de ses camions. L’amortissement du parc des véhicules et des machines se fait tant bien que mal grâce à ces sommes.
17Ces fonds servent également à assurer les agents de l’Hydraulique contre les aléas de l’existence. Lorsqu’un agent est malade et doit se faire soigner, il demande au chef de l’« aider » c’est-à-dire de piocher dans la boîte pour qu’il puisse payer ses factures d’hôpital. De même, si un agent se marie ou baptise un enfant, il demande à nouveau une aide. En cas de décès, si l’agent doit se déplacer pour aller présenter ses condoléances, la boîte lui fournit également le nécessaire. La contribution financière est évaluée par le chef de service selon la situation. À travers l’épargne accumulée lors des missions, s’est mise ainsi en place une mutuelle sociale interne aux différents services. L’épargne ne permet pas uniquement d’amortir le matériel, mais joue le rôle de véritable système de sécurité sociale pour les membres de l’Hydraulique
18Cette mutuelle lie entre eux le chef de service et les ouvriers qui participent aux missions en brousse puisque c’est par les dépannages que les agents contribuent à l’épargne collective. Ceux qui ne participent pas aux sorties en brousse sont donc généralement exclus du partage de la boîte. C’est le cas des secrétaires des chefs de service, de leurs chauffeurs attitrés, ou encore des gardiens des locaux. Cependant, lors des semaines précédant les grandes fêtes religieuses comme la Tabaski ou Korité,3 le chef de service distribue moins d’argent à ses agents au retour des missions. Tout le monde se serre la ceinture jusqu’au grand jour. L’épargne est alors distribuée à l’intégralité du personnel.
19Ces distributions cimentent un sentiment d’appartenance à la grande famille de l’Hydraulique. Elles permettent de construire un rapport de redevabilité entre le chef de service et ses agents, mais également de solidarité entre les différents agents, quelle que soit leur affectation. Lors de ces occasions, des boissons sont achetées, un repas en commun est commandé sur l’épargne. Les agents organisent parfois de petits tournois de lutte. Ce sont des moments d’exaltation du sentiment d’appartenance à l’Hydraulique, de sa solidarité. Au sujet de la précédente Tabaski, Matty Thiaw, l’électromécanicien de la SRH raconte :
Ceux qui ne partent pas en brousse, eux aussi ils ont une famille à nourrir, ils doivent acheter un mouton, ils doivent pouvoir recevoir leurs parents. L’argent des missions c’est notre argent. Mais l’Hydraulique c’est une famille, on partage de bon cœur. On est ensemble. (Région de Kaffrine, le 30 avril 2011)
20Lors de ces occasions, il est de bon goût pour le chef de service de rajouter une participation personnelle. Boissons, bonus financier, petits cadeaux personnalisés, il montre par là son attachement à son équipe et impose le respect pour les mois à venir. De l’avis de tous, un bon chef doit être « généreux », « connaître ses agents » et se soucier de leur bien-être. À ce titre il est également respecté en tant que supérieur hiérarchique.
21À travers la redistribution de ces sommes se cimente un sentiment d’appartenance entre les agents. Ils travaillent ensemble à nourrir cette épargne et les sommes sont redistribuées en fonction non pas du travail individuel de chacun, mais selon ses besoins. L’important n’est pas tant le nombre d’heures passées sur les forages, mais l’appartenance à la grande famille de l’Hydraulique. Être un agent de l’État ne donne pas droit à un salaire acceptable ou à des conditions où « on est à l’aise ». Mais être un membre de la famille de l’Hydraulique, souffrir en brousse avec les collègues, donne droit à une assurance sur la vie, à des droits sur l’argent de l’eau.
22L’argent des usagers fait donc plus que réaliser un dépannage. Ces sommes n’assurent pas uniquement le fonctionnement du service, mais permettent aux agents d’exister, de se soigner, d’élever des enfants, de maintenir parfois une famille élargie. Ces sommes rémunèrent les apprentis indispensables au bon déroulement des dépannages. Elle permet au corps de l’Hydraulique de fonctionner et de se reproduire. Le service n’est plus uniquement un organe bureaucratique, mais une véritable mutuelle au service d’une corporation, la grande famille de l’Hydraulique. Ce système d’épargne est généralisé sur l’ensemble du pays.
23Le chef de service prend la place du borom kër4 qui distribue la dépense quotidienne, grâce à cette épargne accumulée lors des missions. Il devient ainsi le responsable du bien-être de ses agents et de leur famille. La boîte ne fait pas l’objet d’une comptabilité écrite. Aucun agent ne sait précisément ce qu’il s’y trouve à tel moment. Son contenu suscite par conséquent de fréquentes spéculations. Le chef de service est le gestionnaire attitré à travers sa position hiérarchique, mais est soumis à la constante vigilance de ses agents. Lorsqu’une demande d’ « aide » n’est pas entièrement satisfaite, les rumeurs de détournement explosent. Ces tensions montrent que cet argent est considéré par les agents comme un patrimoine collectif. Le protocole voulant que le chef d’équipe remette l’argent au chef de service sans passer par chez lui ne se justifie pas parce que ces sommes sont traitées comme l’argent du contribuable. Cet argent est perçu comme une cotisation collective et appartient donc à l’ensemble du corps. La vigilance déployée lors du retour de l’argent à l’Hydraulique ne cesse pas les sommes une fois entre les mains du chef de service. Chacun contrôle la manière dont l’argent est redistribué. Les actions du chef de service sont soumises à une surveillance collective de tous les instants. S’il se montre inéquitable dans la redistribution, il peut se mettre tous ses agents à dos.
24Une équipe de la SRH se trouve dans la région de Kolda depuis une dizaine de jours. Les agents ont été envoyés sur demande expresse de la Direction afin de renouveler les équipements d’une quinzaine de forages de la zone. Fabrice Diagne, le chef d’équipe, est très nerveux depuis ce matin. D’habitude rigoureux, il quitte sans cesse le chantier pour des entretiens téléphoniques. Les apprentis jettent des coups d’œil inquiets dans sa direction. À l’heure du déjeuner, il fait part de son problème à ses collègues. Tout le monde sait déjà que son fils cadet est souffrant depuis quelque temps. Hier soir, son épouse lui a appris la mauvaise nouvelle par téléphone. Les médecins doivent opérer l’enfant. Ce matin, Fabrice Diagne a appelé le chef de service de la SRH. Il lui a demandé de financer une partie de l’opération avec l’épargne collective. Mais le chef, ce doomu-xaj5 a refusé ! Tout le monde est consterné et l’absent est descendu en flèche par les agents. L’argent de la boîte est l’argent de tous. Il est le fruit des missions que, eux, les ouvriers, effectuent dans la souffrance. Si le chef de service dit qu’il n’est pas en mesure de l’aider, c’est qu’il a tout « mangé ». Il est unanimement vilipendé. Il n’y a rien de plus abominable que de laisser un agent dans le pétrin pendant qu’on se délecte de mille délices dans son logement de fonction ! Les insultes fusent. La situation est jugée particulièrement intolérable. L’agent ne peut être chez lui en tant que bon père de famille pour régler la situation, car le chef l’a envoyé à l’autre bout du Sénégal, et maintenant il refuse de l’aider. À la fin du repas, tous les agents soutiennent l’agent dans sa décision. Fabrice Diagne va appeler le directeur de la DEM pour se plaindre. Pendant qu’il téléphone à Dakar, le soudeur renchérit. « Le chef va se faire engueuler, le directeur n’aime pas l’existence de cette boîte, mais il la tolère, car ça nous rend service. Mais s’il commence à tout bouffer… »
25À la fin de l’appel, tout le monde se remet au travail. Les tuyaux de la nouvelle pompe sont à moitié immergés quand le téléphone de Diagne sonne à nouveau. C’est le chef de service. Il est furieux : le fait que l’un de ses agents soit allé se plaindre à la Direction l’a complètement humilié. Lors du retour à Kaolack, le chef de service sera boycotté pendant deux jours par ses agents. À l’arrivée, nul n’est passé pour le saluer et tous ont éteint leur portable pour ne pas être joignables. Ce type de grève informelle peut se révéler rapidement grave pour le service étant donné la pénurie des effectifs.
26Cet incident soulève le rôle ambivalent du sommet hiérarchique de la DEM. Le décalage entre les objectifs officiels du haut d’une structure bureaucratique et les pratiques du bas sont une composante du fonctionnement des bureaucraties de manière générale (Lipsky [1980] 2010). Dans ces cas, les supérieurs hiérarchiques sont obligés de fermer les yeux, car leur objectif est celui de l’efficacité. Le directeur de la DEM admet avoir connaissance de ce fonctionnement tout en prenant ses distances et déclarant ne pas vouloir entrer en matière sur ce « business ». D’autres cadres et chefs de service parlent plus librement. Ce système a l’aval de la Direction dans le sens où il est progressivement devenu l’unique manière de permettre les interventions de maintenance dans le pays. Le directeur ne peut que donner une bénédiction silencieuse à des pratiques qui ont préexisté à sa nomination. Il est impossible au vu du budget de la DEM de prendre en charge tous les dépannages effectués par les agents. De plus, au moment où la menace de privatisation plane au-dessus de l’institution, le but de la Direction cherche à de réaffirmer la pertinence de sa mission. La DEM en tant qu’institution a donc intérêt à ce que ses agents se déplacent quotidiennement en brousse pour marquer sa compétence en matière de maintenance. Cependant, le directeur n’aime de ce fait pas les déballages publics et voit d’un mauvais œil tous les conflits autour de l’attribution de ces ressources. Un appel téléphonique d’un agent brise le consensus du silence et le directeur ne peut que blâmer le chef de service qui n’a pas fait son travail et a laissé les problèmes remonter jusqu’à Dakar.
27D’autres types d’incidents moins extrêmes ponctuent la vie quotidienne des agents. Lors du baptême du fils de l'un de ses chauffeurs, le chef contribue, mais pose des limites. Il finance le repas, mais ne veut pas céder à la demande la plus pressante du nouveau père, du carburant pour aller chercher aux quatre coins de la région ses parents à bord d’un véhicule de service. Sa contribution est à nouveau jugée insuffisante. La mauvaise ambiance s’installe pendant plusieurs heures à l’Hydraulique et le chef finit par céder.
28Vis-à-vis de ses subordonnés, les qualités d’un « bon chef » ne dépendent donc pas du traitement des usagers ou de l’organisation globale du service, mais de sa gestion du personnel. Grâce aux mutations fréquentes, les bonnes ou mauvaises réputations de tel ou tel individu voyagent dans tout le pays. Les discussions des agents entre eux au sujet des chefs éclairent des critères emic d’appréciation ainsi que leur perception de la redevabilité entre un agent et ce même supérieur. Un bon chef est « généreux », il se soucie de mettre ses agents « à l’aise » grâce à l’argent du carburant. Il vient aux mariages et aux baptêmes et il « participe » de manière générale à la vie familiale de ses agents. J’ai été sans cesse surprise par la mémoire presque encyclopédique qu’avaient les agents des actions de leurs chefs passés et présents.
29L’utilisation de ces sommes éclaire des rapports de redevabilité entre chefs de service et agents qui ne suivent pas l’organigramme formel. Le chef de service gère cette épargne, mais n’en est pas le propriétaire. Une fois le carburant remboursé et les agents payés, la somme excédentaire reversée dans la boîte appartient au corps de l’Hydraulique et non à des individus en propre. La non-tenue d’une comptabilité renforce l’idée d’un patrimoine commun aux agents. L’excédent d’une mission se mélange à celui d’autres missions pour ne faire qu’un seul et unique patrimoine collectif.
30De plus, le chef en tant que gestionnaire de cette boîte a des compétences qui dépassent ses charges officielles de supérieur hiérarchique. Il devient le garant du bien-être de l’agent et de sa famille. L’épargne accumulée est considérée comme collective et ne pas la reverser de manière équitable constitue une malveillance grave. Celle-ci est contre-attaquée avec les moyens formels ou informels dont disposent les agents : la plainte au supérieur hiérarchique, le boycott ou, simplement, la mauvaise ambiance au service. Bien qu’aucun cadre légal ne garantisse ces redistributions, les agents vont défendre leur droit à bénéficier de cette épargne. La pression pour ce droit est effective puisqu’elle est collective et défendue de manière solidaire par tous. Ainsi, comme le note Cantens, « la redistribution est une grammaire commune à ceux qui sont les chefs et ceux qui les jugent » (2009, p. 95). Par conséquent, le chef, celui dont la fonction est de « faire circuler ce qu’on lui donne », redistribue « de façon d’autant plus transparente qu’il a tout intérêt à ce que le groupe sache qu’il est un bon redistributeur » puisque lorsqu’un agent se plaint de son chef, « ce n’est pas toujours sa compétence qui est en cause, ce ne sont jamais ces excès d’autorité, mais c’est souvent son avarice » (Cantens 2009, p. 95).
31L’argent du carburant, son utilisation au sein de la SRH et les tensions que celles-ci révèlent permet d’entrer dans la vie ordinaire de ce service. Les taxes de passage d’une équipe ne sont pas engouffrées par des appétits individuels. Elles permettent la poursuite de l’intérêt public, le rétablissement de l’accès à l’eau. Ces sommes, leur utilisation, les tensions qu’elles suscitent permettent aussi d’explorer les perceptions de droits et de redevabilités à l’intérieur du corps de l’Hydraulique.
Les motivations
32L’« argent du carburant » et les frais de déplacement exigés par les chefs de service ne représentent pas l’unique contribution financière des usagers : les agents attendent de ces derniers qu’ils les « motivent » en leur remettant d’autres sommes d’argent. Les « motivations » diffèrent de l’argent du carburant et des autres taxes de déplacement tant dans la forme qu’elles prennent que dans leur utilisation. Les précédents échanges font objet d’une remise officielle et apparaissent régulièrement sur les pièces comptables des ASUFOR. Les motivations, quant à elles, ne sont pas négociées par le chef de service, mais sont laissées au bon vouloir des usagers. Elles ne font l’objet d’aucune notification écrite et ne sont pas réinvesties dans le service. Alors que, dans les discussions des agents, l’argent du carburant est toujours conjugué au singulier car appartenant au corps de l’Hydraulique, les « motivations » se conjuguent au pluriel. Elles appartiennent individuellement aux agents.
33À la fin d’un chantier, l’argent est généralement roulé et passé furtivement d’une main à l’autre. Les motivations sont reçues discrètement par le chef de service qui les redistribue avant le départ à ses collègues. Les contractuels se taillent la part du lion tandis que les restes sont réservés aux apprentis. Les « motivations » jouent sur le registre du volontaire. Dans les discours des agents, elles sont présentées comme un authentique cadeau donné et reçu de bon cœur.6 Malgré son aspect spontané, cette pratique est pourtant extrêmement normalisée. Loin d’être des cadeaux véritablement laissés au bon vouloir des usagers, les motivations constituent une taxe de passage obligatoire.
34Pourquoi motiver un agent à accomplir la mission pour laquelle l’État l’a engagé ? À travers la pratique des motivations, les agents de l’Hydraulique apparaissent comme des entrepreneurs privés, payés à la commission. Agissant au nom de l’État, les pratiques qu’entretiennent ces porteurs d’étaticité avec les usagers des forages brouillent la frontière public/privé qui caractérise officiellement la charge du fonctionnaire. Pourtant, le passage de cette frontière n’est pas vécu comme une déviance par les agents. Les motivations ne constituent en rien un tabou et sont légitimées à travers un argument présenté par tous comme naturel : personne ne peut ni ne doit travailler gratuitement. La légitimation du financement indu d’un service de l’État à travers une rhétorique de la « récupération » et du « mode de survie » (Blundo et Olivier de Sardan 2007b, p. 121) se retrouve largement dans les services publics d’Afrique de l’Ouest. À travers ce discours, la transaction devient le moyen pour un agent de « récupérer un dû » et donc de compenser les « injustices » dont il s’estime être la victime, notamment la faiblesse de son salaire et les mauvaises conditions d’exercice de son métier. Matty Thiaw l’électromécanicien s’exprime dans ce sens au sujet des motivations : « L’État ne nous paie rien. Nous, les ouvriers, nous avons investi dans l’Hydraulique. Nos outils, nos tenues de service. Ne rien prendre ce ne serait pas juste. » (Kaolack, le 2 mai 2011)
35Ce type de discours est récurrent lorsque l’on aborde les questions d’argent avec les agents de l’Hydraulique. L’office est perçu non pas uniquement comme une charge dont on s’acquitte au nom de l’État, mais comme un investissement personnel, privé et même familial, qu’il faut rentabiliser aux cours des missions de dépannage. Dans ce contexte, les électromécaniciens ont une place à part dans la hiérarchie des motivations. Tandis que le reste de l’équipe se répartit ce qui a été reçu par le chef de service, l’électromécanicien de la SRH ainsi que son homologue de la BPF reçoivent des sommes en propre. La pratique du « tarif » particulier de ces individus est légitimée par le fait qu’ils sont ceux ayant le plus investi en amont. Par le passé et pendant des années, ils ont « fait les bancs ». Matty poursuit :
Mon père a payé pendant des années. Je suis allé à l’école, j’ai fait les bancs avec l’argent de mon père. Si je travaille gratuitement, on a alors volé l’argent de mon père, on a volé mon éducation. Bien sûr qu’ils [les usagers] doivent payer. (Kaolack, le 2 mai 2011)
36Dans le cas des apprentis, le registre de légitimation se structure de manière similaire. L’apprenti investit son temps et l’argent de parents qui le nourrissent et l’hébergent. Les motivations sont un reçu contre un donné, l’apprentissage au service des forages du Sénégal. Un apprenti prend la parole :
L’administration dit que nous sommes des bénévoles, mais c’est faux, nous, nous sommes des soutiens de famille. Je suis ici au lieu de conduire une moto taxi à Kaolack ou de vendre des choses au marché, ils doivent nous motiver pour pouvoir faire notre travail quand même. (Kaolack, le 4 mai 2011)
37De manière générale, pour tous les agents, les motivations paient en retour un investissement personnel dans l’équipement, les outils et une prise de risque due au fait de travailler dans des conditions où les accidents du travail sont fréquents. Malgré l’euphémisme du terme par lequel on les désigne, les motivations sont donc un salaire perçu directement par l’opérateur de maintenance auprès des bénéficiaires du service. Elles ne sont pas là pour remercier spontanément un agent dont on est satisfait, mais rémunèrent simplement son travail. La pratique des motivations est donc indispensable au déroulement de rapports harmonieux entre agents et usagers, fonctionnaires et citoyens.
38Les motivations appartiennent strictement à l’espace géographique et temporel de la panne. Glissées d’une main à l’autre en fin de chantier, les sommes disparaissent dans les poches avant le retour à Kaolack. Cette pratique ne fait pas non plus l’objet de grandes discussions collectives comme l’argent de la boîte. Une fois qu’elles sont réparties, chacun dispose à sa guise de sa motivation. Le chef de service ne se mêle pas de ces remises d’argent. Lors de l’une de mes premières sorties, je demande au cours d’un trajet aux trois agents présents avec moi dans l’habitacle du camion si une partie des motivations sera remise au chef de service. Fabrice Diagne, chef d’équipe, se retourne immédiatement vers moi, le visage grimaçant. Il a l’air d’avoir pris un coup dans le ventre. « Veronica, mais est-ce que tu n’as encore rien compris ? Les motivations c’est pour nous, c’est notre argent. On en fait ce que l’on veut. Ce que l’on veut ! Les motivations c’est pour nous ! »
39Cependant, le chef de service n’est pas entièrement étranger à ces pratiques. Non seulement il en a connaissance, mais il en est également le facilitateur. Il n’établit pas un devis d’intervention comme avec l’argent du carburant et les autres taxes de déplacement. Cependant, au téléphone avec les usagers, il n’oublie pas de leur rappeler les règles du savoir-vivre. Ainsi, si l’argent des motivations est destiné uniquement aux agents, cette pratique jouit néanmoins d’une certaine légitimité hiérarchique et bureaucratique. Au sujet du rapport du chef de la SRH aux motivations, Matty Thiaw explique : « Le directeur ne touche pas aux motivations. Mais tu sais, un bon chef, il doit savoir menacer les villages, leur faire comprendre que ses agents, comment puis-je dire, que ses agents doivent bien manger. » (Kaolack, le 2 mai 2011)
40« Manger » est parlant au sens littéral comme au figuré. Un repas est toujours offert aux agents en conclusion d’un chantier. Ce moment convivial fait suite à la remise solennelle de l’argent du carburant et la remise, plus discrète, des motivations. Il permet à tous les participants de faire la jonction entre l’univers de l’argent du carburant, solennel et obligé, et celui des motivations, social et spontané. Le repas est un passage obligé qui conclut l’espace de la panne. À son terme seulement, les agents repartent satisfaits ou non. Ainsi, le moment du repas et l’utilisation du vocable particulier du manger – largement utilisé dans l’univers de la corruption (Bayart [1989] 2006 ; Blundo et Olivier de Sardan 2007a ; Cantens 2009) – mettent en lumière la nature ambiguë de ces pratiques. D’un côté, les motivations sont légitimées par les agents, ils ont donné de leurs temps et de leurs connaissances, ils doivent être directement remerciés par des motivations. D’un autre côté, les sommes reçues disparaissent automatiquement dans les poches. Il n’y a pas de sanction écrite et chacun sait que si elles sont obligées, les motivations appartiennent à l’univers de l’illégal.
41Les motivations s’inscrivent également dans un moment social, où les agents jouent le rôle d’hôte dans le village où ils ont travaillé. Ils mangent et sont reçus avec les mêmes égards que des invités chez un particulier. La transaction financière est ici légitimée sur un autre registre que celui de la survie ou de la récupération. Ce sont « les bonnes manières », la « gentillesse », des bénéficiaires du service qui dictent naturellement ces usages (Blundo et Olivier de Sardan 2007b, p. 122). Comme la pratique des dons entre partenaires économiques (Moore [1978] 2000), motiver et servir un repas sont ici légitimés comme des cadeaux, « forme sociale par excellence du savoir-vivre » (2007b, p. 122), et cimentent la relation sociale entre les deux parties, les usagers et l’État. C’est une « modalité de cohabitation bienséante entre des partenaires professionnels réguliers » (2007b, p. 122).
42Le repas est un moment qui jugule les tensions. Il consolide ou renouvelle un contrat tacite entre usagers et agents. Du côté des usagers, ce contrat, ambigu, est fait de dépendance et de débrouillardise, d’attentes pragmatiques sur ce que l’on peut réellement attendre des agents de l’Hydraulique. Personne n’aime sortir l’argent pour des agents de l’État. Cependant, ces hommes qui travaillent habillés en civil, parfois pieds nus, sont aussi des « Sénégalais comme nous ». Bien que l’on condamne leur « gourmandise », on admet que leur famille, elle aussi, doit manger. Alors chacun y met du sien pour qu’on – comme le dit un usager – « puisse quand même se débrouiller ». Cette ambivalence montre comment, dans ce contrat, la frontière entre le public et le privé, entre l’agent qui fait son travail et l’hôte que l’on reçoit, entre le formel et l’informel, est constamment floutée.
43La propriété de l’argent du carburant est collective, et sa gestion se fait à partir de registres où la solidarité est une valeur qui prime. Les motivations proviennent de la même source, l’usager. Cependant, leur perception est différente. C’est un argent privé, qui appartient en propre à l’agent. En un mot, les motivations équivalent à un salaire. Dans ce cadre, l’agent se transforme en un opérateur privé qui rémunère ses services. La pratique des motivations éclaire non seulement les difficultés structurelles du service public au Sénégal, mais, plus intéressant encore, l’ambiguïté du propre rapport des agents à l’État. Ceux-ci se déplacent sur des camions estampillés du drapeau national avec des laissez-passer signés de la main du gouverneur de la région. Cependant, ces porteurs d’étaticité se rémunèrent à la manière d’entrepreneurs privés ou de mercenaires dont le rayon d’action se situe en dehors d’une charge publique.
44L’accord tacite entre usager et agent porte sur l’existence d’une motivation davantage que sur sa teneur exacte. Les agents ne demandent jamais directement des sommes d’argent aux usagers. Tout est sous-entendu. De plus, les agents adaptent leurs attentes aux « réalités sociales » des lieux dans lesquels ils interviennent. Dans les villages particulièrement restreints ou pauvres, les agents peuvent se contenter de cadeaux en nature, comme une chèvre ou des poules. Les agents ont leurs propres critères de jugement pour déterminer s’ils ont reçu des motivations décentes ou si c’est « du n’importe quoi ». La taille du village, la capacité du forage (polarisation ou non d’autres villages), son mode de gestion (anciens comités de gestion ou ASUFOR), la présence d’un politicien de renom ou d’un proche du gouvernement sont autant de critères pris en compte par les agents. Pour les usagers, il faut « motiver » les agents juste assez pour qu’ils repartent satisfaits sans trop avoir à débourser. Il arrive évidemment que les attentes soient déçues.
45Un soir, j’accompagne Matty Thiaw dans une cabine de pompage tandis que le reste de l’équipe travaille sur un autre forage à quelques kilomètres de là. L’intervention de l’électromécanicien a duré moins de trente minutes. Alors que Matty finit de ranger ses affaires, le président de l’ASUFOR vient à sa rencontre. Il veut nous inviter chez lui, mais Matty est fatigué. Il a laissé seul son apprenti sur l’autre chantier et préfère y retourner rapidement. Après les salutations d’usages, le président tente de lui glisser un billet dans la main. Matty referme immédiatement les bras sur son torse. Il part d’un grand éclat de rire. Il refuse l’argent. Le billet de 10 000 francs CFA tombe par terre sans que personne ne le ramasse. S’en suit un long conciliabule où chaque partie tente de légitimer la précarité financière de sa propre situation. Matty Thiaw perd sa patience. Il me prend le bras par surprise et tente de m’entraîner vers la voiture. Cette sortie de scène quelque peu grotesque est interrompue par le président de l’ASUFOR qui nous court après. La somme a été augmentée. Matty l’accepte. Nous pouvons enfin repartir. Nous discutons durant le trajet pour rejoindre le reste de l’équipe :
Ils voulaient me donner ce petit quelque chose, dès que j’ai vu la couleur du billet, j’ai pensé je refuse ! C’est du n’importe quoi, tu arranges le moteur qu’ils ont gâté, tu les aides à avoir de l’eau et eux tout ce qu’ils peuvent te donner c’est 10 000 francs CFA. Mais il fallait augmenter ! (Région de Kaffrine, le 6 mai 2011)
46Par la suite, je verrai ce type de schéma se reproduire en fin de chantier tant avec Matty Thiaw qu’avec d’autres chefs d’équipe. Lorsque la somme remise en guise de motivation est jugée trop basse, l’agent refuse de toucher les billets. Il ferme ses poings, et met ses mains dans les poches. Il signifie par là : c’est si peu que ça ne vaut même pas la peine que je me baisse pour le ramasser. Ce type de mise en scène fait partie des interactions normales entre agents et usagers.
47Mais il arrive que le protocole soit brisé par les usagers et que les agents ne reçoivent pas assez. Dans ces cas-là, ils ne disposent pas de moyens de rétorsion directs. Comme le mentionne un agent de la BPF de Kaffrine : « Quand on repart sans la satisfaction, alors là, on en prend bonne note. » Les agents ont tous en tête une cartographie nationale des « villages de pingres ». La sanction est ainsi différée, mais efficace à moyen ou long terme. Le village est rayé de leur carte d’intervention. Grâce aux rotations d’effectifs et à la société d’interconnaissance que constitue la famille de l’Hydraulique, être placé sur liste noire n’est pas une chose à prendre à la légère. Cela signifie être mis au ban dans les grandes archives orales que l’ensemble des agents se transmet au cours de leur service et à travers leurs affectations. Il faudra beaucoup de temps, d’efforts et de bonne volonté pour que les agents se déplacent à nouveau dans une localité qui a montré de l’« ingratitude ».
48Dans la zone centre, le contexte juridique particulier des forages donne un argument de plus aux agents soucieux de légitimer leurs pratiques ainsi que les sanctions qu’ils infligent. Les agents de l’Hydraulique sont les parents pauvres de la réforme du secteur. La REGEFOR a mis en place un système où les ASUFOR sont devenues les petites mines d’or du paysage rural. Pour Matty Thiaw : « Depuis la REGEFOR, les usagers ils ont de l’argent en pagaille. Le manque de moyens, tel n’est pas leur problème. Les ASUFOR à elles seules pourraient se payer l’Hydraulique. » Les agents se sentent lésés par une réforme qui, selon eux, fait la part belle aux usagers et ne tient pas compte de la valeur de leur savoir technique. Les usagers sont régulièrement dépeints comme des gens qui « gâtent » les installations. Ils ne « méritent pas » les forages que l’État, ou un projet leur « donnent ». Les agents mettent en avant leur lien « naturel » aux forages ainsi que leur attachement presque sentimental à ceux-ci. Ils en assurent la maintenance, ils en comprennent réellement les besoins et les caprices. La légitimité de leur savoir-faire est donc bafouée par une réforme qui donne tous les avantages financiers à des usagers « ignorants ». Les motivations sont perçues comme une manière de recouvrer un peu de ce qui leur est dû.
49Elles cristallisent l’ambiguïté du rapport à l’usager et montrent la perception que les agents ont d’eux-mêmes et de leur métier. Ils se comportent comme des opérateurs de maintenance privés tout en se prévalant d’être des agents de l’État à part entière. En s’investissant dans la maintenance des forages, ils « servent le monde rural » et ils « servent le Sénégal » au contraire des « avocats, des politiciens et des cadres de Dakar » qui ne font que « bouffer l’argent ». À travers leurs discours méprisants à l’encontre des usagers, la pratique des motivations et les moyens qui sont déployés pour les sécuriser, les agents se présentent finalement comme étant davantage au service des forages qu’à celui de leurs usagers.
50Le décalage entre ce qui doit être fait et ce qui peut être fait est une constante de l’ordinaire bureaucratique du dernier échelon des administrations publiques. Cette situation pousse les agents à développer des conceptions alternatives de leur mission. Comme le note Lipsky : « Les bureaucrates de rue développement des conceptions de leur travail et de leurs clients qui réduisent la tension entre leurs capacités et leurs objectifs, rendant ainsi leur travail plus facile à supporter psychologiquement. » ([1980] 2010, p. 141)7 L’argent du carburant a permis d’analyser le corps de l’hydraulique comme une mutuelle sociale ansi que les registres de redevabilité entre les chefs de service et leurs agents. Les motivations éclairent cette fois les registres de redevabilité entre agents et usagers. L’agent est redevable envers le citoyen non pas en vertu des règles du service public, mais grâce à un contrat moral et tacite sanctionné par la remise des motivations.
51Ces transactions financières pourraient, au travers d’une lecture normative, être qualifiées de pratiques corruptives. Elles consacrent la rétribution indue d’un service. Cependant, le cadre dans lequel les motivations se déroulent appartient davantage à l’univers du don et de la construction mutuelle de la confiance qu’à celui de l’extorsion et du racket organisé. Ces échanges ne sanctionnent pas uniquement un service ponctuel – que ce dernier puisse être raisonnablement considéré comme dû ou non dans les conditions socio-économiques du Sénégal –, mais permettent d’instaurer ou de maintenir un rapport basé sur un contrat de confiance. Ces transactions s’enchâssent ainsi dans des rapports de sociabilité plus larges (Blundo et Olivier de Sardan 2007a, 2007b).
52L’usager donne, l’agent reçoit et il rendra. Au travers de la remise de motivations, la relation entre agents et usagers se personnalise. Les motivations assurent dans le temps un rapport de redevabilité personnalisé entre les deux parties. L’agent que l’on a bien « nourri » reviendra. Il travaillera correctement et ne cherchera pas à profiter de la situation. Beaucoup de responsables d’ASUFOR construisent des liens sur la durée avec un ou plusieurs agents. Lors des pannes, ils n’appellent pas les chefs de la SRH ou de la BPF, mais directement l’agent qu’ils connaissent. Les relations qui se tissent entre les deux parties dépassent à la fois la relation entre un agent de l’État lambda et un citoyen anonyme et la relation entre un prestataire de service privé et le mandataire dudit service. À travers la remise des motivations se formalise un contrat entre agents et usagers. Il n’est pas celui du service public. Il ne lie pas une institution à l’ensemble des citoyens, mais des individus entre eux, de manière personnelle. Ce contrat est le fruit du contexte structurel dans lequel évoluent les agents, contexte qui influence une certaine perception de leur métier et des missions qui lui sont associées.
La revente des pièces et le repli du matériel usagé
53La panne génère également de l’argent à partir de la revente des pièces de rechange qui sont installées ou remplacées lors des dépannages. Si elle n’est pas en soi plus marginale que les deux précédentes, cette troisième catégorie de transactions est celle dont les agents parlent le moins. À l’intérieur du corps de l’Hydraulique, elle se situe à la frontière entre légitimité et illégitimité, acceptation et condamnation. Ce type de transactions constitue la catégorie la plus contestée par les usagers, celle avec laquelle les agents prennent le plus de distance dans leurs discours. La revente des pièces a lieu de deux façons. Premièrement du commerçant privé au forage à travers l’agent, deuxièmement, du forage vers le privé, par l’intermédiaire également de l’agent.
54Dans le premier cas, l’agent achète auprès d’un commerçant privé les pièces de rechange dont un forage en panne a besoin. Lors du dépannage, il revend lesdites pièces aux usagers avec un bénéfice. Dans le deuxième cas, les agents emportent avec eux – « replient »8 selon leurs propres termes – après un chantier, un certain nombre de pièces usagées, mais encore fonctionnelles. Les agents les revendent de manière plus ou moins officieuse à des privés, au retour. Les agents réalisent alors un bénéfice substantiel puisqu’ils n’ont pas payé ces pièces.
55Dans les deux cas, l’agent est ici un intermédiaire entre deux espaces distincts, celui du rural et de l’urbain, des usagers et du commerce privé. Cette position lui permet de dégager une marge financière. La position de « courtier » (Boissevain 1974) que les agents s’octroient dans ces transactions est légitimée par des arguments différents. La connaissance technique de l’agent et le fait de résider et travailler près des grossistes permettent d’agir en tant que courtier en pièces d’électronique, de mécanique ou de plomberie. À cela s’ajoute une certaine perception de l’Hydraulique en tant que corps et de la propriété de ce dernier sur le forage.
56Les anciens comités de gestion dépendaient d’une dotation de l’État ou d’un bailleur pour le remplacement de toutes les pièces de rechange du forage. Dans le cadre de la REGEFOR puis de la Lettre de politique sectorielle de 2005, les ASUFOR doivent désormais consacrer une partie de leurs bénéfices à l’amortissement des installations d’exhaure. Les agents de la DEM ne sont là que pour installer le matériel. Le remplacement de la pompe ou de l’intégralité du groupe électrogène – extrêmement onéreux – est plutôt exceptionnel et n’intervient souvent qu’après plusieurs années. Cependant, de nombreuses petites pièces de mécanique ou de plomberie se « gâtent » à force d’usage et doivent être remplacées de manière régulière.
57Toutes ces pièces sont à la charge des usagers dans les localités touchées par la réforme. Malgré la transformation des anciens comités de gestion en ASUFOR, ce sont cependant toujours les agents qui procèdent à l’achat des pièces à Kaolack. Aux dires des agents, cet arrangement se légitime par le fait qu’il faut un individu qualifié pour acheter une pompe ou même une pièce de rechange pour le moteur. De plus, certains villages sont trop « enclavés » et se rendre à Kaolack ou à Dakar constitue un véritable obstacle. Avant une mission, les agents appellent donc systématiquement le village où ils se rendent. Ils tentent de diagnostiquer à distance le problème afin de venir avec les pièces potentiellement nécessaires. Cependant, ce service – comme tous les autres services que rendent les agents aux usagers – n’est pas gratuit.
58Les agents préfinancent eux-mêmes les pièces qu’ils installent. Elles ne proviennent pas d’un stock détenu par l’État, mais sont achetées directement dans le privé par les agents. De cette transaction, les agents vont tirer un bénéfice puisque les pièces sont revendues plus cher aux usagers. Grâce à leurs connaissances techniques et à leur situation géographique privilégiée, les agents deviennent donc des courtiers auxquels les usagers sous-traitent, de plein gré ou non, l’achat des pièces de rechange.
59La place d’un électromécanicien est particulièrement lucrative, car c’est lui qui remplace – et donc, achète – toutes les pièces du groupe électrogène. Matty Thiaw a ses habitudes dans une quincaillerie libanaise de Kaolack. Le déferlement de l’industrie chinoise au Sénégal lui a permis d’affiner ses services. Pour chaque pièce, la quincaillerie propose plusieurs modèles, de l’« original » jusqu’à parfois plus de deux pièces « copiées ». Le prix de ces pièces varie selon leur qualité. Il n’est pas évident de les différencier pour quelqu’un qui n’a pas les connaissances techniques de Matty. Lors du premier dépannage que j’effectue à ses côtés, il revend au prix de 7000 francs CFA une pièce achetée à 1500 francs CFA.
60En plus des motivations qu’il reçoit à la fin de chaque mission, le « préfinancement » des pièces permet donc à Matty de vivre largement au-dessus des moyens que devrait lui conférer son salaire officiel. Matty Thiaw loue deux grandes chambres à Kaolack et envoie sa fille dans une école privée. Il cherche un terrain pour construire une maison à Dakar. Chaque mois, il paie le loyer et les factures de la maison de son père à Pikine, ce qui inclut un ménage d’une dizaine de personnes. Les seules factures d’eau et d’électricité de la maisonnée sont régulièrement équivalentes à son salaire officiel. Il soutient financièrement également les études de l’un de ses plus jeunes frères. Matty a pu faire récemment l’acquisition d’un 4x4 de seconde main. Grâce à ce véhicule, il est à même d’exercer à titre privé auprès de forages de particuliers lorsqu’il n’est pas en mission avec ses collègues. Se trouver à une place stratégique de la filière de remplacement des pièces usagées permet donc de tirer son épingle du jeu de façon substantielle. La circulation de l’argent, et ses conséquences directes sur le train de vie des agents de l’État, explore « le hiatus entre hiérarchies formelles et parallèles » où les postes sont valorisés selon les possibilités de gain illicite qu’ils fournissent (Blundo 2007, p. 75). À l’Hydraulique, l’électromécanicien se trouve en haut de la pyramide de valorisation emic des postes.
61Ce commerce fonctionne notamment grâce à la dépendance des usagers en termes de connaissance et de transport. Pour de nombreuses localités, l’agent constitue la seule possibilité de se procurer les pièces manquantes. Cependant, par le biais des différents programmes d’appui aux principes de la REGEFOR, de plus en plus d’ASUFOR reçoivent des formations qui leur permettent de connaître les pièces ou même de former un habitant à la plomberie et à la mécanique. Avec les bénéfices de la vente de l’eau, il est également possible de payer le déplacement d’un membre jusqu’à Kaolack, voire même jusqu’à Dakar, pour procéder à l’achat. Les ASUFOR qui en ont la possibilité contournent alors les agents pour les achats. À Sarakoundé, en janvier 2011, le secrétaire Mustapha Faye s’apprête à aller à Dakar pour chercher une pompe chez MatForce, un revendeur de la capitale. Pour lui, les formations reçues par les différents programmes d’aide ont apporté « la liberté » à Sarakoundé. L’argent de Sarakoundé peut rester dans les caisses de Sarakoundé au lieu d’être « bouffé par les caïmans », à savoir les agents de l’Hydraulique : « Pourquoi passer par eux ? Ils connaissent, nous connaissons. Ils font, nous faisons. » Ce type de contournement ne va pas de soi pour les agents. Il est souvent vécu comme une attaque personnelle.
62Un après-midi, nous arrivons dans un village de la région de Kaffrine. Le forage est à l’arrêt et les apprentis se mettent rapidement en place pour relever la pompe sous les ordres du chef d’équipe. Lorsque l’engin apparaît enfin au bout de la grue, tout le monde constate qu’il a « grillé ». Matty Thiaw appelle les responsables de l’ASUFOR pour expliquer qu’il va leur falloir acheter une nouvelle pompe. Il découvre alors qu’ils en ont déjà une en réserve. Elle a été achetée il y a quelques mois sans qu’il n’en ait rien su. La nuit précédente, l’équipe a dormi au pied d’un forage, le chantier s’étant terminé aux premières lueurs du jour. Matty est fatigué et très vite, il explose. L’échange avec le président de l’ASUFOR est musclé. Des menaces fusent des deux côtés. La pompe ne sera même pas sortie de son coffre. Matty refuse de la regarder. Il déclare qu’il ne la montera pas aujourd’hui. De toute façon, il le sait, elle est « mal adaptée », car les usagers ont acheté « sans demander ». Et ils ne « connaissent rien ». L’équipe reste solidaire. Les apprentis remontent le matériel dans le camion tandis que le moteur chauffe. Un apprenti, confie : « Ce qui a fait mal à Matty, c’est qu’ils ont cherché la pompe sans le prévenir. »
63Quelque temps plus tard, l’immersion de la nouvelle pompe a lieu. Mais Matty Thiaw ne se déplace pas, il laisse son apprenti s’y rendre seul avec le reste de l’équipe. Ce choix constitue, sans aucun doute possible, une sanction. Matty est le premier à admettre que son apprenti est très distrait et incapable d’un travail minutieux quand il n’est pas surveillé. Acheter son propre matériel est perçu par les agents comme une attaque personnelle. Elle est sanctionnée, ici, par l’envoi d’un apprenti pour une tâche trop complexe pour lui. Cette leçon peut s’avérer lourde de conséquences. Une pompe mal raccordée peut griller en quelques heures et des millions de francs CFA partir ainsi en fumée. Par ce type de sanctions, les agents tentent de maintenir tant bien que mal un monopole sur l’achat ; pratique menacée depuis la REGEFOR.
64Dépanner ce n’est pas uniquement l’occasion de revendre en brousse de nouvelles pièces acquises à Kaolack. C’est aussi le moment de « replier » – c’est-à-dire ramener dans les locaux de l’Hydraulique – les anciennes pièces, et notamment les moteurs usagés. L’ancien matériel possède un attrait économique pour les agents. Au marché de Kaolack ainsi que dans les ateliers mécaniques qui bordent la route nationale, tout se revend. Ces pratiques sont beaucoup plus dissimulées que celles de l’argent du carburant, des motivations ou même du préfinancement des pièces. Les agents prennent leur distance avec elles et les discutent à la manière de rumeurs. Le sol d’un chantier achevé est parsemé de petits débris. Avant de partir, les apprentis font disparaître furtivement dans leurs poches, boulons, vieux culots ainsi que chutes de métal ou de bois. Ces petits objets seront revendus au retour dans les ateliers mécaniques de la ville et complèteront le revenu des « bénévoles ». À l’image des glaneurs, les déchets de chantier sont une chasse gardée des apprentis. Bien que presque tabou, le « glanage » des apprentis sur les chantiers apparaît à la périphérie des discours des agents. Personne n’en parle directement, mais tout le monde concède que les « boys » ont le droit de se « débrouiller ». Ces pratiques peuvent être verbalisées lorsque quelqu’un enfreint le consensus qui les régit. Par exemple sur un chantier, Oumar Saji, un chauffeur, jette son dévolu sur le bois du coffre de la pompe qui vient d’être installée. Il demande à un menuisier local de lui confectionner de petits bancs. Cet accaparement est immédiatement moqué avec sévérité par les autres membres de l’équipe. Un autre chauffeur s’exprime ainsi : « Saji est tellement gourmand. Ce bois-là, même les apprentis n’en veulent pas. Saji devient tellement gros, bientôt, il ne pourra plus marcher. »
65Au-delà de ce petit commerce de déchets industriels se trouvent des pratiques plus lucratives et plus cachées encore. Celles-ci gravitent autour du « repli » des moteurs usagés. Du temps des anciens comités de gestion, les dotations en matériel étaient réalisées au nom de l’État même si elles étaient financées par un bailleur. Malgré le changement de politique progressif depuis la fin des années 1990, les agents de la DEM continuent à imposer d’office une propriété sur tous les groupes électrogènes qu’ils désinstallent sans tenir compte de leur provenance.
66Nous arrivons un soir tard dans la nuit dans un village de la région de Kaffrine. À l’aube, le chef d’équipe réveille tout le monde. Tandis que les apprentis se mettent au travail, sur une natte, les contractuels déjeunent de café et de pains amenés par des femmes du village. L’ambiance est à la fête. Tous les enfants sont venus voir l’équipe travailler. La localité vient de se voir octroyer un groupe électrogène et une pompe par l’État grâce à un « projet ». La vie va devenir plus facile. Cependant, au moment où les habitants présents constatent que l’équipe est en train de hisser sur le camion l’ancien moteur du forage, l’ambiance se tend.
67L’alerte est donnée et plusieurs notables débarquent rapidement sur le chantier. Ils s’opposent au repli du moteur. Deux agents vont longuement s’entretenir avec eux à l’ombre d’un arbre. Les agents légitiment cet acte d’appropriation selon leur position. Ils sont l’État et ils sont chargés de la maintenance de tous les forages du Sénégal. Les villages doivent être solidaires et céder ce qui ne fonctionne plus pour eux. L’Hydraulique replie ce matériel pour en devenir la gestionnaire. Le vieux moteur pourra faire office de donneur d’organes pour d’autres villages. Les notables cèdent, mais de très mauvais gré. C’est un moteur qui leur a été donné par un « projet ». Ils entendaient le garder pour pouvoir le prêter en cas de besoin à un village voisin ou même le garder en cas de problème avec le nouveau groupe. Les agents les convainquent qu’ils leur ont installé « la meilleure qualité » et qu’ils n’auront plus d’avaries. Ils ont affaire à un village qui est encore organisé en comité de gestion. Les notables font pression, mais se sentent obligés de céder à ces agents de l’État si sûrs d’eux. L’ancien moteur reste sur le camion de la SRH et nous repartons avec une heure plus tard. Désormais, avec la généralisation des principes de la REGEFOR à l’ensemble du territoire, de nombreuses localités financent elles-mêmes leur groupe. Dans ce cadre, l’appropriation du matériel usagé cause de plus en plus de tensions. Elle n’est plus associée à la récupération légitime du matériel de l’État par l’État, mais à la rapine d’agents prédateurs sur le bien de la localité en question.
68Pourquoi tant de tensions autour de ces pièces ? Est-il uniquement question de maintenir un monopole d’honneur sur le matériel replié ? J’interroge Sidy Bâ, l’électromécanicien de la BPF, sur l’avenir réel du matériel replié. Il explique : « Le moteur, c’est toujours intéressant. Même un moteur complètement foutu a toujours des pièces que l’on peut récupérer. » Il existe donc un « business » très lucratif autour des replis. Les vieux moteurs servent rarement à en dépanner d’autres. Déposés encore intacts à l’Hydraulique, ils deviennent en quelques jours des « coquilles vides ». Interrogé à son tour sur ce trafic, Matty Thiaw se montre plus pudique que Sidy Bâ, « un moteur qui passe entre plusieurs mains, c’est pas bon ». Cette retenue médiatise une certaine distance prise avec ces pratiques. Face aux usagers, les agents sont intraitables sur le repli. Pourtant, ils n’aiment pas discuter de ce qui se passe après. De manière générale, personne ne parle aisément du « magasin », l’entrepôt où, à l’Hydraulique, les agents déposent toutes les pièces. Ablaye Gassama, soudeur à la SRH occupe une position particulière. C’est lui qui est le gardien des clés du magasin :
L’année passée, le chef de la SRH [et régional ad interim] m’a donné les clés du magasin. Il a dit, toi tu es sérieux, tu vas gérer. Tout le temps, je veux les rendre, le magasin je n’aime pas ça. Le directeur contourne à chaque fois, mais moi je ne veux plus ces clés. (Région de Kolda, le 27 mai 2011)
69Je demande pourquoi :
Il y a des choses qui parfois ne sont plus là. Et ce n’est pas bon, un jour quelqu’un peut venir te prendre et t’amener à la gendarmerie. On ne doit pas être responsable de ce que l’on ne peut pas contrôler. (Région de Kolda, le 27 mai 2011)
70En interrogeant les agents, tout le monde s’accorde à dire que la revente des pièces du moteur et d’autres gros matériels entreposés dans le magasin bénéficie avant tout le sommet de la pyramide hiérarchique. J’interroge Sidy Bâ :
Mais le directeur c’est un saay-saay.9 Il y a quelques mois, l’air-lift a disparu. Tu as vu le gardien là ? Toute la nuit, il surveille. Comment l’air-lift peut disparaître de l’Hydraulique ? Il faut un véhicule pour le pousser, il faut ouvrir le portail. Aucun agent ne fait ça sans la permission d’en haut. (Kaolack, le 3 juin 2011)
14. Le nouvel air-lift de la SRH. Région de Kaffrine, 2012.

71L’incrimination de la Direction est à nouveau sur le tapis quelque temps plus tard. Les agents sont dépêchés expressément un samedi pour aller installer un nouveau groupe électrogène à Koudourou, le village de Kassim Diankhar.10 À la fin du chantier, nous repartons étonnamment légers. L’ancien moteur est resté là-bas. J’interroge le chauffeur : « C’est les ordres du directeur, je l’ai encore appelé pour confirmer. Il a dit, vous laissez tout là bas. Alors nous, on touche à rien et on rentre. » Matty Thiaw complète, « ça, c’est la politique ». Nous évoquons ce village de Kaffrine où il a disputé aux notables le repli du moteur :
Ah cet endroit ! Des dizaines de kilomètres de pistes pour y arriver, même la SENELEC ne va pas jusque-là bas. Les êtres humains s’établissent vraiment partout, hein ? Mais c’est tellement enclavé. Si tu es né dans un endroit pareil, tu ne seras pas grand-chose sur terre. (Kaolack, le 3 mai 2011)
72J’interroge encore Ablaye Gassama, gardien des clés, sur l’implication de sa hiérarchie dans le business du repli. La thématique lui est plutôt désagréable. Des agents sont très probablement complices, mais Gassama préfère mettre surtout l’accent sur les cadres :
Notre directeur, il a eu cette promotion, maintenant il gère deux services. Tu sais c’est comme ça avec les cadres. Le directeur de la DEM le met là. Il lui dit : je te mets là pour que tu regardes là pour moi. Tout le temps, c’est des magouilles sur le matériel replié. (Région de Kolda, le 29 mai 2011)
73L’argent du carburant et les motivations se parent des allures de la légalité. Ces échanges sont devenus des pratiques normalisées auprès des usagers et sont régulés au sein du corps. Pour le repli du matériel, les agents suivent les ordres et sont sans pitié quand il s’agit de rembarquer un vieux moteur usagé. Cependant, ils préfèrent détourner la conversation quand on évoque trop précisément l’avenir de ces pièces. Les sommes dégagées lors de ces ventes sont aussi peu légales que les taxes de déplacement ou les motivations exigées lors de chaque dépannage. Pourtant, l’univers de ces transactions change radicalement. À travers les allusions et les non-dits des agents, ces pratiques s’apparentent à des vols que personne n’a envie d’évoquer. Ces transactions n’ont pour les agents rien de commun avec l’argent du carburant ou les motivations, pratiques dont ils parlent librement et sans gêne aucune.
74La propriété de l’Hydraulique sur ces objets repliés est contestée à l’intérieur même du corps. Cette contestation ne repose pas sur le fait de soustraire les objets aux usagers, mais sur l’utilisation qui en est faite par la suite. L’ambiguïté autour de la revente des pièces permet d’explorer les normes de fonctionnement du corps de l’Hydraulique, son « économie morale ». Les pratiques des uns et des autres ne sont pas légitimées uniquement selon des stratégies d’accaparement. Elles s’intègrent à une perception du métier, de ce qui est juste, de qui a droit à quoi.
75Si le glanage des apprentis est toléré, la revente des moteurs est ainsi silencieusement condamnée. Dans les discours, ces sommes sont perçues comme soustraites à la famille de l’Hydraulique. Ces sommes n’alimentent pas une boîte collective. Elles ne permettent pas à des agents de donner la dépense à leurs femmes. Elles ne bénéficient qu’à quelques privilégiés, les cadres qui ne sont pas dans le besoin, au détriment des autres. Dans ce sens, la revente n’est pas perçue comme un vol du bien des usagers, mais plutôt comme le vol du corps de l’Hydraulique. L’ambiguïté de ces pratiques montre par conséquent comment un lien de redevabilité entre membres de la grande famille de l’Hydraulique prime sur le lien qui unit classiquement agents de la fonction publique et citoyens.
L’argent de la panne : quels contrats entre agents de l’État et citoyens ?
76Lipsky a pointé du doigt l’importance du dernier échelon des bureaucraties. Ces fonctionnaires de rue, de guichet – ici de chantier – sont ceux qui matériellement délivrent les services et biens de l’État aux usagers. L’ethnographie de l’ordinaire bureaucratique permet ainsi d’approcher au plus près du fonctionnement concret de l’État. Ce qui se joue lors d’un dépannage, c’est davantage qu’une histoire d’eau. Dans l’espace de la panne, usagers et agents définissent – ensemble, mais non sans tensions – ce qu’est l’action publique. L’argent de la panne, ses différentes perceptions et les affrontements qu’il suscite, permet d’explorer la manière dont se crée un contrat entre agents de l’État et usagers au sujet de l’accès à l’eau, il examine le rapport à l’État qu’entretiennent les populations rurales du pays.
77Les dépannages attestent d’un fonctionnement informel généralisé de l’Hydraulique. L’action publique est organisée grâce à des transactions monétaires informelles et génère des bénéfices qui sont tantôt redistribués selon une logique de corps tantôt accaparés selon des logiques privées. La frontière public/privé, qui définit l’idéal-type de la fonction publique est ici floutée. Cependant, les différentes perceptions de cette somme permettent de dépasser la grille de lecture du néopatrimonialisme. Elles mettent en lumière comment le contrat qui lie agents et usagers oscille constamment entre légitimité et illégitimité, formalisation et informalisation.
78L’argent de la panne éclaire le fonctionnement concret de l’institution publique qu’est l’Hydraulique. Un bien collectif – l’accès à l’eau – est délivré par des agents de l’État avec du matériel estampillé du drapeau national. Pourtant, les sommes qui s’échangent entre usagers et agents ne sont pas destinées au Trésor public. Dans l’espace de la panne, l’action publique est financée directement par l’argent des usagers, le bien nommé « argent du carburant ». Les agents utilisent le bien de l’État, ainsi que son nom, afin de générer des profits personnels, de manière indirecte – dépanner pour recevoir des motivations – ou de manière directe – revendre des pièces aux usagers ou revendre le matériel utilisé par des usagers à titre privé. Dans cet espace d’interaction entre usagers et agents, la frontière entre le public et le privé devient opaque.
79Ce constat n’est pas particulièrement surprenant. La notion de néopatrimonialisme a été abondamment utilisée pour expliquer le fonctionnement des États africains post-coloniaux. Cette notion, faisant référence à Max Weber ([1922] 1971) et popularisée par Eisenstadt (1973), a été reprise pour expliquer le fonctionnement du politique en Afrique (Bayart [1989] 2006 ; Beck 1997 ; Médard 1990). Elle cible l’utilisation du bien public à des fins privées, l’accaparement des ressources nationales à l’insu des citoyens. Un certain renouveau de l’approche ethnographique de l’État critique cette grille de lecture devenue un quasi « standard » dans la littérature. Comme le note Theobald, l’emphase sur la notion de néopatrimonialisme ne fait finalement que de se limiter à décrire une caractéristique particulièrement saillante de l’organisation sociale dans le contexte de pays en voie de développement (1999, p. 499).
80S’arrêter au constat de l’utilisation privée des ressources publiques ne permet que de généraliser une certaine lecture normative de l’État africain sans engager de réelles réflexions sur les institutions qui le composent ainsi que sur leur fonctionnement. Dans ces lectures souvent hâtives, aucun agent public ne sert l’État puisqu’il est mû par des logiques d’accaparement privées uniquement. À contre-pied de cette posture, des recherches sur la délivrance des services publics en Afrique de l’Ouest montrent comment la labellisation de certaines pratiques sous le vocable de la corruption empêche le chercheur d’envisager la complexité réelle de ces transactions financières entre pratiques socialement acceptées, privatisation palliative et accaparement privé (Blundo et Olivier de Sardan 2007a). Dans ce sens, ethnographier les bureaucraties, la vie de leurs fonctionnaires, leurs moyens de travail, leurs propres perceptions de leur mission, permet de réintroduire, dans la lecture de l’État africain, la compréhension de logiques qui vont dans le sens de la poursuite de l’intérêt public (Blundo 2012 ; Olivier de Sardan 2001, 2004 ; Willot 2009a, 2009b).
81Facturer le déplacement aux usagers, c’est avant tout permettre le dépannage du forage. Facturer des sommes en plus, c’est amortir l’utilisation des véhicules et du matériel. C’est également permettre aux agents de payer leurs frais médicaux quand ils en ont besoin ou de tout simplement s’assurer des conditions de vie décente. Ces transactions financières sont tantôt acceptées tantôt contestées par les usagers. Elles sanctionnent néanmoins toujours un travail achevé, le rétablissement de l’eau. À l’Hydraulique de Kaolack, des logiques néopatrimoniales et des pratiques qui visent la poursuite de l’intérêt public coexistent donc quotidiennement.
82Les tensions qui parcourent ces transactions éclairent des critères emic de normalité (Anders et Nuijten 2007) propres aux usagers et aux agents de l’État. Dans l’espace de la panne, certaines irrégularités – d’un point de vue uniquement normatif – sont normales aux yeux des acteurs tandis que d’autres ne le sont pas. Ce type de décalage n’est pas exclusif au Sénégal. Le décalage entre normes pratiques et normes réelles est une composante essentielle des administrations publiques africaines (Olivier de Sardan 2004, 2008). Ces normes adaptées sont également une caractéristique que l’on retrouve, à plus ou moins grand degré, dans toutes les street-level bureaucracies ; normes que Lipsky nomme des « routines » ([1980] 2010). Ces transactions ne sont ainsi pas le fruit des pulsions prédatrices de certains agents au sens moral moins développé que d’autres, mais font partie de comportements régulés et normalisés dans la pratique quotidienne de l’action publique.
83L’argent de la panne permet dans ce sens d’engager une ethnographie du state-system ou du « faire l’État ». Bien que parfois normalisées au point de devenir banales aux yeux des acteurs, ces transactions et les tensions qu’elles suscitent sont révélatrices des perceptions des uns et des autres au sujet de l’État, des droits des citoyens à l’intérieur de l’État, de la mission de ses agents en son nom. Ces sommes n’éclairent donc pas uniquement les moyens de fonctionnement de l’administration, mais également la perception de ce service par les citoyens. Le rapport qu’entretiennent les citoyens aux agents de la DEM est ambigu et traversé de tensions. Ni face à la mafia ni face à des samaritains, entre échange et extorsion, les usagers négocient également un droit d’accès à l’eau à l’intérieur de l’espace de la panne. Ce droit est négocié à travers les différentes sommes qui s’échangent et leurs perceptions par les acteurs impliqués. Il oscille entre formalisation et informalisation, légitimité et illégitimité.
84Donner l’argent du carburant, et prendre ainsi en charge les dépenses relatives au déplacement d’un agent de l’État, constitue une pratique largement répandue dans les administrations publiques africaines. Administrations à l’intérieur desquelles les usagers sont appelés quotidiennement à supporter les frais d’un service normalement octroyé par les fonctionnaires (Blundo et Olivier de Sardan 2007a). La banalisation de cette pratique est relative aux « conditions matérielles de la citoyenneté » (Roitman 2007) de pays aux recettes fiscales insuffisantes où les politiques des bailleurs de fonds ont freiné la dépense de l’État depuis les années 1980. Face à cette banalité de la précarité – au sens de « precarity »11 de Butler 2009 –, ces pratiques sont aujourd’hui devenues tout à fait ordinaires. Tout un chacun sait que « l’État n’a pas les moyens » aussi bien que le soleil se lève le matin. Ce type de pratiques n’est pas perçu comme forme de prédation, mais comme mal nécessaire dû au manque de ressources de l’État. Ces transactions illustrent comment, en situation de précarité permanente, les usagers sécurisent des droits – normalement garantis au nom de leur statut même de citoyen – de manière alternative à ce qui est prévu dans le cadre de l’État. La formalisation de droits au bien public ne constitue pas un monopole détenu uniquement par l’appareil juridique de l’État. Au contraire, citoyens et agents participent activement à la production de ces droits dans leurs interactions quotidiennes (Benjaminsen et Lund 2002 ; Lund 2006, 2011a, 2011b).
85Les individus peuvent créer des pratiques pour prendre en charge ce que l’État n’a pas pu ou voulu faire. L’argent du carburant représente ainsi plus que le financement ponctuel d’un dépannage. Par sa répétition dans le temps et sa généralisation sur l’ensemble du pays, cette pratique consacre implicitement un contrat entre usagers et institutions qui représentent l’État. Ces transactions, qui se situent dans la zone grise de la légalité, apparaissent dans les cahiers comptables des ASUFOR pour être avalisées et enregistrées par leurs instances. La pratique de l’État au quotidien – ici l’espace de la panne – transforme donc l’illégal en légitime, en licite. Les transactions financières informelles consacrent la formalisation d’un contrat entre agents et usagers.
86Les transactions financières que représentent les motivations participent également à la formalisation d’un contrat entre agents et usagers. Celui-ci n’a cependant pas la même teneur que celui consacré par l’argent du carburant. Les motivations lient des individus entre eux. Elles concernent moins une perception de l’État comme un ensemble distant qui n’a « pas les moyens » que l’agent de l’État qui est, malgré son appartenance au corps public, perçu comme un proche, comme quelqu’un qu’il faut « aider ». Les motivations établissent la confiance entre les différents acteurs de la panne. Ce contrat n’est pas celui du service public, il ne lie pas une institution à l’ensemble des citoyens, mais des individus entre eux de manière personnelle.
87La « gourmandise » des agents est souvent critiquée par les usagers d’un forage. Cependant, il existe un consensus établi sur le fait qu’ils ont droit à une motivation. Dans ce cadre, l’agent cesse d’être perçu uniquement comme un porteur d’étaticité chargé de l’action publique, mais est davantage compris comme un « Sénégalais comme nous ». Le moment du repas partagé est emblématique de ce glissement. Dans cet espace s’échangent des points de vue sur la vie politique, ses derniers scandales, la cherté de la vie. Sont débattues également des allégeances passionnées à tel ou tel lutteur, sont moqués les « fatiguements » de la polygamie, est louée la « puissance mystique » de tel ou tel marabout. À l’inverse de la formule de Herzfeld12, se construit ici entre usagers et représentants de la fonction publique non l’indifférence, mais l’empathie et la ressemblance. Le manque de moyens de tous, la « galère », la « débrouille », ces représentations communes construisent un pont entre agents et usagers.
88C’est à ce titre que les agents sont motivés individuellement : ils sont des « Sénégalais comme nous » et il faut bien « les aider un peu ». Eux aussi appartiennent au Sénégal rural, celui qui a rarement « fait les bancs », celui qui « souffre » pendant que les autres prennent du bon temps dans les « bureaux climatisés » de Dakar. Si ces sommes ne sont pas formalisées à la manière du carburant, elles sont néanmoins légitimées par ce sentiment d’appartenance commune. Le contrat entre agents et usagers n’est pas qu’un contrat que les citoyens passent indistinctement avec tous les agents de l’État. Il est formalisé de manière individuelle avec l’agent que l’on rémunère. Au-delà de cette reconnaissance mutuelle, la personnalisation de l’action publique au travers de la motivation est également une stratégie citoyenne visant à combattre l’anonymat, facteur d’échec bien connu dans les méandres de l’administration publique (Olivier de Sardan 2001, 2004). Ce type de stratégie est aussi du ressort d’une expérience personnelle de l’État. Tout le monde sait que si tu ne connais personne tu n’es rien.
89La redevabilité entre agents et citoyens se construit par conséquent également en dehors du cadre formel de la fonction publique, dans la pratique des motivations. On motive un agent car l’on comprend ses difficultés, on légitime ainsi la rétribution privée de cette prestation publique. Cette reconnaissance de l’usager rend également l’agent redevable. Dans l’espace que constitue la panne, il donne pour recevoir en retour. L’agent, qui a reçu et qui repart en étant satisfait, reviendra à la prochaine panne, travaillera correctement. Les agents interviennent partout, mais ne se sentent vraiment redevables qu’envers les usagers qu’ils connaissent personnellement. Si tous insistent sur le fait qu’ils « servent leur pays », tout le monde n’est cependant pas servi avec le même zèle. La redevabilité entre agents et usagers se construit sur un registre qui n’est pas celui du service public, mais qui relève d’un contrat de confiance entre individus consacré par l’échange de motivations et renouvelé à chaque dépannage.
90La revente des pièces et le repli du matériel constituent la transaction qui provoque le plus de contestations du côté des usagers ainsi que le plus de tentatives de contournement. La revente des pièces est perçue comme un « business personnel », une « magouille des agents », en bref, comme un racket où les agents profitent de la dépendance des villages à leur égard. Cette perception entraîne des stratégies de contournement. Ceux qui le peuvent tentent de se procurer les pièces nécessaires aux dépannages par leurs propres moyens. Ces stratégies se retrouvent généralement dans les villages qui sont organisés en ASUFOR. Ces derniers ont en général une capacité financière et des connaissances plus grandes. Ils savent quoi acheter et peuvent les obtenir directement sans sous-traiter l’achat aux agents de la DEM.
91Dans ces transactions, l’agent n’est plus perçu ni comme un fonctionnaire ni comme un Sénégalais qui se débrouille tant bien que mal. Il est un prédateur – un « caïman » dans la bouche du secrétaire de l’ASUFOR de Sarakoundé – qui se nourrit de rapine, par la force et la ruse. Cette dernière catégorie éclaire toute l’ambiguïté et la complexité du rapport à l’État. L’agent, cet individu qui partage le repas, qui est un Sénégalais comme nous, est néanmoins également un caïman. Il représente aussi l’État dans sa perception populaire la plus prédatrice. Dans l’espace de la panne, des pratiques considérées comme légitimes et illégitimes se mélangent. L’espace de la panne consacre un contrat entre usagers et agents, entre individus entre eux, mais peut également se transformer partiellement en un espace de prédation. Les dépannages éclairent par conséquent le fragile équilibre entre le légitime et l’illégitime dans le processus de formalisation de droits d’accès à l’eau. Chaque dépannage peut devenir le théâtre de résistances et de protestations qui peuvent remettre en cause la position de l’agent comme « courtier » en achat ou la propriété de la DEM sur le matériel replié.
92Les dépannages constituent un moment de rencontre de l’État pour les citoyens. Ces moments éclairent le décalage entre les objectifs officiels de l’administration et ses moyens concrets. Ce décalage, caractéristique universelle des bureaucraties et non pas tare africaine, constitue une porte d’entrée vers les « normes pratiques » (Olivier de Sardan 2008) de l’ordinaire professionnel des agents de l’État. Ces normes traduisent « des savoir-faire, des combines, des habitudes, des routines apprises “sur le tas” » (Blundo 2012, p. 81) au cours de la socialisation professionnelle des agents. L’ethnographie permet ainsi de ne pas se limiter au constat de ces décalages, mais d’envisager leurs logiques.
93L’argent de la panne montre comment s’affrontent et se complètent différentes logiques de redevabilité : redevabilité interne à la corporation de l’Hydraulique, redevabilité entre État et usagers, redevabilité entre individus. Interroger ces transactions permet de sortir d’une lecture normative de la redevabilité pour véritablement explorer la diversité des mécanismes de reddition des comptes propres à un corps bureaucratique particulier. L’argent du carburant permet d’interroger la perception du rôle du chef de service, de ses devoirs envers ses agents. L’acceptation de cette pratique par les citoyens interroge la représentation qu’ils se font de la mission de l’État, leurs attentes vis-à-vis de ses agents. Les motivations éclairent la manière dont se construit la confiance, concrètement, entre agents et usagers. La revente des pièces montre comment l’État reste un espace de prédation tant pour les citoyens que pour les agents eux-mêmes.
94Ces trois types de transactions éclairent le rapport ambigu qu’entretiennent les populations rurales à l’État. Le dernier échelon de l’administration détermine concrètement l’éligibilité des citoyens vis-à-vis des bénéfices et des sanctions de l’État. Ses agents organisent le traitement et leur réception par les citoyens. Il constitue donc un médiateur du rapport des citoyens à l’État. Dans ce sens, ces individus détiennent la clé d’une certaine dimension de la citoyenneté (Lipsky [1980] 2010, p. 4). Les transactions financières constituent donc trois facettes qui composent la pratique du rapport à l’État dans les régions rurales de la zone centre. Elles montrent comment cette pratique oscille constamment entre différents registres de légitimité. Entre échange et extorsion, entre public et privé, l’Hydraulique apparaît au contact de ces usagers comme une institution du « clair-obscur »13 (Lund 2006). Les différentes catégories de transactions qui donnent accès à l’eau donnent à voir la complexité du contrat qui lie usagers et agents ; contrat qui détermine quels sont les droits à l’accès à l’eau et, ce que coûte ce droit. Ces transactions permettent de souligner la dimension processuelle du rapport à l’État qui se construit non pas uniquement au travers du consensus et de la sociabilité ordinaire, mais également de la violence, qu’elle soit symbolique ou verbale.
95Au chapitre 2, les fils du village sont apparus comme des intermédiaires clés du droit à l’eau dans leur terroir. Ici, les agents de l’État, bien que pour la plupart au bénéfice d’un statut informel, constituent d’autres intermédiaires incontournables de ce même droit. En ce sens, ces rencontres entre agents de l’État et citoyens éclairent le fonctionnement du contrat social sénégalais. Les droits et devoirs qui le cimentent ne découlent pas d’un cadre juridique formel. À travers les différentes transactions financières, nous voyons comment les droits naissent de « revendications » (Das 2011) et sont négociés à travers différentes formes de « pression » (Anand 2011).
96Ces transactions montrent de quelle manière une dynamique de reconnaissance mutuelle entre citoyens et agents de l’hydraulique est au cœur de la fabrique de l’État (Lund 2017). Elles ne font pas que donner un droit à l’eau, elles permettent à l’État de garder sa légitimité en tant que pourvouyeur du bien commun – en tant qu’État sourcier – alors même que le secteur est en cours de privatisation. Ces plombiers qui voyagent dans des vaisseaux de fortune estampillés du drapeau sénégalais sont par conséquent des acteurs tout aussi importants que les politiciens pour construire localement de la légitimité politique, et pour ainsi cimenter un contrat social entre l’État et les citoyens.
Notes de bas de page
1 Une stabilité politique qui, comme le rappelle Cissokho, est essentiellement évaluée à la tenue d’élections régulières et à l’absence de coups d’États militaires (2016, p. 18).
2 Pour une mission de trois-quatre jours en brousse, les apprentis vont recevoir en moyenne entre 1000 et 2000 francs CFA.
3 L’Aïd el Kebir ou Aid al Adha constitue une fête majeure de la religion musulmane. Elle commémore le sacrifice d’Abraham. Cet événement porte le nom de Tabaski au Sénégal. L’Aïd el Fitr, ou Korité au Sénégal, marque la fin du mois du Ramadan.
4 « Maître de maison » en wolof.
5 « Bâtard » en wolof.
6 L’utilisation du champ sémantique de la gratification constitue une manière courante de désigner, en Afrique de l’Ouest, des transactions monétaires entre agents de la fonction publique et usagers (Blundo et Olivier de Sardan 2007b, p. 132-133).
7 « In short, street-level bureaucrats develop conceptions of their jobs, and of clients, that reduce the strain between capabilities and goals, thereby making their jobs psychologically easier to manage. » (Lipsky [1980] 2010, p. 141) Traduction de l’auteure.
8 Le terme « replier » est utilisé par les agents dans le sens de « rapporter », « ramener » une chose d’un endroit à son point de départ. Ce terme est passé dans le langage courant. Les agents parlent par exemple de la dépouille d’un homme qui est « repliée » de Dakar vers son village d’origine pour être enterrée ou d’une femme qui, après avoir quitté temporairement son mari, « replie » ses affaires au domicile conjugal.
9 « Voyou » en wolof.
10 Voir le chapitre 3.
11 « Precarity » définit la précarité indue par un contexte politique particulier (Butler 2009, p. 25). Voir le chapitre 2.
12 Michael Herzfeld, 2002, The Social Production of Indifference, Chicago, University of Chicago Press.
13 « Twilight Institutions », voir Lund (2006).
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