Préface
Garanties mortes, garantissez
p. V-XXIV
Texte intégral
Vous demandez néanmoins quel inconvénient il y aurait, quand le crime est évident, à rouer l’accusé sans l’entendre ?
Jean-Jacques Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques
1.
1À l’heure où, sous le triple coup de la dérégulation économique, de l’explosion des inégalités sociales et de la mutation climatique, il nous semble, selon les mots profonds et douloureux de Bruno Latour, que la « nouvelle universalité, c’est de sentir que le sol est en train de céder »1, obligeant les « migrants venus de l’extérieur » à quitter leur pays pour errer à la surface de la terre rendue inhospitalière, et les « migrants de l’intérieur » à constater qu’ils ont été « quittés par leur pays »2, les uns jetés sur les routes, les autres jetés dans la rue, et tous en pâture à la misère, il ne semble pas exagéré de soutenir que le droit peut constituer un rempart pour protéger les sujets en leur offrant des garanties durables. Latour écrit : « Le droit le plus élémentaire, c’est de se sentir rassuré et protégé, surtout au moment où les anciennes protections sont en train de disparaître. »3 Mais il est frappant de constater à la lecture de son essai qu’il cherche partout ce droit élémentaire sauf dans le droit.
2Or, qui garantirait mieux les droits que le droit ? N’est-ce pas sa vocation anthropologique, sa fonction première, le sens même de son institution ? À comprendre la limite comme ce qui rend possible (Grenze, dit l’allemand de Kant, et non Schranke), le droit délimite le périmètre de nos garanties : c’est en ce lieu précis que ce petit livre éclatant et dense comme une pierre de mots exprime son urgence. C’est un livre de philosophie du droit. Il porte sur Montesquieu. Il a été écrit en italien. Il construit une pensée du garantisme. Il s’intitule heureusement L’Esprit des droits. Montesquieu et le pouvoir de punir4.
2.
3Lévi-Strauss et Foucault s’en étaient convaincus en 1962 : Rousseau juge de Jean-Jacques n’est pas le livre d’un fou5. Mais quelles que soient la puissance de leur lecture et la précision de certains exégètes contemporains, tous fascinés par ce texte dans lequel, déjouant tout pacte autobiographique, un auteur met en scène deux personnages, l’un qui porte le nom de l’auteur (« Rousseau ») et un Français qui enquêtent sur un troisième qui a les mêmes initiales que le premier (« J.-J. ») pour établir ce que valent et l’auteur et l’homme et l’œuvre qui les conjoint6, quels que soient, donc, les sombres vertiges de l’énonciation7, il y a plus urgent : Rousseau juge de Jean-Jacques est, avec Des délits et des peines et L’Esprit des lois, un des grands livres de droit du xviiie siècle ou, plus simplement, un grand livre sur la justice. Mais à la différence de Beccaria ou de Montesquieu, Rousseau adopte le point de vue de la victime exposée à l’injustice.
4Il est temps que les lecteurs qui s’interrogent sur les relations entre Rousseau et le droit rangent ces Dialogues avec le Contrat social et les Lettres écrites de la montagne8. Rousseau juge de Jean-Jacques éclaire d’une lumière de ténèbres ce qu’on a coutume d’appeler depuis Michel Porret le « moment Beccaria »9.
5Fixons son objet : ce que réclame Rousseau en 1776, c’est qu’on juge enfin « J.-J. », qu’il ait droit à un procès. Nul ne saurait être jugé sans procès car cette absence vaut condamnation, ce qui ne signifie pas que la tenue du procès vaudra disculpation. Mais il ne se peut que « J.-J. » soit jugé sans procès. Lisons et méditons ces phrases où « Rousseau » formule dans une langue tranchante une haute pensée de la garantie :
Tant qu’on n’a pas entendu l’accusé, les preuves qui le condamnent, quelque fortes qu’elles soient, quelque convaincantes qu’elles paraissent, manquent du sceau qui peut les montrer telles, même lorsqu’il n’a pas été possible d’entendre l’accusé, comme lorsqu’on fait le procès à la mémoire d’un mort, car en présumant qu’il n’aurait rien eu à répondre on peut avoir raison, mais on a tort de changer cette présomption en certitude pour le condamner, et il n’est permis de punir le crime que quand il ne reste aucun moyen d’en douter. Mais quand on vient jusqu’à refuser d’entendre l’accusé vivant et présent, bien que la chose soit possible et facile, quand on prend des mesures extraordinaires pour l’empêcher de parler, quand on lui cache avec le plus grand soin l’accusation, l’accusateur, les preuves, dès lors toutes ces preuves devenues suspectes perdent toute leur force sur mon esprit. N’oser les soumettre à l’épreuve qui les confirme c’est me faire présumer qu’elles ne la soutiendraient pas. Ce grand principe, base et sceau de toute justice, sans lequel la société humaine croulerait par ses fondements, est si sacré, si inviolable dans la pratique que quand toute la ville aurait vu un homme en assassiner un autre dans la place publique, encore ne punirait-on point l’assassin sans l’avoir préalablement entendu.10
6Nulle hyperbole ici et la séquence est rigoureuse : la formalité juridique qui garantit les droits du citoyen est un « principe » (Rousseau ne plaisante pas avec ce terme) et scelle la justice qui est le fondement même de la société humaine.
7Donnant la parole au « Français » qui se drape un instant dans la cape du méchant (il est tout à la fois Calliclès et le raisonneur violent)11, Jean-Jacques Rousseau exprime une opinion courante :
Hé quoi ! des formalités judiciaires qui doivent être générales et sans exception dans les tribunaux quoique souvent superflues font-elles loi dans des cas de grâce et de bénignité comme celui-ci ? D’ailleurs l’omission de ces formalités peut-elle changer la nature des choses, faire que ce qui est démontré cesse de l’être, rendre obscur ce qui est évident et, dans l’exemple que vous venez de proposer, le délit serait-il moins avéré, le prévenu serait-il moins coupable quand on négligerait de l’entendre, et quand sur la seule notoriété du fait on l’aurait roué sans tous ces interrogatoires d’usage, en serait-on moins sûr d’avoir puni justement un assassin ? Enfin toutes ces formes établies pour constater les délits ordinaires sont-elles nécessaires à l’égard d’un monstre dont la vie n’est qu’un tissu de crimes, et reconnu de toute la terre pour être la honte et l’opprobre de l’humanité ? Celui qui n’a rien d’humain mérite-t-il qu’on le traite en homme ?12
8Celui qui se met au ban de l’humanité, l’assassin, le violeur, le terroriste, celui-là mérite-t-il que l’humanité s’abaisse à le traiter humainement ? Qui s’exclut du droit ne doit-il pas en être exclu ? Mais là où on voudrait que l’humanité s’abaisse en jugeant celui qui la défie, il faut bien voir qu’elle se grandit car elle s’arrache au temps de la vengeance et de la haine pour rentrer dans celui des institutions et du sens.
9Le personnage de « Rousseau » est bouleversé :
Vous me faites frémir. Est-ce vous qui parlez ainsi ? Si je le croyais je fuirais au lieu de répondre. Mais non, je vous connais trop bien. Discutons de sang-froid avec vos Messieurs ces questions importantes d’où dépend avec le maintien de l’ordre social la conservation du genre humain.13
10La justice pour maintenir l’ordre social et conserver le genre humain. Mais n’y a-t-il pas maintes exceptions où déroger au droit semble être la solution la plus juste ? Les conversations fourmillent d’exemples qui voudraient rapporter le droit à des formalités et on se récrie que le formalisme des procédures pourrait comporter une part d’injustice. Le cas fameux du terroriste qu’on devrait torturer pour qu’il avoue, le pédophile récidiviste qu’on voudrait supprimer car si on applique le droit il finira par sortir de prison et nuira de nouveau, le prévenu diabolique qui dépistera la justice et se soustraira à son exercice ? Ces trois-là, ne vaut-il mieux pas les justicier que les soumettre à la justice14 ?
11Rousseau considère qu’accepter ces courts-circuits, c’est porter atteinte à la société et, par-delà, à la conservation du genre humain. On constate partout que l’État de droit entretient des rapports ambigus avec l’état d’exception ; or, qu’est-ce que l’état d’exception sinon une volonté de justicier sans justice ?
12En reprenant une célèbre formule du Contrat social, on doit dire que la justice vaut pour tout un chacun ou qu’elle est vide de sens et que si elle est vide de sens, c’est l’institution du politique qui est elle-même menacée :
Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous ? Ce qui prouve que l’égalité de droit et la notion de justice qu’elle produit dérive de la préférence que chacun se donne et par conséquent de la nature de l’homme, que la volonté générale pour être vraiment telle doit l’être dans son objet ainsi que dans son essence, qu’elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous, et qu’elle perd sa rectitude naturelle lorsqu’elle tend à quelque objet individuel et déterminé ; parce qu’alors jugeant de ce qui nous est étranger nous n’avons aucun vrai principe d’équité qui nous guide.15
13Si ces lignes célèbres font de l’égalité la condition même de la politique, on ne saurait oublier que Rousseau évoque l’égalité de droit qui est aussi une égaliberté juridique16. C’est elle qui définit l’égalité des citoyens devant la loi. Le garantisme c’est moins le droit aux droits (right to have rights) posé par Hannah Arendt au livre II des Origines du totalitarisme que le droit au droit, à la promesse qu’il fonde, à la protection qu’il instaure, au temps qu’il rend continu. C’est à la politique qu’il est demandé que le droit tienne ses promesses. À ce titre, le livre de Dario Ippolito n’est pas simplement un commentaire magistral, élégant et ramassé de L’Esprit des lois, mais un livre politique dont il est superflu de souligner l’actualité.
3.
14Le pouvoir de punir apparaît à Montesquieu comme un pouvoir tragique qui protège en menaçant. Certes, il contient l’usage de la force et les excès de la violence. Mais il se comporte moins comme un bouclier qui défend la vie et la liberté que comme une arme elle-même dangereuse. C’est le mal dans le remède plutôt que l’inverse : une lance de Télèphe qui blesserait au moment qu’elle soigne17. Comme chez Chrétien de Troyes, une lance qui saigne (Le Conte du Graal, v. 3190 et suiv.).
15Le droit de punir doit par définition empiéter sur la sphère d’impunité qu’il s’emploie à protéger. Il enquête, il accuse, il contraint, il condamne. Terrible et nécessaire, il arrive qu’il dégénère en oppression. Montesquieu écrit au livre XII, chapitre 2 de L’Esprit des lois : « C’est donc de la bonté des lois criminelles que dépend principalement la liberté du citoyen. » Essayons de situer cette thèse qui fait dépendre la liberté de l’individu de l’extension de la loi pénale et des types de peine qu’elle inflige et nous nous approcherons des fondements du garantisme.
16Il faut bien insister : de la bonté des lois criminelles, entendons, de la configuration de la sphère des délits, de la composition de l’arsenal des peines, de l’organisation de la juridiction et des règles du procès. Cette leçon politique a laissé des traces profondes dans la définition de l’État de droit. Elle inspire Beccaria, elle féconde le débat des Lumières sur le droit de punir, elle n’est pas sans effets sur le processus de laïcisation et de rationalisation du système pénal.
17Relire L’Esprit des lois dans une époque où il semble que « l’état d’exception » étende partout son arsenal punitif semble un exercice de résistance indispensable contre la propagande dogmatique de l’idéologie sécuritaire18. Montesquieu poursuit partout la violence des punitions exorbitantes, des accusations invérifiables et des jugements arbitraires. Son œuvre est une manière de borne qui nous rappelle que les fondements même de l’État de droit reposent sur le garantisme pénal. On comprend bien pourquoi cette question agita et agite encore les esprits – une contradiction est logée au cœur du droit de punir : il doit nous protéger de cela même qui nous protège. Ou Montesquieu, pourrait-on dire, ou Kafka. Et donc Montesquieu.
4.
18Dario Ippolito construit dans ce livre un théorème de la modération19. Il est si ramassé, si exact, si précis, qu’on a la conviction que le reprendre serait le dénaturer, le résumer en redoubler inutilement la clarté lapidaire, l’introduire l’alourdir. Ce livre se présente comme une « généalogie du garantisme pénal » (p. 13). Le terme est introduit et commenté philologiquement en introduction pour défendre une thèse novatrice :
Doctrine de la limitation juridique du pouvoir punitif, le garantisme plonge ses racines dans la réflexion des Lumières sur le droit pénal. Cette réflexion fondatrice, culturellement révolutionnaire, a marqué de son empreinte la civilisation juridique occidentale en inspirant les transformations constitutionnelles de la modernité (au point de pouvoir être définie, à la faveur d’une expression aussi frappante qu’elle est exacte, comme la « pensée constituante » du futur État de droit). (p. 6)
19Dario Ippolito, qui est son disciple et poursuit ses enseignements, articule de manière nouvelle trois thèses de Luigi Ferrajoli, dont il est l’interprète le plus autorisé20 : le garantisme est le fondement de la justice pénale (thèse juridique) et, partant, celui de la pensée constituante (thèse politique) – il est le legs principal de la pensée des Lumières (thèse historique). Ippolito ajoute à ces trois propositions une thèse herméneutique : c’est chez Montesquieu qu’il faut chercher les fondements de cette triple thèse au point qu’il faudrait parler d’un moment Montesquieu entre le « moment Machiavel » (Pococok) et le « moment Beccaria ».
20D’une construction limpide et ferme, le théorème part du principe de la liberté politique, socle de la pensée de Montesquieu et redéfinie ici comme « immunité subjective à l’égard des contraintes et des interférences arbitraires » (p. 18). Cette liberté qui est celle des Modernes, eût dit Benjamin Constant, eût été qualifiée de « négative » par Isaiah Berlin21. Cette liberté politique repose sur une ontologie que le deuxième chapitre qualifie d’objectivisme éthique et qui permet de définir Montesquieu comme un jusnaturaliste moderne – Ippolito montre que la formule n’est pas là un oxymore :
Le jusnaturalisme de Montesquieu a une vaste portée normative et de nombreuses implications politiques. Il traverse tout l’ordre juridique et étend son influence, à des degrés divers, dans plusieurs champs disciplinaires : du droit de la famille au droit des gens, du droit des personnes au droit pénal. (p. 42)
21Ce reclassement fonde (on va ainsi de principe en conséquence) le principe des principes du rétributivisme de Montesquieu. C’est bien parce qu’il y a un ordre juste des choses que les peines peuvent être justes pour peu qu’elles soient homogènes au crime qu’elles sanctionnent. Le « rapport d’équité » est tel que celui qui a causé un mal doit subir le même. C’est le principe d’homogénéité.
22Il faut souligner que le lecteur français ne lit pas seulement une traduction mais bénéficie d’une refonte de ce chapitre essentiel. Tandis que la version italienne tendait à confondre au sein de ce rétributivisme le principe d’homogénéité des peines et celui de leur proportionnalité, l’auteur a évolué d’une version à l’autre et fait de cette distinction une pierre angulaire de sa démonstration. Elle éclaire d’un jour nouveau la formule du livre XII de L’Esprit des lois : « C’est le triomphe de la liberté, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particulière du crime. Tout l’arbitraire cesse ; la peine ne descend point du caprice du législateur, mais de la nature de la chose ; et ce n’est point l’homme qui fait violence à l’homme. » Tirer la peine de la nature du crime ? Ippolito a ici conscience qu’il innove lorsqu’il distingue trois manières d’interpréter la formule :
J’appellerai « principe d’homogénéité », comme je l’ai fait jusqu’à présent, la métanorme qui impose au législateur de différencier les sanctions en fonction du genre d’infractions qu’elles répriment ; j’appellerai « principe de proportionnalité » la règle pénale qui prescrit de mesurer la sévérité du châtiment à la gravité du délit ou du crime ; j’appellerai enfin « principe d’analogie » celle qui lui impose d’édicter des peines susceptibles de refléter la forme même de l’infraction qu’elles répriment. (p. 49)
23Le premier principe est qualitatif : c’est une affaire de « modalité » ; le second est quantitatif : c’est une affaire de mesure. Cette distinction sépare le rétributivisme de Montesquieu de l’utilitarisme de Beccaria.
24Il s’agit désormais d’évaluer la portée de ce principe mis au jour en examinant l’homogénéité de l’infraction et de la sanction dans plusieurs catégories de peines dont l’examen vaudra preuve. Le principe d’homogénéité permet d’abord de laïciser radicalement l’exercice de la justice pénale. Ippolito en veut pour preuve la revendication plusieurs fois formulée par Montesquieu d’une « pleine et entière » immunité pénale des comportements en matière de foi, ce qui revient à décriminaliser les offenses religieuses – blasphème, athéisme, idolâtrie, hérésie, apostasie, schisme et sacrilèges de toutes sortes. On peut lire en effet au livre XXV, chapitre 12 de L’Esprit des lois : « Il faut éviter les lois pénales en fait de religion. » Comment comprendre alors les atermoiements de Montesquieu sur l’interdiction du suicide ? La condamnation de cette interdiction dans les Lettres persanes (« Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes ») se fait moins ferme dans L’Esprit des lois.
25Le cœur du théorème est atteint dans le chapitre VI qui établit une double relation d’essence : si l’essence du despotisme est l’arbitraire, alors le garantisme est le rempart contre le despotisme. Ippolito rappelle les critiques que Montesquieu s’était attirées en faisant du despotisme une forme de gouvernement. Il veut y voir précisément une conséquence de son garantisme :
Parallèlement au discours descriptif se développe en effet un discours normatif qui, fondé sur le critère de la liberté, juge abominable la forme despotique de gouvernement et la présente comme l’antiparadigme du (bon) gouvernement modéré. (p. 70)
26C’est dans les développements que Montesquieu consacre au crime de lèse-majesté au livre XII de L’Esprit des lois que Dario Ippolito veut trouver les deux principes du garantisme pénal – d’une part, la loi pénale doit être formulée de la manière la plus précise possible et viser à l’univocité pour garantir les individus d’enfreindre une loi dont ils ne comprendraient pas la lettre – l’arbitraire de l’interprétation des lois menant directement à l’arbitraire de leur application, il faut éviter les « expressions vagues » ; d’autre part, la loi doit punir la matérialité des infractions et non pas l’intention ou les pensées (voir p. 72, 74-75 et 95).
27Le principe d’homogénéité (III) ayant été examiné dans son principe (I et II) et dans ses conséquences (IV-VI), Ippolito peut en exposer la signification ultime : un éloge de la douceur (VII) qui parut scandaleux aux contemporains et ne cesse de provoquer la colère des vengeurs. N’en déplaise à ces derniers, il n’y a pas de lien entre la dureté des sanctions et leur effet dissuasif. Le contraire de douceur n’est pas dureté, mais endurcissement et férocité, son synonyme n’est pas mollesse mais sécurité. Des châtiments cruels corrompent les mœurs, installent la peur, alimentent le despotisme. Des peines justes raffermissent les mœurs, créent la confiance, combattent l’arbitraire. Montesquieu aurait-il appliqué cette exigence de la douceur à la peine de mort qu’il l’eût condamnée, mais Montesquieu n’est pas Beccaria (VIII) qui, selon la belle formule de Dario Ippolito, « voyage seul » (p. 91). Il reste que Montesquieu, fût-ce sous forme d’ébauche, jette les fondements d’une réforme de la procédure pénale (IX).
28Un épilogue formule hautement la manière dont les idéaux de la civilisation juridique ont marqué l’histoire du garantisme pénal. Il n’y a rien d’exagéré à soutenir qu’un idéologue de la modération a « influencé l’œuvre législative des artisans de la Révolution » (p. 102, clausule).
5.
29La douceur des peines est l’application à la justice pénale de la vertu de modération. Par l’éloge de la douceur, Dario Ippolito rejoint le livre classique que Jean Starobinski avait consacré à Montesquieu en 1953. Starobinski l’affirmait : par la modération, Montesquieu est proche de Montaigne.
Il est, avec son compatriote Montaigne, l’un des rares qui sachent occuper les mi-distances, sans se laisser gagner par la médiocrité. La modération, telle que Montesquieu la pratique, n’est pas une vertu de rétrécissement. C’est tout au contraire l’attitude qui rend possibles la plus vaste ouverture sur le monde et le plus large accueil.22
30Cette vertu, on la trouve à l’œuvre dans les livres et dans la vie :
Les Lettres persanes, à mi-chemin entre l’essai et la fiction, entre l’ironie et la métaphysique, entre la sensualité et l’intelligence ; l’Esprit des lois, à mi-distance entre la sociologie et la législation idéale, entre la philosophie du droit et le pamphlet anti-absolutiste, entre l’appel de la novation intellectuelle et le respect de la tradition politique, entre le désir de rendre les raisons du monde tel qu’il va et la volonté d’améliorer la société.
On trouve en Montesquieu tout ensemble un voyageur et un homme fixé à sa terre. C’est là sans doute la plus significative et la plus symbolique des antithèses que Montesquieu a vécues – non certes jusqu’à l’extrême tension –, et qu’il a résolues sans nul drame, par la seule pondération. Car il en va de même de son intelligence, tout ensemble fixée et non fixée, stable et souverainement détachée. (Ibid., p. 20)
31La modération n’est donc pas la vertu des tièdes : c’est un acte fort qui s’interpose. Modérer, c’est prendre la mesure des tensions, personnelles, sensibles, politiques, et trouver le moyen terme qui permettra de faire coexister les contraires. Cette règle de vie vaut pour la politique : l’idée de modération, chez Montesquieu, implique une perpétuelle vigilance23. Tout modérateur n’est pas modéré. Mais Montesquieu le fut aussi. En 1953, alors même que le monde sortait du chaos et s’enfonçait dans la guerre froide et les guerres d’indépendance, il fallait de la force pour être modéré, pour se réclamer de Montesquieu, pour entendre son appel.
32Cet appel repose sur l’exaltation du rationalisme de Montesquieu, par quoi il est l’homme des Lumières. Car la modération ne relève pas seulement de ce qu’il faut faire et être mais d’un art du regard, capable de comprendre, de saisir l’enchaînement des causes comme d’étendre sa vue au loin, de se faire apte en toute occasion à produire la connaissance et l’évidence : « Le rationalisme est encore dans sa phase conquérante : la raison n’est pas seulement le garant des idées certaines, c’est une énergie qui se dépense à inspecter des domaines jusque-là insoupçonnables » (ibid., p. 27).
33La connaissance rationnelle de l’aliénation n’est pas seulement une avancée vers la libération – c’est un acte de libération : « C’est à la monarchie que Montesquieu lance l’accusation que les marxistes ont adressée en notre siècle à la société libérale : les hommes y sont “privatisés” et “aliénés” » (p. 43). On peut croire aux prérogatives de la raison sans faire de la raison un mythe. Starobinski dément Adorno et Horkheimer24.
34La défense des Lumières de Montesquieu passe par une analyse de sa conception de la liberté :
Le premier acte de l’intelligence est libérateur. Connaître, c’est arracher des bandeaux et ouvrir les yeux. C’est compter pour nuls les préjugés, les prestiges, les certitudes vagues. Le mouvement négateur de la critique – selon une image reçue qui n’échappera pas à son propre soupçon – fait tomber les masques, pour confondre les sottises, les fanatismes et les superstitions. (p. 54)
35Il n’est pas difficile de suivre les effets de cette « liberté négatrice »25 à travers les Lettres persanes26, il est plus urgent de rappeler que pour Montesquieu (comme pour les Lumières dans leur ensemble), « la critique ne cède pas à la facilité de la négation radicale » (p. 58)27. Seule la loi nous libère – elle est puissance d’affirmation. Avant Rousseau et avant Kant aussi, Montesquieu fait de la loi la ratio essendi de la liberté :
Nous sommes libres partout où il y a des institutions, partout où un organisme social se développe selon ses lois ; mais nous cessons d’être libres sitôt que le pouvoir devient violence, – et tout pouvoir, par définition, tend à devenir abusif.28
36Si la loi est la garantie de la liberté, la liberté n’est ni un sentiment, ni une fin en soi : « Le devoir politique […] consiste pour tous à respecter généralement ces lois qui garantissent la libre activité particulière de chacun » (p. 118)29.
37Le Montesquieu de Starobinski contient une défense des Lumières à travers les définitions de la raison comme exigence, de la modération comme exercice et de la liberté comme horizon. Montesquieu ? À la fois emblème de la raison et invention de la liberté. Il manquait à Starobinski d’inscrire cette ontologie de la liberté dans une doctrine du droit. Il revient à Dario Ippolito d’avoir complété cette Métaphysique des mœurs.
6.
38Qui est, ou quel est le Montesquieu de Dario Ippolito ? Formulons mieux la question : y a-t-il un Montesquieu unifié et cohérent de Dario Ippolito, une méthode (et une seule) pour le connaître dans sa vérité, et un acquis définitif et original pour une autre histoire de la philosophie du xviiie siècle et, partant, pour une autre philosophie des Lumières ? Peut-on distinguer le Montesquieu de Dario Ippolito du Montesquieu de Jean Starobinski, de celui de Louis Althusser et, plus près de nous, de celui de Céline Spector dont les généalogies conceptuelles sont appelées, à leur tour, à faire date ? Chacun de ces commentateurs aurait pu dire, à la manière de Paul Valéry qui affichait : « Voilà mon Descartes », entendez le vrai Descartes : « Voilà mon Montesquieu », entendez le vrai Montesquieu.
39Dario Ippolito propose ici son Montesquieu, mais ce possessif n’est ni d’exclusion ni d’exclusivité. Il est de complémentarité. La grandeur de son interprétation se mesure moins à sa volonté d’innover qu’à sa justesse radicale. C’est cette justesse radicale qui frappe à chaque ligne de ce livre. La justesse radicale ne consiste pas à redire ce que l’auteur soumis à l’exégèse a dit – ce n’est pas la sombre et sobre paraphrase qui pousse à redire en plus long et en plus mal ce que l’auteur a dit en plus bref et en mieux. La gageure est d’autant plus grande que Montesquieu a légué à ses interprètes, on le sait, le rôle de rétablir les pensées intermédiaires30. La justesse radicale, c’est plutôt deux choses à la fois. C’est la justesse de savoir se placer à la racine de l’interprétation – là où le problème naît du tumulte de l’histoire et des hésitations de la pensée. Voyez le chapitre sur les rapports entre droit naturel et histoire. Montesquieu relève-t-il du jusnaturalisme ou rompt-il avec ses exigences tout à la fois rassurantes et inquiétantes ? Vexata quaestio des exégètes de Montesquieu ? De la réponse à cette question dépend en grande partie la modernité de Montesquieu. D’aucuns voudraient que Montesquieu ne fût pas jusnaturaliste parce qu’ils veulent qu’il soit moderne. Pour Dario Ippolito, il faut se placer à la racine de la question pour pouvoir la trancher – la question est de savoir si Montesquieu tient que la nature est une norme. Or la réponse de Dario Ippolito est sans appel :
Selon l’ontologie de Montesquieu, les lois de l’ordre naturel (physique aussi bien que moral) sont les rapports entre les différents êtres créés et la raison de Dieu. De cette raison éternelle, origine de toute chose, proviennent également ces rapports de nécessité morale que sont les « lois primitives » de la conduite humaine, lois qui, « par leur nature, sont invariables ». (p. 41-42)
40Cette décision interprétative est d’une grande portée en ce qu’elle n’oblige pas seulement à proposer une autre généalogie conceptuelle de Montesquieu mais invite, plus radicalement, à reconsidérer les rapports entre ce qui est par nature (phuseôs) et ce qui est par institution (thesei) dans le discours de la politique moderne – incidemment, cette décision conduirait aussi à reconsidérer certaines naïvetés quant au rapport de Rousseau à Montesquieu et retour.
41Mais la justesse radicale d’une interprétation ne se mesure pas seulement à ce qu’elle situe sa justesse à la racine des problèmes (en quoi elle est philosophique, puisqu’elle considère les principes) ; elle est aussi une norme qui fait de la justesse le principe de sa radicalité. À ce titre, Dario Ippolito manie à merveille les instruments d’une herméneutique équilibrée qui sait manier aussi bien les ressources du contexte, les trésors de la philologie et les clartés de la micro-lecture. Détaillons.
42Dario Ippolito pratique une lecture contextualiste – il offre une généalogie conceptuelle du garantisme. Cela signifie que pour comprendre un problème il essaie de montrer comment il naît. Il parcourt le contexte en deux sens.
43D’une part, et comme chez Colingwood, pour comprendre le sens d’un énoncé, il faut s’entendre sur la question à laquelle un texte est supposé répondre :
En 1757, Louis XV rappelle encore : « Tous ceux qui seront convaincus d’avoir composé, fait composer et imprimer des écrits tendant à attaquer la religion […] seront punis de mort. » On doit tenir compte de ce contexte pour comprendre le sens de l’opération idéologique que réalise Montesquieu en théorisant le principe d’homogénéité. Mais on doit également en tenir compte pour percevoir l’art d’écrire par lequel, au moyen de prudentes ambiguïtés, il tempère la hardiesse hétérodoxe de son discours. (p. 53, c’est moi qui souligne)
44D’autre part, une manière particulièrement efficace de pratiquer cette histoire contextuelle, apte à faire surgir, eût dit le Foucault de l’Archéologie du savoir, la nouveauté d’un énoncé, est de mesurer cette nouveauté aux réactions qu’il a suscitées lors de sa profération. S’agit-il de montrer que la laïcisation du droit choquait les idées reçues, Ippolito rappelle à ce propos l’indignation de Muyart de Vouglans qui dénonce aussi la « modération des peines ».
45Mais Ippolito sait aussi tirer profit des aventures de la lettre du texte. Il compare Montesquieu à lui-même quand il oppose la clémence à l’égard du suicide dans les Lettres persanes et la réserve de Montesquieu dans L’Esprit des lois. Il compare aussi les différents états d’un même texte (voir p. 18, 40).
46Il reste que ces ressources sont mises au service d’une interprétation rigoureuse qui veut saisir philosophiquement le déploiement d’un argument. L’herméneutique de Dario Ippolito pratique le tranchant de la modération. En un passage particulièrement important (il s’agit de comprendre la position de Montesquieu sur la peine de mort), il arrive qu’Ippolito hausse le ton :
À mon sens, cette interprétation n’est pas conforme à la signification littérale du texte et se trouve contredite par un fait incontestable : pour Montesquieu, le législateur ne doit pas « faire subir la même peine à celui qui vole sur un grand chemin, et à celui qui vole et assassine » […]. (p. 87, note 12)
47C’est de la même manière du reste qu’il réfute l’interprétation de Catherine Larrère ; on soulignera la formule active passive qui dit le kantisme herméneutique de Dario Ippolito : « Ce passage ne se prête cependant pas à une telle lecture » (p. 91)31.
7.
48À une exception près – celle qui concerne les règles de la justice procédurale, exposée sous forme d’une liste dont on aimerait que les articles soient amplifiés (p. 97), jamais la brevitas ne semble résulter ici d’une abréviation du raisonnement. Il est rare qu’un livre si bref donne l’impression d’une telle ampleur de vue. C’est que chaque question, chaque argument semble le précipité d’une réflexion, pesée, mûrie, polie enfin.
49Dario Ippolito poursuit la haute exigence de la clarté : son attention à la formulation est à la mesure de celle qu’exigeait Montesquieu. Pas plus que la législation pénale, l’histoire des idées ne peut se permettre des « expressions vagues » et, ici comme là, « l’indétermination sémantique des infractions se traduit en accusations imprévisibles et en jugements arbitraires » (p. 73). Chez Montesquieu, cette exactitude relève d’une politique de la parole puisqu’un des effets de la décadence du politique est la dégradation de son lexique. La mesure de cette dégradation est double : le pouvoir peut changer le sens des mots, l’histoire empêcher qu’on en reconnaisse le vrai sens.
[…] on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles ; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui y était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.32
50On ne peut louer Dario Ippolito de mener une enquête sémantique avec le plus grand respect de la clarté sans indiquer que cette clarté et cette justesse furent les objectifs mêmes de l’écrivain Montesquieu. Le style coupé, la brevitas de Montesquieu inspirent son commentateur33. Mais on ne saurait louer le style de Dario Ippolito sans rendre hommage à son traducteur, Philippe Audegean34.
8.
51Alors que les grands débats sur l’Europe du droit sont en berne, il est frappant de constater que les traditions européennes d’ouvrages de philosophie du droit passent mal les frontières. Les bibliographies d’étudiants en témoignent. Ici, nul besoin de nouveaux accords de Schengen pourtant, une politique résolue des traductions assortie de financements adéquats suffirait. La philosophie politique italienne du droit est une victime évidente de ce désintérêt et tandis que la littérature de la péninsule s’affiche aux vitrines de nos libraires, tandis que certains philosophes italiens se sont imposés dans le débat, les grands théoriciens du droit ont du mal à percer en France. C’est le triste cas, malgré quelques efforts bienvenus, de l’œuvre décisive d’un Norberto Bobbio35, et on désespère de voir traduire en français les immenses travaux de Nicola Matteucci ou de Luigi Ferrajoli. De telles traductions permettraient de « nettoyer la situation verbale » (la formule est de Paul Valéry) et d’assainir les débats publics. Cet effort apporterait une contribution décisive à l’archéologie de l’Europe politique. Une métaphore s’impose ici : celle des remorqueurs dans les ports. On connaît ces bateaux, petits et manœuvrables, puissants et véloces, qui servent à guider les gros bateaux qui rentrent et sortent des ports. Ils les aident à accoster aux rivages lointains. L’Esprit des droits pourrait faire office de remorqueur pour une armada à venir.
9.
52Dans une page de l’Émile sujette à controverses, Rousseau pouvait écrire :
Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors ?36
53Depuis 1762, les crises n’ont cessé, et les révolutions ont déferlé sur le monde avec leur cortège d’espoirs, leurs terribles retombées dans l’horreur et leurs insoutenables violences. Que le futur ne soit pas davantage prévisible aujourd’hui qu’en 1762, la chose paraît entendue, et nul n’aurait la prétention de prévoir ou de prévenir les révolutions qui viennent et qui frapperont nos enfants. Mais une chose est sûre : le garantisme sera une doctrine nécessaire et la pensée pénale des Lumières a de beaux jours devant elle en Europe et dans le monde.
54Alors que, durant la première guerre mondiale, de nombreux soldats allemands avaient dans leur sac les Neue Gedichte de Rilke, le grand critique Albert Thibaudet qui leur faisait face avait emporté dans les tranchées les œuvres de Virgile, Thucydide et Montaigne37. On ne sait trop à quoi ressembleront les tranchées du futur. Mais il conviendra de n’oublier dans son paquetage ni L’Esprit des lois, ni L’Esprit des droits – sa chrestomathie pour demain.
Notes de bas de page
1 Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017, p. 19.
2 Ibid., p. 15.
3 Ibid., p. 21. Non que la réflexion sur le droit soit absente de la pensée de Bruno Latour : voir Bruno Karsenti, « L’écologie politique et la politique moderne », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017/2, p. 353-378 ; Catherine Larrère, « La justice environnementale », Multitudes, no 36, 2009/1, p. 156-162.
4 Édition originale italienne : Dario Ippolito, Lo spirito del garantismo, Montesquieu e il potere di punire, préface de Nadia Urbinati, Rome, Donzelli, 2016.
5 Claude Lévi-Strauss, « Rousseau fondateur des sciences de l’homme » [conférence prononcée en 1962], dans Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 45-56 ; Michel Foucault, « Introduction », dans Jean-Jacques Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Paris, A. Colin, 1962, p. vii-xxiv, repris dans Michel Foucault, Dits et écrits, vol. I, Paris, Gallimard, 1994, p. 172-188.
6 Voir Rousseau juge de Jean-Jacques. Études sur les Dialogues, Philip Knee et Gérald Allard éd., Ottawa, Association nord-américaine des études Jean-Jacques Rousseau (Pensée libre 7), 1998 ; Lectures de Rousseau. Rousseau juge de Jean-Jacques, Isabelle Brouard-Arends éd., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003. Le texte de Rousseau a trouvé son éditeur le plus attentif en la personne de Jean-François Perrin : Jean-Jacques Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques (manuscrit « Condillac »), Jean-François Perrin éd., dans Œuvres complètes, tome XVIII, Paris, Classiques Garnier, 2016 ; voir aussi sa Politique du renonçant. Le dernier Rousseau des Dialogues aux Rêveries, Paris, Kimé, 2011. La lecture de Perrin est plus encline à trouver une ontologie du sujet politique, dans les Dialogues, qu’une réflexion sur la justice pénale. Il s’inspire de l’Homo sacer de Giorgio Agamben.
7 Voir Michèle Lorgnet, « Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues : l’imaginaire de l’argumentation », Francofonia, no 6, 1984, p. 29-41.
8 En plus de la synthèse classique de Robert Derathé, Rousseau et la science politique de son temps [1950, 2e éd. 1970], Paris, Vrin, 1992, voir Victor Goldschmidt, « Rousseau et le droit » [1978], dans Écrits, tome 2, Études de philosophie moderne, Paris, Vrin, 1984, p. 129-159. L’un et l’autre ignorent Rousseau juge de Jean-Jacques. Sur la « garde de la liberté » dans les Lettres écrites de la montagne, voir Céline Spector, « Droit de représentation et pouvoir négatif : la “garde de la liberté” dans la Constitution genevoise », dans La religion, la liberté, la justice. Un commentaire des Lettres écrites de la montagne de Rousseau, Bruno Bernardi, Florent Guénard et Gabriella Silvestrini éd., Paris, Vrin, 2005, p. 155-172.
9 Michel Porret, Beccaria. Le droit de punir, Paris, Michalon, 2003, p. 116 ; Le Moment Beccaria. Naissance du droit pénal moderne (1764-1810), Philippe Audegean et Luigi Delia éd., Liverpool, Liverpool University Press, 2018.
10 Jean-Jacques Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Robert Osmont éd., dans Œuvres Complètes, vol. I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1959, Premier dialogue, p. 731.
11 Céline Spector a donné leur place à ces raisonneurs violents dans Éloges de l’injustice. La philosophie face à la déraison, Paris, Seuil (L’ordre philosophique), 2016.
12 Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, ouvr. cité, Premier dialogue, p. 731-732.
13 Ibid., p. 732.
14 Justicier est ici un verbe.
15 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, II, 4, Robert Derathé éd., dans Œuvres complètes, vol. III, Paris, Gallimard (Pléiade), 1964, p. 373.
16 Étienne Balibar, La Proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, Paris, PUF, 2010.
17 Voir Jean Starobinski, Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989.
18 Voir Giorgio Agamben, L’État d’exception, Paris, Seuil, 2003.
19 Dario Ippolito enseigne la philosophie du droit, la sociologie du droit et la logique et l’argumentation juridique au département de droit de l’université de Rome III. Ce jeune philosophe s’est fait connaître par des livres importants sur la philosophie juridique des Lumières : voir Mario Pagano. Il pensiero giuspolitico di un illuminista, Turin, Giappichelli, 2008 ; Diritti e potere. Indagini sull’Illuminismo penale, Rome, Aracne, 2012. Il a aussi pris en charge de nombreuses publications sur le garantisme : La libertà attraverso il diritto, Dario Ippolito éd., Naples, Editoriale scientifica, 2014 ; Luigi Ferrajoli, Il paradigma garantista. Filosofia e critica del diritto penale [2014], Dario Ippolito et Simone Spina éd., Naples, Editoriale scientifica, 2016 ; Iura paria. I fondamenti della democrazia costituzionale [2015], Dario Ippolito et Fabrizio Mastromartino éd., Naples, Editoriale scientifica, 2017. Il incarne la pointe d’un triangle dont les angles sont la philosophie du droit, la philosophie des Lumières et la philosophie politique.
20 Voir Luigi Ferrajoli, Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale, préface de Noberto Bobbio, Rome/Bari, Laterza, 1989. Cet imposant chef-d’œuvre est le traité juridico-politique du garantisme.
21 Voir Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté » [édition originale anglaise, 1958], dans Éloge de la liberté, traduit de l’anglais par Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 167-218 ; Felix E. Oppenheim, Dimensions of Freedom. An Analysis, New York, St. Martin’s Press, 1961 ; Gerald C. MacCallum, « Negative and positive freedom », Philosophical Review, lxxvi, 1967, p. 312-334 ; Alessandro Passerin d’Entrèves, La libertà politica, Milan, Edizione di Comunità, 1974 ; Jean-Fabien Spitz, La Liberté politique, Paris, PUF, 1995, chap. III (« L’enfermement dans le paradigme et le faux dilemme de la liberté négative et de la liberté positive »), p. 83-122 ; L’idea di libertà, Ian Carter et Mario Ricciardi éd., Milan, Feltrinelli, 1996 ; Quentin Skinner, La Liberté avant le libéralisme [édition originale anglaise, 1998], traduit de l’anglais par Muriel Zagha, Paris, Seuil, 2016 ; Mauro Barberis, Libertà, Bologne, Il Mulino, 1999.
22 Jean Starobinski, Montesquieu [1953], 3e édition, Paris, Seuil, 1994, p. 19.
23 Voir ibid, p. 23 : « Le malheur est dans les extrêmes du spasme ou de l’atonie, de la vitesse ou de la lenteur. Dans l’apathie, l’âme s’engourdit et perd conscience d’elle-même. Sa langueur le rapproche de la mort. » Voir aussi l’apologie du bonheur calme, p. 46-47.
24 C’est en 1947 que Theodor W. Adorno et Max Horkheimer publient à Amsterdam leur fameuse attaque des Lumières – Dialektik der Aufklärung. Le livre a été traduit en français sous le titre Dialectique de la raison (Paris, Gallimard, 1974). Les auteurs soutiennent la thèse selon laquelle les Lumières, qui avaient prétendu critiquer les mythes au nom de la raison, auraient fini par faire de la raison un mythe destructeur. Voir le commentaire de Starobinski dans « Montesquieu au présent. Actualité et modernité de Montesquieu. Entretien avec Jean Starobinski », propos recueillis par Catherine Larrère et Michel Porret, Revue Montesquieu, no 5, 2001, p. 181 : « Nous avons connu une mode intellectuelle – qui venait d’Adorno et Horkheimer aussi bien que de Heidegger – où l’Aufklärung et les méfaits de la civilisation technicienne devenaient des notions strictement superposables. C’est une simplification abusive, qui prend la partie pour le tout, l’effet pervers pour la source. »
25 Le terme revient deux fois dans l’édition originale de l’ouvrage (Montesquieu par lui-même, Paris, Seuil, 1953, p. 64 et 69), mais disparaît dans l’édition remaniée de 1994.
26 Les pages consacrées par Starobinski aux Lettres persanes ont fait l’objet d’une lecture attentive : voir Davide Monda, « Alcune interpretazioni d’autore delle Lettres persanes (1852-1954) », dans Montesquieu e i suoi interpreti, Domenico Felice éd., Pise, ETS, 2005, p. 755-757.
27 Voir Jean Starobinski, Montesquieu par lui-même, ouvr. cité, p. 70 : « De fait, il ne s’est jamais agi, pour Montesquieu, de nier pour le seul plaisir de nier. »
28 Ibid., p. 93.
29 Voir ibid., p. 99 : « La loi qui enchaîne les citoyens au sein de l’État, les libère en vue de leurs fins particulières. » Chez Rousseau, note Starobinski, le rapport entre la loi et la liberté est inverse : voir p. 108-111, et la version profondément remaniée de ces analyses dans Montesquieu, ouvr. cité, p. 121-133.
30 Voir Montesquieu, Pensées, no 1970, Louis Desgraves éd., Paris, Robert Laffont, 1991, p. 607 : « Pour bien écrire, il faut sauter les idées intermédiaires, assez pour n’être pas ennuyeux ; pas trop, de peur de n’être pas entendu. Ce sont ces suppressions heureuses qui ont fait dire à M. Nicole que tous les bons livres étaient doubles. »
31 La version italienne disait « non si piega » (Lo spirito del garantismo, ouvr. cité, p. 93). La traduction est excellente en ce que les deux champs métaphoriques font bien comprendre qu’interpréter c’est manier un texte qui ne délivre son sens qui si on le considère sans le forcer. Le texte n’est pas une matière inerte, il résiste. Il ne se plie pas à toutes les interprétations, il ne se prête pas à toutes les lectures. Il est sa propre norme.
32 Montesquieu, L’Esprit des lois, vol. I, III, 3, Robert Derathé éd., Paris, Classiques Garnier, 1973, p. 27. Voir Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, François Bouchardy éd., dans Œuvres complètes, vol. III, ouvr. cité, p. 24 : « Vos enfants ignoreront leur propre langue, mais ils en parleront d’autres qui ne sont en usage nulle part ; ils sauront composer des vers qu’à peine ils pourront comprendre ; sans savoir démêler l’erreur de la vérité, ils posséderont l’art de les rendre méconnaissables aux autres par des arguments spécieux ; mais ces mots de magnanimité, d’équité, de tempérance, d’humanité, de courage, ils ne sauront ce que c’est ; ce doux nom de patrie ne frappera jamais leur oreille ; et s’ils entendent parler de Dieu, ce sera moins pour le craindre que pour en avoir peur. » Montesquieu et Rousseau annoncent Gramsci ou Orwell mais aussi Klemperer. L’espace de l’opinion publique est aussi celui de la falsification des mots.
33 Sur le style de Montesquieu, voir entre autres Laurent Versini, Baroque Montesquieu, Genève, Droz, 2004, p. 37-54, et Jean-Patrice Courtois, Inflexions de la rationalité dans L’Esprit des lois, Paris, PUF, 1999.
34 Ce philosophe qui est le meilleur connaisseur en langue française de l’œuvre de Beccaria est un philologue attentif et un excellent traducteur, élégant, fin, attentif à la langue italienne, orfèvre raffiné des subtilités du français. On peut renvoyer à sa monumentale édition de Cesare Beccaria, Des délits et des peines. Dei delitti e delle pene, texte italien établi par Gianni Francioni, introduction, traduction française et notes de Philippe Audegean, Lyon, ENS Éditions, 2009, et à son étude La Philosophie de Beccaria. Savoir punir, savoir écrire, savoir produire, Paris, Vrin, 2010.
35 Voir notamment Norberto Bobbio, Essais de théorie du droit. Recueil de textes, traduit de l’italien par François-Michel Guéret et Riccardo Guastini, Bruxelles/Paris, Bruylant/LGDJ, 1998 ; De la structure à la fonction. Nouveaux essais de théorie du droit, traduit de l’italien par David Soldini, Paris, Dalloz, 2012.
36 Jean-Jacques Rousseau, Émile, livre III, Charles Wirz éd., dans Œuvres complètes, vol. IV, Paris, Gallimard (Pléiade), 1969, p. 468-469.
37 Voir notamment Albert Thibaudet, La Campagne avec Thucydide, Paris, Gallimard, 1922.
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