Adapter la théorie à l’usage : aperçu des techniques des grammairiens du sanskrit
p. 183-191
Texte intégral
Introduction
1Cet article1 est issu d’une intervention donnée dans le cadre de l’atelier « La grammatisation comme processus empirique », organisé par Sylvie Archaimbault en 2012, lors de l’école d’été « Expérience, empiricité, expérimentation en linguistique : histoire et épistémologie »2. Bernard Colombat participait également à cet atelier. À cette occasion, j’ai pu apprécier, une fois encore, son ouverture aux échanges, son intérêt pour l’histoire longue des termes et des concepts, son souci pédagogique et sa constante bienveillance.
La tradition grammaticale sanskrite
2La première grammaire sanskrite – composée en sanskrit par un lettré indien, Pāṇini – qui nous soit parvenue est l’Aṣṭādhyāyī (« [Formulaire] en huit leçons » ; A ci-après) dont on situe la composition aux alentours du ve siècle avant notre ère. Ce traité grammatical, qui repose sur une observation directe et précise, normalise une variété linguistique du nord de l’Inde, encore perçue comme exemplaire, variété qui se situe à un point charnière entre deux stades de la langue sanskrite : le sanskrit védique tardif – confiné désormais aux disciplines rituelles – et la forme classique de la langue, en passe de se fixer. Pour les hindous, le sanskrit est avant tout la langue des Veda, le corpus des textes sacrés fondant la forme ancienne de la religion hindoue. Les Veda et, par extension, la langue dans laquelle ils ont été composés sont éternels. De fait, il ne saurait y avoir de nouvelles formes ou de nouveaux usages : les « nouveaux » faits de langue sont présentés comme des formes ou des usages anciens (souvent attestés « ailleurs ») que les grammairiens découvrent sur le tard (voir Deshpande 1993). Accorder les règles de l’A avec ces faits de langue « nouvellement découverts » occupera nombre des héritiers de Pāṇini. Ainsi, dès les Vārttika de Kātyāyana – le premier commentaire de l’A qui nous soit parvenu, datant du iiie siècle avant notre ère –, les commentateurs se sont efforcés de tirer des règles tous les indices qui leur permettaient d’élargir ou de restreindre la validité de certaines d’entre elles. Pour expliquer les formes « nouvelles » de la langue, les grammairiens héritiers de Pāṇini ont mis au point un ensemble de procédés d’interprétation qui leur a permis de jouer – avec plus ou moins de souplesse – sur la forme – considérée comme canonique – des règles, sans la modifier (il y a tout de même eu des propositions de modification mais, dans les cas où elles ont été retenues par la tradition, elles restent rares et limitées). L’instrument le plus efficace que ces grammairiens ont élaboré pour adapter la théorie à l’usage – bien qu’il ait été utilisé, dans ce but, avec parcimonie – réside dans le corpus des métarègles (paribhāṣāsūtra « sūtra d’interprétation »), les véritables clés du système pāṇinéen, parfois données par Pāṇini lui-même mais le plus souvent citées par certains commentaires. Ces métarègles, ultérieurement compilées sous forme de listes et annexées aux 4000 règles du traité pāṇinéen, ont, elles aussi, donné lieu à plusieurs commentaires. Les contraintes du volume ne me permettant pas de décrire ces métarègles, je renvoie le lecteur à l’ouvrage de Kashinath V. Abhyankar (1967) ainsi qu’à celui de Dominik Wujastyk (1993). Les procédés d’adaptation de la théorie à l’usage qui nous occuperont dans les lignes qui suivent sont extraits de la Durghaṭavṛtti.
La Durghaṭavṛtti
3La Durghaṭavṛtti (« Interprétation [des mots qui présentent] des difficultés pour être formés [en accord avec Pāṇini] » ; DV ci-après) de Śaraṇadeva est un manuel grammatical sanskrit du xiie siècle. À la manière d’un traité pédagogique en exercices pratiques, il fournit l’interprétation (ou les interprétations possibles), selon les directives de la grammaire de Pāṇini (à peu près 470 règles sont reprises), d’environ 1 000 mots. Ces mots – tirés de textes littéraires ou grammaticaux – ont été sélectionnés pour les difficultés que pose leur analyse, difficultés que seul un grammairien exercé peut déjouer. L’ouvrage s’apparente souvent à un manuel de « colles » grammaticales, qui mettent en jeu tout ce que le grammairien a besoin de savoir pour parer aux objections (voir Śaraṇadeva 1940, p. 51). De fait, ce texte constitue, sous un petit volume, une mine de renseignements sur les techniques d’analyse, les raisonnements et les arguments des grammairiens indiens traditionnels du sanskrit.
4Le manuel est construit de la manière suivante : une règle pāṇinéenne est donnée, puis une forme contrevenante à cette règle est posée, presque toujours dans une phrase introduite par katham « pourquoi ? » (c’est-à-dire « étant donné la règle qui vient d’être mentionnée, pourquoi a-t-on telle forme ? »). Suit une brève indication résumant le type de difficulté que soulève ladite forme, puis le ou les expédients permettant d’obtenir la « bonne » forme sont finalement donnés, introduits par ucyate (« on répond » ; voir ibid., p. 52-53)3.
Les procédés d’adaptation de la théorie à l’usage
5Pour adapter la théorie à l’usage, autrement dit, pour adapter les règles pāṇinéennes aux formes qu’elles ne permettent pas, originellement, de décrire, les grammairiens du sanskrit ont mis au point, en plus des métarègles mentionnées plus haut, un certain nombre de procédés. Ces derniers, qui gagneront, avec les siècles, en nombre et en subtilité sont généralement tirés des règles pāṇinéennes elles-mêmes : il ne s’agissait pas, pour les grammairiens du sanskrit, d’inventer de nouvelles règles ou de modifier systématiquement l’existant ; ils se sont contentés ou, plus exactement, ils se sont contraints à jouer sur l’interprétation des éléments que les règles du maître mettaient à leur disposition. Cet exercice complexe les a amenés à élaborer des raisonnements fort ingénieux, un peu trop sophistiqués parfois.
6Ces raisonnements ou procédés, bien que nombreux en apparence, ne permettent, au fond, que deux types d’opération : 1) l’inclusion de la forme difficile dans le champ d’application de la règle dont elle est censée dépendre ; 2) son exclusion franche (voir Śaraṇadeva 1940, p. 76).
7On peut distinguer trois types de procédés, dont on verra, pour chacun, une illustration :
1. Le champ d’application de la règle est élargi (inclusion de la forme dans le champ d’application de la règle) ;
2. La règle est rendue optionnelle (inclusion ou exclusion de la forme dans le champ d’application de la règle) ;
3. La forme est expliquée par une « autorité » autre que celle de la grammaire (exclusion de la forme du champ d’application de la règle).
Élargissement du champ d’application de la règle
8Ce type de procédé est le plus fréquent. Il peut se réaliser de plusieurs manières4 ; l’exemple que nous allons voir consiste en une interprétation très souple de la conjonction ca « et/aussi ».
9Le contexte est le suivant :
- La règle A 1.4.23 introduit la section des rections verbales, c’est-à-dire des constituants phrastiques qui sont analysés comme étant en relation directe avec le verbe. Par exemple, A 1.4.24 introduit le point fixe à partir duquel le procès produit une séparation (apādāna « ablation », qui est marqué, entre autres, par l’ablatif), A 1.4.32 introduit le destinataire de l’objet direct (saṃpradāna « dation », qui est marqué, entre autres, par le datif), A 1.4.49 introduit la chose que l’agent souhaite atteindre plus que toute autre (karman « objet direct », qui est marqué par l’accusatif).
- Vient la règle A 1.4.51 qui stipule, de manière très générale, que tout ce qui est en relation directe avec le verbe et qui n’a pas été mentionné depuis A 1.4.24, porte aussi (ca) le nom d’objet direct. Cette règle permet d’expliquer un certain nombre d’emplois atypiques de la désinence d’accusatif, comme gāṃ dans gāṃ dogdhi payaḥ « il trait (dogdhi) le lait (payaḥ) de la vache (gāṃ) » où le complément du nom (go– « vache ») est fléchi à l’accusatif alors qu’on attendrait le génitif. Selon les grammairiens, la flexion à l’accusatif du mot go– a pour conséquence de présenter la vache comme étant en relation directe avec le procès : elle constitue de fait le second objet direct du verbe. Ce cas de figure n’a pas été mentionné dans les règles qui précèdent, la règle A 1.4.51 permet d’en rendre compte.
- Vient ensuite la règle A 1.4.52, qui complète, tout en le restreignant, le champ d’application de A 1.4.51 : « [En relation avec les racines] signifiant “se mouvoir”, “connaître”, “absorber”, avec celles qui ont pour objet direct [un nom] désignant un son [distinct] ou celles qui n’ont pas d’objet direct, [la personne qui était] agent de [la forme verbale] démunie de l’affixe de causatif [porte aussi le nom d’objet direct de la forme verbale] au causatif ». L’un des exemples donnés est yāpayati vipraṃ grāmam « il fait aller (yāpayati) le prêtre (vipraṃ) au village (grāmam) », forme causative de yāti vipro grāmam « le prêtre (vipro) va (yāti) au village (grāmam) » : vipro, l’agent (marqué au nominatif) de la forme non causative de la racine yā–, est devenu le second objet direct (vipram, à l’accusatif) de la forme causative de la même racine, le premier objet direct étant grāmam « village », la destination visée et atteinte.
10La DV (vol. 1, fasc. 2, p. 81 et suivantes) mentionne une forme qui se conforme à la règle A 1.4.52 alors que toutes les conditions requises (notamment sémantiques) par ladite règle ne sont pas réunies.
11Question : « Comment se fait-il que le Kumārasaṃbhava (œuvre littéraire) emploie devadevam (“dieu des dieux”) [en relation avec] grāhayitum (“faire prendre”)5, étant donné que la racine gṛh- n’a pas le sens de “se mouvoir” [et que, par suite, on n’attend pas que devadeva–, agent dans la forme non causative, devienne ici objet] ? » Autrement dit, pourquoi l’agent de la forme causative grāhayitum, qui n’exprime aucun des sens listés par Pāṇini, est-il fléchi à l’accusatif ? Autrement dit encore, pourquoi A 1.4.52 s’applique à cette forme alors que toutes les conditions ne sont pas réunies ?
12Trois réponses sont avancées. Voyons la deuxième et la troisième.
13Réponse 2 : « D’autres grammairiens enseignent que le caractère d’objet [que revêt devadevam] résulte de la valeur de cumulation avec des choses non exprimées que possède “et” (ca) dans la règle 1.4.51. » En d’autres termes, peu importe que devadevam et son contexte ne satisfassent pas à toutes les conditions requises par A 1.4.52 : l’accusatif de la forme est en réalité déjà expliqué ou, plus exactement, est déjà couvert par la conjonction ca que contient la règle A 1.4.51. En effet, cette conjonction est interprétée ici comme une sorte de « chapeau - fourre-tout » qui permet de rendre compte de toutes les formes (qui « s’additionnent »), pour peu qu’elles respectent la condition de la relation directe avec le procès. C’est le cas de devadevam ; sa désinence d’accusatif est donc justifiée.
14Réponse 3 : « L’Anunyāsa (commentaire grammatical) enseigne que cette forme [devadevam] est un barbarisme ». Autrement dit, devadevam ne s’explique par aucune règle du traité pāṇinéen, c’est une forme corrompue que l’on doit prendre comme telle ; elle est exclue du champ d’application de A 1.4.52. Nous avons là une illustration du troisième type de procédé : la forme est expliquée par une « autorité » autre que celle de la grammaire.
Le jeu sur l’optionalité
15Le deuxième procédé d’adaptation de la théorie à l’usage consiste à rendre une règle optionnelle ou à jouer sur les modalités du caractère optionnel d’une règle6. L’illustration que nous allons voir relève du deuxième cas de figure : le caractère optionnel originel de la règle est transformé en un cas d’option délimitée (vyavasthita-vibhāṣā). Au départ, telle qu’elle a été formulée par Pāṇini, la règle permet d’obtenir deux formes équivalentes sur le plan sémantique, entre lesquelles le locuteur peut choisir (l’application de la règle est systématique, c’est au niveau des formes générées qu’il y a option) ; la nouvelle interprétation consiste à dire qu’une partie de l’alternative s’applique de façon constante ou nécessaire à telles formes et que l’autre partie s’applique à telles autres formes (c’est l’application de la règle qui devient optionnelle).
16Le contexte est le suivant :
17– La règle A 1.4.71 stipule : « L’adverbe tiraḥ (“à travers”) [en tant qu’invariant, porte le nom de gati quand il est relié au procès] pour exprimer le sens de “disparaître”. » Il faut entendre : c’est seulement quand l’adverbe tiraḥ est employé au sens de « disparaître » qu’il fait partie de la catégorie des gati7, ce qui se matérialise par la réalisation de sandhi particuliers, notamment le passage de –ḥ à –s. Cette règle permet de former, par exemple, tirobhūya (< tirasbhūya) sthitaś cauraḥ « le voleur (cauraḥ) disparut (tirobhūya sthitaś) ».
18– La règle qui suit, A 1.4.72, rend, dans un contexte bien précis, la règle 71 optionnelle : « [Le mot tiraḥ en tant qu’invariant porte selon 71] ou bien [ne porte pas le nom de gati quand il est relié au procès, pour exprimer le sens de “disparaître”] devant la racine kṛ–. » Cette règle enseigne donc que lorsqu’il y a le sens de « disparaître » et qu’il s’agit de la racine kṛ–, on a deux formes possibles : tiraskṛtya [tiraḥ en tant que gati] ou tiraḥ kṛtvā [tiraḥ non gati], les deux formes signifiant, de manière égale, « ayant disparu ».
19Comme dans l’exemple précédent, la DV (vol. 1, fasc. 2, p. 86) mentionne une forme qui se conforme – en partie, le caractère optionnel étant perdu – à la règle A 1.4.72, alors que toutes les conditions requises par ladite règle, notamment sémantiques, ne sont pas réunies.
20Question : « Comment se fait-il qu’on ait tiraskṛtya [au sens de “ayant relevé de [ses] fonctions”], étant donné qu’il n’y a pas en cet exemple le sens de “ayant disparu”, [qui vaut dans la présente règle et que, par suite, on n’attend pas que tiras soit traité en gati, substituant –s à –ḥ selon 8.3.42 (…)] ? » Autrement dit, on a la forme tiraskṛtya où tiraḥ est (nécessairement) traité en gati alors qu’une seule des deux conditions posées par 72 est vérifiée (présence de la racine kṛ–), la forme ayant le sens de « ayant relevé de [ses] fonctions ». Comment concilier cette forme avec A 1.4.72 ?
21Réponse : « La forme s’explique par le fait qu’il y a lieu de reconnaître une option délimitée [en sorte que le nom de gati tantôt est nécessaire et tantôt fait nécessairement défaut]. »
22Autrement dit, le caractère optionnel de la règle qui, initialement, permet la formation de deux formes considérées comme équivalentes, est interprété ici comme un cas d’« option délimitée » (avec, en outre, impasse sur une partie des conditions posées par la règle) : ce qui consiste à dire que, dans certains cas, quel que soit le sens, tiraḥ est forcément gati, et que dans d’autres cas, il ne l’est pas. Cela permet de faire entrer tiraskṛtya au sens de « ayant relevé de [ses] fonctions » dans le champ d’application de la règle.
La légitimité est extérieure à la grammaire
23Le troisième procédé qui permet de normaliser les « nouvelles » formes de la langue consiste à présenter ces dernières comme devant leur origine à l’intention du locuteur (vivakṣā) ou à l’usage de la communauté (prayoga)8. Ce critère confère aux formes une légitimité qui permet d’éviter l’application de la règle qui les condamne.
24Illustration :
25La règle A 1.3.36 stipule : « [Les désinences de moyen valent] après la racine nī– pour exprimer les sens de “honorer”, “lever”, “faire de quelqu’un un précepteur spirituel”, “reconnaître”, “employer à gages”, “payer (une dette, etc.)”, “dépenser (pour des œuvres pies, etc.)”. » Ainsi, dans śāstrārthaṃ nayate « il honore (nayate) le sens (°arthaṃ) du traité (śāstra°) » (c’est-à-dire il en démontre la vérité), nī– porte la désinence personnelle de 3e personne du singulier du présent moyen.
26La DV (vol. 1, fasc. 2, p. 52 et suivantes) mentionne une forme qui ne se conforme pas à la règle A 1.3.36 alors que toutes les conditions requises, notamment sémantiques, sont, a priori, réunies.
27Question : « Comment se fait-il que le Raghuvaṃśa (œuvre littéraire) emploie vininyuḥ [3e personne du pluriel de l’optatif actif de vi–nī– dans la phrase […] vininyur enaṃ guravo gurupriyam9, où le sens est “faire de quelqu’un un précepteur” et où l’on attend par suite la voix moyenne en vertu de la présente règle] ? »
28Réponse : « La forme s’explique par le fait qu’il n’y a pas eu intention de rendre le sens de “faire de quelqu’un un précepteur” [mais un autre sens, comme “éduquer”]. […] C’est l’intention d’exprimer qui est le déterminant essentiel pour l’analyse d’un mot, non point l’état de fait. »
29Autrement dit, ce qui déclenche l’emploi de la voix moyenne – ou, de façon plus générale, l’application d’une règle –, c’est l’intention du locuteur, non le réel dont il est censé rendre compte. La non-conformité de vininyuḥ à A 1.3.36, alors même que toutes les conditions sont réunies pour que vi-nī- tombe dans le champ d’application de la règle, est expliquée, et donc légitimée, par l’intention de ne pas vouloir exprimer le sens de « agir en maître spirituel » que l’on prête au locuteur.
Remarques conclusives
30En dehors de quelques métarègles et de la légitimation par l’usage ou l’intention du locuteur, qui sont des procédés « externes » (parce qu’adjoints) au système pāninéen, la plupart des procédés élaborés par les grammairiens du sanskrit pour adapter la théorie à l’usage ont la particularité d’être tirés du traité pāninéen lui-même, ce qui permet de préserver au maximum la structure de ce dernier, ainsi que la forme de ses règles. Ces procédés étaient en fait déjà utilisés par Pāṇini (voire par ses prédécesseurs) pour rendre compte de variations tolérées ; ses héritiers n’ont fait que reprendre ces techniques, mais en modifiant leur portée et leur puissance explicative.
31Pourquoi ne pas avoir exploité plus largement le principe des métarègles qui seraient venues compléter le traité originel, au gré des « découvertes » de faits de langue non encore décrits ? Au-delà de l’autorité que représente la grammaire de Pāṇini, du respect que ses héritiers avaient à son égard et du soin avec lequel ils l’ont transmise (oralement) et l’ont fidèlement conservée, ce qui explique cette adaptation, « par l’intérieur », de la théorie à l’usage, c’est le dogme de l’éternité du sanskrit. Ajouter des règles au traité pāṇinéen aurait fait ressortir son incapacité à rendre compte des « nouvelles » formes, cela aurait conduit à faire vivre ces « nouvelles » formes à la périphérie d’un système devenu caduc. Cela serait revenu, au final, à rendre possible l’élaboration d’une « autre » grammaire, ce qui est tout simplement impensable dans le contexte de l’Inde ancienne : il n’y a qu’un langage, le sanskrit décrit par Pāṇini, et des variations – plus ou moins acceptées, selon les époques et les grammairiens – de ce langage, variations perçues comme des indices de registres (littéraires, sociaux, géographiques, etc.). L’absence de travail de « révision » au niveau des règles devenues « inutiles », telles celles qui régissent l’emploi des divers temps du passé, par exemple, confirme cette idée.
Notes de bas de page
1 Ce texte ne prétend en aucune manière présenter les résultats d’une recherche innovante ; il a une vocation purement informative et s’adresse avant tout aux lecteurs non indianistes.
2 Voir en ligne : [http://htl.linguist.univ-paris-diderot.fr/laboratoire/biennale2012/accueil].
3 La traduction des passages de la DV cités dans cet article est de Louis Renou.
4 Présence d’un élément superflu dans une règle qui indique (jñāpaka) qu’un enseignement supplémentaire est postulé par Pāṇini (voir Śaraṇadeva 1940, p. 82), jeu sur l’extension de l’ellipse (anuvṛtti ; ibid., p. 84-85), scission de règle (p. 96), emploi de ca, api… (p. 99-101), renvoi aux listes non closes – et hétérogènes – (p. 102-104), emploi de bahulam (« diversement » ; p. 123), nityam (« etc. » ; p. 101), jeu sur l’ordre d’application des règles (p. 117-118).
5 Phrase du Kumārasaṃbhava : « ayācitāraṃ na hi devadevam adriḥ sutāṃ grāhayituṃ śaśāka » ; « La Montagne (adriḥ) ne pouvait (na… śaśāka) faire prendre (grāhayituṃ) [sa] fille (sutāṃ) [comme épouse] au dieu des dieux (devadevam) non solliciteur (ayācitāraṃ) [c’est-à-dire sans que celui-ci la lui eût demandée] ».
6 Voir Śaraṇadeva (1940, p. 101). Cette modification peut être indiquée par un jñāpaka, être obtenue par jeu sur l’extension de l’anuvṛtti ou par fusion de deux règles (ibid., p. 97).
7 Unités fonctionnant comme adverbes ou préfixes.
8 Voir Śaraṇadeva (1940, p. 131 et suiv. : intention du locuteur) ; iti (ibid., p. 100-101), prayoga (p. 135), mleccha/apaśabda, etc.
9 « […] des maîtres (guravo) firent de lui un précepteur (vininyur enaṃ), lui qui était aimé des maîtres. »
Auteur
CNRS, Histoire des théories linguistiques (UMR 7597)
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