Chapitre VI
Garantisme et despotisme
p. 69-75
Texte intégral
1Dans L’Esprit des lois, Montesquieu développe une théorie complexe et articulée des formes de gouvernement. Cette classification a eu un retentissement considérable dans le débat philosophique des Lumières. L’analyse des caractéristiques différentielles de la monarchie, de la république et du despotisme, la distinction axiologique entre gouvernements modérés et despotiques, n’ont eu de cesse d’être commentées et corrigées, prolongées et exploitées, reprises ou rejetées par presque tous les penseurs qui ont traité de politique dans la seconde moitié du xviiie siècle. Dans l’ensemble, la contestation l’a cependant emporté sur l’adhésion. En particulier, le feu roulant de la critique s’est concentré sur l’un des aspects les plus insolites de la doctrine de Montesquieu : la caractérisation du despotisme comme forme autonome et spécifique de gouvernement. La réaction de Voltaire est emblématique de cette réprobation générale : « Le despotisme n’est que l’abus de la monarchie, une corruption d’un beau gouvernement. »1
2La classification de Montesquieu résulte de la combinaison de deux critères : l’identité du détenteur du pouvoir souverain (par où la république se distingue de la monarchie) et les modalités d’exercice de ce pouvoir (par où la monarchie se distingue du despotisme). Ce faisant, elle rompt avec une longue tradition doctrinale, remontant à Aristote et ravivée à l’époque moderne par Machiavel et par Bodin, selon laquelle le gouvernement despotique est une variante du gouvernement royal2. Élevé du rang de sous-espèce à celui de type à part entière, le despotisme est défini par Montesquieu à partir de sa « nature » (la structure de pouvoir qui le caractérise) et de son « principe » (la passion particulière qui rend possible son existence et son activité). Si les principes de la monarchie et de la république sont respectivement l’honneur et la vertu, celui du despotisme est la crainte3, celle que ressentent les sujets à l’égard de leur despote qui, comme le veut la nature de ce régime politique, gouverne de manière monocratique, « sans loi et sans règle », entraînant « tout par sa volonté et par ses caprices »4.
3À partir de ces caractères fondamentaux, Montesquieu décrit analytiquement les différents aspects du gouvernement despotique, qui relèvent de multiples dimensions sociales et politiques : religion, éducation, commerce, condition des femmes, régime fiscal, justice pénale, etc.5 Novatrice et détaillée, cette présentation hérite néanmoins deux éléments de la conception traditionnelle : le premier concerne la qualification du pouvoir despotique, le second a trait à son référent empirique. Dans L’Esprit des lois est ainsi réélaborée l’analyse aristotélicienne du rapport de domination (politique) entre le despote et ses sujets, conçu sur le modèle du rapport de domination (privé) entre le maître et ses esclaves. La vision du despotisme comme régime propre aux peuples orientaux, considérés comme naturellement serviles, est également reprise et accentuée. Cette théorie du caractère naturel et nécessaire du gouvernement despotique, lié à des facteurs climatiques, géographiques et anthropologiques, ne débouche cependant pas sur sa justification éthique et politique. Parallèlement au discours descriptif se développe en effet un discours normatif qui, fondé sur le critère de la liberté, juge abominable la forme despotique de gouvernement et la présente comme l’antiparadigme du (bon) gouvernement modéré6.
4Ce serait toutefois une erreur de penser que le despotisme n’est selon Montesquieu que le destin inévitable des peuples orientaux et que, sous d’autres formes, il ne peut se manifester en dehors des frontières du continent asiatique7. En réalité, son insistante réflexion sur les techniques institutionnelles de limitation du pouvoir politique laisse aisément percevoir les signes de sa préoccupation pour les dérives despotiques du gouvernement dont il est le sujet. Ces signes sont particulièrement évidents lorsqu’il examine les défauts de la législation pénale. Aussitôt après avoir réprouvé la criminalisation de la dissidence religieuse, Montesquieu aborde ainsi le problème de la répression pénale de la dissidence politique et traite des aspects formels et substantiels du crimen laesae majestatis humanae8.
5Dans le droit pénal d’Ancien Régime, cette catégorie juridique embrassait une vaste série de comportements prohibés9. En France, par exemple, y figuraient les offenses à la personne du roi, de ses plus proches parents et de ses principaux ministres, les offenses à l’autorité du souverain dans l’administration de la justice et des finances, les offenses à l’honneur et à la dignité de la Couronne10. Une simple liste désordonnée et incomplète des qualifications criminelles relevant de la lèse-majesté suffit à donner une idée de la flexibilité de cet instrument de répression pénale : la fabrication de fausse monnaie, la concussion et le péculat, le transport non autorisé d’or et d’argent hors des frontières du royaume, l’évasion de prison et la rupture de ban, les écrits et les paroles tendant à compromettre l’autorité de la monarchie…
6Dans les différents chapitres du livre XII où Montesquieu traite du crime de lèse-majesté humaine, les exemples et les anecdotes rompent continuellement le fil de l’argumentation. Cette construction rhétorique, qui obscurcit l’objectif polémique de ces pages et atténue leur portée normative, doit probablement elle aussi être interprétée comme un choix dicté par la prudence. Critiquer ouvertement la politique criminelle du souverain peut en effet s’avérer dangereux dans un contexte où le souverain se sert justement de la menace pénale pour décourager la critique11. Mais cela ne doit pas nous empêcher de comprendre le sens et l’importance des thèses de Montesquieu qui, à la faveur de sa lutte contre l’usage despotique du droit pénal, énonce deux principes fondamentaux du garantisme.
7Le premier se trouve dans le chapitre 7 (qui ouvre l’examen du problème des délits politiques) : « C’est assez que le crime de lèse-majesté soit vague, pour que le gouvernement dégénère en despotisme. »12 Cette sentence, aussi lapidaire qu’éloquente, exprime le principe de précision descriptive et connotative de la loi pénale, présentée comme une garantie indispensable de la liberté. Ce principe métalégislatif s’applique à la formulation légale des infractions : il prescrit au souverain l’usage de termes dotés d’une extension précise et déterminée. Si le langage du droit pénal déroge à l’univocité sémantique, les individus ne sont pas libres puisque, ignorant l’extension possible de chaque interdiction, ils ne savent pas quelles sont les actions qu’ils peuvent accomplir sans craindre d’être punis. La bonté des lois pénales – dont dépend la liberté comme sécurité – est donc déterminée par le respect de cette norme portant sur la terminologie des normes. On ne s’étonnera pas que, dans le livre consacré à la « manière de composer les lois », tout juste après avoir recommandé la simplicité et la concision dans la formulation des énoncés normatifs, Montesquieu réaffirme ce principe avec netteté :
Il est essentiel que les paroles des lois réveillent chez tous les hommes les mêmes idées. Le cardinal de Richelieu convenait que l’on pouvait accuser un ministre devant le roi ; mais il voulait que l’on fût puni si les choses qu’on prouvait n’étaient pas considérables : ce qui devait empêcher tout le monde de dire quelque vérité que ce fût contre lui, puisqu’une chose considérable est entièrement relative, et que ce qui est considérable pour quelqu’un ne l’est pas pour un autre.13
8Dans la législation pénale, il ne faut pas recourir à des « expressions vagues »14. L’indétermination sémantique des infractions se traduit en accusations imprévisibles et en jugements arbitraires :
Les lois de la Chine décident que quiconque manque de respect à l’empereur doit être puni de mort. Comme elles ne définissent pas ce que c’est que ce manquement de respect, tout peut fournir un prétexte pour ôter la vie à qui l’on veut, et exterminer la famille que l’on veut.15
9La tranquillité d’esprit des citoyens, leur « opinion » qu’ils sont à l’abri d’interférences arbitraires, de poursuites infondées, de coactions indues, sont un produit de l’ordre juridique : elles dépendent donc aussi des paroles mêmes du législateur.
10Le second principe garantiste énoncé par Montesquieu dans sa condamnation de l’excès répressif des crimes de lèse-majesté est celui de la matérialité des infractions : « Les lois ne se chargent de punir que les actions extérieures. »16 Achevant le bref chapitre « Des pensées », ces mots pourraient n’apparaître que comme la traduction d’une célèbre maxime d’Ulpien : « Nul ne peut subir une peine pour ses pensées. »17 Cependant, tandis que cette dernière signifie seulement que l’intention de commettre une infraction n’est pas juridiquement passible de condamnation, le principe énoncé par Montesquieu a une importante portée politique. Il sert en effet à fonder, sur le terrain de la justice, l’exception d’illégitimité des délits d’opinion :
Les paroles ne forment point un corps de délit ; elles ne restent que dans l’idée. La plupart du temps, elles ne signifient point par elles-mêmes, mais par le ton dont on les dit. Souvent, en redisant les mêmes paroles, on ne rend pas le même sens ; ce sens dépend de la liaison qu’elles ont avec d’autres choses. Quelquefois le silence exprime plus que tous les discours. Il n’y a rien de si équivoque que tout cela. Comment donc en faire un crime de lèse-majesté ? Partout où cette loi est établie, non seulement la liberté n’est plus, mais son ombre même.18
11Illuminé par cette attaque foudroyante contre le visage despotique de la monarchie absolue, le principe de matérialité apparaît ici dans toute sa valeur normative. Tout comme le principe de précision descriptive et connotative, il réduit le pouvoir arbitraire du législateur en lui interdisant de criminaliser les idées et les mots, c’est-à-dire en le privant du pouvoir d’utiliser le dispositif pénal pour étendre son pouvoir répressif jusque sur l’identité éthique et intellectuelle des personnes. Pas d’infraction sans action extérieure, proclame Montesquieu : la sphère des prohibitions justifiables s’en trouve ainsi réduite et la frontière de la liberté individuelle s’élargit désormais à tout le territoire de la conscience et de la vie spirituelle.
12L’alliance libérale entre les principes de précision descriptive et connotative et de matérialité des infractions – qui servent de pivot aux considérations de Montesquieu sur les crimes de lèse-majesté – s’étend et se renforce dans le livre XIX de L’Esprit des lois, où est énoncé un troisième principe métalégislatif destiné à porter ses fruits dans l’élaboration intellectuelle du garantisme des Lumières : « Toute peine qui ne dérive pas de la nécessité est tyrannique. La loi n’est pas un pur acte de puissance ; les choses indifférentes par leur nature ne sont pas de son ressort. »19 Il s’agit là d’une formulation limpide du principe de nécessité de la loi pénale, fondé sur les postulats du droit naturel et opposé aux prétentions du volontarisme juridique. Selon Montesquieu, le législateur ne peut décider arbitrairement de ce qui est réprimé par la loi pénale. Ce qui est indifférent par nature ne saurait en effet être stigmatisé et sanctionné par l’autorité. En qualifiant comme infractions des comportements qui ne sont pas des maleficia, les lois pénales dégénèrent en coercitions despotiques qui restreignent illégitimement la liberté des individus.
13Reprise et développée par Beccaria, cette thèse possède chez lui une double valeur normative : « Toute peine qui ne dérive pas de l’absolue nécessité, dit le grand Montesquieu, est tyrannique […]. »20 Appliquée au problème des modalités des peines, elle corrobore le principe utilitariste de la peine minimale nécessaire, selon lequel la sévérité d’une sanction ne doit pas excéder le niveau de souffrance qui suffit à détourner quiconque de l’action criminelle qu’elle punit (ainsi, si le spectacle des condamnés à perpétuité suffit à dissuader les criminels potentiels, la peine de mort est injustifiable)21. Appliquée à la question de la légitimité des prohibitions pénales, elle est complétée par le principe selon lequel la loi pénale ne peut réprimer que des actions portant atteinte à un bien objectif. Dans l’optique de Beccaria, ce principe astreint le législateur à ne pouvoir réprimer que les comportements qui nuisent effectivement à la coexistence sociale : une action dépourvue d’effets nocifs pour la collectivité ou pour les individus, écrit Beccaria, « ne peut être appelée délit, ni punie comme tel »22.
14Dans L’Esprit des lois, le principe de nécessité de la loi criminelle est associé au principe de matérialité des infractions, qui à son tour corrobore le principe de précision descriptive et connotative de la norme pénale. Dans leur cohésion synergique, ces principes définissent les limites de l’autorité du souverain et garantissent les droits inaliénables du sujet. Montesquieu les utilise dans sa lutte anti-absolutiste pour condamner les prohibitions exorbitantes. Dans le même temps, il combat également sur un autre front : celui de la bataille contre les punitions exorbitantes.
Notes de bas de page
1 Voltaire, « Premier dialogue », L’A, B, C, ouvr. cité, p. 225.
2 Voir Norberto Bobbio, La teoria delle forme di governo nella storia del pensiero politico, Turin, Giappichelli, 1976, p. 151-160.
3 Voir Thomas Casadei, « La repubblica », Leggere Lo spirito delle leggi di Montesquieu, vol. I, Domenico Felice éd., Milan, Mimesis, 2010, p. 19-66 ; Marco Goldoni, « La monarchia », ibid., p. 67-124 ; Domenico Felice, « Il dispotismo », ibid., p. 125-198.
4 EL, II, 1, vol. I, p. 14.
5 Dans la vaste littérature sur ce thème, voir surtout Domenico Felice, Oppressione e libertà. Filosofia e anatomia del dispotismo nel pensiero di Montesquieu, Pise, Ets, 2000.
6 Voir EL, III, 9, vol. I, p. 33 : « On ne peut parler sans frémir de ces gouvernements monstrueux. »
7 Voir l’excellente présentation de L’Esprit des lois esquissée par Pietro Costa, Civitas, vol. I, ouvr. cité, p. 383 : « […] le despotisme est une possibilité concrète de dégénérescence de chacune des formes politiques, de la république comme de la monarchie. »
8 Voir le bel article de Céline Spector, « Souveraineté et raison d’État. Du crime de lèse-majesté dans L’Esprit des lois », Penser la peine à l’âge des Lumières, Luigi Delia et Gabrielle Radica éd., ouvr. cité, p. 55-72.
9 Voir l’ouvrage fondamental de Mario Sbriccoli, Crimen laesae maiestatis. Il problema del reato politico alle soglie della scienza penalistica moderna, Milan, Giuffrè, 1974.
10 Voir Jacques Chiffoleau, « Le crime de lèse-majesté. La politique et l’extraordinaire », Les Procès politiques (xive-xviie siècles), Yves-Marie Bercé éd., Rome, École française de Rome, 2007, p. 577-662.
11 Beccaria se montre encore plus prudent. Tout comme Montesquieu, il déplore l’inflation de la catégorie de lèse-majesté, mais, à la différence de Montesquieu, il place les actions commises contre la souveraineté au sommet de l’échelle de gravité des infractions. Voir Cesare Beccaria, Des délits et des peines, § viii, ouvr. cité, p. 167-169 : « Certains délits détruisent immédiatement la société ou ceux qui la représentent ; certains offensent la sûreté privée d’un citoyen dans sa vie, ses biens ou son honneur ; d’autres sont des actions contraires à ce que les lois obligent chacun à faire ou à ne pas faire, en vue du bien public. Les premiers, qui sont les plus graves délits, parce que les plus dommageables, sont ceux qui sont appelés de lèse-majesté. Seules la tyrannie et l’ignorance, qui confondent les termes et les idées les plus clairs, peuvent donner ce nom, et par conséquent la peine la plus lourde, à des délits de différente nature, et rendre ainsi les hommes, comme en mille autres occasions, victimes d’un mot. » La signification politique de la position de Montesquieu, qui, conjointement à sa critique de l’abus de la catégorie de lèse-majesté, place au sommet de la hiérarchie des infractions les offenses contre la sécurité des citoyens, est bien mise en lumière par Bertrand Binoche, Introduction, ouvr. cité, p. 316.
12 EL, XII, 7, vol. I, p. 209.
13 Ibid., XXIX, 16, vol. II, p. 293.
14 Ibid.
15 Ibid., XII, 7, vol. I, p. 208.
16 Ibid., XII, 11, vol. I, p. 212.
17 Digeste, XLVIII, 19, 18 (« Cogitationis pœnam nemo patitur »).
18 EL, XII, 12, vol. I, p. 212 (c’est moi qui souligne).
19 Ibid., XIX, 14, vol. I, p. 336.
20 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, § ii, ouvr. cité, p. 147.
21 Voir ibid., § xxviii, p. 233 : « Pour qu’une peine soit juste, elle ne doit avoir que les seuls degrés d’intensité qui suffisent à détourner les hommes des délits […]. »
22 Ibid., § vi, p. 161.
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