Chapitre VII
Éloge de la douceur
p. 77-83
Texte intégral
1Le criminaliste Muyart de Vouglans ne blâme pas seulement Montesquieu pour avoir attaqué l’ordre religieux soutenu par la force du pouvoir politique ; il l’accuse également d’être l’« inventeur » du « système de la modération des peines »1. Par cette expression, il vise la doctrine pénale qui, niant tout lien entre la dureté des sanctions et leur effet dissuasif, plaide en faveur de la mitigation des peines. C’est à la réfutation de cette doctrine, reprise et développée par les réformateurs des Lumières, qu’est expressément consacrée la Lettre de Muyart sur L’Esprit des lois2. Par sa défense obstinée de la législation pénale du temps – orientée vers des objectifs de prévention générale poursuivis au moyen de la sévérité pénale –, cette diatribe constitue un document exemplaire de l’idéologie conservatrice alors dominante parmi les juristes d’Ancien Régime.
2Selon Muyart, les soi-disant « philosophes » n’ont aucun titre pour parler de droit et ils en ont d’autant moins pour s’ériger, comme ils le font, en « censeurs de nos lois » (p. 77). Les projets de réforme qu’échafaudent ces « jeunes écrivains » dépourvus de compétence juridique sont chimériques parce qu’ils ne tiennent pas compte de la distance qui sépare la « philosophie » de la « législation ». Or, la première a pour objet l’homme tel qu’il doit être, la seconde l’homme tel qu’il est. Méconnaissant cette « distinction essentielle », les « simples philosophes » (p. 77) sont incapables de traiter en connaissance de cause des problèmes du légal et du légitime, du droit existant et du juste en soi. Seuls les magistrats, forts de leur science et de leur expérience, doivent s’exprimer sur ces matières. De fait, il en a toujours été ainsi, comme nous l’apprennent conjointement les exempla des Anciens et des Modernes.
3Maître à penser des philosophes, Montesquieu s’est rendu coupable, aux yeux de Muyart, d’avoir usé de son autorité de magistrat pour cautionner une doctrine de la peine totalement étrangère à la réalité et intrinsèquement contradictoire avec les objectifs sécuritaires de l’institution pénale. Capable de provoquer « une révolution dans notre jurisprudence » (p. 78), cette détestable doctrine est fausse dans ses présupposés théoriques et dangereuse par ses effets pratiques. Mais avant de réfuter ses contenus normatifs, Muyart s’emploie d’abord à flétrir la réputation de son influent promoteur. Montesquieu est ainsi dépeint comme un renégat, indigne de son rang et de sa renommée. Président d’un tribunal, il a dénigré le droit positif ; sujet de la monarchie, il a chanté les louanges du gouvernement républicain ; catholique déclaré, il a défendu les ennemis de la foi. L’appréciation de ses opinions juridiques doit tenir compte de semblables « qualités personnelles » (p. 78).
4Laissant à « nos théologiens » et à « nos politiques » le soin de juger les « écarts » (p. 81) de Montesquieu par rapport à l’orthodoxie religieuse et à la loyauté monarchique, Muyart concentre sa critique sur la doctrine de la douceur des peines. Si elle était appliquée, affirme-t-il, elle aurait pour conséquence de « dénaturer absolument » la législation criminelle (p. 84). Privée de sa sévérité, cette dernière ne serait en effet plus capable d’atteindre son principal objectif, qui est de détourner du crime les délinquants potentiels. Diminuer la dureté des peines, c’est encourager la transgression des lois. Pour maintenir l’ordre, le pouvoir doit se faire craindre. Plus les châtiments sont sévères, plus ferme et assurée est l’autorité des lois, comme en fait foi l’« expérience de tous les temps » : seule « la force des impressions salutaires que peut faire sur les esprits le spectacle d’un châtiment exemplaire » (p. 84), seule l’« horreur » du « supplice » (p. 83), seuls les « remèdes les plus violents » sont en mesure d’« arrêter le progrès de ce mal contagieux » qu’est le crime (p. 84).
5Muyart reprend ici les arguments traditionnels grâce auxquels la doctrine pénale, depuis l’aube de l’âge moderne, a soutenu et encouragé la politique répressive mise en œuvre par les détenteurs de la souveraineté. Cette politique a produit des systèmes punitifs féroces où le degré de gravité des peines, au lieu de dépendre de la gravité du dommage causé par le crime, obéissait au critère de la terreur dissuasive. C’est ainsi qu’une vaste série de crimes encouraient la peine de mort et que des infractions de gravité différente étaient réprimées avec une identique sévérité. Ceux qui, comme Muyart, partageaient sans réserve les convictions idéologiques qui inspirent une telle institution répressive ne pouvaient que tenir en horreur la philosophie pénale de Montesquieu, puisque c’est justement avec elle qu’a commencé le combat des Lumières pour l’humanisation du système pénal. L’appel inédit de Beccaria en faveur de la « douceur des peines »3 se ressent de la mauvaise influence du maître de Bordeaux.
6La première étape de la réflexion critique de Montesquieu sur la question de la cruauté des peines se fait jour dans les Lettres persanes. On ne s’étonnera donc pas que ce soit la lecture de cet ouvrage iconoclaste qui ait déclenché la « conversion à la philosophie »4 du jeune Beccaria en contribuant de manière décisive à éclairer l’horizon idéologique des Délits et des peines. Par l’entremise du personnage d’Usbek, Montesquieu enseigne à ses lecteurs qu’un « gouvernement doux […] est plus conforme à la raison » ; que « la sévérité est un motif étranger » ; que « les peines plus ou moins cruelles ne font pas que l’on obéisse plus aux lois » ; que dans les pays « où les châtiments sont modérés, on les craint comme dans ceux où ils sont tyranniques et affreux » ; qu’on ne commet pas « moins de crimes » lorsqu’est plus éclatante la « grandeur des châtiments » ; que la violence de l’autorité engendre la violence des sujets ; que les sujets terrorisés par les menaces pénales ne sont pas « plus soumis aux lois » que les autres, parce que « le désespoir même de l’impunité confirme le désordre et le rend plus grand »5.
7Contraires à la raison, inutiles et même contre-productives : c’est ainsi que Montesquieu qualifie les punitions cruelles, à rebours des certitudes invétérées de la culture juridique d’Ancien Régime. L’étape suivante de cette importante argumentation polémique se trouve dans le livre VI de L’Esprit des lois, dont le chapitre 12 est consacré à la « puissance des peines » :
L’expérience a fait remarquer que, dans les pays où les peines sont douces, l’esprit du citoyen en est frappé, comme il l’est ailleurs par les grandes.
Quelque inconvénient se fait-il sentir dans un État : un gouvernement violent veut soudain le corriger ; et, au lieu de songer à faire exécuter les anciennes lois, on établit une peine cruelle qui arrête le mal sur-le-champ. Mais on use le ressort du gouvernement : l’imagination se fait à cette grande peine, comme elle s’était faite à la moindre ; et comme on diminue la crainte pour celle-ci, l’on est bientôt forcé d’établir l’autre dans tous les cas. Les vols sur les grands chemins étaient communs dans quelques États ; on voulut les arrêter ; on inventa le supplice de la roue, qui les suspendit pendant quelque temps. Depuis ce temps on a volé comme auparavant sur les grands chemins.6
8La justification traditionnelle de la férocité pénale, fondée sur une logique utilitariste, est ainsi réfutée par l’observation empirique : l’effet du durcissement des peines s’avérant éphémère, le terrorisme punitif ne fait pas diminuer les infractions. Montesquieu en donne une explication psychologique qui repose sur le rapport entre habitude et crainte. Beccaria la résume en ces termes : « À mesure que les supplices deviennent plus cruels, les âmes, qui comme les fluides se mettent toujours au niveau des objets qui les entourent, s’endurcissent […]. »7 De cet « endurcissement » découlent non seulement, selon Montesquieu, l’affaiblissement de l’efficacité dissuasive des peines, mais aussi d’autres conséquences nuisibles. Tout d’abord, la « dureté du législateur » accoutume les sujets au « despotisme »8. En outre, les « leçons de cruauté » administrées par l’autorité politique « déprav[ent] les esprits »9 et rendent la société plus violente10. En troisième lieu, l’« atrocité des lois » fait obstacle à leur « exécution » : « Lorsque la peine est sans mesure – observe Montesquieu –, on est souvent obligé de lui préférer l’impunité. »11 Or, l’impunité encourage la délinquance. La cruauté pénale se révèle donc, en dernière analyse, contraire à son propre but, qui est la prévention générale des infractions.
9Vice, corruption, mal, esclavage, tyrannie : tels sont les concepts qui, dans L’Esprit des lois, sont associés à la sévérité des peines12. Une bonne politique pénale – comme toute bonne politique en général – doit au contraire se conformer à l’« esprit de modération »13 et obéir au principe régulateur de la nature : « Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes ; on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire »14, écrit Montesquieu en plaidant la cause de la mitigation des peines. La nature elle-même, ayant donné aux hommes le sentiment de la honte, indique au législateur la voie à suivre : il faut exploiter la force de ce « fléau » naturel en faisant en sorte que « la plus grande partie de la peine soit l’infamie de la souffrir »15. La violence n’est pas indispensable à la dissuasion. La modération des peines n’affaiblit pas nécessairement leur puissance d’intimidation. La douceur, pour Montesquieu, est donc parfaitement compatible avec la sécurité. Elle réconcilie les exigences pragmatiques de l’utilitarisme et les principes axiologiques de l’humanitarisme qui animent la révolte morale contre la politique de la terreur pénale : « Lorsque nous lisons, dans les histoires, les exemples de la justice atroce des sultans, nous sentons, avec une espèce de douleur, les maux de la nature humaine. »16
10Si la cruauté des châtiments est condamnée comme facteur de corruption et aliment du despotisme, la modération est approuvée en tant que marque de civilisation étroitement liée aux progrès de la liberté : « Il serait aisé de prouver que, dans tous ou presque tous les États d’Europe, les peines ont diminué ou augmenté à mesure qu’on s’est plus approché ou plus éloigné de la liberté. »17 Ce constat jette le discrédit sur les institutions coercitives qui obéissent à la logique, vouée à l’échec, de la peine exemplaire par sa sévérité : de telles institutions sont contraires à la liberté.
11Cette conception hérétique (et inédite) de la politique pénale s’est transmise de L’Esprit des lois aux colonnes de l’Encyclopédie. Souscrivant pleinement aux thèses de l’hérésiarque, le chevalier de Jaucourt répète que la cruauté punitive est un instrument des gouvernements despotiques auquel les monarchies et les républiques n’ont nul besoin de recourir, parce qu’ils peuvent compter sur « l’honneur, la vertu, l’amour de la patrie, la honte et la crainte du blâme »18 comme autant de freins aux actions criminelles. Aux gouvernants et aux gouvernés des États modérés, l’encyclopédiste enseigne que pour édifier et maintenir l’ordre social, il faut civiliser les mœurs par les lois et non supplicier les corps par les peines.
12De son côté, Beccaria entreprend de développer la pensée de Montesquieu et de renforcer sa composante prescriptive en mettant au jour ses implications pragmatiques : si c’est « de l’impunité des crimes, et non pas de la modération des peines »19 que découle la multiplication des actes criminels, alors ce n’est pas « la cruauté des peines, mais leur infaillibilité »20 qui assure la sécurité publique en incitant à respecter les lois : « La certitude d’un châtiment, bien que modéré, fera toujours une plus forte impression que la crainte d’un châtiment plus terrible, jointe à l’espérance de l’impunité […]. »21 On ne saurait donc atteindre l’objectif de la prévention générale en durcissant les sanctions, mais bien en augmentant l’effectivité des normes pénales, c’est-à-dire l’efficacité de la justice pénale.
13Comme Muyart ne manque pas de le souligner, l’effort de Montesquieu pour « faire pencher ainsi la balance du côté de la douceur » (p. 84) s’accompagne de la dénonciation du manque de « proportion » entre les crimes et les châtiments dans la justice pénale de son temps. Cette situation, selon Montesquieu, est la conséquence inévitable de la rigueur des peines. Une fois le virus de la cruauté inoculé dans le corps social, le législateur est forcé de recourir à des menaces terrifiantes pour endiguer la criminalité. On en vient ainsi à appliquer la peine de mort pour un très grand nombre d’infractions, qui vont des crimes les plus graves à des « fautes légères »22. Or, les conséquences sont délétères sur le plan de la « sûreté publique »23. S’attendant à subir la même peine pour des infractions de gravité différente, le criminel n’a aucune raison de s’abstenir de commettre l’action la plus grave si elle lui procure un avantage. Lorsque la peine capitale réprime aussi bien le vol que l’assassinat, par exemple, rien ne retient le voleur de tuer : la sanction encourue demeure la même, alors que la disparition d’un témoin diminue le risque de la subir24.
14À la rigueur indistincte de la législation pénale de son temps, Montesquieu oppose le principe normatif de la gradation de la sévérité des châtiments en fonction de la gravité des délits et des crimes. Dans la mesure où « il est essentiel que l’on évite plutôt un grand crime qu’un moindre »25, les délits portant atteinte aux biens les moins importants doivent encourir des peines plus légères que les crimes les plus graves. Reposant sur la logique utilitariste de la prévention générale, ce critère de proportionnalité quantitative contribue à renforcer l’exigence humanitaire de mitigation des peines. Il est significatif qu’il soit devenu un élément fondamental du programme réformateur des Lumières pénales.
Notes de bas de page
1 Pierre-François Muyart de Vouglans, Lettre, ouvr. cité, p. 78. Dans les pages qui suivent, les numéros de pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
2 Voir la lecture pénétrante de cet opuscule polémique proposée par Michel Porret, « Les “lois doivent tendre à la rigueur plutôt qu’à l’indulgence”. Muyart de Vouglans versus Montesquieu », Revue Montesquieu, 1, 1997, p. 65-76.
3 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, § xxvii, ouvr. cité, p. 225.
4 Cesare Beccaria, lettre à André Morellet, 26 janvier 1766, dans Edizione nazionale delle opere di Cesare Beccaria, Luigi Firpo et Gianni Francioni éd., vol. IV, Carteggio (1re partie, 1758-1768), Carlo Capra, Renato Pasta et Francesca Pino Pongolini éd., Milan, Mediobanca, 1994, p. 222.
5 LP, lxxviii, p. 352-353.
6 EL, VI, 12, vol. I, p. 94.
7 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, § xxvii, ouvr. cité, p. 227.
8 EL, VI, 12, vol. I, p. 95.
9 Ibid.
10 Voir Cesare Beccaria, Des délits et des peines, § xxvii, ouvr. cité, p. 225 : « Les pays et les temps des supplices les plus atroces furent toujours ceux des actions les plus sanguinaires et inhumaines, car ce même esprit de férocité qui guidait la main du législateur, dirigeait aussi celle du parricide et de l’assassin. »
11 EL, VI, 13, vol. I, p. 97.
12 Voir ibid., VI, passim.
13 Voir ibid., XXIX, 1, vol. II, p. 281 : « Je le dis, et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver : l’esprit de modération doit être celui du législateur ; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites. »
14 Ibid., VI, 12, vol. I, p. 94.
15 Ibid.
16 Ibid., VI, 9, vol. I, p. 92.
17 Ibid.
18 Louis de Jaucourt, « Peine », Encyclopédie, vol. XII, D’Alembert et Denis Diderot éd., ouvr. cité, 1765, p. 248.
19 EL, VI, 12, vol. I, p. 94.
20 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, § xxvii, ouvr. cité, p. 225.
21 Ibid.
22 EL, VI, 12, vol. I, p. 95.
23 Ibid., VI, 16, vol. I, p. 101.
24 Voir ibid. : « En Moscovie, où la peine des voleurs et celle des assassins sont les mêmes, on assassine toujours. Les morts, y dit-on, ne racontent rien. »
25 Ibid., p. 100.
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