Un acteur de la mémoire judiciaire urbaine : le conseiller pensionnaire dans les villes du Nord de la France (XIVe – XVIIIe siècle)
p. 207-216
Résumé
Doués d’une compétence juridictionnelle d’envergure, les collèges échevinaux des villes du Nord de la France rendent la justice en matière civile et criminelle. Les magistrats municipaux sont assistés par une administration mise en place autour des scribes, afin de permettre la poursuite de l’instruction des procès malgré le renouvellement des juges scabinaux. À partir du XIVe siècle, la procédure écrite est généralisée à l’ensemble des plaids judiciaires et les offices municipaux de justice se multiplient : un nouvel officier apparaît, issu du monde des clercs, mais avec des compétences juridiques supplémentaires, le conseiller pensionnaire.
La principale mission assignée au pensionnaire est d’être présent lors des délibérés pour y donner un avis. Toujours gradué à partir du XVe siècle, le pensionnaire exerce auprès des magistrats, comme officier subalterne, un rôle de conseiller de premier ordre. Nommé à vie, il forme avec les clercs et les procureurs un bureau permanent, chargé de conserver les registres judiciaires et de faire connaître aux échevins la jurisprudence municipale.
En raison de ses fonctions, il peut être considéré au sein des corps de ville comme le principal acteur de la mémoire judiciaire urbaine. La surveillance des archives, leur organisation, leur inventaire voire leur déplacement relèvent de la direction du pensionnaire. Matériellement, le conseiller est donc le premier archiviste stable des communes. De plus, à partir du XVIe siècle, pour faciliter la connaissance d’une jurisprudence qui s’accroît, le pensionnaire élabore les premiers répertoires de jurisprudence municipale, pour leur usage personnel. Enfin, ce juriste pointe les articles qui ne sont plus appliqués par les juges ou mentionne le sens dans lequel la jurisprudence les interprète.
Texte intégral
1Du XIVe au XVIIIe siècle, à côté des magistrats, les principaux acteurs de la mémoire urbaine appartiennent au monde des clercs. Dans les villes du nord de la France, sous l’Ancien Régime, émerge au milieu des clercs une figure peu connue, celle du conseiller pensionnaire1 : celui-ci participe, par ses fonctions, à la mémoire judiciaire échevinale. Afin d’apprécier la place respective des différents officiers municipaux au sein de l’institution judiciaire échevinale, rappelons les particularités de la justice urbaine.
2La ville est, juridiquement, une enclave dans le plat pays. Elle l’est surtout par les dérogations dont elle bénéficie par rapport aux institutions de droit commun. En ce sens, la ville se singularise par une juridiction propre aux hommes libres : ceux-ci échappent au cadre ordinaire de l’ancien pagus, et, plus tard, du bailliage2. L’échevinage, en effet, est avant tout une juridiction3 : sa vocation est de juger4. Les échevins sont des juges avant d’être des gouvernants. Une procédure – un « style » – leur est propre. Ce privilège juridictionnel donne vraiment un relief particulier à la communauté des bourgeois.
3Les magistrats qui composent l’échevinage sont donc des juges : ils rendent un judicium. C’est leur manière de prendre une décision : il y a des jugements contentieux aussi bien que gracieux. Remarquons qu’en matière réglementaire, la décision échevinale est prise selon les mêmes modalités que celles d’un jugement.
4Tant que la procédure est orale, la sentence n’est pas écrite. Le jugement est toujours prononcé publiquement par le collège échevinal, dans la « halle »5, et particulièrement dans la « salle », accessible à tous6. Prononcée publiquement, la sentence peut ainsi être connue par la suite en recourant au témoignage des magistrats présents, ou des officiers qui les assistaient, voire de toute personne présente lors du prononcé. Chacun en témoignerait s’il en était requis7.
5La pratique judiciaire évolue cependant et la procédure écrite s’impose progressivement car l’absence d’écrits présente en effet des difficultés. C’est ce que rappelle Charles V dans une lettre qu’il adresse à la ville de Lille, en 1368 : « Il est avenu que les aucuns des diz eschevins sont aléz de vie a trespassement et les autres en leurs marchandises et ailleurs, et aussi les diz eschevins sont renouveléz d’an en an, et ne pevent estre eschevins que un an, suiant qui, par ce, ne pevent savoir justement les plaidoiries que leurs devanciers eschevins ont eu et oy par devanlt eux, dont plusieurs inconveniens se pourroient ensuir. »8 L’obligation de rédaction, qui s’ensuit, ne concerne pas ici encore la sentence, mais seulement les pièces des parties au procès : l’écrit est envisagé avant tout comme un aide mémoire. Or l’écrit a pour conséquence le développement des offices de clergie. Toutefois, le progrès de la procédure écrite n’est pas la seule explication de l’accroissement du nombre des clercs de ville. L’écrit se développe aussi en raison des autres compétences échevinales qui expliquent l’établissement des « registres aux bourgeois », des registres comptables, des « registres aux délibérations », des « registres mémoriaux », etc. Ainsi, une mention d’un clericus scabinorum apparaît dès 1207 à Douai9. Dans cette même ville, le nombre des clercs est ensuite porté à deux au cours du XIIIe siècle et enfin trois au siècle suivant. Leur nombre se stabilise à deux au XVe siècle10.
6D’une manière générale, le clerc est le préposé à l’écrit. Il est le scribe. Il devient plus tard le greffier, celui qui est chargé d’enregistrer les sentences judiciaires, d’en délivrer les copies et de veiller à leur conservation. Le clerc est donc, selon l’expression consacrée, celui qui doit « soigner les registres »11. Les clercs de ville ne sont pas toujours des scribes anonymes. Certains accèdent, en effet, à la notoriété par leur labeur. Ainsi, à Lille, Jean Roisin12 compose le coutumier de l’échevinage à la fin du XIIIe siècle : c’est le très célèbre Livre Roisin13. Toutefois, si la tradition municipale donne son nom à l’ouvrage, on ignore dans quelle mesure ce clerc a participé à la conception, au-delà de la simple rédaction. À la même époque, à Saint-Omer, les clercs composent également un registre aux bans et, au XIVe siècle, un cartulaire municipal14.
7La tâche du clerc de ville, en tant que « greffier », est difficile à déterminer avec précision dans les villes du Nord. Si le nom des clercs est connu, ainsi que le montant de leurs gages et leur statut à partir du XVe siècle, il n’est pas aisé, en revanche, d’établir avec précision la procédure d’enregistrement. D’une part, les registres de sentences sont mal conservés. D’autre part, les registres qui l’ont été offrent parfois un aspect désordonné : il n’est pas rare de consulter des ouvrages factices, composés de feuilles cousues entre elles. Faut-il considérer ces documents comme des minutes ? De surcroît, aucun seing manuel n’apparaît.
8Même si l’on sait peu de choses, la mémoire judiciaire écrite est principalement l’œuvre des clercs de ville15, ces scribes qui deviennent les greffiers16. Ainsi fonctionnent les chancelleries urbaines17. Un acteur complémentaire apparaît néanmoins dans les grandes villes drapières septentrionales. Issu du monde des clercs, cet officier s’en dégage progressivement, tout en en conservant quelques caractères : il s’agit du conseiller pensionnaire. Pour mesurer le rôle de cet officier dans la mémoire judiciaire, il est nécessaire d’analyser sa distinction progressive de l’office de clergie, et de présenter ensuite succinctement ses fonctions judiciaires.
I. — Le conseiller pensionnaire, « un maître clerc »
9L’expression « maître clerc », parfois attribuée au conseiller pensionnaire, rappelle que le groupe des clercs de ville n’est pas complètement homogène. Si le conseiller pensionnaire a plusieurs points communs avec les scribes, la spécialisation permet de mieux distinguer les officiers municipaux à la fin du Moyen Âge.
1. Conseillers pensionnaires et clercs au service de la juridiction municipale
10Les clercs « ordinaires » de ville cohabitent, à partir du XIVe siècle, avec un nouvel officier dont l’attribut de conseiller permet de le distinguer dans les sources municipales. Si, dans les dépouillements effectués, il apparaît que le conseiller de ville a des tâches autres que judiciaires – elles sont nombreuses –, il faut pourtant remarquer sa présence continue dans la procédure judiciaire. À ce titre, le conseiller de ville participe à la même tâche que les clercs. Deux points, en effet, leur sont communs : le travail des écritures et le conseil dans la délibération judiciaire.
11Il est remarquable de constater qu’aux XIVe et XVe siècles, clercs et conseillers participent tous à la rédaction des écrits en matière judiciaire. Les écritures des conseillers font l’objet d’une rémunération18, répertoriée dans les comptes. On voit également les conseillers rédiger des actes qui relèvent de la juridiction gracieuse des échevins : en 1398, Thomas Du Clerc, conseiller de Douai, rédige par exemple des lettres scellées19. Toujours au XIVe siècle, le conseiller de Valenciennes, Nicole de Dury, reçoit également son salaire pour l’écriture de plusieurs lettres scellées20. Il est difficile de connaître leur participation à l’écriture des sentences à l’élaboration desquelles, en revanche, ils apportent leur concours.
12Les sources municipales montrent qu’entre le XIVe et le XVe siècle, les villes ont modernisé leur personnel. C’est ainsi qu’elles ont érigé un nouvel office de clerc-conseiller21. Celui-ci, comme son nom l’indique, doit davantage aider les échevins dans leur prise de décision : on lui demande une plus grande assistance. Cet officier, en effet, ne fait pas que prêter sa plume : il prête aussi toute son intelligence au collège échevinal. Le conseil qu’il fournit ne se limite pas aux procès traités par les échevins, mais, au-delà, il embrasse toute la vie juridique, politique, constitutionnelle et diplomatique de la ville. En matière judiciaire, le conseiller est invité par les échevins à participer aux délibérés : c’est dans le cadre du huis clos que le pensionnaire donne son conseil. C’est alors le seul officier présent auprès des magistrats qui délibèrent. Il a voix consultative22. Sa présence pallie les difficultés nées de l’annualité des fonctions échevinales. Face à des échevins qui se succèdent tous les ans, obligés, de surcroît, d’attendre deux années pour pouvoir à nouveau être élu, l’officier est garant de la stabilité. En ce sens, il apparaît comme celui qui transmet la pratique judiciaire aux échevins successifs. Il n’est pas rare, de plus, que le conseiller exerce ses fonctions pendant plusieurs décennies.
13Si le conseiller participe aux écritures des clercs ordinaires, ces derniers peuvent aussi conseiller les échevins s’ils en sont requis. En fait, les magistrats ont le droit de solliciter le conseil de toute personne idoine : leurs officiers, bien sûr, mais aussi des magistrats d’autres villes ou encore des avocats. Bien entendu, par commodité, bourgeois et officiers sont le plus souvent sollicités. Ainsi, l’officier chargé de maintenir une trace écrite du jugement n’est pas totalement exclu de la formation de ce jugement.
14Ces deux exemples, écritures et conseil, sont les deux facettes de la mémoire judiciaire : l’écrit est nécessaire à la maintenir, mais on a besoin, quand même, d’un intermédiaire pour en raviver la mémoire. La participation commune des conseillers et des clercs à la procédure judiciaire, aux XIVe et XVe siècles, indiquent aussi que la spécialisation des tâches n’a pas encore été complètement effective. Tous les « officiers permanents », selon l’expression municipale, participent au même service. D’ailleurs, le serment de fonction qu’ils prêtent est, sur le fond, identique. À quoi s’engagent-ils, eux dont les titulatures sont si distinctes ? À être droit et loyal ; à conseiller la ville « à leur sens et pouvoir » ; à garder le secret du conseil. C’est le substrat de tout engagement dans une fonction publique. Cette similitude est remarquable dans le recueil de serments inséré dans le Livre Roisin, à Lille23, comme dans le Livre aux serments de la ville d’Arras, composé au XIVe siècle24. Ces serments expriment l’idée d’une participation générale des auxiliaires des échevins à leur mission judiciaire. Tous concourent à la mémoire judiciaire, en sus des magistrats.
15Néanmoins, la tendance à la spécialisation finit par s’imposer : le conseiller se démarque de plus en plus des clercs, chacun se voyant attribuer des tâches précises.
2. La spécialisation des acteurs de la mémoire judiciaire
16Le phénomène remonte au milieu du XVe siècle. D’une part, l’ensemble des grandes villes des comtés d’Artois, de Flandre et du Hainaut, se dotent de conseillers pensionnaires. L’office est généralisé. L’officier reçoit sa titulature définitive : après avoir été appelé « clerc conseiller », « avocat conseiller », « clerc souverain », « maître clerc » et tout simplement « conseiller », il se voit appliquer l’expression « conseiller pensionnaire »25. De même, dans les territoires flamingants, on en trouve la traduction littérale raad pensionaris. D’autre part, on relève pour cette époque la publication de règlements précisant les tâches des clercs et surtout les tarifs auxquels on les astreint. Ainsi, à Lille, en 1455, un acte échevinal précise les « appointements touchant les clercs »26. Chaque clerc reçoit une compétence. Le second clerc compile, par exemple, les pièces des parties et en délivre les copies. De plus, les clercs ont des compétences dans le déroulement du procès : ils tiennent le « rolle des présentations des causes » ainsi que les registres des plaidoiries et des enquêtes27. C’est d’ailleurs à la fin du XVe siècle qu’apparaît le terme « greffier » dans les sources : ainsi à Douai et à Valenciennes ; il faut attendre la première moitié du XVIe siècle à Lille et à Saint-Omer28.
17Finalement, le XVIe siècle cristallise les différences entre les clercs et les conseillers. En effet, c’est à cette époque que se met en place, par l’usage, un cursus honorum municipal29. Désormais, de nombreux conseillers pensionnaires sont élus parmi les anciens greffiers. L’office de greffier, par la connaissance de la pratique judiciaire, devient une formation commune à de nombreux pensionnaires.
18À l’époque de l’humanisme juridique, les rôles semblent répartis : les clercs héritent des écritures dans leur ensemble, laissant aux conseillers pensionnaires d’autres clefs de la mémoire judiciaire.
II. — Le conseiller pensionnaire, acteur d’une mémoire vivante
19Si les greffiers obtiennent l’exclusivité de l’enregistrement et des expéditions, les conseillers pensionnaires développent d’autres compétences, toujours dans la perspective d’aider au mieux les échevins dans leurs délibérations. Pour ce faire, ils interviennent de deux manières : en s’occupant des archives et en élaborant des recueils de jurisprudence.
1. Le conseiller pensionnaire et les archives judiciaires
20La fréquentation des archives par le conseiller pensionnaire est un passage obligé de sa formation : c’est par la connaissance des pratiques judiciaires qu’il complète sa formation juridique souvent universitaire. La question de l’archivage des sentences fait l’objet de l’attention des échevins. Il ne semble pas, toutefois, que la conservation des registres de sentences soit autant encadrée que celle des lettres scellées ou ceux des titres de la ville. Les coffres sont réservés aux lettres, tandis que le rangement des registres s’effectue tout simplement dans les armoires de la « halle ». Or seule l’ouverture du coffre aux titres requiert la présence de plusieurs échevins30, notamment en raison de la pluralité des clefs31. Les registres, quant à eux, sont rangés là où l’on peut. C’est du moins l’impression que nous donne l’inventaire dressé en 1792 des cartons, registres et pièces reposant en la halle échevinale de Lille32. Les registres sont dispersés dans les bâtiments. On en trouve dans les bureaux, certes, mais aussi dans la tour, dans les cabinets et dans la bibliothèque. Mais c’est dans la trésorerie que sont entreposés les titres ainsi que les mesures étalon, et non les sentences.
21La consultation des archives est une nécessité pour le conseiller des échevins. Un conseiller pensionnaire de Valenciennes fait, par exemple, des recherches sur les duels judiciaires au XIVe siècle33.
22Par l’exercice de leur fonction, les conseillers pensionnaires se constituent également une documentation personnelle, composée, la plupart du temps, de pièces originales. Ainsi Jean Cretin, conseiller pensionnaire de Valenciennes, quitte la ville et se retire des affaires publiques. Il s’installe à Tournai en emportant avec lui une grande quantité d’actes judiciaires. Son successeur vient les récupérer en personne auprès de sa veuve34. Au XVIe siècle, un conseiller pensionnaire d’Arras, promu au Grand Conseil de Malines, emporte avec lui plusieurs lettres scellées : il s’en était servi pour les procès qu’il défendait. Cette fois-ci, l’ancien conseiller prend lui-même l’initiative de rendre les pièces35. En 1596, à Douai, l’inventaire après décès du conseiller pensionnaire Nicolas de Le Lys fait apparaître que l’officier conservait une multitude de pièces, des sacs de procédure, des copies – mentionnées comme telles – ou non de procès entiers. Il y en a tant qu’un clerc écrit sur l’inventaire : « Conviendront bien deux jours pour les visiter »36. Dans un autre inventaire après décès des papiers d’un conseiller pensionnaire lillois, Hermenegilde Carpentier, établi en 1725, les pièces de procédure prédominent toujours37. Quelle est la raison de la présence de tant de pièces de procédure chez les officiers en charge ou sortis de charge ? Un élément de réponse peut être apporté, qui apparaît dans un document de la ville d’Huy, petite ville sise sur la Meuse, entre Namur et Liège. Un règlement, tardif – du XVIIe siècle – rappelle en effet que le greffier doit laisser les « vieux registres » à la « halle », mais précise qu’il peut emporter chez lui ceux qui sont encore en usage, à charge pour lui de les rendre à la fin de son office38. L’habitude d’emporter les pièces originales pour le service de la ville est donc acceptée.
23Dans l’organisation des archives, le conseiller pensionnaire n’intervient pas seul : il participe à la réorganisation des archives lorsqu’il y est sollicité39. Ainsi, en 1368, à Valenciennes, le conseiller pensionnaire doit ranger les lettres scellées des échevins décédés40. Il en améliore par la même occasion les conditions de conservation41. Quand, en 1589, les magistrats lillois décident de déplacer les archives pour les placer dans une salle voûtée, mieux protégée contre le feu, ce n’est pas le greffier qui surveille le transfert, mais le conseiller pensionnaire et le procureur42.
24Parfois le conseiller pensionnaire met de l’ordre de sa propre initiative. C’est ainsi le cas du conseiller Jean Cocquiau, à la fin du XVIe siècle, à Valenciennes43. En voulant composer un ouvrage sur les « antiquitéz de Valenciennes », l’officier procède à un examen complet des archives municipales. Il visite les pièces une à une et décrit, dans son préambule, ce qu’il trouve44. Il ouvre les armoires et les bancs qui se trouvent dans la maison échevinale. Il inspecte le « greffe d’en-bas » et la « massarderie » – le bureau du trésorier. Il ouvre les sacs, où il trouve des contrats du XIIIe et du XIVe siècle. Enfin, il se rend à la « chambre du jugement », où il compte « infinis papiers bons, mauvais, entiers, pourris » tels que des « fardes de procédure », des « registres des plaidoiéz », des « registres criminelz ». Il garde aussi certaines liasses pour « le public ». Après avoir collationné ce qu’il cherchait, il visite à nouveau d’autres pièces, notamment la chambre du jugement, pour trouver des procès relatifs à l’« abattis de maison ». Il mentionne à cette occasion plusieurs registres de sentences, tenus par le « clerc de justice ». L’ensemble de ces notes et recueils forment un ouvrage appelé aujourd’hui le Livre Cocquiau, achevé en 1589.
25Il faut enfin mentionner pour le XVIIe siècle l’excellent travail de Charles de Wignacourt, premier conseiller pensionnaire de la ville d’Arras. En 1608, il rédige, en effet, un manuel à l’usage des échevins45 où il rappelle notamment les règles à appliquer pour la conservation des registres. Il mentionne, entre autres, la nécessité de constituer des recueils factices de sentences, car les « minutes et filaces où elles sont enfillées se peuvent perdre ou soustraire au préjudice de la ville et des particuliers ou leurs héritiers »46.
26Tous ces exemples montrent la proximité du conseiller pensionnaire avec les sources. Aussi est-il amené à en tirer les extraits nécessaires à sa tâche de conseiller, origine des recueils de jurisprudence.
2. Les recueils de jurisprudence
27L’usage d’élaborer des recueils de jugements municipaux – l’équivalent des « recueils d’arrêts » des cours supérieures – est tardif dans les anciens Pays-Bas. Les mentions en ce sens n’apparaissent qu’au XVIIIe siècle. Nous les citons pour mémoire. Nous n’avons, en effet, pu les consulter. Il y a d’abord le Répertoire Ringuier, de 177047 : il apparaît à plusieurs reprises dans les sources municipales. Toutefois les recherches effectuées dans les différents fonds n’ont pas permis de le localiser. Il y a également plusieurs références à des recueils de notes de jurisprudence prises par les conseillers pensionnaires. Là aussi, les recherches sont pour l’instant restées infructueuses. Nous les mentionnons toutefois en raison de l’intérêt de la démarche qui s’exprime à travers ces quelques mentions : en effet, les recueils d’arrêts recueillant des sentences échevinales sont très rares par rapport aux nombreux ouvrages relatifs aux cours souveraines.
28S’il est encore difficile de parler d’une véritable « chancellerie municipale » en œuvre dans les villes septentrionales, l’existence d’une structure stable et compétente assistant les échevins en matière judiciaire s’impose comme une évidence. C’est ainsi qu’à Valenciennes le groupe des « clercs » – le conseiller pensionnaire, le procureur et les greffiers – forme un « bureau héréditaire ». De plus, l’analyse des fonctions judiciaires du conseiller pensionnaire montre comment la spécialisation de cet officier aboutit à en faire le connaisseur particulier de la jurisprudence urbaine. En tant que tel, le conseiller pensionnaire apparaît dès le XVe siècle comme un personnage influent dans les délibérations échevinales. Il est en quelque sorte le légiste municipal.
Notes de bas de page
1 Cette étude présente les fonctions des conseillers pensionnaires relatives à la conservation de la mémoire judiciaire urbaine ; ces tâches n’épuisent pas la fonction de cet officier municipal. Pour une étude complète des missions attribuées aux conseillers pensionnaires des anciens Pays-Bas, voir François Zanatta, Un juriste au service de la ville : le conseiller pensionnaire dans le nord de la France (XIVe–XVIIIe siècle), thèse de doctorat, univ. Lille II, 2008, 2 t.
2 Raymond Monier, Les institutions judiciaires des villes de Flandre des origines à la rédaction des coutumes, Lille, 1924.
3 Joseph Balon, « Le droit des obligations. Une étape de l’évolution des institutions judiciaires du comté de Namur. La compétence des jurés et des hommes de loi », dans Anciens pays et assemblées d’états, t. XIV, 1957, p. 3-35, part. p. 17 et suiv.
4 Robert-Henri Bautier, « Le scabinat carolingien à l’échevinage communal. Le problème de l’origine des échevinages médiévaux », dans Les chartes et le mouvement communal. Colloque régional organisé en commémoration du neuvième centenaire de la commune de Saint-Quentin, Saint-Quentin, 1982, p. 59-81, aux p. 65, 68 et 74.
5 La halle est le bâtiment qui abrite les institutions municipales. Pour un exemple à Lille, voir Jules Houdoy, La halle échevinale de la ville de Lille (1235-1664). Notice historique, comptes et documents inédits concernant l’ancienne Maison-Commune, avec planches, Paris/Lille, 1870.
6 En opposition à la « chambre du conseil », dite encore « chambre du secret ».
7 Jean-Luc Lefebvre, Prud’hommes, serment curial et record de cour. La gestion locale des actes publics de Liège à l’Artois au bas Moyen Âge, Paris, 2006, p. 131-138.
8 Le texte est édité dans R. Monier, « Histoire de la procédure civile à Lille du XIIIe siècle à la fin du XVe siècle », dans Contribution à l’étude des institutions de la ville et châtellenie de Lille au Moyen Âge, Lille, 1939 (Mémoires de la Société d’histoire du droit des pays flamands, picards et wallons, 3), p. 5-37, à la p. 39.
9 Georges Espinas, La vie urbaine de Douai au Moyen Âge, 4 t., Paris, 1913, t. I, p. 857.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Sur l’office de Jean Roisin, voir notamment Auguste Richebé, « Compte de recettes et dépenses de la ville (1301-1302) », dans Annales du Comité flamand de France, t. 21, 1893, p. 393-484.
13 Pour une étude détaillée et l’édition scientifique de ce texte, voir R. Monier, Le Livre Roisin. Coutumier lillois de la fin du XIIIe siècle, publié avec une introduction et un glossaire, Lille, 1932 (Documents et travaux publiés par la Sciété d’histoire du droit des pays flamands, picards et wallons, 2). Consulter aussi Paul Collinet, « Les dates de rédaction du Livre Roisin et du coutumier de l’échevinage de Lille qu’il renferme », dans Mélanges Henri Pirenne, Bruxelles, 1926, p. 63-66.
14 Albert Pagart d’Hermansart, Les greffiers de l’échevinage de Saint-Omer, Saint-Omer, 1901, p. 30.
15 Françoise Autrand, Éric Bournazel et Pierre Riché, Histoire de la fonction publique en France, t. I : Des origines au XVe siècle, Paris, 1993, p. 429 et suiv.
16 Pour un exemple dans les possessions bourguignonnes des ducs de Bourgogne, voir Pierre Bodineau, « Les gens de loi au service de la commune de Dijon à la fin du Moyen Âge », dans Bulletin philologique et historique (jusque 1610), 1979, p. 37-50.
17 Robert Jacob, « Sur la formation des justices villageoises au XIIe siècle dans la France du Nord », dans Les structures du pouvoir dans les communautés rurales en Belgique et dans les pays limitrophes (XIIe-XIXe siècle), 13e colloque international, Spa, 3-5 septembre 1986, Bruxelles, 1988, p. 97-117. Voir, à titre d’exemple, le clerc assistant les échevins de Hesdin dès le XIIe siècle, ibid., p. 106, n. 38.
18 À titre d’exemple, voir le tableau des tarifs rémunérant le travail des clercs lillois au XVe siècle dans R. Monier, « Histoire de la procédure civile à Lille… », p. 29. Pour des exemples d’émoluments versés au titre des écritures faites par le pensionnaire, voir Arch. mun. Lille, 15420, fol. 24v : « S’ilz font quelque escriture pour la ville, ilz en doibvent estre récompensez ». Voir aussi Arch. mun. Lille, 16192, fol. 77, 16233, fol. 234, et 16256, fol. 144.
19 G. Espinas, La vie urbaine de Douai…, t. I, p. 535.
20 Henri Caffiaux, Nicole de Dury, maître-clerc de la ville de Valenciennes (1361-1373). Sa vie officielle. Épisodes valenciennois dans lesquels il a joué un rôle, Valenciennes, 1866, p. 99, pièce justificative T.
21 Pour un essai de synthèse sur l’ensemble du royaume de France, voir Albert Rigaudière, « L’essor des conseillers juridiques des villes dans la France du bas Moyen Âge », dans id., Gouverner la ville au Moyen Âge, Paris, 1993, p. 215-251.
22 F. Zanatta, Un juriste au service de la ville…, p. 420-422.
23 R. Monier, Le Livre Roisin…, p. 120, § 188.
24 Adolphe Guesnon, « Le Livre aux serments », dans id., Inventaire chronologique des chartes de la ville d’Arras, Arras, 1863, p. 507-520.
25 F. Zanatta, Un juriste au service de la ville…, p. 340-342.
26 R. Monier, Le Livre Roisin…, p. 48.
27 R. Monier, « Histoire de la procédure civile à Lille… », p. 27.
28 Arch. mun. Lille, 16237, fol. 51v° (compte municipal, 1500-1501) ; A. Pagart d’Hermansart, Les greffiers…, p. 11.
29 F. Zanatta, Un juriste au service de la ville…, p. 367 et suiv. L’expression est déjà employée par John Bartier, Légistes et gens de finances au XVe siècle. Les conseillers des ducs de Bourgogne Philippe le Bon et Charles le Téméraire, Bruxelles, 1955 (Académie de Belgique. Mémoires de la classes des Lettres, série 2, 50-2), p. 68.
30 Le dépôt d’un acte dans le coffre en modifie en effet la valeur : J.-L. Lefebvre, Prud’hommes, serment curial…, p. 131-138.
31 Le serment du conseiller pensionnaire précise ainsi en 1574 que l’officier ne peut détenir la clef du cabinet des échevins où reposent de nombreux actes municipaux (Arch. mun. Douai, BB 3, fol. 16).
32 Arch. mun. Lille, 14786.
33 H. Caffiaux, « Nicole de Dury… », p. 101.
34 Ibid.
35 Arch. mun. Arras, II 2, 2 octobre 1562.
36 Arch. mun. Douai, BB 53, pièce no 1.
37 Arch. mun. Lille, AG 106, dossier no 20, pièce no 3.
38 Fernand Discry, Archives et institutions hutoises de l’Ancien Régime, Heule, 1965, p. 3 et suiv.
39 Ainsi à Douai, au milieu du XVIe siècle, le conseiller pensionnaire travaille avec le greffier criminel au classement des archives de la ville (voir Arch. mun. Douai, CC 269, comptes de la ville de Douai, 1550-1551, fol. 230).
40 H. Caffiaux, « Nicole de Dury… », p. 173.
41 Ibid., p. 174.
42 Arch. mun. Lille, 278, fol. 150.
43 Bibl. mun. Valenciennes, ms 677-678 (ancien ms 534).
44 Bibl. mun. Valenciennes, ms 678, fol. 5-11v.
45 Charles de Wignacourt, Observations sur l’échevinage d’Arras, Arras, 1864.
46 Ibid., p. 81.
47 Arch. mun. Lille, AG 107, dossier no 10, pièce no 1, liste des ouvrages remis par le conseiller pensionnaire Pierre-Ignace Ringuier aux échevins de Lille ; ibid., pièce no 2, copie de la préface du recueil des sentences échevinales. Pour une analyse du Répertoire Ringuier, voir F. Zanatta, Un juriste au service de la ville…, p. 493 et suiv.
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2010
Passeurs de textes
Imprimeurs et libraires à l’âge de l’humanisme
Christine Bénévent, Anne Charon, Isabelle Diu et al. (dir.)
2012
La mise en page du livre religieux (XIIIe-XXe siècle)
Annie Charon, Isabelle Diu et Élisabeth Parinet (dir.)
2004
François de Dainville
Pionnier de l’histoire de la cartographie et de l’éducation
Catherine Bousquet-Bressolier (dir.)
2004
Mémoire et subjectivité (XIVe-XVIIe siècle)
L'Entrelacement de memoria, fama, et historia
Dominique de Courcelles (dir.)
2006