Tribulations de la chevalerie dans le livre et l’image pour la jeunesse
p. 187-203
Texte intégral
1. SPLENDEURS ET MISÈRES (1880-1939)
1Les témoignages de Montaigne1 au XVIe siècle, de René de Lucinge2 au XVIIe, de Valentin Jamerey-Duval3 au XVIIIe, attestent que la jeunesse de toutes conditions s’est délectée depuis des siècles à la lecture des romans de chevalerie. Cependant, quand s’est développée, à partir des années 1750, une littérature qui lui était spécifiquement destinée, celle-ci s’est constituée en rejetant ce patrimoine traditionnel, en raison de sa composante populaire (ou devenue telle), de sa dimension romanesque et de sa part de merveilleux, toutes caractéristiques suspectes aux yeux des pédagogues des Lumières. Le seul chevalier qui ait eu droit de cité dans la nouvelle bibliothèque de la jeunesse, c’est le chevalier « sans peur et sans reproche » de Guyard de Berville, « modèle de toutes les vertus civiles, militaires et chrétiennes... » : Bayard figure en bonne place dans les listes d’ouvrages recommandés pour les enfants au XVIIIe siècle, par exemple dans la bibliothèque idéale établie par mademoiselle Lenoir à l’intention de ses élèves en 17984. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, à partir des années 1880, que les historiens et philologues spécialistes de la littérature médiévale ont introduit, les premiers, les romans de chevalerie dans le patrimoine littéraire de la jeunesse. C’est ce phénomène que la présente étude se propose d’explorer : en examinant d’abord la fortune éditoriale de ces romans et ses principaux acteurs (éditeurs, auteurs et artistes) jusqu’à la seconde guerre mondiale ; en observant ensuite les modalités d’adaptation de ces œuvres à destination de la jeunesse : supports éditoriaux privilégiés ; dispositifs de modernisation et de réécriture des textes ; illustration, envisagée dans sa fonction de relecture et d’adaptation pour un public spécifique ; interprétations et transmutations ainsi imposées aux œuvres originelles.
I. — UNE PRÉSENCE DISCRÈTE DANS LES SUPPORTS POUR LA JEUNESSE
1. Du côté de l’édition de loisirs
2L’adoption des romans de chevalerie par l’édition pour la jeunesse s’inscrit en premier lieu dans un phénomène plus large, propre au XIXe siècle, de retour aux sources textuelles médiévales, de réappropriation d’un patrimoine littéraire français, à l’instigation de Paulin Paris (1800-1881) notamment. Elle relève de la volonté d’en élargir les publics dans le souci propre à cette période historique, de construire un imaginaire collectif apte à sceller l’unité morale du pays après la défaite de 1870. Suivant Marie-Thérèse Latzarus, « que les enfants en aient ou non conscience, nos épopées nationales atteignent en eux ces mystérieuses profondeurs où s’ébauche leur race »5. Peut-être cette annexion d’un corpus médiéval répond-elle également au déclin de la littérature de jeunesse à la fin du XIXe siècle6, qui conduit les éditeurs à puiser dans le patrimoine national pour pallier l’absence de textes neufs. Elle accompagne par conséquent l’émergence d’autres textes de la littérature médiévale au début du XXe siècle : le Roman de Renart, en particulier, dont seize éditions différentes pour la jeunesse vont paraître entre 1903 et 19397. Une première approche des éditions de ces romans nous conduit toutefois à constater qu’ils ne bénéficient pas de la même fortune que la « chanson de geste », la Chanson de Roland en particulier, dont le héros, emblématique de la fidélité à la « douce France », emprunte deux voies parallèles : celle, officielle, de l’édition classique, avec la traduction de Léon Gautier en 18758, introduite au programme de l’enseignement secondaire en 18819 ; et celle de l’édition de loisirs10.
3Dans l’édition pour la jeunesse, comme dans l’édition de colportage depuis le XVIIe siècle11, c’est l'Histoire des quatre fils Aymon qui rassemble les suffrages. Fait exceptionnel, on repère une première adaptation dès 1827, par Jean-Pierre Brès (1782-1832), enseignant et auteur de romans historiques, chez Louis Janet12. Mais c’est l’édition Launette, présentée et adaptée par Charles Marcilly et illustrée de magnifiques compositions en couleurs par Eugène Grasset en 1883, qui contribue à la reconnaissance littéraire de l'Histoire des quatre fils Aymon, très nobles et très vaillants chevaliers : édition bibliophilique, prétendument destinée à la jeunesse, mais qui s’adresse en fait à un public d’amateurs.
4Il faut ensuite attendre les années 1920 pour voir fleurir cinq ouvrages véritablement conçus pour les enfants ou les adolescents :
- L’adaptation d’Alphonse-Marius Gossez et Philéas Lebesgue, ornée de bois gravés par G. Chenin-Moselly, éditée par Gedalge en 192913.
- La version de Charles Gailly de Taurines, La Merveilleuse et très Plaisante Histoire des Quatre fils Aymon, chevaliers d’Ardenne : d’abord publiée à tirage restreint en 1928 dans les Cahiers ardennais, avec une préface littéraire de Jean-Paul Vaillant, elle est rééditée dans la Collection de l’Adolescence catholique de Georges Crès en 1929, avec des illustrations de Malo Renault, avant de connaître une nouvelle édition, bibliophilique, préfacée par Frantz Funck Brentano, aux Éditions de l’écureuil en 1936.
- Suivent l’adaptation d’Henri Berthaud, Les Quatre fils Aymon, chanson de geste du XIIIe siècle, éditée par Lanore en 193114 ; celle d’Édouard Ned, Les Quatre fils Aymon racontés aux enfants, avec des illustrations de Pierre Ickx, chez Lethielleux en 193715 ; et, enfin, la nouvelle version de Denis Sounac, La Merveilleuse histoire des quatre fils Aymon, publiée à Marseille en 194216.
5Ces six éditions sont les seules à assurer la diffusion et la pérennité de ce texte auprès de la jeunesse moderne : succès modeste au regard des seize éditions du Roman de Renart qui paraissent au cours de ces mêmes années.
6Les aventures d’Huon de Bordeaux arrivent en deuxième position avec cinq éditions dans la période considérée. Gaston Paris inaugure cette série avec les Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux, pair de France, et de la belle Esclarmonde ainsi que du petit roi de féérie Aubéron, mises en nouveau langage. L’ouvrage, publié par Firmin-Didot en 1898, est orné d’aquarelles de Manuel Orazi (1860-1934) et imprimé en caractères Grasset17. On note encore la traduction d’Édouard Chanal, Les Merveilleuses Épreuves du paladin Huon de Bordeaux, adaptation de l’Obéron de Wieland à la clientèle écolière et familiale, en 1899, chez Delagrave18 ; l’adaptation de Jules Gourdault, Huon de Bordeaux, chez Combet en 190519 ; et celle de Marie Butts, Les Aventures de Huon de Bordeaux, dans la série des Contes héroïques de douce France de Larousse, en 1922.
7Ogier le Danois n’a droit, semble-t-il, qu’à une seule adaptation, par la même Marie Butts, publiée par Larousse en 1913 sous le titre : Les Infortunes d’Ogier le Danois, rééditée toutefois en 1922, 1924 et 1950.
8D’autres titres sont publiés de manière isolée, que leurs illustrations destinent à un public large, enfants et adultes, les éditeurs jouant de cette ambiguïté : Aymeri de Narbonne, par C. Chacornac chez Lanore ; le Roman d’Amadis de Gaule par Lopes-Vieira et Phileas Lebesgue chez Aveline ; le Roman de Jean de Paris, par Gassies des Brulies chez Delagrave. Les Romans de nos aïeux sont également racontés par A. Meyrac, rédacteur en chef du Petit Ardennais, dans la Bibliothèque d’éducation littéraire d’Alcide-Picard en 1910. L’ouvrage comprend la Chanson de Roland, la Chanson d’Antioche, la Bataille de Hastings, les Aventures de Girard de Roussillon, le Roman de Tristan et Iseut.
9Le cycle arthurien est peu présent dans la première moitié du XXe siècle. Le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde apparaissent dans la collection des Livres roses pour la jeunesse de Larousse en 1911. Cela s’explique par le fait que cette série, lancée en 1910 à partir de la collection Stead éditée en Grande-Bretagne, propose dans un premier temps des adaptations des titres de la collection anglaise. On trouve aussi, en 1914, dans la série des Contes et légendes de tous les pays de Nathan, les Contes et récits d’Outre-Manche par Suzanne Clot (réédité en 1924). Mais c’est principalement la bande dessinée d’Harold Foster, le créateur de Tarzan, qui fera connaître aux jeunes Français les aventures de « Prince Valiant », chevalier de la Table ronde, de sa femme Aleta et de son fils Arn. La série, dessinée par Foster de 1937 à 1970 pour le New York Journal, a été traduite dans le magazine français Hop Là dès ses débuts en 1937.
2. Dans l’imagerie en feuilles et l’imagerie lumineuse
10À l’époque considérée, la circulation des images, du livre aux autres supports — imagerie en feuilles et imagerie lumineuse — est déjà un phénomène très répandu, notamment pour les contes (de Perrault et de Madame d’Aulnoy) et les romans (Robinson Crusoe et Don Quichotte). Néanmoins, l’examen des fonds du Musée des arts et traditions populaires et de la Bibliothèque nationale de France, à partir des catalogues publiés par Nicole Garnier20, et un sondage dans une riche collection privée ne livrent que quatre feuilles. Trois concernent l’histoire des fils Aymon : un bois colorié édité par Michel Rabier-Boulard au début du XIXe siècle, intitulé « Batailles, Combats et victoires des quatre fils d’Aymon »21 ; et deux planches comportant chacune quatre gravures coloriées, dues à François Georgin, éditées par Pellerin à Épinal en 1830 sous le titre : « Histoire des quatre fils Aymon »22 (ill. 3). Il s’agit d’un réemploi des bois qui ont servi à l’illustration du livret de colportage édité par la même maison, Histoire des Quatre fils Aymon, très-nobles, très-hardis et très-vaillans chevaliers, qui a connu sept éditions de 1820 à 1878 (ill. 4).
11Une autre planche, éditée par la fabrique de Pellerin en 1857, intitulée « Scènes de chevalerie », offre un pot-pourri d’épisodes tirés de différentes sources : « Chevaliers combattants » / Chevalier blessé / La forêt enchantée (Huon de Bordeaux ?) / Euricie délivrée par le chevalier Alceste (opéra de Gluck ?) / Mort du géant Alifanfaron (référence à l’épisode des moutons dans Don Quichotte ?) / » L’enchanteur en courroux change les deux chevaliers en bêtes » (collection particulière).
12La recherche est également décevante du côté de l’imagerie lumineuse. L’examen des plaques de lanterne magique du Conservatoire national des arts et métiers23 et du Musée national de l’éducation à Rouen (qui en possède huit cents)24, révèle que, comme dans l’imagerie en feuilles, la popularité de Geneviève de Brabant, ambassadrice privilégiée du Moyen Âge auprès de la jeunesse, évince celle des chevaliers, présentés dans cette histoire sous leur versant le moins glorieux.
13Il n’en est pas de même dans les livres, où les protagonistes — éditeurs, auteurs, illustrateurs — de ces romans séculaires déploient différentes stratégies pour adapter ces textes aux goûts, aux capacités et aux besoins supposés de la jeunesse moderne.
II. — LA CHEVALERIE À LA CONQUÊTE DE LA JEUNESSE MODERNE
14La qualité et le statut littéraires de ces nouvelles versions varient suivant les adaptateurs, leurs objectifs, leurs compétences et leurs talents, qui se révèlent très inégaux.
1. Des adaptateurs aux profils et aux motivations variées
15Les premières adaptations sont dues à des historiens et des érudits. Charles Marcilly, qui donne l'Histoire des quatre fils Aymon, très nobles et très vaillants chevaliers chez Launette, est membre de la Société française de numismatique et d’archéologie, éditeur scientifique de la Satyre Ménippée. Et c’est l’éminent philologue Gaston Paris, titulaire de la chaire de langue et de littérature française du Moyen Âge au Collège de France, qui rédige pour la jeunesse française l’histoire d’Huon de Bordeaux, éditée par Firmin-Didot en 1898. Par la suite, nous trouvons des auteurs aux intérêts plus éclectiques : Charles Gailly de Taurines (1857-1941), historien et homme de lettres, a publié une étude sur les mœurs féodales au temps des quatre fils Aymon dans la région rémo-ardennaise, avant de donner chez Crès sa Merveilleuse et très Plaisante Histoire des Quatre fils Aymon, mais on trouve également sous son nom un ouvrage sur les Aventuriers et femmes de qualité, une adaptation pour le théâtre d’Aucassin et Nicolette et une étude sur la nation canadienne et les populations françaises du nord de l’Amérique. Jules Gourdault (1832-191 ?), qui donne une adaptation d'Huon de Bordeaux en 1905, présente une œuvre tout aussi variée : historien, ancien collaborateur de la Revue des deux mondes de 1864 à 1872, il a publié des ouvrages sur Colbert, le Grand Condé, Sully, et donné une édition scientifique des Mémoires du cardinal de Retz ; voyageur, il est l’auteur de différents guides ; il a traduit et adapté des textes allemands et publié pour la jeunesse une Histoire de Gargantua et des Contes d’Andersen. Alphonse-Marius Gossez (1878-1940) est docteur ès lettres, enseignant dans le primaire. Georges Lebesgue (1869-1958), son collaborateur chez Gedalge, est poète, romancier, auteur dramatique, chroniqueur au Mercure de France. On rencontre aussi des auteurs dont les liens avec la littérature médiévale apparaissent plus lâches : ainsi, Marie Butts, traductrice et adaptatrice d’œuvres pour la jeunesse chez Larousse et chez Payot, applique ses talents aussi bien à Gargantua, aux Récits des temps bibliques, qu’aux aventures d’Ogier et d’Huon. Édouard Ned a sans doute rencontré les quatre fils Aymon en étudiant « l’énergie belge » ou « le type wallon dans la littérature », mais on s’explique moins comment Denis Sounac, journaliste dans un quotidien marseillais, et auteur de Sourires et larmes, en est venu à conter les exploits de Maugis et de Renaut.
16Les motivations de ces auteurs, de formations et d’intérêts différents, sont variées, mais s’organisent autour de quelques thèmes communs, généralement exposés dans leurs préfaces. Charles Marcilly s’attache à justifier la réédition d’un texte populaire ancien à l’adresse de la jeunesse au nom de la naïveté d’esprit et du goût pour le merveilleux que partageraient de toute éternité le peuple et l’enfant, idée chère à Michelet, mais qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, s’inscrit à contre-courant des tendances positivistes de la pédagogie républicaine. L’adaptateur en a pleinement conscience, qui prend soin de prévenir la critique en ces termes : « Pourquoi rééditer un vieux bouquin propre à amuser le peuple d’autrefois et qui fera hausser les épaules même à nos enfants, nourris de la saine doctrine de la science vulgarisée. Et pourquoi non ? Est-ce que l’humanité aurait changé tant que cela ? Est-ce que la fantaisie, l’impossible, le merveilleux n’auraient plus d’attraits pour elle ? ».
17Gaston Paris développe une argumentation plus éloquente pour présenter l’histoire d’Huon de Bordeaux, rappelant tout à la fois sa brillante fortune littéraire — « elle a plu à Spencer et à Shakespeare, elle a inspiré Wieland et Weber... » —, et son intérêt pédagogique : « ... elle est capable de ravir encore l’imagination curieuse des poètes et l’âme naïve des enfants [...] peu difficiles en fait de vraisemblance, peu soucieux de réalisme, peu curieux de psychologie raffinée, et qui dans les histoires aiment surtout les caractères tranchés, les sentiments généreux, les aventures merveilleuses, les péripéties émouvantes et veulent finalement le triomphe de la bonne cause et le châtiment des méchants. »
18Dans le cas de Grasset, ce sont des motivations personnelles qui entrent en jeu : l’illustration des Quatre fils Aymon, à laquelle il a consacré plus de deux ans de sa vie, de juin 1881 à novembre 1883, relève d'une évasion, d’un refuge devant l’industrialisation de la France, d’une haine pour les « constructions de fer » de son époque, d’une admiration aussi pour l’œuvre de restauration de Viollet-le-duc25.
19Le volume des Contes et légendes du Moyen Âge, publié par Marcelle et Georges Huisman chez Nathan en 1926, est, quant à lui, issu de la rencontre en 1913 de Pierre Nathan avec Georges Huisman, agrégé d’histoire et médiéviste, lors de leur service militaire. L’ouvrage devait s’inscrire dans la collection des « Contes et légendes de tous les pays » récemment lancée par l’éditeur. La guerre en a retardé la réalisation, d’autant qu’après sa démobilisation, l’historien n’a plus eu le goût d’écrire pour les enfants, passant la plume à son épouse — il s’était marié en 1920 — qui honora le contrat passé avec l’éditeur26.
2. Un éventail de supports éditoriaux
20Le statut et la qualité littéraires des adaptations varient également en fonction des supports éditoriaux qui les véhiculent. De ce point de vue, nous avons affaire à un éventail varié de produits qui, par leurs caractéristiques matérielles, leurs contraintes et leurs objectifs propres, éclairent d’un accent particulier tel ou tel aspect des œuvres qu’ils présentent au public.
21Au sommet de la production se trouve l’édition Launette, illustrée par Grasset, qui a fait l’objet d’un tirage de tête à deux cents exemplaires numérotés sur papier du Japon et de Chine. Ici, c’est l’illustration qui légitime la réédition de ce « pauvre vieux texte, écrit pour les humbles et qui n’aspirait pas à un pareil honneur typographique ». L’ouvrage ne semble pas avoir touché la jeunesse mais une petite frange d’admirateurs passionnés de Grasset, plutôt dilettantes dans le domaine du livre que bibliophiles avertis (selon Octave Uzanne). Les trois-quarts du tirage ordinaire ont été soldés27.
22Toutes les autres éditions citées s’inscrivent dans des collections pour la jeunesse :
23La série consacrée à la littérature ancienne et médiévale de Larousse, dans laquelle ont paru les versions d’Ogier le Danois et d’Huon de Bordeaux de Marie Butts, s’est constituée à partir de 1911 avec l’objectif d'offrir « une collection très intéressante et de haute valeur éducative, qui mette à la portée de la jeunesse, sous une forme à la fois très simple et très littéraire, les grandes épopées historiques ou légendaires de l’Antiquité et du Moyen Âge ». Une première série, les Contes héroïques de Douce France, proposait Flore et Blanchefleur, Berthe aux grands pieds, Roland le vaillant paladin, Les Infortunes d’Ogier de Danois ; une seconde, les Gestes héroïques de Douce France, a été inaugurée avec Jeanne, la bonne Lorraine en 1914. Après la Grande Guerre, en 1927, ces titres ont été réunis en une seule collection de Contes et gestes héroïques, d’où disparaît la « douce France », la collection (qui s’est peu développée) souhaitant désormais « initier la jeunesse de huit à quinze ans aux œuvres de la littérature universelle ».
24Les Contes et légendes du Moyen Âge, publiés en 1926 par Georges et Marcelle Huisman chez Nathan, s’inscrivent dans la collection, lancée en 1913 et toujours vivante aujourd’hui, des Contes et légendes de tous les pays, qui souhaitait « donner très tôt aux enfants accès à un certain nombre d’histoires séculaires qui participent de la culture générale, non seulement française, mais du monde entier et de toutes les époques ». Après les Contes populaires russes d’Ernest Jaubert et les Légendes et contes d’Alsace d’Émile Hinzelin, ont paru avant la première guerre mondiale les Contes et récits d’Outre-Manche de Suzanne Clot, faisant connaître les récits arthuriens, et les Épopées et légendes d’Outre-Rhin édités (inopportunément) en 1914. L’édition des Contes et légendes du Moyen Âge marque le redémarrage de la collection dans les années 1920, sous l’impulsion de Pierre Nathan, nouveau responsable des collections de littérature enfantine.
25Larousse et Nathan, qui sont des éditeurs de livres classiques, mettent l’accent sur la valeur instructive de leurs ouvrages ; dans les deux cas, épopées, chansons de geste, contes et légendes sont envisagés du point de vue de leur intérêt culturel et déclarés utiles à la formation intellectuelle de l’enfant, à la fois parce qu’ils constituent d’importants jalons de l’histoire littéraire (suivant Larousse) et parce qu’ils apportent des témoignages sur le « folklore » et la vie des civilisations (chez Nathan). Ces options répondent aux exigences nouvelles des pédagogues, que résume en 1928 Marie Lahy-Hollebecque dans son étude consacrée aux écrivains pour la jeunesse, Les Charmeurs d’enfants. Elle y forme le vœu « ... qu’au lieu que les contes soient livrés sans mesure à la crédulité de l’enfance, on s’en servît comme de thèmes démonstratifs pour l'histoire de la pensée humaine ». Les adolescents, en particulier, « devraient être mis à même d’en utiliser les données pour les rapprocher de leurs connaissances historiques ; ils s’apercevraient que collectionner (sic) des contes et des histoires populaires, loin d’être un jeu, est un moyen d’établir et d’étendre cette science toute moderne qui constitue une partie de l’ethnographie et que l’on nomme le folklore. »28
26La Collection de l’Adolescence catholique de Georges Crès, dans laquelle paraît en 1929 La Merveilleuse et très Plaisante Histoire des Quatre fils Aymon de Gailly de Taurines, est, pour sa part, placée sous la direction du chanoine Boyreau29. Classée par la Revue des lectures de l’abbé Bethléem parmi les collections « bienfaisantes à propager », elle s’honore de la haute bienveillance des plus grandes autorités religieuses. Son ambition est de publier chaque mois, à côté d’œuvres déjà connues, des ouvrages commandés à des écrivains catholiques contemporains, comme René Bazin ou Francis Jammes. L’histoire de « Saint-Renaut »30 trouve tout naturellement sa place dans ce programme. On notera enfin que la collection Roitelet, imprimée en Belgique, dans laquelle paraît l’adaptation d’Édouard Ned, Les Quatre fils Aymon racontés aux enfants, est éditée par Lethielleux, qui est également d’obédience catholique.
27La maison Gedalge qui publie le texte de Gossez et Lebesgue est, quant à elle, liée aux milieux de l’enseignement laïque, et compte beaucoup d’instituteurs parmi ses auteurs. Ses ouvrages sont souvent recommandés pour les livres de prix et les bibliothèques scolaires31. Le volume des Quatre fils Aymon figure sur ces listes : son cartonnage rouge et or, agrémenté d’une illustration de couverture en couleurs par Christian Fontugne, le destine tout particulièrement aux distributions de prix (ill. 5).
3. De la célébration à la modernisation des textes sources
28L’exemple des adaptations de l’histoire des quatre fils Aymon, texte majoritaire dans notre corpus, permet de mettre en évidence les modalités et dispositifs linguistiques et littéraires privilégiés par les auteurs pour adresser ce roman au public spécifique de la jeunesse.
29En premier lieu, le texte est enchâssé dans un appareillage pédagogique : introductions, préfaces, avertissements entendent initier les lecteurs au milieu dans lequel se déroulent les romans, vantent le génie des trouvères, soulignent « les beautés de la langue » et la portée littéraire des œuvres, offrant souvent des précisions sur leurs origines orales, leurs versions successives, leurs traductions et leurs adaptations théâtrales et littéraires. Ce paratexte historique est généralement complété par un appareil de notes ou un glossaire, qui explicitent les termes anciens ou techniques. Des explications insérées dans le cours du texte complètent cet encadrement pédagogique et didactique des récits.
30On note que tous les auteurs se font un devoir de citer leur source : l’ancienneté du texte ou l’aura scientifique de la version choisie est convoquée pour cautionner le sérieux de l’entreprise. Ces choix s’avèrent variés : Marcilly se réfère au texte publié par Pierre Garnier dans la Bibliothèque bleue en 1726 (troisième version modernisée signalée par Alain Robert32) : c’est le côté populaire, voire archaïque, du roman qui est ici mis en avant à l’adresse d’un public large, enfants et amateurs de livres illustrés. Gailly de Taurines, Gossez et Lebesgue, qui publient leur texte dans des collections à forte vocation pédagogique, s’appuient en revanche sur l’édition savante de Ferdinand Castets33, d’après le manuscrit de La Vallière, publiée en 1909. De même, Marie Butts cite des références lettrées : Raimbert de Paris34 pour Ogier le Danois et, pour Huon de Bordeaux, la version publiée en 1860 dans la collection des « Anciens poètes de la France »35. Denis Sounac prétend s’appuyer sur le texte de Froissart (1400), affirmant sans vergogne qu’il est le premier à proposer, « en langue française » (sic) et en prose, un récit complet.
31Mais tous les auteurs offrent en réalité des versions entièrement réécrites : modernisation de la langue, abrègement, segmentation, explicitation du texte, rationalisation des actions et des sentiments ou, au contraire, accentuation des éléments attractifs de la fiction (aventure et merveilleux), actualisation des épisodes, récupération idéologique et/ou politique des contenus sont les modalités privilégiées d’adaptation de ces textes au public enfantin.
32La réécriture en langage moderne, indispensable à la compréhension du texte par les jeunes lecteurs, prétend restituer la « saveur des originaux », suivant la formule consacrée. Cependant, des formulations comme « Bayard parcourait comme un ouragan les rues », ou encore « ce Renaut, il n’en fera jamais d’autres », ne sont pas rares. Seuls, Gossez et Lebesgue font effort pour restituer la teneur de l’ancien français, non sans frôler parfois le comique : « Écoutez, seigneurs, ce récit de haute noblesse. C’est l’histoire dite sans fausseté des quatre fils Aymon. Et jamais vous n’en ouïtes de plus belle... ».
33L’abrègement des textes est général, se justifiant suivant Marie Butts par « les fastidieuses digressions, les descriptions sans fin dont les trouvères alourdissaient les poèmes ». En vérité, le calibrage des collections exige ces remaniements. La version la plus courte de l'histoire des Quatre fils Aymon est celle d’Édouard Ned : quatre-vingt-seize pages divisées en treize courts chapitres. La plus longue est celle de Gailly de Taurines qui dépasse trois cents pages en petit format et compte quarante-cinq chapitres.
34La segmentation des textes en chapitres, numérotés et dotés d’un titre, est la règle : ces intertitres peuvent être thématiques (« Saint-Renaut à Trémoigne ») ou descriptifs, en forme de proposition complétive : « Comment Charlemagne prit par trahison le château de Montfort et comment le duc Aymon attaqua ses enfants. » Cette dernière formulation, propre à la fiction comique ou populaire suivant Genette, s’avère particulièrement bien adaptée au jeune public, dont elle stimule la curiosité.
35À l’attention des plus jeunes, on met en exergue la dimension merveilleuse de ces récits. Gailly de Taurines la souligne dans son titre, La Merveilleuse et très plaisante Histoire des quatre fils Aymon, consacrant un chapitre à la fée Oriande et au cheval Bayard. Chez Nathan, les histoires d Huon de Bordeaux et d’Ogier le Danois sont rassemblées sous le titre de « contes », dont elles adoptent les codes narratifs. Le miracle final de la charrette qui se meut seule vers Trémoigne est évoqué dans toutes les versions. Sounac renchérit même sur l’expression de ce merveilleux chrétien : c’est la bière qui se lève d’elle-même, sort de l’église et guide la procession, l’illustration ajoutant tout son relief à la scène (ill. 6).
36Ailleurs, on s’attache à réorganiser la matière originelle en une suite logique et chronologique d’aventures qui conforment ces récits aux lois et aux topiques du genre « romanesque » contemporain, l’illustration contribuant à cette modernisation du roman médiéval : ainsi, dans l’ouvrage de Gailly de Taurines, les protagonistes de « la fuite par le souterrain » affichent des figures de conspirateurs, qui semblent tout droit sortis d’une bande dessinée américaine, genre qui fait son entrée en France à la même époque (ill. 7).
4. De la réécriture à la relecture : usages pédagogiques
37Un autre dispositif d’adaptation à la jeunesse passe par le rajeunissement des héros. À propos de l’adoubement des quatre frères, Gailly de Taurines note qu’« en quittant pour la première fois leur mère, ces enfants étaient un peu émus ». L’illustration, conformément au texte, met en scène de jeunes garçons.
38Dans le même ouvrage, un accent particulier est mis sur les scènes familiales, qui font l’objet de chapitres spécifiques et d’illustrations appropriées : « Une mère, la duchesse Aude » ; « Les quatre fils et leur mère » ; « Encore le père et ses fils » ; « Renaut montrait à ses fils les belles images peintes sur un manuscrit » : « Le duc Aymon grand-père » (L’homme s’écrie : « Des petits enfants. L’espoir de ma vie toute entière »). Ce type de stratégie, qui facilite l’identification des lecteurs avec les héros de l’histoire, œuvre parallèlement à la transmission des valeurs familiales : union des frères, amour maternel, souveraineté de l’autorité paternelle. La majorité des auteurs tendent à faire de l’histoire des quatre fils Aymon une forme d’exemplum. Pour Gossez et Lebesgue,
« ... elle a été, aux époques où n’existaient ni la presse ni le cinéma, un merveilleux instrument d’éducation [...] L’essentiel de notre culture morale séculaire trouve là sa source la plus pure. Obéissance au suzerain par respect de la foi jurée, conquête de toutes les dignités par le courage viril et le don de soi, obligation pour le maître d’être juste, pour le vassal de se soumettre, en dépit de la légitimité de certaines révoltes [...] Telle est l’œuvre que nous avons entrepris de mettre à la portée de la jeunesse de notre temps [...] qui a peut-être plus besoin qu’aucun autre de voir la restauration des valeurs morales ».
39Il s’agit donc de présenter à la jeunesse une version moralisée de ces textes ponctués de vengeances, de vols et d’assassinats. L’une des stratégies consiste à introduire une trame logique dans les conduites erratiques et impulsives des protagonistes : Sounac, par exemple, supprime l’épisode de l’insulte de Bertholaï à l’adresse de Renaut (« fils de ribaude »), qui déclenche la violence de ce dernier, et tourne l’épisode en invoquant la légitime défense du héros principal : « Renaut avait pris l’échiquier de marbre et d’un coup avait broyé le crâne de Bertholaï qui tentait de le prendre en traîtrise ». Dans les collections catholiques, l'accent est mis sur l’épisode du repentir et de la pénitence de Renaut. Gailly de Taurines propose, pour sa part, de lire l’histoire comme une ode à la paix : « Le geste du chevalier jetant aux orties sa glorieuse bannière pour s’acheminer vers l’asile du repentir en s’accusant d’avoir tué trop d’hommes pourrait servir d’emblème à la Société des Nations ». Les deux illustrations qui ponctuent le début et la fin du récit — des branches d’olivier — appuient le message (ill. 8).
5. Actualisation des romans : détournements et mystifications
40De façon plus insidieuse, la volonté d’interpeller, de séduire ou d’amuser le jeune lecteur contemporain conduit aussi les auteurs à des intrusions en tous genres dans le texte. Gailly de Taurines, par exemple, campe ce dialogue entre Maugis, qui « porte la main à son oreille », et Renaut (chap. XXIV).
41— Qu’écoutes-tu ? lui demande Renaut.
— Ce qui se fait en ce moment à Paris.
— À Paris, et tu entends ?
— Parfaitement
— Qu’est-ce donc cela ?
— Une chose bien facile aujourd’hui pour moi et, dans un avenir qui m’est connu, le deviendra pour tout le monde.
42Conséquence de ces pratiques d’intervention sur l’hypotexte, les anachronismes sont fréquents, comme dans l’ouvrage de Denis Sounac, qui met en scène deux missi dominici (« c’est-à-dire, précise le texte, deux représentants de l’Empereur chargés de contrôler le territoire »), perdus dans la forêt : les deux hommes décident une pause et en profitent « pour regarder la carte ».
43La récupération idéologique de ces textes, sur lesquels on applique une trame d’actualité n’est pas rare : Gailly de Taurines ne voit-il pas dans les fils Aymon les ancêtres des poilus ! Leur détournement politique constitue un cas extrême qui se rencontre, par exemple, dans le texte d’Édouard Ned, commentant en ces termes — en 1937 — le complot des ouvriers pour tuer Renaut à Cologne : « Il n’y avait pas encore de syndicats en ce temps-là. Mais il y avait déjà de mauvais ouvriers qui s’entendaient pour évincer les bons ».
44D'une façon générale, la chevalerie médiévale est appelée à servir la restauration de la fierté nationale après la défaite de 187036, à soutenir l’entreprise républicaine d’encadrement idéologique de l’enfance. Si ce propos n’apparaît pas dans la préface de Marcilly en 1883, il est en revanche bien présent chez Gaston Paris à la fin du siècle, qui nous présente Huon de Bordeaux comme « un type absolument français, avec son courage aventureux, sa loyauté à toute épreuve, sa générosité confiante, et aussi son étourderie, son imprudence, et cette légèreté de cœur [...] qui cause ses malheurs sans lui enlever notre sympathie ». Fait remarquable, ce topos ne disparaît pas après la première guerre mondiale. Le roman de chevalerie continue de servir la cause nationale : pour Gailly de Taurines, l’épopée ardennaise des quatre fils Aymon « reflète les qualités propres d’une race, chères à la patrie : loyauté et ténacité, et ces sentiments vifs d’indépendance et de justice. » Pour Marcelle et Georges Huisman, ces histoires « portent en elles tous les parfums de notre veille terre de France [...] les vertus héroïques des paladins qui entouraient Charlemagne et celles des robustes barons qui bataillèrent sans fin pour arracher notre pays aux infidèles du nord et du sud ». Pour Lunck-Brentano, les quatre fils Aymon incarnent « les plus nobles, les plus fières et les plus pures aspirations de l’âme française ». Gossez et Lebesgue, pour qui « nulle part l’âme française, dans l’impulsivité de ses élans généreux, n’a été mieux peinte », distinguent même dans cette histoire les sources d’un romantisme national, « preuve que, contrairement à ce que l’on enseigne couramment, le mouvement romantique, ramené chez nous au XIXe siècle par les influences septentrionales, n’a point de sources étrangères et qu’il est aussi un produit du sol français, quant à ses origines profondes. Au Moyen Âge, la France a créé des formes inédites de civilisation. Le secret de notre longue hégémonie spirituelle réside là, et nous avons le devoir de ne pas oublier d’où nous sommes issus ». Dans le prolongement de ces lectures, Sounac, durant la seconde guerre mondiale, verra dans Charlemagne l’incarnation de la brutalité teutonne : « Sans doute il avait gardé à l’envers de son âme, malgré l’apaisement imposé par la religion chrétienne, un ferment de passion sauvage apporté par les Francs du fond des forêts germaniques ».
6. Styles et fonctions de l’illustration
45L’illustration, omniprésente dans tous ces livres, assume ici une double fonction de relecture et d’adaptation des textes pour leur nouveau public. Pour reprendre le cas de l’histoire des quatre fils Aymon, représentatif des choix des illustrateurs, deux options se rencontrent : celle, exceptionnelle, d’Eugène Grasset, qui s’appuie sur un texte ancien pour promouvoir un art nouveau ; et celle des artistes de l’entre-deux guerres qui, pour la plupart, jouent sur le registre du pastiche.
46Dans l’édition Launette de 1883, l’illustration de Grasset justifie l’édition du « pauvre » texte, mais c’est l’ancienneté de ce texte qui étaye les aspects expérimentaux et novateurs de l’illustration. L’ouvrage est, en effet, le fruit d’une prouesse technique : pour reproduire les deux-cent-vingt-neuf dessins de Grasset, on a fait appel pour la première fois à un procédé de photogravure en couleurs, mis au point par Charles Gillot. Le livre se présente comme un manifeste des libertés permises par cette nouvelle technique.
47D’autre part, Grasset propose des formules illustratives inédites à une époque où la question de l’illustration littéraire, de son statut et de ses fonctions, soulève des polémiques dans les cercles d’amateurs. Il ne remet pas en cause la conception traditionnelle de l’illustration comme traduction visuelle, mise en lumière d’un texte, mais il bouscule les usages du livre illustré : ici, image narrative et image ornementale sont mêlées ; les illustrations investissent et débordent les encadrements du texte et de l’image, empiètent sur les marges. Texte et image eux-mêmes se fondent en un même registre : le texte, présenté en cartouche, relève de l’image, leurs plans se superposent, se recouvrent, se répondent. Le principe d’homogénéité des genres est balayé : créatures comiques, barbares, oniriques, scènes cocasses ou dramatiques, architectures, paysages, figures géométriques, frises de végétaux se mélangent dans un grand éclectisme. Une science d’ingénieur et d’architecte, qui vise à la reconstitution des villes, des forteresses, des combats, des costumes et des armures, voisine avec un goût de l’anecdote et du pittoresque. L’exigence d’homogénéité stylistique est également mise à mal : le Moyen Âge est signifié ici par des ornements d’inspiration celtique, un style « dragon », en vogue en Europe du nord à cette époque, et dont Grasset a été le promoteur en France : y dominent l’asymétrie, l’entrelacs et les motifs zoomorphes (ill. 9 et 10). Ces éléments voisinent, sans souci de chronologie, avec des paysages japonisants, traversés de nuages et de canards sauvages, au dessin simplifié et sans profondeur. Enfin, une flore décorative, parfois envahissante, annonce l’art nouveau, dont Grasset sera l’un des théoriciens.
48Cette fantaisie ne se retrouve plus dans les ouvrages de l’entre-deux guerres, où les illustrateurs s’appliquent à pasticher, non sans talent, les xylographies des premiers temps de l’imprimé : la gravure sur bois, utilisée pour l’illustration de la Bibliothèque bleue pendant trois siècles, et qui connaît un regain de faveur dans l’édition française de l'époque, trouve ici un terrain de prédilection. Les vignettes de Guy Arnoux (1886-1951), de Malo Renault (1870-1938), de G. Chenin-Moselly (peut-être la fille d’Émile Chenin-Moselly, 1870-1914), conjuguent les charmes naïfs des vieux livres imprimés et les grâces des miniatures médiévales qu’elles tentent d’imiter. Mais on ne retrouve pas dans les romans de chevalerie l’abondance, la diversité et la fantaisie qui se rencontrent à la même époque dans les éditions du Roman de Renart, ni la même attention portée à l’ornementation et à l’illustration typographique. Ces textes n’ont pas inspiré les grands illustrateurs de cette première moitié du XXe siècle comme Job ou Hansi qui, pourtant, se sont intéressés à la période médiévale, ni suscité d’album. Différents facteurs peuvent expliquer cette pauvreté : la modestie des collections qui ont véhiculé ces romans, et surtout, la vocation pédagogique et idéologique dont la Troisième République les a investis, principale justification de leur présence dans l’édition pour la jeunesse de cette première moitié du XXe siècle.
Notes de bas de page
1 Montaigne, « De l’institution des enfants » : « Car des Lancelots du lac, des Amadis, des Huons de Bordeaus, et tel fatras de livres à quoy l’enfance s’amuse, je n’en connaissois pas seulement le nom... », dans Essais, livre I, chap. XXVI, éd. M. Rat, Paris, Garnier, 1962, t. 1, p. 190.
2 R. de Lucinge, La Manière de lire l’histoire, Paris, J. de Sanlecque, 1614 ; éd. critique par M. J. Heath, Genève, Droz, 1993.
3 V. Jameray-Duval : « Je parcourus avec une extrême avidité toutes les bibliothèques du hameau. J’en feuilletai tous les auteurs et bientôt, grâce à ma mémoire et à mon peu de discernement, je me vis en état de raconter les merveilleuses prouesses de Richard sans peur, de Robert le Diable, de Valentin et Orson et des quatre fils Aymon », dans Mémoires, éd. J.-M. Goulemot, Paris, Le Sycomore, 1981, p. 191-192.
4 Histoire de Pierre Terrail dit le Chevalier Bayard, sans peur et sans reproche, par M. Guyard de Berville, Paris, Giffart, 1760. Voir M.-A. Lenoir, « L’Institutrice et son élève ou dialogues à l’usage des jeunes demoiselles », Londres, de l’imprimerie de Baylis, 1798, t. 1, p. 177-188. Cité dans Le Magasin des enfants : la littérature pour la jeunesse (1760-1830), par I. Havelange, S. Le Men et M. Manson, Ville de Montreuil, 1989, p. 89.
5 M.-T. Latzarus, La Littérature enfantine en France dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, P.U.F., 1923.
6 De 1 436 titres publiés en 1884, la production tombe progressivement à 230 titres en 1908.
7 Voir A. Renonciat, « Les éditions pour la jeunesse du Roman de Renart dans la première moitié du XIXe siècle », dans Renart de male escole, dir. F. Marcoin, E. Poulain-Gautret, Centre de Recherches Littéraires « Imaginaire et didactique », université d’Artois, Les Cahiers Robinson, n° 16, Arras, 2004, p. 79-97.
8 L. Gautier, La Chanson de Roland, texte critique, traduction et commentaire, grammaire et glossaire, Tours, A. Mame et fils, 1875.
9 L. Gautier, La Chanson de Roland, texte critique, traduction et commentaire, grammaire et glossaire. Édition classique à l’usage des élèves de seconde, Tours, A. Marne et fils, 12e édition en 1883.
10 Signalons, notamment, la libre adaptation de H. de Brisay en 1896 : L’Aventure de Roland ; l’adaptation de M. Butts, Roland, le vaillant paladin, illustrée par F. Fau, dans la série des Contes héroïques de la douce France, Paris, Larousse, 1911 ; celle de M. et G. Huisman dans Contes et légendes du Moyen Âge français, Nathan, 1926.
11 M.-D. Leclerc en a dénombré plus de cent éditions. Voir « Les Quatre fils Aymon dans la Bibliothèque bleue. Analyse éditoriale et essai de classification », dans Entre épopée et légende : Les quatre fils Aymon ou Renaut de Montauban, dir. D. Quéruel, Langres-Saints-Geosmes, D. Guéniot, 2000, t. 2, p. 121-135. Au XIXe siècle, on trouve encore ce texte en livrets chez la Veuve André à Troyes (1810-1828), chez Lecrène-Labbey à Rouen (1811-1823), chez Chaillot à Avignon (1812), chez la Veuve Navarre à Toulouse (s.d.), chez Deckherr à Montbéliard (1844), chez Blocquel et Castiaux à Lille (1852, réédité en 1866), et chez Pellerin à Épinal où il fait l’objet de six éditions entre 1820 et 1878. 11 est également édité en volumes : en 1827 chez Lugan (réédité jusqu’en 1872), en 1845 chez Moronval, en 1857 chez Le Bailly (réédité jusqu’en 1870), ou encore en 1862 chez Bernardin-Béchet (réédité en 1868).
12 J.-P. Brès, Histoire des quatre fils Aymon, Paris, Louis Janet, 1827.
13 A.-M. Gossez et P. Lebesgue, Les Quatre fils Aymon. Bois gravés par G. Chenin-Moselly, Paris, Gedalge, 1929, in 4°, 279 p.
14 H. Berthaud, Les Quatre fils Aymon, chanson de geste du XIIIe siècle, F. Lanore, 1931, in-8°, 289 p.
15 É. Ned, Les Quatre fils Aymon racontés aux enfants, ill. P. Ickx, Paris, Lethielleux, 1937, in-16°, 108 p. (collection Roitelet).
16 D. Sounac, La Merveilleuse Histoire des quatre fils Aymon (nouvelle version), ill. de Haguy, Marseille, 1942.
17 Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux, pair de France, et de la belle Esclarmonde ainsi que du petit roi de féérie Aubéron, mises en nouveau langage par Gaston Paris. Aquarelles de Manuel Orazi, Paris, Firmin-Didot, 1898.
18 Les Merveilleuses Épreuves du paladin Huon de Bordeaux, adaptation de l’Obéron de Wieland à la clientèle écolière et familiale, par Édouard Chanal, Delagrave, 1899. Réédité en 1902.
19 J. Gourdault, Huon de Bordeaux, Paris, Combet, 1905. Réédité chez Boivin en 1931.
20 L’Imagerie populaire française. Inventaire par Nicole Garnier, t. 1. « Gravures en taille-douce et d’épargne », et t. 2, « Images d’Épinal gravées sur bois », Musée national des arts et traditions populaires, Paris, éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1990.
21 Ibid., t. 1, p. 99, n° 144, repr. Bois de fil colorié au pochoir sur papier vergé. Édité entre 1812 et 1837 à Orléans chez Rabier-Boulard. Musée des arts et traditions populaires, Paris : 79.51.1 E.
22 Différents tirages se trouvent au Musée des arts et traditions populaires, reproduits dans l’ouvrage de N. Garnier, t. 2, p. 250, n° 1004 (À Épinal, chez Pellerin, imprimeur-libraire, A.T.P. 51.72.17.C) et 1005 (Fabrique de Pellerin, imprimeur-libraire à Épinal, A.T.P. 65 75 391 C) : bois de fil coloriés au pochoir sur papier vergé.
23 Lanterne magique et fantasmagorie, inventaire des collections par E. Picard et F. Levie, Paris, Conservatoire national des arts et métiers, 1990.
24 A. Renonciat, Images lumineuses. Tableaux sur verre pour lanternes magiques et vues sur papier pour appareils de projection, Collections du Musée national de l’éducation, Institut national de la recherche pédagogique, Musée national de l’éducation, Rouen, 1995.
25 Voir A.-M. Robertson, Grasset, pionnier de l’art nouveau, Lausanne, Éditions 24 heures/Paris, Bibliothèque des arts, 1981.
26 I. Weiland, Les Éditions Fernand Nathan..., p. 108, d’après des interviews sur cassettes de Denis Huisman et de Madame Georges Huisman, réalisées par Betty Schmidt.
27 A. Coron, Des livres rares depuis l'invention de l’imprimerie, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 1998, p. 264, n° 213.
28 M. Lahy-Hollebecque, Les Charmeurs d’enfants, Préface de M. Édouard Herriot, Paris, Éditions Baudinière, 1928, p. 29-31.
29 Curé de Notre-Dame du Rosaire à Paris.
30 Cette appellation apparaît, avec cette orthographe fautive, dans le dernier chapitre de l'adaptation de Gailly de Taurines, qui relate un miracle lié à l’enterrement de Renaut. La préface de Jean-Paul Vaillant (1897-1970) à la première édition de ce texte dans la collection des Cahiers ardennais (1928) nous permet d’en comprendre l’origine. L’écrivain et poète ardennais y souligne en effet que les Bollandistes (un groupe de Jésuites, installés en Belgique, qui ont produit depuis 1643 un nombre important d’ouvrages hagiographiques) ont identifié Saint Reynold de Cologne avec le héros du roman. Le moine Reynolt, mort en 960, est considéré comme martyr parce que les tailleurs de pierre de la cathédrale, dont il avait la direction, se liguèrent contre lui et le tuèrent. L’épisode est repris par Gailly de Taurines dans les deux derniers chapitres de sa version, où Renaut est aussi appelé « l'ouvrier de Saint-Pierre ».
31 Voir « Liste des ouvrages admis par la Commission des bibliothèques de l’Enseignement primaire », dans Bulletin administratif du Ministère de l’Instruction publique, années 1925 à 1930.
32 A. Robert, « Classification et bibliographie sommaire des éditions des Quatre fils Aymon dans la Bibliothèque bleue », dans Entre épopée et légende..., t. 2, p. 137-146.
33 Les quatre fils Aymon, chanson de geste, publiée par F. Castets, Montpellier, Coulet et fils, 1909.
34 Raimbert de Paris, La chevalerie Ogier de Dannemarche, éd.]. Barrois, Paris, Techener, 1842 (Romans des douze pairs, 8-9).
35 La série des Anciens poètes de la France a été publiée en neuf volumes, de 1859 à 1866, à Paris chez Vieweg, sous la direction de François Guessard (1814-1882). Huon de Bordeaux, constitue le volume 5, publié en 1860, sous la responsabilité scientifique de Charles de Grandmaison (1824-1903).
36 Voir notamment C. Amalvi, Les Héros de l’histoire de France, le Panthéon scolaire de la Troisième république, Paris, Phot’œil, 1979 ; P comme patrie, exposition du Musée national de l’Éducation, réalisée par Yves Gaulupeau, préface de Serge Chassagne, Rouen, 1988-1989.
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