Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Ce « dictionnaire » n’est pas l’ouvrage que vous pensez peut-être avoir ouvert. Le terme renvoie à un discours expert et autorisé qui fait état du savoir accumulé et stable sur une question. Comme si le savoir était stable, comme si les chercheur-e-s ne faisaient que découvrir et décrire une réalité en dehors de leur propre activité. Cette prise de position est largement délaissée en sociolinguistique, pour des raisons que cet ouvrage clarifie : en se donnant le défi de décrire ce que la linguistique formaliste met de côté, la sociolinguistique a dû plonger directement dans la difficulté de stabiliser le dynamique, de systémiser le variable , d’uniformiser le multiple et de préciser le flou. L’ouvrage représente l’état ontologique d’une discipline elle-même en mutation, cherchant la porte de sortie permettant de ne plus traiter comme « problème » des phénomènes dont elle a réussi à montrer qu’ils étaient normaux et répandus.
*
2La linguistique cherche depuis ses origines à classer, catégoriser, et parfois hiérarchiser les langues prises comme objets systémiques universels et naturels. Cette idéologie de la langue découle de la rationalité des Lumières au service de l’État-nation et de l’expansion colonialiste ; elle est née en Europe et continue à se défendre davantage sur ce continent qu’ailleurs. Elle fait correspondre le concept de frontières entre langues avec celui des frontières entre peuples et États. Diverses disciplines, d’ailleurs, et non pas seulement la linguistique, ont contribué à construire des populations, leur continuité historique et géographique, leurs cultures et leurs mémoires. On met l’accent sur des ensembles stables dans l’espace et dans le temps, ou du moins ayant des trajectoires observables et à sens unique.
3Cette approche a évidemment construit des problèmes à résoudre : tout phénomène qui n’y correspondait pas, toute forme de variabilité, d’ambiguïté, de multiplicité ou de fluidité devenait anomalie à expliquer, et éventuellement à gérer. Le point sensible est, a toujours été, la frontière , là où il faut absolument tracer des lignes claires dans des phénomènes complexes et flous. Pour la linguistique, il y a eu clivage ; refus de composer avec ce problème, d’une part, confrontation avec, de l’autre. La sociolinguistique de contact met son doigt directement dans la plaie et continue à fouiller là-dedans depuis des décennies.
4Je dirais que cette dernière tentative prend deux formes, qui sont toutes les deux représentées d’une manière ou d’une autre dans cet ouvrage. La première maintient le but central de la linguistique, soit de décrire le phénomène de la langue ; là où elle diffère avec par exemple les générativistes, c’est qu’elle insiste (à l’instar de Labov) sur le fait que la variabilité et le changement doivent figurer comme éléments centraux dans toute théorie de la langue. La question devient donc comment les décrire et les expliquer au sein d’une approche qui maintient une idéologie de la langue comme autonome et systémique.
5L’autre rejette cette prémisse et opte pour une théorie de la langue comme pratique sociale fortement idéologisée. En d’autres mots, ce qui devient intéressant n’est pas le système linguistique comme tel, mais les raisons (surtout sociales) pour lesquelles les locuteurs construisent une systématicité linguistique, imposent des frontières entre « langues » et y envoient constamment des patrouilles sous forme de grammairiens, lexicographes, dialectologues, professeurs de langue et linguistes. Ce qui devient intéressant, c’est ce que font les gens avec le concept même de langue ou de variabilité linguistique.
6Ce n’est pas une coïncidence qu’une tension entre ces approches apparaisse justement dans le domaine d’une sociolinguistique dite de contact . Pour que le terme ait un sens, il faut croire qu’il y a quelque chose de social dans la chose linguistique, et que c’est par ce biais-là que nous risquons de comprendre les phénomènes qui n’intéressent pas (ou plus) nos collègues linguistes de la systématicité. Il faut croire aussi que le mot « contact » fait sens ; sauf que cet ouvrage va justement remettre en question le sens de ce terme, ainsi que son utilité pour décrire et expliquer les phénomènes langagiers qui constituent notre quotidien actuel.
7La rencontre avec l’Autre qui est au centre de l’idée du contact demeure chargée de nos jours, mais aussi de plus en plus difficile à cantonner. Pour beaucoup, c’est l’expérience quotidienne de la rue, du chantier, du milieu de travail, des nouvelles formes de communication, de production et consommation culturelle, voire de la famille. Il s’agit de mouvements qui en soi ne sont pas nouveaux, mais qui ont été plus faciles à mettre de côté, à omettre. De nos jours, on en a besoin.
8Je cite un petit exemple : j’ai été récemment, dans un musée en Finlande, à une exposition sur la guerre civile de 1918 dans les rues de Tampere. Un monsieur m’a entendu parler anglais avec mes collègues (je ne parle pas finnois) et a sympathisé avec moi sur le fait que la presque totalité des textes de présentation étaient en finnois (d’où mes questions constantes à mes collègues et l’irruption sans doute agaçante dans la contemplation tranquille de l’exposition par son public principal, les gens de la place). Il se trouvait que ses grands-parents, comme la plupart des jeunes non héritiers de leur époque, avaient émigré pour des raisons de travail en Ontario (où je vis en ce moment), s’y sont rencontrés, et sont retournés en Finlande après quelques années. Ils ont bâti une maison avec l’argent gagné au Canada, une maison qui sert toujours de chalet pour les générations actuelles. D’autres ont suivi au Canada, certains y établissant leur domicile, sans toutefois perdre les liens avec la famille finlandaise.
9Au Canada, le discours sur l’immigration ne permet pas un tel va-et-vient, ni le maintien de relations Canada-Finlande à travers le temps. Cela a pourtant existé, pour la famille de ce sympathique monsieur comme pour bien d’autres. On en a fait complètement abstraction, afin de se concentrer sur des études à propos de l’acquisition de l’anglais ou du français des immigrés, de leur insertion sociale et culturelle, du maintien (plus tard) de leur langue d’origine. Il devient de plus en plus difficile de le faire, pour plusieurs raisons, toutes reliées à la manière dont nos réseaux actuels, nos mouvements, nos échanges sont intensifiés et passent de plus en plus par une médiation langagière laissant des traces facilement observables et accessibles.
10Le « contact » devient donc moins une anomalie à traiter à part (pendant que d’autres se penchent sur la syntaxe ou la phonologie de la langue X ou Y), non plus une vitrine spéciale pour comprendre des phénomènes langagiers universaux (comme on considère souvent l’étude des créoles ou des alternances de code), mais bel et bien un phénomène central non pas de la langue mais des sociétés. Il révèle comment nous nous organisons en termes de catégories sociales (utilisant pour ce faire un paquet d’outils sémiotiques et matériels, dont la langue). Vue de cette manière, la langue se produit (constamment, et de façon émergente) dans des processus sociaux de différenciation (et de construction d’inégalités) et n’en sont pas la source.
11Comment en parler ? Comment traiter de ce genre de processus sans tomber dans la réification héritée du régime idéologique dont nous sommes en train (je dis bien en train) de sortir ? On emprunte l’idée d’hétéroglossie de Bakhtine ; de polycentrisme de Marcellesi. En anglais on joue avec les mots, proposant tantôt languaging pour insister sur la pratique, ou metrolingualism pour évoquer les styles qui puisent dans des ressources linguistiques conventionnellement et idéologiquement associées à différentes « langues ». On met l’accent moins sur les ressources linguistiques comme telles (et encore moins sur leur place dans un quelconque système) et plus sur leur utilisation par les locuteurs pour signifier à partir d’une position sociale revendiquée (ou refusée). La sociolinguistique de contact devient l’étude de la mise en jeu des catégories sociales.
12Cet ouvrage ne peut donc plus être l’ouvrage autorisé de référence sur tout ce qu’on peut savoir sur un phénomène, comme on aurait voulu en faire à l’époque de l’invention des dictionnaires et des encyclopédies. Il ressemble davantage au Dictionnaire des Khazars de Pavič 1, l’ouvrage qui ne donne aucun portrait définitif d’un peuple qui a possiblement eu une existence sociohistorique, ou possiblement pas, mais propose à la place deux versions du dictionnaire (une dite masculine et une dite féminine) et suggère au lecteur de commencer n’importe où et suivre n’importe quel chemin à travers le texte.
13Car, qu’il le veuille ou non, celui ou celle qui prend cet ouvrage entre ses mains s’embarque dans un questionnement sur la nature du langage et son rapport avec (ou son existence comme partie de) la société. Il suivra la déconstruction de l’idéologie dominante de la langue par le biais des recherches concernées par ce qui était auparavant anomalie, mais qui a été mis au centre. Il sera amené à questionner ce qui fait qu’une idéologie de la langue devient dominante, et le rôle de la sociolinguistique dans sa production et sa reproduction. Surtout, on posera la question de savoir ce qui est produit par la construction d’une frontière , et pourquoi.
Notes de bas de page
1 Pavič Milorad, 1985, Hazarski rečnik, Beograd, Prosveta.
Auteur
Université de Toronto, Canada
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