Conclusion générale
p. 197-202
Texte intégral
1Cette recherche s’appuie sur une ethnographie de la prison centrale de Yaoundé, conduite pendant plusieurs semaines, sur plusieurs années. Partant d’une analyse du gouvernement de la prison, elle a souhaité questionner la fabrique de l’action publique dans le domaine pénitentiaire d’une part, articuler l’étude du rôle et du fonctionnement de l’espace carcéral à celle du maintien de l’ordre et du contrôle urbain, en particulier des quartiers populaires. J’ai voulu inscrire l’étude de la prison dans le champ des études urbaines.
De la prison africaine aux prisons africaines
2Cette recherche s’inscrit dans le mouvement récent de recherches et d’analyses portant sur les problématiques carcérales dans les pays du Sud, notamment en Afrique (Dardel, 2013 ; Martin, Jefferson et Bandyopadhavy, 2014 ; Morelle et Le Marcis, 2016a). Les prisons y sont le plus souvent construites comme problème public par les discours et par les actions des ONG, des agences internationales et de coopérations bilatérales. Selon l’accessibilité de l’institution d’un pays à l’autre, et suivant les projets et les rapports, chaque prison visitée tend à être élevée au rang d’archétype de « la prison africaine », vétuste et surpeuplée. Il ne s’agit pas ici de nier les conditions de détention dans un grand nombre d’établissements dans plusieurs pays. L’enjeu est plutôt d’inviter à jouer sur les échelles, à regarder le continent africain au prisme de ses réalités plurielles, à étudier le fait carcéral d’un pays à un autre, mais aussi d’une région à une autre, des espaces urbains aux espaces ruraux, en prêtant attention aux régimes d’historicité et aux contextes socio-politiques dans lesquels l’économie de la punition se construit et se déploie.
3La simple observation des taux d’incarcération doit nous rappeler que la conclusion récurrente de l’existence d’un tournant punitif peut être nuancée depuis le continent africain. Le but n’est pas de passer sous silence l’existence de politiques pénales répressives à des fins de contrôle social et politique dans certains États. De même, le recours variable à la prison ne doit pas évincer la prégnance d’autres formes d’enfermement, telles les cellules des commissariats, de camps militaires et de postes-frontières. Cependant, ce premier constat, s’il appelle à multiplier les ethnographies sur le continent sur les pratiques de justice, de punition et de rédemption, ouvre aussi la question de la place des discours sur la réforme pénitentiaire, le plus souvent depuis l’Europe vers l’Afrique.
Des études carcérales depuis l’Afrique
4Comment expliquer de si fréquents appels à réformer le système pénal, du moins à améliorer les conditions de détention depuis une Union européenne qui ne parvient pas à élaborer ses propres standards pénitentiaires (et s’inspire alors de ceux du Conseil de l’Europe), ou, par exemple, depuis la France dont la surpopulation carcérale est un fait connu ? À force de circulations et d’appels à la réforme de la prison (de l’État en général), un modèle pénitentiaire s’est forgé, au moins implicitement, le plus souvent suivant un axe nord-sud. Les prisons en Afrique incarneraient le manque (de soins, de droits) ou l’excès (de violence), produisant en miroir, les prisons en Europe comme « bonnes prisons » et réifiant, en définitive, l’illusion d’une possible « bonne gouvernance carcérale ».
5Ce constat étant établi, il convient de sortir de la seule lecture des prisons en Afrique sous l’angle des circulations de « bonnes pratiques » et de leurs passeurs, comme sous celui des appropriations par les agents de l’État. Inversement, il faut se garder de toute appréhension du fait pénitentiaire et de la justice sur le registre culturaliste, voire essentialiste. Il ne faut pas renoncer à la « banalité » du fait carcéral sur le continent africain, ou plus exactement ne pas envisager une « spécificité africaine » (Bayart, 1983).
6Il n’en demeure pas moins nécessaire de se demander ce que les études carcérales à partir du Sud, par exemple depuis les États africains, peuvent dire de la prison en général et apporter en termes de théorisation (Connell, 2014 ; Sosa, 2014).
7Au Cameroun, la prison pénale accompagne l’entreprise coloniale. Elle est un instrument au service de pratiques coercitives en situation autoritaire, à l’Indépendance comme aujourd’hui, lorsque le régime de Paul Biya tente de se maintenir après trente-six années au pouvoir. Elle est également l’un des sites à partir duquel gérer les illégalismes populaires dans des contextes marqués par le recul des dépenses sociales publiques et l’urgence quotidienne à vivre. Sans effacer la dimension corporelle de la pénalité et la violence qui lui est intrinsèque (les privations, les fers, les coups), le quotidien carcéral est également fait d’arrangements négociés autour de la transgression et de l’adaptation des règlements.
8En miroir, de nombreux travaux cités tout au long de ce texte ont montré la prégnance de l’emprisonnement des plus pauvres, souvent racisés, dans les démocraties occidentales. Ils ont aussi mis en lumière la diffraction de la punition lors de l’incarcération : privés de mobilités, mis à distance de leurs proches, les détenus perdent leur intimité et subissent diverses privations. Finalement, les conditions de détention y sont régulièrement dénoncées, quelles que soient les avancées en termes de bien-être matériel ou de garanties juridiques.
9Dès lors, que nous apprend la prison centrale de Yaoundé, en contexte autoritaire, des pratiques punitives en démocratie ? D’un pays à l’autre, d’un régime politique à l’autre, le détenu fait, en prison, l’expérience de la souveraineté de l’État qui punit, de la « part d’ombre de l’État de droit » (Salle, 2009), du moins de l’État de droit que l’on prétend sans cesse construire. Une prison au Cameroun aide à penser d’autres prisons, marges des États démocratiques.
La prison, la ville et l’État
10La domination d’État ne doit pas faire conclure que ce dernier n’est pas travaillé, en divers espaces, institutions et temporalités, par une attente de droits. Au Cameroun, la conception des politiques pénales et pénitentiaires n’est pas le seul fait de la Présidence. Les ministères ne sont pas non plus des entités homogènes : différentes directions travaillent, se rencontrent et négocient diverses orientations touchant aux lois, au fonctionnement de la justice, aux conditions de la détention, voire à la finalité de la peine. Pour autant, ces velléités de réforme sont-elles audibles aujourd’hui, après des décennies de collusions entre hauts fonctionnaires, acteurs politiques et acteurs privés, d’une part, et dans un contexte de lutte contre le terrorisme et contre des groupes séparatistes d’autre part ?
11Au quotidien, j’espère l’avoir démontré, le gouvernement de la prison centrale de Yaoundé est le résultat d’une pluralité de négociations, lesquelles existent en articulation avec le recours à des pratiques coercitives. La structuration de l’espace carcéral en seuils et le contrôle des circulations témoignent de la matérialité du pouvoir. Il existe une oscillation constante entre des pratiques coercitives qui réduisent les sujets à des corps sans droits et des pratiques corruptives à des fins de pacification. À l’occasion de ces dernières, les détenus ne luttent pas seulement pour l’accès à des ressources (des produits alimentaires, des activités économiques, des sorties, etc.). Certains parviennent à faire de la prison une ressource pour acquérir un statut en prison, pour aider leurs proches restés « dehors », pour continuer à vivre de l’intérieur et par-delà les murs, banalisant l’expérience parfois devenue routinière de l’incarcération. Ils font aussi entendre leurs voix. Catégorisés délinquants et criminels par le droit, ils apprennent à user des mêmes registres pour répondre aux privations, aux humiliations et aux châtiments corporels. Pour quelques-uns, l’enjeu va explicitement au-delà de la subsistance, il s’accompagne d’un discours sur leurs droits et une dénonciation de l’État dont ils font chaque jour l’expérience pour vivre et pour survivre, en situation de contrainte. On ne peut donc pas invalider toute idée de droit (et d’aspiration à la justice) dans le fonctionnement de la société camerounaise et des rapports de pouvoir qui la traversent et la constituent (Saada, 2002).
12Toutefois, ces moments et ces lieux de transgression négociée de la loi révèlent la dimension informelle des modes de gouvernement de la prison et en écho, de l’espace urbain. Tout au long de la chaîne pénale, les pratiques corruptives deviennent une technique « douce » de gouvernement, celle des forces de l’ordre, celle aussi des magistrats, sans compter celle des gardiens de prison. Tout se négocie et se monnaye, en de multiples sites, éclatés dans la ville, où circulent, s’incarnent et se réifient les rapports de pouvoir. Finalement, ces « rapports d’extraction et de protection que ces réseaux entretiennent avec la population participent du renforcement de l’État et du contrôle des populations » (Debos et Glasman, 2012, p. 23). La négociation du maintien d’activités illégales devient de facto une modalité de l’action des institutions publiques. La menace de sanction et la tolérance de la transgression sont deux ressources aux mains d’acteurs institutionnels ; en filigrane, elles participent toutes deux de la réification en continu du pouvoir d’État. La loi est un outil du pouvoir, plus que le moyen d’un contre-pouvoir. Ironiquement, le régime a su aussi instrumentaliser la lutte contre la corruption à des fins de contrôle politique. Se pencher sur la gestion des illégalismes et la manière dont leur tolérance donne lieu ou non à arrangement révèle plus que jamais la nature bricolée (Bierschenk, 2010) et dynamique du processus de formation continue de l’État, entendue comme un processus inconscient et aléatoire (Bayart, 1994).
13Ces négociations mettent à l’épreuve les agents en charge du fonctionnement des institutions (Boltanski et Thévenot 1991), pris dans des logiques de redistribution et de pacification de l’espace carcéral et de l’espace urbain. Elles les conduisent à dépasser le seul registre légal afin de saisir les normes en présence, issues de croisement entre la loi, les intérêts et habitus professionnel et les valeurs et dilemmes moraux. Elles participent de formes d’impuissance et de tolérance, réponses directes des agents en des espaces donnés aux illégalismes qui structurent les économies populaires, dans un contexte d’incertitude.
14Ces arrangements autour de la loi permettent de saisir comment s’invente la vie quotidienne à Yaoundé. Elles témoignent des compétences à s’approprier Yaoundé « par le bas », à en réinventer les rues et les quartiers, en somme à produire le « côté clandestin et souterrain » de la vie sociale urbaine (Lefebvre 2000, p. 43). Les arrangements entre agents et habitants nourrissent un certain rapport à l’État : au fil du temps, les détenus rencontrent une pluralité de gardiens, policiers, gendarmes, magistrats, en charge du maintien de l’ordre, de la justice et de l’application des peines. Sans relâche, l’ordre urbain comme l’ordre pénal sont subvertis, sapés, contournés par mille « arts de faire ».
15Néanmoins, dans ces dernières années de règne, il est impossible de ne pas voir se démultiplier et se redéployer les lieux d’enfermements : les effectifs des prisons augmentent, les camps militaires sont dénoncés par Amnesty International comme chambres de torture, de même que les locaux des services de renseignement à Yaoundé. La dimension politique de la détention est prégnante, devant néanmoins appeler à un renouvellement des discours sur la prison, par des ONG nationales et internationales, là où le sort des détenus de droit commun est longtemps resté dans l’indifférence. Les accords de coopération, bien qu’espérés par certains fonctionnaires, ne sont guère reconduits pour ce qui concerne le domaine pénitentiaire. Dans le même temps, des groupes armés se maintiennent et se créent, au détriment des populations civiles, déplacées et assassinées. En réponse, dans les rues, c’est la fin du régime du président qui est attendue, comme la promesse de lendemains qui chantent dans un pays où pourtant jamais les lignes de fracture n’ont été aussi exacerbées, et l’atmosphère redevenue mortifère.
16En 2013, alors que je patientais dans le bureau d’une agence de voyages à Yaoundé, un responsable discutait avec l’un de ses neveux. Ce dernier lui demandait de rédiger une attestation en faveur de l’un ses anciens employés, en quête d’un nouveau travail. Le responsable se montrait peu enclin à une telle démarche, craignant que le document ne soit retourné contre lui par cet employé dont le contrat n’avait pas été renouvelé. Finalement, il s’exclama : « pourquoi me demander une attestation quand cet homme peut tout aussi bien inventer une société et rédiger sa propre lettre ? Au Cameroun, tout est faux. Pourquoi me demande-t-il un document en bonne et due forme ? ». Se tournant vers moi, il me dit alors : « notre pays est bien une fiction, non ? ».
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