Plonger dans le forage : une introduction
p. 13-40
Texte intégral
1Nous sommes dans la région de Kaffrine, au centre du Sénégal, un soir d’avril 2011. J’ai accompagné les agents de l’État chargés de la maintenance des infrastructures hydrauliques. Ils sont venus réparer un forage en panne depuis des mois. La pompe doit être remplacée. Quelques heures plus tôt, nous sommes partis de la ville de Kaolack – où se trouvent les locaux de l’Hydraulique. Le service public ne semble pas connaître d’heures pour ses interventions. Les agents travaillent de nuit, le dimanche, il n’y a pas d’horaires. Nous avons pris la route avec un camion-grue. Malheureusement, ce dernier connaît des problèmes de moteur depuis des mois. Il a été « donné » aux services de l’État par un bailleur, il y a quelques années. Mais le véhicule a vieilli et l’argent manque pour le réparer. Notre route est donc entrecoupée de pauses durant lesquelles le chauffeur tente de le bricoler. L’obscurité survient alors que nous sommes en pleine brousse. Nous sommes encore loin. Le chauffeur annonce, la mine grave : « Pour que le moteur tienne le coup jusque là-bas, je vais devoir rouler très lentement ». Il fait finalement nuit noire quand nous arrivons.
2Cependant, c’est la fête dès que nous commençons à décharger le matériel. Tout le monde nous a attendus. Pas une seule mère du village n’a réussi à mettre au lit son enfant ce soir-là. Tandis que la grue se déploie dans les airs, une armada de petits clowns scrute notre travail. Nous tentons d’éloigner ce jeune public. Le freinage de la grue est déjà tombé, il y a quelques semaines, et le crâne de l’un des monteurs-pompes s’en souvient. Il porte encore la marque des points de suture passés. Les agents préparent la nouvelle pompe hydraulique que nous avons transportée avec nous. Elle arrive directement de Dakar. Le chef de la Direction de l’exploitation et de la maintenance l’a personnellement réservée pour ce petit village du centre du Sénégal. Pourquoi ? Regardons derrière les enfants. Quelqu’un arrive en fanfare. C’est le fils prodigue du village. Un politicien fameux ! Il paraît que c’est grâce à lui que l’eau va être rétablie. Tout de suite, on lui amène une chaise en plastique pour qu’il assiste au spectacle. Cependant, ce n’est plus tellement lui qui observe le chantier mais nous qui devenons les spectateurs de son triomphe : il n’y a pas âme qui vive dans ce village qui ne soit venue lui serrer la main ce soir.
3Le chantier s’achève vers une heure du matin. L’eau a coulé, les enfants ont joué et sont allés se coucher. Le calme est revenu. Le politicien s’est éclipsé. C’est maintenant l’heure de la facture. Le président du comité d’usagers du forage – en charge de l’exploitation de l’infrastructure – et le chef d’équipe se rencontrent dans une maison, à l’abri des regards. Il faut passer à la caisse. Des sommes sont remises aux agents. Lorsque le chef d’équipe retourne à l’extérieur pour faire honneur à un repas préparé par des femmes du village, le président du comité se retourne vers moi. « C’est comme ça, l’État, il a son propre tarif. Le Sénégal, vous savez madame, c’est pas facile. »
Repenser l’État africain à travers une infrastructure centrale, le forage
4Depuis une vingtaine d’années, la notion d’État a soulevé de nombreux débats parmi les chercheurs ayant des terrains de recherches dans les pays du Sud ; pays confrontés aux conditionnalités de l’aide imposées par les bailleurs de fonds. Le récit qui ouvre le présent travail pourrait sembler une énième illustration de l’incarnation d’un État faible, voire « failli », sur son territoire : une équipée d’agents publics « mal partis » dans un vaisseau de fortune tentent de remplir leur mission. Pourtant, ce soir-là, c’est la liesse au village. Au fil de l’histoire, le forage hydraulique est réparé et l’eau coule abondamment.
5À contre-courant d’une certaine littérature sur l’État africain, je propose ici de nous départir des définitions normées de ce que n’est pas cet État afin de le réinvestir comme un objet de recherches empiriques. Comment l’État du Sénégal fonctionne-t-il ? De quelle manière ses citoyens sont-ils capables de réclamer et d’obtenir, parfois, des droits ? À travers l’ethnographie d’une infrastructure – le forage hydraulique – le processus de construction l’État du Sénégal peut être replacé dans son historicité propre. Au Sénégal, le forage constitue une infrastructure matérielle qui signale, depuis l’indépendance, la présence de l’État en milieu rural. Plus de cinquante ans plus tard, lors de ce dépannage, cette infrastructure permet encore de mettre matériellement en relation État et citoyens. Mais le forage met également en relation le chercheur avec le fonctionnement de l’État ainsi qu’avec son imaginaire dans la société. L’État sourcier : quels sont ses canaux secrets, ses ressorts intimes ?
6À travers l’infrastructure matérielle que constitue le forage hydraulique, j’interroge le processus de formation et de reproduction de l’État sur son territoire national. Comment l’État construit-il des installations, comment légifère-t-il sur leur fonctionnement, comment en assure-t-il la maintenance ? Ces questions permettent d’explorer la délivrance d’un bien public au Sénégal. Mais cette perspective de recherche ne serait pas complète sans la prise en compte des liens qui se nouent entre État et citoyens autour de cette infrastructure. Comment les individus perçoivent-ils et utilisent-ils les forages, comment acceptent-ils ou contestent-ils les conditions que l’État pose à leur utilisation ? Les pratiques et les discours des individus au sujet des forages sont déterminés par une multiplicité de registres normatifs qui brouillent les frontières entre public et privé, légal et illégal, définissant classiquement en philosophie politique l’action publique d’un État moderne sur son territoire . Le forage permet ainsi de penser le fonctionnement de l’État de manière concomitante à l’inscription des citoyens sur son territoire.
7Le forage donne matériellement accès à l’eau à ses usagers. Au chercheur, il donne accès aux canaux souterrains de l’État. Il permet d’interroger les registres formels et informels au travers desquels État et individus se rencontrent, au travers desquels le chantier que constitue l’État se crée au quotidien. En interrogeant les pratiques et les discours qui mettent en relations l’eau, l’État et les citoyens, j’interroge le fonctionnement de l’État du Sénégal, le rapport que les citoyens entretiennent avec lui ainsi que les différents registres qui leur permettent de réclamer et obtenir des droits.
8Pour ce faire, je me centre sur une infrastructure, le forage – figure centrale de l’hydraulique villageoise – et une posture – la recherche des dysfonctionnements de cette même infrastructure – les « pannes ». Lorsque l’eau ne circule plus, c’est l’ « argent de l’eau » qui est mis en question. Comment construire un nouveau forage, comment exploiter correctement, comment réparer ? Les pannes constituent des moments privilégiés pour accéder à l’organisation sociale d’un espace donné – le village – et pour observer de quelle manière se construisent, dans ce même espace, autorité publique et légitimité politique. Ces enjeux théoriques seront présentés à travers une approche diachronique : la naissance d’un forage, sa vie, sa mort.
9En 2009, j’atterris pour la première fois au Sénégal. Je m’intéresse alors au processus de changement que vit le secteur de l’eau ainsi qu’à l’implication des standards de l’aide internationale dans celui-ci. En effet, l’hydraulique villageoise a subi des transformations à la fin des années 1990 suite à une réforme au cours de laquelle l’État a délégué les charges d’exploitation et de maintenance des forages à des comités d’usagers. Cette réforme a été financée par l’Agence française de développement (AFD). Les principes de cette réforme ont par la suite été généralisés à l’ensemble du territoire dans le cadre de la poursuite des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). C’est à ce titre et dans ce cadre spécifique que l’État du Sénégal bénéficie alors de l’appui de bailleurs de fonds pour développer ses infrastructures hydrauliques. La privatisation des services publics constitue aujourd’hui un phénomène ordinaire du fonctionnement des États, au Nord comme au Sud. Je m’intéresse alors à ce processus de retrait et voudrais le saisir comme une modalité comme une autre de production du politique (Hibou 1999).
10Je choisis de m’installer dans la région administrative de Kaolack au cœur du bassin arachidier sénégalais. Ce choix est motivé par l’histoire relativement longue qu’entretient cette région avec le forage hydraulique ; une histoire intimement rattachée au processus de construction de l’État. Pilier économique de la colonie, le bassin arachidier va abriter certains des tout premiers forages du pays (Brasseur 1952). Après l’indépendance, la construction de forages et le développement d’une hydraulique villageoise constitueront l’une des formes privilégiées de l’encadrement de la population rurale. Par la suite, à la fin des années 1990, la région de Kaolack fera partie des zones pilotes de la réforme du secteur de l’eau. L’exploitation de l’hydraulique villageoise deviendra, à partir de ce moment-là, très influencée par les standards de la communauté internationale vis-à-vis de l’objet « eau ». La figure du forage permet ainsi de questionner, au-delà de la négociation de droits locaux sur l’eau, les changements qui interviennent dans les rapports entre citoyens et État de la période coloniale à nos jours.
11Au démarrage de mon terrain, j’imagine choisir une localité rurale et y élire domicile pour plusieurs mois. Quelques semaines après mon arrivée, je me rends ainsi pour la première fois dans la commune de Penedaly. Comme souvent en début d’une recherche de longue haleine, le choix de cette localité est le fruit du hasard et de quelques critères. J’ai l’intention durant les premiers temps d’irradier à partir de la ville Kaolack pour explorer l’arrondissement de Sarakoundé. Penedaly est, pour ainsi dire, sur mon chemin. C’est l’une des premières localités importantes qui se trouvent sur la nationale qui relie Kaolack à Dakar. Je la choisis également car elle a fait partie des premières localités touchées par la réforme du secteur rural à la fin des années 1990. Je me mets donc en route un matin. J’ai alors en tête quelques hypothèses de recherche. Comme souvent dans la trajectoire d’un terrain, ces premières hypothèses ne seront pas abandonnées, faute de pertinence, mais simplement parce que je découvre des pistes plus attrayantes, correspondant davantage à ma sensibilité. C’est ainsi que mon arrivée à Penedaly changera définitivement le cours de mon terrain.
12Comme nous le rappelle Larkin, derrière leur apparente évidence, les infrastructures cachent souvent des histoires surprenantes (Larkin, 2008 p. 3). Lors de ma première visite, il se trouve que le forage de Penedaly est en panne. La cuve du château s’est effondrée. Mes premiers interlocuteurs font partie du comité d’usagers chargé de l’exploitation du forage. Nous discutons pendant deux heures de la panne, de ce qu’ils vont faire. Le fonctionnement du comité reste de côté. C’est un hasard comme il y en a tant dans la pratique du terrain. Il arrive que de manière fortuite l’anthropologue soit le témoin d’un incident, banal ou extraordinaire. Ce qui est intéressant ce n’est pas l’évènement en soi, mais le fait de pouvoir entendre les façons dont les gens interprètent cet évènement (Godelier 2004).
13Ce hasard est décisif pour moi. Le récit des habitants met en lumière le rôle joué par ce qu’ils appellent les « fils du village ». Derrière cette appellation se cachent des natifs du terroir, cadres dans la fonction publique et faisant de la politique, généralement au sein du parti gouvernemental. Ces individus utilisent leurs ressources privées ou les ressources publiques de l’État auxquelles ils ont accès pour « amener » des infrastructures collectives (école, poste de santé, forage, etc.) dans leur localité. Sans aller pour l’instant plus loin sur le rôle joué par les élites africaines dans le développement de leur terroir (Bierschenk 2006 ; Gugler et Geschiere 1998 ; Vidal et Dubresson 1991), l’opportunité heuristique que constitue la panne pour le chercheur est ce qui m’interpelle au premier plan.
14Le récit de l’implication des fils du village se déroule à chaque fois dans un même environnement narratif, celui de la « panne » présente ou passée. La panne est plus qu’un évènement ponctuel dans le temps. Elle ouvre un espace – celui de la panne – où différents acteurs vont collaborer ou s’affronter en vue de rétablir l’accès à l’eau. Dans cet espace, d’autres acteurs que les fils du village jouent un rôle important. Les discours sur la panne véhiculent différents répertoires normatifs. Qui a la légitimité pour intervenir ? Sur qui reposent les attentes sociales ? Pourquoi plusieurs acteurs semblent-ils en compétition les uns avec les autres ? La mobilisation de ces différents répertoires normatifs met en scène des notions de légitimité, de droits, d’appartenance et d’inclusion politique. Elle oblige à sortir des frontières géographiques du village pour questionner l’État et le rapport qu’il entretient de manière générale avec ses citoyens.
15Quiconque voyage sur les routes du Sénégal voit apparaître au loin et à intervalle régulier des châteaux d’eau, parfois neufs, en certaines occasions peints aux couleurs du parti gouvernemental, souvent délabrés. Ces infrastructures constituent la pointe de l’iceberg du réseau d’eau en milieu rural. Elles signalent la présence d’un forage, d’une pompe hydraulique, plusieurs dizaines de mètres sous terre, de canalisations reliant l’eau contenue dans le château à des robinets et à des abreuvoirs. Elles signalent également autre chose : la présence de l’État.
16Les régions rurales kaolackoises entretiennent une histoire relativement longue avec le forage hydraulique ; histoire qui est étroitement rattachée au processus de construction de l’État. Les premières infrastructures furent réalisées durant les années 1930 par l’administration coloniale à des fins de développement économique. Après l’indépendance, le nouvel État va construire des installations afin de créer un accès à l’eau à visée domestique et agraire sur son territoire. Celles-ci constitueront l’une des formes privilégiées de l’encadrement des populations rurales par l’État.
17À la manière dont le forage travaille constamment à faire jaillir l’eau, il nécessite également un soin constant de la part des hommes. Du gasoil ou de l’électricité pour fonctionner, des pièces de rechange, des travaux de maintenance. Le fonctionnement d’un forage, et par là l’accès à l’eau, constitue donc une véritable entreprise quotidienne. Bierschenk et Olivier de Sardan utilisent la métaphore du bâtiment – Men at work / States at work – pour souligner l’« entreprise » que constitue l’État, son chantier permanent (2014). Ils nous invitent à imaginer un chantier, comme ceux particuliers que l’on retrouve « plus souvent en Afrique qu’en Allemagne » (2014, p. 5), où les édifices sont souvent construits sur plusieurs années, faute de moyens. Vu de l’extérieur, il semble que non seulement différents architectes aient été à l’œuvre mais également que ces derniers n’aient pas été d’accord entre eux sur l’utilisation prévue des bâtiments (Bierschenk et Olivier de Sardan 2014, p. 6). À l’observateur peu attentif, ces sites de construction peuvent sembler complètement abandonnés. Pour l’œil qui s’attarde cependant, il devient évident que ces bâtiments sont habités. Construits sur de longues périodes, leurs plans ont été sans cesse modifiés. Les auteurs nous invitent, ici, à une métaphore de l’État africain en manque constant de financements, soumis aux conditionnalités de l’aide, qui, malgré un apparent délabrement de ses services, fonctionne pourtant.
18La métaphore du chantier souligne la dimension de bricolage inhérente à toute action publique. L’État constitue un site de contestation, de négociation, de compétition constante, non seulement entre divers acteurs et institutions, mais également entre différents répertoires normatifs. Pannes, branchements clandestins, interventions de multiples acteurs formels ou informels, réformes de gestion successives à la demande des bailleurs de fonds, l’accès à l’eau révèle également l’État du Sénégal comme un chantier permanent. L’ethnographie de l’accès à l’eau permet de questionner l’État depuis ses adductions : ce qui circule dans les canaux souterrains du forage, c’est autant de l’eau que du pouvoir, des répertoires normatifs en compétition les uns avec les autres, fruits tant de l’histoire du pays que de ses conditions matérielles actuelles.
19Le fonctionnement d’un forage ne résulte pas uniquement de l’agencement harmonieux de diverses technologies hydrauliques et mécaniques. La mise en branle d’une pompe, d’un moteur, d’un réseau d’adduction constitue en réalité un « effet de pouvoir » (Anand 2011, p. 554). Par conséquent, la bonne marche du forage dépend tant de facteurs techniques que sociaux et politiques. Machine du politique, le forage permet par conséquent d’observer de manière originale l’État africain : non pas à travers un service public ou un corps professionnel donné mais à travers une infrastructure technique qui incarne littéralement sa présence sur le territoire.
20Les citoyens du Sénégal entrent en interaction quotidiennement avec l’infrastructure que constitue le forage. Celle-ci ne représente, par conséquent, plus uniquement la présence de l’État sur son territoire. Investie de sens par les individus, elle cristallise craintes, attentes et espoirs. Les infrastructures sont ainsi lues à la manière dont les citoyens lisent le politique quotidiennement. L’érosion des infrastructures, leurs dysfonctionnements entraînent à leur tour de nouvelles pratiques, de nouvelles occupations de l’espace et autant de lectures du politique. Dans ce sens, le forage, comme d’autres infrastructures, constitue ce qui fait l’expérience de l’État dans un espace donné. Il devient tant un moyen de critiquer l’État que de déplorer les promesses non tenues des élites politiques (Larkin, 2008 p. 247).
21S’intéresser à ce qui se passe concrètement autour d’un forage, c’est constater rapidement que l’hydraulique rurale met en jeu également des règles qui ne se trouvent écrites nulle part, mais qui jouent néanmoins un rôle crucial dans l’accès ordinaire, quotidien. Ces normes sont, selon les cas, plus ou moins audibles et visibles, parfois cachées ou simplement passées sous silence. Sans avoir de statut légal au sens juridique du terme, elles produisent néanmoins de l’obligation.
22Au sujet des quartiers « squattés » de Mumbai, Anand propose la nation de « pression » au sens large pour comprendre la multiplicité des mécanismes qui permettent à l’eau de circuler (2011). Son accès dépend de différents types de « pression », à la fois technique, topographique mais également sociale et politique. Anand parle dans ce sens de « citoyenneté hydraulique » (Anand 2011, p. 545). À travers la diversité de ces mécanismes, les citoyens s’inscrivent sur un territoire donné. Ils deviennent citoyens de la nation non par leur statut mais à la manière dont ils réclament et obtiennent des droits, même en dehors du cadre juridique formel de l’État. Loin de former une infrastructure purement technique, pompe, moteurs et tuyaux deviennent les moyens à partir desquels différentes formes de citoyenneté vont s’affronter. Les individus s’incluent, par conséquent, dans la matrice politique tant locale que nationale en réclamant un « droit d’avoir des droits » (Arendt 1951 [1979]).
Axes de recherche : État, droit et projets de développement
23À travers une ethnographie de l’accès à l’eau dans la région centre du Sénégal, cet ouvrage prend l’État comme un objet de recherches empiriques et s’interroge sur son fonctionnement. En analysant la manière dont se créent, à travers le conflit ou la négociation, des droits d’accès à l’eau du forage, il explore ainsi les différents ressorts du rapport des individus à l’État. Ma réflexion a été nourrie en amont par trois ensembles de questionnements scientifiques.
24Premier axe, l’anthropologie politique et, plus précisément, l’anthropologie de l’État. Au Sénégal, les premiers forages furent réalisés durant les années 1930 par l’administration coloniale à des fins de développement économique (Brasseur 1952). Après l’indépendance, le nouvel État va construire des installations afin de créer un accès à l’eau à visée domestique et agraire sur son territoire. Par la suite, en 1981, à travers le Code de l’eau, la domanialité publique de toutes les eaux sénégalaises est instituée. L’accès à l’eau est par conséquent intimement lié à la présence de l’État sur son territoire.
25La notion d’État a soulevé de nombreux débats parmi les chercheurs ayant des terrains dans les pays du Sud ; pays confrontés aux conditionnalités de l’aide imposées par les bailleurs de fonds. Comment définir l’État vis-à-vis d’une apparente « désétatisation des processus de gouvernance » (Sharma et Gupta 2006 ; Rose 1996) ? Comment se positionner face au discours simplificateur où davantage de globalisation égale moins de souveraineté et donc des « États faibles » destinés, à terme, à disparaître ?
26La réflexion sur l’appréhension de l’État n’est pourtant pas exclusive aux pays du Sud. Cette notion pose des problèmes de définition même de l’objet (Abrams [1977] 1988 ; Migdal et Schlichte 2005). Si l’importance des institutions de développement a rendu aujourd’hui la question plus pressante, l’interrogation sur « ce qu’est » l’État est ainsi loin d’être nouvelle pour l’anthropologie. La notion d’État a été centrale pour la constitution du champ même de l’anthropologie politique qui s’est focalisée, à ses débuts, sur les conditions d’émergence de l’État dans une perspective évolutionniste. Si beaucoup de chemin a été parcouru depuis, ce dernier demeure l’une des préoccupations principales de l’anthropologie politique (Abélès 1990).1 Qu’est-ce que l’État, et comment l’appréhender en sciences sociales, restent donc aujourd’hui des questions pertinentes.
27Dans ses « Notes on the Difficulty of Studying the State », Abrams remarque déjà la difficulté à définir ce qu’est l’État ([1977] 1988). Malgré son affiliation à la science politique, cet auteur va, entre autres, influencer la manière dont les anthropologues appréhenderont cette notion. Pour Abrams, il faut se détourner de l’État comme objet matériel pour se concentrer sur les modes de production de l’ « idée » de l’État dans la société ([1977] 1988, p. 75). Il propose ainsi deux niveaux d’analyse. Il y a premièrement l’« idea of the state », un artefact idéologique qui attribue cohérence et unité à des pratiques diffuses et chaotiques ( [1977] 1988, p. 82) , puis le « state-system », qui produit cette idée quotidiennement ([1977] 1988, p. 82). C’est ce deuxième niveau qui peut faire l’objet de recherches empiriques. Étudier le processus de formation de l’État passe ainsi par l’exploration des multiples activités ordinaires par lesquelles l’État se reproduit concrètement sur son territoire. Le réinvestir comme objet d’études empiriques permet de sortir du débat normé autour de la question de savoir ce qu’est ou non l’État (Lund 2006 ; 2017).
28L’État est ainsi aujourd’hui investi à la fois comme objet d’études et terrain de recherches par de nombreux chercheurs. Ces démarches empiriques permettent d’explorer la manière dont se constitue à l’intérieur de l’État, hors de ses frontières, ou à cheval entre les deux, l’autorité de l’État. Dans les pays africains, ces recherches ont été notamment effectuées à travers une entrée sur la production et la délivrance des services publics, parfois autour d’un phénomène transversal comme la corruption (Blundo et Olivier de Sardan 2007a) ou à travers des terrains centrés sur les corps de métier bureaucratiques (Blundo 2011a, 2011b, 2012, 2014). Ces recherches ont permis de véritablement déplacer l’attention du « dépérissement de l’État » (Copans 2001) à son fonctionnement concret. À travers ces recherches, l’État devient ainsi non seulement un objet pour les sciences sociales, mais aussi un terrain privilégié pour la démarche anthropologique, puisque les enquêtes ethnographiques peuvent révéler les normes informelles et les enjeux de pouvoir qui concourent de manière quotidienne à la reproduction de l’action publique. Le terrain ethnographique permet ainsi de « rendre lisible » l’État (Blundo 2014), de relever encore une fois l’« entreprise » quotidienne qu’il constitue (Bierschenk et Olivier de Sardan 2014).
29La privatisation des services publics est aujourd’hui un phénomène ordinaire du fonctionnement étatique. Au Sénégal, l’État a désormais délégué l’exploitation des forages à des comités d’usagers. Malgré leur forme locale et associative, ces institutions appartiennent à la grille idéologique néo-libérale (Jaglin 2005 ; Jaglin et Bousquet 2007). Pour mieux fonctionner, l’État doit déléguer au privé (Fritz et Rocha Menocal 2011). Les services d’eau ont un « coût » que les États ne doivent plus prendre en charge (Aubriot 2007). À nouveau, il faut ici prendre garde à ne pas associer le retrait formel de l’État de ses services publics à un affaiblissement. Au lieu de réfléchir en termes de perte, les sciences sociales doivent essayer d’appréhender les nouvelles modalités d’intervention avec lesquelles les États exercent aujourd’hui, et ainsi « se donner l’opportunité d’envisager les stratégies étatiques qui paraissent en retrait, en déclin, voire en décomposition, comme faisant partie du processus de formation continue de l’État, comme une nouvelle modalité de production du politique » (Hibou 1999, p. 13). Hibou rappelle encore, en donnant notamment l’exemple de la France moderne, que la dépendance des instances publiques à des intermédiaires privés n’est pas nouvelle. Replacer la privatisation comme un objet de recherche en soi et non comme une étape dans l’évolution linéaire de tous les États du monde permet également de sortir d’une lecture des États africains en termes de manques vis-à-vis de leurs homologues occidentaux (Mbembe 2000). C’est aborder la privatisation d’un service d’eau du point de vue de l’historicité propre des sociétés africaines.
30Deuxième axe, l’anthropologie juridique. Travailler sur l’accès à l’eau c’est se confronter immédiatement à un certain nombre de règles du jeu, écrites ou orales, formelles ou informelles. L’hydraulique rurale est régie par des lois nationales qui stipulent les modalités d’accès de la population aux infrastructures que l’État construit sur son territoire. Cependant, les standards de la communauté internationale ont une répercussion directe sur l’hydraulique villageoise. Des comités d’usagers ont été institués depuis la fin des années 1990. Ces associations fonctionnent dans de nombreux autres pays du Sud et possèdent un arrière-plan idéologique commun (Jaglin 2005 ; Manor 2004).2 Aujourd’hui, l’accès à l’eau est organisé selon des règles du jeu dictées par des acteurs extérieurs à l’État.
31Cependant, s’intéresser à ce qui se passe concrètement autour d’un forage, c’est constater rapidement que l’hydraulique rurale met en jeu également des règles qui ne se trouvent écrites nulle part, mais qui jouent néanmoins un rôle crucial dans l’accès ordinaire, quotidien. Ces normes sont, selon les cas, plus ou moins audibles et visibles, parfois cachées ou simplement passées sous silence. Sans avoir de statut légal au sens juridique du terme, elles produisent néanmoins également de l’obligation. L’accès à l’eau est donc régi par un ensemble de normes qui n’ont pas le même statut. Comment alors les appréhender ?
32Dans un ouvrage publié pour la première fois en 1978, Moore, juriste et anthropologue, réfléchit à la notion de « droit ».3 Dans l’idéologie politique occidentale, le droit est défini comme un monopole du pouvoir souverain. Cet instrument lui permet de produire de l’obligation et de la contrainte sur son territoire. Pourtant, des recherches de terrain montrent que le droit ne produit souvent ni complète obligation ni totale contrainte. Moore propose par conséquent deux points de départ pour une anthropologie juridique. Premièrement, les lois du législateur ne fonctionnent souvent pas. Deuxièmement, on constate que dans les faits, il y a d’autres normes qui produisent de l’obligation dans la société.
33Au Sénégal, le secteur de l’hydraulique rurale est passé par plusieurs vagues de réforme, depuis les années 1980. La notion de réforme porte en elle une dimension de « nouveau départ » (Moore [1978] 2000, p. 9), l’idée d’une coupure avec le passé. Réformer c’est transformer, changer. Pourtant, les nouvelles lois vont intervenir là où des « arrangements sociaux » ont déjà cours. Les conséquences d’une réforme sont ainsi imprévisibles. La seule chose qui est prévisible, l’unique constante, se situe dans le fait qu’il y aura un décalage entre ce qui est pensé par le législateur et la manière dont le droit sera appréhendé par les usages sociaux. Cette perspective m’a permis d’envisager mon terrain à partir d’un a priori théorique et méthodologique : l’an 0 n’existe pas. Les conséquences d’une réforme ne correspondent pas aux objectifs du législateur.
34Toute démarche de terrain peut mettre rapidement au jour la présence de nombreuses « normes exécutoires »4 d’origine sociales, politiques, économiques ou intellectuelles. Pour traquer et comprendre le juridique, il faut donc s’intéresser à la production de l’obligation dans la société sans préjuger a priori de la provenance de ces normes. Le « droit » est un processus constitué de manière continue par le résultat des interactions sociales des hommes au sujet des choses qui les entourent, des problèmes auxquels ils sont confrontés. La société produit constamment des lois, et celles-ci oscillent ainsi indéfiniment entre ordre et désordre, formalisation et informalisation. Le « droit » devient alors un terme qui regroupe tant les lois promulguées par le législateur qu’un ensemble de normes sociales et d’arrangements sociaux plus ou moins stabilisés et formalisés dans la société.
35Moore applique cette posture de recherche à deux terrains très différents : des chefferies africaines et des ateliers textiles new-yorkais. Cette comparaison originale a pour avantage de démontrer que le pluralisme légal est un phénomène propre à toute société. Par ces deux exemples, elle montre comment le droit est produit dans la vie quotidienne, en dehors des grands actes juridiques de l’État. Les « arènes locales » africaines auxquelles font référence Chauveau, Le Pape et Olivier de Sardan (2001) ont de nombreux points communs avec les ateliers textiles décrits par Moore. Ces espaces sociaux sont gouvernés par des registres normatifs multiples, conséquences de l’histoire récente du continent – de sa « légalité propre » (Mbembe 2000). Avec la notion de « pluralisme normatif », les auteurs décrivent la coexistence de différents répertoires normatifs et de sources variées de légitimité dans un même espace. Ces différentes approches montrent la nécessité de démultiplier les catégories du juridique. À ce qui est légal – monopole de l’État – s’ajoute tout ce qui est défini comme légitime, licite, approprié, dans les usages quotidiens.
36Si « la pluralité des normes est normale » (Chauveau, Le Pape et Olivier de Sardan 2001, p. 147), ce phénomène est néanmoins exacerbé dans les espaces sociaux africains : « […] les sociétés africaines postcoloniales semblent à l’évidence caractérisées par un pluralisme accentué ou particulier, une sorte de sur-pluralisme des normes où l’on peut sans difficulté reconnaître diverses traces ou divers effets de l’histoire récente du continent. » (Chauveau, Le Pape et Olivier de Sardan 2001, p. 147) C’est dans la problématique de l’accès aux ressources naturelles, et plus particulièrement dans celles des droits fonciers, que des chercheurs ont développé la problématique du pluralisme juridique. Ces recherches ont souligné la dimension négociée, processuelle, des relations des hommes au sujet de la terre.5 La négociabilité est une qualité constante du juridique dans les sociétés rurales africaines (Berry 1993, 2009). Mettre l’accent sur le rapport entre les hommes au sujet des choses, c’est souligner la place du phénomène de pluralisme juridique comme la norme, la donnée de base de ces rapports. Les individus font référence et invoquent différents répertoires normatifs selon les cas. Von Benda-Beckmann (1981) nomme ainsi « forum shopping » la manière dont les acteurs vont jongler entre les répertoires selon les situations afin de faire valoir au mieux leurs droits.
37Dans ces recherches, problématique de l’accès aux ressources naturelles et problématique sur l’État se rencontrent. Le rapport des hommes à l’espace constitue une porte d’entrée privilégiée pour mener des recherches sur l’organisation politique d’un espace social. Au sujet du rapport des hommes à l’eau, Mosse parle de « rule of water » (2003, p. 22) et montre la nécessité d’une perspective à la fois historique et ethnographique pour comprendre des concepts « quasi universels » comme la propriété, les ressources et le management. Par l’utilisation du terme de « rule », il met l’accent sur l’économie politique d’un espace donné, ses rapports de pouvoir ou encore les idéologies politiques qui le traversent.6 Le rapport des hommes à la ressource hydraulique est influencé par des arrangements sociaux préexistants. À l’inverse, les ressources naturelles permettent également de structurer les relations sociales en ce qu’elles cristallisent le rapport des hommes, entre eux, au sujet de l’eau. L’hydraulique devient ainsi un médium entre l’État et la société. Elle permet tant la reproduction du pouvoir, des inégalités sociales, que la contestation de ce pouvoir et de ces inégalités. Le rapport des hommes aux ressources naturelles amène donc à se questionner sur des notions comme l’appartenance, le passé, l’inclusion politique ou encore la justice.
38Troisième et dernier axe, l’anthropologie du développement. L’hydraulique villageoise a subi des transformations à la fin des années 1990 suite à une réforme à travers laquelle l’État a délégué les charges d’exploitation et de maintenance des forages à des comités d’usagers. Cette réforme a été financée par l’AFD et mise en place en collaboration avec des agents de l’État appartenant aux services déconcentrés du ministère de tutelle de l’Hydraulique rurale. Les principes de cette réforme ont par la suite été généralisés à l’ensemble du territoire dans le cadre de la poursuite des OMD. C’est à ce titre et dans ce cadre spécifique que l’État du Sénégal bénéficiait alors de l’appui de bailleurs de fonds pour développer ses infrastructures hydrauliques sur le territoire. Travailler sur l’accès à l’eau, c’est se confronter immédiatement aux cadres idéologiques et aux acteurs de la « configuration développementiste ».7
39Ce « projet global du 20e siècle » (Ferguson 1997, p. 150) interpelle les chercheurs sur la définition de ce qu’est l’État aujourd’hui. Mais que dire de l’objet « développement » en soi et comment l’appréhender en anthropologie ? Dans un ouvrage qui a fait date, Olivier de Sardan définit le développement dans une perspective méthodologique comme :
Un ensemble des processus sociaux induits par des opérations volontaristes de transformation d’un milieu social, entreprises par le biais d’institutions ou d’acteurs extérieurs à ce milieu, mais cherchant à mobiliser ce milieu, et reposant sur une tentative de greffe de ressources et/ou techniques et/ou savoirs. (1995a, p. 7)
40Cette posture permet de sortir d’un cadre moral : faut-il ou non s’impliquer dans les processus de développement à l’œuvre dans nos terrains ? Ainsi que d’un cadre ethnocentré et normé : y a-t-il ou non développement dans telle ou telle société ? Le développement est alors envisagé comme un objet de recherche empirique aussi valable que n’importe quel autre. Le prendre comme objet de recherche à part entière est postuler qu’il est l’une des formes du changement social. Cela permet de sortir du constat de l’échec classique des projets pour regarder concrètement ce qu’ils font, quels sont leurs effets secondaires (Ferguson 1990 ; Olivier de Sardan 1995a).8
41L’anthropologie du développement prend principalement pour objet aujourd’hui la problématique des rapports entre développeurs et développés, l’appropriation des projets par ses cibles ou bénéficiaires ainsi que les conséquences desdits projets.9 Elle cible également les institutions mêmes de développement, leurs cadres de référence, leurs systèmes de rationalité (Goldman 2005 ; Li 2007 ; Mosse 2005, 2011a, 2011b ).10 Les outils développés par l’anthropologie du développement permettent par conséquent aujourd’hui de questionner l’action publique dans les pays du Sud. Comment fonctionne un État perfusé par l’aide ? Quels sont les registres de l’action publique dans les pays africains soumis aux conditionnalités de l’aide ? Une entrée par le dispositif de développement, ses répertoires normatifs, ses appropriations aide à se départir d’une définition normée de la bonne gouvernance pour questionner la gouvernance concrète, la manière dont les services publics sont effectivement produits et délivrés de manière quotidienne.
Méthodologie et insertion sur le terrain
42Comment concrètement organiser un terrain sur l’accès à l’eau à travers le forage ? L’eau est à la fois un élément visible, ordinaire, de la vie quotidienne. Tous les individus utilisent de l’eau de manière quotidienne pour boire, cuisiner, se laver, travailler. Mais l’accès à l’eau en tant que tel est une pratique peu saisissable, que l’on ne verbalise pas. Un forage fonctionne en majeure partie en souterrain. L’eau qui sort d’un robinet n’est que le produit final d’un mécanisme qui reste, la plupart du temps, invisible. J’ai souvent vu dans cette opposition entre le travail invisible et silencieux du forage et la banalité de l’utilisation de l’eau dans la vie quotidienne une métaphore de l’accès à l’eau. Il faut prendre garde à ne pas prendre pour argent comptant le produit final, mais porter attention à tout le processus qui se déroule en amont. Celui-ci est souvent fait de pannes, de blocages, de contestations et de négociations.
43L’espace que constitue la panne met en scène des hommes et des femmes qui doivent trouver des solutions pour rétablir un accès à l’eau. Mais, à l’instar du bâtiment en construction dont parlent Bierschenk et Olivier de Sardan (2014), la résolution de la panne n’est pas l’œuvre d’un seul architecte. Dans cet espace, différents acteurs, différentes institutions et différents répertoires normatifs vont se confronter. La panne constitue un problème auquel les hommes doivent trouver des solutions. Cette concertation, cette discussion au sujet de la panne du forage génère très souvent des conflits.
44C’est à l’École de Manchester que revient le mérite d’avoir en premier systématisé l’étude des conflits. Son fondateur, Max Gluckman est ainsi l’un des premiers anthropologues à exploiter leur portée heuristique dans les études africaines. À partir de son étude des cours de justice africaines, l’étude des conflits va devenir une porte d’entrée classique pour l’anthropologie juridique et politique. La notion de conflit chez l’École de Manchester est influencée par les courants structuralistes et fonctionnalistes de l’époque. Dans un article à visée méthodologique, Bierschenk et Olivier de Sardan proposent, quant à eux, de ne retenir que le postulat empirique (1994). Les conflits sont inhérents à la vie sociale et constituent des entrées particulièrement fécondes pour l’enquête de terrain. Ils constituent ainsi des « fils conducteurs » qui permettent de pénétrer n’importe quelle société, ses normes et ses codes. Ainsi tout comme de nombreux anthropologues se sont intéressés aux conflits pour comprendre les dynamiques du changement social, j’ai utilisé l’espace que constitue la panne pour saisir les différents registres que prend l’action publique au Sénégal. Les frontières de mon terrain se sont dessinées autour des différents types de panne que rencontre un forage durant sa vie. Dans chacune de ses étapes, j’ai prêté une attention particulière aux conflits que le manque d’eau ou sa perspective pouvaient générer.
45Après ma première visite à Penedaly, j’entame là-bas une étude extensive tout en m’intéressant en parallèle à d’autres localités qui connaissent des pannes. Je me fais guider par les habitants. Qui est en panne, qui est en difficulté ? Au fur et à mesure des mes recherches, on m’indique de nouvelles localités qui ont connues récemment ou par le passé des problèmes d’accès à l’eau. C’est par conséquent le bouche à oreille qui redessine le tracé géographique de mon enquête. Je m’intéresse alors aux dysfonctionnements des forages, aux « pannes » au sens large : non seulement les moments où le forage s’arrête, mais également ceux où il menace de s’arrêter pour des raisons techniques, sociales, institutionnelles. Il y a ainsi, premièrement, les dysfonctionnements extraordinaires, la panne subite des installations et la nécessité de construire un nouveau forage. Viennent ensuite les dysfonctionnements routiniers qui concernent l’exploitation des infrastructures, les problèmes financiers des forages et des comités d’usagers. Puis finalement, les dysfonctionnements prévisibles, normaux, toutes les opérations de maintenance effectuées par les agents de l’État auprès des forages.
46Un centrage sur les moments de tension m’a amenée à m’intéresser de manière diachronique à la vie d’un forage. Sa naissance sur le territoire, son fonctionnement ordinaire, ses moments de pannes prévisibles (maintenance), sa mort et son éventuel remplacement par une nouvelle installation.
47Ma démarche d’enquête étant diachronique, il était évidemment impossible de trouver toutes ces différentes étapes en même temps dans une seule localité. J’ai donc navigué sur le territoire afin d’explorer les différents points de tension qui parcourent l’accès à l’eau. Mon travail d’enquête s’est déroulé en trois terrains d’une durée totale de dix-sept mois, réalisés entre 2009 et 2012, dans trois espaces géographiques. Premièrement, dans des localités des communautés rurales de Samari, Keur Dior et Koudourou ainsi que dans la commune de Penedaly. Je me suis intéressée plus particulièrement à l’installation des forages dans les localités de Penedaly et Koudourou. Dans les localités de Penedaly, Sarakoundé, Samari et Keur Dior – situées dans l’arrondissement de Sarakoundé – j’ai travaillé sur le fonctionnement des comités d’usagers et la facturation de l’eau. Deuxièmement, à Dakar où j’ai rencontré des natifs de ces communautés rurales impliqués dans le développement des infrastructures de leur terroir. Ces rencontres ont eu lieu au domicile des individus, à leur travail ou encore dans des lieux publics de leur choix. J’ai également mené des entretiens dans les locaux des différentes directions en charge de l’Hydraulique rurale. Troisièmement, dans les services déconcentrés de la Direction de l’exploitation et de la maintenance, branche de l’État en charge de la maintenance des forages. J’ai enquêté principalement auprès de la Brigade des puits et forages et de la subdivision régionale de l’Hydraulique de Kaolack. J’ai également réalisé des enquêtes dans les services se trouvant à Diourbel, Tambacounda, Kolda et Sédhiou. Les agents de la DEM constituent un corps itinérant puisqu’ils se déplacent sans cesse sur le territoire pour aller réparer les forages. Mon terrain dans ce cadre a donc été à la fois localisé dans les bureaux de ces services, mais a également pris la forme d’un « terrain ambulant », dont les frontières ont été sans cesse redéfinies à la guise des déplacements des agents que je suivais.
48Dans ces espaces, la plupart des conflits émergeaient lors des discussions concernant le financement des différentes étapes du forage. Fonds pour construire le forage, factures d’eau gérées par les comités d’usagers ou encore rétribution des services de l’État constituent le cœur des dysfonctionnements observés. La structure de cet ouvrage reprend ces différents conflits des hommes au sujet de l’argent de l’eau. Elle est par conséquent construite autour de trois moments-clés : le financement de la construction du forage ; le financement quotidien de son exploitation et, enfin celui de sa maintenance.
49La réalité sociale, une fois réordonnée à travers le récit scientifique, a tendance à se présenter sous un jour plus harmonieux et cohérent que ce qu’a été réellement le terrain de l’anthropologue. Laissé dans un « flou artistique » savamment entretenu, le déroulement concret du terrain a longtemps gardé un caractère mystérieux, voire complètement opaque (Olivier de Sardan 1995b, p. 71). Depuis le milieu des années 1980, de nombreux travaux ont questionné l’écriture anthropologique ainsi que les conditions de production du terrain de l’anthropologue (Ghasarian 2004). Les données du terrain ne se présentent pas telles quelles, et ne sont pas prêtes à être « cueillies ». Dans ce sens, l’anthropologue est davantage un interprète qu’un simple observateur ou même un traducteur qualifié. De même, l’enquête est faite de va-et-vient, tant au niveau intellectuel qu’au niveau du déroulement de la pratique de la recherche. Tout ce que l’on fait modifie notre problématique, ce qui modifie notre terrain, nos questions, qui on va voir, où et quand. La structure du présent ouvrage ne représente ainsi pas exactement le travail d’enquête, elle n’en est ni la somme concrète ni le résumé exhaustif ; elle constitue un produit manufacturé par les concepts et les outils utilisés par le chercheur.
50La médiation de l’écriture redonne une cohérence à l’enquête. Dans ce sens, il faut préciser que je ne me suis pas intéressée aux étapes du forage les unes après les autres, dans un ordre chronologique mais selon les opportunités qui se présentaient à moi, selon la disponibilité des gens. Mon ancrage sur le terrain a été fait de blocages, de malentendus, d’incertitudes, de moments de latence. Heureusement également, j’ai réussi à m’intégrer plus ou moins bien dans certains espaces, à créer un dialogue, à habituer certaines personnes à ma présence. L’enquête multisite multiplie les obstacles. À chaque fois, dans chaque localité, dans chaque service de l’État, auprès de chaque interlocuteur, le travail d’intégration, d’apprivoisement mutuel, était à refaire.
51Dans les discours, la construction d’un nouveau forage met régulièrement en scène le rôle joué par les « fils du village ». Ce terme regroupe les natifs d’une localité, qui sont généralement devenus des cadres dans la fonction publique, à Dakar. Ces individus font de la politique et sont, le plus souvent, membres du parti au pouvoir. Ces individus m’ont généralement reçue à bras ouverts. Cette facilité d’accès à des individus occupant des positions hautes dans les sphères politiques et gouvernementales du pays m’a frappée dès les premières prises de contact.
52L’anthropologue que j’étais s’insérait en réalité dans le récit que ces individus composaient d’eux-mêmes. Le patronage d’infrastructures publiques n’a rien de tabou au Sénégal. Tous les soirs, le journal télévisé de la première chaîne nationale est consacré en grande partie à relater les faits et gestes de tel ministre ou tel cadre du gouvernement inaugurant une école, un centre de santé, une mosquée, etc. dans son fief local. Cet accès facilité m’a montré la banalité de ce phénomène, son ordinaire dans les représentations que chacun se fait de l’action publique, et dont chacun, au Sénégal, fait l’expérience quotidienne de manière plus ou moins directe.
53Dans ce cadre, les données ont été recueillies sous la forme d’entretiens. Si le patronage est une chose courante et s’il se donne à voir, ses registres intimes sont souvent cachés au spectateur. Le financement même des infrastructures reste ainsi l’angle mort de la recherche. Il s’est donc agit d’entendre et d’analyser les discours autour de la construction d’un forage sans traquer le vrai et le faux ; en tentant de comprendre les différentes positions au sujet d’un problème donné, ici, la construction d’une nouvelle installation hydraulique. Cet espace a donc constitué un terrain d’enquête qui s’est basé, presque exclusivement, sur des entretiens afin de, non seulement, reconstruire les événements ou de trianguler l’information, mais surtout d’explorer les différents intérêts et les différentes représentations que mobilise la rhétorique des fils du village.
54Dans les villages abritant des forages, ma dynamique d’enquête fut tout autre. Tout anthropologue ayant travaillé dans les pays africains l’a constaté, souvent à ses dépens : de prime abord, le chercheur est toujours confondu avec un « développeur ». Face à lui, les individus présentent une façade harmonieuse, conforme à l’idéologie du dernier projet en date (Olivier de Sardan 1995a) ou énumèrent leurs besoins, procèdent à de véritables « shopping » listes. Ce biais peut être surmonté avec le temps. Le chercheur est alors confronté à un autre problème, peut-être plus grave encore : les individus perdent tout intérêt pour sa présence.
55Le terrain dans les localités abritant des forages m’a rendue attentive à la dimension « contractuelle » de toute entreprise d’enquête qualitative (Abélès 2004). Celle-ci a été présente dans chaque espace de l’enquête. Mais c’est dans ce terrain que j’ai davantage ressenti cette dimension. J’ai donc tenté de m’insérer dans des réseaux de sociabilité. J’ai loué des taxis pour les trajets de certains informateurs. J’ai fait des fichiers Excel pour le secrétaire de tel comité de gestion. Pendant la période des différents pèlerinages, j’ai, à la manière des notables, « invité » des gens à se rendre avec moi sur les sites. En résumé, j’ai rendu l’hospitalité que je recevais ou j’ai devancé une hospitalité que j’espérais me voir rendue.
56Dans chaque localité, il y a eu des personnes-clés qui m’ont prise sous leur aile. Elles m’ont présentée à des gens, m’ont hébergée, m’ont donné beaucoup informations, etc. Elles m’ont aidée à durer sur le terrain, car elles ont conféré localement de la légitimité à ma présence. La plupart du temps, je n’ai pas volontairement choisi ces personnes. Ce sont plutôt elles qui m’ont choisie, qui ont, en quelque sorte, saisi l’opportunité de ma présence. Bien que des liens d’amitié m’aient unie à certaines d’entre elles, il n’y a pas de cynisme à dire que nos relations étaient fondées sur l’intérêt commun que représentait mon terrain. Pour moi, mener ma recherche à bien, pour eux, gagner du prestige, ou, selon les cas, deux-trois services.
57Le cœur de l’État a constitué mon dernier volet d’enquête. Lorsque j’ai décidé de m’intéresser aux services étatiques de maintenance, j’avais alors déjà en moi un a priori négatif : ils seraient difficiles d’accès. Je pensais qu’un service de l’État n’a qu’une seule entrée, par le haut, c’est-à-dire la voie hiérarchique. Ma première rencontre avec le directeur de la DEM, en charge des forages ruraux, a été brève et plutôt désagréable. Je ne lui étais pas très sympathique. Il a refusé mon autorisation signée par le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et m’a renvoyée poliment au cabinet du directeur de l’Hydraulique. Il disait alors ne pouvoir reconnaître une autorisation de recherche que si celle-ci émanait de sa propre hiérarchie. Après quelques heures d’attente au ministère, j’ai pu rencontrer le chef de cabinet. Ce dernier a accepté ma demande et a signé un papier demandant au directeur de la DEM d’accéder à ma requête. Malgré ses dires, celui-ci refusa encore de reconnaître ma nouvelle autorisation de recherche. Il bloqua ainsi durant plusieurs semaines mon accès aux fonctionnaires de l’État travaillant sur les forages kaolackois.
58Par le biais de connaissances communes, je rencontrais par la suite un « fils du village » de la localité de Sarakoundé. Ce dernier avait joué un rôle-clé dans le rétablissement de l’eau dans sa localité natale. Il avait alors utilisé son réseau politique ainsi que sa position de cadre dans l’administration hydraulique urbaine. En discutant, j’ai appris que ce dernier connaissait le directeur de la DEM. Ils militaient tous deux dans le parti gouvernemental d’alors. J’eus de la chance. Je mentionnais brièvement mes rencontres avortées avec ce dernier. Cette personne lui téléphona spontanément devant moi et lui demanda de me recevoir. Quelques heures plus tard, je rencontrais à nouveau le directeur de la DEM dans son bureau. Il me signa immédiatement un laissez-passer pour tous ses services déconcentrés. Je compris par la suite que le « fils du village » en question était, au sein de leur parti politique commun, le supérieur hiérarchique du directeur. Pourquoi ce dernier m’a-t-il aidé ? Je ne le sus jamais. Cette vignette ethnographique montre que l’un des obstacles que j’ai rencontrés a directement informé ma connaissance de l’État. La voie hiérarchique, l’entrée « par le haut », ne fonctionnait pas, tandis que la voie politique – officiellement marginale – constituait un registre normatif légitime pour les acteurs. La manière dont je suis rentrée « au cœur » de l’État constituait déjà une précieuse donnée.
59Mon immersion dans les services déconcentrés a été beaucoup plus facile et, encore une fois ici, un peu le fruit du hasard. Mes premières sorties de dépannage se sont déroulées selon un protocole cordial, mais tout à fait inintéressant pour moi. Les agents me donnaient le meilleur siège, ne parlaient pas en ma présence et se contentaient de répondre par oui ou non à mes questions. L’un d’eux m’a avoué plus tard que ma présence les avait beaucoup embarrassés au début. Pas tant par crainte de mes questions, mais par peur de ma réaction à la dureté de leur métier. Ils étaient convaincus que j’allais « pleurer » lorsqu’il faudrait passer la nuit dehors, en dormant par terre sans climatisation ou douche à proximité.
60Lors d’un chantier, heureusement pour moi, un agent fatigué eut une idée de génie. Il me proposa de le remplacer et de manœuvrer la grue pendant qu’il allait se reposer. C’était selon lui une tâche qu’une femme pouvait réaliser puisque cela nécessitait surtout de l’attention et pas tellement de force physique. Cela l’amusait aussi un peu certainement. J’acceptais sur le champ. Malgré des débuts périlleux, j’ai rapidement maîtrisé l’engin. Cet arrangement exceptionnel devint rapidement la norme. Les agents m’avaient trouvé une place. Je n’eus plus jamais à les appeler pour partir avec eux ou à faire le pied de grue devant le service : la grue désormais, c’était mon affaire. Les chefs d’équipe m’appelaient directement pour m’informer des missions.
61Jeune et non mariée, je pouvais être catégorisée comme un cadet et je fus effectivement assimilée à un apprenti, ces jeunes hommes dans la vingtaine qui accompagnent les chantiers sans rémunération formelle ou reconnaissance de l’État. Le matin, le chef payait mon petit-déjeuner comme c’est la norme dans le service. Quand on dormait en brousse, une place du matelas m’était réservée. Quand il fallait se lever à quatre heures du matin au pied d’un forage pour continuer le travail, j’avais droit à un coup sur l’épaule de la part du chef, comme tout le monde. La politesse qu’on offre à l’invitée était terminée. Je travaillais avec eux.
62Femme partageant le quotidien d’un corps d’hommes, je ne connus jamais de sentiment d’insécurité durant les chantiers. Je peux même dire que c’est au cours de ce terrain que j’eus l’impression de nouer de réels rapports d’amitié. Cette intégration pratique sur le terrain m’apprit énormément sur les codes, les valeurs, en bref, tout ce qui fait la culture professionnelle de ces agents. Évidemment, cette intégration avait ses limites et la position d’« insider » n’était pas complètement acquise. Les positions respectives d’étrangère et de femme dans une corporation professionnelle d’hommes ne sont jamais totalement dépassables. Ainsi, les agents m’ont toujours interdit de voyager à l’arrière du camion avec les machines comme le font les apprentis. Ils avaient peur de ce que « diraient les gens » qui nous verraient passer ainsi. Ce n’était pas décent de laisser une femme voyager dans ces conditions.
63Durant les trajets et les dépannages, je pris part, petit à petit, aux discussions qui font l’ordinaire des chantiers. Nous discutions de politique, de sport – la lutte surtout – et des « fatiguements » de la polygamie. Nous nous moquions des chefs du service et vilipendions les usagers qui « mangent » tout l’argent des forages. En bref, je me suis insérée dans la sociabilité banale du service. Lors de ces moments, je compris l’intérêt, non seulement, d’observer ou de participer, mais surtout d’écouter. Nos discussions constituèrent pour moi une forme d’imprégnation importante. J’appris énormément sur la société sénégalaise grâce à nos échanges. Et cela fut précieux hors de cet espace pour, par la suite, mieux m’insérer dans mes autres espaces de recherche.
64Ce terrain a également été particulièrement riche, car il comportait, de manière intrinsèque, de l’« immédiatement observable », et chaque dépannage constituait un moment indubitablement déclencheur de discours. Contrairement aux comités d’usagers qui ne se réunissent que quelques fois par mois – au mieux – ou aux constructions de forages, encore plus rares, qu’il faut reconstruire dans les discours. Je ne devais donc pas chercher à mettre mes informateurs en position de parler, par mes questions, de faits que je ne pouvais pas toujours observer.
65Le magnétophone a été banni de mes rapports avec les agents. Nos conversations se faisaient lors des trajets, ou lorsque nous travaillons. La prise de note immédiate était difficile puisque j’avais les mains généralement occupées : le grutier se repose rarement sur un chantier. Je trouvais également que le cahier, le stylo et le magnétophone étaient des objets qui mettaient une barrière entre nous alors que nous évoluions dans un monde très physique, où est sans cesse haranguée la figure de l’ « ouvrier » aux dépens de celle de l’ « intellectuel ». Je retranscrivais donc nos conversations le plus rapidement possible, par la suite. J’ai probablement raté certains détails, mais cette posture m’a permis d’être acceptée et je le pense, de créer un lien où la parole était libre. J’ai perdu et j’ai gagné, c’était un choix de terrain. Un choix qui me semble avoir été fructueux.
66J’ai pu ressentir en moi-même ce qui fait l’attachement de tous à la corporation. Cette proximité intime avec mon objet, tant physique qu’émotionnelle, a fait que c’est ici que j’ai véritablement ressenti le biais de l’« encliquage » (Olivier de Sardan 1995b). Lorsque je débutais mon terrain dans les services de l’État, j’avais déjà mené des enquêtes dans différentes localités, auprès des comités d’usagers. J’avais entendu parler des agents de maintenance comme de cruels prédateurs, des « caïmans » qui engloutissent l’argent des forages. J’entretenais donc un a priori à leur égard. Les agents étaient ceux qui écrasaient ces pauvres gens en jouant sur le rôle vital de l’eau. Mon immersion dans les chantiers a complètement renversé cette vision. Au fil des mois, nous avons fini par partager un univers de sens commun. Je n’ai pas uniquement compris leurs logiques professionnelles, mais j’ai ressenti leur ressenti. J’ai été moi aussi indignée quand des villageois ne nous servaient « que » du riz pour le repas, ou lorsqu’ils ne nous gratifiaient pas de « boissons » à la fin d’un chantier particulièrement pénible.
67J’ai donc dévié d’une position neutre. Mais, j’ai exploité, et non nié, ce ressenti. J’ai tenté de l’utiliser pour comprendre et décrire la puissance du sentiment corporatiste dans les logiques professionnelles des agents. Pour montrer que pour eux, leurs pratiques envers les usagers des forages ne constituent pas de la prédation, mais véritablement un dû. Dans le travail d’analyse des données, puis celui d’écriture, j’ai par la suite pu rétablir l’équilibre et montrer comment deux groupes s’affrontent et collaborent pour la maintenance des forages à travers différents répertoires normatifs.
68La langue officielle du Sénégal est le français. Cependant, la langue la plus usitée dans le pays, et notamment dans les régions rurales kaolackoises est le wolof. Mon terrain a donc été réalisé à cheval entre le français et le wolof. Lors de mes différents terrains, j’ai eu deux collaborateurs, Daouda Diallo et Souleymane Thiam, qui m’ont permis de réaliser certains entretiens en wolof, en sérère ou encore en peul. Mes interactions dans le monde dakarois se sont faites majoritairement en français. Politiciens et cadres de l’administration parlaient volontiers le français avec le chercheur de passage. Cela permettait de se démarquer comme « quelqu’un qui a fait les bancs ». Cependant, entre eux, ils parlaient wolof. Lorsque Daouda Diallo m’accompagnait, sa présence permettait de reconstruire par la suite l’entretien. De pouvoir consigner dans le carnet de terrain non seulement ce qui a été dit à l’anthropologue, mais ce qui se dit dans les couloirs, aux collègues, en passant. Dans le monde du village, les individus étaient en général majoritairement bilingues et parlaient wolof et sérère. Les responsables des comités d’usagers parlaient souvent français également. Ici encore l’aide de mes deux assistants de terrain fut cruciale. Quant aux agents de l’État chargés de la maintenance, ils ne parlaient pas tous français. Entre eux, ils ne parlaient que le wolof. Certains s’adressaient à moi en français, d’autres en wolof. Mes enquêtes avec eux ont eu lieu après plusieurs mois de terrain. À ce moment, ma compréhension du wolof était suffisante pour comprendre leurs interactions ou les conversations entre plusieurs locuteurs dans lesquelles j’étais insérée. Dans cet ouvrage, lorsque la parole est donnée aux acteurs, elle est toujours retranscrite en français, à quelques expressions près. Parfois, la parole s’est manifestée en français, d’autres fois en wolof ou encore en sérère. Dans ce cas, ce qui apparaît ici en est la traduction, réalisée par Daouda Diallo, Souleymane Thiam ou moi-même.
Présentation de l’ouvrage
69Le présent ouvrage est divisé en deux parties. La première est consacrée à la construction d’un objet de recherche autour du rapport entre eau, État, et citoyens. Dans le chapitre 1, je m’intéresse à ce rapport du point de vue historique. Dans le chapitre 2, j’explore cette fois les questions théoriques qui émergent de ce rapport ainsi que les outils conceptuels que je mobilise pour répondre aux questions qu’il suscite. J’ai tenu à ce que ces deux premiers chapitres s’ouvrent sur des extraits ethnographiques conséquents. J’entends par là montrer comment une problématique peut s’imposer petit à petit au chercheur. Je n’ai pas choisi de m’intéresser à l’accès à l’eau pour comprendre l’État et son rapport aux citoyens. C’est en réfléchissant aux outils théoriques qui me permettraient d’envisager cet accès que j’ai compris rapidement que je ne pourrais faire dans ce travail l’économie d’une question fondamentale : comment penser l’action de l’État au Sénégal ? C’est également en m’intéressant à l’accès à l’eau que j’ai compris que celui-ci ne peut se comprendre en dehors du processus historique de construction de l’État et de son rapport aux citoyens. Par la suite, cet ouvrage est organisé autour des trois étapes décisives de la vie d’un forage : sa construction, son exploitation, sa maintenance. Les chapitres 3 à 7 suivent cette structure de manière chronologique. Chaque étape met en scène des conflits générés par l’argent de l’eau et permet d’explorer tant comment les citoyens sécurisent des droits d’accès à l’eau au Sénégal que le contexte de cette production : l’État.
70Le chapitre 1 retrace l’histoire des politiques publiques hydrauliques au Sénégal de l’époque coloniale à nos jours. Il s’ouvre sur l’histoire hydraulique de la localité de Sarakoundé racontée par ses habitants. Les éléments-clés de ce récit sont repris par la suite dans un historique organisé de manière plus classique. Cette histoire à plusieurs voix permet de souligner que l’accès à l’eau est indissociable du processus de construction de l’État, de l’époque coloniale, en passant par les premières années de l’indépendance, jusqu’à l’ère de la conditionnalité de l’aide et des politiques de privatisation concomitantes. La région de Kaolack a fait partie des premières portions du territoire national touché par la réforme du secteur de l’hydraulique en milieu rural. À partir de ce moment s’y instaure un discours public du changement, de la nouveauté. L’historique proposé permet de montrer que, contrairement à ce discours moderniste, le rapport entre État, eau et population est constitué davantage de continuités que de ruptures.
71Le chapitre 2 aborde le rapport entre eau, État et citoyens d’un point de vue théorique. Le chapitre s’ouvre sur une panne : Penedaly est « devenu difficile » et ses habitants cherchent à rétablir un accès à l’eau. Cette entrée permet de montrer pourquoi les dysfonctionnements constituent une porte d’entrée privilégiée pour aborder les différents répertoires normatifs à l’œuvre dans le rapport entre eau, État et citoyens. J’explore la question de l’appréhension de l’État en sciences sociales et montre comment cette problématique peut être abordée à travers une enquête sur l’accès aux ressources naturelles. Je présente également les outils proposés par l’anthropologie juridique et explicite de quelle manière j’utilise une entrée par les conflits pour comprendre ce qui se joue dans l’espace de la panne.
72Le chapitre 3 explore la problématique de la construction des forages. Dans les discours, l’arrivée d’un forage dans un village suit régulièrement le même schéma. L’infrastructure est « amenée » par quelqu’un, un « fils du village ». À travers les exemples de la construction des forages de Penedaly et Koudourou, j’interroge les ressorts normatifs de cette intermédiation singulière. La dette qui lie dans les récits ces individus à leur terroir montre comment l’appartenance constitue un précieux bien qui permet de sécuriser un accès à l’eau. À travers ces rapports, le village apparaît comme une mutuelle sociale pour ses habitants. Mais les fils du village sont aussi des politiciens liés au parti gouvernemental. Par conséquent, les exemples présentés amènent à questionner également les registres de la mobilisation politique au Sénégal et la manière dont sont octroyées les ressources publiques sur le territoire national. Les registres intimes de cette intermédiation permettent d’interroger comment l’État intervient dans ses campagnes et, de manière complémentaire, la représentation de l’État que crée cette intervention chez les citoyens.
73Le chapitre 4 constitue le premier de deux volets consacrés à l’exploitation des forages. J’y introduis les comités d’usagers institués par la réforme du secteur hydraulique. Après la présentation du cadre juridique et idéologique dans lequel ces associations s’inscrivent, je présente la mise en place d’un comité d’usager dans la localité de Samari. Cet exemple illustre comment ces structures constituent un terrain propice à la reproduction des inégalités sociales, et ce malgré le discours participatif et démocratique qui leur a donné naissance. Par la suite, j’analyse le fonctionnement quotidien des comités d’usagers de Sarakoundé et de Penedaly. Cette première prise de contact avec les comités d’usagers montre comment un changement de loi n’induit pas en soi un changement social. Ces portraits ethnographiques soulignent de quelle manière ces structures, à travers leur fonctionnement largement informel, s’inscrivent dans la continuité des associations paysannes au Sénégal.
74Le chapitre 5 questionne les interactions entre habitants et comités d’usagers. Comment s’organise concrètement la vente de l’eau par les comités d’usagers dans un village donné ? Depuis la réforme du secteur hydraulique, le coût de l’exploitation d’un forage doit être supporté par ses usagers à travers la vente de l’eau au m3. Pourtant, les arriérés de payement constituent la norme, dans l’arrondissement de Sarakoundé. L’accès à l’eau se fait donc à travers des registres normatifs autres que ceux prévus par la loi. Aux usagers de la réforme se substituent ici les usagers concrets des forages de l’arrondissement de Sarakoundé. À travers les conflits au sujet de l’argent de l’eau se dessine l’organisation politique d’un espace donné. Le village apparaît une fois encore comme une mutuelle sociale. Les exemples mobilisés permettent de montrer également comment la légitimité politique des comités se constitue non à travers le respect du règlement officiel, mais à travers la reconnaissance des réclamations des citoyens.
75Le chapitre 6 constitue le premier des deux chapitres consacrés à la maintenance des forages. Je présente le service de l’État en charge de la maintenance des forages, la DEM ainsi que ses structures déconcentrées sur le territoire. J’introduis le fonctionnement des services de l’État à travers une entrée par les normes informelles qui régissent l’organisation du travail quotidien. Le chapitre est scindé en deux parties, la vie des cadres et la vie des ouvriers. Ces descriptions de l’ordinaire bureaucratique sont un premier pas pour comprendre les différents registres de redevabilité propres au service. Ils montrent comment des logiques informelles permettent néanmoins la poursuite de l’intérêt public, c’est-à-dire la mission officielle de l’État.
76Dans le chapitre 7, nous suivons à nouveau les agents de la DEM, mais cette fois en dehors de leurs bureaux. Cette dernière partie est consacrée aux dépannages des forages, aux moments où les agents vont à la rencontre des citoyens du pays. Le chapitre présente les différentes transactions financières qui ont lieu durant ces moments : l’argent du carburant, les motivations et l’argent dérivé de la revente du matériel, neuf ou usagé. Ces transactions ont légalement toutes le même statut. Elles sont informelles et peuvent être assimilées légalement à de la corruption. En laissant la parole aux acteurs, nous verrons cependant comment chaque type de transaction s’inscrit dans un registre normatif différent, allant du légitime à l’illégitime. À travers ces échanges financiers se construisent différents registres de redevabilité entre porteurs d’étaticité et citoyens.
Notes de bas de page
1 Pour une généalogie de la notion d’État en anthropologie, voir le chapitre « L’obsession de l’État » de l’ouvrage d’Abélès (1990, p. 9-61).
2 Voir également le bilan du Water Sanitation Program (2010). Bilan sur sept pays africains. Délégation de gestion du service d’eau en milieu rural et semi urbain (Note de terrain).
3 Sally Falk Moore [1978] 2000, Law as Process. An anthropological approach, Oxford, James Currey Publishers.
4 « Enforceable norms » (Moore 2005, p. 1). Traduction de l’auteure.
5 Voir Benjaminsen et Lund (2002) ; Boelens, Zwarteveen et Roth (2005) ; Crousse, Le Bris et Le Roy (1986) ; Gruenais (1986) ; Jacob et Le Meur (2010) ; Lavigne-Delville (1998) ; Lund (1998) ; Mathieu (1996).
6 Mosse cite notamment le pouvoir royal, la bureaucratie coloniale et les institutions de développement transnationales (2003, p. 22).
7 « On appellera « configuration développementiste » cet univers largement cosmopolite d’experts, de bureaucrates, de responsables d’ONG, de chercheurs, de techniciens, de chefs de projets, d’agents de terrain, qui vivent en quelque sorte du développement des autres, et mobilisent ou gèrent à cet effet des ressources matérielles et symboliques considérables. » (Olivier de Sardan 1995a, p. 7)
8 Pour les travaux parus sur l’émergence de la figure du « courtier du développement » dans les pays du Sud voir Bierschenk, Chauveau, Olivier de Sardan (2000) ; Blundo (1995, 2000) ; Lewis et Mosse (2006).
9 Pour une généalogie de l’anthropologie du développement ainsi que de l’aide humanitaire voir Atlani-Duault (2009)
10 Voir les travaux parus dans le Bulletin de l’APAD. http://apad.revues.org.
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