Sémantique et grammaire. Une histoire des études linguistiques au Brésil
p. 11-35
Texte intégral
1L’histoire de la formation de la pensée brésilienne présente, au cours du xixe siècle, un point d’inflexion fondamental : la relation intellectuelle avec l’Europe, qui passait jusque-là par le Portugal, devient une relation multiple avec la pensée européenne, notamment avec celle de France, d’Angleterre et d’Allemagne1. Dans le cas des sciences du langage, cette inflexion s’opère fondamentalement à partir des études grammaticales brésiliennes qui ont donné le jour, à la fin du xixe siècle, à ce que nous appelons la grammatisation2 brésilienne du portugais3.
2Une manière de revoir et de mieux présenter l’histoire des études linguistiques au Brésil est, selon nous, de la parcourir en prenant en compte les études de la signification. Cette reprise met en scène quelque chose qui a toujours opéré dans la pensée linguistique brésilienne et que les histoires officielles de la linguistique ont été peu capables de considérer. Nous voulons parler de la relation constitutive que les études de la signification entretiennent avec les études linguistiques en général et de la place qu’y prennent les conceptions du sujet, mises en œuvre de manière significative dès le xixe siècle au Brésil. Dans l’histoire brésilienne, l’histoire des études de la signification est inséparable, par exemple, d’une histoire de la grammaire.
3En général, l’histoire de la linguistique au Brésil ne dit rien sur l’histoire de la sémantique (ou n’en dit presque rien). Nous pourrions rappeler à ce sujet le texte « A filologia portuguesa no Brasil » d’Antenor Nascentes, publié en 1939, et le texte de Mattoso Câmara (1972b [1966]), « Os Estudos de Português no Brasil »4, repris dans Dispersos, textes qui ne présentent aucune référence aux études sémantiques au Brésil. Dans ses « Perspectivas Gerais », Eugenio Coseriu (1976) réduit l’histoire de la sémantique en Amérique latine à l’équivalent d’un paragraphe. Dans ses « Tendências atuais da lingüística e da filologia no Brasil » (1976), Anthony Naro inclut une partie sur l’histoire de la sémantique, où il aborde les positions formelles ou structurales des études sémantiques des années 1970. C’est-à-dire qu’il ne présente pas l’histoire de la sémantique comme se rapportant à la question des conceptions du sujet qui sont mises en œuvre de façon significative, au Brésil, dès le xixe siècle.
4Par ailleurs, nous prendrons en considération un autre élément de cette histoire : la manière dont, au fil du temps, la pensée brésilienne a maintenu des rapports avec la production scientifique et philosophique internationale. Ainsi, si dans un premier temps, comme nous l’avons dit ci-dessus, le Brésil déplace sa relation du Portugal plus largement vers les autres pays européens, dans lesquels des intellectuels brésiliens vont constituer leurs bases de travail, dans un deuxième temps, vers le milieu des années 1930, un autre mouvement brésilien voit le jour : la venue d’intellectuels européens au Brésil pour y former des universités (création de l’USP [université de São Paulo] en 1934 et de l’Université du Brésil en 1939). Ainsi, le Brésil commence à être en mesure non seulement de produire des connaissances scientifiques, mais également de préparer sur place des personnes ayant cette capacité et cette formation. À partir de la fin des années 1960 et dans les années 1970, ce mouvement va croître car le Brésil crée un système national de troisième cycle universitaire conjuguant, pour le moins, trois types d’efforts : 1) la création de programmes de troisième cycle universitaire dans le Brésil tout entier ; 2) l’envoi de professeurs universitaires à l’étranger (Europe et États-Unis, principalement) pour qu’ils y soutiennent leur doctorat : 3) la venue de professeurs européens et américains pour travailler dans les programmes de troisième cycle universitaire brésiliens. Ces actions visent à consolider les conditions de formation de personnes qualifiées qui puissent devenir des chercheurs. Et elles finissent par créer un dialogue constant entre des institutions brésiliennes, européennes et américaines, dialogue qui a commencé à faire partie des pratiques scientifiques.
5L’histoire des idées dans le champ des sciences du langage accompagne ces trois mouvements. Il est intéressant de noter que l’expansion des conditions brésiliennes à former des chercheurs et à produire des recherches, qui va de pair avec le déplacement de l’objet langue nationale vers l’objet langue, donne à ce troisième mouvement des caractéristiques différentes des deux autres sur le plan de la division disciplinaire et de la relation des hommes de science à cette division. Il existe une certaine spécialisation du savant du langage qui n’existait pratiquement pas dans les périodes antérieures.
Une histoire brésilienne de la grammaire
6Au tout début du « Prólogo à l’Edição » de sa Gramática expositiva, Eduardo Carlos Pereira (1907) dit5 :
Après que Júlio Ribeiro a imprimé une nouvelle direction aux études grammaticales, les vieux moules se sont rompus, et un ample conflit s’est établi entre l’école traditionnelle et le nouveau courant.
7Cette affirmation, qui fait partie de la présentation de l’une des grammaires les plus utilisées dans l’enseignement au Brésil jusqu’à la fin des années 1850, est un énoncé propre au mode du récit. Il établit un avant et un après : avant Júlio Ribeiro et après lui. Mais ce n’est pas tout : il signale deux nouveaux événements successifs de l’histoire de la grammaire au Brésil, postérieurs à la nouvelle direction donnée par Júlio Ribeiro : la rupture d’avec les vieux moules et l’instauration d’un conflit entre l’école traditionnelle et le nouveau courant.
8De plus, l’utilisation des termes « Júlio Ribeiro » constitue ici une métonymie de sa Grammatica portugueza de 1881. Par cette métonymie, qui constitue un passage, cette grammaire est posée comme événement. De quel passage s’agit-il ? Du passage d’une grammaire portugaise à une grammaire brésilienne. Ainsi, quand Pereira utilise « Júlio Ribeiro » et non pas le titre de l’ouvrage pour faire référence à l’événement que constitue la publication de cette grammaire, cette présentation pose au Brésil la question de la « fonction auteur »6 de la grammaire comme élément propre de cette histoire brésilienne.
9Eduardo Carlos Pereira parle donc – même s’il ne la revendique pas – d’une histoire brésilienne de la grammaire. Et tout cela sans que son énoncé ne fasse la moindre référence à la grammaire portugaise, ni ne cite un événement portugais dans cette petite séquence d’événements. Tous les événements rapportés ont lieu au Brésil. La rupture d’avec les vieux moules et l’apparition du conflit entre la tradition et la nouveauté a lieu entre des grammaires brésiliennes qui sont publiées, selon ce récit, à partir de Júlio Ribeiro. Sa propre grammaire, ainsi que les autres grammaires citées, sont posées comme « objets » de cette histoire. Autrement dit, Eduardo Carlos Pereira se raconte en tant que grammairien, dans une histoire brésilienne de la pensée grammaticale.
10Ainsi, si nous pouvons dire qu’à la fin du xixe siècle, à partir des années 1880, un processus de grammatisation brésilienne du portugais a eu lieu, nous pouvons également observer que, peu de temps après, les grammairiens du Brésil s’inscrivent déjà dans une histoire brésilienne de la grammaire. Le déplacement de la relation jusqu’ici avec le Portugal vers l’Europe en général produit ici une autonomie brésilienne par rapport à l’ancienne métropole.
11Cette histoire de la grammaire au Brésil peut être synthétiquement présentée de la façon suivante :
La grammatisation brésilienne se constitue dans la seconde moitié du xixe siècle, à partir des années 1880, et la Gramatica portugueza de Júlio Ribeiro (1881) en marque le début7. À cette époque, outre Júlio Ribeiro, des grammairiens comme Pacheco Silva Jr. et João Ribeiro, entre autres, ont eu une importance fondamentale. Pacheco Silva Jr. a été l’auteur du premier livre de sémantique au Brésil, publié à titre posthume en 1903.
À partir de la Gramática expositiva d’Eduardo Carlos Pereira (1907), nous pouvons déjà inscrire, comme nous l’avons vu ci-dessus, la formulation d’une pensée grammaticale dans une histoire brésilienne8.
Dans cette histoire brésilienne, selon moi, l’instauration, par Said Ali, au début de sa Gramática secundária (1966b [1924], encore dans le premier mouvement dont nous parlions au début), d’un lieu pour une grammaire descriptive non normative représente une importance toute particulière pour l’histoire brésilienne de la grammaire. Ce lieu a été occupé pour la première fois par Estrutura da língua portuguesa, de Mattoso Câmara9, en 1970, déjà inscrit dans le deuxième mouvement de cette histoire. Said Ali fait partie des linguistes formés à la fin du xixe siècle (il était professeur d’allemand au collège Pierre II à Rio de Janeiro, et son séjour en Allemagne a été crucial). Il est également l’auteur d’un livre sur la signification : Meios de expressão e alterações semânticas (1971 [1927]). Mattoso Câmara Jr., formé au tout début du second mouvement auquel nous faisons allusion ici, celui des années 1930, est le premier à publier un ouvrage de linguistique générale au Brésil. Il est également l’auteur d’un ouvrage de stylistique (Contribuição à estilística portuguesa, 1977 [1953]), mais c’est dans ses Princípios de lingüística geral (1954 [1941]) qu’il inscrit directement la sémantique dans les études sur le langage. À la fin de ce deuxième moment, une décision du ministère de l’Éducation et de la Culture crée, au Brésil, la Nomenclature grammaticale brésilienne. Cette normalisation terminologique aura pour effet d’effacer la « fonction auteur » du grammairien dans les termes où elle avait été établie à partir de la fin du xixe siècle. La « fonction auteur. » du grammairien va se déplacer vers la linguistique, qui devient alors la caution nécessaire pour le travail de « l’art » grammatical10.
À partir des années 1970, la grammaire, au Brésil, va maintenir sa direction normative dans les termes que nous venons d’exposer. En revanche, la linguistique va mener à la production de grammaires non normatives qui contribueront aux affrontements théoriques de cette décennie. Ce qui va nous intéresser plus spécialement ici, ce sont les affrontements provoqués, au long de cette même décennie, par les études sur la signification qui vont se développer et occuper une place décisive et toute particulière dans les sciences du langage au Brésil.
La sémantique et la première constitution de la pensée linguistique au Brésil
12Au Brésil, l’époque où la grammatisation brésilienne du portugais faisait ses premiers pas voit également surgir la question de la signification et la constitution de la sémantique, et ce de la main même des grammairiens.
13Nous pouvons saisir le fil de cette histoire à partir de Pacheco Silva Jr., qui, dans sa Grammatica historica da lingua portugueza de 1879, aborde le changement de sens des mots et qui, dans la deuxième édition de sa Grammatica (écrite avec Lameira de Andrade), en 1894, inclut une section de sémantique (« Étude du changement de sens des mots »). Il est en outre l’auteur du premier ouvrage de sémantique au Brésil. Ses Noções de semântica sont de 1903 et ont été publiées après sa mort. Mais, le plus important dans l’œuvre de Pacheco Silva Jr. est que, de l’étude des changements de sens de sa Grammatica historica de 1879 (qui intègre la sémantique dans la grammaire) à ses Noções de semântica, publiées en 1903, nous voyons à l’œuvre une pensée linguistique qui se met en place et évolue, à mesure, justement, que la sémantique prend corps. Pacheco Silva Jr. part d’une position naturaliste, énoncée au début de sa grammaire historique :
La science du langage fait partie de l’histoire naturelle : c’est un ensemble organique dont l’étude appartient aux sciences biologiques, et plus précisément à l’anthropologie. (p. III)
14Néanmoins, son dernier ouvrage, dans un certain sens, réfute cette position. Nous trouvons dans ses Noções de semântica :
Nous sommes aujourd’hui d’accord avec les dernières opinions philologiques pour lesquelles le langage doit faire partie des investigations historiques et non pas des sciences naturelles. (Silva Jr. 1903, p. 12)
15Par cette position, il semble que le sémanticien Pacheco Silva Jr. d’alors, marqué par l’aujourd’hui et par les dernières opinions philologiques, rompe avec la grammaire historique (le naturaliste d’avant). Mais cette interprétation ne me semble pas être la meilleure. Pour moi, dès Grammatica histórica, la présence de préoccupations sémantiques dans la pensée de Pacheco Silva Jr. est un élément qui nous permet d’interpréter son changement de position et de reconsidérer son intérêt.
16Pour mieux caractériser les Noções de semântica, nous reprendrons l’affirmation de l’auteur selon laquelle il est d’accord avec la position de ceux qui pensent que le langage doit « faire partie des investigations historiques et non pas des sciences naturelles. ». Il y a là, d’une certaine façon, une référence tacite à Michel Bréal11. Pacheco Silva Jr. nous dit, dans la préface de son ouvrage, n’avoir connu l’Essai de sémantique qu’après avoir conclu son travail. Il ajoute toutefois qu’il a apporté des changements à son ouvrage à partir de sa connaissance de l’Essai. Cette référence à Bréal est également intéressante sous d’autres aspects. Tout de suite après avoir affirmé qu’il faut considérer la linguistique comme faisant partie des études historiques, Pacheco Silva Jr. dit ne pas être d’accord avec ceux qui jugent que l’on ne doit pas se servir de métaphores organiques pour parler du langage. C’est là une autre référence tacite à Bréal12, mais cette fois pour manifester son désaccord. Pacheco Silva Jr. argumente ainsi en faveur de l’actualité de son travail, tout en maintenant l’espace d’une réflexion qu’il réalisait sur d’autres bases.
17Pacheco Silva Jr. se place donc dans une position où il peut considérer le langage comme historique, tout en considérant en même temps que la linguistique n’a nul besoin de se défaire de sa dépendance envers les sciences naturelles où elle doit ou peut chercher des métaphores pour construire ses concepts. Le langage devient l’objet des sciences humaines, mais il est analysé à partir du discours des sciences naturelles, plus précisément celui de la biologie. Il y a donc inversion : c’est la grammaire qui s’insère dans la sémantique. Pacheco Silva Jr. nous dit à la fin de l’introduction des Noções de semântica :
La sémantique est de la plus grande importance pour l’étude de l’évolution linguistique : la grammaire, une codification des lois promulguées par le peuple, consiste essentiellement en des phénomènes sémantiques. (Silva Jr. 1903, p. 17)
18Le grammatical est donc sémantique.
19À l’intérieur même de son litige aimable avec Michel Bréal, exposé plus haut, nous pouvons observer que l’analogie est, pour Pacheco Silva Jr., la cause des changements linguistiques. Selon lui :
Le peuple, face au besoin d’exprimer de nouvelles idées, au lieu de créer des mots nouveaux, se sert de termes connus dont il change et renouvelle le sens. (Ibid., p. 19)
20Et il le fait en prenant pour « modèles » des éléments existant dans la langue même. Pacheco Silva Jr. dit, par ailleurs, que les changements de sens ont lieu au travers de tropes et de figures qui ont pour origine l’action de l’analogie (ibid., p. 30). C’est dans cette perspective que l’on doit comprendre, par exemple, ce qu’il nous dit au chapitre 5 où il aborde l’adaptation et l’assimilation :
Le mot ne demeure pas étroitement prisonnier de son hérédité. Il peut, dans une certaine mesure, se modifier sous l’influence de conditions externes. (Ibid., p. 620)
21Comment ces conditions externes agissent-elles ? Par l’action du peuple à qui les conditions externes imposent de nouvelles nécessités. C’est ici que nous pouvons joindre les deux bouts de ce parcours : d’un côté la grammatisation brésilienne du portugais et de l’autre la constitution de la sémantique au Brésil.
22Le besoin d’étudier le lexique au Brésil est d’ailleurs lié, chez Pacheco Silva Jr., comme chez un grand nombre de linguistes et de lexicographes brésiliens de cette époque13, à des problèmes pratiques de description, motivés par le projet intellectuel d’établir, après l’Indépendance, la spécificité du portugais du Brésil. Ces problèmes pratiques mettent en scène les changements de sens des mots comme une manière de décrire les différences entre le Brésil et le Portugal. La description des « brésiliennismes » que présente l’auteur à la fin de sa grammaire historique est une manière de décrire ces aspects, mais dans une ligne de filiation venant du Vicomte de Pedra Branca14.
23Comment caractériser le rôle de la notion de peuple chez Pacheco Silva Jr ? Il faut prendre en compte les différences dues aux conditions de formulation. Si nous considérons sa position dans Grammatica da língua portugueza (qui inclut les « brésiliennismes », désormais placés au début de l’œuvre), nous avons le peuple en tant que sujet national qui doit apprendre la langue sous le signe de la correction. Autrement dit, le sujet collectif est déterminé en tant qu’identifié par l’action de l’institution scolaire.
24Si nous considérons, au contraire, la manière même dont ce sujet est constitué à l’intérieur des Noções de semântica, nous pouvons observer qu’il s’agit, dans une certaine mesure, d’un sujet psychologico-collectif. Prenons, par exemple, une séquence du chapitre sur l’analogie, dans lequel il formule et spécifie l’action du peuple :
Le peuple ignore le sens des suffixes, mais en raison de l’usage continuel des mots formés par eux, il crée d’autres dérivés entièrement analogues, et le plus souvent inconsciemment. Les érudits ont formé altruisme, optimisme […] ; le peuple, sans penser à la signification de ce suffixe, a créé avec lui d’autres vocables (populisme, sébastianisme, idiotisme, gauchisme, etc.). (Ibid., p. 28)
25En raison des conditions brésiliennes, la construction de la pensée de Pacheco Silva Jr. met en scène un sujet social lié à l’État et à la constitution de la nation. Et cela revient à affirmer, bien que ce ne soit pas formulé directement, que la pensée de Pacheco Silva Jr. inclut un engagement politique spécifique, une formulation politique spécifique sur la langue portugaise au Brésil. Ce parcours de Pacheco Silva Jr. a pour fondement une conception du sujet du langage. En réalité, d’un sujet de la langue, le peuple. Ce projet se formule dès sa Grammatica historica, et prépare le terrain pour l’inversion qui le fait passer du biologique à l’historique, de l’inclusion de la sémantique dans la grammaire à l’inclusion de la grammaire dans la sémantique.
26C’est ainsi que le passage de l’homme (la personne) au peuple, comme fondement de la configuration du sujet, offre, chez Pacheco Silva Jr., de nouvelles conditions qui s’agrègent (se rattachent) aux autres mouvements de la pensée de l’auteur des Noções de semântica15. Nous pouvons dire que le projet de décrire une langue pour la construire comme langue nationale a établi ces nouvelles conditions, qui ont alors créé un parcours très particulier. La constitution de ce sujet collectif sociopolitique est fondée sur une éthique tendue entre un principe éthique de l’unité, une éthique de l’État qui recherche l’homogénéisation (en incluant la sémantique dans la grammaire), et un principe éthique de différence pouvant abriter les « brésiliennismes » (et provincialismes) et qui inclut la grammaire dans la sémantique16. Cette oscillation éthique accompagne d’une certaine façon une oscillation théorique : celle qui fait passer du biologique à l’historique, comme conception de langage, ce qui revient à passer d’une grammaire historique, comme façon de dire la connaissance, à une sémantique dans laquelle le peuple est présenté de manière directe comme sujet de la langue.
27Le passage de la sémantique comme partie de la grammaire à la grammaire comme partie de la sémantique présente, dans l’œuvre de Pacheco Silva Jr., une configuration énonciative qui glisse d’une formulation naturaliste à une formulation historique. Ce passage se fait par la métaphorisation des concepts de la première formulation par la seconde.
28Ce qui nous intéresse tout particulièrement est le fait qu’il considère que le sujet du langage, le peuple, en tant que qualifié par les « brésiliennismes » qu’il a construits dans la langue, sans que l’auteur le dise ou le sache, fait partie de cette opération transformant une conception biologique en métaphore pour constituer une autre conception, désormais historique.
29C’est-à-dire que la constitution de la pensée linguistique de Pacheco Silva Jr. est directement liée à la manière dont la question de la signification opère ici. Quelle histoire cela a-t-il produit ?
Sujet, langue et sens : l’individu ou le peuple
30Dans l’histoire des études grammaticales au Brésil, en 1924, quand il expose l’objet de sa Gramática secundária da língua portuguesa, destinée à l’enseignement, Said Ali distingue deux types de grammaires : historique et descriptive. Et il subdivise ce second type en deux : grammaire descriptive pratique et grammaire descriptive scientifique (Ali 1966b [1924], p. 15). La première est destinée à l’enseignement correct de la langue et la deuxième à la connaissance scientifique de la langue, indépendamment de la notion de correction, et se fonde, selon lui, sur la grammaire historique. Personnellement, il n’a toutefois réalisé que deux de ces grammaires : la Gramática histórica (Ali 1966c [1931]) et la grammaire descriptive pratique, mentionnée ci-dessus. Ce lieu qu’il formule pour la première fois dans l’histoire brésilienne ne serait occupé que par Mattoso Câmara Jr. avec son Estrutura da língua portuguesa en 1970. Outre la place qu’il occupe dans cette histoire, Said Ali est l’auteur d’un livre très intéressant dont l’objet est l’étude de la signification : Meios de expressão e alterações semânticas. Comme nous le verrons, les positions de cet auteur, en ce qui concerne les études de la signification, ont également beaucoup à voir avec la manière dont sa pensée grammaticale et linguistique s’organise en général.
31Meios de expressão e alterações semânticas de Said Ali (1971 [1927]) présente trois parties. La première est une étude sur la signification analysant le fonctionnement d’expressions qui expriment, aux yeux de l’auteur, le sentiment, les intentions spécifiques de celui qui parle, et d’expressions qu’il appelle des expressions de situation. Dans les deux autres parties, l’auteur décrit des changements de sens (altérations sémantiques) de mots du portugais, et d’emprunts qu’il appelle des « acquisitions nouvelles – “étrangérismes” ». La sémantique était donc, pour lui, l’étude des changements de sens des mots ; c’était une sémantique lexicale d’une tradition typiquement comparatiste. De son point de vue, le domaine de la signification est divisé en deux champs : le premier qui étudie les moyens d’expression, les aspects psychologiques de l’usage de la langue, et l’autre qui étudie ses aspects sémantiques, le changement de sens des mots.
32Cette division de l’ouvrage n’est soutenue par aucun dispositif théorique spécifique, et ce livre est justement considéré comme une unité en raison de son manque de dispositif théorique. C’est la langue qui se présente comme lieu d’unité de la description et l’unité du livre vient de ce qu’il forme un ensemble de descriptions de la langue portugaise. Et un ensemble de descriptions soutenant, par exemple, que la description d’une langue ne peut pas être réduite à ses aspects logiques et grammaticaux, position qui est clairement exprimée dans le prologue de l’ouvrage, comme nous le verrons mieux ci-dessous.
33Dans ce prologue, Said Ali formule d’une part la question de la norme, et de l’autre celle du sens en relation à la grammaire. Commençons par la question de la norme. Il nous dit :
Le linguiste d’aujourd’hui s’enquiert des faits sans se préoccuper de la question de ce qui est ou cesse d’être correct. En général, je cherche à suivre la même direction ; mais des doutes de ce genre peuvent se rattacher à des questions d’un ordre plus élevé et y trouver une solution. À d’autres moments, la documentation, généralement respectable, sur laquelle je fonde mes études, offrira la solution incidemment. (Ali 1971 [1927], p. II)
34Cet aujourd’hui se rapporte, pour s’y opposer, au linguiste du passé qui apparaît articulé à la question du sens et de la grammaire :
Outre ce mode, vieilli et exclusif de voir les choses, il y a la recherche historique. Et l’investigation de l’évolution des phénomènes ne doit pas se limiter aux changements de phonèmes et de formes grammaticales, mais s’étendre aux expressions changées par d’autres avec le temps. L’on entre dans le domaine de la psychologie et de la sémantique. (Ibid.)
35Ici le vieilli date le passé dont l’aujourd’hui du présent de l’auteur s’éloigne. Un aujourd’hui où ce qui a de l’intérêt n’est pas la correction ou non de l’expression. Les travaux qui s’occupent de ces aspects sont ainsi relégués au passé, même s’ils sont produits à la même époque.
36Si le passé est le vieilli, celui qui s’occupait de la question de ce qui est ou cesse d’être correct l’est aussi. L’ancien est caractérisé par une vision limitée des questions du langage (selon les termes de Said Ali, une vision normative). Rompre cette limitation équivaut à inclure dans le domaine des préoccupations linguistiques le psychologique et le sémantique. Dans cette mesure, la considération du sens opère contre la réduction du langage au logique et au grammatical et, par opposition, contre le normatif et le purisme.
37Chez Said Ali, l’étude de la signification conserve, dans ce qu’il appelle le sémantique, un cadre comparatiste et, dans celui-ci, un sujet social stratifié, comme nous pouvons l’observer :
Le commun (la masse, la populace) s’est saisi de bonne heure du terme scientifique anatomie pour lui attribuer un sens dépréciatif. (Ibid., p. 58)
38L’écriture énonciative de la séquence oppose « terme scientifique » à « commun » ; ce qui fait apparaître « scientifique » comme opposé à « commun/vulgaire » et « scientifique » comme opposé à « commun ». Par ce biais, une distinction de types de sujet se formule : « les scientifiques » et « le commun », et cela met en scène toute une typologie de places sociales (lieux sociaux) du sujet, dans laquelle il y a, par exemple, « des gens de bonne éducation » (bien élevés).
39D’un autre côté, son étude des aspects psychologiques amplifie l’espace de l’individu qui parle en tant que sujet du langage. Si nous revenons au grammairien Said Ali, nous dirons que sa Gramática secundária… (1966b), qui, comme il le dit, est une grammaire normative, pratique, est une grammaire de la langue nationale, pour la formation intellectuelle et l’identification du peuple brésilien (sujet de la langue nationale)17. Par ailleurs, sa Gramática histórica… (1966c) est bien plus une description de l’histoire de la langue portugaise, considérant que la langue change parce qu’il n’y a pas de langage sans sujet, sans sens. Et il nous le dit clairement :
Je ne sépare pas de l’homme pensant et de sa psychologie les altérations par lesquelles est passé le langage en tant de siècles. La psychologie est l’élément essentiel à l’investigation de points obscurs. Les mêmes lois phonétiques n’existeraient pas sans les processus de la mémoire et de l’analogie. Même l’oubli, la mémoire négative, est un facteur, et des plus importants, de l’évolution et du progrès de n’importe quel idiome.
Une méthode semblable de recherche une fois adaptée, ce livre a acquis un certain aspect de lexicologie sémantique, ou, si l’on préfère, de sémantique lexicologique, s’écartant ainsi d’un système vétuste de classification. (Ali 1966c, p. 7)
40Dans la pensée de Said Ali, donc, la division conceptuelle, dans le traitement du sens, entre le psychologique et le sémantique est un produit de la division du sujet du langage (l’individu), ou de la langue-idiome (le peuple, un sujet social pris dans une division sociale stratifiée)18.
41Ce que nous observons, c’est que la question de la signification n’opère pas chez ces auteurs (Pacheco Silva Jr. et Said Ali) comme quelque chose de latéral. Au contraire, même, les questions sémantiques et celles portant sur le sujet de la langue sont centrées sur le mode de construction de la pensée linguistique, et s’articulent toujours au grammatical. Et dans cette articulation, elles constituent une manière spécifique de dire le linguistique. Et c’est ici que, à travers les relations mêmes déjà posées sur l’histoire de la grammaire, nous arrivons à Mattoso Câmara pour qui la grammaire trouve sa complémentarité dans la stylistique.
Le stylistique, le grammatical et le sémantique
42Mattoso Câmara Jr. est le linguiste brésilien qui introduit la linguistique moderne au Brésil avec la publication de Princípios de lingüística geral, en 1941. Et c’est lui qui publiera en 1970 (en réalité ce livre, qu’il était sur le point de terminer, est posthume) Estrutura da língua portuguesa qui, comme nous l’avons déjà dit, est la première grammaire descriptive, non normative, au Brésil. Pour Mattoso Câmara, une grammaire descriptive se différencie d’une grammaire normative par ses objectifs et ses démarches. Les objectifs de cette dernière sont liés à la nécessité de réglementer socialement la langue pour certaines pratiques (Câmara 1970, p. 11 et 15). Ainsi, il reprend la position de Said Ali pour faire exactement ce que son précurseur n’était pas parvenu à faire, même s’il en avait formulé le lieu. Et ce n’est pas sa seule relation avec l’ouvrage de Said Ali, sur qui il a écrit à plusieurs reprises, y compris en soulignant le soin descriptif du nombre de ses travaux (Câmara 1972a, 1972b).
43La pensée linguistique de Mattoso Câmara est clairement marquée par sa position qui considère la langue comme une partie, spéciale il est vrai, de la culture. Et cela se trouve déjà dans son ouvrage de 1941. Et, dès le début aussi, il formule corrélativement le lieu de la sémantique. Plus encore, un lieu pour le sens. C’est ainsi que pour lui la grammaire étudie les « morphèmes avec leurs significations ou valeurs » (Câmara 1954 [1941], p. 94) (la signification grammaticale) et la sémantique s’occupe des «.oppositions et corrélations sémantiques, immanentes au lexique d’une langue. » (ibid., p. 95). Voilà pourquoi il produira un ouvrage où, non seulement il prend en considération la question du sens, mais où il traite aussi de la question du sujet du langage dans sa relation au sens : Contribuição à estilística portuguesa (Câmara 1977 [1953]).
44Mattoso Câmara place la question du style au sein de sa réflexion sur les fonctions du langage selon les formulations de Karl Bühler, et, dans cette ligne, il déclare :
Comment définir formellement, toutefois, la grande parcelle de style qui échappe ainsi au concept saussurien de la langue ? Évidemment par un langage qui transcende le plan intellectuel pour charrier l’émotion et la volonté. (Câmara 1977 [1953], p. 13)
45Et il ajoute un peu plus loin :
Néanmoins, la langue absorbe une charge affective qui s’infiltre dans ses éléments et, pour ainsi dire, les transfigure. L’adjectif beau, par exemple, a une signification intellectuelle et contient un jugement sur l’être auquel il est appliqué ; il traduit une représentation déterminée de cet être (un bois, disons), distincte de celle que transmettrait dense, ou grand, ou vert. Jusqu’ici, nous sommes dans la langue au sens strict, mais l’acte linguistique qu’est l’énonciation du terme dans des circonstances données la dépasse, parce que dans cet acte se révèlent l’enthousiasme de celui qui nous parle ainsi, ou encore, son effort pour nous faire participer à cet enthousiasme. (Ibid., p. 14)
46Tout de suite après, Mattoso Câmara lie ces considérations aux fonctions de la manifestation psychique et de l’appel. Et avant de conclure la partie de son livre consacrée au concept de style, il ajoute :
L’étude du style nous offre la contrepartie linguistique qui nous manquait. Elle nous offre une distribution du langage autour des deux pôles de la représentation mentale pure et de l’expression psychique lato sensu dans la Double Fonction dont nous parle Paulhan sous les noms de langage significatif et de langage suggestif. (Ibid.)
47Et il conclut cette partie en disant :
La stylistique vient compléter la grammaire. (Ibid.)
48Ainsi lorsque Mattoso Câmara traite du style, nous voyons que, pour lui, la question du sujet est prise en considération quand les aspects psychologiques mis en jeu dans la situation de l’énonciation sont pensés selon les circonstances de cette situation. La question du sujet apparaît comme une contrepartie de la grammaire, du systématique et du formel du langage, mais comme également quelque chose de la langue (ce qui ne peut que nous rappeler Charles Bally, qu’il cite à plusieurs reprises).
49Il est intéressant d’observer comment le découpage que Mattoso Câmara réalise pour insérer le psychologique diffère de celui de Said Ali dans Meios de expressão e alterações semânticas sous un certain aspect : Said Ali divise le domaine de la signification en sémantique et en étude des aspects psychologiques ; Mattoso Câmara divise le champ des études du langage entre grammaticales et stylistiques (psychologiques).
50Si nous replaçons cet aspect dans l’ensemble de son œuvre, nous allons voir cette division en croiser une autre, que nous avons présentée au début : la distinction entre grammaire et sémantique. Nous avons donc d’un côté cette distinction qui sépare la forme grammaticale du sens du lexique, et de l’autre la distinction entre stylistique et grammaire. Chacune de ces disciplines traite d’un aspect distinct du fonctionnement linguistique pour transmettre des sens. Différence que, d’une certaine manière, Mattoso Câmara obscurcit par l’inclusion effective, quoique non formulée directement, de sa stylistique à l’intérieur de sa grammaire, comme nous le verrons ci-dessous.
Une histoire non racontée
51Dans un texte important sur la pensée de Said Ali, et à propos, une fois encore, d’une rencontre entre eux, personnages d’une même histoire, Mattoso Câmara nous dit :
Il avait une sensibilité aiguë pour la langue quotidienne vivante, et un grand nombre de ses études (spécialement dans Meios de expressão e alterações semânticas) font une exégèse grammaticale et stylistique des dialogues de romans modernes – de Júlio Diniz, de Camilo, d’Eça de Queirós, de Machado de Assis – en contraste avec la tendance de la philologie de son temps, à peine préoccupée par le langage formaliste et tant soit peu conventionnel des textes expositifs dans lesquels l’écrivain abandonne la spontanéité de la réaction linguistique pour s’exprimer sur la base d’un raisonnement grammatical qui s’impose à lui comme un cérémonial de l’étiquette. Cela lui a permis de percevoir et d’apprécier le phénomène phonétique de « l’intonation » ou de la modulation de la voix dans la phrase (dans un excellent article sur les Dificuldades da língua portuguesa), étude dont il fut un véritable pionnier pour le portugais et qui mérite bien d’avoir des continuateurs. (Câmara 1972a, p. 189)
52En revanche, dans l’article auquel nous faisions référence au début, dédié aux « Estudos do Português do Brasil », de 1966, postérieur à l’article sur Said Ali, cité ci-dessus, nous trouvons une référence à l’auteur des Meios de expressão… où Mattoso Câmara nous dit :
Mais Said Ali s’est concentré sur certains problèmes spécifiques des catégories grammaticales en portugais, comme la conception dudit « conditionnel » qu’il a interprété fondamentalement comme un « futur du prétérit », la fonction de la particule se dans la caractérisation de la forme verbale, la valeur des temps composés par l’auxiliaire ter (avoir) en locution avec le participe passé qu’il a considéré essentiellement comme expression de l’aspect « perfectif ». (Câmara 1972b)
53À la différence de la forme du présent avec laquelle Mattoso Câmara énonce ses commentaires de 1961 sur Said Ali, la narration surgit ici par l’usage des formes du passé. Mattoso Câmara parle ensuite des études de l’auteur sur l’infinitif pour achever ses observations sur Said Ali ainsi (notons que le passé y est maintenu) :
Il a encore eu le mérite de débattre le rôle de l’intonation dans la phrase portugaise : il l’a fait philologiquement, pour ainsi dire, sur la base de dialogues de romans modernes (spécialement ceux de Júlio Diniz), mais de toute façon, il a mis l’accent sur le problème. (Câmara 1972b)
54Ce que l’on note immédiatement, c’est qu’il n’inclut pas ici ce que, dans son travail de 1961, il a nommé les études stylistiques de Said Ali. Ou plutôt, ce qu’il en inclut, il le qualifie, ici, d’études philologiques de l’intonation, même s’il est bien vrai que le terme «.philologique. » est modulé par un « pour ainsi dire ». Ainsi, au moment où il présente une histoire globale des études du portugais au Brésil, il ne fait pas de place à la stylistique, et, dans cette mesure, il ne fait pas de place aux études sur le sujet et le sens. C’est-à-dire que Mattoso Câmara parle alors de la position qui est le propre des histoires de la linguistique au Brésil : celle qui méconnaît l’existence consistante d’études sur la signification et la question du sujet dans le langage. Études, comme nous l’avons vu, que lui-même réalisait.
55Mais cet oubli causé par l’histoire officielle des études du langage au Brésil, histoire dans laquelle on inclut tacitement Mattoso Câmara, doit être interprété à la lumière de deux modes de narration. Dans le premier, lorsqu’il parle de la stylistique, Mattoso Câmara rapporte le travail de Said Ali sur des formes de l’imparfait et du présent. Dans le second, quand il oublie les questions du sens, le rapport est au passé, à la forme perfective. Autrement dit, lorsqu’il est pris dans la position officielle de l’histoire brésilienne de la linguistique, il oublie lui-même ce que ce discours s’obstine à oublier ; mais quand il ramène au présent de son énonciation le compte rendu du travail de Said Ali, apparaît alors la réalité de la description des questions du sens et du sujet qui s’y retrouvent. Nous voyons donc surgir ici deux histoires sous la plume d’un même auteur : d’un côté, celle qui, depuis la position d’une histoire officielle, s’en tient à ce qui est établi et, de l’autre côté, celle qui est produite par la réflexion spécifique que l’on peut mener à partir d’une position théorique particulière et qui cherche, ainsi, à « désautomatiser » les lieux fixes de légitimité.
56Ce parcours qui débute à la fin du xixe siècle, comme nous l’avons vu, avec Pacheco Silva Jr., voit dans le travail de Said Ali la constitution d’éléments qui préparent ce que Mattoso Câmara fera plus tard, alors dans d’autres conditions. Ainsi, si Said Ali peut être vu comme un passage vers la linguistique moderne au Brésil, Mattoso Câmara sert de transition entre ce passé et ce que nous décrirons ci-dessous, qui viendra à partir de la fin des années 1960. Mattoso Câmara est un point de passage pour ce qui, chez Said Ali, se détache déjà de l’objet langue nationale. Et c’est dans la mesure où il réalise par la suite ce déplacement que l’objet de la linguistique devient, avec Mattoso Câmara, la langue. C’est ainsi que son travail prépare les années suivantes, car il coexiste (dans les années 1950-1960) avec la permanence d’un autre passé pour qui l’objet continuait à être la langue nationale.
Disciplines de la signification, sujet et grammaire à la fin du XXe siècle
57Le mouvement qui suit celui où s’inscrit Mattoso Câmara va permettre d’assister, entre autres choses, à la constitution nette de la sémantique comme domaine disciplinaire spécifique devant coexister et dialoguer fortement avec les divers champs des sciences du langage, et qui fait donc partie de l’établissement de questions dans les termes de l’histoire actuelle de la production des sciences linguistiques. Les années 1970 sont le moment fondamental de ce nouveau mouvement d’idées. Ce qui se présente, à cette époque, est, d’un côté, d’une importance décisive et, de l’autre, marque le début d’un processus de production de connaissance qui se projettera sur les années suivantes et jusqu’à nos jours. Nous réunirons en onze groupes les travaux développés durant cette période. Ce regroupement cherche à prendre en considération les relations que ces travaux ont avec des domaines proches dans les études linguistiques au Brésil. Sans aucun doute, ce compte rendu synthétique n’ira pas sans exclusions dues à la fois aux objectifs de l’ouvrage et à la nécessité d’opérer une synthèse. Nous commençons par les groupes directement consacrés aux études de la signification.
Travaux de sémantique. Nous retrouvons ici les travaux de sémantique formelle et énonciative, mais également ceux de sémantique structurelle et d’autres, liés à la syntaxe générative. Observons que la sémantique ne se développe comme discipline et avec une certaine continuité qu’à partir de cette quatrième période. La sémantique énonciative a fini par développer des relations particulières avec le champ de l’analyse du discours, notamment par certains dédoublements de la sémantique argumentative.
Travaux d’analyse de discours. Ce champ a connu un développement très particulier au Brésil, principalement dans ce qu’il est convenu d’appeler l’analyse du discours de ligne française. Parmi ces travaux, outre les développements théorico-méthodologiques, sont incluses des analyses de fonctionnements discursifs propres à la discursivité brésilienne. Les travaux de cette sphère ont conduit à d’importantes formulations sur le discours, la typologie du discours, les divers types de discours, la question de la lecture et de l’interprétation, ainsi que sur la question du texte considéré comme objet historique et linguistique.
Travaux de sémiotique. Ils se sont développés principalement sur deux versants : celui de la sémiotique peircienne et celui de la sémiotique structurelle (communément appelée « greimassienne »). Ces travaux ont abordé une grande diversité d’objets : discours politique, religieux, art et médias, ainsi que les discours sur l’histoire brésilienne.
Travaux de pragmatique, analyse de la conversation et linguistique textuelle. Cet ensemble de travaux se caractérise par une prise de position essentiellement cognitive du langage et par la considération d’un sujet intentionnel. Les auteurs de ces travaux se sont penchés sur divers types de texte. La linguistique textuelle présente, outre ses versants les plus attendus, quelques relations particulières avec les dédoublements que la sémantique argumentative a connus au Brésil.
Travaux de grammaire (dans sa configuration non normative). Ils adoptent une perspective soit structurelle, soit fonctionnelle, soit générative. Ici apparaissent bon nombre d’études (thèses, articles et livres) analysant divers aspects de la syntaxe du portugais. Ces travaux grammaticaux regroupent également les études de phonologie et de morphologie. Parmi eux, toute une ligne s’est consacrée à analyser la spécificité du portugais du Brésil. Dans ce champ, de nombreuses études ont abordé l’étude des langues indigènes brésiliennes. Ici, il convient également de noter le développement du champ de la phonétique qui a connu, notamment ces dernières années, un développement très particulier, et qui pense non seulement les aspects méthodologiques et descriptifs du portugais, mais travaille aussi sur d’importants dédoublements technologiques dans ce domaine.
Travaux de sociolinguistique, aussi bien dans la ligne labovienne variationniste que dans d’autres perspectives, comme la conception interactionniste. Nous retrouvons ici des travaux décrivant des variantes régionales brésiliennes, ainsi que la spécificité du portugais du Brésil. Dans le champ de la variation, nous voyons également surgir le développement de projets d’atlas linguistiques de diverses régions du Brésil qui préparent la réalisation d’un atlas linguistique brésilien.
Travaux de linguistique historique, qui se développent à partir de diverses positions théoriques. Il y a des travaux faits à partir de la théorie de la variation et du changement, à partir du point de vue génératif et à partir du point de vue discursif et énonciatif. Parmi eux, plusieurs traitent des particularités du portugais du Brésil. Dans ce domaine encore, certains se penchent sur la question des langues indigènes. Les classifications des langues indigènes du Brésil sont faites, en général, à partir des démarches de la linguistique historique.
Travaux d’histoire des études du langage. Ils sont d’abord réalisés au travers de certaines approches dispersées et, plus récemment, au travers du travail spécifique d’un grand groupe qui s’occupe de l’histoire des idées linguistiques au Brésil. Cette réflexion a conduit non seulement à une réflexion sur la pensée brésilienne, mais également à une nouvelle façon de penser la question de la langue portugaise au Brésil.
Travaux sur les langues indigènes. Nous incluons ce groupe ici en raison de la spécificité de l’espace d’énonciation brésilien. Si les travaux sur les langues indigènes apparaissent dans les activités de plusieurs des groupes mentionnés ci-dessus, ils comportent une question très particulière : le rapport entre langage et culture dans un espace spécifique de langues.
Autres travaux. Il faut faire référence au fait que d’autres organisations disciplinaires se sont également développées de manière significative dans la linguistique, ces trente dernières années, au Brésil. Nous pouvons rappeler ici le champ de l’acquisition du langage qui fait l’objet d’une production importante, les travaux de psycholinguistique, de neurolinguistique, ainsi que des travaux abordant des questions d’intelligence artificielle. Il convient également de noter que, durant cette période, la production lexicographique (c’est-à-dire l’élaboration de dictionnaires) a fini par être incorporée par les universités dans leurs projets de recherche.
Études normatives sur le portugais. Dans cette catégorie nous retrouvons la continuité des grammaires pratiques (pour reprendre le terme de Said Ali) et des dictionnaires. Le Novo dicionário Aurélio (1975), d’Aurélio Buarque de Hollanda Ferreira, date de cette époque, par exemple. Il est devenu le dictionnaire officiel du portugais du Brésil, remplaçant, dans cette fonction, le Pequeno dicionário brasileiro da língua portuguesa (qui a été dirigé pendant très longtemps par Aurélio lui-même). La réédition (en 1999), complètement refondue, de la Moderna gramática portuguesa d’Evanildo Bechara date également de cette période.
58Cet ensemble de champs disciplinaires et de positions théorico-méthodologiques diverses a créé un espace de débat intellectuel très particulier au Brésil, car s’il accompagne la science du langage dans le monde, il lui donne en même temps des configurations spécifiques dans bon nombre de ces domaines. Passons maintenant aux aspects de ce débat dans l’espace des disciplines de la signification, en considérant plus spécifiquement les années 1970.
Les sciences de la signification et le sujet
59Comme nous l’avons vu, le développement des sciences du langage au Brésil passe par un moment d’universalisation et de généralisation après l’instauration de la linguistique moderne au début des années 1940, puis à partir de la fin des années 1960 et, de manière décisive, dans les années 1970.
60Cette généralisation comporte, comme nous l’avons vu ci-dessus, l’affirmation permanente de différentes disciplines linguistiques. Cela vaut également pour les disciplines de la signification. Les années 1970 seront le premier moment de ce nouveau cadre et établiront des éléments définitifs pour les années suivantes.
61Dans l’ensemble des études sur le sens, nous allons également observer combien la considération de la question du sujet est fondamentale pour de nombreux travaux réalisés à l’époque.
62Pour reprendre la caractérisation que nous avons réalisée au début de cette section, les études de la signification, à ce moment-là, comprennent : 1) les analyses sémiques des études structurales ou de la sémantique générative (qui n’employait pas explicitement le mot sème) ; 2) les analyses sémiotiques du texte, qui allient la description sémique à l’étude du parcours du sens ; 3) les études de sémantique formelle ; 4) les études pragmatiques ; 5) les études énonciatives ; 6) les études discursives. À l’exception des analyses sémiques, d’un côté, et de certaines approches formelles, les autres positions ont commencé à inclure, chacune à sa manière, la question du sujet dans l’étude de la signification.
63Dès ce moment, ces études du champ de la signification dessinent des relations très particulières, aussi bien à l’intérieur du champ lui-même que dans leur relation aux autres champs des sciences du langage. Grâce au lieu d’observation que nous occupons dans ce travail, nous aborderons ci-dessous des positions qui incluent la question du sujet dans l’étude du sens et dans sa relation avec les études grammaticales. Celles-ci, comme nous l’avons indiqué plus haut, ne se réduisent plus au domaine normatif. En réalité, le débat auquel nous faisons référence ici se situe entre des travaux qui traitent du sujet et du sens et la grammaire générative et transformationnelle avec laquelle ils maintiennent une discussion permanente et fructueuse.
64Dans les années 1970, les études de théorie et d’analyse grammaticales se caractérisent fortement, au Brésil aussi, par des positions générativo-transformationnelles. Elles font suite à la volonté de produire des grammaires du portugais scientifiques (non normatives), en occupant, dans l’histoire brésilienne, le lieu formulé par Said Ali en 1924 et occupé pour la première fois par Mattoso Câmara en 1970, comme nous l’avons déjà dit.
65Dans ce cadre d’extension et d’universalisation des études linguistiques au Brésil, les études sémantiques ont eu un rôle décisif dans de nombreuses situations. Ce mouvement est marqué par une importante production dans le champ des études de la signification qui, comme il s’éloigne des études formelles, et plus directement de la syntaxe générative et de son innéisme, aide à instaurer une nouvelle perspective pour les études sur le langage et la langue au Brésil. Cela passe par le surgissement d’un débat spécifique dans lequel les études sur l’énonciation, la pragmatique et l’analyse du discours coexistent dans des conditions très particulières. Ce débat met également en place des éléments qui seront fondamentaux pour les sciences du langage au Brésil, dans les années suivantes et jusqu’à nos jours. Et cette perspective d’un nouvel avenir pour les sciences du langage pose toute une série de questions propres au débat brésilien. Dans le cas que nous analysons ici, nous pouvons voir comment les contacts particuliers entre l’analyse du discours et les études de l’énonciation, notamment la sémantique argumentative, font partie des éléments ayant créé des conditions de coexistence intellectuelles différentes de celles qu’ont connues Européens ou Américains du Nord, par exemple. Par ailleurs, au Brésil, il a été possible de mener de façon directe des débats entre des positions qui, en général, vivent séparément dans diverses institutions et même dans différents pays.
66Prenons trois auteurs dont la production a lieu ou commence dans les années 1970 et qui cherchent, dans leurs considérations sur le sujet et le sens, une position contraire à celle de la grammaire, notamment du structuralisme et de la syntaxe générative.
67C’est à cet effort de constitution de la sémantique argumentative que contribue le travail d’un sémanticien comme Carlos Vogt qui, en s’opposant à une sémantique paradigmatique des années 1950, s’affilie très clairement à Benveniste et à Ducrot (qui travaillait également, à ce moment-là, à la constitution de la sémantique argumentative) d’un côté, et à Peirce de l’autre. Et la formulation de sa position va déjà se manifester sur le plan théorico-méthodologique comme nous le montre cette citation :
La distinction langue/parole, compétence/performance, ainsi que les dichotomies qui en résultent, sont des décisions théoriques.
Le problème est que le second terme de la distinction a toujours recouvert un champ négatif. Comme la linguistique ne peut pas l’expliquer, elle a délégué cette tâche à d’autres sciences qui, un jour, l’expliqueront.
Mais, comme les autres sciences humaines, en un élan commun vers leur « parente riche », se sont également engagées sur les chemins de la formalisation, ces termes ont continué à attendre leur positivité et, dans cette attente, ils ont fait croître un champ parsemé d’inconvénients que la linguistique ne pouvait déjà plus éviter.
Et ces inconvénients étaient d’autant plus grands qu’ils montraient une existence systématique dans ce que la linguistique a continué à appeler son objet – la langue – et dans lequel elle tentait de préserver l’absence de toute subjectivité, qui est le propre du langage.
C’est dans cette ligne de questions que l’on peut sentir l’importance des travaux de Benveniste sur l’intersubjectivité dans la langue, de son article sur la nature des pronoms, enfin, de toute la section des Problèmes de linguistique générale intitulée « L’homme dans la langue ». (Vogt 1977, p. 24)
68Par une opération narrative marquée par « a toujours recouvert », « a délégué », « ont continué » et « déjà », l’auteur insère son argumentation dans l’histoire de la linguistique et ce en opposant son travail, dès le niveau théorico-méthodologique, au domaine grammatical.
69Venu par un autre chemin, qui mettait en relation Benveniste, la théorie des actes de parole et l’analyse du discours, nous trouvons également, à ce moment-là, le travail de Haquira Osakabe. Dans la constitution même de son champ de travail, il se démarque directement du générativisme de l’époque :
… une théorie linguistique, dès qu’elle vise au discours (c’est-à-dire dès qu’elle prend pour objet explicatif non plus la phrase, mais le discours) aura nécessairement d’autres fondements que ceux proposés soit par le structuralisme soit par la linguistique générativo-transformationnelle. (Osakabe 1979, p. 38)
70Par ailleurs, Osakabe caractérise la spécificité de son travail à partir d’une opération narrative où il récupère l’histoire de l’étude du discours :
Dresser un panorama des travaux qui ont déjà été faits en analyse de discours semble une tâche difficile, en raison de leur complexité et de leur pluralité. Dans ce champ, l’on peut considérer aussi bien les travaux d’interprétation de textes fondés principalement sur la propre inspiration des analystes que d’autres basés sur les méthodes linguistiques les plus sophistiquées. (Osakabe 1979, p. 21)
71Pour cela, il faut :
… donc, délimiter ici également le champ de discussion, ce qui sera fait sur les bases de deux facteurs : tout d’abord, la nature des instruments d’analyse ; puis, leur domaine pragmatique. (Osakabe 1979, p. 21)
72Et ainsi l’auteur en arrive aux instruments d’analyse linguistique de Zellig Harris, Denis Slakta et John Rogers Searle (ibid., p. 22, 32), et donne à son travail la forme d’une pragmatique du discours.
73Dans ce débat, à l’intérieur du champ des études du sujet et de la signification, avec la théorie de l’énonciation de Benveniste, la pragmatique et la sociolinguistique, nous retrouvons également le travail d’Eni Orlandi (1976, 1979) qui a inauguré le champ de l’analyse du discours au Brésil, et y a apporté des contributions très particulières. Sa position, formulée dans un travail de 1976, s’oppose également aux études grammaticales du générativisme des années 1970 :
Quand il s’agit de l’analyse du discours, l’on ne peut déjà plus supprimer les protagonistes du langage, qui avaient disparu entre des structures se suffisant à elles-mêmes et des forêts syntaxiques les mettant sur un pied d’égalité, comme répliques de la communauté des hommes, dans l’exercice de règles suffisamment générales. (Orlandi 1978 [1976], p. 31)
74Et ici, au travers de l’opération narrative du « avaient disparu », c’est toute la question du sujet qui entre en scène. D’un autre côté, elle formule, dès le niveau théorico-méthodologique, un lieu pour son travail :
On cherchait un passage entre énonciation et énoncé, entre langue et parole, etc. C’est peut-être de là que venait la difficulté. Plutôt que cela, l’on pourrait déplacer la distinction vers le niveau langue / discours, comme le fait Pêcheux, et considérer la langue comme condition de possibilité du discours. (Orlandi 1983b [1979], p. 45)
75Autrement dit, l’espace de filiations que le discours de l’auteur se donne est celui qui formule un lieu particulier, un objet spécifique pour l’analyse du discours, pour lequel elle apportera, dès ce moment-là, des formulations décisives sur la tension entre paraphrase et polysémie (1976), ainsi que sur la typologie du discours (Orlandi 1983a [1978]). Cet épanouissement de l’analyse du discours se déploiera en plusieurs développements décisifs. À titre d’exemple, nous pouvons citer sa considération du caractère fondateur du silence dans la constitution du sens (Orlandi 1992).
76Le plus important à souligner dans ce débat est la manière dont se constitue dans chaque cas la position adoptée. L’on peut voir, dans le cas de Carlos Vogt et Eni Orlandi, que la réflexion cherche à discuter des formulations au niveau théorico-méthodologique pour constituer un lieu spécifique qui soutienne aussi bien la construction d’une méthodologie de travail et de description, qu’une différence nette par rapport au formalisme dans la constitution de l’objet. Rappelons ici les discussions que ces deux auteurs ont sur les dichotomies comme langue / parole et autres. Pour ce qui est de Haquira Osakabe, il cherche sa spécificité par le choix d’un appareil descriptif : les techniques d’analyse linguistique.
77Un autre aspect intéressant à observer est que le rapport avec la pensée de Benveniste est lié à la construction d’une autre différence. Pour Carlos Vogt, dans le sillage de Benveniste, l’argumentativité (relation énonciative) est une intention marquée dans la langue. Il ne s’agit donc pas d’une intention du locuteur. Pour Haquira Osakabe l’argumentation est une intentionnalité actionnelle qu’il cherche à traiter à partir des actes de perlocution.
78Quant à Eni Orlandi, nous pouvons voir que son éloignement réfléchi des positions de la théorie de l’énonciation de Benveniste, de la pragmatique et de la sociolinguistique se constitue avec des formulations qui lui sont propres, comme celles liées au lieu de la polysémie et au concept de silence fondateur19.
79Comme nous l’avons vu, à partir des années 1970, les questions sémantiques s’installent au Brésil de manière décisive et une partie fondamentale de ce travail est due aux études qui prennent en compte le sujet dans le langage. Ce champ, comme le démontrent les trois auteurs abordés ci-dessus, instaure un débat constant avec les champs formels et fait partie d’un travail qui situe les études du langage dans les sciences humaines et sociales et non plus dans les sciences exactes ou biologiques.
Conclusion
80Dans ce parcours, nous avons vu comment s’est constituée la pensée linguistique au Brésil, à partir de la grammatisation brésilienne. D’un côté, ce mouvement va inclure, dès le début, les aspects sémantiques et la question du sujet dans le langage. De l’autre, il instaure, en 1924, un lieu pour une grammaire scientifique dans la linguistique brésilienne.
81Dans un second mouvement, quand ce lieu de la grammaire scientifique est installé, des conditions s’instaurent pour que les sciences du langage étendent leur champ de travail dans ce pays. Ce moment est celui de l’introduction de la linguistique moderne au Brésil, dans un mouvement proprement brésilien pour y instituer les conditions nécessaires à la formation de chercheurs capables de produire des connaissances.
82L’expansion que ce second moment rend possible a lieu dans le troisième mouvement. Et les études de la signification n’y ont plus lieu comme ce qui rejaillit de manière décisive sur la pensée des auteurs, mais comme quelque chose qui opère ouvertement (nous en avons donné trois exemples développés dans les années 1970) dans le débat linguistique brésilien et est ainsi décisif pour la participation de cette production des sciences du langage au Brésil au débat intellectuel international.
83Ce parcours nous montre comment les études sur le sens et le sujet rendent compte d’un passage du naturalisme à l’historique (chez Pacheco Silva Jr., à la fin du xixe siècle) ; de l’entrée d’un sujet intentionnel comme sujet du langage qui coexiste avec un sujet social de la langue (Said Ali, dans les années 1920) ; de la disparition du peuple comme sujet de la langue et ainsi du glissement définitif de l’objet (langue nationale) de la linguistique vers la langue (comme chez Mattoso Câmara) ; du développement de la discussion sur le sujet, dans un débat entre le psychologique, l’énonciatif et l’historique, qui réalise la permanence du langage, en tant qu’objet de science, dans le champ des sciences humaines (à partir des années 1970, comme dans les positions de Carlos Vogt, Haquira Osakabe et Eni Orlandi).
84L’histoire des études du langage a, au Brésil, des continuités et discontinuités qui lui sont propres, construites selon un processus qui commence dans une relation à la colonisation et qui crée un mouvement de relations avec la production de connaissance conduisant à une participation toute particulière à un champ scientifique spécifique. Et si les événements ont joué un rôle important, il ne faut pas, pour autant, établir une relation causale ou mécanique entre eux et le développement de la connaissance. Ce n’est pas parce qu’il a créé les cours de lettres au Brésil en 1934 que Mattoso Câmara y a inauguré la linguistique moderne. Le problème est que, comme les études linguistiques au Brésil se présentent d’une certaine manière (elles ont un certain passé spécifique) et comme certaines conditions du moment sont spécifiques, il se passe alors quelque chose qui ouvre sur un futur autre dans la science elle-même, avec de nouvelles questions et reconfigurations de l’objet. C’est-à-dire qu’un certain événement institutionnel rend possible (je ne dis même pas probable) des conquêtes sur le plan des connaissances selon ce qui prend place dans ce champ même. Autrement dit : ce n’est pas l’institutionnel qui fait ou change la science. L’histoire de la science est du domaine du savoir, lequel n’est pas dissocié du domaine social.
Notes de bas de page
1 Cet aspect est abordé par Cruz Costa (1967) dans sa Contribuição à História das Idéias no Brasil.
2 Selon Sylvain Auroux, « la grammatisation est le processus qui conduit à décrire et à donner des instruments à une langue sur la base de deux technologies qui sont, de nos jours encore, les piliers de notre savoir métalinguistique : la grammaire et le dictionnaire » (Auroux 1992).
3 Sur la grammatisation brésilienne du portugais, voir Guimarães (1994 et 1996) et Orlandi et Guimarães (1998). Sur les aspects de l’histoire de la grammaire au Brésil, voir également Guimarães (1997a, 1997b, 2000a, 2000b, 2000c, 2002a/b, 2004).
4 Texte initialement présenté au VIe colloque international Lusitano-Brésilien aux EUA, en 1966.
5 Je reprends ici une partie de ce que j’ai présenté dans « Uma Poética da Adição », au congrès sur les politiques linguistiques en Amérique latine, UBA, Buenos Aires (Guimarães 1997c).
6 À propos de la fonction auteur, Orlandi (2002a, p. 67-68) dit : « À côté des fonctions énonciatives de locuteur et énonciateur (Ducrot, 1984) et avec un léger déplacement par rapport à la notion foucaldienne de la fonction auteur – fonction spécifiquement exposée aux contraintes sociales et historiques dans le visage qu’elle prête au sujet – nous considérons (Orlandi, 1988) qu’il y a fonction d’auteur dès qu’il y a un sujet qui se pose (imaginairement) à l’origine du dire, en produisant des effets de cohérence, non-contradiction, progression et fin. La production imaginaire d’unité est un des effets les plus importants de la fonction auteur telle que nous la concevons, dans l’ordinarie du discours. ». Cette notion a été développée de manière particulière pour décrire la grammatisation brésilienne : sur ce point, voir Orlandi 1997a.
7 Sur ce point, voir Guimarães (1994) et Orlandi et Guimarães (1998).
8 J’ai déjà abordé cette question (Guimarães 1997a et 1997b).
9 Sur ce point, voir Guimarães (2000a, 2000c, 2002a/b).
10 À ce sujet, voir Orlandi (1997a, 2000, 2002b).
11 Nous pensons ici aux formulations de Bréal (1904) commentant La vie des mots d’Arsène Darmesteter (1887).
12 On peut ici aussi se souvenir des critiques adressées par Bréal au naturalisme lorsqu’il commente le livre de Darmesteter et condamne les métaphores biologiques.
13 Sur l’histoire du dictionnaire au Brésil, voir Nunes (1996).
14 Son étude sur les « brésiliennismes » date de 1824-1825 et a été écrite, comme nous le savons, en français. Sur cette question, voir Orlandi et Guimarães (1998).
15 Une analyse plus approfondie de cette question peut être vue dans Guimarães (2004).
16 Sur l’éthique et le langage, voir, par exemple, Auroux (1998) et Orlandi (1998a).
17 Si ce passage peut sembler un peu rapide, il suffit de rappeler ce que Said Ali (1966a) dit dans « O purismo e o progresso da língua portuguesa », quand il parle de la langue écrite et de la langue formelle : « Cette langue vit et prospère tant qu’il y a un peuple qui la parle, elle arrête de se développer et devient stationnaire ou par l’extermination du peuple, ou lorsque celui-ci accepte, avec la domination étrangère, un nouvel idiome, répudiant le sien. Les excellences de la langue nationale sont exaltées en prose et en vers. »
18 Une analyse plus longue de cette question peut être vue dans Guimarães (2000a, 2004).
19 Qu’elle formule dans les années 1980 et développe dans son ouvrage As formas do silêncio (Orlandi 1992).
Auteur
Unicamp – Brésil
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Production des sciences du langage au Brésil
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2007
Des sons et des sens
La physionomie acoustique des mots
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2014
Entre expression et expressivité : l’école linguistique de Genève de 1900 à 1940
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Voix et marqueurs du discours : des connecteurs à l'argument d'autorité
Jean-Claude Anscombre, Amalia Rodríguez Somolinos et Sonia Gómez-Jordana Ferary (dir.)
2012