Prologue
p. 3-16
Texte intégral
1Le pouvoir de punir est un pouvoir tragique. S’il protège, c’est en nous menaçant. S’il contient la violence, c’est dans le double sens du mot : il la tient en lisière et il la porte en lui. Aussi est-il le lieu d’une contradiction indépassable, puisqu’il porte atteinte à la sphère d’immunité qu’il est justement chargé de défendre. Il a un visage à double tranchant que de surcroît il ne saurait dissimuler : il doit intimider pour mieux rassurer, il doit brandir ses armes pour mieux désarmer. Nous l’invoquons pour défendre notre sécurité, mais il la met en danger. Or ce danger, nous ne saurions nous permettre de le sous-estimer.
2Pour le comprendre et en mesurer la portée, nous devons nous souvenir que nous sommes les destinataires de normes coercitives. Et nous devons également nous libérer de la propagande sécuritaire et du populisme pénal. Sommes-nous bien sûrs que la main de fer du pouvoir de punir ne risque pas de nous atteindre ? Sommes-nous certains de ne pas devoir nous soucier de son fonctionnement, de ses règles, de ses pratiques ? Le coussin immaculé de notre innocence suffit-il à nous faire dormir sur nos deux oreilles ? Bien sûr que oui, répondront certains, forts de leur honnêteté proclamée. Mais leur réponse est dangereusement naïve.
3La naïveté peut sans doute être une vertu. Dans le domaine de la politique, elle ne l’est toutefois presque jamais. Lorsque le pouvoir est en jeu, naïf n’est pas synonyme de sincère, mais de niais. Il est dangereusement naïf de se croire à l’abri de la force punitive de l’État parce qu’on est un citoyen honnête ; de considérer les accusations et les condamnations comme des choses qui n’arrivent qu’aux autres – c’est-à-dire à ceux qui, ayant commis des infractions, méritent d’être punis.
4Sous l’égide du principe de légalité, une infraction se définit comme « tout fait auquel l’ordre juridique adjoint comme conséquence une peine »1. Demandons alors à notre interlocuteur orgueilleux : connais-tu la liste complète des « faits » qui tombent sous le coup de la loi ? Pourrais-tu énumérer toutes les interdictions pénales ? Pas seulement les principales, celles que même les enfants connaissent, ni celles qui sont dictées par le bon sens, mais toutes celles auxquelles le législateur a associé un châtiment en cas de transgression. Dis-toi bien que si tu veux pouvoir t’estimer à l’abri de la menace pénale, il faut que tu répondes par l’affirmative à cette question.
5Je vois que tu hésites. Et certes, tu as de bonnes raisons d’hésiter. Si le nom des esprits impurs affrontés par Jésus au pays des Géraséniens était « Légion » parce qu’ils étaient « nombreux »2, comment désigner les myriades de dispositions qui composent le droit pénal à l’« âge de la décodification »3 ? Les dénombrer est un tour de force ; elles se dissimulent dans le moindre raidillon de la forêt juridique ; seuls les spécialistes en connaissent le détail.
6Vivre sous un ordre juridique débordant de normes pénales dont nous n’avons pas connaissance devrait nous inviter à tenir la garde haute face à un pouvoir punitif qui n’excuse pas notre ignorance. Mais même si les normes concernant les infractions et les sanctions pénales étaient drastiquement réduites à une source unique et facilement accessible, baisser la garde serait encore une imprudence. L’espace de l’action pénale des organes de l’État ne dépend pas seulement de la quantité des lois qui le déterminent, mais aussi de leur qualité, c’est-à-dire de leur forme d’expression, de leur lexique, de leurs contenus. Si des infractions criminelles sont désignées par des mots ambigus, vagues ou privés de consistance empirique, la connaissance du droit et la prévisibilité de la justice pénale seront compromises. Si la frontière entre le licite et l’illicite n’est pas tracée avec précision, comment pourrai-je être sûr de ne pas m’exposer à une punition ?
7Il existe évidemment aussi des remèdes contre l’indétermination sémantique. Outre qu’il pourrait moins interdire, le législateur pourrait interdire mieux, en utilisant des termes univoques et en évitant les expressions impliquant des jugements de valeur. Mais même la meilleure législation pénale est incapable de protéger totalement l’innocence, c’est-à-dire d’empêcher les accusations sans fondement et les condamnations imméritées. Les procès, comme tous les rites sociaux, sont célébrés par des êtres humains. Or les êtres humains – même les plus prudents et les plus compétents d’entre eux – peuvent se tromper. Les conséquences de l’erreur d’un procureur ou d’un juge ne sont hélas pas comparables à celles que peuvent entraîner l’inadvertance d’un sténographe ou les bévues d’un journaliste sportif (ou d’un historien de la philosophie pénale). Les praticiens de la justice pénale ont entre leurs mains la liberté individuelle – voire la vie – des citoyens.
8« La liberté, ce n’est pas vivre dans un arbre », disait Giorgio Gaber en rappelant à notre mémoire la décision émancipatrice du Baron perché de Calvino. On ne saurait pourtant la réduire – comme il le prétendait – à la seule dimension de la « participation »4. La liberté désigne en effet un ensemble complexe d’immunités et de facultés qui sont indispensables (quoique insuffisantes) pour rendre l’homme faber ipsius fortunae. Nous ne pouvons pas ne pas nous soucier de notre liberté. Nous ne pouvons pas ne pas nous prémunir de ce qui peut la menacer. C’est pourquoi il faut avoir conscience que la conflictualité immanente au rapport entre liberté et pouvoir atteint son intensité maximale sur le terrain de la pénalité.
9Le pouvoir d’interdire, de juger et de punir influe plus que tout autre sur la liberté des individus, puisqu’il la réduit directement – de diverses manières et en diverse mesure – par ses instruments d’action. Il circonscrit en effet la liberté de tous les citoyens en définissant les infractions ; il réduit celle des suspects et des prévenus en les plaçant sous main de justice ; il réduit celle des condamnés en leur infligeant des peines. C’est un pouvoir formidable, dont l’exercice peut à tout moment dégénérer en oppression.
10La connaissance empirique de ces liaisons dangereuses inspire l’exigence de solides garanties pénales et procédurales. Dans les principales langues néolatines à l’exception du français, le mot « garantisme » sert à désigner la doctrine philosophique et juridique qui traduit cette exigence libérale en paradigme normatif de droit pénal, décliné sous forme de règles et de principes destinés à la protection des droits individuels. Cette protection est rendue nécessaire aussi bien par la violente illégalité des délits et des crimes que par la violence institutionnelle des appareils répressifs, comme l’affirme le principal théoricien du garantisme, Luigi Ferrajoli :
La sécurité et la liberté des citoyens ne sont pas seulement menacées par les délits ; elles le sont aussi – et souvent dans une mesure bien supérieure – par les peines excessives et despotiques, les arrestations et les procès sommaires, les contrôles de police arbitraires et abusifs, autrement dit par ces interventions qui, bien que rangées sous la noble appellation de « justice pénale », ont peut-être, dans l’histoire de l’humanité, coûté plus de douleurs et d’injustices que l’ensemble de tous les délits jamais commis.5
11Doctrine de la limitation juridique du pouvoir punitif, le garantisme plonge ses racines dans la réflexion des Lumières sur le droit pénal. Cette réflexion fondatrice, culturellement révolutionnaire, a marqué de son empreinte la civilisation juridique occidentale en inspirant les transformations constitutionnelles de la modernité (au point de pouvoir être définie, à la faveur d’une expression aussi frappante qu’elle est exacte, comme la « pensée constituante »6 du futur État de droit).
12Ce qui s’impose dans le discours politique des Lumières est une nouvelle vision de la civitas dont le centre est occupé par l’être humain comme sujet titulaire de droits. De la reconnaissance du caractère intangible du proprium de chaque individu découle une conception de l’État qui rompt avec la tradition antérieure. La gymnastique de l’obéissance qui pliait les sujets à s’acquitter de leurs devoirs envers leur souverain desserre son étau sur les esprits, de plus en plus gagnés à l’idée que le souverain a au contraire pour devoir de respecter et de défendre les droits de ses sujets. Dès lors, la rhétorique de la potestas legibus soluta s’efface au profit de l’idée que, pour protéger les individus, il faut régler et contrôler l’exercice du pouvoir. C’est dans cette perspective – ex parte civium – que s’inscrivent les théories de la souveraineté de la loi, de la division des pouvoirs et de la représentation politique à la faveur desquelles prend forme le modèle d’État prôné par les Lumières, c’est-à-dire justement, au moins en germe, le paradigme de l’État de droit.
13C’est sur cette nouvelle toile de fond axiologique que se font jour à la fois la place centrale de la question pénale et la complexité aporétique du pouvoir de punir. Pouvoir terrible et pourtant nécessaire. Nécessaire parce que, en l’absence de normes régulant la coexistence sociale et assorties de sanctions publiques, la vie, l’intégrité et la liberté des personnes seraient exposées à la violence privée sous le règne de la loi du plus fort ; mais terrible parce que, quoique justifié par sa fonction de protection de ces mêmes droits (vie, intégrité, liberté), le pouvoir punitif les menace constamment, puisqu’il en prive ceux qui ont transgressé ses normes.
14À la lumière de cette tragique prise de conscience, le système pénal apparaît comme le lieu principal de qualification politique de l’ordre civil : le contact entre souverain et sujet y est immédiat, le conflit entre autorité et immunité y est transparent, la tension entre force et droit s’y trouve exaspérée. Quelles interdictions légales peut-on justifier ? Dans quel but et comment punir les transgresseurs ? Comment s’assurer de la violation des normes juridiques et de la responsabilité personnelle d’une action criminelle ? Les réponses à cette question tracent la ligne de démarcation entre la liberté et l’oppression. C’est autour de ces questions que se constitue le débat des Lumières sur le droit de punir. À partir de la critique de l’ordre établi, ce débat se projette sur l’horizon politique de la réforme radicale7. « Quelque hasardeuse que puisse paraître cette affirmation », a écrit le juriste antifasciste Paolo Rossi, le « bouleversement du droit pénal qui caractérise la fin du xviiie siècle […] demeure, tout compte fait […], le plus important résultat pratique des Lumières »8.
15À l’époque où se déroule ce débat si fertile, le mot garantisme n’existait pas encore. Ses premières occurrences sont attestées dans la littérature politique française du xixe siècle (qui fut un âge prolifique pour les mots en -isme et les néologismes : libéralisme, constitutionnalisme, communisme…). À l’origine, son acception était cependant très éloignée de celle qu’il a aujourd’hui dans le lexique philosophique et juridique. Le Dictionnaire de Littré, dont les quatre volumes paraissent entre 1873 et 1874, en donne la définition suivante : « Dans le langage de l’école fouriériste ou sociétaire, système de féodalité industrielle qui doit suivre notre anarchie et précéder l’association définitive. » Le lecteur qui, insatisfait par l’obscurité laconique de cette information, voudrait assouvir sa curiosité en se tournant vers une autre source lexicographique risquerait d’être déçu : ni le Dictionnaire national de Louis-Nicolas Bescherelle qui, antérieur au Littré, se vante d’être « plus exact et plus complet que tous les Dictionnaires qui existent »9, ni le Dictionnaire classique d’Henri Bescherelle, postérieur au Littré et prétendant à son tour être au premier rang parmi « tous les ouvrages de ce genre »10, ne connaissent ce terme. Ces omissions sont significatives : forgé par Charles Fourier pour désigner un stade de l’évolution civile qui doit servir de prodrome à la réalisation d’une société communautaire harmonieuse11, le mot n’est pas adopté dans le langage politique français du xixe siècle. Même quand, dissocié de sa référence sémantique d’origine, il en vient à désigner un système de protection sociale capable de défendre les sujets les plus faibles en fournissant des garanties pour la préservation de leurs droits vitaux, son usage reste extrêmement limité12.
16Tout autres sont la signification et la fortune du terme lorsqu’il se diffuse dans la langue italienne. Il n’est cependant pas facile de déterminer quand commence cette diffusion (et par l’intermédiaire de qui). On n’en trouve ainsi aucune trace ni dans le dictionnaire monumental de Tommaseo et Bellini, dont les huit tomes paraissent entre 1861 et 1879, ni dans aucun dictionnaire italien des premières décennies du xxe siècle. Toutefois, comme l’a fait remarquer Perfecto Andrés Ibáñez13, lorsque Guido De Ruggiero l’emploie en 1925 dans sa magistrale histoire du libéralisme européen, il se réfère à « ce qu’on appelle le garantisme » : l’expression suppose que le mot circulait déjà. En attendant de découvrir ses premières occurrences lexicales, on peut observer que De Ruggiero entend par garantismo la conception « de la liberté politique […] comme liberté de l’individu par rapport à l’État et face à l’État »14, c’est-à-dire la « conception des garanties de la liberté »15 qui prend forme à l’époque des Lumières autour de l’analyse de la constitution anglaise et de la théorisation corrélative des techniques de limitation des pouvoirs publics en vue de la protection des individus. « La liberté – écrit De Ruggiero –, que les théoriciens abstraits décrivent comme un droit inné, apparaît à l’observateur sagace comme dépendant de nombreuses circonstances »16 : c’est une délicate construction sociale qui ne saurait exister sans contreforts juridiques et équilibres institutionnels. L’expérience constitutionnelle anglaise, dans cette perspective, devient le paradigme des « principes du garantisme »17.
17Comme dénomination servant à désigner les doctrines voulant fonder les garanties constitutionnelles des libertés fondamentales, le terme garantismo se diffuse alors dans le langage philosophico-juridique italien après la Deuxième Guerre mondiale. Dans les années 1960, le politologue Giovanni Sartori tente même (sans succès) de faire adopter le terme dans le lexique du constitutionnalisme anglais18. Dans le vocabulaire d’un autre illustre représentant de la science politique italienne, Nicola Matteucci, le garantisme apparaît comme une composante essentielle du constitutionnalisme moderne (antimajoritaire et individualiste). Dans l’article « Costituzionalismo » publié en 1976 dans le dictionnaire de politique qu’il coédite avec Norberto Bobbio, Matteucci écrit :
Le garantisme, qui trouve en Benjamin Constant son principal théoricien, renforce au plus haut degré, contre Rousseau et l’interprétation jacobine de la volonté générale, l’exigence de protéger, sur le plan constitutionnel, les droits fondamentaux de l’individu, c’est-à-dire la liberté personnelle, la liberté de la presse, la liberté religieuse et enfin l’inviolabilité de la propriété privée.19
18Naturellement, une fois entré dans l’usage, le terme garantismo fait aussi son apparition dans les principaux dictionnaires. En 1970, le Grande dizionario della lingua italiana de Salvatore Battaglia lui attribue deux significations étroitement liées l’une à l’autre. En premier lieu, le mot désigne le « caractère propre aux constitutions démocratiques et libérales les plus évoluées et qui consiste dans le fait de mettre en place des mécanismes juridiques de plus en plus sûrs et efficaces (comme le contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires) afin d’assurer le respect des normes et de l’institution de la part du pouvoir politique (gouvernement et Parlement) ». En second lieu, il désigne « la doctrine politico-constitutionnelle qui plaide pour une élaboration et pour une introduction de plus en plus importantes de tels mécanismes dans les institutions ». On pourrait paraphraser ces définitions en disant que le garantisme désigne : 1) une dimension spécifique du constitutionnalisme rigide ; 2) la théorie normative de ce même constitutionnalisme rigide.
19Dans l’opus magnum de Battaglia, l’acception aujourd’hui la plus commune du terme garantismo n’est pourtant pas attestée. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : cette acception, qui ancre le champ de dénotation du mot dans les règles de légitimité de la justice pénale, résulte en effet d’une évolution sémantique postérieure à la publication de ce dictionnaire. Cette évolution s’est opérée au moment où, en réaction à la législation d’exception mise en place par la classe politique italienne pour combattre le terrorisme, la culture juridique d’orientation progressiste a voulu réaffirmer le primat des droits individuels face aux prétentions potestatives de l’État. C’est dans ce contexte que le mot garantismo a commencé à désigner la doctrine libérale du droit pénal. Or, jusque dans ses expressions contemporaines les plus élaborées, cette doctrine continue à se nourrir de la réflexion juridique des Lumières20.
20Pour se faire une idée de la richesse et de la profondeur de cette réflexion, on peut consulter – les textes sont accessibles en ligne – la Bibliothèque philosophique du législateur publiée par Jacques-Pierre Brissot de Warville entre 1782 et 1785. Auteur d’une Théorie des lois criminelles parue en 1781, le futur chef de file des Girondins a rassemblé dans les dix volumes de cet ouvrage les « meilleurs discours, dissertations, essais, fragments » des « plus célèbres écrivains » qui s’étaient occupés de droit pénal dans les décennies précédentes. Animée par la confiance en la possibilité « d’améliorer la législation pénale de tous les peuples de l’Europe » et motivée par la conviction qu’il n’y a rien « de plus important que cette réforme »21, cette entreprise éditoriale apparaît, par sa taille monumentale, comme la confirmation tangible du fait que « dans aucune autre période de l’histoire, le problème pénal n’a été aussi intensément débattu que dans la seconde moitié du xviiie siècle »22.
21En retraçant les étapes de la critique pénale des Lumières, Brissot ne nourrit aucun doute sur l’identité de son initiateur : celui qui « fraya le premier la route » fut Montesquieu23. Après avoir secoué la conscience de la société française dans les pages démystifiantes des Lettres persanes (1721), celui-ci a porté « un coup plus terrible encore »24 aux lois criminelles existantes grâce au succès international de L’Esprit des lois (1748), qui a fécondé la réflexion pénale des décennies suivantes. D’Antonio Genovesi à Karl Grolman, nombreux sont les philosophes et les juristes qui – avant et après Brissot – ont reconnu à Montesquieu cet important primat intellectuel25. Cesare Beccaria lui-même, dans Des délits et des peines, signale sa dette à l’égard de l’« immortel Président » du parlement de Bordeaux26, auquel il attribue le mérite d’avoir constellé de « traces lumineuses »27 le chemin à parcourir vers l’objectif de la réforme pénale.
22C’est en effet de la mine inépuisable de L’Esprit des lois que les penseurs des Lumières ont tiré – en même temps que la grammaire et la syntaxe de leur discours politique – les catégories et les instruments conceptuels qui leur ont servi à critiquer la démesure du pouvoir, l’incertitude des jugements, la cruauté punitive, et à comprendre l’importance décisive du droit pénal dans la « construction des murs porteurs de l’État de droit »28.
23Dans un inégalable portrait intellectuel de l’auteur de L’Esprit des lois, Jean Starobinski a écrit :
Les idées de Montesquieu, dont le mérite était de pouvoir passer sur le plan de l’application pratique, ont dû subir l’épreuve de l’histoire – ce qui est à la fois le plus grand honneur et le plus grand risque. Car les idées qui se mêlent au courant de l’histoire ne restent pas longtemps intactes. Elles s’altèrent, se décomposent ou s’exaltent, s’assagissent ou deviennent folles, et surtout, contaminées d’idées étrangères, reprises par de nouveaux théoriciens, adaptées aux circonstances par les hommes d’action, elles forment l’histoire pour être aussitôt déformées par celle-ci.29
24C’est aux idées de Montesquieu, à leur efficacité pratique, à leur signification historique et à leur persistante valeur politique qu’est consacrée la présente contribution à la généalogie du garantisme pénal.
25Les neuf brefs chapitres de cet ouvrage portent sur la doctrine du droit de punir de Montesquieu. Les instruments qui m’ont servi à mener cette étude sont ceux de l’analyse linguistico-conceptuelle, de la comparaison philosophique et de la contextualisation historique. J’ai préféré l’interprétation systématique du texte à la confrontation systématique avec les interprètes qui m’ont précédé. J’ai évidemment tiré profit de nombre d’entre eux et n’ai pas manqué de le signaler ; j’ai également, le cas échéant, souligné les divergences entre ma lecture et les leurs, en motivant mes remarques critiques et en m’efforçant de donner une base philologique solide à mes hypothèses. Je suis du reste parfaitement conscient que la complexité prismatique de L’Esprit des lois, qui multiplie les points d’observation, rend toute conclusion forcément discutable.
26Le premier chapitre porte sur la notion de liberté politique, qui constitue la valeur de référence de toute la réflexion de Montesquieu. Je tente de définir son contenu juridique en la caractérisant par rapport à d’autres genres et concepts de liberté, en décrivant les présupposés institutionnels de sa réalisation et en mettant en lumière le lien crucial qui l’unit au droit de punir.
27Dans le deuxième chapitre, je montre que la philosophie pénale de Montesquieu, fondée sur une théorie objectiviste de l’éthique, doit être située dans l’horizon vaste et multiforme du jusnaturalisme, défini comme la doctrine de l’existence d’une justice naturelle antérieure aux lois positives. De cette conception du droit découle une justification rétributiviste de la peine qui sert à son tour de fondement à une importante règle de correspondance générique entre le crime et le châtiment.
28À ce principe métalégislatif est consacré le troisième chapitre, intégralement réécrit et profondément modifié par rapport à l’édition italienne de ce livre, où j’avais assimilé le principe d’homogénéité pénale au paradigme de la punition analogique analysé par Michel Foucault dans Surveiller et punir, parce que je considérais alors celui-ci comme une déclinaison utilitariste de celui-là. À la lumière d’un examen plus analytique, je les ai redéfinis et les distingue désormais nettement, tout en soulignant également la différence entre la notion d’homogénéité et celle de proportionnalité.
29Le quatrième chapitre est consacré à la plus importante des implications normatives du principe rétributiviste et jusnaturaliste d’homogénéité. Il porte sur la vision qu’a Montesquieu des rapports entre religion et loi pénale, que j’étudie en la situant dans le contexte du droit positif et de la culture juridique d’Ancien Régime. L’idéal de laïcité, qui se dégage avec force du discours de Montesquieu sur les sacrilèges, la magie et l’hérésie, sous-tend également la critique de la prohibition et de la répression du suicide développée dans les Lettres persanes par la voix d’Usbek et analysée ici dans le cinquième chapitre.
30Après avoir enquêté sur les crimina lesae majestatis divinae, je passe à l’analyse des crimina lesae majestatis humanae. Dans le sixième chapitre, je constate ainsi que la base législative du pouvoir punitif représente pour Montesquieu un important critère d’évaluation de la nature des gouvernements. Faute de garanties pénales substantielles, le despotisme détruit en effet inévitablement la liberté. La garantie de cette dernière exige le respect législatif des principes de précision descriptive et connotative, de matérialité et de nécessité. Le premier prescrit l’usage de termes sémantiquement déterminés pour définir les infractions. Le deuxième proscrit la criminalisation des pensées et des paroles. Le troisième établit que les actions indifférentes ne peuvent être qualifiées comme des délits. Tous trois servent à délimiter l’espace des prohibitions admissibles et à étendre la sphère de la liberté individuelle.
31À la condamnation des interdictions arbitraires, Montesquieu associe la contestation de la cruauté punitive. Infirmant le lieu commun selon lequel l’efficacité dissuasive des peines découle de leur dureté, il souligne les conséquences nocives du terrorisme pénal, plaide en faveur de la mitigation des sanctions, renouvelle dans un sens humanitaire la doctrine de la prévention générale et inscrit le principe de proportionnalité dans la logique de l’utilitarisme. Le septième chapitre de cet ouvrage porte sur ces éléments de son garantisme.
32Cette doctrine inédite de la modération pénale invite à poser la question de l’attitude de Montesquieu face à la peine de mort. Dans le huitième chapitre, j’ai tenté de poser ce problème en soulignant, d’un côté, sa désapprobation du système punitif en vigueur, qui avait édicté (et qui de temps en temps infligeait) le châtiment suprême pour une vaste gamme d’infractions, de divers genres et de diverse gravité, et d’un autre côté sa justification de la peine de mort dans tous les cas où cette peine est requise par la justice naturelle et par la sécurité de la société.
33Le neuvième chapitre complète cette étude de la doctrine pénale de Montesquieu en éclairant son versant procédural. Estimant que si la distinction entre droit pénal et procédure pénale informe notre mentalité juridique, elle est étrangère au discours développé dans L’Esprit des lois, j’ai tenté d’expliquer les apparents glissements thématiques de cet ouvrage en mettant au jour la relation de complémentarité entre les garanties législatives et les garanties juridictionnelles de la liberté. Faute des premières, il est impossible de constater et de vérifier les faits qualifiés comme infractions ; faute des secondes, il est impossible de réfuter et de démentir les hypothèses accusatoires ; dans un cas comme dans l’autre, l’innocence est à la merci du pouvoir arbitraire. Or, lorsque l’innocence n’est pas protégée, la liberté ne l’est pas non plus.
34J’espère qu’après avoir achevé l’épilogue de ce livre, le lecteur connaîtra un peu mieux la doctrine pénale de Montesquieu, la culture juridique des Lumières et les raisons du garantisme. Si j’ai réussi, au moins en partie, à atteindre ce but, je le dois à la leçon de cinq maîtres : Norberto Bobbio, dont les livres m’ont appris comment (et pourquoi) lire les classiques ; Luigi Ferrajoli, qui m’a enseigné à exercer la pensée critique avec les instruments de la philosophie analytique ; Italo Birocchi et Pietro Costa, modèles inégalables de rigueur, d’acribie et de limpidité historiographiques ; Philippe Audegean, parce que sans ses études sur Beccaria, ma compréhension des Lumières pénales serait beaucoup plus superficielle.
35En travaillant à l’élaboration de ce texte, j’ai bénéficié des suggestions de collègues, de maîtres et d’amis. Je souhaite ici exprimer ma gratitude à Perfecto Andrés Ibáñez, Mauro Barberis, Francesco Berti, Piero Bevilacqua, Mariavittoria Catanzariti, Luigi Delia, Domenico Felice, Gianni Francioni, Patrizio Gonnella, Chiara Lucrezio Monticelli, Giusi Lupi, Fabrizio Mastromartino, Guido Pescosolido, Giorgio Pino, Mario Ricciardi, Carlo Scognamiglio, Anna Simone, Simone Spina, Alessandro Tuccillo et Giovanni Tuzet. Ce que le lecteur trouvera de bon dans cet ouvrage provient aussi de l’aide qu’ils m’ont apportée. Je suis évidemment le seul responsable des erreurs qui y sont contenues.
Notes de bas de page
1 Francesco Antolisei, Manuale di diritto penale. Parte generale [1947], Luigi Conti éd., Milan, Giuffrè, 2003, p. 165.
2 Évangile selon Marc 5, 9.
3 Voir Natalino Irti, L’età della decodificazione, Milan, Giuffrè, 1979. Sur la décodification du droit pénal, voir Luigi Ferrajoli, Principia iuris. Teoria del diritto e della democrazia, vol. 2, Rome/Bari, Laterza, 2007, p. 383-391.
4 Giorgio Gaber, « La libertà », Far finta di essere sani, disque 2, face b, nº 5, Milan, Carosello Records, 1973.
5 Luigi Ferrajoli, « Il diritto penale minimo » [1985], Il paradigma garantista. Filosofia e critica del diritto penale [2014], Dario Ippolito et Simone Spina éd., Naples, Editoriale Scientifica, 2016, p. 58-59.
6 Luigi Ferrajoli, « Illuminismo e garantismo », Filosofia politica, 2013/3, p. 537.
7 Voir les pages magistrales de Pietro Costa, Civitas. Storia della cittadinanza in Europa, vol. I, Dalla civiltà comunale al Settecento, Rome/Bari, Laterza, 1999, p. 434-440.
8 Paolo Rossi, La pena di morte e la sua critica, Gênes, Bozzi, 1932, p. 31.
9 Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française, 4e éd., Paris, Garnier, 1856.
10 Henri Bescherelle, Dictionnaire classique de la langue française, Paris, Bloud et Barral, 1880.
11 Voir Charles Fourier, Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, ou Invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées, Paris, Bossange, 1829-1830.
12 Voir par exemple Paul de Jouvencel, Du droit de vivre, de la propriété et du garantisme, Paris, Paul Masgana, 1847 ; L. Fontarive, Révolution sociale. Bases du crédit positif. Institutions de garantisme […], Paris, Librairie Phalanstérienne, 1848 ; François Barrier, Principes de sociologie, Paris, Noirot, 1867, où l’on trouve un discours articulé sur le « garantisme agricole et industriel », le « garantisme commercial », le « garantisme domestique », etc. (vol. II, chap. 2, p. 286-337) qui transite quelques années après dans les colonnes du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse (vol. VIII, Paris, Administration du grand dictionnaire universel, 1872).
13 Voir Perfecto Andrés Ibañez, « Garantismo : una teoria critica de la jurisdicción », Garantismo. Estudios sobre el pensamiento jurídico de Luigi Ferrajoli, Miguel Carbonell et Pedro Salazar éd., Madrid, Trotta, 2005, p. 59.
14 Guido De Ruggiero, Storia del liberalismo in Europa [1925], Rome/Bari, Laterza, 1984, p. 63.
15 Ibid., p. 57.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 65.
18 Voir Giovanni Sartori, « Constitutionalism : a preliminary discussion », The American Political Science Review, 1962-4, p. 853-864.
19 Nicola Matteucci, « Costituzionalismo », dans Norberto Bobbio et Nicola Matteucci, Dizionario di politica [1976], Turin, UTET, 2004, p. 205.
20 Voir Luigi Ferrajoli, Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale, Rome/Bari, Laterza, 1989 ; Luis Prieto Sanchís, Garantismo y derecho penal, Madrid, Iustel, 2011 ; Perfecto Andrés Ibáñez, Tercero en discordia. Jurisdicción y juez del Estado constitucional, Madrid, Trotta, 2015.
21 Jacques-Pierre Brissot de Warville, « Discours préliminaire », Bibliothèque philosophique du législateur, du politique, du jurisconsulte ; ou Choix des meilleurs discours, dissertations, essais, fragments, composés sur la législation criminelle par les plus célèbres écrivains ; en français, anglais, italien, allemand, espagnol etc., pour parvenir à la réforme des lois pénales dans tous les pays ; traduits et accompagnés de notes et d’observations historiques, vol. I, Berlin/Paris, Desauges et Lyon, Grabit et Rosset [Neuchâtel, Imprimerie de la Société typographique], 1782, p. iv. Voir Élisabeth Salvi, « “Adoucir le sort des hommes accablés par l’oppression légale”. La réception de Beccaria dans la Bibliothèque philosophique (1782-1785) », Le Bonheur du plus grand nombre. Beccaria et les Lumières, Philippe Audegean, Christian Del Vento, Pierre Musitelli et Xavier Tabet éd., Lyon, ENS Éditions, 2017, p. 271-285.
22 Giovanni Tarello, Storia della cultura giuridica moderna [1976], Bologne, Il Mulino, 1997, p. 383.
23 Jacques-Pierre Brissot de Warville, « Discours préliminaire », ouvr. cité, p. xii.
24 Ibid., p. xiii.
25 Voir Mario A. Cattaneo, Il liberalismo penale di Montesquieu, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 2000, p. 11-15.
26 En même temps que le titre de baron de La Brède et de Montesquieu, Charles-Louis de Secondat hérite la charge de Président du parlement de Bordeaux en 1716. Son expérience de magistrat, commencée deux ans auparavant comme conseiller de ce même tribunal, s’achève en 1726 avec la vente de l’office où il avait succédé à son oncle. Sur la vie de Montesquieu, voir surtout Robert Shackleton, Montesquieu. Une biographie critique [édition originale anglaise, 1961], traduit de l’anglais par Jean Loiseau, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1977.
27 Cesare Beccaria, « Introduction », Des délits et des peines. Dei delitti e delle pene [1764-1766], Philippe Audegean (introduction, traduction française et notes) et Gianni Francioni (établissement du texte italien) éd., Lyon, ENS Éditions, 2009, p. 145.
28 Norberto Bobbio, « Prefazione », dans Luigi Ferrajoli, Diritto e ragione, ouvr. cité, p. vi.
29 Jean Starobinski, Montesquieu [1953], 3e édition, Paris, Seuil (Écrivains de toujours), 1994, p. 8.
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