Chapitre 5
Être disposé, et aussitôt déterminé
p. 165-186
Texte intégral
Pourquoi ne suis-je pas allé à leur rencontre, pourquoi me suis-je caché – je ne sais pas ; tout s’est passé sans faire exprès, au plus haut point sans que je m’en rende compte.1
1L’héritage aristotélicien pèse sur la conception que nous avons des dispositions, pensées en termes de puissances séparées de l’acte. Pourtant, la position d’Aristote est loin d’être si tranchée. Il insiste en effet sur le caractère dynamique et tendanciel de la puissance seconde qu’est l’hexis et, plus généralement, la diathesis. Les dispositions du caractère sont comparables à la santé ou à la maladie en ce qu’elles « excluent toute ambiguïté d’utilisation »2 et « prédisposent dynamiquement à l’acte par l’effet de ce qu’on peut appeler une rétention temporelle des acquis ou, plus simplement, une “aptitude” »3. Pierre Rodrigo insiste sur « l’erreur préjudiciable […] de ne voir dans l’hexis qu’un état passif : la “possession” est bien plutôt un port actif, le port du vêtement par exemple, mais aussi bien le port de soi-même »4. On retrouve ici l’idée d’hexis corporelle telle qu’on la rencontre chez Pierre Bourdieu, au plus loin d’une conception de l’habitus comme capacité que l’agent mobiliserait selon les circonstances : l’hexis s’exerce à notre corps défendant. Certes, le Stagirite ne pourrait approuver une telle formule, et ne cesse d’insister sur l’opposition de l’hexis et de l’energeia5. Néanmoins, selon Pierre Rodrigo, Aristote met l’accent sur cette opposition quand il s’agit de s’attaquer à la conception de l’hexis de Speusippe et Xénocrate. Ceux-ci considèrent que la seule possession passive du bien et de la vertu suffit au bonheur. C’est dans ce cadre que l’auteur de l’Éthique à Nicomaque insiste sur la nécessité de l’action pour prétendre à la vertu. Reste qu’aux yeux d’Aristote, la disposition est bien une « tenue active du désir »6, une « habitude préférentielle »7. Si sa métaphysique et son intention éthique lui interdisent d’aller jusqu’à soutenir le caractère déterminé et nécessaire de l’enchaînement de l’hexis à l’action, il n’en reste pas moins que la disposition est pensée davantage comme tendance actuelle et concrète à accomplir ce à quoi on est disposé, que comme capacité mobilisable au gré de l’agent. Il semble en effet difficile d’imaginer qu’un homme vertueux ou vicieux n’agisse pas vertueusement ou vicieusement, et seules les plus fortes contrariétés et les aléas de la fortune peuvent modifier la valeur éthique de ses actions.
La vitesse des dispositions
2Spinoza est au plus loin d’un usage de la notion de disposition dont la fonction serait d’exclure une conception nécessitariste et déterministe de l’action. Ce sont bien des causes qui « disposent à vouloir et appéter »8, et seule l’ignorance de ces causes conduit à croire en une indétermination de l’action qui en résulte.
3Chaque fois qu’il est question de disposition à une opération de l’esprit ou du corps, il s’agit pour Spinoza d’insister sur le caractère non réflexif et automatique de la production, en tant qu’elle s’explique par une certaine disposition du corps ou de l’esprit, causée en tout ou en partie par l’extériorité9. Ainsi, les désirs « varient en fonction de l’état [constitutio] »10 dans lequel on est, état plus ou moins unitaire et univoque, durable et invétéré, dont la plasticité décide du caractère changeant ou obsessionnel de ces désirs. C’est donc la disposition du corps, à laquelle correspond un état de l’esprit, qui détermine de façon univoque et nécessaire les dispositions à agir et à penser d’une certaine manière déterminée. Sitôt donc qu’un état est donné, le désir – ou la volonté si l’on se place du seul point de vue de l’esprit11 – « doit être tel ou tel ». L’essence de chacun, en tant qu’affectée de telle ou telle manière, est immédiatement déterminée à faire quelque chose : « le désir […] est l’essence même, ou nature, de chacun, en tant qu’on la conçoit comme déterminée, à partir d’un quelconque état [constitutio] d’elle-même, à faire quelque chose […] »12. Nul possible ici, nulle virtualité, nulle indétermination. L’exemple déjà cité des enfants qui « désirent aussitôt […] imiter […] tout ce qu’ils voient […] faire aux autres » est très explicite sur ce sujet :
les images des choses sont […] les affections mêmes du Corps humain, autrement dit des manières dont le Corps humain est affecté par les causes extérieures, et disposé [disponere] par elles à faire ceci ou cela.13
4Le caractère mécaniste de ce relais sera précisé plus loin. Il faut pour le moment insister sur l’automatisme de la liaison qu’opère l’agent entre les affections du dehors et les affects, idées et actions qui en résultent « aussitôt » (statim). Cela vaut aussi pour les affections du dedans, si l’on parle des mouvements spontanés des parties du corps. L’usage du mot statim est récurent quand il s’agit de mettre l’accent sur le caractère irréfléchi et nécessaire de l’enchaînement.
5Ce schéma explicatif qui met l’accent sur la rapidité et le caractère automatique des actions paraît assez intuitif dans le cas des nourrissons, qui désirent « aussitôt » (statim) imiter « tout ce qu’ils voient faire aux autres »14. C’est aussi le cas d’Adam, ce grand enfant qui, « s’étant mis à croire que les bêtes étaient semblables à lui, aussitôt [statim] […] commença à imiter leurs affects »15. On peut davantage s’étonner quand on constate que le même schéma est convoqué pour expliquer le fonctionnement du langage. Pourtant, si tant est que son corps « se trouve affecté et disposé par les traces d’un corps extérieur de la même manière qu’il fut affecté » par le passé, le Romain passera « aussitôt » (statim)16 d’une image à une autre. L’image d’un fruit appelle tout de suite l’image sonore pomum, et inversement. Parler serait, pour l’adulte, du même ordre qu’imiter, comme le fait le nourrisson, les sourires ou les pleurs des parents : sitôt que le corps est disposé d’une certaine manière par une image, sitôt le corps est disposé à réveiller une image voisine. Pour Spinoza, il semblerait donc que le langage soit une aptitude du corps qui peut s’exercer de la façon la plus automatique qui soit. En effet, puisqu’il « n’est pas au libre pouvoir de l’Esprit de se souvenir d’une chose ou bien de l’oublier »17, il n’est pas au libre pouvoir de l’esprit de parler, car pour parler, encore faut-il se souvenir des mots, et par conséquent être disposé d’une certaine manière par les causes extérieures. C’est la raison pour laquelle les hommes ne savent pas tenir leur langue et parlent à tort et à travers, tant la parole n’est pas en leur libre pouvoir : « Même les plus habiles, en effet, pour ne rien dire de la plèbe, ne savent se taire »18. Au contraire de Descartes qui opposait massivement au mécanisme auquel obéit le perroquet la pertinence du sens des paroles humaines, en y incluant même celles des fous19, Spinoza n’inscrit pas de différence de nature entre le langage humain le plus commun (celui fondé sur l’ordre et l’enchaînement des images contractées au gré des rencontres) et les automatismes fondés sur l’habitude et la répétition20. Celui qui, par le seul ouï-dire, fait confiance à la règle de trois, se voit comparé à un aveugle parlant des couleurs, et à un perroquet : « tout ce qu’il aura pu dire là-dessus, il l’aura répété comme le perroquet répète ce qu’on lui a appris »21. Certes, la comparaison avec le perroquet ne s’applique qu’à celui qui se fonde sur le seul ouï-dire, pas même sur l’expérience vague. N’est-ce pas cependant le cas pour une grande partie de nos paroles ? Ainsi, sous l’effet d’une sollicitation extérieure qui vient réveiller une image liée à celle de la règle de trois, l’individu se trouve disposé comme au temps où il en a entendu parler pour la première fois, et se contente, aussitôt, d’enchaîner. Parler, c’est être disposé de telle sorte qu’on est disposé à agiter sa langue, sans mobiliser la moindre capacité intelligente. Il faut en effet reconnaître « à quel point la parole humaine relève de la seule impulsion ou habitude faite sans but », et ne pas « s’étonner », par exemple, « que les mêmes objections aient été faites et aient reçu le même genre de réponses plusieurs centaines de fois »22. Nombreux sont les propos qu’on pourrait dire être déjà écrits dans les corps avant d’être échangés avec toute la chaleur, la spontanéité et l’authenticité que semble commander la rencontre unique et originale avec les interlocuteurs.
6Nous le verrons, parler suppose davantage de liaisons d’affections et d’activité (même partielle) de la part de l’agent qu’imiter de la façon la plus immédiate, comme le fait le nourrisson. Cela n’est pas sans conséquences éthiques. De même, Spinoza insinue bien une hiérarchie entre celui qui répète la règle de trois par ouï-dire, et celui qui se fonde sur l’expérience. Les exposés que fait Spinoza des différents genres de connaissance, dans le Court traité, le Traité de la réforme de l’entendement et l’Éthique, suggèrent tous une hiérarchie entre la connaissance par ouï-dire et la connaissance par expérience. La première dépend pour l’essentiel du dehors, tandis que la seconde se comprend déjà davantage par les lois de la nature de l’individu telle qu’elle est constituée. C’est un degré de plus dans l’activité. Il est cependant remarquable que toutes les opérations qui ont pour point d’ancrage des liaisons d’affections sont pensées selon le même modèle général, exposé dans le scolie de la proposition 18 d’Éthique II : d’une disposition du corps (et simultanément de l’esprit) comme affection suit aussitôt une disposition du corps et de l’esprit à effectuer telle ou telle opération. C’est ainsi que ce schéma est convoqué pour décrire tant les agissements hautement passifs de l’enfant que les associations d’idées qui nous mettent sur la voie de l’activité rationnelle, en passant par la vie passionnelle la plus commune, sans parler de la mémoire et du langage, déjà évoqués.
7Les enchaînements d’affections délirants que nous effectuons en tant que nous sommes passifs se font « aussitôt », car ils obéissent au mécanisme de l’habitude décrit dans le scolie de la proposition 18 d’Éthique II. Par exemple :
Proposition : Si l’Esprit a une fois été affecté par deux affects à la fois, lorsque plus tard l’un des deux l’affectera, l’autre l’affectera aussi.
Démonstration : Si le Corps humain a une fois été affecté par deux corps à la fois, lorsque plus tard l’Esprit imaginera l’un des deux, aussitôt [statim] il se souviendra de l’autre (par la proposition 18 partie 2) […].23
8Si nous avons éprouvé un jour de la joie en présence d’une personne qui louche, la seule présence d’une personne qui lui ressemble provoque aussitôt de la « sympathie »24 pour elle. On « tombe » amoureux sans vraiment savoir pourquoi. Spinoza emploie à six reprises dans le scolie de la proposition 18 d’Éthique II le verbe « tomber » (incidere), pour indiquer à quel point l’esprit enchaîne les idées sans s’en rendre compte, ou plus précisément, sans se l’expliquer. Pour le Romain, cela « tombe sous le sens » d’appeler un fruit « pomum », comme il va de soi pour un Français d’appeler un chat « un chat ». Il en va de même, par exemple, du raciste : aussitôt qu’il voit un individu qui ressemble à d’autres qui l’ont habituellement affecté de tristesse, il éprouvera de la haine à son égard avec l’idée d’une classe ou d’une nation pour cause de son affect, et lui « tombera » dessus sans trop savoir pourquoi25. En effet :
cette ressemblance avec l’objet, nous l’avons, dans l’objet lui-même, contemplée avec un affect de Joie ou bien de Tristesse ; et par suite, quand l’Esprit sera affecté de son image, il sera aussitôt [statim] affecté également de l’un ou de l’autre de ces affects, et par conséquent la chose dont nous percevons qu’elle a cette même chose sera par accident cause de Joie ou bien de Tristesse ; et par suite, même si ce en quoi elle ressemble à l’objet n’est pas la cause efficiente de ces affects, nous aimerons pourtant cette chose ou bien nous l’aurons en haine.26
9On constate ici que les attitudes les plus immédiates et spontanées, produites avec l’adhésion la plus entière de l’agent, obéissent à des dispositions contractées qui opèrent malgré nous sous l’effet de causes extérieures. Le mot « aussitôt », allié à l’idée de la chute, est là pour signaler non seulement l’automaticité, mais aussi l’élan, ou l’inclination, avec lequel nous opérons ce que nous sommes contraints d’accomplir.
10Cette automaticité et cet élan ne sont pas téléologiquement ordonnés, et peuvent donner lieu à une agitation continuelle parfois inaperçue, tant les changements constants de nos états, ou leur inconstance perpétuelle, se font rapidement. Le scolie de la proposition 47 d’Éthique III cherche à établir, par une autre voie que celle empruntée par la démonstration, la proposition selon laquelle : « La joie qui naît de ce que nous imaginons détruite, ou affectée d’un autre mal, une chose que nous haïssons, ne naît pas sans quelque Tristesse de l’âme ». Spinoza explique que le souvenir d’une chose haïe conduit à imaginer cette chose comme présente, ce qui s’accompagne à nouveau de tristesse « chaque fois » (quoties) que ce souvenir revient à la mémoire et « tant que dure » (manente adhuc) cette imagination. Cette détermination peut être contrariée par le souvenir de choses qui excluent son existence, « mais non supprimée par lui » (sed non tollitur). La joie, qui naît du souvenir que la chose haïe a été détruite, s’accompagne de la tristesse liée au souvenir de cette chose. Il n’y a jamais de joie pure à se souvenir avoir détruit les choses qu’on haïssait, puisqu’il faut encore se souvenir de cette haine éprouvée, qui est une tristesse. Mais Spinoza ajoute une double considération temporelle. Il précise en effet que « cette Joie qui naît du mal d’une chose que nous haïssons se répète toutes les fois [toties repetatur] que nous nous souvenons de cette chose » source de tristesse, et que « cette détermination à la Tristesse se trouve par là aussitôt [statim] contrariée, et l’homme est de nouveau [de novo] joyeux, et ce toutes les fois que cela se répète [et hoc toties, quoties haec repetitio fit] ». La suite insiste sur ce ballotement inconstant mais régulier des passions par lequel l’agent passe « chaque fois » à un état et, « aussitôt », « de nouveau » à un autre qui lui est lié. Le souvenir survient automatiquement et régulièrement, quoiqu’il soit sans pertinence, et entraîne un enchaînement d’états affectifs qui se contrarient mutuellement dans l’esprit de l’agent. Celui-ci « tombe » d’un état dans un autre presque sans s’en rendre compte, tant l’enchaînement se fait rapidement.
11Notre vie est un continuel balancement affectif, et cela n’est pas seulement dû aux circonstances extérieures. Le scolie commenté ci-dessus fait référence au corollaire de la proposition 17 d’Éthique II, mais il vaut mieux se référer à la démonstration du corollaire, où la temporalité des revirements affectifs est encore une fois soulignée. Les corps extérieurs ayant déterminé les parties fluides à « venir souvent [saepe] frapper contre des plus molles », l’esprit « va de nouveau penser » (iterum cogitabit) aux corps extérieurs en question « toutes les fois [toties] que les parties fluides du Corps humain rencontreront dans leur mouvement spontané ces mêmes surfaces ». Aussi l’esprit les contemple-t-il comme présents « aussi souvent que cette action du corps se répétera » (quoties haec corporis actio repetetur). Une sorte de circularité de l’inconstance ou de répétition du changement caractérise ainsi la vie intérieure, et chacun « tombe » d’une pensée et d’un affect dans un autre malgré lui, mais promptement.
12Cette manière de décrire les enchaînements d’affections convient parfaitement pour penser l’action et l’affect dont l’individu est au plus haut point cause inadéquate. Mais la libération éthique passe elle aussi par la contraction d’habitudes et de liaisons d’affections rapidement empruntées. Une offense nous a-t-elle été faite, aussitôt nous devons penser au principe qu’il faut vaincre la haine par l’amour, principe gravé dans la mémoire et que nous avons ainsi « sous la main » (in promptu)27, à disposition. L’idée est ici de court-circuiter la méditation dans le moment de l’action, en contractant de bonnes habitudes conformes à la vertu – ce qui certes suppose d’avoir eu le temps, en amont, de méditer pour l’incorporer. C’est la raison pour laquelle il s’agit là de « prescriptions de la raison »28 qui se donnent sous la forme d’images, de formules, voire de slogans – qu’on pense à la devise Caute dont Spinoza avait fait son sceau – certes conformes à l’ordre rationnel, mais d’un autre ordre. Il en va de même de l’idée de Dieu qui doit être jointe, par la force de l’habitude, à n’importe quelle autre image29. Étant donné que seule une image peut être jointe à une image, l’idée de Dieu dont il est question dans ces propositions est une image de l’idée de Dieu, ou un complexe d’images, au premier rang desquelles doit figurer le mot « Dieu ». Ainsi, comme le Romain qui passe de l’image de fruit à l’image du mot pomum, celui qui tente de s’abstraire des fluctuations affectives causées par les circonstances extérieures doit non seulement parvenir à imaginer aussitôt quelques principes moraux, mais également à relier ces affections à l’idée de Dieu, de telle sorte que celle-ci soit le plus souvent évoquée dans l’esprit. Dès qu’on m’offense, je dois pouvoir aussitôt m’imaginer la formule « Dieu cause de toute chose », de façon à occuper le terrain de l’imagination avec d’autres pensées que celles qui se rapportent à l’offense. C’est qu’il faut gagner du temps, et le meilleur moyen de gagner du temps, c’est encore de l’occuper avec des pensées automatiques :
Si la Colère, qui naît habituellement des plus grandes offenses, n’est pas si facile à surmonter, elle le sera pourtant, quoique non sans flottement de l’âme, en beaucoup moins de temps que si nous ne nous étions pas livrés préalablement à ces méditations […].30
13Car si nous ne pensons pas d’emblée à « Dieu cause de toute chose », ou au principe selon lequel on ne vaincra jamais mieux la haine que par l’amour, nos pensées seront tout entières occupées par l’offense, et « aussitôt [statim] nous nous efforcerons de rendre le mal »31. C’est ainsi qu’il faut prendre appui sur la rapidité des dispositions vertueuses pour s’affranchir des dispositions nuisibles, dont la rapidité d’exécution est elle aussi remarquable. Cependant, même l’expérience acquise ne suffit pas toujours à compenser la rapidité et la force d’exécution des enchaînements passionnels. On le voit avec l’exemple de ces amants qui, éconduits, se complaisent dans le dénigrement des femmes et se vantent de ne plus se laisser abuser, et qui « s’empressent de livrer […] à l’oubli » (statim oblivioni tradunt) les enseignements de l’expérience, « sitôt [simulac] que leur amante recommence à les recevoir »32. « On ne m’y reprendra plus jamais », dit-on, avant de se laisser reprendre.
14Toutes ces analyses sont fondées sur la proposition 18 d’Éthique II et sur le lien entre les dispositions du corps et, corrélativement, des idées dans l’âme, et la disposition à certaines opérations physiques et mentales. Ce relais33, effectué par et dans le corps et l’esprit de l’agent, se fait de façon univoque et déterminée, et non réflexive, ce que signale le mot statim, dont la dimension anti-intellectualiste doit être précisée.
Vitesse des dispositions, complexité des frayages
15Quand l’esprit « tombe » d’une pensée dans une autre, l’esprit n’a, la plupart du temps, pas l’occasion de s’étonner. L’étonnement est assez rare. L’esprit, le plus souvent, passe sans arrêt d’une idée à une autre. C’est toute l’importance des deux « etc. » du scolie de la proposition 18 d’Éthique II, auquel renvoient les analyses de l’étonnement, conçu comme un arrêt de l’enchaînement des idées34. Le soldat, ayant vu une trace de cheval sur le sol, pense à un cavalier, puis à la possibilité d’une présence de l’ennemi, et finit par songer à prévenir le général, général qu’il craint, à la différence du lieutenant, qui lui est sympathique, « etc. » Le paysan songe au cheval, à la charrue, au champ, et au temps qu’il fait cette année, « etc. » Un sens pratique est ici à l’œuvre, fruit d’une biographie socialement déterminée, et constitué d’idées qui s’enchaînent automatiquement.
16Spinoza souligne lui-même le caractère pragmatique de l’expérience vague, qui « fait » (facere) l’usage de la vie35. Impossible de mener sa vie sans préjugés. C’est par expérience vague que l’on sait que « l’huile est un aliment propre à entretenir la flamme et que l’eau est propre à l’éteindre »36, et c’est cette connaissance abstraite qui peut être la plus rapidement convoquée. Penser par notions universelles et rapporter les singuliers à des noms permet en effet d’échapper à l’étonnement constant qui résulterait d’une imagination capable de tout imaginer distinctement, et qui ne confondrait et n’assimilerait rien du tout. En l’absence d’un entendement infini, l’usage de la vie commande l’arbitraire de l’imagination :
Que, d’ailleurs, il existe certains modes de penser nous servant à retenir les choses plus fermement et facilement et à nous les rappeler à l’esprit, quand nous voulons, ou à les maintenir dans l’esprit, c’est ce qui est assez certain pour ceux qui usent de cette règle bien connue de la Mémoire : pour retenir une chose tout à fait nouvelle et l’imprimer dans la Mémoire, nous avons recours à une autre chose qui nous est familière et qui s’accorde avec la première soit seulement par le nom, soit en réalité.37
17L’usage pratique de la vie veut que nous assimilions ce qui diffère, que nous jugions abstraitement des choses en les confondant avec des notions universelles et des mots, et que nous procédions de façon automatique dans le repérage des signes rapportés à des images confuses. À cet égard, l’expérience vague n’a rien de vague, au sens de flou et d’indéterminé. Elle est vague parce qu’elle est faite sans ordre, au hasard, mais elle « reste en nous comme inébranlée », soustraite au doute tant qu’aucune expérience contraire ne s’y oppose38.
18Tout un genre de connaissance (le premier) se déroule ainsi dans l’esprit, genre de connaissance dont il faut souligner l’intelligence, certes pratique, et ne pas se contenter d’en rapporter le caractère non rationnel. L’insistance sur la rapidité d’exécution n’est pas là pour signifier l’immédiateté de la liaison entre les idées, au sens strict d’une absence de médiation, mais pour indiquer l’absence de médiation de la raison et, plus généralement, de la conscience. Nous l’avons déjà implicitement évoqué à propos du langage notamment, les liaisons rapides effectuées par l’agent peuvent être extrêmement complexes et opérer de nombreuses médiations entre la cause extérieure et l’opération. L’immédiateté, au sens de la rapidité, n’exclut pas un certain sens pratique constitué par des liaisons riches et variées. Les marchands dont parle le second scolie de la proposition 40 d’Éthique II « n’hésitent pas » (non dubitant) dans leurs calculs de la quatrième proportionnelle. Cela se fait très vite, sans y penser, mais suppose un certain nombre de médiations.
19C’est encore le cas des Hébreux du temps de Moïse, qui ne pouvaient rien faire sans être « en même temps » (simul)39 déterminés à se souvenir de la Loi :
il ne leur était pas permis de labourer, de semer, de moissonner à leur guise, mais selon un commandement bien déterminé de la loi ; et non plus de manger, de s’habiller, de se couper les cheveux et la barbe, ni de se réjouir ni de faire quoi que ce soit sinon selon les ordres et commandements prescrits dans les lois. Et qui plus est, ils étaient tenus d’avoir sur les portes, sur les mains et entre les yeux, certains signes pour les inviter constamment à l’obéissance.40
20Il ne faut pas comprendre ici que le souvenir est de l’ordre de l’intuition simple et intellectuelle d’une représentation consciente. Il n’est pas question pour les Juifs de se souvenir qu’ils doivent obéir à la loi et agir en conséquence, mais de lier ensemble leurs actes à l’image de l’autorité, sur le mode automatique de la liaison nécessaire et incorporée, exposé dans le scolie de la proposition 18 d’Éthique II. On doit donc parler de « discipline » (disciplina)41 ou de « dressage »42. Il ne s’agit pas de se souvenir du contenu de la loi et de sa prescription, mais d’intégrer dans ses connexions synaptiques le fait du commandement : « faire ceci parce qu’il le faut ». Comme le dit Stanley Milgram, l’éducation des enfants consiste toujours en même temps à leur apprendre à faire quelque chose de précis et de déterminé, et à leur apprendre à obéir en général :
quand un père donne à son enfant une prescription morale à suivre, il joue en réalité sur deux tableaux. D’une part, il lui expose la nature spécifique d’un ordre à exécuter. D’autre part, il l’exerce à se plier à l’exigence de l’autorité en soi.43
21La constance de l’obéissance à laquelle invitent les signes, et dont parle Spinoza dans le passage cité plus haut, renvoie à l’obsequium, qui désigne chez Spinoza la volonté constante de faire ce qui est juste selon le droit commun44, et qui peut se faire de la façon la plus irréfléchie et habituelle qui soit. Des liaisons d’affections effectuées selon un ordre déterminé et incorporé font que nous relions très rapidement tel signe à telle action conforme à l’ordre établi, et que nous signifions par là notre obéissance à cet ordre, chaque signe et chaque action étant liés à l’image de l’autorité en général, parentale ou étatique. C’est pourquoi Spinoza peut dire que les Juifs pratiquent leurs actions particulières et se souviennent « en même temps » de la Loi, et soutenir que la reconnaissance du fait qu’ils relèvent du droit d’autrui se fait non seulement par des actions, mais aussi par des « méditations continuelles »45. On se doute bien qu’il ne s’agit pas là de méditer selon un modèle cartésien de recherche de la vérité, mais davantage de méditer selon le modèle de la litanie, qui n’a même plus besoin d’être prononcée ni même d’être consciente. C’est une méditation qui ressemble plus à la récitation du Pater Noster par les mendiants qui ne comprennent pas le latin, dont parle Hobbes dans les Éléments, qu’à la méditation philosophique (du moins si on se la représente comme elle se présente) :
Et la raison (ratio) n’est plus dès lors qu’une oraison (oratio), la coutume ayant, en général, une puissance si grande que l’esprit n’a qu’à suggérer le premier mot pour que le reste des mots suive machinalement, et sans être suivis par l’esprit. Ainsi en est-il des mendiants lorsqu’ils récitent leur pater noster, assemblant les mots d’une certaine manière comme ils l’ont appris lors de leur éducation, de leurs nourrices ou de leurs compagnons ou de leurs professeurs, n’ayant aucune image ou conception dans leurs esprits répondant aux mots qu’ils prononcent.46
22Le « souvenir de la Loi » n’est pas, chez Spinoza, une intuition de l’idée intellectualisée de la Loi, comme le serait un impérieux rappel à l’ordre de la part de l’autorité, mais plutôt une liaison d’affections incorporées, comme un ordre qui se rappelle à nous, en nous et, d’une certaine manière, par nous, mais malgré nous :
leur vie était de part en part un culte continu de l’obéissance (voir chap. V sur l’usage des cérémonies). C’est pourquoi, à ces hommes tout à fait habitués à elle, cette obéissance ne devait plus paraître servitude mais liberté ; ce qui avait encore comme conséquence que personne ne désirait ce qui était interdit mais ce qui était commandé.47
23Si tout est affaire de mémoire et de reconnaissance de l’autorité de la loi, cette mémoire et cette reconnaissance n’ont rien à voir avec un exercice réfléchi de facultés intellectuelles. Elles sont davantage de l’ordre d’enchaînements automatiques entre des images : « La rationalité de l’État n’est pas conçue par l’individu, mais elle est perçue par une mécanique des signes »48. Les traces ne sont pas seulement des marques sur un corps, elles forment un réseau complexe qui conduit tendanciellement – mais jamais complètement – l’agent à s’identifier à la loi et à l’État. C’est ainsi que les interdits, religieux notamment (par exemple les emplois du temps), peuvent toujours paraître absurdes si on les aborde d’un point de vue rationnel. Leur fonction n’est pas d’avoir en eux-mêmes un sens. Plus ils sont arbitraires, plus ils remplissent leur fonction, qui est de signifier que ce n’est pas sur le sens ou la rationalité des commandements que doit se fonder l’acte de gouverner, mais sur l’obéissance aveugle et automatique. Aussi, le sujet qui parvient à identifier une heure de la journée à un devoir rituel est un bon sujet, non pas en tant qu’il se réfère à une loi transcendante qui lui ferait face et dont il saisirait la légitimité, mais en tant qu’il lie immédiatement le signe de l’heure à un comportement lui-même relié à l’image d’un texte, dont l’interprétation est réservée à un pouvoir, pouvoir dont l’image est immédiatement évoquée. Le fidèle ne pense pas explicitement à tout cela, même s’il le fait à cause de cela. C’est parce que le pouvoir a édicté des règles qu’il obéit mais, ayant incorporé ce pouvoir ainsi naturalisé, il croit obéir spontanément49. Des dispositions corporelles déterminent donc certaines opérations de façon immédiate, non rationalisée, et même non conscientisée, sans pour autant exclure un réseau de médiations qui constitue la structure symbolique du pouvoir.
24La formation de l’idée de temps, telle que l’explique Spinoza, montre encore que l’immédiateté de la liaison, ou plutôt, son extrême rapidité et son caractère non intellectuel n’excluent pas la complexité des frayages empruntés. L’enfant qu’il prend comme exemple relie dans une première série d’expériences l’image du matin avec l’image de Pierre, l’image du midi avec celle de Paul, et enfin celle du soir avec celle de Siméon. Sont ainsi contractées trois liaisons différentes. Parallèlement à ces liaisons s’en constitue une autre, qui consiste à relier ces réseaux d’images (matin-Pierre, midi-Paul, soir-Siméon) dans un réseau plus large : l’enfant, à la vue du soleil qui se lève, imagine non seulement Pierre, mais aussi et en même temps le midi avec Paul, et le soir avec Siméon. C’est dire que ses attentes multiples, sollicitées par une affection, passent par un ensemble de médiations complexes. Pour autant, Spinoza prend bien soin de préciser qu’il imaginera « tout de suite » (illico) le déroulement de la journée, « sitôt [statim] qu’il voit la lumière du matin ».
25On remarquera qu’il aura suffi à l’enfant d’une expérience pour contracter une habitude, même si la suite du texte concède que la répétition de cette expérience vient renforcer l’attente. C’est dire que Spinoza, à l’instar de Dewey par exemple50, ne comprend pas l’habitude à partir de la répétition, mais davantage la répétition à partir de l’habitude51. Il faut en effet parler d’une activité de contraction et de concaténation des images qui précède et explique les opérations de l’agent, en l’occurrence l’attente de la reproduction du même. Il nous suffit pour le moment de remarquer que l’agent qui est disposé à certaines représentations ne l’est pas de façon entièrement passive, même s’il est déterminé et même contraint à effectuer ces associations.
26Les exemples du Romain, du soldat et du paysan du scolie de la proposition 18 d’Éthique II le laissaient déjà entendre : le terme statim est convoqué pour signifier l’élan, la puissance avec laquelle l’individu investit les traces. Cette puissance et cette activité (passivement conditionnée) excluent toute forme de raisonnement de la part de l’entendement, mais n’excluent pas un certain nombre de médiations entre sollicitation et réponse. La rapidité avec laquelle on s’exécute implique donc l’idée d’une puissance automatiquement conditionnée qui emprunte des réseaux parfois complexes, plutôt qu’une immédiateté proprement dite. Il s’agit d’une « affirmation confuse » contenue dans toute idée imaginative, corrélative d’un investissement physique des traces cérébrales, qui conduit l’esprit à passer « assez immédiatement »52 de l’idée d’une chose à ce à quoi elle est reliée.
Le désir enchaîné
27La vitesse avec laquelle nous passons d’une affection à une autre explique aussi la vitesse avec laquelle nous passons d’un désir à un autre. Dès le Court traité, Spinoza souligne l’idée selon laquelle le désir n’est que l’effet immédiat d’une affection :
Quelqu’un, en effet, ayant entendu dire d’une chose qu’elle est bonne, ressent de l’appétit et de l’attrait envers cette même chose, comme on le voit chez un malade qui, rien qu’en entendant dire par le médecin que tel ou tel remède est bon pour son mal, est aussitôt [terstond] attiré par ce remède.53
28Encore une fois, il n’est pas question d’immédiateté au sens d’absence de médiations. Il faut encore que le malade reconnaisse dans le médecin une autorité, qu’il enchaîne les paroles de celui-ci avec les images qu’il connaît lui-même, etc. L’idée consiste davantage à souligner la vitesse d’exécution avec laquelle le malade opère ces enchaînements, de façon à effacer toute connotation réflexive dans la naissance du désir : « aimant une chose, lorsque nous découvrons une chose meilleure que celle que nous aimons alors, nous nous y attachons toujours aussitôt [terstond], abandonnant la première »54.
29Il suffit donc d’être affecté d’une certaine manière et d’être disposé d’une certaine façon, pour être aussitôt disposé à désirer les choses même les plus absurdes, ce qui souligne encore l’extrême labilité de l’automate :
Nous l’observons communément chez les enfants envers leur père, lesquels, parce que le père déclare que ceci ou cela est bon, y inclinent sans rien en savoir de plus. Nous voyons également cela chez ceux qui, par amour de la patrie, perdent leur vie ; et encore chez ceux qui, ayant entendu parler de quelque chose, en viennent à l’aimer.55
30Cette facilité et cet élan que nous mettons à faire et produire ce que nous sommes déterminés à produire par les affections de notre essence indiquent donc ce que nous concevons sous le concept de disposition. Disposés d’une certaine façon par des causes extérieures (ou par des mouvements spontanés des parties internes), nous sommes aussitôt disposés à penser ou à désirer effectuer certaines opérations complexes, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer des capacités latentes : « les décrets de l’Esprit ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonction de l’état du Corps »56.
31L’enchaînement nécessaire de la « disposition du cerveau » et de l’esprit à la disposition à penser, désirer et faire quelque chose est si vrai qu’il est impossible de désirer faire ou penser quoi que ce soit d’autre sans y être disposé. Spinoza prend l’exemple, auquel nous avons déjà fait allusion dans la première partie, d’« un enfant à qui il arrive de percevoir une chose pour la première fois » :
Par exemple, je tiens devant lui une clochette qui, produisant un son agréable à son oreille, éveille en lui un appétit. Voyez maintenant s’il pouvait éviter qu’un tel appétit ou désir s’éveille en lui. Si vous dites que oui, je demande : comment, par quelle cause ? Toujours pas par quelque chose qu’il sait être meilleur, car c’est là tout ce qu’il sait. Pas non plus parce que cela lui semble mauvais, car il ne connaît rien d’autre et que ce plaisir est le meilleur qu’il ait jamais éprouvé. Mais peut-être aura-t-il la liberté d’écarter l’appétit qu’il éprouve ? De là devrait suivre que cet appétit puisse bien commencer en nous sans liberté, mais que nous aurions quand même en nous la liberté de l’écarter. Mais cette liberté ne peut résister à la démonstration ; que pourrait bien être en effet ce qui aurait la capacité de détruire cet appétit ? L’appétit lui-même ? Certainement pas, car il n’existe rien qui, par sa propre nature, cherche à se détruire soi-même. Qu’est-ce qui pourra bien, à la fin, le déterminer à s’écarter de cet appétit ? Rien d’autre, en vérité, à moins que selon l’ordre et le cours de la Nature il ne soit affecté par une chose qui lui soit plus agréable que la première.57
32Pour désirer quelque chose, encore faut-il y être disposé. Pour vouloir, encore faut-il pouvoir. Chacun veut ce qu’il peut vouloir, et ne veut pas ce qu’il ne peut pas. L’autocensure exprimée par la formule « ce n’est pas pour moi » manifeste moins la conscience d’un manque, que l’effort pour persévérer dans un état positif qui produit tout ce qu’il peut, mais rien que ce qu’il peut, et qui exclut toute autre voie tant qu’il n’aura pas été disposé à imaginer une autre voie comme possible et « agréable ». Il faut en effet prendre en considération l’impossibilité en acte de ce qui n’est pas en acte imaginé comme possible : « tout ce que l’homme imagine ne pas pouvoir faire, il l’imagine nécessairement, et cette imagination le dispose de telle sorte qu’il ne peut pas faire, en vérité, ce qu’il imagine ne pas pouvoir faire »58.
33L’amor fati impliqué dans tout état conduit à vouloir ce qu’on peut et rien que ce qu’on peut, car il est effectivement impossible d’être et de vouloir autre chose dans l’état présent. Il s’agit donc de changer l’état de l’individu en l’affectant. Si le concept d’aptitude est si important dans l’économie de l’Éthique, c’est parce qu’il nous dispose à imaginer des progrès qui sont de facto impossibles, mais qui, par « l’opinion » même de leur possibilité, produisent de fait ce qui n’est même plus possible, mais devient nécessaire, toutes choses égales par ailleurs.
34L’enchaînement de la disposition au désir et à l’action explique l’incapacité chez certains de désirer ou d’agir d’une certaine manière. Certains états font positivement obstacle à certaines possibilités imaginées, et il faut par conséquent « faire avec » les dispositions déjà là. On n’enseignera jamais quoi que ce soit à un individu dont on ignore les dispositions, précisément parce qu’il s’agit de modifier ses dispositions pour éveiller le désir et lever les contrariétés. On trouverait un modèle analogue dans un passage de La formation de l’esprit scientifique de Bachelard, à propos de l’enseignant de physique qui doit d’abord comprendre ce que les élèves ont dans la tête quand ils disent qu’un corps « flotte », pour pouvoir ensuite leur faire comprendre la poussée d’Archimède. Dans le cas contraire, il se condamne à ne pas comprendre qu’ils ne comprennent pas59. Il convient en effet d’être conscient des dispositions actuelles qui contrarient et résistent à la contrainte que représente toute éducation ou, plus largement, tout enseignement.
35Dans l’absolu, et abstraction faite de la complexité et de l’inertie des ingenia, faire croire à quelqu’un qu’il peut être ce qu’il n’est pas doit lui permettre d’agir en conséquence, en le changeant d’état. On ne peut pas ce qu’on veut, on veut ce qu’on peut. Il faut donc changer l’état de l’individu pour qu’il puisse désirer changer d’état. Toute la difficulté de l’éthique spinoziste est de penser les conditions de possibilité d’une éthique dans un système qui affirme la nécessité des états. Les preuves et les raisonnements n’ont d’efficace qu’en tant qu’ils changent l’état de la personne, qu’en tant qu’ils modifient les dispositions du corps et de l’esprit. Mais les preuves et les raisonnements doivent trouver de la place dans l’esprit du vulgaire, préoccupé de tout autre chose. Il ne servira à rien de sermonner l’avare ou l’ambitieux en lui rappelant que ses agissements sont immoraux, irrationnels ou contre-productifs, si ce sermon ne produit pas l’état positivement productif d’un désir meilleur – ce qui suppose que ce ne soit pas à proprement parler un sermon, qui le plus souvent éveille aussitôt la haine pour le sermonneur, ou est interprété comme visant un autre que soi. En effet, selon l’enseignement du scolie de la proposition 9 d’Éthique III, ce n’est pas parce qu’ils jugent l’argent ou la gloire comme étant de bonnes choses qu’ils les désirent, mais c’est parce qu’ils sont disposés à les désirer qu’ils les jugent bonnes. Plus précisément : on n’est pas ambitieux parce que la gloire est une bonne chose, ni même parce qu’on croit que c’est une bonne chose, mais parce qu’on est déjà affecté par la gloire et qu’on est ambitieux, on désire la gloire comme une bonne chose et on y croit. On veut toujours ce qu’on fait, on désire toujours ce qu’on peut, on croit toujours ce qu’on est déterminé à croire. Certes, et nous l’avons nous-même supposé, il est possible de dire que la croyance est disposition à l’action, et que c’est parce qu’on croit qu’un objet est bon qu’on le désire. Mais il faut alors préciser ce qu’on entend par « croyance », laquelle n’a rien d’intellectualisé. La croyance n’est en effet que l’idée, ou un complexe d’idées, qui exprime une affection ou un réseau d’affections dont elle n’est que l’affirmation dans l’esprit.
36S’il est vrai qu’on ne désire que ce qu’on peut, il faut aussi comprendre qu’on désire positivement tout ce qu’on peut. Être disposé d’une certaine manière nous condamne à désirer agir d’une certaine façon, et ce nécessairement : « selon que chacun est affecté par des causes extérieures de telle ou telle espèce de Joie, de Tristesse, d’Amour, de Haine, etc., c’est-à-dire selon que sa nature est dans tel ou tel état [constitutio], ainsi son Désir doit-il être tel ou tel […] »60. L’enchaînement se fait de la façon la plus stricte et déterminée qui soit, selon une modalité qu’on qualifiera d’automatique.
37Comprendre cela, c’est se donner les moyens de rendre compte des actions des hommes, de leur inertie comme de leur inconstance. Nous ne cessons de changer d’état, mais ces changements obéissent à une certaine récurrence. Puisqu’à tout état s’enchaîne un désir, de la façon la moins intellectualisée qui soit, il est possible d’expliquer la persévérance parfois absurde que certains peuvent mettre dans des agissements mortifères, comme l’inconstance notoire dont la plupart font preuve dans leurs amours et leurs haines. De même, s’il nous arrive à tous de « voir le meilleur et de faire le pire », c’est parce qu’une raison, ou plutôt, une cause, nous dispose nécessairement à désirer faire ce que nous savons être nuisible.
38L’ensemble de la troisième partie de l’Éthique met en évidence la relation nécessaire des dispositions du corps – et corrélativement de l’imagination – au désir selon des « lois et règles universelles de la nature » qui découlent de l’essence de l’homme comme il découle de l’essence du triangle que la somme de ses angles fasse 180 degrés61. Ainsi, « autant qu’il est en lui », et sans reste, l’homme éprouvera les désirs selon les manières qu’il a d’être affecté singulièrement par les causes extérieures, aussi nécessairement qu’il suit de la nature du cercle l’ensemble de ses propriétés. « Dispositio, seu conatus ». Selon les frayages qui se seront constitués en lui, l’individu éprouvera des haines et des amours, des craintes et des espoirs et, aussitôt, il s’efforcera de détruire ou de maintenir dans l’existence – ou dans l’imagination – ce qu’il imagine être cause de sa tristesse ou de sa joie. L’individu ne peut pas ne pas désirer ce qu’il est condamné à désirer, étant donné son état. Il n’est pas question de s’interroger sur l’interprétation réflexive et libre qu’il pourrait fournir ici, ni sur la stratégie, entendue de façon intellectualiste ou comme habileté pratique inventive62. Chacun fait toujours tout pour accomplir tout ce à quoi il est disposé.
Notes de bas de page
1 Fiodor Dostoïevski, L’adolescent, ouvr. cité, p. 211.
2 Joseph Moreau, Aristote et son école, Paris, PUF, 1962, p. 212, cité par Pierre Rodrigo, Aristote. Une philosophie pratique, ouvr. cité, p. 120.
3 Pierre Rodrigo, Aristote. Une philosophie pratique, ouvr. cité, p. 120.
4 Ibid., p. 121.
5 Ainsi du passage d’Éthique à Nicomaque, ouvr. cité, I-9, 1098 b, auquel nous avons déjà fait référence dans la section « Une ontologie actualiste de la puissance » du chapitre iii, à propos du dormeur ou de celui qui est inactif, voire empêché, exemples dont nous avions remarqué l’ambiguïté. C’est dire en effet qu’en temps normal, nous agissons nécessairement d’après nos dispositions, toutes choses égales par ailleurs.
6 Pierre Rodrigo, Aristote. Une philosophie pratique, ouvr. cité, p. 122.
7 Joseph Moreau, Aristote et son école, ouvr. cité, cité par Pierre Rodrigo, Aristote. Une philosophie pratique, ouvr. cité, p. 122.
8 E I app.
9 À une exception près : E II 29 sc. parle de l’esprit qui raisonne en régime d’activité (au sens strict du terme) comme étant disposé du dedans : « chaque fois en effet que c’est du dedans qu’il se trouve disposé [interne disponitur] de telle ou telle manière, alors il contemple les choses de manière claire et distincte ». Nous y reviendrons dans la 3e partie.
10 E III déf. des affects, expl.
11 E III 9 sc.
12 E III 56 dém.
13 E III 32 sc. Rappelons à ce propos l’ouvrage de Philippe Drieux sur l’imitation chez Spinoza, qui explique bien le caractère automatique et nullement réflexif ou intellectualisé du rapport entre perception et action, et qui le fait souvent en termes de « disposition ».
14 Ibid.
15 E IV 68 sc.
16 E II 18 sc.
17 E III 2 sc.
18 TTP XX 4
19 Descartes, Lettre à Newcastle du 23 novembre 1646, AT IV, p. 571-576. Voir aussi Discours de la méthode, AT VI, p. 56-58.
20 Voir Céline Hervet, De l’imagination à l’entendement. La puissance du langage chez Spinoza, Paris, Classiques Garnier (Les Anciens et les Modernes), 2011, p. 66.
21 CT II I 3. Même remarque dans TTP XIII 6, qui distingue les « paroles dépourvues de pensée et de signification », comparables aux sons des perroquets et automates, des démonstrations philosophiques. Puisqu’on ne passe pas la majeure partie du temps dans des démonstrations philosophiques, on peut en conclure avec Leibniz : « Nous ne sommes qu’empiriques dans les trois quarts de nos actions ». Monadologie [1714], Principes de la Nature et de la Grâce, Monadologie et autres textes, Paris, Garnier Flammarion, 1996, § 28.
22 George Eliot, Adam Bede [1859], Oxford, Oxford University Press (Oxford World’s Classics), 2008, p. 51. Nous traduisons.
23 E III 14.
24 E III 15 sc. La démonstration convoque E III 14.
25 E III 46.
26 E III 16 dém., sur laquelle se fondait E III 46.
27 E V 10 sc.
28 Ibid.
29 C’est le sens des propositions 12 à 14 d’Éthique V.
30 E V 10 sc. Nous soulignons.
31 E III 40 cor. 2.
32 E V 10 sc.
33 François Héran, « La seconde nature de l’habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », art. cité, parle de l’habitus comme d’un concept permettant d’opérer la liaison entre l’objectif (l’extériorité, les structures sociales) et le subjectif (les désirs, les actions), en désignant une « commutation » qui se produirait dans et par l’agent. Voir dans l’habitus et les dispositions des commutateurs est en effet une belle image, qui convient moins à Pierre Bourdieu qu’à Spinoza. Concernant Bourdieu, voir Claude Gautier, La force du social. Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu, Paris, Cerf, 2012, p. 231-236. À propos de Spinoza, nous préférons l’image du « relais », qui insiste davantage sur l’activité et la puissance que met l’agent à accomplir ce que les causes extérieures le disposent à accomplir.
34 E III 52, surtout la dém., et déf. 4 des affects.
35 Voir TRE 20. Le lien entre l’expérience vague et les notions universelles est affirmé dans E II 40 sc. 1. Les exemples du Traité de la réforme de l’entendement, convoqués pour illustrer la connaissance par expérience vague, consistent tous en définitions générales, et notamment celle du chien animal qui aboie, et de l’homme animal rationnel. Voir aussi Lorenzo Vinciguerra, Spinoza et le signe, ouvr. cité, p. 221-222.
36 TRE 20.
37 PM I 1.
38 TRE 19.
39 Cet emploi du mot simul n’est pas identique à celui qu’on trouve, par exemple, en Éthique III 2 sc., où il s’agit de souligner que ce qui arrive au corps et à l’esprit se passe en même temps, au sens où l’un n’est pas cause de l’autre. Il s’agit plutôt, dans ce passage du Traité théologico-politique, de souligner le caractère extrêmement rapide de l’enchaînement mémoriel, selon le modèle exposé en E II 18 sc.
40 TTP V 11.
41 TTP XVII 25.
42 Alexandre Matheron, Le Christ et le salut des ignorants, Paris, Aubier Montaigne (Analyse et raisons), 1971, p. 16 et 19. Voir aussi, du même auteur, Individu et communauté chez Spinoza [1969], Paris, Minuit (Le Sens commun), 1988, p. 450, à propos de l’État hébreux : « les sujets, dès leur plus jeune âge, doivent être dressés à obéir ». Frédéric Lordon parle quant à lui de « domestication des conatus » à propos du rôle des institutions. Frédéric Lordon, La société des affects, ouvr. cité, « La légitimité n’existe pas », p. 140.
43 Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, traduction Emy Molinié, Paris, Calmann-Lévy (Liberté de l’esprit), 1974, p. 170.
44 TP II 19.
45 TTP V 12.
46 Hobbes, Éléments du droit naturel et politique [1640], traduction Delphine Thivet, Paris, Vrin, 2010, I-5, p. 69.
47 TTP XVII 25.
48 Julie Saada, « Le corps-signe. Ordre des passions et ordre des signes : une économie du corps politique », Spinoza et la politique, actes du colloque de Santiago du Chili, mai 1995, Humberto Giannini, Pierre-François Moreau, Patrice Vermeren éd., Paris, L’Harmattan, 1997, p. 74. Julie Saada écrit encore, p. 76-77 : « L’interprétation qu’ils font des images repose sur un ordre des affections corporelles préalablement constitué, c’est-à-dire qu’elle est réglée par la disposition, la constitution et les habitudes du corps ».
49 Que le comportement de l’agent puisse s’expliquer par des causes qu’il ignore n’exclut pas le fait qu’il puisse s’inventer des raisons d’agir comme il agit : il peut tenter de justifier de façon plus construite l’élan tout automatique qu’il met dans l’accomplissement de ses actions, de telle sorte qu’il adhère en conscience à ce à quoi il est condamné. Dans le domaine des neurosciences, Lionel Naccache permettrait de développer une telle théorie : la conscience serait en quelque sorte une instance d’interprétation fictionnelle de ce qui nous arrive. À partir de cas pathologiques, il met en évidence l’aptitude des agents à s’inventer des raisons d’être comme ils sont, en ignorant les processus physico-chimiques qui les déterminent. Ainsi, la psychanalyse comme récit rate les causes véritables des phénomènes qu’elle cherche à expliquer, mais peut avoir une vertu thérapeutique par son seul effet pragmatique de production d’un discours qui donne du sens à ce qui, dans le fond, n’en a pas. Voir Lionel Naccache, Le nouvel inconscient. Freud, le Christophe Colomb des neurosciences, Paris, Odile Jacob, 2006.
50 John Dewey, Human Nature and Conduct [1922], Jo Ann Boydston éd., Carbondale, Southern Illinois University Press, 1983, p. 32.
51 Laurent Bove souligne ainsi que l’Habitude (avec un H majuscule) n’est pas « le comportement acquis dans la répétition d’une même expérience (par laquelle se contractent en nous des habitudes), mais l’aptitude (ou la puissance spontanée) du Corps à lier, dès la première expérience, deux ou plusieurs affections, qu’elles soient simultanées ou successives ». Laurent Bove, La stratégie du conatus, ouvr. cité, p. 24. L’auteur montre bien ce que c’est qu’être cause inadéquate, quand il souligne, à propos de ces liaisons d’affections contractées dans et par l’agent, la part d’« activité-passive » de l’esprit et la « capacité intrinsèque d’autonomie du Corps, même si son mécanisme d’association des images est en régime d’hétéronomie ». Ibid., p. 25-26.
52 PM I 1 : « la cause qui fait que ces modes de penser [les Êtres de raison] sont pris pour des idées de choses est qu’ils proviennent et naissent des idées de choses assez immédiatement pour être très aisément confondus avec elles à moins de l’attention la plus diligente […] ». La rapidité produit la confusion, qui produit la naturalisation de l’arbitraire du signe.
53 CT II III 10.
54 Ibid., II V 10.
55 Ibid., II III 5. L’extrême passivité de ces personnages se situe ici non pas seulement dans le fait qu’ils sont contraints par l’extériorité, mais aussi et surtout en ce qu’ils n’enchaînent cette contrainte avec aucune autre image qui leur permettrait de ne pas réagir aussi immédiatement, comme l’enfant d’E III 32 sc., qui imite tout ce que font les autres. La complexité des frayages incorporés pourrait permettre d’y « réfléchir à deux fois », comme on dit, « réfléchir » à entendre ici en un sens très physique, comme une lumière est réfléchie et déviée.
56 E III 2 sc.
57 CT II XVII 4.
58 E III déf. 28 des affects expl.
59 Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique [1938], Paris, Vrin (Bibliothèque des textes philosophiques), 1999, p. 18.
60 E III 56 dém.
61 E III préf.
62 Il est cependant possible de parler de stratégie, comme le fait Laurent Bove, à condition d’y voir une logique pratique, qui n’implique pas nécessairement la réflexivité. Il est vrai que ce concept, à la différence de celui de tactique, semble impliquer l’idée d’une réflexivité téléologiquement orientée. La raison pour laquelle on peut préférer le concept de stratégie à celui de tactique est que, comme celui-ci, il met l’accent sur l’horizon de guerre, qui est celui de l’homme dans la nature, tout en incluant l’idée d’une temporalité longue, moins soudaine et immédiate qu’une tactique. En effet, si les réactions de l’automate se font aussitôt, elles obéissent néanmoins à des liaisons récurrentes ordonnées à une logique de la conservation de soi. La stratégie est construction, par l’agent, d’une temporalité, construction qui est fondamentale chez Laurent Bove. La stratégie renvoie à la logique globale de l’affirmation de soi, tandis que les tactiques sont commandées par cette logique globale. On utilisera donc parfois ce terme, même si son caractère un peu trop intellectualiste peut déranger.
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