Introduction
Un violeur pris dans la toile d’araignée
p. 15-20
Texte intégral
1Le dimanche 20 novembre 2011, Agnès Marin, une jeune interne de 13 ans, est enlevée, violée et tuée à proximité de son collège-lycée privé en Haute-Loire. Dans les jours qui suivent, un autre pensionnaire de 17 ans, scolarisé dans le même internat, est suspecté et poursuivi alors qu’il était déjà mis en examen pour un viol. Survenu six mois avant l’élection présidentielle de mai 2012, le meurtre d’Agnès fait l’objet d’une attention médiatique et politique aussi bruyante que brève. Le suivi du suspect et plus précisément la confidentialité de son statut de justiciable au sein de son internat scolaire sont l’objet de discussions polémiques. Le ministre de la Justice et garde des Sceaux, Michel Mercier, qualifie ce drame d’« horreur absolue » et, à sa suite, le chef du gouvernement, François Fillon, engage diverses propositions visant à « évaluer la dangerosité », « délivrer [des] soins » et « placer en centre fermé » les « mineurs [responsables des] crimes les plus graves ». Dans ce contexte électoral, de nombreuses voix se font entendre pour contester ces positions, tant dans les partis politiques de l’opposition que dans le monde intellectuel. Déjà lors de l’élection de Jacques Chirac en 2002, les questions de sécurité et de délinquance, en particulier de délinquance des mineurs, étaient régulièrement revenues dans les agendas politiques et les affichages de campagne.
2Quelques semaines avant ces sinistres événements, le « réseau des adolescents en grande difficulté » d’une métropole de province se réunit dans une modeste salle du conseil général. À l’extrémité d’un arrangement rectangulaire de tables, deux professionnels sont venus pour la présentation du jeune Vincent : Judith, psychologue au centre éducatif fermé (CEF) où celui-ci est hébergé depuis près de 2 ans, et Christelle, éducatrice en milieu ouvert à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) en charge de son dossier. Âgé de 17 ans et 11 mois, Vincent est suivi par la PJJ après avoir été condamné pour le viol d’une jeune fille de son âge. Face à Judith et Christelle, une demi-douzaine de membres permanents représentent diverses institutions en charge d’adolescents : psychiatres hospitaliers, directeurs d’établissements éducatifs, représentant de l’inspection académique… Christelle expose la situation de Vincent qui, lui, n’assiste pas à la réunion. Ce jeune homme est connu de son service depuis l’âge de 14 ans, la PJJ ayant été initialement missionnée d’une investigation éducative à la suite de sa mise en examen pour des attouchements sur une jeune fille scolarisée dans le même collège que lui. Durant cette mesure d’investigation, Vincent fut également poursuivi pour des faits criminels de viol envers une autre jeune fille de son âge, survenus antérieurement aux attouchements. Le parcours de Vincent est décrit avec calme par son éducatrice, mais il ressemble à une accumulation de faits accablants envers la famille de celui-ci. « Il a subi des choses, des violences, a assisté à des choses dans son enfance » dit-elle, avant de poursuivre le récit suivant. Vincent est issu de parents très instables dans leur vie conjugale, qui ont pratiqué l’échangisme sexuel devant leurs enfants en bas âge. Il n’a visiblement reçu aucun cadre structurant de leur part : au moment de sa mise en examen, il vivait lui-même en couple chez ses propres parents avec une jeune fille de 3 ans son aînée. Ceux-ci s’adressaient à lui pour savoir s’ils devaient eux-mêmes avoir un nouvel enfant. Son père, menant une vie marginale entre le domicile conjugal et des foyers de sans-abri, refusait de constituer un dossier de surendettement tout en cachant sa prodigalité aux services sociaux. Après une période de contrôle judiciaire dans l’attente de sa comparution, Vincent fut jugé à l’âge de 16 ans et condamné à une peine de détention criminelle. Il a effectué cette peine sous forme d’un aménagement, placé sous écrou pendant un an dans le CEF où il est resté depuis, faute de toute autre solution d’hébergement. À la fin de sa peine, à l’âge de 17 ans, Christelle n’a trouvé aucun établissement éducatif acceptant de recevoir Vincent. Elle explique que les refus des structures d’hébergement conventionnelles arguaient des problèmes « de groupe » liés à Vincent, ce qui met en exergue implicitement une crainte liée à la nature sexuelle et criminelle de son acte. Le placement au titre civil de la protection de l’enfance décidé par le juge a donc été exécuté de fait au CEF, où il poursuit une psychothérapie avec Judith. Sur le plan pénal, Vincent est depuis sa fin de détention sous le coup d’un sursis avec mise à l’épreuve et obligation de soins psychologiques, de formation et de répondre aux convocations du juge et des éducateurs.
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3Le meurtre d’Agnès Marin a brièvement projeté au-devant de la scène médiatique la question des liens entre les dispositifs psychiatriques, judiciaires et éducatifs, les saisissant sous la lumière crue de la surveillance et de la prévention de la récidive criminelle. Au cours de la séance, l’hébergement de Vincent est la question qui anime et inquiète les professionnels en charge de son dossier. Mais ce n’est pas ici l’impossibilité de trouver une place conventionnelle après l’exécution de la peine au CEF qui pose problème. « Il a le record de placement au CEF […] il faut dire que ce n’est pas un délinquant type » affirme Judith, sa psychologue. Il apparaît, en fait, qu’un désaccord oppose Judith et Christelle. Alors que la date de sa majorité approche, signifiant la fin de son placement judiciaire au CEF, Vincent demande à aller vivre chez sa grand-mère paternelle, atteinte depuis peu d’un cancer. L’éducatrice est défavorable à une telle solution. Elle voit un danger pour Vincent dans ce retour au sein de la famille paternelle : « on a l’inquiétude que la famille du père vienne le phagocyter chez sa grand-mère. Lui-même, il ne sait pas s’il va arriver à garder cette distance avec sa famille en étant chez sa grand-mère. […]. Va-t-il être repris dans cette toile d’araignée ? ». À cette inquiétude, la psychologue oppose les « progrès » faits par Vincent lors du séjour au CEF, met en garde contre le fait de lui « coller une identité de violeur » et estime que « la toile d’araignée, c’est pas un problème s’il y a un espace pour faire un travail. Il faut le laisser expérimenter le retour chez sa grand-mère ».
4Se rangeant derrière l’avis de Gabrielle, l’une des psychiatres hospitaliers présents, les membres permanents du réseau jugent qu’il faut un « projet suffisamment contenant pour ce jeune, [qui] a commis un viol, puis des attouchements sexuels ». Diverses solutions « contenantes » sont envisagées : un suivi en centre médico-psychologique (CMP) avec groupe du soir dans le cadre de l’obligation pénale de soins psychologiques, une formation en apprentissage « cadrante » chez un patron, un hébergement éducatif en foyer de jeunes travailleurs avec suivi par le service pénitentiaire d’insertion et de probation. Rassemblées sous le qualificatif indigène de « contenantes », ces mesures allient un ensemble d’actions hétérogènes (psychothérapie, conseils éducatifs, insertion professionnelle, convocation, règles contraignantes, surveillance) réparties entre divers dispositifs éducatifs, psychiatriques et judiciaires. Elles offrent les garanties suffisantes, légitimes, pour autoriser ce jeune garçon à réintégrer son cercle familial.
5La « dangerosité » invoquée avec force par le premier ministre quelques semaines plus tard ne figure qu’en filigrane dans cette séquence. Progressivement, l’inquiétude de la récidive criminelle émerge alors que, dans le même temps, les membres du réseau se montrent préoccupés de protéger Vincent de la nocivité du milieu familial, de la stigmatisation collective et de l’exclusion institutionnelle. Les acteurs du réseau établissent un rapport dialectique permanent entre la vulnérabilité de Vincent, « en danger » dans la « toile d’araignée » familiale, et sa dangerosité de violeur condamné, susceptible de récidiver s’il n’est plus « contenu ». Les interstices de sa prise en charge sont tour à tour envisagés comme des « trous » où il pourrait tomber dans un nouvel acte criminel, et des « espaces pour faire un travail » maturatif et structurant. C’est un souci collectif des adolescents qui se met ici en chair dans le réseau autour du cas de Vincent et que je vais placer sous le regard anthropologique dans les pages qui suivent.
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6Partant du cas particulier des adolescents difficiles, ce livre enquête sur l’extension de l’expertise clinique dans le traitement public des déviances juvéniles. Par expertise clinique, j’entendrai ici l’autorité des savoirs cliniques considérée comme légitime. Les termes consacrés habituellement pour conduire une analyse de cette situation seraient ceux de « psychiatrisation » ou « psychologisation ». Cependant, ces termes renvoient à des dimensions différentes : appréhender une situation problématique comme relevant plus généralement de la santé collective, soit-elle mentale, interpréter et donner sens à des conduites humaines par les savoirs cliniques ou encore placer une question sous l’autorité concrète de cliniciens en tant qu’acteurs sociaux. Ces conceptions renvoient implicitement à l’idée critique d’une « psychiatrisation du social », faisant disparaître des questions politiques et collectives au profit d’une appréhension exclusivement individuelle, réifiant les comportements humains. Elles impliquent également le rôle actif d’acteurs cliniciens dans l’appropriation d’une autorité légitime sur le problème en question. Cependant, ce que ces termes ne disent pas suffisamment, c’est qui, comment, dans quelles circonstances et de quelles manières éventuellement différentes une population ou un problème se voient psychiatrisés. L’enquête qui suit s’attachera donc à donner nuances et corps à cette extension de la clinique.
7Dans un premier temps, je reviendrai sur la constitution de ce souci des adolescents difficiles en France au tournant des années 2000. Le premier chapitre décrira l’ubiquité de la catégorie d’adolescents difficiles dans les institutions depuis la fin des années 1990. Définis en référence à l’expertise de cliniciens, ces jeunes se caractérisent par leurs comportements violents et transgressifs, par une histoire de carence familiale et par le malaise engendré chez les accompagnants. Ils constituent à la fois une catégorie clinique faisant l’objet de publications scientifiques et professionnelles et une catégorie de l’action publique organisant un agenda politique et des pratiques institutionnelles spécifiques. Je contextualiserai le développement de ces savoirs et de ces pratiques au sein d’évolutions significatives touchant les quatre grands domaines du traitement public des déviances juvéniles : justice, pédagogie spécialisée, protection de l’enfance et psychiatrie.
8Le décor ainsi planté, je m’attacherai à développer des formes d’analyse et de compréhension pour penser ces évolutions au-delà des frontières institutionnelles. Le chapitre 2 resituera cette clinique des adolescents difficiles dans l’apparition des disciplines de l’adolescence à travers le monde occidental contemporain. Au milieu du xixe siècle, le savoir psychiatrique trouve deux points d’extension hors des murs de l’asile : l’un dans les pratiques médico-pédagogiques aux marges de l’école, l’autre dans l’expertise médico-légale, là où se suspend l’acte criminel entre folie et normalité. C’est sur ce socle criminologique, alors qu’apparaissent l’école obligatoire et une justice spécialisée des mineurs, que l’idée de jeunesse « inadaptée » se développe puis trouve son essor dans la France de Vichy. Inspirée à la fois de conceptions évolutionnistes et de la psychanalyse, elle deviendra une des radicules de la notion d’adolescents difficiles. Dans les chapitres 3 et 4, je présenterai la généalogie de cette catégorie clinique et de la contenance comme idéologie de traitement. Cette catégorie trouve des conditions d’émergence au milieu des années 1960. Les espaces asilaires sont alors traversés par une réforme de l’enfermement, révélant une tension morale dans l’usage de la contrainte. Des psychiatres psychanalystes travaillant aux marges de l’asile commencent à utiliser leurs savoirs cliniques pour définir une population résiduelle et marginale des institutions, caractérisée par son exclusion itérative. L’introduction de concepts psychanalytiques relatifs au jeu transféro-contretransférentiel établit une distinction nette avec les conceptions cliniques antérieures. Elle crée également une ambiguïté dans la définition des « difficultés » des adolescents, entre malaise de professionnels et trouble psychopathologique du jeune sujet.
9Appuyée sur une enquête ethnographique de longue durée dans le réseau interprofessionnel où le cas de Vincent est exposé, la seconde partie de ce livre explorera la mise en pratique de cette catégorie clinique, politique et institutionnelle sur le terrain. Je livrerai les clés de l’accès à ce terrain, en apparence aisé, dans le chapitre 5. Nous découvrirons une série de portraits des acteurs, cliniciens, cadres administratifs et éducateurs, qui y œuvrent. Le chapitre 6 montrera comment les savoirs cliniques permettent la constitution d’une expertise locale, horizontale, indépendante des savoirs professionnels (psychiatriques ou juridiques) et servent à développer une co-activité entre les différents acteurs. La catégorie clinique des adolescents difficiles possède une force de consensus exceptionnelle, traitant en son sein les difficultés entre professionnels. Mais cette expertise issue de la clinique revêt aussi un caractère contraignant et extensif.
10Le chapitre 7 examinera la double préoccupation pour la vulnérabilité des adolescents et pour leur dangerosité. Nous verrons comment cette vulnérabilité ne peut être pensée indépendamment de celle des professionnels et, au fond, de l’action publique elle-même. L’attention des professionnels de déstigmatiser les adolescents suggère que ceux-ci perçoivent et expérimentent certaines épreuves que la clinique et sa vision tautologique de la souffrance ne prennent pas en compte.
11Enfin, dans les deux derniers chapitres, je montrerai comment les modes de traitement des adolescents exploitent cette ambiguïté du trouble, suspendu de manière indéterminée entre les adolescents et leurs accompagnants. Ces modes de traitement révèlent un entrelacement inextricable entre la protection du jeune et la valorisation de son autonomie, entre bienveillance et surveillance, entre soin et contrainte. Ils trouvent un équilibre périlleux où l’innovation extrêmement personnalisée d’une prise en charge « sur mesure » jouxte la reconduction silencieuse de lignes de tri social.
12C’est ainsi que, par touches successives, dépeignant et décomposant le souci des adolescents difficiles, j’en viendrai à nuancer l’idée d’une psychiatrisation du social et j’appréhenderai les pratiques de santé mentale, non pas comme un référentiel théorique lointain, mais dans leur mise en œuvre concrète. Nous verrons alors se dessiner un magistère de la clinique, où les savoirs cliniques tout à la fois s’émancipent des cliniciens et gagnent une position d’autorité morale extensive et fortement contraignante.
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