Chapitre 1
Dispositions du corps : plasticité et singularités individuelles
p. 47-74
Texte intégral
voilà ce qui fait la langue naturelle de notre imagination, ce langage qui est chargé de toutes les associations subtiles et inextricables, que les heures fugaces de notre enfance ont laissées derrière elles.1
1Conformément à la nouvelle philosophie qui, depuis Descartes, réduit les qualités à des rapports quantitatifs et mécaniques, Spinoza ne cesse d’user du concept de disposition pour désigner l’agencement des parties du corps. Pour s’en tenir à l’Éthique, c’est dans l’appendice de la première partie qu’on rencontre les premières occurrences de dispositio ou disponere, d’abord à propos de la disposition des choses dans la nature selon un ordre qu’on imagine avoir été voulu par Dieu, puis à propos d’une certaine configuration du cerveau. Ces deux occurrences ont un lien, étant donné que l’ordre ou le désordre qu’on croit trouver dans la disposition des choses de la nature dépendent de notre imagination, qui elle-même dépend de notre constitution physique. Ainsi, « les hommes jugent des choses [et notamment de la disposition des choses] selon la disposition de leur cerveau [dispositio cerebri] »2. Dispositio cerebri doit s’entendre ici en un sens très matériel : il s’agit pour Spinoza de désigner un certain agencement des parties cérébrales. Quand il parle de « disposition de l’imagination », il faut comprendre qu’il doit y avoir la présence d’une image ou d’une trace dans le cerveau. Il le dit explicitement dans le chapitre II du Traité théologico-politique : Moïse, n’ayant « formé aucune image dans son cerveau », n’a pas la « disposition de [l’]imagination » des autres prophètes, qui leur a permis de « voir » Dieu3.
2Le terme constitutio, qu’on traduit généralement par « état »4, est utilisé par Spinoza pour désigner la façon dont sont disposées les parties du corps à tel ou tel moment. Celui de dispositio est privilégié quand il s’agit de rendre compte du caractère composé et plastique du corps, qui rend possible la variation des états. Le scolie de la proposition 59 d’Éthique III explique ainsi clairement le changement d’état du corps par un changement de disposition5. Bien plus, la valeur dynamique du terme dispositio, soulignée par l’enchaînement qui s’établit des dispositions du corps aux appétits et des dispositions de l’imagination aux jugements, permet de signifier la détermination du désir et de la volonté par l’état de l’essence, ce que la valeur statique du mot constitutio ne permet pas de mettre en évidence. Il semble en effet que Spinoza conçoive la disposition comme l’état en tant qu’il dispose à opérer d’une certaine manière. Néanmoins, dispositio et constitutio renvoient à la même réalité : la façon dont est agencé un corps. Le corollaire 2 de la proposition 16 d’Éthique II, qui parle de l’état (constitutio) du corps qu’indiquent les idées de l’esprit, renvoie à l’appendice d’Éthique I, selon lequel les idées de l’imagination varient grandement selon la dispositio cerebri de chacun. Ces concepts n’ont donc pas un sens et une fonction équivalents, mais ils ont un seul et même référent.
3Le concept de disposition exprime la plasticité6 du corps. Il sert à expliquer la variation et la multiplicité possible des états et, par exemple, des idées de l’imagination. Cette variation et cette multiplicité concernent non seulement les différentes positions relatives que peuvent recevoir les parties du corps sans pour autant détruire l’ensemble, mais aussi la configuration des parties elles-mêmes qui peuvent être modifiées par les chocs plus ou moins répétés des parties environnantes, dont elles retiennent les traces. C’est grâce à cette idée de disposition que Spinoza peut produire une théorie des manières d’être singulières, individuelles ou collectives. Si les hommes sont si inconstants et si divers, qu’ils partagent néanmoins un ingenium commun selon leur environnement culturel et conservent une identité propre malgré les grands changements qui les affectent, c’est parce qu’ils sont essentiellement plastiques. Le plastique, c’est cette matière qui autorise une multiplicité de changements sans changer de nature. La notion de disposition permet de saisir l’incorporation d’une extériorité et les manières singulières qu’ont les individus d’être affectés par cette extériorité.
Forme et disposition : identité et plasticité du corps
4On sait le caractère peu développé de la physique telle qu’elle est exposée dans l’Éthique. Un problème semble tout particulièrement intéresser Spinoza : mettre en évidence la possibilité pour un individu de rester le même tout en ne cessant de changer7. Sa définition de l’individu doit inclure l’unité d’une multiplicité et la permanence dans le changement, tout en évitant de donner à l’individualité les caractères d’une substance. C’est la raison pour laquelle il définit l’individu par sa forme, autrement dit par un rapport constant de communication du mouvement ou par une union extrinsèque entre des parties8. La « nature » de l’individu est donc sa « forme »9, entendons, non pas sa figure visible, mais la « loi » ou « raison »10 qui régit, selon un rapport déterminé, les relations dynamiques entre les parties. L’intérêt d’une telle définition est qu’elle autorise dans une certaine mesure un changement des parties, sans que ce changement produise une transformation de l’individu11. Il est ainsi tout à fait possible que des parties soient reconfigurées ou déplacées, voire remplacées, sans que le tout change de nature : « un Individu composé peut être affecté de bien des manières tout en conservant néanmoins sa nature »12. La disposition des parties peut être modifiée sans que leur rapport fondamental se transforme.
5Il faut donc que ce que Spinoza appelle dispositio ne soit pas identique à ce qu’il appelle la « forme ». Les lemmes 4 à 7 de l’exposé de physique, qu’on trouve après la proposition 13 de la partie II de l’Éthique, ont pour fonction de déterminer une telle distinction. Ils doivent permettre de rendre compte de la possibilité de changer d’état dans la continuité de l’être individuel, de façon à expliquer par exemple qu’une passion excessive et obsessionnelle puisse engendrer un déséquilibre corporel et mental13 sans pour autant provoquer un changement de nature. Certes, il arrive que ce déséquilibre soit si grand qu’il mette en péril la communication du mouvement qui définit l’individu. Certains peuvent mourir d’amour, par exemple. Le plus souvent néanmoins, nous nous languissons ou nous enthousiasmons juste un peu trop. Il en va de même pour les effets de l’alcool : il arrive qu’ils nous tuent mais, la plupart du temps, ils ne font que nous changer.
6L’enjeu est aussi de rendre concevable l’émancipation de la servitude, qui suppose cette plasticité corporelle dans le cadre d’une permanence de la forme. Il faut évidemment pouvoir changer sans se transformer, si l’on veut pouvoir progresser. C’est à condition de distinguer la forme individuelle et la disposition des parties que les propositions 38 et 39 d’Éthique IV ne se contredisent pas : « tout ce qui fait que se conserve le rapport de mouvement et de repos que les parties du Corps humain ont entre elles, est bon », mais « ce qui dispose le Corps humain à pouvoir être affecté de plus de manières, ou ce qui le rend apte à affecter les corps extérieurs de plus de manières, est utile à l’homme ». Conserver son être, c’est ne pas conserver sa vie en l’état, mais au contraire faire effort pour accroître sa puissance d’agir et de penser. Il faut donc développer les aptitudes, développement directement corrélé à la question de la variété des dispositions dont le corps et ses parties sont susceptibles. Cette culture de la variation des dispositions doit cependant se faire dans la mesure où cela ne contredit pas notre nature : « la mort survient au Corps […] quand ses parties se trouvent ainsi disposées [disponere] qu’elles entrent les unes par rapport aux autres dans un autre rapport de mouvement et de repos »14. Il arrive en effet que la disposition des parties soit tellement bouleversée qu’elle ne réponde plus à la forme qui définissait l’individu. Si « nous vivons dans un continuel changement »15, certains changements sont utiles, d’autres nuisibles, et d’autres encore mortels. Le plus grand malheur consiste à première vue en un changement du corps vivant en cadavre, mais ce malheur ne touche pas à proprement parler le corps vivant16. Dans l’échelle des malheurs qui affectent véritablement l’individu, on peut donc penser que le plus grave est de rester le même formellement et de ne pas accroître ses aptitudes ou, pire encore, de les voir décliner. L’absence de changement, voire une régression à l’état infantile, serait profondément nuisible, car « qui a, comme le nourrisson ou l’enfant, un Corps apte à très peu de choses, et dépendant au plus haut point des causes extérieures, a un Esprit qui, considéré en soi seul, n’a presque aucune conscience ni de soi, ni de Dieu, ni des choses […] »17. C’est la raison pour laquelle on fait effort pour que « le Corps du nourrisson se change, autant que sa nature le souffre et s’y prête, en un autre qui soit apte à beaucoup de choses […] »18. C’est l’effort de l’humanité tout entière qui est ici concerné, en deçà même de toute préoccupation de sagesse : tout faire pour ne pas laisser le nourrisson dans son état d’impuissance. On aime tant les nouveau-nés qu’on désire immédiatement les changer. Mais il ne s’agit évidemment pas de les tuer. Il faut donc, là encore, distinguer la nature ou configuration formelle, de la disposition ou de l’agencement matériel des parties, pour expliquer qu’on puisse changer de corps (le corps du nouveau-né « se change en un autre ») tout en restant le même individu (« autant que sa nature le souffre et s’y prête »).
7C’est en ce sens qu’on a pu distinguer l’essence formelle et l’essence actuelle, l’être de la chose et son existence concrète constituée par ses états qui peuvent varier dans certaines limites. Ainsi, dans Spinoza. Le temps de la vigilance, Nicolas Israël identifie l’essence formelle à un cadre ou une loi, qui détermine les limites au sein desquelles la puissance d’exister peut varier. L’essence actuelle serait cette puissance d’exister qui varie dans les limites de ce cadre. Mais cette distinction n’ouvre-t-elle pas une zone d’indétermination ou un espace pour du possible non réalisé ? Si Spinoza distingue essence formelle et essence actuelle, ne risque-t-il pas de réintroduire une réalité ontologique de la privation, l’essence actuelle n’effectuant pas toute la puissance possible permise par l’essence formelle ? Si tel était le cas, une représentation des dispositions comme capacités qui pourraient ne pas être actuelles (ou exploitées) redeviendrait légitime. Nicolas Israël prévient cette interprétation, en posant le problème du possible et de la privation. Selon lui, la forme ne dessine pas un ensemble de facultés ou de capacités en réserve, plus ou moins actualisées par l’essence actuelle. Certes, d’un point de vue pratique, Spinoza pose un modèle de nature humaine qui constitue comme un horizon de perfection possible. Néanmoins, d’un point de vue ontologique, il faut rappeler que la nécessité et la continuité des transitions affectives invalident l’idée selon laquelle la forme pourrait être plus ou moins actualisée : « L’essence formelle n’est donc pas un faisceau de possibilités qui existeraient au sein de la puissance d’agir sous forme de facultés »19. La catégorie du possible suppose l’ignorance de la nécessité du passage continu entre les différents états, selon la définition du possible qu’on trouve au paragraphe 53 du Traité de la réforme de l’entendement. Ainsi, la forme affectée à l’instant t par tel ou tel état n’aurait jamais pu être affectée autrement : le cadre est toujours rempli.
8Néanmoins, cette solution n’est pas pleinement satisfaisante. Elle insinue malgré tout, par sa distinction de l’essence formelle et de l’essence actuelle, que la première n’est pas pleinement actuelle, et qu’elle dessine un espace logique, sinon ontologique, des possibles. Une telle interprétation sous-tend nombre de lectures de Spinoza, d’après lesquelles la chose existante pourrait être séparée de ce qu’elle peut, et verrait sa puissance ne pas être absolument actuelle. Or, les dispositions n’ont pas plus d’actualité que la loi ou rapport de mouvement et de repos qui définit l’essence formelle – c’est-à-dire réelle – du corps. Elles ne sont pas davantage une actualisation, même nécessaire, d’un champ de possibles.
9Comme le fait remarquer Mogens Laerke20, tout est actuel chez Spinoza, et dire d’une chose qu’elle l’est n’ajoute rien d’un point de vue ontologique. Dire de l’essence qu’elle est « actuelle » a pour seul intérêt d’insister sur l’actualité de sa puissance, qui n’est pas une potentialité, même quand elle n’existe pas. Si Spinoza précise qu’elle est actuelle, c’est parce que traditionnellement la puissance est traitée comme une virtualité. Or, à ses yeux, concevoir l’essence d’une chose, existante ou non, c’est la concevoir comme puissance actuelle. Quant à l’essence formelle, elle est, elle aussi, actuelle, même si elle n’existe pas du fait de l’existence d’autres choses qui sont la cause de sa non-existence dans la durée.
10Bien plus, l’identification de l’essence actuelle avec les dispositions du corps, telle que nous l’avons supposée, et l’opposition de l’essence actuelle et de l’essence formelle n’ont pas de justification textuelle. Mogens Laerke note que Spinoza n’oppose jamais ces deux concepts, mais oppose essence formelle et essence objective, autrement dit l’idée de la chose. Aucun texte ne justifie d’interpréter l’essence formelle de façon platonicienne, à la manière d’une forme idéale qui transcenderait ses actualisations. Bien au contraire, l’essence formelle est une réalité actuelle. Les deux concepts d’essence formelle et d’essence actuelle désignent en fait, selon Mogens Laerke, deux « aspects » de la chose, selon qu’on la conçoit à partir de sa forme – sa réalité structurale – ou à partir de la puissance qu’elle exprime – son conatus. Toujours selon cette analyse, la question de l’existence actuelle est toute différente : elle désigne la considération de la chose par un esprit qui la pose comme présente, conformément à la proposition 17 d’Éthique II. Autrement dit, l’essence est actuelle au sens où elle est une réalité non potentielle qui est contenue formellement et réellement dans les attributs de Dieu, tandis que l’existence est actuelle au sens où elle est considérée comme présente par un esprit21. Dans tous les cas, mais en des sens différents, tout est actuel, et rien n’est potentiel.
11La distinction entre la forme – ou essence formelle – et les dispositions du corps ne se situe donc pas entre le formel et l’actuel, mais entre l’essence formelle, dont la réalité actuelle est éternelle, et l’existence présente actuelle, dans la durée. Ainsi, les dispositions sont les manières d’être de l’essence passée à l’existence. Par conséquent, les dispositions expriment toujours en acte l’essence formelle, qui est elle-même en acte.
12Il faut ajouter à cet argument que, si l’essence formelle est bien une loi, alors elle est toujours pleinement actuelle, puisqu’elle règle les variations et les rapports entre les parties changeantes. La loi qui régit le sang, c’est ce qui fait du sang du sang, et ce qui impose que les variations se fassent selon un certain rapport déterminé, toujours réalisé. Aussi acquérir des aptitudes et cultiver la variété des dispositions du corps ne peuvent-ils consister en une actualisation toujours plus grande du rapport de mouvement et de repos, puisque c’est à la condition que ce rapport soit toujours déjà effectué en acte que des changements peuvent survenir sans détruire la chose. Il serait faux de considérer la forme comme « le support sur lequel viendraient se greffer des figures » :
si l’on peut dire que les figures « habillent la forme », ce ne peut être que dans le sens très particulier, d’un habit si profondément attaché au corps qu’on ne saurait l’en séparer. Les habits de la forme constituent plutôt ses habitus […].22
13Par habitus, entendons ses manières d’être. Il faut insister sur l’idée selon laquelle, concernant le mode existant, il n’y a pas à concevoir un reste ou une virtualité qui séparerait l’essence formelle et les dispositions. Tout état déterminé effectue, d’une certaine manière déterminée, le rapport de mouvement et de repos qui définit l’essence d’une chose. En conséquence, parler de « limite » ou de « cadre » à propos de la forme n’est pas forcément le plus adéquat, étant donné qu’on imagine facilement une réalité qui ne remplirait pas le cadre.
14L’important est de comprendre qu’on ne cesse d’être affecté et de changer tout en restant le même. Si les corps composés sont capables de subir des changements tout en conservant leur identité individuelle, il n’y a pas lieu cependant de les considérer comme des substances. La distinction entre la forme et la disposition permet à Spinoza de penser un devenir de l’individu qui ne soit pas une destruction, sans ruiner pour autant le statut métaphysique de l’individu comme simple mode de la substance divine. La petite physique d’Éthique II permet ainsi de concilier deux éléments fondamentaux pour son éthique et sa politique : si l’évidence première nous apprend que nous restons identiques à travers les changements, l’expérience nous apprend aussi que les hommes sont divers et inconstants, qu’ils peuvent progresser comme régresser, et qu’ils ne cessent d’avoir commerce avec le réel extérieur qui les affecte. Par la plasticité du corps dont il rend compte, le concept de disposition permet de saisir notre exposition aux affections du dehors.
Traces et tracés singularisants : plasticité des parties du corps
15Si Spinoza opère cette distinction entre la nature d’un corps et ses dispositions physiques, ce n’est pas forcément le cas de l’opinion : « un homme d’âge avancé »23 peut ne pas croire avoir été un nourrisson tant il croit sa nature différente de la leur, et seule la vue des nourrissons devenant des adultes peut l’en persuader. Spinoza le reconnaît lui-même, la différence entre nature et disposition est parfois fort délicate. Face au cas du poète espagnol ayant perdu une grande partie de sa mémoire, il aurait « bien du mal à dire qu’il est le même »24. À l’égard de soi-même comme à l’égard d’autrui, la connaissance adéquate de notre identité ne semble pas aller de soi. Notre esprit est l’idée de notre corps, mais il n’en a pas l’idée adéquate. Nous ignorons sa nature, et ne le connaissons qu’au travers des idées de ses affections, autrement dit de ses dispositions25. Nous savons ce qui nous arrive, mais quant à savoir qui est ce « nous » à qui il arrive quelque chose, c’est une autre affaire. Si nous avons bien le sentiment d’être le même, ce ne peut donc pas être par la connaissance de soi, mais par la conscience de notre état. Il faut donc que nous conservions des traces de ce qui nous est arrivé, c’est-à-dire de notre passé.
16Poser le problème de l’identité au niveau de la mémoire permet d’ajouter un nouvel argument à l’idée d’une plasticité du corps. En effet, pour Spinoza, la mémoire est d’abord un phénomène corporel26. Aussi, perdre la mémoire, c’est en quelque sorte changer de corps, et toute la question de l’identité du poète espagnol est de savoir si c’est la forme du corps qui a changé, ou seulement sa disposition. Le poète se souvient bien de sa langue, mais celle-ci ne fait de lui qu’un Espagnol parmi d’autres. Ce qui fait sa singularité s’est effacé : il ne se souvient plus d’avoir été poète – et encore moins nourrisson. Mais c’est là un cas limite. À chaque instant, une part de notre passé s’efface de notre mémoire, de nouvelles expériences viennent enrichir notre vécu, sans que nous changions pour autant d’identité. C’est dire notre plasticité et notre aptitude à être affectés et à retenir les affections.
17Le mécanisme de la mémoire repose sur le postulat 5 de la petite physique :
Quand une partie fluide du Corps humain est déterminée par un corps extérieur à venir souvent frapper contre une autre partie molle, elle change la surface de celle-ci, et y imprime comme des traces du corps extérieur qui la pousse.27
18La distinction entre des parties fluides, molles et dures, a été postulée juste avant ce texte, dans le postulat 2 qui suit la proposition 13. On remarquera au passage qu’en 1661, Spinoza avait considéré ces qualités comme des idées inadéquates, de pures apparences subjectives28, et que cela semble encore le cas dans l’Éthique. Il les évoque en effet dans l’appendice de la première partie, aux côtés d’autres qualités qui relèvent de l’imagination. C’est très certainement le rôle joué par la plasticité du corps dans sa philosophie qui a conduit Spinoza à user de ces images. La fluidité, la mollesse et la dureté ne doivent cependant pas être conçues comme des qualités réelles. Elles ne font que signaler des différences de nature, mais ne sont rien en soi. Elles sont purement relatives29. Il faut donc faire comme si certaines parties étaient molles, d’autres fluides ou solides, pour parler de propriétés dont la nature est strictement mécanique.
19Spinoza a précisé que ces parties, pour être dites telles, devaient être des individus composés30. Si certains individus – disons un organe comme le cerveau – sont mous, et s’ils peuvent changer tout en restant les mêmes, c’est parce que la disposition de leurs propres parties peut changer sans qu’ils changent de nature individuelle. Certaines parties du corps sont donc elles-mêmes plastiques. Or, le changement de disposition d’une partie change aussi, du même coup, le corps de l’individu que compose cette partie : si mon cerveau ne cesse de changer, alors mon corps lui-même change. Il ne s’agit plus tant ici d’un changement de la disposition des parties dans l’espace du corps, que d’un changement de la disposition d’une partie, qui affecte l’ensemble de ses interactions avec les autres. À propos du poète espagnol devenu amnésique, Raphaële Andrault écrit :
si l’aptitude du corps humain à recevoir un grand nombre d’impressions et en retenir les vestiges est endommagée, si le sang circulant jusqu’au cerveau ne vient plus frapper les mêmes surfaces molles modifiées par des impressions antérieures répétées, si le mouvement du sang, des esprits animaux ou de tout autre fluide n’est pas réfléchi comme avant, et si, par là même, la communication des mouvements ne s’exerce plus comme avant, alors le rapport corporel qui définit le poète espagnol est bel et bien menacé.31
20Il y a alors lieu de douter de l’identité de cet homme. Mais il arrive également que des changements engendrent une nouvelle distribution des relations entre les parties, provoquent leur réordonnancement global, sans impliquer une transformation de l’identité. On connaît les phénomènes de compensation à la suite de la perte de la vue ou de l’ouïe, qui entraîne une réorganisation cérébrale sans qu’il y ait pourtant changement d’identité.
21Comme l’a montré Raphaële Andrault32, le terme qui permet à Spinoza de nouer la conservation de la forme, par-delà les changements des parties et de leurs relations, est le verbe retinere, convoqué également par Spinoza pour expliquer le phénomène de la mémoire dans le postulat 2 d’Éthique III. Si la mémoire est cette aptitude à « retenir » les traces du passé, c’est parce que l’individu (le corps humain, mais également et notamment cette partie qui correspond à la mémoire) a cette force ou puissance de retenir sa forme malgré les changements qui l’affectent ou les actions qu’il effectue. « Retenir » ne doit pas s’entendre en un sens seulement psychique et mémoriel. Peut-être pourrions-nous parler de « mémoire de forme », à condition de remarquer que c’est l’essence ou la forme elle-même qui « retient » le rapport qui la définit. Dans tous les cas, il y a bien une structure (la forme, le rapport de mouvement) qui résiste aux obstacles et insiste dans l’existence par ses aptitudes à modifier et à être modifié par l’extériorité.
22Il convient de distinguer la plasticité du corps au niveau de la disposition relative des parties, et la plasticité du corps du point de vue des changements qui affectent la disposition interne de certaines de ses parties. L’importance des parties molles ne doit pas être minorée. C’est à partir de la plasticité de ces parties que Spinoza explique la contraction d’habitudes et la formation de ce qu’il appelle l’ingenium, qui désigne une complexion particulière, une manière d’être singulière. Le postulat cité plus haut est convoqué par la démonstration du corollaire de la proposition 17 d’Éthique II, afin de rendre compte du mécanisme de l’imagination, du souvenir, des hallucinations, des délires, mais aussi, très certainement, des obsessions, des tours de pensée et des travers propres à un individu, à une classe ou à un peuple. Le postulat 2 d’Éthique III réunira les acquis de ces deux textes, de façon à fournir les bases d’une physique des passions. Spinoza affirme dans ce postulat que le corps humain « peut pâtir de bien des changements et néanmoins retenir les impressions ou traces des objets, et par conséquent les mêmes images des choses ». La plasticité des parties du corps humain, offerte par sa complexité et la diversité de ses parties, le rend apte à être affecté de nombreuses manières différentes et à « retenir » ces affections sans se transformer. Et en effet, on ne comprendra rien à la vie affective si on ne tient pas ensemble deux idées fondamentales : la vie affective des hommes est changeante et inconstante, nous ne cessons de subir des changements et d’être affectés par l’extériorité ; pour autant, chaque changement « laisse des traces », comme on dit, traces qu’il faut entendre au sens affectif et physique du terme. C’est pourquoi, malgré les changements incessants, il est possible de repérer une certaine manière d’être constante et régulière qui forme l’ingenium de chacun. L’automate que nous sommes est labile ou plastique, mais il n’est pas friable. On aurait pu dire qu’il est « mou », mais cela ne concerne que certaines de ses parties, en plus d’être un peu grotesque. Notons que ce postulat 2 d’Éthique III n’est jamais mobilisé explicitement par la suite : il faut en conclure, soit qu’il est inutile, mais on ne voit pas bien alors pourquoi Spinoza l’aurait placé là (on se passerait volontiers de postulats dans un système géométrique) ; soit qu’il est nécessaire à l’intelligence de toute la troisième partie, voire au-delà.
23Pour expliquer la formation de la mémoire, Spinoza insiste sur l’importance du temps de la répétition, ce qui suppose que l’individu soit plongé dans un milieu naturel et social relativement stable et constant. Si des corps extérieurs (entendons aussi des mots, et des images au sens usuel du terme) viennent régulièrement affecter notre corps par l’intermédiaire des parties fluides, certaines parties molles, susceptibles de recevoir et de conserver des traces, vont finir par imprimer, graver profondément l’impression des corps extérieurs. Le poète espagnol, dont les œuvres lui semblent étrangères, se souvient néanmoins de sa langue. L’environnement socioculturel nous affecte bien plus durablement que nos créations poétiques les plus personnelles. Nous sommes ouverts à tous les vents et ne cessons d’être affectés par l’extériorité qui, plus ou moins régulièrement, laisse des traces plus ou moins profondes dans notre être. Si le corps n’était composé que de parties fluides ou de parties dures, aucune trace du passé ne pourrait subsister sans impliquer une destruction de l’individu. Une permanence dans le changement et une rétention des expériences supposent l’existence de parties capables de rester elles-mêmes sans forcément garder la même disposition intrinsèque, de façon que le rapport ou la forme du corps soit identique, mais que les relations entre les parties puissent être affectées.
24L’importance de ces parties molles est donc telle qu’elle peut expliquer à elle seule la formation de corps individués, non pas tant au niveau abstrait de la physique, qu’au niveau concret du social et de l’histoire individuelle. Les multiples dispositions que peuvent prendre les individus composant les parties molles du corps humain rendent compte de la diversité humaine, individuelle, mais aussi sociale et culturelle. Car, comme le fait remarquer Pierre‑François Moreau à propos des traditions nationales :
L’individu n’est pas une marionnette soumise passivement aux influences externes qu’il subit à un moment donné ; il réagit en fonction des lois de la nature humaine, et sa biographie a déjà commencé à incurver ces lois générales dans un certain sens, en rendant certains cheminements plus aisés, donc certains aiguillages plus vraisemblables. Sa réaction aux impulsions des causes externes du moment dépend de sa biographie individuelle, mais aussi de la tradition nationale que l’éducation est venue importer dans l’individu.33
25Cette « incurvation », ces « aiguillages » ou tracés, ces « frayages »34, qu’il faut entendre en un sens très matériel, rendent compte aussi des traditions familiales, des habitudes propres à chaque classe sociale, ou bien encore des coutumes religieuses et des manières d’être individuelles. C’est une certaine configuration des parties, acquise au fil du temps, qui imprimera une certaine orientation aux gestes et pensées des individus. Ainsi du prophète, dont la révélation varie « selon la disposition de son tempérament corporel et de son imagination » [dispositio temperamenti corporis, imaginationis]35. On remarquera que la disposition du tempérament (la tendance à la colère, à la tristesse, à la joie, etc.) est référée à une disposition du corps, à prendre au sens propre du terme. Une certaine configuration des parties du corps l’engage à telle ou telle disposition comportementale. La Lettre 17 à Balling confirme cette interprétation :
Les effets de l’imagination naissent de la constitution soit du corps, soit de l’âme. Pour éviter toute prolixité, je me contenterai ici de le prouver par la seule expérience. Nous savons par expérience que les fièvres et les autres maladies du corps sont des causes de délire, que ceux qui ont un sang épais n’imaginent que des rixes, des sévices, des meurtres et autres choses semblables.
26Certes, comme en témoignent les exemples qui suivent le texte du Traité théologico-politique, cette idée d’une disposition du tempérament corporel n’autorise pas à parler d’une plasticité du corps relative à la disposition de ses parties. En effet, Spinoza semble davantage parler ici de caractères durables, voire innés, et non d’une configuration historique et plastique36. Néanmoins, dans ce passage, « disposition » s’applique non seulement au tempérament du corps, mais aussi à l’imagination37. Or, qu’est-ce qu’une disposition de l’imagination ? C’est ce qui obéit à une certaine disposition du corps : « l’ordre que l’habitude a, pour chacun, mis dans son corps entre les images des choses »38. Ainsi, Spinoza explique dans le Traité théologico-politique qu’un prophète de la campagne prophétise plutôt avec des images de bœufs et de vaches, tandis qu’un prophète soldat verra plutôt des généraux et des armées. Cela fait songer au paysan et au soldat de la proposition 18 d’Éthique II, qui, voyant une trace de cheval sur le sol, pensent chacun à des choses radicalement différentes, la charrue et les champs d’un côté, un cavalier et la guerre de l’autre. Ces exemples montrent que la disposition de l’imagination dépend de la disposition des parties du corps, qui crée comme des chemins privilégiés, des tracés, qui déterminent l’enchaînement des images, conformément à une expérience passée inséparablement personnelle et sociale :
L’Esprit (par le cor. précédent), s’il imagine un corps, la cause en est que le Corps humain se trouve affecté et disposé [disponitur] par les traces d’un corps extérieur de la même manière qu’il fut affecté lorsque certaines de ses parties furent poussées par le corps extérieur lui-même : mais (par hypothèse) le Corps à ce moment-là fut disposé [dispositum] de telle sorte que l’Esprit imaginât deux corps à la fois, donc maintenant aussi il imaginera les deux à la fois, et l’Esprit, quand il imaginera l’un ou l’autre, aussitôt se souviendra aussi de l’autre.39
27Tous nos goûts et nos dégoûts, nos « sympathies et antipathies », que nous ne nous expliquons pas tant ils nous paraissent naturels, s’enracinent dans des réseaux complexes d’affections et d’affects contractés dans le passé. Il suffit d’avoir éprouvé de la tristesse et de la haine en même temps que nous imaginions un certain objet, pourtant indifférent, pour avoir cet objet en haine40. Mais les exemples du scolie de la proposition 18 d’Éthique II le montrent : ce n’est pas seulement une manière d’être individuelle qui se contracte ainsi. Tout un monde social et culturel s’incorpore à partir de ces contractions d’affections et d’affects. Un paysan et un soldat romains agissent, s’émeuvent et pensent différemment, conformément à leur groupe d’appartenance, selon la disposition du corps et de l’imagination qui s’est constituée au fil de leur expérience socialement conditionnée – même si chacun, en outre, surdétermine l’expérience commune par les traits de sa biographie individuelle. La plasticité du corps explique qu’une sociologie de l’imagination soit possible. À chaque milieu social son corps et ses traces affectives ; à chaque classe sociale son imaginaire. Pour Spinoza, le social s’inscrit dans les corps, littéralement.
28À la différence du paysan et du soldat d’Éthique II dans le scolie de la proposition 18, les prophètes soldat ou paysan du Traité théologico-politique n’imaginent pas, à partir d’un signe présent, une autre chose habituellement liée à lui. Ils hallucinent ou rêvent. Comme Spinoza l’explique dans la démonstration du corollaire de la proposition 17 d’Éthique II, lorsque le « mouvement spontané » des parties fluides rencontre les parties molles sur lesquelles elles ont imprimé des traces par le passé, elles se trouvent réfléchies de la même manière, et affectent le corps comme si l’objet était présent, ce qui conduit l’esprit à imaginer la chose comme présente. Quand il s’agit de distinguer les prophéties dont les paroles et figures étaient extérieures, des prophéties purement imaginaires, Spinoza explique ces dernières par le fait que « l’imagination du prophète était disposée [disponere], même en état de veille, de façon qu’il lui parût clairement entendre des paroles ou voir quelque chose »41. En fait, la plupart des prophètes prophétisent pendant leur sommeil, les sollicitations extérieures étant moindres. Durant la nuit, le mouvement spontané des parties fluides est moins affecté par les causes extérieures, ce qui autorise le réveil d’images et leur insistance dans l’esprit42. Il n’en reste pas moins vrai que certains, à l’imagination vive comme Samuel, imaginent des choses en plein jour, sous l’effet conjugué de la force de la coutume, qui a imprimé des traces importantes dans les parties molles, et d’un mouvement spontané des parties fluides. Samuel prétend ainsi avoir entendu parler Dieu, qui avait cependant la voix d’Héli, ce grand prêtre qu’il « entendait tous les jours, et dont il pouvait donc assez facilement former l’image »43. Certainement Samuel est-il un cas exceptionnel, lui qui peut ainsi, à proprement parler, rêver les yeux ouverts, mais il révèle à quel point la coutume façonne les corps autant qu’elle façonne les esprits et leur imaginaire, jusque dans leurs hallucinations prophétiques.
29La disposition des parties dans l’espace corporel détermine une certaine concaténation des images, qui explique le réveil spontané (cas du prophète) ou immédiat et rapide (cas du Romain d’Éthique II, scolie de la proposition 18) de certaines images. La plasticité des corps produit un modelage de l’imaginaire. Les philosophes, eux aussi, pensent et définissent selon les « dispositions de [leur] propre corps ». S’ils partagent tous la même limitation de l’aptitude à imaginer distinctement les corps extérieurs, et ont par conséquent tendance à inventer des fictions conceptuelles comme l’« Étant » ou la « Chose », chacun a sa propre « manière » d’imaginer les universaux « en fonction de la chose qui a plus souvent affecté le Corps »44. L’habitude, la répétition fréquente d’une même impression (à prendre aux deux sens du terme, propre et figuré) induit chez le philosophe un travers, un chemin de traverse, une certaine inclinaison ou un certain penchant, qui le conduit à forger des notions universelles d’une façon singulière et privilégiée, autrement dit des « images universelles des choses ». Selon qu’on a été dans le passé plus affecté par le rire, la bipédie ou la rationalité, on définira spontanément l’homme par le rire, la bipédie ou la rationalité. Les plus grandes controverses entre les philosophes, qui, trop souvent, croient concevoir alors qu’ils imaginent, ont pour origine la plasticité du corps et la variété de ses dispositions possibles.
Manières singulières de sentir et d’opiner selon les dispositions corporelles
30C’est un lieu commun, au xviie siècle, que de convoquer le concept de disposition pour expliquer la diversité et la relativité des jugements. La plasticité des dispositions corporelles permet de rendre compte de la variété individuelle et culturelle. Dans la Lettre à Chanut du 6 juin 1647, Descartes explique ainsi son intérêt pour les femmes louches en termes de « disposition » : la rencontre avec une jeune fille un peu louche a imprimé un pli dans sa matière cérébrale, et a produit une nouvelle disposition de son cerveau, dont dérive une disposition non seulement à se replier de la même façon, mais à privilégier les traits marquant un lien de ressemblance avec les traces du passé45. L’intérêt singulier que Descartes porte aux femmes affectées de strabisme s’explique ainsi par la disposition de son corps. Malebranche réfère lui aussi les travers singuliers de l’imagination et de l’habitude à la disposition et à la plasticité des fibres du cerveau, qui forment des plis sous l’effet du temps, de l’air et du sang46. Signalons enfin le quatrième traité des Essais de morale de Pierre Nicole, intitulé Le prisme, ou Que les différentes dispositions font juger différemment des mêmes objets47. Le prisme y désigne d’abord de façon non métaphorique ce qui diffracte la lumière, et qui n’est pas l’objet du même intérêt selon qu’on est philosophe, homme du monde ou enfant. Occasion de science pour le premier, il est un objet fort commun pour l’orgueilleux qui s’en moque, tandis que, sous l’effet des très jolies couleurs qu’il présente à ses yeux, l’enfant s’en émerveille et s’en amuse. Pour finir, le prisme devient la métaphore de la foi. Si on le renverse, le monde extérieur nous apparaît inversé ; de même, la foi nous fait voir les grandeurs du monde comme des bassesses et des vanités, et l’humilité comme une grandeur morale. C’est donc le cœur lui-même qui est le prisme. Le sentiment (la foi, la concupiscence) altère notre vision du monde, et par exemple notre rapport à l’objet qu’est un prisme. C’est en ce sens que, comme le titre du traité l’indique, « les différentes dispositions font juger différemment des mêmes objets ».
31Le concept de disposition est donc communément utilisé de façon à rendre compte de la diversité des opinions. L’usage qu’en fait Spinoza, dans l’appendice du De Deo notamment, est au plus près de celui qu’on trouve dans la tradition sceptique. Pour rendre compte de la relativité et de la variation des jugements selon les différentes manières d’être des individus, Sextus Empiricus a en effet souvent recours à la notion de diathesis :
si parce que le fou ou l’homme qui dort est considéré comme étant dans une certaine disposition [diatheisis], il n’est pas un juge fiable de ce qui lui apparaît, alors puisque l’homme normal ou l’homme éveillé eux aussi se trouvent dans une certaine disposition [diathesis], eux non plus ne seront pas crédibles en ce qui concerne la capacité de discernement de ce qui leur arrive.48
32L’affection que l’on subit est, de façon nécessaire, subie d’une certaine manière, non seulement en raison de notre appartenance au genre humain, mais aussi selon des variations individuelles et culturelles. C’est ainsi que le deuxième mode de suspension du jugement qu’expose Sextus fait référence à l’idiosyncrasie individuelle49, et que le quatrième mode se réfère aux « circonstances » (peristasis), que Sextus identifie expressément aux « dispositions » (diathesis)50. Les « circonstances » désignent des états transitoires du corps et de l’esprit comme la veille, le sommeil, l’ivresse, la sobriété, l’âge, mais aussi des affects et des maladies51. Ces états modifient les données sensibles, de telle sorte qu’il est impossible de discriminer ce qui relève de l’objectivité, de ce qui relève de la subjectivité, tant le rôle des humeurs est crucial dans la formation des impressions. Chez Spinoza comme chez Sextus, on ne sent donc jamais un corps, ni même un reliquat de corps, mais un effet de ce corps en nous, dont on garde ensuite une trace. Cet effet, puis cette trace sont dépendants au plus haut point de la matière réceptrice, de l’état du sujet. Ainsi, l’idée qu’a Paul de Pierre par le biais de la sensation « indique plutôt l’état [constitutio] du Corps de Paul que la nature de Pierre »52.
33Spinoza comme Sextus expliquent les différences de sensation en insistant moins sur les facteurs physiques extérieurs – comme ont davantage tendance à le faire les épicuriens53 – que sur les variations corporelles et affectives. On ne sent jamais la chose en tant que telle, mais toujours son effet sur nous. Les nombreux exemples qu’énumère Spinoza entrent ainsi en écho avec ceux de Sextus54. La proposition spinoziste selon laquelle « Des hommes différents peuvent être affectés par un seul et même objet de manière différente, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de manière différente à des moments différents »55, qui, rationalisme oblige, conserve la référence à une objectivité connaissable par la raison, trouve ainsi son exact pendant sceptique dans les Esquisses pyrrhoniennes :
puisqu’il y a une telle irrégularité aussi selon les dispositions [diathesis], et que les humains sont différents par leurs dispositions [diathesis] à divers moments, il est sans doute facile de dire ce que chaque objet réel paraît être à chacun, mais pas du tout ce qu’il est, puisque l’irrégularité empêche la décision.56
34Les dispositions variées que peut recevoir un seul et même corps expliquent la variété des manières de sentir et d’opiner, par référence à des facteurs aussi bien biologiques et individuels que culturels et sociaux. Précisons néanmoins que l’usage du concept pour expliquer la relativité des jugements, commun chez Spinoza et Sextus, sert une finalité opposée chez les deux penseurs. Tandis que le second use de ces arguments pour parvenir à la suspension du jugement, le premier le mobilise pour expliquer comment naissent les préjugés et controverses – les hommes jugent d’après leur imagination et non d’après leur raison –, et pourquoi certains, las de ces controverses et ignorant l’aptitude de la raison et de l’intellect à produire du vrai, en sont venus à suspendre leur jugement57.
35Pour Spinoza, que la disposition soit innée ou acquise, elle changera nécessairement dans le temps. S’il est entendu que « les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau », leurs jugements ne cessent eux-mêmes de varier selon les variations de la disposition de leur cerveau. Ou de l’estomac, ou du sexe : Spinoza explique le dégoût culinaire ou le changement d’attitude de l’amant à partir du changement d’état (constitutio) corporel qui succède à l’action de manger ou de forniquer58. Pour en rester à l’exemple de la nourriture, l’estomac qui se remplit ou la longue fréquentation du plat appété modifie la disposition du corps, ce qui conduit le mangeur à imaginer et à désirer tout autre chose que ce plat qui le faisait pourtant saliver. Il apparaît donc qu’« un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de manière différente à des moments différents », voire au même moment. Si une même chose peut affecter différemment un même individu dans le temps comme elle affecte différemment des individus différents, c’est parce que l’affection ne se réduit pas à une réception passive et neutre, mais dépend de l’état du corps affecté. Un corps59 affecté par un autre a sa manière singulière de l’être, et affecte donc en retour celui-ci d’une façon singulière. La démonstration de la proposition citée ci-dessus renvoie à l’axiome 1 qui suit le lemme 3 de la petite physique, axiome qui affirme le lien entre manière d’être affecté et disposition ou manière d’être60. Comme c’est le cas pour un miroir, nous réfléchissons la lumière et les effets qu’ont les corps extérieurs sur nous à notre manière, c’est-à-dire selon la disposition variable de notre corps.
L’histoire faite corps
36Une psychologie, une typologie et une sociologie des impressions sensibles et affectives sont ainsi rendues possibles. Le corps est modelé par la biographie individuelle, qui est elle-même informée et structurée par le social, ce qui affecte la manière de sentir et de penser de chacun. Au-delà de la simple sensation, c’est la réceptivité à certaines paroles et croyances qui est dépendante des aptitudes de chacun. Deux peuples peuvent réagir très différemment face à des procédés idéologiques identiques :
quand Alexandre tente de se faire adorer comme un dieu, les généraux macédoniens refusent, alors que les Perses acceptent […]. Ainsi la causalité externe citée dans chaque épisode extrait de l’Histoire d’Alexandre n’agit-elle que par l’intermédiaire des règles mises en place par la vie et les coutumes d’Alexandre et de ses compagnons – l’ingenium individuel de chacun et leur ingenium national.61
37Par-delà la variation affective qui touche chaque individu selon sa constitution ou son état62, il faut aussi poser l’existence d’une disposition corporelle socialement partagée. À la lettre, on trouve chez Spinoza l’idée d’une incorporation de l’ordre social établi, ne serait-ce qu’au travers de son analyse du langage. Seul un Romain relie avec une telle vitesse63 le mot pomum à l’image d’un fruit, étant entendu que, selon l’histoire de chaque Romain, ce mot sera relié de façon privilégiée à tel ou tel fruit particulier. La contraction des associations d’images dans la mémoire, corrélative d’une certaine disposition du corps contractée par le passé64 (connexions synaptiques par exemple), permet également d’expliquer la formation artificielle et culturelle de certaines liaisons affectives sur lesquelles se fondent les coutumes et certains jugements de valeur :
il n’y a rien d’étonnant à ce que tous les actes, en général, qu’on a coutume [consuetudine] d’appeler vicieux soient suivis de Tristesse, et ceux qu’on dit corrects, de Joie. Car […] cela dépend au plus haut point de l’éducation […]. Ce sont les parents, en réprouvant ceux-là, en en faisant souvent reproche à leurs enfants, et au contraire en conseillant ceux-ci, en en faisant l’éloge, qui ont fait qu’à ceux-là se sont trouvés joints des mouvements de Tristesse, et de Joie à ceux-ci. Ce que confirme également l’expérience même. Car la coutume [consuetudo] et la Religion n’est pas la même pour tous ; bien au contraire, ce qui chez les uns est sacré est profane chez les autres, et ce qui chez les uns est honnête est déshonnête chez les autres. Donc, selon que chacun a été éduqué, il se repent d’un acte ou s’en glorifie.65
38C’est par une « amnésie de la genèse »66 qu’il est possible de croire que l’émotion spontanée ressentie face à certains actes témoigne d’une objectivité de la valeur. L’inculcation de liaisons d’affections dans le corps dès le plus jeune âge a pour corrélat dans l’esprit des liaisons d’idées et d’affects dont on ignore le caractère déterminé et incorporé dans des dispositions. Le relativisme spinoziste est un objectivisme de la relation. Impossible de penser le réel, et notamment la réalité humaine et ses jugements de valeur, sans mettre l’accent sur les relations qui ont constitué le corps. Celui-ci a une histoire, il est l’histoire faite corps, en un sens absolument matériel, spatial et physique67. C’est selon « l’ordre que l’habitude [consuetudo] a, pour chacun, mis dans son corps entre les images des choses » que « chacun, d’une pensée, tombera dans une autre »68. Cet ordre consiste en une liaison d’affections du corps qui a été affecté dans le passé par deux choses à la fois. Sitôt que le Romain entend le son pomum, il « tombe » dans la pensée d’un fruit, suivant en cela les liaisons corporelles (dispositions du cerveau) contractées au fil de son expérience personnelle. Mais, nous l’avons déjà évoqué, cet exemple ne trompe pas, pas davantage que les suivants donnés par Spinoza dans ce passage. Un Romain, un soldat, un paysan sont autant de types sociaux, dont le vécu est moins forgé par une expérience singulière que par une forme de conditionnement social. Les dispositions du corps sont une « connaissance par corps » des manières d’être, de sentir et de juger propres à une classe sociale (soldat, paysan) ou à une société tout entière (Romain). Ainsi, des enchaînements de mots et des tours de phrase automatiques distinguent une manière d’imaginer propre à chaque peuple. Quand Oldenburg lui demande comment il entend certains passages de l’Évangile et de l’Épître aux Hébreux, selon lesquels le Verbe se serait fait chair et Dieu se serait incarné, Spinoza répond que l’auteur « hébraïse »69 : il parle à la manière des Hébreux. Il y aurait là comme une inertie de la tradition qui signale son caractère incorporé. De même, s’il est inconcevable qu’un seul homme puisse changer le sens d’un mot, c’est non seulement parce que le vulgaire tout entier en est comme le gardien involontaire, mais aussi parce que celui qui se livrerait à une telle entreprise ne pourrait pas s’y tenir, avec toute la meilleure volonté du monde : « si quelqu’un voulait modifier la signification qu’il a l’habitude de donner à un mot, il aurait du mal à se contraindre à l’observer tant dans ses paroles que dans ses écrits »70. Mais au travers de la langue, c’est une conception du monde qui est impliquée : au sens propre, si la langue est incorporée, la culture entière l’est. Les dispositions du corps sont la mentalité et la structure de pensée faites corps. Ce qu’on appelle « esprit d’un peuple », « idéologie », « représentations culturelles », trouve en dernière instance sa détermination dans l’ordre matériel des rencontres entre les corps et l’extériorité sociale.
39Ainsi se justifie l’importance qu’il faut accorder au langage. Ce ne sont pas seulement des représentations qui sont liées selon une histoire incorporée. Le texte cité ci-dessus relatif à l’éducation morale des enfants insiste en effet sur le rôle du langage, non seulement dans sa dimension symbolique signifiante, mais aussi dans la charge affective qu’il enveloppe. Les actes qu’on a « coutume d’appeler vicieux » sont suivis de tristesse, ceux qu’on « dit corrects » sont suivis de joie, car les parents « réprouvent », « font des reproches », « conseillent » et « font l’éloge ». Pour que cette éducation – qui semble plus proche d’un dressage en vérité – fonctionne, encore faut-il que l’enfant ressente la charge affective comprise dans ces réprobations et ces éloges, ce qui suppose qu’il ait incorporé en amont la liaison affective communément pratiquée entre certains mots, certaines intonations et expressions gestuelles, et certaines sanctions ou récompenses. Toute une violence symbolique, pour parler comme Bourdieu, est ici impliquée, dont il ne faut relativiser ni la violence, ni la dimension symbolique, c’est-à-dire culturelle. Les affects qui se déduisent de la nature humaine comme on déduit de sa nature les propriétés du cercle doivent donc eux-mêmes être compris à partir de la logique individuelle, sociale et historique, de leurs tracés singuliers, qui se constituent notamment par la médiation du langage.
40On aurait donc tort de croire que la sociologie, ou l’ethnologie, quand elle parle de « corps », ne devrait le faire que de façon imagée pour parler de dispositions non conscientes mais virtuelles et non situables. Si le concept de disposition doit être central pour une anthropologie – il faut entendre par là une science qui inclut la psychologie, la sociologie, l’histoire culturelle –, ce n’est pas seulement d’un point de vue pragmatique. Il permet de mettre l’accent sur la base matérielle et physique des affects, des aptitudes et des jugements. Une disposition, c’est d’abord la disposition de quelque chose d’une certaine manière, l’agencement pratique et physique d’une certaine matière plastique, seule à même d’expliquer l’incorporation d’une extériorité à la fois naturelle, sociale et historique :
Parler de disposition, c’est simplement prendre acte d’une prédisposition naturelle des corps humains, […] la conditionnabilité comme capacité naturelle d’acquérir des capacités non naturelles, arbitraires. Nier l’existence de dispositions acquises, c’est, quand il s’agit d’êtres vivants, nier l’existence de l’apprentissage comme transformation sélective et durable du corps qui s’opère par renforcement ou affaiblissement des connexions synaptiques.71
41La philosophie de Spinoza permet de poser les fondements théoriques nécessaires pour référer les dispositions à des agencements matériels et actuels72, sinon exclusivement – on peut parler de disposition de l’esprit –, du moins de façon privilégiée. On trouve aujourd’hui en neurobiologie une théorie du frayage ou des traces qui confirme les intuitions de Spinoza, à condition de modifier les images de mollesse, dureté et fluidité. Des trains d’impulsion bioélectriques laisseraient des traces à long terme, en consolidant et stabilisant les connexions déjà empruntées. La création de connectivités privilégiées aux dépens d’autres possibles résulterait de l’apprentissage et de l’expérience73. De nombreuses recherches en neurosciences et en sciences cognitives se donnent pour hypothèse de travail le principe énoncé par Hebb, selon lequel « des neurones qui stimulent en même temps sont des neurones qui se lient ensemble »74. Une plasticité fonctionnelle et morphologique des synapses a ainsi pu être mise en évidence75.
42À partir de ces théories, on pourrait expliquer par exemple que le corps de l’enfant dont parle Spinoza dans Éthique III, scolie de la proposition 32, soit « en continuel équilibre » et ouvert à toutes les stimulations, qui le dépassent et le soumettent à une grande passivité, au contraire de l’adulte dont les frayages se sont constitués, offrant ainsi une relative constance à ses affections et affects. C’est à condition d’avoir contracté des habitudes et d’être apte à réagir selon des frayages stables que l’individu acquiert une certaine maîtrise de son environnement. Jean-Pierre Changeux développe ainsi l’idée selon laquelle les connexions neuronales de l’enfant sont beaucoup plus étendues que celles de l’adulte, qui ne conserve que les connexions utilisées76. Curieusement, l’histoire qui s’inscrit dans les corps vient tracer des liaisons d’affections exclusives qui restreignent ainsi la plasticité première, mais cette restriction est aussi la condition pour que ce corps soit disposé de telle sorte qu’il soit apte à agir avec un certain sens pratique. C’est donc au niveau même du corps et de ses dispositions qu’il faut penser la constitution d’une humanité. Le développement des aptitudes corporelles et mentales passe par un travail sur les dispositions corporelles.
Notes de bas de page
1 George Eliot, Le moulin sur la Floss, ouvr. cité, p. 69.
2 E I app.
3 TTP II 15. Nous ne distinguerons pas ici « trace » et « image ». Sur ce point, voir Lorenzo Vinciguerra, Spinoza et le signe. La genèse de l’imagination, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 2005 (cité dorénavant Spinoza et le signe), chap. xi et xii.
4 Parfois cependant, Charles Appuhn – et il n’est pas le seul – traduit constitutio par « disposition », par exemple dans E III déf. 1 des affects.
5 E III 59 sc. : « tandis que l’estomac se remplit, nous changeons d’état [constitutio]. Si donc, le corps ayant changé de disposition [dispositio] […] ». Pautrat traduit ici dispositio par « état ».
6 La notion de plasticité dans la philosophie de Spinoza est interrogée dans l’ouvrage collectif L’essence plastique. Aptitudes et accommodements chez Spinoza, Vincent Legeay éd., ouvr. cité. Néanmoins, la signification strictement physique de cette notion, et notamment la plasticité des parties molles du corps, que nous aborderons plus bas, n’est pas thématisée pour elle-même dans les études qui le composent.
7 Raphaële Andrault, dans La vie selon la raison. Physiologie et métaphysique chez Spinoza et Leibniz, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 87, affirme que « la physique des lemmes s’attache moins à saisir les conditions de permanence d’un corps composé, que la nature des modifications actives et passives d’un corps complexe dont on postule la subsistance ». Il est vrai que Spinoza ne s’attache pas à démontrer les conditions de la permanence, mais il s’intéresse bien à en établir les conditions de possibilité. Raphaële Andrault a raison de souligner que l’enjeu est de pouvoir insister sur la variabilité des états et des aptitudes dont est capable un individu, véritable critère de hiérarchie, nous le verrons, entre les individus – d’espèces différentes comme au sein d’une même espèce. Nous continuerons par souci de commodité à parler de la « physique » à propos du passage de l’Éthique qui suit la proposition 13 et son scolie. Henri Atlan a cependant raison d’insister sur le fait qu’il s’agit là d’un « malentendu », et propose d’y voir une théorie de l’individu comme corps composé. Henri Atlan, Cours de philosophie biologique et cognitiviste. Spinoza et la biologie actuelle, Paris, Odile Jacob, 2018, p. 69-70.
8 E II, déf. qui suit la proposition 13, et lemmes 4 et 5.
9 E II, lemmes 4 à 7 qui suivent la proposition 13.
10 L32 § 3 et TTP IV 1. Le terme « loi » s’appliquant aux choses de la nature ne doit cependant pas être compris sur le mode du commandement, comme s’il désignait une réalité transcendante : les choses n’obéissent pas aux lois, elles sont définies par un certain rapport de communication du mouvement, rapport qu’on peut appeler « loi » ou « nature ».
11 On distingue « changement » et « transformation », conformément à PM II 4. La transformation désigne un changement de nature.
12 E II, lemme 7 sc. qui suit la proposition 13.
13 E IV 43 sc. et 44 sc.
14 E IV 39 sc.
15 E V 39 sc.
16 Ce qui ne veut pas dire que la peur de la mort n’affecte pas l’individu vivant, y compris le sage, qui cependant n’y pense quasi plus. Sur la différence entre épicurisme et spinozisme relativement à la question de la mort, voir l’article de Chantal Jaquet, « Le mal de mort chez Spinoza, et pourquoi il n’y faut point songer », Fortitude et servitude. Lectures de l’Éthique IV de Spinoza, Chantal Jaquet, Pascal Sévérac et Ariel Suhamy éd., Paris, Kimé, 2003 (cité dorénavant Fortitude et servitude), p. 147-162.
17 E V 39 sc.
18 Ibid. Nous traduirons le mot infans par « nourrisson ».
19 Nicolas Israël, Spinoza. Le temps de la vigilance, Paris, Payot (Critique de la politique), 2001, p. 131.
20 Mogens Laerke, « Aspects of Spinoza’s Theory of Essence. Formal Essence, Non-Existence, and Two Types of Actuality », The Actual and the Possible: Modality and Metaphysics in Modern Philosophy, Mark Sinclair éd., Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 11-44.
21 Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre iii à propos des aptitudes.
22 Lorenzo Vinciguerra, Spinoza et le signe, ouvr. cité, p. 140.
23 E IV 39 sc.
24 Ibid. Il n’est « pas facile » (non facile) de dire qu’il est le même, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas le même.
25 E II 19 et suiv. L’esprit ne se connaît lui-même que par les idées qu’il a des affections du corps ; l’homme n’a donc conscience de soi qu’au travers de ses états (voir l’explication de la définition du désir d’Éthique III).
26 E II 17 et 18.
27 E II, post. 5 qui suit la proposition 13.
28 L6 § 19.
29 Voir à ce sujet l’analyse de Lorenzo Vinciguerra, Spinoza et le signe, ouvr. cité, le chapitre viii. Voir aussi du même auteur : « Pour une physique des traces. Spinoza avant Derrida », La théorie spinoziste des rapports corps/esprit, Chantal Jaquet, Pascal Sévérac et Ariel Suhamy éd., Paris, Hermann (Philosophie), 2009, p. 130-133.
30 E II, ax. 3 qui suit le lemme 3 qui suit la proposition 13.
31 Raphaële Andrault, « L’individuation des corps animés : le “rapport aux choses extérieures” dans les annotations leibniziennes à l’Éthique », Spinoza/Leibniz. Rencontres, controverses, réceptions, Raphaële Andrault, Mogens Laerke et Pierre-François Moreau éd., Paris, PUPS (Groupe de recherches spinozistes), 2014, p. 214.
32 Ibid.
33 Pierre-François Moreau, « Spinoza narrateur », Lectures contemporaines de Spinoza, Claude Cohen-Boulakia, Mireille Delbraccio, Pierre-François Moreau éd., ouvr. cité, p. 282.
34 La notion de frayage est empruntée à Laurent Bove, La stratégie du conatus, ouvr. cité, p. 137.
35 TTP II 7, traduction légèrement modifiée.
36 Henri Laux, dans Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l’histoire, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 1993, p. 39, écrit à propos des dispositions du tempérament corporel et de l’imagination qu’évoque le TTP II 7 : « Dans cette classification, les deux facteurs ont en commun leur insistance sur le corps, lieu d’émergence de la situation personnelle ou sociale du prophète. Le premier indique un état momentané du corps, affecté par la colère (le plus souvent) ou par la joie, c’est-à-dire par une passion individuelle liée à une disposition du prophète, soit habituelle, soit occasionnelle. Le deuxième indique le corps dans sa position sociale, c’est-à-dire un état durable qui s’accompagne des modes d’expression correspondants, en l’occurrence ceux de l’homme de cour ou ceux du campagnard ». D’après les exemples qu’il donne, quand Spinoza parle de tempéraments, il semble plutôt songer à des caractères très profondément ancrés dans les corps, chaque prophète semblant n’être apte qu’à une certaine coloration affective de prophéties.
37 Quand Spinoza aborde, dans ce passage du Traité théologico-politique, les variations entre les prophéties selon la disposition de l’imagination, les traducteurs (Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau) ne traduisent pas dispositio.
38 E II 18 sc.
39 E II 18 dém.
40 E III 14 à 16 renvoient à E II 18.
41 TTP I 7.
42 TTP I 9. Voir aussi E III déf. 32 expl., et L17.
43 Ibid.
44 E II 40 sc. 1.
45 Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647, AT V, p. 56-57. Le texte de référence pour cette théorie de la mémoire comme ensemble de dispositions cérébrales, plis et traces laissés par le passage d’esprits animaux, se trouve dans le Traité de l’homme, AT XI, p. 177-179.
46 Malebranche, De la recherche de la vérité [1674], Œuvres, vol. I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1979, respectivement p. 167 et 150.
47 Traité qu’on trouvera dans Œuvres morales, édition établie par Thibault Barrier, Paris, Manucius (Le Philosophe), 2015. Sur la disposition comme « prisme », voir aussi Pascal Sévérac, « Enfance et plasticité. Spinoza et Vygotski », L’essence plastique. Aptitudes et accommodements chez Spinoza, Vincent Legeay éd., ouvr. cité, p. 44 et suiv. L’auteur prévient cependant qu’il n’analyse que l’aspect affectif de la plasticité des manières d’être et de sentir, non son corrélat physique et physiologique (p. 42).
48 Sextus Empiricus, Contre les logiciens, Sexti Empirici Opera, Herman Mutschmann éd., vol. II, Adversus Dogmaticos Libros Quinque (Adv. Mathem. VII-XI continens), Leipzig, Teubner, 1984, AM VII-VIII, I, 63. Traduction personnelle de Stéphane Marchand.
49 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, traduction Pierre Pellegrin, Paris, Seuil (Points essais), 1997, I, 14, 79-80. Sextus cite dans ce passage les dix tropes d’Énésidème. Sur ce point, et notamment sur la référence aux dispositions dans la philosophie sceptique, voir Stéphane Marchand, Le scepticisme. Vivre sans opinion, Paris, Vrin, 2018, notamment p. 137-138.
50 Ibid., 100 et suiv.
51 Sextus fait référence à la théorie des humeurs dans les Esquisses pyrrhoniennes, ouvr. cité, I, 14, 80 et 100. Le concept de diathèse hante l’histoire de la médecine : « L’histoire du mot diathesis est un chapitre dans la lutte éternelle qui oppose localisme et généralisme […], l’approche ontologique qui voit la maladie, et l’approche individuelle qui voit le patient ». Erwin H. Ackerknecht, « Diathesis: The Word and the Concept in Medical History », Bulletin of the History of Medicine, vol. 56, no 3, 1982, p. 325. Nous traduisons. Son rôle tend à disparaître aujourd’hui de la pratique médicale, même si les dictionnaires médicaux le mentionnent encore : la désaffection dont il fait l’objet est due au fait que ce qu’on désignait jadis comme étant de l’ordre dispositionnel (la diathèse, c’est en quelque sorte le terrain individuel, la prédisposition à certaines pathologies) s’est vu assigner des causes locales et identifiables. Le terme de diathèse, dont le sens reste assez équivoque (cette équivocité est bien mise en avant dans l’article cité ci-dessus), est assez proche, en médecine humorale, de ceux de constitution (katastasis en grec) et de tempérament (krasis). Quoi qu’il en soit, dans le contexte médical, la diathèse ne désigne pas une capacité virtuelle, mais un état du corps, une manière singulière et actuelle d’être affecté, de réagir à certains facteurs.
52 E II 17 sc.
53 Voir l’exemple de la tour carrée que donne Lucrèce, De la nature, traduction, introduction et notes de José Kany-Turpin, édition bilingue, Paris, Garnier Flammarion, 1998, IV, p. 353-363.
54 Citons par exemple la différente appréciation d’un même aliment selon l’état de satiété ou de faim, qu’on trouve dans Esquisses pyrrhoniennes, ouvr. cité, I, 14, 109, et dans E III 59 sc.
55 E III 51.
56 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, ouvr. cité, I, 14, 112.
57 E I app. La fin de ce passage propose une généalogie du scepticisme différente de celle proposée dans L56 § 7, où Spinoza écrit que Sextus Empiricus et les sceptiques sont animés par une passion de la contradiction.
58 E III 59 sc.
59 Précisons, si besoin était, que nous parlons toujours des corps composés.
60 L’expression « manière d’être » doit être entendue en un sens ontologique autant que descriptif : la façon singulière, le façonnement, voire l’apparence physique du corps est une modification de l’être, au même titre que la disposition du corps est une certaine configuration de la nature individuelle, déterminée spatialement et temporellement. Une manière d’être est toujours une manière de l’Être.
61 Pierre-François Moreau, « Spinoza narrateur », Lectures contemporaines de Spinoza, Claude Cohen-Boulakia, Mireille Delbraccio, Pierre-François Moreau éd., ouvr. cité, p. 282-283.
62 E III 57.
63 Nous reviendrons sur ce point plus loin, mais signalons tout de suite que Spinoza, dans E II 18 sc. d’où est tiré l’exemple, ne cesse de répéter le mot statim (aussitôt).
64 E II 18 dém.
65 E III déf. 27 expl. Sur ce point, voir Jacques-Louis Lantoine, « Spinoza et la raison des mœurs », Entre nature et histoire. Mœurs et coutumes dans la philosophie moderne, Francesco Toto, Laetitia Simonetta et Giorgio Bottini éd., Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 155-170.
66 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit (Le Sens commun), 1970, p. 23.
67 En ce sens, il ne nous semble pas nécessaire de distinguer, du moins ontologiquement, un corps affectif d’un corps organique, comme le fait Pascal Sévérac dans Le devenir actif chez Spinoza, ouvr. cité, chapitre iii, « La puissance du corps », p. 157-158. Pascal Sévérac distingue en effet le corps « pensé comme organisme vivant, comme corps fait de sang, de chair et d’os : c’est le corps que doit prendre en charge la médecine », et le corps considéré comme « composé de liaisons et d’affects, c’est-à-dire en tant qu’il est traversé par des affections, ou des enchaînements d’affections, qui augmentent, aident, diminuent ou contrarient sa puissance d’agir : ce corps […] dont traite l’Éthique ». Raphaële Andrault émet la même réserve que nous, dans La vie selon la raison. Physiologie et métaphysique chez Spinoza et Leibniz, ouvr. cité, p. 188-189 et note 17.
68 E II 18 sc.
69 L75 § 8. Voir aussi TTP VII 5.
70 TTP VII 9.
71 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, ouvr. cité, p. 197-198. Voir aussi du même auteur, La domination masculine, Paris, Seuil (Points essais), 2002, p. 40.
72 Pour l’anecdote, rappelons que Jean-Pierre Changeux, dans L’homme de vérité, Paris, Odile Jacob, 2004, cite en exergue de son introduction deux phrases de Spinoza, notamment celle selon laquelle « les hommes jugent les choses suivant la disposition de leur cerveau ».
73 Voir George Chapouthier, La biologie de la mémoire, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1994, p. 56-59.
74 Donald O. Hebb, The Organization of Behavior. A Neuropsychological Theory, New York, Wiley & Sons, 1949. « Neurons that fire together wire together » : ce postulat résume (et simplifie) la théorie exposée dans cet ouvrage, et n’est pas énoncé tel quel par l’auteur.
75 Voir par exemple l’article de Dominique Müller, « Plasticité des fonctions et structures synaptiques », Épileptologie, no 21, 2004, p. 2-6.
76 Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Paris, Fayard (Pluriel), 2012.
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