Avant-Propos
p. 9-12
Texte intégral
1Ce livre entreprend de faire la synthèse des recherches menées durant les quinze dernières années sur l’organisation du lexique de l’arabe1, et dont on trouvera un état dans Bohas (1997, 2000) particulièrement. Il est partiellement accessible en français sous la forme d’un séminaire qui, tenu par les deux auteurs à l’École normale supérieure Lettres et sciences humaines durant l’année 2001-2002, est diffusé sur le site de l’École2. Par rapport aux ouvrages précédents, ce livre se caractérise par la prise en compte très large des données de l’hébreu (à partir de Dat 2002a), parallèlement à celles de l’arabe sur lesquelles s’était fondée cette recherche dans ses débuts.
2Le lexique hébraïque sur lequel porte notre enquête est essentiellement celui enregistré par Sander et Trenel (1859, réédition 1982). Cet ouvrage offre l’avantage de donner une traduction française. Comme il est déjà ancien, pour les mots un peu rares et difficiles, les significations ont été systématiquement contrôlées dans Koehler et Baumgartner (1994) et, dans certains cas, dans Brown, Driver, Briggs (1975). Pour l’arabe, nous avons consulté, comme dans les références précédentes, le dictionnaire de Kazimirski (1860), mais comme cet auteur ne cite pas ses sources, nous avons contrôlé dans le Lisân al-‘Arab et, à défaut, dans le Qâmûs al-Muḥîṭ que les mots cités par nous sont bien attestés dans ces deux dictionnaires avec l’acception donnée dans le Kazimirski. Les conclusions ainsi motivées nous semblent pouvoir être étendues à l’ensemble des langues sémitiques, d’où le titre donné à cet ouvrage.
3Cette analyse d’un plus grand nombre de données nous a amenés à affiner également la théorie des matrices, des étymons et des radicaux (désormais MER). Cette théorie, tout empirique en son principe, fondée sur du matériel facile à observer et à vérifier, débouche sur des positions d’une grande portée. Le modèle proposé réussit à mettre en cause des positions linguistiques qui se sont imposées, à travers le temps, comme des doxas, tels le caractère primitif de la racine dans l’organisation du lexique des langues sémitiques, l’arbitraire de la relation signe linguistique - référent ou encore sa linéarité. Ces deux derniers concepts, issus de l’héritage saussurien et toujours considérés comme des références incontournables, sont remis en question par la réversibilité des étymons et le caractère mimophonique des matrices, génératrices de matériel lexical.
4Disons, pour anticiper les développements qui suivent et pour donner au lecteur une première idée de cette recherche, que, dans la perspective proposée, la structure du lexique en sémitique repose sur plusieurs paliers. Trois niveaux en constituent l’organisation :
51. matrice : (µ) combinaison, non ordonnée linéairement, d’une paire de vecteurs3 de traits phonétiques, au titre de pré-signe ou macro-signe linguistique, liée à une notion générique. C’est le niveau où la « signification primordiale » n’est pas liée au son, au phonème, mais au trait phonétique, qui, en tant que matériau nécessaire à la constitution du signe linguistique, forme « palpable », n’est pas manœuvrable sans addition de matière phonétique supplémentaire. Les sons y apparaissent au titre de traducteurs d’une articulation qui évoque un objet.
62. étymon : (ϵ) combinaison, non ordonnée linéairement, de phonèmes comportant ces traits et développant cette notion générique. L’étymon n’est pas à mettre sur le même plan que ce qu’on appelle traditionnellement racine biconsonantique ; bien plutôt, c’est l’élément qui est à la base des structures pluriconsonantiques.
73. radical : (R) étymon développé par diffusion de la dernière consonne, préfixation ou incrémentation (à l’initiale, à l’interne et à la finale), et comportant au moins une voyelle, enregistrée dans le lexique ou fournie par les mécanismes morphologiques de la langue, et développant l’invariant notionnel matriciel/étymonial.
8On peut constater que ce modèle est bien différent de l’organisation du lexique en racines, autrement dit, d’une organisation où la racine triconsonantique est un primitif. Pour nous, la racine triconsonantique est une hypothèse sur l’organisation du lexique et rien de plus. Comme il est un grand nombre de régularités dont elle ne peut rendre compte, notre but est de lui substituer un modèle plus explicatif qui prenne en charge des régularités sémantiques et phonétiques existant entre les mots (polysémie, homonymie, énantiosémie, etc.), lesquelles n’ont pas été expliquées, ni même, pour une large part, détectées jusqu’à présent.
9Dans sa dimension psychologique, la théorie met à la disposition des chercheurs un matériel important pour la sémantique cognitive : par la présentation des champs conceptuels recouverts par les matrices dénominatives, elle renvoie à une structuration possible de la connaissance du monde. En effet, clarifier le développement sémantique des formes lexicales, c’est apprendre quelque chose sur les « lois » de l’esprit humain – ce qui s’insère facilement dans une tentative plus générale qui consiste à étudier l’ensemble des phénomènes linguistiques comme une émanation de la cognition humaine et une matérialisation des principes selon lesquels elle fonctionne.
10La relation de signification, conçue non plus entre la forme et le sens des lexies, mais sous l’aspect d’un lien existant entre leur forme et la valeur signifiée de la matrice de traits, laisse transparaître l’origine mimophonique des formes lexicales : l’idée d’un rapport réel entre les mots, les sons du langage et les realia y apparaît moins saugrenue qu’on ne serait tenté de le croire, une masse impressionnante de paradigmes de mots, a priori arbitraires (ou plus exactement démotivés au fil du temps), sont ramenés à un invariant formel et notionnel maximalement motivé.
11La théorie des matrices et des étymons ne prêche pas l’idée d’un mimétisme universel de la forme, mais le caractère non erratique du principe qui préside à l’association du son et du sens ; l’esprit humain va sélectionner la forme qu’il voudra donner à ce mimétisme. Bien que les perceptions kinesthésiques soient personnelles, subjectives, il n’est pas exclu qu’elles soient subsumées par certains paramètres, ce qui expliquerait l’unité de ce phénomène au sein de plusieurs communautés linguistiques.
12Il se peut que le niveau matriciel, sans être absolument universel, ait une très grande généralité et qu’il s’actualise dans des idiomes éloignés, et sans qu’on puisse postuler pour autant un contact et/ou une parenté linguistique (ainsi, bon nombre de vocables, pour lesquels certains parlent de parenté, pourraient n’être que le résultat de genèses séparées s’expliquant par la mimophonie et non par un lien génétique).
13Certes, la théorie des matrices et des étymons, par ses objectifs et les conclusions qu’elle engendre, s’inscrit dans un débat vieux comme le monde : le langage humain est-il conventionnel ou non ? Mais nul « cratylisme » dans cette démarche : il s’agit seulement de découvrir et de décrire un système où un sémantisme constant et général est articulé autour d’un jeu phonétique simple, et ce, à partir de données progressivement de plus en plus larges, dans un travail d’une abstraction de plus en plus grande.
14Le dépouillement et l’analyse systématique des données pertinentes permettent de dégager un système cohérent qui assigne une valeur conceptuelle aux combinaisons de traits phonétiques. Ces combinaisons, liées à des valeurs notionnelles, autorisent à poser l’hypothèse d’une structuration à la fois phonique et notionnelle, caractérisant les langues sémitiques, bien que des zones lexicales apparaissent encore opaques aujourd’hui. Il s’agit donc de déceler un processus fondateur, qui a traversé toute la langue et gouverne la structuration du lexique sémitique.
15L’incapacité du modèle fondé sur la racine triconsonantique à rendre compte de généralisations évidentes a déjà été démontrée (Bohas 1997 et 2000) ; son caractère insuffisant en tant que modèle grammatical rend nécessaire de trouver un modèle alternatif. Il a aussi été démontré dans Bohas et Razouk (2002) que, contrairement à l’affirmation de la doxa, la « racine » triconsonantique n’est pas accessible « naturellement » et « immédiatement » au locuteur sémitique. Si elle l’était, il serait inutile de chercher un modèle alternatif. Il faut bien mesurer que, si le locuteur sémitique disposait de cette faculté merveilleuse que certains ont appelée sentiment de la racine, cela impliquerait simplement que sa faculté de langage est différente de celle des autres humains. Nous savons que cette implication est assumée d’un cœur léger par bien des sémitisants, mais quel linguiste soutiendrait une affirmation pareille ?
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