Les professeurs de sciences économiques et sociales : trajectoires des identités professionnelles
p. 67-90
Texte intégral
1Les sciences économiques et sociales (SES) sont une discipline singulière1. En premier lieu, c’est la seule discipline scolaire nouvelle introduite dans l’enseignement général entre la réforme de 1902 et aujourd’hui. Ensuite, c’est une discipline qui a été l’objet de mises en cause récurrentes dans l’espace public (notamment par les milieux patronaux et la presse économique, mais pas seulement). Enfin c’est une discipline qui est caractérisée par des débats internes très vifs à partir du début des années 1980. Certes, il existe des débats dans d’autres disciplines scolaires (l’ACIREPh en philosophie, le groupe Aggiornamento en histoire-géographie), mais sans doute avec un impact moins fort sur la vie de la discipline. Je voudrais, à titre exploratoire, proposer une grille de lecture de l’histoire de la discipline en termes d’identités professionnelles et en termes de générations. Pour cela je propose trois types idéaux d’identités professionnelles qui coexistent sans doute aujourd’hui encore dans le corps des professeurs de SES mais qui, au cours du temps, ont joué un rôle plus ou moins important au gré des changements curriculaires qui ont affecté la discipline2. La thèse que je défends est la suivante : en dépit de nombreuses vicissitudes, la discipline converge vers un modèle didactique. Ce faisant, après une phase « romantique », elle se soumet progressivement aux exigences de l’institution scolaire. Ces exigences peuvent se définir simplement : faire apprendre aux élèves des savoirs légitimés dans le monde savant (c’est-à-dire en dehors de l’école). La professionnalité enseignante reposant dès lors sur deux piliers : l’enseignant(e) est celui (celle) qui est garant(e) de la validité épistémologique des savoirs enseignés et il (elle) est le (la) concepteur(trice) de situations didactiques qui permettent aux élèves de réaliser les apprentissages visés.
Un triangle didactique des incompatibilités
2Par référence aux nombreux « triangles des incompatibilités » utilisés en science économique (depuis celui de Robert Mundell formulé en 1960), je propose, s’agissant des SES, un triangle qui permet de définir trois postures professionnelles.
3Le premier sommet du triangle, que je propose de nommer « pôle cognitif » renvoie à la question des apprentissages des élèves. Si on accentue unilatéralement (Max Weber) les traits caractéristiques de ce pôle, il renvoie à la thèse de « l’élève au centre », de « l’apprendre à apprendre », il est porté par les mouvements pédagogiques, il met l’accent sur l’aspect relationnel du rapport pédagogique et invite à remettre en cause le rapport vertical entre enseignant et élève, etc.
4Le second sommet est le « pôle scientifique » (ou savant), il met l’accent sur les contenus enseignés et sur la logique de transmission de ces contenus par les enseignants aux élèves. Dans sa version conservatrice, il met l’accent sur la dimension patrimoniale des savoirs, dans sa version républicaine, il met l’accent sur le caractère émancipateur des savoirs.
5Le troisième sommet que j’ai appelé « pôle politique » est généralement désigné par ceux qui s’en réclament comme un pôle « citoyen ». Il repose sur la critique d’une école considérée comme un appareil idéologique d’État (au sens de Louis Althusser) et propose de la subvertir par une « pédagogie critique » ou une « pédagogie sociale » qui sélectionne les savoirs enseignés en fonction de leur portée critique à l’égard de l’ordre établi. Dans cette perspective, la sélection des savoirs enseignés ne relève pas de la légitimité savante mais de rapports de forces sociaux.
6L’idée est donc que les enseignants peuvent adopter des postures qui relient deux de ces pôles, le troisième étant ignoré ou minoré.
Figure 1

7On peut ainsi identifier les postures suivantes :
– une posture « critique scientifique » (point 1 du schéma ci-dessus) qui relie le pôle scientifique et le pôle politique. On peut la rattacher à la formule de Marx : « Il n’y a pas de route royale pour la science, et ceux-là seulement ont une chance d’arriver à ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés » (lettre de Marx a son éditeur français, 18 mars 1872) ;
– une posture « pédagogique » (point 2) qui articule le pôle politique et le pôle cognitif. C’est le slogan du Cercle de recherche et d’action pédagogiques (CRAP) : « Changer l’école pour changer la société, changer la société pour changer l’école » ;
– une posture « didactique » (point 3) qui relie le pôle scientifique et le pôle cognitif. On peut la rattacher à la formule d’Yves Chevallard : « Vous pouvez me croire, ce n’est pas moi qui le dis ».
8Évidemment, ces trois postures, comme les trois sommets qui permettent de les définir, sont des types idéaux (au sens de Max Weber). Chaque enseignant peut définir son identité en empruntant des éléments à telle ou telle des trois postures. Le triangle des incompatibilités didactiques est donc un modèle, c’est-à-dire une grille de lecture ou un schème d’intelligibilité3.
9Pour préciser la signification de ce modèle, j’en propose une version qui, pour préciser les différentes postures, fait apparaître quelques concepts et quelques noms d’auteurs.
Figure 2

La posture initiale en SES : la critique scientifique
10Contrairement à une légende dorée4 selon laquelle l’histoire des SES a commencé par la mise en œuvre du « projet fondateur » tel qu’il a été formulé par Guy Palmade et quelques autres, il existe en réalité, à la naissance des SES, trois conceptions de cet enseignement.
La conception modernisatrice du ministère
11La conception du ministère se situe dans le prolongement des rapports sur l’information économique et sociale publiés depuis les années 1960 (notamment dans le cadre du Conseil économique et social). Il s’agit de former les lycéens aux réalités du monde moderne (croissance, industrialisation, mutations sociales, etc.). Cette formation doit permettre une meilleure adaptation au changement. Cette première conception a un volet pédagogique qui s’exprime notamment à l’occasion des colloques de Caen (1966) et d’Amiens (mars 1968). Les ministres (Christian Fouchet, Alain Peyrefitte, Edgar Pisani) et les grands commis de l’État forment une coalition de cause (Advocacy Coalition Framework) modernisatrice. Guy Palmade, premier inspecteur général (IG) de la discipline est un bon représentant de cette conception. Il est directeur de l’Institut pédagogique national mais aussi membre du cabinet d’Olivier Guichard (grande figure du gaullisme). En tant que doyen de l’IG, il recrute les deux premiers autres IG de la discipline : Pierre Callet (ancien membre du cabinet d’Edgar Faure) et André Thès (maire gaulliste de Vaison-la-Romaine). Guy Palmade est simultanément politiquement à droite et pédagogiquement modernisateur, ce qui est très répandu à l’époque et plus encore aujourd’hui !
La conception « traditionaliste »
12Une conception que l’on peut qualifier de « traditionaliste » est représentée par des professeurs d’économie et gestion. Les manuels de Jean Anciant (1934-2017)5 et de Pierre Salles et Jacques Wolff (1928-2002)6 illustrent cette conception. Tant dans la forme (des cours rédigés accompagnés de documents de travaux dirigés) que dans le contenu (une conception de la science économique très marquée par la tradition de l’économie « à la française »7) cette conception se situe dans le prolongement de l’économie telle qu’elle est enseignée dans les filières technologiques (Anciant a été formé à l’École normale supérieure de l’enseignement technique, l’ENSET).
La conception fondée sur la critique scientifique
13Une conception est portée par les premières générations de professeurs recrutés d’abord comme maîtres auxiliaires puis comme certifiés à partir de 1969 et comme agrégés à partir de 1977. Ce sont eux qui mettent en œuvre un enseignement fondé sur la critique scientifique. À une époque où le chômage n’est pas encore un problème de masse, surtout pour les diplômés, le choix de l’enseignement des SES pour des étudiants formés majoritairement en science économique ou dans les instituts d’étude politique est très largement un choix militant. La tonalité des « stages de Sèvres » (1966-1979) organisés à l’époque pour les néo-certifiés en témoigne. Le fonctionnement n’est pas très éloigné de celui des AG post-68. C’est à cette époque que commence à paraître la revue « Critique de l’économie politique » et que les ouvrages publiés dans la collection dirigée par Charles Bettelheim chez Maspéro sont des succès de librairie. Le Manuel d’économie politique (en 4 volumes) d’Ernest Mandel est publié dans la collection 10-18. Le métier de sociologue de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron est publié en 1968. Chez ces auteurs, comme dans la mouvance de Louis Althusser, la référence à Gaston Bachelard est très présente8. Alors althussérien, Alain Badiou publie Le concept de modèle en 1969. Dans ce contexte intellectuel, les enseignants sont massivement formés au marxisme et donc au rationalisme critique. Cela se manifeste dans des publications emblématiques. Par exemple, la revue « Documents pour l’enseignement économique et social » publie des dossiers consacrés à la révolution industrielle (alors au programme) qui font largement appel aux travaux marxistes britanniques traduits chez Maspéro, notamment Maurice Dobb Études sur le développement du capitalisme (1946 / 1981). Dans le manuel de terminale publié chez Nathan dirigé par Jean-Louis Mathieu, le chapitre consacré à l’Inde est tout entier inspiré du livre de Charles Bettelheim, L’Inde indépendante9. Les éditions Bordas publient une collection de manuels sous la direction de Jean Ibanes10. Le manuel de première sur la monnaie est rédigé par Huguette Durand (collaboratrice d’André Marchal pour le célèbre manuel universitaire paru chez Cujas intitulé Monnaie et crédit). Dans cette même collection, le volume de terminale consacré au changement social est rédigé par Jean-Claude Chamboredon. Autre ouvrage caractéristique : le volume de la collection « Profil société » chez Hatier (collection fondée par J. Brémond) publié en 1980 par Albert Cohen et Pascal Combemale qui est consacré au thème « Croissance et crise ». Il traite des modèles de croissance de Solow et Harrod-Domar, de l’approche de la croissance et des crises chez Marx ; les travaux de Nicholas Kaldor et Joan Robinson sont mobilisés ainsi que les approches empiriques d’Edward Denison et de Jean-Jacques Carré, Paul Dubois et Edmond Malinvaud. À partir du début des années 1980, les membres de cette première génération vont jouer un rôle important dans la diffusion de la théorie de la régulation. On est très loin dans tout cela de la pédagogie inductive, de l’approche « concrète » qui seront plus tard mises en avant. L’idée est que la rigueur scientifique est du côté de la critique sociale et que, en fournissant aux élèves les armes de la critique, les moyens d’une pensée autonome, on contribue à leur émancipation et on contribue à créer les conditions du changement social.
14En 1983 (à la fin de la première époque des SES), Pascal Combemale dénonce l’empirisme et fait l’éloge du recours aux théories :
On ne peut prétendre appréhender directement la signification des phénomènes observables. L’infinie diversité, la multiplicité et l’hétérogénéité des déterminations du concret ne permettent jamais, contrairement à ce qu’affirment les empiristes, de le connaître immédiatement dans sa totalité. L’abstraction s’avère donc un détour obligé ; le concept ne retient qu’un certain nombre de déterminations, le chercheur formule des hypothèses.11
15Dans ce texte, il met en garde contre une conception absolue de la vérité, mais il insiste sur la rigueur intellectuelle, souligne que « toutes les théories ne se valent pas »12 et fait même référence au critère de réfutabilité. Cette critique explicite de l’illusion empiriste, ce refus tout aussi explicite de la pluridisciplinarité est très loin du projet fondateur, du concret, des faits comme point de départ de l’enseignement. Cette position n’est pas propre à Pascal Combemale puisque dans le même numéro de la revue, la présidente en exercice de l’APSES écrit en présentant l’enseignement des SES : « il faut replacer tout discours dans son contexte théorique. Ce quatrième point est essentiel car tout enseignement qui ne veut pas être manipulateur doit présenter les analyses sur lesquelles il s’appuie »13.
16Cette posture critique est bien résumée par Pascal Combemale : « Moi je suis de la période critique, je critiquais les staliniens, la période soviétique, etc., le marxisme, etc., la religion marxiste, etc. C’était bien à l’époque cette posture critique, on critiquait le capitalisme et aussi l’URSS et tout ça, c’était vraiment cette posture critique »14. On le voit, l’affirmation de la démarche scientifique et la critique politique sont étroitement articulées. C’est cette conception qui va forger l’identité professionnelle des premières générations de professeurs de SES sur la base d’un compromis historique avec l’inspection (surtout Henri Lanta et Huguette Bergeron) qui parlent surtout de pédagogie (remise en cause du cours magistral, participation des élèves, travail sur documents). Les professeurs ne sont pas hostiles à ces « innovations pédagogiques » mais ils s’intéressent surtout à la critique sociale.
17Dans cette posture de critique scientifique, la dimension cognitive peut être ignorée car, dans ces dix premières années de l’enseignement des SES on continue à s’adresser à un public restreint aux origines sociales favorisées ou composé d’élèves qui sont des produits de la méritocratie scolaire particulièrement conformes aux attentes de l’institution. En 1967, seulement 15,4 % d’une génération accède au baccalauréat général (c’est encore le seul à l’époque). En 1969, quand la première génération d’élèves entrés en seconde en 1966-1967 passe le bac, le taux d’accès est de 14,4. En 1979, dix ans après ce premier bac et dix ans après la première session du CAPES de SES, ce taux d’accès est 18,2 %. Même si le public des classes de seconde AB et des classes de première et terminale B est moins privilégié que celui des filières C, D et A15, il reste quand même que les enseignants des lycées généraux ne s’adressent qu’à une petite minorité de chaque génération. Ils peuvent donc se situer sur la base du triangle puisque les élèves maîtrisent très largement les techniques du travail scolaire. L’enseignement est en effet très ambitieux : critique sociale, critique des discours économiques orthodoxes et volonté de porter à la connaissance des élèves un ensemble de savoirs issus de discours hétérodoxes mais qui se réclament de la démarche scientifique et même plus scientifique que le discours orthodoxe considéré comme apologétique de l’ordre social existant. La remise en cause de la forme scolaire magistrale apparaît surtout comme un moyen supplémentaire de rompre avec l’ordre établi.
La grande bifurcation : posture pédagogique versus posture didactique
18On peut considérer que le modèle de la critique scientifique entre en crise à partir de la fin des années 1980 et du début des années 1990.
Les raisons d’une bifurcation
19À partir des années 1990, le modèle de la « critique scientifique » n’apparaît plus tenable pour deux séries de raisons :
– le changement de la situation politique. En effet, l’effervescence théorique issue de mai 68 s’est estompée. Par exemple la revue Critique de l’économie politique connaît une crise en 1977 et cesse définitivement de paraître en 1984. La collection « Économie et socialisme », dirigée par Ch. Bettelheim, cesse de paraître en 1982 (au moment où les éditions Maspéro disparaissent). La perspective d’une possible victoire de la gauche dans les années 1970, puis son arrivée au pouvoir en 1981 a conduit à des reclassements (certains professeurs de SES accèdent à des responsabilités politiques). Le tournant de la rigueur opéré par le gouvernement socialiste en 1983-1984 est une source de désenchantement. Le post-modernisme gagne en influence16. Alors que la posture « critique scientifique » reposait sur une épistémologie rationaliste (issue de Marx et / ou de Bourdieu), la critique de la science et de la rationalité, le relativisme cognitif se développent. Ce changement de contexte politique est bien décrit par Pascal Combemale, qui relatant l’histoire des SES, écrit :
Mais, le vent tourne progressivement au cours des années 1990. Beaucoup de choses changent : le monde, les enseignants, les élèves, et les sciences sociales. Je pourrais bien sûr parler de l’effondrement des alternatives réelles au capitalisme, de la vague néo-libérale, du réenchantement de l’entreprise, etc.17
– la transformation du public scolaire. L’accroissement des effectifs scolarisés augmente dans les classes la proportion d’élèves moins connivents avec l’univers scolaire. En 1980, 18,6 % d’une classe d’âge obtient le baccalauréat général contre 27,9 % en 1990 et 37,2 % en 1995. Face à ce public, les exigences proprement scolaires s’imposent. Là encore un témoignage de Pascal Combemale est révélateur :
j’ai découvert que notre enseignement s’adressait en quelque sorte à une minorité, même si on a contribué à la démocratisation, avec la filière, etc., mais après quand on a vu arriver les autres élèves, ça a mis peut-être cette pédagogie en porte-à-faux, parce que si on a des élèves qui n’ont pas de capital culturel, qui n’ont rien lu, qui ont des difficultés à s’exprimer, et que j’arrive, que je distribue quelques documents sur la monnaie et que hop je dis on va parler de la monnaie, bon cette pédagogie devient catastrophique. Beitone il a joué de ça aussi.18
20Ces deux raisons constituent les facteurs essentiels de l’émergence d’un clivage au sein des SES qui prend d’abord la forme d’un débat interne à la profession orienté vers l’entente (Beitone 1993), puis devient plus marqué par les rivalités.
21L’année 1980 est l’apogée et le chant du cygne de l’identité professionnelle fondée sur la pensée critique. En effet, à la suite du rapport de l’économiste Joël Bourdin (1980)19, le risque est grand de voir les SES devenir un enseignement d’économie s’appuyant sur une approche orthodoxe et technique. La mobilisation des enseignants est importante. L’APSES finance la parution dans Le Monde d’un appel à défendre le « et sociales » (« nous nous battons pour un adjectif »), signé par tous les représentants des sciences sociales critiques (y compris Jacques Attali). Mais les choses vont ensuite rapidement se modifier.
22Tout d’abord, des critiques contre les SES en provenance de la gauche vont s’exprimer. En 1986 paraît aux éditions La Découverte un volume dirigé par Marc Guillaume sur l’État des sciences sociales en France. L’ouvrage comporte un texte de Jean-Paul Pollin20 qui met en cause notamment l’empirisme de cet enseignement et le refus de la théorie.
23Ensuite des évolutions institutionnelles se produisent. Dès 1978, Henri Lanta quitte ses fonctions de chargé de mission d’inspection générale et prend en charge la classe préparatoire de lettres et sciences sociales nouvellement créée au lycée Henri IV. En 1992, Guy Palmade prend sa retraite et quitte l’inspection générale. Deux universités d’été se tiennent l’une à Lyon en 1993, l’autre à Aix-en-Provence en 1995. Au cours de la première est organisée une table ronde dans laquelle interviennent notamment Yves Crozet, Alban Bouvier et Alain Beitone. Les intervenants plaident tous pour un renforcement de l’ancrage scientifique des SES. À cette occasion, le nouveau doyen de l’inspection générale, André Thès, affirme que, pour l’inspection générale « le terrorisme de la pédagogie inductive, c’est fini »21. L’organisation d’une université d’été à Aix-en-Provence est liée au départ à la retraite de Maurice Parodi, mais c’est aussi une reconnaissance institutionnelle du travail du groupe aixois. Parmi les intervenants, Yves Chevallard met en cause « l’agressivité anti-savante » qui a cours en SES et Samuel Johsua plaide pour la théorie de la transposition didactique. Les textes de leurs interventions sont ensuite publiés dans la revue Skholê de l’IUFM d’Aix-Marseille. Autre changement institutionnel important, l’introduction, à partir de 1994, d’un enseignement de spécialité en classe terminale fondé sur l’étude des grands auteurs. On ne part plus des « objets-problèmes » mais des paradigmes théoriques et on distingue strictement les économistes d’une part, les sociologues d’autre part22. Une autre rupture institutionnelle et générationnelle intervient en 1996 avec l’arrivée de Bernard Simler aux fonctions de doyen du groupe SES de l’Inspection générale. Il est le premier lauréat de l’agrégation de SES à occuper cette fonction et il défend un fondement scientifique plus rigoureux de cette discipline scolaire. En 2003, c’est Jean Étienne qui accède à cette fonction. Lui aussi est un partisan de liens plus fort avec les savoirs savants et il insiste sur le fait que l’on doit préparer les élèves aux études supérieures en leur permettant de comprendre ce que sont, dans leur spécificité, la science économique, la sociologie et la science politique.
24L’activité éditoriale relative aux SES s’intensifie. En 1990, un rapport de recherche du Centre d’études et de recherches en pédagogie de l’économie (CERPE) d’Aix-en-Provence est réalisé avec le soutien de l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP). Ce rapport défend une démarche hypothético-déductive en SES. Il comporte une de mes contributions : « Refus de la pédagogie inductive et du bricolage instrumental ». La même année paraît le rapport de recherche de l’INRP sur l’histoire des SES dirigé par Elisabeth Chatel qui se présente explicitement comme une défense et une illustration du « projet fondateur » des SES. En 1992, Les cahiers pédagogiques publient un numéro intitulé Enseigner l’économie. Le titre est significatif, il s’agit de l’économie et non des SES. On y trouve une contribution de Pascal Combemale qui s’exprime au nom du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales). Elle s’intitule « Faut-il enseigner l’économie au lycée ? » et la réponse est clairement négative : « on peut faire l’économie de l’économie ; seul un enseignement de sciences sociales (incluant évidemment des éléments d’économie), défini essentiellement par ses objectifs (dont l’analyse des sociétés modernes) nous semble avoir sa place à ce niveau »23. On y trouve aussi une contribution d’Alain Legardez et moi-même intitulée « Contre l’empirisme et pour le pluralisme ».
25L’année 1995, qui peut être considérée comme une année charnière voit paraître le livre sur les sciences économiques et sociales publié chez Hachette sous la direction de Pascal Combemale24 et le numéro consacré aux SES de la Revue française de pédagogie (RFP)25. Ce livre dirigé par Combemale contient notamment un texte de Janine Brémond et Henri Lanta qui affirment qu’il n’y a pas d’alternative au « projet fondateur » et à « LA » pédagogie des SES (pour eux il n’y en a qu’une). Le numéro de la RFP contient trois articles : l’un d’Elisabeth Chatel qui défend le projet fondateur, l’un de Pascal Le Merrer qui ne prend pas position dans le débat mais situe les SES dans l’histoire longue de l’enseignement de l’économie et un texte d’Alain Beitone et Alain Legardez qui défendent une approche didactique où la légitimité des savoirs scolaires repose sur leur articulation aux savoirs savants. En 1997, paraît le livre d’Alain Beitone, Marie-Ange Decugis et Alain Legardez intitulé Enseigner les sciences économiques et sociales chez Armand Colin qui se présente comme un manuel de didactique des SES26.
26À partir du milieu des années 1990, on peut considérer que la divergence au sein du corps des professeurs de SES est constituée. Une partie des enseignants, autour de l’APSES, recompose sa position sur l’axe politique / cognitif (posture « pédagogique » : point 2 sur le triangle), une autre partie se déplace vers l’axe scientifique / cognitif (posture didactique : point 3 sur le triangle).
La posture pédagogique ou le primat de « ce qui marche avec les élèves »
27La posture pédagogique combine à la fois un discours de justification des SES (l’attachement des anciens élèves, la satisfaction des élèves) et un ensemble de pratiques professionnelles qui reposent sur l’innovation pédagogique (le refus du discours transmissif, vertical, etc.). La dimension politique reste présente à travers la mise en avant de la formation du citoyen. Ce discours à tonalité républicaine n’est pas contradictoire avec le discours officiel de l’institution. L’accent est mis aussi sur le fait que les savoirs enseignés ont une « légitimité civique » au moins aussi importante (sinon plus) que la légitimité savante.
28Cette reconfiguration passe d’abord, en 1982 (quinze ans après la création des SES), par l’entrée du terme « pédagogie inductive » dans le programme. Mais l’essentiel du travail de reconfiguration identitaire passe par la réécriture de l’histoire des SES27. On construit progressivement la légende dorée d’un « projet Roncayolo-Palmade » qui exprimerait le projet de l’école des Annales28 et qui aurait débouché sur une « pédagogie des SES » définie par son adaptation aux élèves, par sa capacité à les mobiliser précisément parce qu’elle rompt avec le découpage disciplinaire, parce qu’elle met en œuvre une « pédagogie active », parce qu’elle part des intérêts des élèves, etc.
29Parmi beaucoup d’autres exemples semblables, voici un résumé de cette « attitude » :
Ainsi, le cheminement inductif se traduit en SES par une approche intégrée du social. On se place alors dans le rejet d’une segmentation disciplinaire, entre sciences économiques, sociologie et sciences politiques, et également dans le refus de l’évocation de théories. On souhaite favoriser l’appréhension du monde social à travers des « objets-problèmes », en déchirant le voile qui sépare les élèves de la compréhension de la société moderne. L’enjeu est alors de rompre avec une présentation académique des savoirs, qui établit une césure entre les faits et la théorie, cette dernière étant souvent située en amont.29
30L’auteur ajoute en décrivant sa vison du projet fondateur :
Il ne faut pas y voir une corporation, mue par son propre déterminisme, mais l’adhésion à un triple projet : citoyen, en aiguisant l’esprit critique par le décryptage et la compréhension du monde actuel, la finalité n’étant pas la professionnalisation ni l’orientation prématurées des élèves ; politique, en posant en permanence la question de la cohésion sociale ; didactique, en élaborant à cette époque les programmes à partir de besoins scolaires, et non de débats académiques, tout en usant de pédagogie active, spécificité de ses débuts.30
31Cette construction progressive d’un « projet fondateur » présenté comme unique et continu depuis 1967 et suscitant l’adhésion massive des professeurs de SES a fait l’objet de formulations diverses depuis le début des années 1990.
32Dans son habilitation à diriger des recherches (HDR), en 2005, Élisabeth Chatel le reformule à nouveau en mobilisant une référence à Basil Bernstein, auteur qui a été longtemps absent des débats sur les SES et qui, dans tous les cas, n’était pas mobilisé dans les années 1960-1979. Elle écrit :
Le projet de 1966 était celui d’un enseignement pluridisciplinaire, ouvert sur le monde, refusant d’enseigner des modèles trop théoriques, faisant travailler les élèves sur des dossiers de documents, développant leur autonomie, avec des programmes construits autour d’objets-problèmes, selon la méthode des Annales. Cette esquisse montre des traits qui campent, pour Bernstein, le modèle d’une pédagogie invisible aux codes intégrés.31
33Ce texte appelle deux types de remarques :
– d’une part, en identifiant le projet fondateur à la pédagogie invisible, Elisabeth Chatel semble assumer le fait que la pédagogie des SES est défavorable pour les élèves issus des milieux sociaux défavorisés. Car, Bernstein lui-même et tous les bernsteiniens après lui ont toujours affirmé que seule la pédagogie visible était égalisatrice. Selon la formule de Bernard Lahire : « Le charme discret des savoirs implicites et des pédagogies invisibles est, en un sens, le charme discret de la bourgeoisie »32 ;
– d’autre part, l’affirmation d’Elisabeth Chatel selon laquelle le projet fondateur repose sur un refus de l’enseignement de modèles trop théoriques est très discutable. S’il s’agit bien du discours de l’inspection qui craint de « durcir de jeunes esprits », ce n’est pas la position des enseignants tels qu’ils s’expriment encore au début des années 198033.
34Fondamentalement, le repositionnement pédagogique conduit ceux qui l’adoptent à se distinguer de la posture de critique scientifique. Marjorie Galy, alors présidente de l’APSES, l’exprime clairement :
Si ça avait juste l’affaire d’être fidèle aux ancêtres des SES qui étaient sur Mauss et la science sociale totale, unifiée, etc., etc., si c’était que ça, vu que le contexte idéologique a radicalement changé, je vois pas pourquoi moi par exemple je défendrais encore l’entrée par les objets. Moi j’ai pas été formée à ça, l’objet total, c’est un truc auquel on est juste confronté concrètement dans la classe quoi. Si ça a tenu aussi longtemps, cette entrée par les objets, et si c’est tellement dans la tête de plein de collègues, c’est juste parce que ça marche en fait.34
35L’entrée par les objets n’est donc plus justifiée par une volonté de mettre en œuvre dans le secondaire un projet scientifique de science sociale unifié, mais par l’efficacité pédagogique ; « ça marche » avec les élèves35.
36Pascal Combemale lui aussi note la rupture entre la posture pédagogique aujourd’hui dominante et la ligne de critique sociale et épistémologique qu’il continue à défendre :
Bon de mon point de vue – enfin j’ai toujours tendance à tout caricaturer – bien que l’APSES reste une bénédiction, et que jusque la fin de ma vie je militerai à l’APSES, je trouve que l’APSES n’est plus depuis longtemps sur cette ligne de l’unité des sciences sociales. Je suis très admiratif [du travail de Marjorie Galy et d’Erwan Le Nader à l’APSES]. Il n’en demeure pas moins que j’ai cette distance avec la ligne aujourd’hui dominante.36
37Cette prise de distance est bien illustrée par les débats récents sur la réforme des lycées. À l’initiative des responsables de l’APSES, une tribune est parue dans Le Monde du 12 avril 2018 sous le titre « Le risque de marginalisation et de dénaturation des sciences économiques et sociales au lycée est grand ». On peut y lire : « Chaque jour, l’actualité nous rappelle la nécessité de disposer des outils d’analyse proposés par l’économie, la sociologie et la science politique afin de pouvoir mieux saisir les grandes questions contemporaines ». Et plus loin : « nous demandons au ministre de l’Éducation nationale que les élèves de lycée aient accès à un enseignement de SES associant véritablement l’économie, la sociologie et la science politique ». On le voit, les SES ne sont plus définies comme un savoir sui generis, mais à partir de l’appariement de trois disciplines. Cette évolution significative est sans doute liée aux liens plus forts qui se sont tissés avec les associations professionnelles universitaires (AFSE, AFS, AFSP), lesquelles ne peuvent pas accepter un discours de fusion des différentes sciences sociales dans un savoir total. De ce fait, les tenants de la posture « pédagogique » ne défendent plus de spécificité disciplinaire pour les savoirs en SES (qui sont désormais définis par les disciplines savantes de référence), ils invoquent des considérations pédagogiques : l’âge des élèves et la vocation du lycée de s’en tenir à une formation de culture générale. Il est de ce point de vue révélateur que la structure des actuels programmes du cycle terminal (science économique / sociologie / regards croisés) soit vivement contestée par l’APSES, alors que la même structure en vigueur depuis longtemps dans les classes préparatoires B / L n’est pas contestée. L’argument est le suivant : ce qui est bon pour le post-bac n’est pas bon pour le lycée.
38C’est donc sur la base d’une argumentation pédagogique que la coupure lycée / université est justifiée. Pour Pascal Combemale, il s’agit d’un pis-aller. L’espoir de créer à l’université un enseignement de « science sociale généraliste » a été de fait abandonné37, reste le lycée : « Cela conduit à une position défensive consistant à “sanctuariser” le lycée, à tout faire pour que l’on n’y impose pas des programmes et des méthodes décalqués de l’université »38.
La posture didactique : fonder la légitimité de la discipline scolaire SES sur les disciplines savantes de référence, mettre en œuvre une pédagogie visible
39Cette troisième posture trouve son origine dans le travail d’un groupe d’enseignants de SES de l’académie d’Aix-Marseille. Les premières formulations émergent à l’occasion d’une recherche coorganisée par le CERPE fondé par Maurice Parodi au sein de la faculté de sciences économiques d’Aix-Marseille II et par l’INRP. Au départ, il s’agissait de travailler sur l’impact des nouvelles technologies sur l’enseignement des SES. Si ce thème ne disparaît pas totalement, les membres de l’équipe décident de choisir un thème précis, « la monnaie », et de l’étudier du point de vue de l’histoire des connaissances scientifiques et du point de vue des difficultés d’apprentissage des élèves. L’approche en termes de représentations sociales des élèves est mobilisée à partir des travaux de Jean-Marie Albertini et de Pierre Vergès. Le rapport final est constitué d’un ensemble de textes (dont une histoire des théories monétaires) et d’un texte critique de la pédagogie inductive. Les deux composantes essentielles de la posture didactique sont donc présentes dès l’origine :
– l’importance des savoirs savants de référence et la nécessité de remonter à ces savoirs pour enseigner des contenus scientifiquement valides ;
– la critique de la pédagogie inductive et de ce qu’elle véhicule sur le plan épistémologique (conception empiriste) et sur le plan des apprentissages des élèves (spontanéisme pédagogique).
40Cette posture va être développée et précisée au fil des débats, notamment grâce à un contexte intellectuel aixois marqué par l’influence de la didactique des mathématiques (Yves Chevallard) et de la didactique des sciences de la nature (Jean-Jacques Dupin et Samuel Johsua). La création de l’ESPE intensifie les relations entre des enseignants, des formateurs, des universitaires, qui se réclament tous de la théorie de la transposition didactique. La conviction commune de ces chercheurs et de ces formateurs est que les élèves apprennent mieux si les enseignants maîtrisent mieux les savoirs de référence et s’ils se préoccupent, dans une perspective socio-constructiviste, de concevoir des situations didactiques au sein desquelles les élèves vont devoir faire évoluer leur système de représentations-connaissances. Sont donc articulés :
– un point de vue épistémologique (Bachelard, Popper, Bourdieu) auquel il s’agit de former les élèves en partant des problèmes et non des faits ;
– un point de vue didactique qui se centre sur le processus de transposition des savoirs-savants aux savoirs appris (Chevallard, Johsua, Dupin) ;
– un point de vue relatif aux apprentissages conçus comme un processus d’interaction sociale au cours duquel le système de représentation des connaissances des élèves se modifie (Vygotsky).
41Cette posture didactique est aussi adoptée à Lyon avec la création du Groupe de recherche et d’action formation en sciences économiques et sociales (GRAF-SES), initiée par Jane Méjias39, avec le soutien de Jean Étienne40, alors IA-IPR de SES en charge de l’académie de Lyon, ce groupe s’inscrit résolument dans une démarche didactique. Il associe professeurs de lycée et universitaires et se choisit un président qui n’est autre que celui qui était à l’époque le doyen de la faculté de sciences économiques de l’Université Lumière Lyon II : Yves Crozet41. Le groupe s’intéresse notamment à la meilleure préparation des bacheliers à une poursuite d’études à l’université42.
42Cette troisième posture (le point 3 sur le triangle) est ultérieurement enrichie par la référence aux travaux de Basil Bernstein et notamment à sa critique de la pédagogie invisible et du populisme pédagogique. De même, les travaux de Jean-Pierre Terrail et du Groupe de recherche sur la démocratisation scolaire (GRDS) ainsi que ceux de l’équipe Éducation et scolarisation (EScol)43 sont mobilisés pour critiquer une doxa éducative qui minore l’importance des savoirs au profit d’une fonction de socialisation de l’école (transmission des valeurs, « éducations à », etc.).
43Cette posture didactique articule ainsi le pôle scientifique et le pôle cognitif. Elle minore donc la place de la dimension politique (entendu au sens de l’identification entre un enseignement et une posture de critique sociale). Cela conduit les défenseurs de cette posture didactique à mettre l’accent sur la neutralité axiologique. Cependant, il y a bien une conception des rapports entre l’école en général (et les SES en particulier) et la question de la citoyenneté. Celle-ci repose sur une conception héritée de Condorcet : c’est en permettant à tous d’accéder aux savoirs que l’on met en mesure chaque citoyen d’exercer sa fonction de co-législateur de façon éclairée. L’école doit diffuser des savoirs qui ont une légitimité savante, et non un catéchisme (fût-ce un catéchisme républicain écrivait Condorcet). Dans cette approche, l’école n’a pas à enseigner aux élèves ce qu’ils doivent penser, mais comment penser le monde sur la base de savoirs légitimés au sein de communautés savantes.
Conclusion
44Il est difficile, à défaut d’une enquête sociologique de grande ampleur, de savoir comment les professeurs de SES se situent à l’égard de ces trois postures (qui sont des types-idéaux). Il est vraisemblable que la posture 1 soit devenue très minoritaire. Pour les deux autres, l’évaluation de la situation est complexe, beaucoup de professeurs adoptant sans doute des positions médianes. Mais on doit souligner cependant qu’un certain nombre d’évolutions institutionnelles traduisent une influence croissante de la position 3. Les programmes de 2002 et de 2010 reposent manifestement sur des références plus robustes aux savoirs savants, sur une présentation plus explicite des spécificités disciplinaires et, dans le préambule des programmes du cycle terminal de 2010, sur une référence explicite à une épistémologie qui s’inscrit dans le rationalisme critique. Ce préambule a été approuvé par l’inspection et par l’Association française de science économique. De même l’introduction, en 2011, d’une composante épistémologique explicite lors des épreuves du CAPES externe de SES souligne l’importance de la question du fondement des savoirs dans la formation des professeurs. Toujours dans le cadre des concours, les épreuves écrites sont, de longue date, disciplinaires, mais les épreuves orales le sont devenues plus récemment. Par exemple les rapports du jury du CAPES externe classent désormais les sujets de « leçon » en distinguant ceux qui relèvent de la science économique et ceux qui relèvent de la sociologie. La référence au concept de transposition didactique tant dans les concours (notamment les concours internes) que dans les formations doit aussi être soulignée.
45La publication récente dans la revue Idées des travaux de deux groupes de travail académique pilotés par l’inspection et consacrés à la mise en œuvre d’une pédagogie explicite en SES est aussi révélatrice des évolutions en cours. Dans le même esprit, on peut souligner la publication d’un article de Margaux Osenda et Christophe Rodrigues44. Cette publication doit être relevée car, depuis des années, cette revue officielle des SES, n’avait publié aucun texte s’inscrivant dans la posture didactique.
46Comment expliquer ce déplacement vers le point 3 du centre de gravité institutionnel de la discipline et donc, dans une certaine mesure, de l’identité professionnelle du corps des professeurs de SES ? Quatre facteurs interdépendants ont joué :
– le renouvellement générationnel, avec l’arrivée de professeurs formés en IUFM et en ESPE aux questions didactiques et préparés aux épreuves exigeantes des concours sur le plan disciplinaire ;
– le rôle croissant des universitaires dans les débats sur les SES, notamment depuis le colloque de Rennes de 1998, présidé par Daniel Cohen et auquel participaient de nombreux universitaires économistes ou sociologues. Le rapport de Roger Guesnerie45 en 2008 qui a reçu un appui très large des universitaires de toutes les disciplines marque aussi une étape importante. Enfin deux économistes jouent un rôle décisif dans la construction des programmes de SES et dans la réflexion sur la discipline : Jean-Luc Gaffard et Jacques Le Cacheux ;
– les exigences propres à l’institution scolaire qui demande que tout enseignement soit légitimé par des savoirs savants de référence. L’enseignant ne peut pas s’autoriser de lui-même, la légitimation de ce qui est enseigné est toujours extérieure à l’école ;
– l’évolution des publics scolaires met en échec de façon croissante les démarches qui s’inscrivent dans une pédagogie invisible. Enseignants, élèves et parents éprouvent le besoin d’une classification forte des savoirs et d’un cadrage adéquat (suffisamment fort pour guider l’élève dans ses apprentissages, suffisamment souple pour que l’élève puisse développer une activité intellectuelle autonome). À défaut de la mise en œuvre d’une pédagogie visible, les inégalités sociales d’apprentissage se creusent46.
Notes de bas de page
1 Je remercie Estelle Hemdane, Mickaël Joubert et Christophe Rodrigues pour leurs critiques et leurs commentaires à propos d’une première version de ce texte. La présente version leur doit beaucoup. Selon la formule consacrée, je suis seul responsable des erreurs et omissions que le texte pourrait cependant contenir.
2 Sur les changements curriculaires en SES, voir mon intervention dans le cadre du séminaire coorganisé par l’ESPE d’Aix-Marseille et le laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES, MMSH) : [https://amupod.univ-amu.fr/video/1297-conference-changements-curriculaires-en-ses-enjeux-et-debats-par-alain-beitone/].
3 « Un schème d’intelligibilité […] est une matrice d’opérations […] permettant d’inscrire un ensemble de faits dans un système d’intelligibilité, c’est-à-dire d’en rendre raison ou d’en fournir une explication (au sens non restrictif) » (J.-M. Berthelot, L’intelligence du social, Paris, PUF, 1990, p. 23).
4 Cette légende dorée est présentée dans l’article de Janine Brémond et Henri Lanta, « La pédagogie des sciences économiques et sociales : mythe fondateur ou réalité ? », Les sciences économiques et sociales, P. Combemale éd., Paris, Hachette / CNDP, 1995, p. 47-71. Évidemment cette légende, dès lors qu’elle devient une composante de la doxa disciplinaire a un effet de réalité. Elle dote certains acteurs d’une représentation du passé qui légitime le présent.
5 Maire socialiste de Creil, député socialiste en 1981.
6 Professeur à l’université de Paris 1, auteur d’ouvrages d’histoire économique et d’histoire de la pensée économique. Il a été président du jury du CAPES de SES.
7 Il s’agit d’une approche de l’économie très littéraire, très marquée par le droit et les institutions, très soucieuse de rapprochement avec l’histoire et la sociologie. À partir des années 1960-1970, cette conception va être progressivement remise en cause par une approche plus formalisée (à la fois plus conceptuelle et plus empirique).
8 Dominique Lecourt publie en 1969 L’épistémologie historique de Gaston Bachelard aux éditions Vrin.
9 Le livre paraît en 1962 chez Armand Colin. Il accorde une grande influence à la planification conduite notamment sous l’influence de P.C. Mahalanobis.
10 Caïman d’économie à l’ENS de la rue d’Ulm, Ibanes est membre du jury de l’agrégation de SES à partir de 1977. En 1981 il est élu député socialiste.
11 P. Combemale, « Faire l’économie de la théorie ? », Espaces temps, no 23-24, 1983, p. 68, disponible en ligne : [www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_1983_num_23_1_3181].
12 Ibid., p. 70.
13 M.-C. Ferrandon, « Simplifier sans falsifier », Espaces temps, no 23-24, 1983, p. 63, disponible en ligne : [www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_1983_num_23_1_3180].
14 C. Gobert, La séparation disciplinaire dans les programmes de SES : un enjeu pour les sciences sociales. La perception du combat pour l’APSES, l’AFEP et PEPS-Economie, mémoire de master 2 en action publique, institutions, économie sociale et solidaire, Université Lille 1, 2015, p. 71, disponible en ligne : [http://formation.apses.org/images/PDF/memoire-Cloe-Gobert-versionfinale.pdf].
15 À l’époque la filière A correspond à une formation littéraire et philosophique, la filière C une formation où les mathématiques sont très importantes et la filière D privilégie les sciences expérimentales.
16 Le livre de Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, paraît en 1979. Celui de Paul Feyerabend, Adieu la raison, paraît en 1987 et est traduit en français dès 1989.
17 P. Combemale, intervention au colloque de l’APSES du 17 novembre 2007, disponible en ligne : [www.apses.org/spip.php?article983 - .W63foBMzaL4].
18 P. Combemale, cité dans C. Gobert, La séparation disciplinaire dans les programmes de SES, ouvr. cité, p. 48.
19 Le rapport est commandé par le Premier ministre Raymond Barre. Le texte est disponible sur le site de l’APSES : [http://formation.apses.org/images/PDF/Rapport_Bourdin_1980.pdf].
20 Professeur de sciences économiques à l’université d’Orléans, spécialiste des questions monétaires, Jean-Paul Pollin sera par la suite membre du groupe d’experts sur les programmes de SES présidé par Jean-Luc Gaffard.
21 Un compte rendu détaillé de cette université d’été de Lyon figure dans le numéro 99 de Idées, mars 1995, p. 5-62.
22 Cette innovation curriculaire résulte de la présence d’Henri Mendras dans le groupe d’experts qui rédige les programmes de SES. Il propose l’étude des grands auteurs en sociologie (Tocqueville, Durkheim, Weber et même Bourdieu et Boudon), ce qui implique la mise au point d’une liste comparable en économie (Smith, Ricardo, Keynes, Schumpeter…).
23 P. Combemale, « Faut-il enseigner l’économie au lycée ? », Les cahiers pédagogiques, no 308, novembre 1992, p. 19.
24 P. Combemale éd., Les sciences économiques et sociales, Paris, Hachette / CNDP, 1995.
25 Didactique des sciences économiques et sociales, no 112 de la Revue française de pédagogie, 1995.
26 A. Beitone, M.-A. Decugis et A. Legardez, Enseigner les sciences économiques et sociales, Paris, Armand Colin, 1997.
27 J. Brémond et H. Lanta, « La pédagogie des sciences économiques et sociales : mythe fondateur ou réalité ? », art. cité.
28 Il s’agit bien d’une reconstruction a posteriori puisque, outre le fait que l’initiative de la création des SES revient à Christian Fouchet, la commission présidée par Charles Morazé qui met en place les SES compte dans ses rangs des spécialistes disciplinaires. En science économique : Maurice Niveau, Alain Barrère, André Babeau ; en sociologie Raymond Boudon, Pierre Bourdieu, Alain Touraine ; en science politique : Maurice Duverger, Madeleine Chapsal. On est très loin d’une identification à l’École des Annales. Certes, G. Palmade (historien) et M. Roncayolo (géographe) sont proches de l’école des Annales. Mais d’autres influences jouent, notamment sur le plan pédagogique où il n’y a pas de discours propres de Braudel et de ses amis. En ce qui concerne les contenus, on constate que le programme de seconde, « Les hommes, les besoins, les activités », relèvent plus de l’économie « à la Fourastié » que de l’École des Annales. De même en première, « La vie économique de la Nation », repose sur la juxtaposition de thèmes qui relèvent de la science politique, de la sociologie et de la science économique (la comptabilité nationale, la monnaie, l’entreprise). Ce n’est qu’en terminale avec l’étude de la Révolution industrielle puis des grands systèmes économiques que l’on peut trouver une certaine influence de l’histoire des Annales.
29 B. Leclercq, « Petite épistémologie des SES », Revue Skholê, 23 juin 2010, en ligne : [http://skhole.fr/petite-%C3%A9pist%C3%A9mologie-des-ses-par-benoit-leclercq].
30 Ibid.
31 E. Chatel, L’évaluation de l’éducation et l’enjeu des savoirs, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université Paris 8 Saint-Denis, 2005, p. 131, disponible en ligne : [https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00086541/document].
32 B. Lahire, « Savoirs et techniques intellectuelles à l’école primaire », Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs, J. Deauvieau et J.-P. Terrail, Paris, La Dispute, 2007, p. 84.
33 P. Combemale, « Faire l’économie de la théorie ? », art. cité ; M.-C. Ferrandon, « Simplifier sans falsifier », art. cité.
34 Marjorie Galy, citée dans C. Gobert, La séparation disciplinaire dans les programmes de SES, ouvr. cité, p. 41.
35 Une formule identique était déjà utilisée par Henri Lanta : « La méthode inductive, on ne l’a pas vraiment choisie, elle s’est imposée parce que “ça marche” » (intervention lors d’un colloque organisé par l’APSES à l’Université de Paris-Dauphine en 2007, disponible en ligne : [www.apses.org/initiatives-actions/archives-des-evenements-passes/colloque-du-17-novembre-2007-la/lesactes-du-colloque/article/intervention-d-henri-lanta]).
36 Pascal Combemale, cité dans C. Gobert, La séparation disciplinaire dans les programmes de SES, ouvr. cité, p. 40.
37 Autre épisode récent et significatif. Le 10 avril 2018, Alain Caillé le responsable du MAUSS dont Pascal Combemale est très proche, publie dans Le Monde un texte intitulé « Il faut repenser le statut et l’avenir des sciences économiques et sociales ». Il critique la réforme du lycée en préparation, la met en relation avec le « tropisme techno-scientiste » et avec « l’hégémonie qu’exercent dans le monde les normes néo-libérales ». C’est sur cette base qu’il défend à nouveau la création dans l’enseignement supérieur d’un enseignement de « sciences sociales généralistes » dont les SES devrait être au lycée la préfiguration. Le texte est certes affiché sur le site de l’APSES, mais l’association ne reprend pas ce discours dans sa critique des projets de réforme.
38 Pascal Combemale, cité dans C. Gobert, La séparation disciplinaire dans les programmes de SES, ouvr. cité, p. 188.
39 Formatrice à la MAFPEN de Lyon, Jane Méjias sera par la suite membre du groupe d’experts présidé par Jean-Luc Gaffard.
40 Jean Étienne deviendra ultérieurement IGEN de SES, puis Doyen du groupe SES de l’inspection générale. Il a joué un rôle important dans la rédaction des différentes générations de programmes de SES.
41 Professeur de SES en lycée, puis en classe préparatoire, Yves Crozet devient par la suite professeur des universités en sciences économiques, spécialiste de l’Économie des transports.
42 Voir la contribution du GRAF, « Les sciences économiques et sociales », dans Savoirs scolaires et didactiques des disciplines, M. Develay éd., Issy-les-Moulineaux, ESF, 1995.
43 L’équipe EScol, Paris VIII Saint-Denis compte notamment dans ses rangs : Bernard Charlot, Élisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, Stéphane Bonnéry, Jacques Crinon, Patrick Rayou, etc.
44 M. Osenda et C. Rodrigues, « Classification des savoirs et apprentissages en SES : quels enjeux pour l’école ? », Idées, no 191, mars 2018, p. 68-76.
45 R. Guesnerie, Rapport au ministre de l’Éducation nationale de la mission d’audit des manuels et des programmes de SES du lycée, juin 2008, en ligne : [http://ses.ens-lyon.fr/fichiers/Articles/rapport-guesnerie.pdf].
46 A. Beitone, Le système scolaire en France. Enjeux et perspective 2018 : les défis de l’égalité, note de la fondation Gabriel Péri, janvier 2018.
Auteur
Professeur honoraire de sciences économiques et sociales à Marseille
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