Enseigner en latin, aux Anglais et aux Allemands, la prononciation du français
p. 193-204
Texte intégral
1Quelques remarques à propos de deux textes « fin de siècle » (le xvie !), dont la mise en parallèle est suggérée par la similarité des titres1 et la proximité des dates de parution :
- 1580, Claude de Sainliens : De pronuntiatione linguae Gallicae [La prononciation de la langue française]2, à l’usage des Anglais (Londres, Thomas Votrollerius)3.
1584, Théodore de Bèze : De Francicae linguae recta pronuntiatione [La prononciation correcte de la langue française], à l’usage des Allemands (Genève, Eustathe Vignon).
Objectifs réels, analogies et différences dans la perception du français oral, descriptions diverses de la langue source (le français), en fonction des habitudes de la langue cible (anglais ou allemand), stratégies pédagogiques : beaucoup de questions qui concernent tout manuel de français langue étrangère (FLE) et ne seront ici que très partiellement abordées.
Quelques données sur les auteurs et les conditions de rédaction des deux ouvrages
2L’un et l’autre avaient pris le parti de la Réforme et choisi de s’expatrier, l’un à Londres, l’autre à Genève. De langue maternelle française, ils se sont montrés très sensibles aux variétés régionales. Les deux manuels considérés sont écrits en latin. Là s’arrêtent les analogies.
3Claude de Sainliens (1534-1594), originaire du Bourbonnais, gagna Londres vers 1565 comme réfugié huguenot. Il s’intégra dans les milieux d’affaires et dans la noblesse de cour (la dédicace de son manuel est adressée ad illustrissimam, simulque doctissimam Elizabetham Anglorum Reginam). Il fut maître d’école dans divers établissements londoniens et se fit appeler Claudius Holyband. Il publia des ouvrages grammaticaux, des travaux de lexicologie et de nombreux dialogues bilingues destinés à l’apprentissage du français : The French Schoolemaister, qui connut un grand succès (21 rééditions jusqu’en 1668), The French Littelton composé de dialogues et d’une partie phonétique et grammaticale, The Treasurie of the French Tong, dictionnaire français-anglais de 414 pages. Il publia aussi des ouvrages destinés à enseigner et à traduire l’italien : Arnalt and Lucenda (1575), Campo di Fior (1583).
4Théodore de Bèze (1519-1605), originaire de Vézelay, ami et successeur de Calvin, installé à Genève, fut un personnage de grande autorité, à la longue existence riche en activités éducatives, religieuses, diplomatiques, conseiller auprès des grands du monde de son temps, acteur de premier plan dans les drames religieux et politiques qui ont agité pendant tout le siècle les pays européens4. Peu nombreux sont les auteurs de traités techniques sur la langue qui, comme lui, ont aussi à leur actif une tragédie en français (Abraham sacrifiant), des poèmes en latin, la continuation après Marot de la traduction des Psaumes en français, des traductions du Nouveau Testament, des travaux d’historien, une somme monumentale de textes épistolaires.
5Son petit traité sur la prononciation correcte du français (84 pages dans l’édition de 1584) est écrit à l’attention de jeunes Allemands, peut-être l’un de ceux auxquels il offrait le gîte et le couvert et un foyer de militantisme huguenot dans sa maison de Genève.
6Ce texte n’a connu aucune réédition avant 1868, ni traduction en langue moderne sauf erreur de ma part. Par une sorte de malentendu, il est souvent question par ailleurs de Théodore de Bèze chez les commentateurs qui traitent de graphie et de prononciation à la Renaissance, malentendu qu’il est bon de dissiper. Dans le Dialogue de l’Ortografe e prononciacion françoese en 1550, Jacques Peletier du Mans fait jouer à Théodore de Bèze le rôle d’un défenseur des graphies étymologiques et de l’orthographe savante, non phonologique dans son principe, mais il reconnaît, après le départ de Bèze (absent donc de la seconde partie du Dialogue), qu’il « lui [a] attribué tout ce que [il avait] avisé être pertinent à sa cause » (« Apologie », p. 6). « Et ne me pourrait-on objecter, dit-il encore, sinon que je lui en aie fait dire plus que moins » (p. 112, édition de 1555, orthographe modernisée). Aveu de « manipulation », par souci d’équilibre dialectique du traité entre deux points de vue systématiquement opposés : graphies non phonétiques (Bèze) vs phonétisme des graphies (Dauron).
7En 1584, Bèze écrit en son nom propre. Il n’est plus le partisan d’une thèse extrême, orchestrée par Peletier. Nulle part il ne fait allusion au Dialogue de 1550 (trente-quatre ans plus tôt). Ses positions sur le maintien de lettres quiescentes ont fortement évolué :
Le principe étymologique n’a pas à être à ce point appliqué qu’il soit nécessaire de recourir au petit bonheur la chance (temere) à n’importe quelle lettre pour indiquer l’origine étymologique, au point que parfois je ne dissimulerai pas que la barbarie en l’occurrence l’a emporté sur la raison. C’est pourquoi il faut bien avouer qu’il eût mieux valu omettre beaucoup de lettres quiescentes que l’on écrit aujourd’hui […]. (p. 57-58)
En 1584, une simplification des graphies lui paraît donc raisonnable.
Plan, mode d’exposition, démarche pédagogique
8L’ouvrage de Sainliens comporte deux livres dont le premier seul traite intégralement de graphie et de prononciation (84 pages). Sainliens offre une défense argumentée de l’orthographe « ancienne » et propose une nouvelle typographie et de nouveaux caractères5. Des développements de taille inégale, sur toute une série de sujets divers, se succèdent dans un ordre aléatoire6. Nous intéresseront plus particulièrement les dernières pages consacrées à la prosodie (accent et quantité).
9Le livre II est l’assemblage de trois développements. Sainliens quitte dans le premier le domaine proprement phonétique pour traiter de sujets grammaticaux7. La seconde partie propose des énoncés en colonnes, sous quatre « chapeaux » : 1) graphies anciennes (antiqua orthographia) ; 2) graphies des « modernes » (Neoterici)8 ; 3) graphies « de l’auteur » ; 4) « La manière de dire » (modus loquendi), essai de transcription phonétique d’une cinquantaine d’énoncés (voir infra, Annexe 1). Enfin, troisième partie du livre II : Confabulationes in mensa (« Propos de table »), conversations familières, en 30 pages.
10Beaucoup plus méthodique dans ses grandes lignes, le plan de Bèze suit sans surprise un ordre bien agencé : généralités sur les deux causes principales de la difficulté à prononcer correctement le français, quelques règles générales (5 pages), 9 pages sur la prononciation des voyelles, 21 pages sur les consonnes, 16 sur les diphtongues ; 16 pleines pages sous le titre « Les lettres quiescentes » ; puis les accents de la langue française, enclitiques, accent d’interrogation, trait d’union, apostrophe, aphérèse (p. 73-84).
11Pour un lecteur moderne, la présentation de Bèze paraît bien austère et son caractère exhaustif suppose un élève parfaitement maître de la langue latine, prêt à mémoriser docilement de longues listes de règles et d’exceptions. En sautant d’un sujet à l’autre, et en mettant en relief, par des titres intermédiaires, certains cas isolés de bizarreries graphiques, Sainliens me semble s’adresser à un public moins scolaire.
Ambiguïtés du terme « prononciation »
12Les deux titres ne sont pas aussi clairs que la simplicité de leur formulation le laisse entendre. Ce type de manuel vise à répondre à la perplexité des étrangers, anglais et allemands, quant à la lecture d’un texte écrit en français. Sanliens se dit, dès la première page « au lecteur », « vaincu par les plaintes quotidiennes de beaucoup d’Anglais qui se plaignent de l’extrême difficulté de la langue française à la lecture » (p. 9). Certes, pour un jeune Allemand qui se rend en France, pour les sujets anglais (d’une certaine classe sociale), l’aspect conversationnel compte. Mais on comprend vite que l’un des objectifs premiers des deux textes considérés est moins la pratique d’une interlocution correcte que le souci de déjouer les pièges de graphies déroutantes pour des étrangers. Il s’agit principalement d’éviter tout risque de lecture fautive. Le phonétisme du français est enseigné en vue d’une oralisation correcte de textes écrits lus à haute voix. Ce constat permet d’expliquer la présence, dans ces textes qui annoncent un enseignement orthophonique, de considérations circonstanciées sur le bien-fondé du choix des graphies.
13« Vetus orthographia exteris instruendis necessaria » (« Il est nécessaire d’enseigner aux étrangers l’ancienne orthographe »), écrit Sainliens (p. 26). Il énonce, de manière argumentée, les principaux mérites d’une telle orthographe : rappel de l’étymologie (p. 12), distinction des homophones (pois, poids, poix), notation de certaines oppositions de longueur (p. 16). Mais afin de remédier au caractère perturbant pour un étranger de la présence constante de « lettres muettes », il use d’un procédé fort simple, qui impose à l’imprimeur de signaler par une petite croix souscrite toute lettre visuellement présente, omise à la lecture9. Ce procédé a un mérite certain : il facilite grandement la lecture orale d’un texte où l’on « saute » toutes les lettres ainsi marquées, lettres pour l’œil et non pour l’oreille. Le lecteur « voit écrit… », mais « ne prononce pas… ». Compromis pragmatique utile, mais procédé circonstanciel : les caractères « nouveaux et inédits » (p. 410-411) chez Sainliens ne valent que pour un texte donné, contrairement aux suggestions d’un Dubois ou d’un Ramus pour créer de « nouvelles figures de lettres » destinées à transcrire tous les sons du français que l’alphabet latin est impropre à noter.
14Chez Bèze, les « lettres quiescentes » occupent 16 pages sur 84 (p. 57-73). Le traitement du sujet est aussi ordonné que le plan d’ensemble : voyelles quiescentes, puis consonnes muettes, dans l’ordre alphabétique. Tout en n’utilisant que la typographie traditionnelle, il aborde plusieurs types de sujets pertinents quant à l’évolution du français oral : prononciation du groupe eu ; du r, « jamais quiescent » ; des consonnes doubles ; des finales de mots dans l’enchaînement de la phrase.
15Le cas le plus développé chez l’un comme chez l’autre est celui du s implosif devant consonne10. Chez Sainliens, le traitement de s, in medio (p. 51), est suivi d’une liste de 350 mots environ, dans lesquels s se prononce. Bèze aborde le sujet en commentant 12 séquences du type sc, sm, sn, sp, sq, st, ainsi que s précédé de ai, de e, de i, de o, de u. Il reconnaît que l’ordre et la logique ne suffisent pas à régler le sort de ce s graphique, « qui interdum quiescit, interdum pronuntiatur » (« tantôt se prononce et tantôt ne se prononce pas »), et c’est donc « par l’usage plutôt que par des règles qu’on l’apprendra » (p. 80).
Interférences entre langue native et langue seconde
16Érasme dénonçait, à propos du latin et du grec, « l’influence corruptrice de la langue native » (corruptela vulgati sermonis). L’impératif premier était à ses yeux de « se défaire » de cette influence (de-discere, littéralement « désapprendre »), véritable leitmotiv du De recta pronuntiatione de 1528.
17Bèze applique dès les premières lignes de son traité le même principe, dans une paraphrase (voulue ou non) du texte érasmien :
Chaque peuple s’en tient à une manière de parler caractéristique propre à sa langue native, qui exerce, du fait de cette norme, une attraction fautive (inflectit, vitiose) sur les langues étrangères, de sorte que les Allemands, les Anglais, les Français, lorsqu’ils énoncent des mots latins le font à l’allemande, à l’anglaise, à la française. (p. 7)11
C’est ce qu’un Nebrija, bien longtemps auparavant, avait lapidairement exprimé : « Cum latine legunt, hispane pronuntiant » (1481).
18Ce qui vaut pour les prononciations fautives du latin vaut de même entre langues vivantes. D’où les erreurs prévisibles, prévues par le maître, et provoquées par les différences de structure entre la langue d’origine (l’allemand) et la langue cible (le français). Ces « fautes de prononciation » sont tout sauf aléatoires, particulières, isolées. Ce sont des données d’ordre structural. Les alternances sourdes/sonores, en allemand et en français, occupent une place particulière, ainsi que l’usage de l’aspiration12.
19Sainliens est moins prolixe sur les « fautes » caractéristiques des locuteurs anglais apprenant le français. Il constate que les Anglais prononcent un e masculin facilement, mais peinent pour l’articulation du e féminin en finale de mot, qualifié du bizarre adverbe intermortue (à moitié mort ?), qu’ils prononcent a ou o (tablo, tabla, pour le français table)13.
20Outre l’articulation des sons, nos deux auteurs témoignent d’un intérêt notable pour la prosodie et l’intonation générale de la phrase.
21Sainliens recommande à ses élèves d’éviter surtout, « comme on évite des écueils en pleine mer », « la rudesse » (asperitas), et une prononciation « heurtée » (hiulca, p. 11). Car du fait de la « fluidité [de la prononciation] » (volubilitas), les mots en français « sont connectés » (connectere), de sorte que « les étrangers ont l’impression que nous avalons (absorbere) nos mots » (p. 43). À la toute fin de son texte, Sainliens revient sur ce point évoqué plusieurs fois (p. 80-83) :
Les mots s’enchaînent aux mots (connectere) si harmonieusement (decenter) que non seulement les groupes de mots, mais même des phrases entières s’enchaînent (concatenare) les unes aux autres, au point que, prononcée continûment sans reprendre son souffle, la phrase ne semble pas faite de plusieurs vocables, mais ne paraît faire qu’un seul mot. (p. 81 ; nous soulignons)
On aura reconnu l’accent de groupe, oxyton (propre au français), face à l’accent de mot, propre à l’anglais.
22Avant même d’entrer dans l’exposé sur les sons du français, la mise en garde initiale de Bèze porte elle aussi sur la prosodie générale de la phrase :
Il ne suffit pas de prononcer correctement le son de chaque lettre, il faut veiller à éviter une sonorité laide et dure (putide et duriter) ; il faut tout prononcer avec douceur (molliter) et une sorte de laisser-aller (quasi negligenter), en excluant de la langue française toute rudesse (asperitas) […]. Les Allemands doivent éviter (fugire) un ralentissement (tarditas) qui fait s’arrêter la voix sur chaque mot particulier ou presque […]. Il faut donc avant tout que les Allemands mettent le plus grand soin à respecter et à observer cette fluidité (volubilitas). (p. 9-10).
Car en français, « si les consonnes terminent un mot, elles se collent aux mots suivants commençant par une voyelle, au point que parfois la phrase tout entière n’est pas prononcée autrement que s’il s’agissait d’un seul mot » (p. 10 ; nous soulignons)14.
23L’identité de formulation est frappante, et vaut pour l’anglais comme pour l’allemand en regard du trait le plus caractéristique de l’élocution française, le plus difficile à respecter pour un non-francophone15.
24Beaucoup de métaphores émaillent en général l’étude phonétique des langues, même dans les ouvrages « scientifiques » ultérieurs, mais certains termes qui font image dans nos deux textes, et reviennent avec insistance, sont moins approximatifs qu’il n’y paraît et leur technicité ne fait pas de doute. Cette sensation de fluidité et de rapidité qu’éprouvent Anglais et Allemands en écoutant le français parlé n’est pas seulement une sensation esthétique, c’est un fait linguistique majeur, et il importe aux maîtres d’en expliquer techniquement les raisons, par exemple chez Bèze : « […] aucun heurt de consonnes ne rend cette prononciation rocailleuse (consonantium concursu confragosa) » (p. 10). Si l’on est tenté de voir des maladresses ou des naïvetés de formulation dans ces extraits, c’est que la terminologie appropriée au latin ne convient plus et qu’une terminologie nouvelle adaptée aux langues vulgaires se cherche encore16.
25Sur le plan didactique, les phénomènes d’amuissement des consonnes finales de mots, ou le maintien de certaines d’entre elles dans la liaison d’un mot à l’autre entraîne chez Sainliens – beaucoup plus souvent que chez Bèze – des exercices fondés sur un découpage syllabique de ce genre : « Tout ainsi que tu fais aux autres : tou tin si ke tu fai zau zautres » (p. 81). Ce travail de syllabation dissocie unités de l’écrit et unités de l’oral, et donne de précieuses indications sur les phénomènes de liaison, de « syncope » des consonnes finales, et d’élision de voyelles.
26Quant à l’accentuation correcte du français et au respect des quantités, nos deux auteurs sont conscients qu’ils font partie des enseignements obligatoires. Sujet très épineux, où les deux textes ne se ressemblent guère.
27Ramus avait constaté, quant à la langue vulgaire, que personne à ses yeux n’avait encore « deffriche ce desert de quantite & daccent » (1572, p. 46). Non que ces phénomènes n’existent pas en français, mais c’est leur « mise en art » qui est encore à établir :
Nos Français ne se sont point encore fait ici d’art, combien que ce leur soit chose autant naturelle, comme aux anciens Grecs et Latins […]. Ceux qui ont commencé à régler et dresser notre langue, ne se sont encore trouvés en si grand differend, que pour la quantité des syllabes. (Ibid., p. 40)
De même, « l’accent n’a point encore en France d’autre doctrine que nature, pour le moins qui soit bonnement expliquée » (ibid., p. 43)17.
28Sainliens énonce dans les trois dernières pages « quelques règles » concernant la quantité (p. 83‑86). La pénultième est longue dans ils aimêrent, ils conclûrent. Sont longues toutes les pénultièmes dans les mots dont la finale est un e « féminin » (capáble, possíble, hidéuse, cornemúse ; p. 85).
29Bèze consacre un volume plus important aux questions d’accentuation et de longueur (p. 73-81). Si la distinction entre longues et brèves s’apprend « par l’usage beaucoup plus que par l’art », il est néanmoins soucieux de réglementer les emplois : « […] j’ai pourtant voulu donner en faveur des étrangers les quelques règles que j’observe » (p. 76). En notant les longues et les brèves sur un grand nombre de mots témoins (voir Annexe 2), il énonce neuf règles concernant la distinction entre longues et brèves. J’avoue avoir eu quelque peine avec l’énoncé de la première règle. Le recours à la notion de longue « par nature » me semble obscurcir le sujet. Ainsi, si une pénultième est longue, elle annule la longueur des syllabes qui la précèdent, malgré leur longueur « par nature » : dans le mot entendement, les deux premières sont longues « par nature » mais la première doit être prononcée « sans accent », l’accent et la longueur affectent l’antépénultième. Règle 2 : toute syllabe se terminant par m ou n suivis d’une autre consonne est longue18 ; règle 3 : dans les mots terminés par e féminin précédé d’une voyelle, celle-ci est longue ; règle 4 : au est toujours long ; règle 5 : s entre voyelles est prononcé z, la voyelle qui le précède est longue ; règle 6 : la séquence –aille (avec l « molle » et quiescente) est longue ; règle 7 : les personnes verbales terminées par –asse ou –isse sont longues ; règle 8 : tout s quiescent devant consonne allonge la voyelle précédente ; règle 9 : toute syllabe précédant un rr est longue.
30La référence à la quantité des voyelles longues ou brèves « par nature » pourrait bien être un héritage des habitudes prosodiques du latin. Les représentations de ordonne, resonne, estonne en « dactyles », ¯ ˘ ˘, surprennent. Mais on ne peut qu’enregistrer cette proposition du grammairien.
31Le plus difficile est bien de distinguer accent (élévation de la voix) et quantité. En réponse aux affirmations d’Érasme sur la nécessité de distinguer longueur et élévation de la voix19, Bèze écrit : « […] dans la langue française l’accent aigu coïncide avec le temps long, au point qu’aucune syllabe n’est longue sans être en même temps élevée, et aucune ne s’élève sans être marquée par l’accent » (p. 74). Longueur vocalique et hauteur de la voix lui paraissent indissociables. Pour résumer, « il faut avertir les étrangers qu’il y a dans la langue française un nombre infime de syllabes longues au regard de la multitude innombrable des brèves, et on peut craindre bien davantage que [les étrangers] n’allongent les brèves plutôt qu’ils n’abrègent les longues » (p. 75)20.
Conclusions
32La « prononciation correcte » d’une langue est-elle un vrai sujet « linguistique » ? En dépit de la méfiance des linguistes pour les approches « normatives », ces textes présentent l’intérêt, en repérant les « défauts » dans la prononciation d’une langue seconde, de faire l’inventaire des spécificités phoniques des deux langues, comme nous l’avons noté.
33En réalité, le traitement du matériau sonore d’une langue, lorsqu’on veut décrire son état contemporain, implique toute une série d’opérations, problématiques au xvie siècle, du fait de leur caractère pionnier. Il faut percevoir les sons, ou le système accentuel, ou la quantité syllabique, en écoutant ce qui se dit, ou ce que l’on dit, ou ce que l’on croit dire ; identifier les unités de base par contraste – entre elles, ou avec les langues anciennes ou d’autres langues modernes ; les décrire (articulatoirement ou auditivement) ; les classer, les mettre en séries et en opposition ; les nommer ; et enfin les transcrire par des signes adéquats.
34C’est à l’histoire, complexe, de cette discipline que nos deux manuels apportent leur contribution.
Bibliographie
Références primaires
Bèze Théodore de, 1584, De Francicae linguae recta pronuntiatione [La prononciation correcte de la langue française], Genève, Eustathe Vignon.
Érasme, 1528, De Recta Latini Graecique sermonis pronuntiatione Dialogus, Bâle, J. Froben [1973, Opera omnia Desiderii Erasmi I, IV, texte et notes de Maria Cytowska, Amsterdam, North-Holland Publishing Company].
Nebrija (Nebrissensis) Elio Antonio, 1481, Introductiones in Latinam grammaticen, Salamanque [1510, 1513, Logroño, Guillén de Brocar].
— 1503, De vi ac potestate litterarum [1987, réédition en fac-similé, avec traduction par Antonio Quilis et Pilar Usábel, Madrid, Sociedad General Española de Libreria].
Palsgrave John, 1852, L’esclaircissement de la langue francoyse [Londres, Johan Haukyns et Richard Pynson, 1530], F. Guénin éd., Paris, Imprimerie nationale [2003, L’éclaircissement de la langue française, texte anglais original avec traduction et notes de Susan Baddeley, Paris, Honoré Champion].
Peletier du Mans Jacques, 1550, Dialogue de l’ortografe e Prononciation Françoese, Poitiers, J. et E. de Marnef [1964, Genève, Slatkine Reprints].
— 1555, Dialogue de l’ortografe e Prononciation Françoeze, Lyon, J. de Tournes [1971, Genève, Droz].
Ramus (Pierre de La Ramée), 1572, Grammaire, Paris, André Wechel [1972, Genève, Slatkine Reprints].
Sainliens Claude de, 1580, De pronuntiatione linguae Gallicae [La prononciation de la langue française], Londres, Thomas Votrollerius.
Références secondaires
Baddeley Susan, 1993, L’orthographe française au temps de la Réforme, Genève, Droz.
Berec Laurent, 2012, Claude de Sainliens, un huguenot bourbonnais au temps de Shakespeare, Paris, Orizons.
Cerquiglini Bernard, 2004, La genèse de l’orthographe française (xiie-xviie siècles), Paris, Champion.
— 1995, L’accent du souvenir, Paris, Minuit.
Dufour Alain, 2009, Théodore de Bèze, poète et théologien, Genève, Droz.
Kibbee Douglas A., 1989, « L’enseignement du français en Angleterre au xvie siècle », La langue française au xvie siècle, P. Swiggers et W. Van Hoecke éd., Louvain, Presses de l’université de Louvain, p. 44-77.
— 1991, The French Language in England, 1000-1600, Amsterdam-Philadelphie, Benjamins.
Meerhoff Kees, 1986, Rhétorique et poétique au xvie siècle en France, Leyde, Brill.
Annexe
1. Claude de Sainliens, quatre représentations graphiques pour un énoncé (1580, p. 110-111)

2. Théodore de Bèze, les quantités vocaliques en français (1584, p. 89)

Notes de bas de page
1 Théodore de Bèze commente ainsi le mot francica : « Ce que l’on appelle communément lingua gallica, moi, dans cet écrit, je l’appelle francica, non qu’elle ait pour origine les peuples francs de Germanie, mais du fait que le royaume de Gaule, lieu de rencontre (emporium) commun à toutes les nations, a pris par la suite le nom de Francia » (p. 7). Pour le qualificatif recta, le titre est calqué sur celui d’Érasme, De recta Latini Graecique sermonis pronuntiatione Dialogus, 1528.
2 Le biographe de Claude de Sainliens, Laurent Berec (2012, p. 214), mentionne deux éditions de ce texte la même année 1580. Je n’ai consulté que la première.
3 Pour l’enseignement du français en Angleterre, voir Kibbee (1989 et 1991).
4 Alain Dufour, biographe de Théodore de Bèze, a retenu pour titre de son étude : Théodore de Bèze, poète et théologien (2009). Il n’a pas ajouté, on le comprend, « grammairien », malgré ce traité-ci, un Alphabetum graecum en 1552, et une grammaire grecque (Graecae grammatices in usum Genevensis praeceptae), qui ne représentent qu’une très petite partie de ses travaux.
5 Cette innovation était déjà adoptée dans le French Littelton de 1576.
6 Les noms des lettres en français, les mots composés, l’usage du tréma pour la diérèse, l’apostrophe, e masculin et e féminin, amuissements de consonnes finales de mot et concaténation des mots dans la phrase. Règle des deux consonnes ; ç ; j et v consonnes ; l simple ; l et s dans les syllabes médianes, suivis d’une liste de mots où le s interne se prononce effectivement (environ 350 mots). Le l double ; m ; n ; s ; t ; x ; y. Prononciation de ain, ein ; ai et ay ; ch ; em, en, ent ; es et ez ; gn ; oy et oi ; gu ; qu ; th. Finales non prononcées.
7 L’usage des pronoms, non et ne, les mots de comparaison en français, les noms hétéroclites, le futur de l’indicatif contracté, quelques verbes, types d’énoncés, tous sujets traités dans le French Littelton.
8 Sainliens cite nommément dans son texte Peltier (sic) et Ramus, pour contester leurs principes orthographiques (p. 17, 20, 23, 47, 66). Mais le maintien des graphies des Neoterici dans son tableau à quatre entrées signifie sans doute qu’elles bénéficiaient déjà d’un certain crédit, et que lui-même s’y intéressait.
9 Pour les lettres qui ont une hampe vers le bas : q, g, p, la croix est au-dessus. Susan Baddeley parle ici d’« exponctuation » (1993, p. 376).
10 Voir l’étude de Bernard Cerquiglini : « On a très régulièrement écrit, jusqu’au milieu du xviiie siècle, un S préconsonantique qu’on ne prononçait plus depuis des siècles » (2004, p. 39 et suiv.). L’histoire du remplacement progressif, beaucoup plus tardif, de cet s implosif par l’accent circonflexe est retracée par le même auteur dans L’accent du souvenir (1995).
11 Ramus a fait plusieurs fois le même constat, en latin et en français : « […] chacun prononce le Latin à sa guise : le Pollonoys à la Pollonoyse, Langloys à Langloyse, le Francoys à la Francoyse » (1572, p. 15-16).
12 À propos de b/v : « […] les Allemands doivent soigneusement éviter cette erreur qui leur est familière, à savoir prononcer ph ou f, au lieu de v, et à l’inverse v au lieu de ph ou f : ils prononcent finum, fifo, fitulus, facca au lieu de vinum, vivo, vitulus, vacca et à l’inverse, ils disent vallere au lieu de fallere » (Bèze 1584, p. 8). Pour les labiales : « […] les Allemands doivent d’autant plus éviter de confondre à leur manière le b avec un p plus sec, comme lorsqu’il disent scrippere et pippere avec un souffle plus épais, au lieu de scribere et bibere » (p. 19-20). Les dentales : « t et d doivent rester distincts en français. Les Allemands doivent respecter cette distinction, eux qui ont très souvent l’habitude de permuter les deux lettres […], comme lorsqu’ils disent tas et tag pour leur das et dag, et lorsqu’ils disent toctor et même tochtor au lieu de doctor » (p. 22).
13 John Palsgrave transcrivait déjà cet e féminin en finale de mot par –o.
14 Cette affirmation ne suffit pas pour assurer que Bèze aurait pu lire le texte de Sainliens. Palsgrave avait dit cinquante ans plus tôt à propos du français : les mots « ne sont pas prononcés séparément, comme le font les Latins », mais on les prononce d’un seul trait (« under one voyce and tenour »), et il n’y a « ni repos ni pause sur aucun d’entre eux » (« never rest or pause upon any of them »), jusqu’au point final (1852 [1530], p. xxi).
15 Voir l’histoire de l’évolution, depuis la langue latine, de l’accent mélodique devenu accent d’intensité, sous l’influence des langues germaniques. Cerquiglini (1995, p. 19) : « L’oxytonisme du français s’est étendu, entre le xive et le xvie siècle, au groupe de mots, qui est la véritable unité rythmique de cette langue : c’est la finale du groupe qui reçoit l’accent. »
16 L’étude des transferts de termes et de notions pour adapter l’appareil terminologique hérité de la tradition latine aux structures phoniques des langues vulgaires a été menée de manière très convaincante par Kees Meeroff (1986) dans le domaine de la rhétorique et de la poétique, à propos de numerus / rythme / rime.
17 Pardon aux mânes de Ramus : l’orthographe est modernisée !
18 endormir : ēndŏrmĭr. C’est la question des nasales selon les deux versants, écrit et oral, qui est ici posée.
19 Érasme, traitant de la prononciation correcte du latin et du grec, explique longuement que l’accent ne doit pas être confondu avec la quantité : « Il y a des gens si obtus qu’ils ne distinguent pas accent et quantité, bien que ce soient deux comptes différents. Un tintement aigu est une chose, un tintement prolongé en est une autre. Dans le premier cas, il s’agit de hauteur, dans le second de longueur, et rien n’empêche une même syllabe d’avoir un accent aigu et une durée longue » (1528, p. 61).
20 Le recours, que suggérait Ramus, aux vers mesurés à l’antique pour aider à comprendre ce « désert non encore défriché », « sans règle ni loi aucune », de l’accent et de la quantité n’est pas du tout du goût de Bèze : « Je vois qu’ils commettent une grosse erreur […] [lorsqu’ils] mesurent [les vers] à la manière des Grecs et des Latins, invention audacieuse et noble assurément, mais qui n’est pas exempte d’une extrême difficulté, à la fois du fait de la pénurie de syllabes longues et parce que […] en français aucune position n’allonge une pénultième brève par nature sans une grave offense à l’oreille » (p. 76).
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