Chapitre 5. Discussion et perspectives
p. 211-239
Texte intégral
1Ce chapitre vise une synthèse critique des principaux apports de l’analyse au regard de ma problématique.
2L’important n’est pas de savoir ce qu’est exactement le pouvoir d’agir, car chacun·e pourra en donner sa propre définition et celle-ci sera forcément très contextualisée. L’important, c’est de comprendre à quelles conditions il peut se déployer, se développer, se réaliser, dans le champ du bénévolat plus spécifiquement. Par cette recherche, j’ai montré une partie de ces aspects en me plongeant dans des parcours bénévoles. Conformément à l’épistémologie compréhensive adoptée, je n’avais pas d’idée précise sur ce que j’allais découvrir, mise à part l’intuition que le bénévolat pouvait se révéler une sphère intéressante pour observer le pouvoir d’agir. L’analyse a en effet mis en lumière des dimensions constitutives du pouvoir d’agir reliées de manière indissociable à l’activité bénévole.
3Dans ce chapitre, je propose d’abord une synthèse et une discussion articulée autour de trois axes qui ressortent de l’analyse : les origines du pouvoir d’agir, la question des valeurs, le potentiel de la sphère bénévole en termes de pouvoir d’agir. A partir de ces axes, je développerai ensuite la question du bénévolat comme lieu ou forme d’apprentissage informel.
4Dans le cadre de cette discussion, de nouvelles idées émergent et des pistes inexplorées se dessinent, qui ouvrent au fil du texte des perspectives de réflexion, voire de recherche.
Les origines du pouvoir d’agir
5Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au pouvoir d’agir, je me suis d’abord demandé comment le définir, comment il se manifestait et s’il pouvait se développer. Il est cependant aussi important de se pencher sur ses sources : où et comment prend forme le pouvoir d’agir. En effet, le pouvoir d’agir ne sort pas ex nihilo pour se manifester tout à coup, dans une sphère de vie ou une autre.
Une construction sociale et située
6Cette réflexion suit la notion de parcours de Zimmermann (2013, 2014) qui prend en compte les composantes biographiques et contextuelles des individus. Ainsi, le pouvoir d’agir est aussi une construction personnelle et sociale qui débute souvent dans l’enfance. Les cas de Julia et de Gilles ont montré qu’il et elle ont bénéficié d’environnements institués très structurés qui ont développé chez elle et lui très tôt une volonté et une capacité d’agir. Certes, la famille constitue le cœur de la socialisation primaire et peut agir comme activatrice, ou à l’inverse comme inhibitrice. Gilles poursuit une sorte de tradition familiale de l’engagement, mais cela n’explique pas tout : pourquoi c’est Gilles l’« héritier » et non ses frères et sœurs ?
7Cette construction s’articule également fortement à des instances de socialisation secondaires telles qu’une communauté religieuse et un espace de débat politique dédié aux jeunes pour Gilles, le scoutisme pour Julia, les mouvements d’extrême-gauche pour Philippe ou le milieu sportif pour Yves. Ces espaces permettent aux personnes de prendre part à un projet, à une idée et de se regrouper avec d’autres. Cette dimension du « prendre part » est essentielle à la pleine participation des personnes et c’est toujours en prenant part que l’engagement débute. Prendre part rime aussi souvent avec sociabilité et sentiment d’appartenance et l’on a vu que c’est un puissant facteur d’engagement au jeune âge, mais que ce facteur diminue ensuite – sans toutefois disparaître – pour laisser place à une dimension plus singulière, où le pouvoir d’agir s’exprime différemment, notamment dans la mobilisation des ressources.
8Zimmermann (2008) propose aussi de considérer la capacité (le pouvoir d’agir) de manière située. Cela signifie qu’une conjonction d’éléments structurels, biographiques, géographiques ou sociaux crée une impulsion, pour qu’une personne, à un moment donné, se mette en action. Il y aurait donc un carrefour d’éléments qui initie une mise en mouvement… ou non. En effet, le pouvoir d’agir peut très bien rester à l’état de latence et ne jamais s’exprimer. En résumé, le pouvoir d’agir est situé et est par conséquent différent d’une sphère à l’autre. Cependant, l’hypothèse qu’un pouvoir d’agir développé dans une sphère peut se reproduire, peut-être sous une autre forme, dans une autre sphère, serait pertinente à investiguer. Dans ce travail, j’ai plutôt développé l’aspect compensatoire du bénévolat, mais il serait intéressant de se pencher sur l’effet propagateur du pouvoir d’agir bénévole sur les autres sphères de vie. En outre, les frontières entre sphères ne sont absolument pas étanches, en particulier dans le contexte actuel où on assiste à une porosité entre sphères qui crée une sorte de brouillage des rôles et des spécificités de chacune d’entre elles.
9À cette construction sociale et située, ajoutons l’intention. Avant l’action, il y a l’intention et cette intention ou ce choix est le produit d’une complexité d’éléments tant sociaux que personnels. L’intention est donc elle aussi située, comme en témoigne Zielinski (2009) :
Celui qui choisit n’est jamais indépendant de la situation dans laquelle il choisit (c’est en fonction de cette situation qu’il va se fixer des fins, délibérer, peser les motifs…). C’est même à cause de notre situation que nous voulons ou désirons telle ou telle chose – le libre choix n’a pas lieu « hors » situation. (p. 13)
10C’est en substance ce que j’ai développé au chapitre 4, avec le « terreau décisionnel ». Si le pouvoir d’agir ne se réduit pas à l’intention – comme l’indique Genard (2005), vouloir n’est pas égal à pouvoir –, il y a tout de même quelque chose de cet ordre : le « vouloir agir » peut être un préalable au pouvoir d’agir.
L’importance des ressources
11Prendre en compte cette dimension construite et située du pouvoir d’agir est essentielle car elle renvoie aux ressources mobilisées par une personne à un moment donné de son parcours. Or, si les ressources ne font pas tout, elles sont toutefois une composante essentielle du pouvoir d’agir. Ainsi, que ce soit avec le scoutisme ou la Constituante, Julia et Gilles ont eu les moyens personnels et sociaux de convertir ces instances-ressources en des espaces de développement extrêmement importants. Cette possibilité de conversion s’opère par exemple grâce à un univers familial aimant qui offre une sécurité affective pour Julia ou par le réseau relationnel des parents de Gilles qui multiplie les opportunités. On mesure ici à quel point les ressources, même si elles sont indispensables à l’action, ne sont qu’un moyen de l’action et qu’elles sont extrêmement contingentes de l’environnement personnel, social et économique d’une personne. C’est d’ailleurs un des grands principes de Sen : il ne s’agit pas d’augmenter et de distribuer les ressources, il s’agit d’augmenter les possibilités d’accéder aux ressources, en tenant compte des valeurs et des préférences des personnes.
12Dans le cadre de cette réflexion sur les ressources, le débat qui a été soulevé par l’initiative populaire fédérale « Pour un revenu de base inconditionnel (RBI) »1 m’a beaucoup interrogée. Si au départ j’ai considéré cette initiative comme une forme de politique « ressourciste », en écoutant les arguments des initiant·e·s, je me suis prise à penser que finalement, le RBI donnerait l’occasion de réaliser ce que Sen nomme « le pouvoir d’être et de faire », autrement dit, le pouvoir d’agir. Si le RBI devenait un droit réel2, alors il s’agirait d’une ressource mobilisable par tout le monde et qui contribuerait à l’actualisation du pouvoir d’agir comme, se former, lancer sa propre entreprise ou partir en voyage humanitaire, actions qui sont souvent abandonnées faute de moyens financiers. Autrement dit, il y aurait une possibilité de choisir entre plusieurs modes de vie et ceci rejoint complètement la philosophie de Sen pour qui chaque personne devrait pouvoir choisir la vie qu’elle désire mener et à laquelle elle accorde de la valeur.
Valeurs et pouvoir d’agir
13Pourquoi les valeurs sont-elles tellement importantes lorsque l’on parle du pouvoir d’agir ? J’ai esquissé plus haut la question de l’intention, qui se rapproche aussi du désir, du choix, des préférences, de la motivation ou du « vouloir agir ». A ces termes peuvent être attachées des « grandeurs », au sens de Boltanski et Thévenot (1991). Autrement dit, à l’intérieur des mondes (inspiration, domestique, opinion, civique, marchand et industriel), les personnes se réfèrent à un bien commun, des figures, des manières d’agir et des formes d’investissement d’ordre divers.
14Si une personne choisit l’option A plutôt que l’option B, il s’agit peut-être d’un choix rationnel ou d’une préférence adaptative, mais ce choix ou cette préférence est dans tous les cas motivée par des valeurs – au sens de « grandeurs ».
Une actualisation des valeurs
15Ce qui ressort de l’analyse, c’est que l’engagement bénévole permet une actualisation des valeurs qui ne peuvent l’être, ou alors que partiellement, dans les autres sphères comme le travail salarié. Quand Clot (2010, p. 165) évoque le « travail empêché » comme étant la source principale de la souffrance au travail, ce sont bien des valeurs qui sont malmenées, car l’individu se trouve dans l’incapacité de bien faire son travail, selon ses valeurs et selon ses exigences de qualité. Plusieurs témoignages pointés dans l’analyse ont montré que la sphère bénévole peut agir comme une possible réparation ou compensation de la sphère professionnelle. La satisfaction personnelle qui apparaît dans les verbatim, comme le sentiment d’être utile ou la fierté du travail accompli, montre comment l’investissement subjectif dans la sphère bénévole est important et permet aux bénévoles de (re)trouver ou de restaurer du pouvoir d’agir et du sens de l’agir.
16Cette satisfaction personnelle est forcément liée aux valeurs : c’est parce que l’on est en adéquation avec ce à quoi l’on accorde de la valeur que l’on peut être satisfait·e et se reconnaître soi-même. Cette dimension de cohérence entre valeurs ou idéaux et pratiques est d’ailleurs particulièrement manifeste dans les témoignages. Lorsque Taylor (1991/1994) évoque l’« idéal d’authenticité », il y a cette idée d’être en accord avec soi, qui est une dimension très personnelle et qui répond à la place qu’occupe l’individu dans la société contemporaine : il s’agit d’être soi au sein de l’espace social. Or pour être soi, il faut reconnaître sa propre valeur et cette reconnaissance passe souvent par les actions que l’on a pu mener (actions qui doivent être cohérentes avec nos valeurs). On retrouve les propos de Zask (2011), à savoir la participation comme un processus d’individuation qui produit du commun.
17Pour poursuivre la réflexion au sujet des valeurs, on peut se référer au récent ouvrage de Nathalie Heinich (2017) Des valeurs : une approche sociologique. Elle propose une sociologie axiologique et s’intéresse prioritairement au rapport aux valeurs, sans adopter une posture morale. Elle analyse comment une société forme des jugements et des valeurs dont trois sens distincts sont mis en évidence dans son ouvrage :
J’ai tenté de comprendre ce que les gens entendent lorsqu’ils parlent de « valeur » ou de « valeurs » […]. Le premier sens, au singulier (« la valeur »), renvoie à la grandeur, à l’importance, au mérite d’une chose, d’une personne, d’une action, d’un état du monde : ce que cela « vaut », quel « prix » on peut lui accorder – et « la valeur » est d’ailleurs souvent confondue avec le prix au sens monétaire, notamment dans l’approche économique de la notion de valeur, très riche mais réductrice au regard de ses usages effectifs. Le second sens peut s’employer au singulier comme au pluriel : « une » valeur », « les » valeurs ». On qualifie ainsi un objet doté « de » valeur au premier sens, c’est-à-dire valorisé : soit un objet concret (un actif boursier, un bijou, une montre de prix…), soit un objet abstrait (la paix, le travail, la démocratie…). En ce sens, une valeur équivaut à ce qu’on appelle un « bien », autrement dit le produit d’une valorisation. Le troisième sens, lui aussi utilisable au pluriel comme au singulier, c’est le principe au nom duquel de « la » valeur (au premier sens) est attribué à ce qui devient ainsi « une » valeur (au deuxième sens) : par exemple la valeur de bonté, la valeur de beauté, la valeur d’authenticité, etc. Ce sont ces principes de valorisation ou de dévalorisation (autrement dit ces « principes axiologiques »). (Bastié, 2017)
18La proposition de Heinich ouvre des perspectives intéressantes, notamment pour aller plus loin dans l’analyse du rapport aux valeurs en lien avec l’action3. Toutefois, peut-on objectiver la/les valeur(s) ?
19Pour trouver des éléments de réponse à cette question, une compilation, éditée en français en 2011, de plusieurs textes du pragmatiste américain John Dewey sur les valeurs peut être source d’éclaircissements. Dans l’introduction de cet ouvrage, Alexandra Bidet, Louis Quéré, et Gérôme Truc (2011), précisent ce que Dewey entend à propos des valeurs :
plutôt que de les concevoir en termes de processus mentaux, de préférences arbitraires ou de principes abstraits, montrer que les valeurs sont des choses qui se produisent dans le monde et que leur formation peut et doit être soumise aux méthodes de l’enquête4. Elles correspondent à ce à quoi nous tenons manifestement. (p. 4)
20« Ce à quoi nous tenons » signifie qu’on attribue une valeur positive à un objet et que cela se manifeste dans le fait que nous en prenons soin et que nous le protégeons afin de prolonger son existence (p. 12). « Un jugement de valeur est un jugement pratique comme un autre : il a pour fonction de définir la conduite à tenir en relayant ou en transformant nos habitudes » (p. 13).
21Je n’irai pas plus loin dans l’exploration de la vaste réflexion de Dewey sur les valeurs (nommée théorie de la valuation). Je retiens surtout un élément essentiel pour la problématique qui m’intéresse, c’est la fonction des valeurs comme opérateurs d’action et ce, de manière située.
La place du don
22Le don est apparu souvent dans les témoignages des bénévoles, soit de manière directe, soit indirectement. En quoi est-il lié aux valeurs ?
23Le don de temps, constitutif du bénévolat, est une valeur qui peut s’exprimer dans ce cadre, dans le sens où il n’y a pas de rapport marchand. Cette problématique soulève la question de la valeur et de la portée des actions dans un système non-marchand. A ce titre, lors d’un débat télévisé au sujet du RBI, Ralph Kunding5 interroge la valeur du travail : le travail, est-ce une activité pour laquelle on est payé ou est-ce une activité pour laquelle on se rend utile pour la société ? Cette question fait directement appel à la valeur du travail bénévole ou au travail exercé dans le cadre familial et invite à questionner l’idée du travail rémunéré comme seule norme de travail.
24Toujours à propos du don, le fait de rendre à la société un peu de ce qu’on a reçu est également une dimension que je place dans les valeurs. Au-delà de la redevabilité ou du contre-don, il s’agit de transmettre (en redonnant) ce qui a de la valeur pour soi. Ainsi, Ariane estime primordial de sensibiliser les enfants à la protection de l’environnement, parce que la nature a été et est toujours extrêmement nourricière à son égard. Il s’agit donc pour Ariane d’une valeur qu’elle partage et cherche à faire perdurer au travers de son activité bénévole.
25Enfin le don est aussi une forme de pouvoir d’agir, car être en mesure de donner – de son temps, de sa personne – engage le soi dans l’espace social et le marque ainsi de son empreinte et de ses valeurs.
Le potentiel du bénévolat en termes de pouvoir d’agir
26La sphère bénévole apparait comme pourvoyeuse d’opportunités et de développement en tous genres. C’est un espace qui permet un déploiement de possibilités propices au développement du pouvoir d’agir.
Agir concrètement
27Une dimension qui apparaît comme absolument constitutive du pouvoir d’agir, c’est la possibilité que les bénévoles ont d’agir de manière directe et concrète sur leur environnement. A l’ère d’une tertiarisation de plus en plus importante des emplois, le travail est souvent invisible et immatériel, ce qui peut engendrer un sentiment de perte de sens, d’inachevé ou de frustration. Or, comme l’expriment de différentes manières Zask (2011), Vermeersch (2004) ou encore Le Bossé (2003, 2008), pour avoir prise sur son environnement, il faut pouvoir voir le résultat de son action ou avoir le sentiment que son action a contribué à façonner l’environnement ou une situation.
28Ce besoin de tangibilité s’accompagne d’une prise de conscience de ses propres limites et du fait que le pouvoir d’action se déploie souvent dans un environnement proche et accessible. Les nombreuses initiatives locales et citoyennes, qui émergent ces derniers temps et agissent comme une réponse au monde globalisé où l’individu n’a que peu de prise sur ce qu’il consomme, en sont les témoins. Pensons aux coopératives de logement, aux potagers communs, aux monnaies locales. Si le film Demain6 a eu un tel écho, c’est bien parce qu’il propose des solutions réelles, accessibles et locales à certains problèmes écologiques et économiques d’ordinaire présentés de manière catastrophiste et culpabilisante.
29Or, dans ce film, les problèmes ne sont pas niés ou sous-estimés, mais les initiatives présentées, portées par des citoyen·ne·s lambda, sont porteuses d’espoir, non seulement parce qu’elles fonctionnent, mais parce qu’elles ne requièrent pas forcément de grands moyens logistiques ou financiers, et surtout, parce qu’elles sont soutenues par des personnes directement concernées. C’est typiquement ce que l’on peut appeler des initiatives bottom-up, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas dictées ou proposées par une instance supérieure. En ce sens, ces personnes font preuve d’un pouvoir d’agir collectif tout à fait remarquable.
30Si je ne me suis pas penchée sur les dimensions collectives du pouvoir d’agir dans ce travail, je pense néanmoins que certains mécanismes sont semblables, que ce soit pour du collectif ou de l’individuel. En effet, on retrouve les questions d’actions concrètes et locales ainsi qu’une prise de décision qui vient de la base et non d’en haut. Pour continuer la réflexion, il serait intéressant de se pencher sur le rapport que le pouvoir d’agir individuel entretient avec le pouvoir d’agir collectif.
31Pour revenir à l’individuel, les possibilités d’actions concrètes et accessibles contribuent aussi à établir ou rétablir une cohérence entre les valeurs et les actions. Lorsque Julia affirme que la faim est un scandale, elle aimerait que ce fléau soit éradiqué au niveau mondial, pourtant elle sait très bien qu’elle n’a qu’une petite marge de manœuvre, mais elle la saisit pour agir à son niveau contre ce problème qu’elle constate autour d’elle et pas uniquement dans les pays les plus défavorisés. Elle se donne alors les moyens pour agir selon son éthique et selon les possibilités qui sont les siennes. C’est en substance également le constat de Clot et Simonet (2015) : « Les accomplissements réalisés concrètement, l’opérationnalité de l’action sont indispensables pour pérenniser, entretenir et même renouveler la vitalité conquise. Le développement du pouvoir d’agir effectif implique donc les vertus de l’efficience et pas seulement celles du sens » (p. 41).
Un espace de liberté
32La sphère bénévole apparaît aussi comme un espace de liberté, moins contraint que la sphère professionnelle. Dans l’analyse, j’ai longuement évoqué la place du travail bénévole par rapport au travail salarié. Les entretiens ont fait émerger cette dimension de manière très forte, et finalement, j’ai accordé une grande place à la notion de travail au sens large. Observer plus précisément le travail salarié à partir du bénévolat serait une option de recherche très prometteuse, car ce qui est dit d’une sphère peut en dire long sur une autre.
33Le bénévolat a donc souvent été mentionné comme étant un lieu offrant une certaine liberté d’action. Cet espace de liberté est saisi par Laure, qui dans un premier temps envisage le bénévolat comme levier de réorientation professionnelle, puis qui finalement s’y plaît tellement qu’elle ne songe pas à reprendre une activité salariée. Le confort et la liberté qu’offre le bénévolat lui procurent un rythme de vie agréable où elle peut s’occuper de sa fille tout en ayant une activité où elle se sent utile et qui lui procure du plaisir. D’ailleurs, elle invoque le terme « liberté » quand je lui ai demandé ce qu’était pour elle le pouvoir d’agir : La liberté de pouvoir faire des choses vraiment. Chez Susana, on retrouve également cette idée de liberté, notamment par rapport aux choix : [Quand on parle] de pouvoir d’agir, moi je pense au pouvoir de choix qu’on a de faire plusieurs choses dans ce monde. […] D’avoir le choix de faire une infinité de choses.
34On peut aussi se référer au discours militant de Gilles : L’activité bénévole c’est ce qui permet à l’individu de dire : « ben moi j’ai envie de pouvoir faire ceci, j’ai envie de m’investir dans tel domaine ». Ainsi malgré toutes sortes de contraintes, professionnelles ou non, on a un reste du temps qu’on peut consacrer à des activités que l’on souhaite. Et puis ça nous permet aussi de nous réaliser dans d’autres activités. Pour Gilles, c’est non seulement un espace qui permet de se réaliser, mais c’est aussi un espace plus démocratique que ne l’est la sphère professionnelle, puisque dans le bénévolat les personnes sont réunies autour d’un projet commun et non en fonction de leurs diplômes ou de leur provenance sociale.
Réduire les inégalités par le bénévolat ?
35Le positionnement éthique de Gilles par rapport au bénévolat que cet informateur conçoit comme un espace offrant une place à des personnes qui n’en ont pas ou réduisant les inégalités sociales mériterait une recherche approfondie. Il s’agirait notamment d’explorer en quoi le bénévolat pourrait être un levier d’insertion sociale, en particulier pour des personnes en situation de vulnérabilité (chômage de longue durée par exemple). Aucun·e des bénévoles interviewé·e·s dans le cadre de ce travail n’était dans ce cas de figure, ils et elles avaient tou·te·s un statut socio-économique plutôt élevé. Il serait cependant pertinent de mener une étude avec des personnes ayant un ancrage social différent, notamment pour explorer cette dimension du bénévolat comme levier social, mais aussi pour découvrir d’autres aspects qui n’apparaissent peut-être pas avec le public de cette recherche.
36En contrepoint, Simonet (2010) a montré que le bénévolat en France tendait à reproduire la structure et les codes du travail salarié (conditions d’entrée, entretiens d’embauche, formations continues, management RH des bénévoles, etc.), ce qui peut entrainer de facto une reproduction des inégalités sociales liées au travail. Ce constat est en porte-à-faux avec la vision de Gilles, mais comme je ne me suis pas intéressée aux structures bénévoles (associations), il est difficile de me positionner à ce sujet. Il y a là matière à réfléchir sur le contexte associatif suisse : assiste-t-on à une managérialisation de ce secteur ?
37On peut aussi s’interroger sur ce que le bénévolat produit en termes de réduction des inégalités. Par exemple, les Cartons du cœur dont Julia préside une antenne régionale offrent une aide directe aux personnes démunies et pallient les manques de structures étatiques. Les Cartons du cœur se substituent7 en quelque sorte à l’aide sociale et ont un impact direct sur les bénéficiaires. Cependant, les inégalités fondamentales subsistent et en cela, l’action des Cartons du cœur ne change rien. Au-delà de cet exemple précis, il s’agirait de voir en quoi l’activité bénévole a un impact ou non sur les structures sociales et les inégalités qu’elles produisent.
38Enfin, une constante relevée par l’ensemble des interviewé·e·s est le sentiment d’utilité que leur procure leur activité bénévole. Cela peut paraître anodin et pourtant, pour Pierre-Noël Giraud (2015), l’inutilité est la pire des injustices contemporaines et il faut la combattre. Etre inutile aux autres ou être inutile économiquement « enferme dans des trappes d’où il est très difficile de sortir ». Il s’agit tout simplement d’une négation de l’être humain, de son rôle, de sa contribution à l’humanité. Le sentiment d’utilité que procure le bénévolat n’est donc pas inutile ; c’est la réparation d’une injustice. D’un point de vue philosophique, l’« utilité de l’inutile » a fait l’objet d’un manifeste de la part de Nuccio Ordine (2016) où il revendique le sens de l’inutilité (en opposition à l’efficacité ou à la rentabilité), notamment dans ce qui touche au relationnel, au temps pris pour les autres ou pour soi, ou encore à la créativité.
Piloter sa vie
39Il semble que le bénévolat soit une pratique qui permette un certain pilotage de sa vie. Cela peut se traduire par un contrôle des activités dans lesquelles la personne est impliquée, comme pour Yves, ou par une actualisation de valeurs profondes, pour Julia notamment. Dans les rapports avec la sphère professionnelle, le bénévolat peut être une possibilité de réorientation, comme pour Laure et Muriel, de prolongation de la vie professionnelle comme pour Philippe ou encore de compensation pour Ariane. Dans la vision de Gilles, il s’agit avant tout d’un espace de réalisation personnelle en dehors du travail.
40Tous ces mouvements indiquent une primauté de l’individu-acteur : c’est lui qui choisit, à un moment donné et quand il est en « situation capacitante », de s’engager et d’agir. Il y a bien sûr d’autres espaces où l’individu peut être acteur, mais il me semble que la sphère bénévole concentre les possibilités, de par la multitude de domaines concernés (culturel, social, humanitaire, sportif) et par le fait qu’il s’agisse d’une activité non obligatoire – donc librement choisie – et non rémunérée, ce qui ôte la relation salariale et qui rend la personne bénévole plus libre par rapport à son engagement.
41Les contraintes et les relations de pouvoir existent cependant toujours. Mais peut-être sont-elles plus facilement négociables dans cette sphère où la liberté est plus grande ?
Un faisceau de reconnaissance
42La reconnaissance apparaît en filigrane tout au long de ce travail. Elle est liée au bénévolat comme au pouvoir d’agir.
43La question posée par Fraser (2004), à savoir si on reconnaît l’égalité ou la différence, n’est pas anodine en ce qui concerne le bénévolat. Comme je l’ai souligné dans mon analyse, l’entrée dans le bénévolat à un jeune âge correspond souvent à un besoin d’appartenance. La reconnaissance porte alors sur une identification, sur le fait que la personne est reconnue dans le groupe comme égale aux autres. Ensuite, si ce besoin d’identification ne disparaît pas, il s’atténue néanmoins chez les bénévoles au fil du temps. Vient alors une envie de se réaliser ou de réaliser quelque chose en accord avec ses valeurs. C’est donc sur sa contribution particulière, voire sa différence que porte ensuite la reconnaissance. La reconnaissance comporte donc une dimension processuelle, que l’on peut qualifier de parcours, comme le propose Ricœur (2013) dans son ultime ouvrage.
44Si l’on reprend les objets de la reconnaissance identifiés par Ferrarese (2011, pp. 162-163), la sphère bénévole peut participer à la reconnaissance d’un statut, d’une identité et de besoins, mais l’objet de la reconnaissance me semble porter en premier lieu sur la contribution apportée par les bénévoles dans la sphère publique. Cette part personnelle apportée au commun (Zask, 2011) participe au processus d’individuation, de par le fait que l’individu joue un rôle qu’il est le seul à jouer (contribution), mais aussi parce que cette part laisse une empreinte dans l’histoire commune, à l’image d’un héritage. Il s’agit donc de reconnaître cette individualité et cette contribution, soit une forme d’altérité (différence pour Fraser, 2004). L’espace bénévole peut offrir cette forme de reconnaissance et celle-ci participe au pouvoir d’agir, car le fait d’être identifié·e et reconnu·e (par soi-même et par les autres) pour sa contribution forge la confiance, l’estime de soi et justifie le bien-fondé de l’action.
Développer ses capacités : le bénévolat comme lieu d’apprentissage informel ?
45Cette partie se veut une suite des trois points développés précédemment dans ce chapitre (les origines du pouvoir d’agir ; valeurs et pouvoir d’agir ; le potentiel du bénévolat en termes de pouvoir d’agir). Il s’agit de mettre en perspective l’engagement bénévole comme une forme d’apprentissage informel qui permet de développer des capacités. Je commencerai par définir, puis situer la notion d’apprentissage informel, j’évoquerai aussi quelques enjeux et défis liés à l’apprentissage informel. Enfin, je l’interrogerai en regard des parcours des bénévoles interviewé·e·s.
Comment définir l’apprentissage informel ?
46Une première constatation est partagée par celles et ceux qui ont tenté une revue de la littérature autour de cette notion (Brougère & Bézille, 2007 ; Cristol & Muller, 2013) : l’apprentissage informel est quelque chose de flou, de diffus, de souterrain, de caché, d’invisible, de clandestin, de buissonnier, de nomade… Allen Tough (2002) est l’un des premiers à avoir utilisé la métaphore de l’iceberg, pour mettre une image sur cette immense partie immergée qu’est la part informelle des apprentissages (souterrains, invisibles) – la partie submergée faisant référence aux apprentissages formels.
47Au flou terminologique s’ajoute un flou conceptuel et épistémologique (Cristol & Muller, 2013, p. 15 et p. 20) ainsi qu’une absence de véritable consensus autour de la notion d’apprentissage informel. Dans les définitions de l’Union européenne ou celles de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’apprentissage informel se caractérise par une absence de structure le soutenant (pas d’institution à vocation éducative) et une absence d’intentionnalité d’apprentissage. L’ensemble de ce qui caractérise ou qui définit l’apprentissage informel relève de termes de nature plutôt négative ou qui soulignent une absence. D’ailleurs, l’adjectif informel8 renvoie à informe (qui n’a pas de forme)…
48Plusieurs auteur·e·s ont donc cherché à lui donner forme, c’est notamment le cas de Daniel Schugurensky (2007), qui définit une typologie avec trois types d’apprentissages informels combinés avec deux variables (intentionnel et conscient) (tableau 3).
Tableau 3 : Les trois formes d’apprentissages informels
Intentionnels | Conscients | |
Auto-dirigés | Oui | Oui |
Fortuits | Non | Oui |
Socialisation | Non | Non |
Repris de Schugurensky, 2007, p. 16.
Les apprentissages auto-dirigés renvoient aux « projets éducatifs » entrepris par des personnes (seules ou au sein d’un groupe) sans l’aide d’un professeur, bien qu’il puisse y avoir la présence de « personnes-ressources » qui ne se considèrent pas comme des éducateurs professionnels. [Cela se rapproche de l’auto-formation]. […] Les apprentissages fortuits renvoient aux expériences d’apprentissage qui se produisent quand l’apprenant n’a, au préalable, aucune intention d’apprendre de cette expérience mais se rend compte, une fois l’expérience terminée, qu’il a appris quelque chose. La socialisation (ou apprentissage tacite) renvoie à l’assimilation presque naturelle des valeurs, attitudes, comportements, savoir-faire et connaissances qui se produit dans la vie quotidienne. (Schugurensky, 2007, p. 16)
49Lorsqu’il s’agit de situer l’apprentissage informel, on le place volontiers à l’extrémité d’un continuum allant du non structuré (informel) au structuré, ou institutionnalisé (formel). L’apprentissage serait donc un continuum entre ces deux pôles. Cependant, une autre logique consiste à le considérer comme une hybridation entre des dimensions formelles et informelles :
les formes d’apprentissage s’entrecroisent et s’entrelacent avec des situations formelles et sont souvent associées pour générer des formes hybrides. [On peut également parler de] « savoirs tissés » où l’expérience éducative formelle fait écho par un jeu de médiations sociales à des apprentissages informels. (Cristol & Muller, 2013, pp. 23‑24)
50Pour terminer cette partie sur la définition de l’apprentissage informel, je retiens particulièrement la définition proposée par Denis Cristol et Anne Muller (2013). Leur proposition fait également appel à une métaphore, celle de la poésie9, pour montrer les différentes caractéristiques de l’apprentissage informel. Cette définition introduit une dynamique de parcours proche de celle pensée par Zimmermann (2013) et au contraire des autres définitions, elle n’est pas formulée par la négative :
Pour prendre l’image de la poésie, si les apprentissages formels obéissent à une versification et à une métrique régulière dont la rime est prévisible, les apprentissages informels tiennent plus de la prose et du texte libre. Car chaque apprenant placé dans un environnement particulier devient autodidacte à la mesure de ses besoins, de ses envies, de ses moyens et de son récit propre. (Cristol & Muller, 2013, p. 28)
51Enfin, ces mêmes auteurs modèrent les catégories qui cherchent à typifier les apprentissages informels :
Les apprentissages informels vont au-delà de la distinction entre apprentissage intentionnel ou non intentionnel, planifié ou non planifié, proposée par Schugurensky (2007). Ils intègrent la pluralité des temporalités liées à l’intention, à l’attention, aux événements, aux circonstances, au sens recherché. (Cristol & Muller, 2013, pp. 47‑48)
L’apprentissage informel en contexte
52L’apprentissage informel n’est pas une notion nouvelle. L’un des premiers à en avoir parlé est l’américain Eduard Lindeman qui décrit en 1926 l’éducation des adultes comme « une aventure coopérative d’apprentissage informel, non autoritaire dont le but principal est de découvrir la signification de l’expérience »10. Lindeman était contemporain et ami de Dewey et ce dernier avait à cette époque déjà commencé ses travaux autour de l’expérience en éducation. L’influence du courant pragmatiste américain sur les conceptions de l’apprentissage informel ou expérientiel est toujours considérable aujourd’hui.
53Au début des années 1970, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) introduit la trilogie « formel, non-formel11 et informel » toujours utilisée aujourd’hui. Les années 1970 sont des marqueurs de changement au sein de l’éducation : le concept d’Education permanente apparaît, ce qui signifie une démocratisation de l’accès à la formation pour les adultes et une possibilité de rattraper une scolarité lacunaire. On prône également un accès à la formation pour les habitant·e·s des pays en voie de développement qui soit adaptée à leurs besoins et à leurs coutumes (avec notamment les travaux de Freire [1974] sur l’alphabétisation dans une démarche d’émancipation). Que ce soit pour l’éducation permanente dans les pays industrialisés ou pour l’éducation dans les pays en voie de développement, la formation informelle était une réponse aux limites de l’éducation purement scolaire. Un vent libertaire souffle également : Ivan Illitch (1971/1971) remet en question la scolarisation de la société et revendique une éducation plus informelle, où l’on apprendrait en dehors des structures pensées pour cette fonction. Les années 1970 forment donc un terreau propice à un re-questionnement de l’école et des savoirs qu’elle produit : la dimension informelle prend alors tout son sens.
54Dans les années 1980, on commence à parler de compétences. Ce concept, maintes fois décrit et actuellement décrié par certain·e·s, aura tout de même le mérite d’avoir questionné la formation formelle : l’école permet-elle vraiment le développement des compétences ? Lesquelles ? Là aussi, des doutes sur l’efficacité d’une éducation purement formelle sont émis, notamment sur le fait que les compétences se développent et se déploient principalement dans l’action, comme l’a souligné entre autres Guy Le Boterf (1994).
55Dans les années 1990 émerge le concept de société de la connaissance qui initie l’orientation stratégique prise par l’Union européenne en termes d’éducation (Sommet de Lisbonne de 2000) : il s’agit principalement du Lifelong learning12 (ci-après LLL) qui est défini comme « Toute activité d’apprentissage entreprise à tout moment de la vie, dans le but d’améliorer les connaissances, les qualifications et les compétences dans une perspective personnelle, civique, sociale, et/ou liée à l’emploi » (Commission des communautés européennes, 2001, p. 39). La formulation « toute activité d’apprentissage » ouvre grand la porte aux apprentissages informels. Presque deux décennies plus tard, le lll reste d’actualité et est à relier avec ce que j’ai développé au chapitre 1 dans la partie « La société biographique ». Dans une perspective lll, l’individu est tenu de prendre en charge ses apprentissages, de développer ses compétences professionnelles et personnelles et d’adopter une posture proactive pour s’intégrer socialement et professionnellement. Cette attitude proactive peut s’apparenter à ce que Philippe Carré a défini comme l’apprenance, à savoir « un ensemble durable de dispositions favorables à l’action d’apprendre dans toutes les situations formelles et informelles, de façon expérientielle ou didactique, autodirigée ou non, intentionnelle ou fortuite » (Carré & Lebelle, 2009, p. 75). Mais, comme le souligne aussi Carré (2006), « on ne produit ni le goût, ni l’art d’apprendre par décret » (p. 22). Cette dernière considération me semble tout à fait capitale pour la problématique qui m’intéresse et est à mettre en lien avec l’approche par les capacités développée au chapitre 1. Avoir l’ambition de développer les capacités d’une personne signifie prendre en compte plusieurs paramètres dont ceux qui la concernent directement, c’est-à-dire ses choix, ses préférences et ses valeurs.
Portée et limites de l’apprentissage informel
56Cette contextualisation de la notion d’apprentissage informel était nécessaire pour la situer d’un point de vue historique, mais surtout pour comprendre que les usages de cette notion varient en fonction des époques et des projets sociétaux en cours : « La nature et la portée des apprentissages informels changent en fonction des conditions politiques et sociales, de l’époque ou du pays considéré, des systèmes de qualifications en place, de l’organisation du travail ou encore du besoin de reconnaissance » (Cristol & Muller, 2013, p. 25). De manière peut-être un peu caricaturale, on peut dire qu’on est passé d’une logique d’émancipation des personnes et de démocratisation de l’accès à la formation à une logique d’instrumentalisation de l’apprentissage informel servant en premier lieu des intérêts socio-économiques. Cette instrumentalisation passe par une valorisation des auto-apprentissages, et donc d’un·e apprenant·e autonome et responsable de ses apprentissages.
57Cependant, pour modérer mes propos tranchés, cette instrumentalisation peut également être vue comme une chance et une opportunité inédites. Je pense notamment aux pratiques de validation des acquis de l’expérience (vae) qui permettent de reconnaître, sous certaines conditions, une expérience professionnelle ou personnelle en vue de l’obtention d’un diplôme reconnu. Il s’agit d’une reconnaissance sociale d’une expérience en regard d’un référentiel officiel. Toutefois, dans une démarche vae, ce n’est pas l’apprentissage informel qui est reconnu et validé, ce sont les acquis de l’apprentissage informel. Avant la validation officielle, tout un processus d’identification, de reconnaissance et de valorisation de ces acquis doit se faire par l’intermédiaire d’un travail réflexif sur son expérience. Ce processus de prise de conscience fait souvent l’objet d’un accompagnement professionnel (Lainé, 2006).
58Ce dernier point concernant la prise de conscience est déterminant quant à l’utilisation ou aux bénéfices qu’une personne peut puiser de ses acquis informels. En effet, une partie de ces acquis peuvent rester à l’état latent et ne pas se manifester, car ils n’ont pas été verbalisés, n’ont pas été identifiés comme étant des acquis et ressources et n’ont donc pas été reconnus, que ce soit par l’individu ou par une instance sociale. Ceci est d’ailleurs l’une des limites de ma recherche. Même si, parfois, par mes questions, des bénévoles ont pu engager un processus réflexif sur leur parcours, ce n’était pas l’objectif premier de ma recherche de rendre conscientes les personnes de leurs acquis développés par l’expérience bénévole. Ceci devrait faire l’objet d’une autre recherche, plutôt de type intervention, avec des entretiens menés dans le but de faire émerger les acquis de l’expérience bénévole, par le biais notamment de l’explicitation, selon la technique de Pierre Vermersch (2006).
59Enfin, de manière plus générale, reconnaître le potentiel de l’apprentissage informel peut inciter à « formaliser » cette dimension informelle, pour le rendre plus visible, plus concret… Or, et c’est là tout le paradoxe, formaliser l’apprentissage informel reviendrait à le normaliser, il deviendrait donc une nouvelle conformité, une injonction supplémentaire et perdrait ce côté insaisissable, libre et ouvert.
Quels modèles d’apprentissage informel dans le cadre du bénévolat ?
60Les travaux autour de l’apprentissage informel évoquent souvent la relation de celui-ci avec le travail. Si, plusieurs fois dans cette recherche, j’ai proposé de considérer le bénévolat comme une activité de travail au sens large, il est pertinent de se pencher sur les travaux qui cherchent à mieux comprendre ces processus d’apprentissage informels au travail. Ceci en sachant que « la notion d’‛apprentissage informel en situation de travail’ s’étend au-delà des frontières du travail rémunéré, des lieux de travail et même de la tâche de travail prescrite » (Coulombe, 2012, p. 49).
61Si l’activité bénévole est considérée comme du travail, alors « les organisations de travail [bénévole] qui sont des lieux d’interactions, voire de confrontation entre les travailleurs et les missions qu’ils doivent assumer constituent des instances plus ou moins apprenantes » (Cristol & Muller, 2013, p. 32).
62Dans ses travaux sur l’apprentissage en situation de travail, Billett (2009) a notamment cherché à comprendre à quelles conditions un lieu de travail pouvait être source d’apprentissages, en mettant en évidence les affordances (ressources sur le lieu de travail), l’accès à ces ressources, ainsi que l’engagement des personnes. Billett postule que c’est dans un rapport négocié et réciproque entre les ressources (dimensions sociales) et l’engagement (dimensions personnelles) que le lieu de travail peut être un lieu de développement. J’ai déjà évoqué au chapitre 1 les liens entre les travaux de Billett et l’approche par les capacités, en particulier sur la question des ressources et de leur accès.
63La recherche de Sandra Coulombe (2012) met en évidence trois processus et stratégies pour apprendre au travail de manière informelle. Elle propose la modélisation suivante : (i) construire : participer aux tâches de travail, résoudre des problèmes, s’auto-documenter et interagir avec des collègues, (ii) se représenter et rendre significatif : contribuer à la pratique, influencer la pratique, instrumenter cette dernière et concrétiser, et (iii) réseauter-partager-adapter : négocier le projet commun, réagir en cours de processus, créer un contexte d’avancement, tenir compte des contraintes locales, créer une responsabilisation mutuelle, développer des relations utiles, à l’action, établir des réseaux d’expert·e·s, harmoniser les interprétations, adopter des règles de fonctionnement, des termes et des outils communs (p. 53).
64Cette modélisation rappelle, dans ses deux premières formes, celle de Zask (2011) sur la question de la participation, à savoir « prendre part » et « apporter une part » ou « contribuer ». L’importance de la participation dans l’apprentissage se retrouve également dans les travaux en anthropologie sociale, comme ceux de Barbara Rogoff (2003) pour qui apprendre n’est pas accumuler des savoirs, mais participer. Jean Lave et Etienne Wenger (1991) proposent le concept de « participation périphérique légitime », qui postule que l’apprentissage se construit par la participation progressive de l’apprenant·e aux activités, d’abord de manière atténuée et périphérique, puis de plus en plus pleinement. Cette progression s’effectue sous le regard des pairs qui légitiment à la fois la participation et les pratiques. Ce mouvement dans la participation (d’une participation périphérique à une pleine participation) est manifeste en particulier dans le parcours scout de Julia, mais également plus tard, lorsque sa pratique est légitimée grâce aux Enfoirés (Restos du cœur).
Quels apprentissages dans le cadre du bénévolat ?
65Si je me réfère à la typologie de Schugurensky (2007) en lien avec les parcours de mes informateurs et informatrices, force est de constater qu’ils et elles entrent dans les trois types et ce, de manière articulée. Par exemple, lorsque Laure s’engage dans une association d’aide aux personnes en recherche d’emploi, elle a pour objectif d’en apprendre plus dans le domaine RH et d’intégrer petit à petit ce monde pour éventuellement y travailler plus tard. L’apprentissage (ou le projet d’apprentissage) est donc intentionnel et conscient (on serait là dans un « apprentissage auto-dirigé »). Mais son implication dans le bénévolat a une conséquence inattendue, c’est son rapport au travail et son rapport à soi qui change en profondeur, ceci n’était pas intentionnel mais elle en a pris conscience après coup (« apprentissage fortuit »). Le simple fait d’intégrer une nouvelle sphère d’activité dans le cadre de son engagement associatif va lui permettre de rencontrer de nouvelles personnes, de nouvelles manières de faire, voire d’être. C’est cette forme d’imprégnation que Schugurensky nomme « socialisation ».
66L’exemple de Laure montre que l’on est rarement dans un seul type d’apprentissage informel à la fois (comme suggéré par Schugurensky), on est plus dans une logique d’« hybridation » ou de « savoirs tissés » comme le proposent Cristol et Muller (2013, pp. 23-24). Ainsi, l’apprentissage peut être intentionnel ou non, conscient de manière directe, après-coup, ou peut même rester à l’état latent. Il serait faux aussi de penser que l’apprentissage en situation bénévole n’est « que » informel. Plusieurs bénévoles mentionnent des cours de formation continue qu’ils et elles ont pu suivre dans le cadre associatif. De même, les bénévoles intègrent leur milieu associatif avec tout un bagage fait d’expériences mais aussi d’acquis formels issus de leurs études ou de leur formation professionnelle. Ils et elles peuvent ainsi avoir l’occasion de remobiliser, rafraîchir, enrichir, voire réinterpréter leurs savoirs formels.
67Comme souligné plus haut, mettre en évidence des acquis d’apprentissage nécessite un travail réflexif que je n’ai pas mené avec mes informateurs et informatrices. Néanmoins, à partir de leurs verbatim, je peux supposer que des acquis et ressources ont été développés par l’intermédiaire de leur engagement bénévole. En voici quelques-uns : Ariane a construit une expertise en animation de groupe, a multiplié les formations en lien avec l’éducation à l’environnement et a développé tout un réseau autour de la protection de la nature qu’elle peut solliciter. Yves a retrouvé un terrain concret en informatique après des années passées dans un poste qui l’a éloigné de la pratique. Ceci lui a permis de remobiliser des capacités latentes et de gagner en crédibilité auprès de son équipe professionnelle. Muriel et Julia ont développé des capacités en communication en devant parler en public ou défendre leur cause/association devant des donateurs ou donatrices. Julia s’est forgé une solide expérience en gestion d’association (les Cartons du cœur ont passé en 20 ans de 150 bénéficiaires à 3 500 pour l’ensemble de la région coordonnée par Julia, ce qui suppose une importante structuration de l’organisation). Susana a pu faire une formation dans la création et la maintenance de sites web et a pu ensuite la mettre directement en pratique dans le cadre de son activité associative. Philippe a pu rejouer ses compétences professionnelles dans un autre cadre, tout en les mettant à jour et en les enrichissant. Gilles multiplie les engagements, dont ceux en politique qui lui demandent de prendre connaissance de dossiers sur des thématiques inconnues pour lui. Laure peut mettre en pratique ce qu’elle a développé dans son certificat RH auprès de groupes en situation de vulnérabilité et elle connaît maintenant bien les structures officielles de l’emploi et du placement de sa ville. Et l’on peut encore se référer au premier engagement de Julia chez les scouts13 : j’ai appris à skier, j’ai appris à danser, j’ai appris tout à travers les scouts, à travers les camps d’hiver, les camps d’été, et puis très, très tôt, à quatorze ans j’ai fait toutes les formations qu’il fallait pour être cheftaine.
68Développer ses capacités en animation de groupe, en informatique, en communication, en gestion d’association ou développer son réseau ou une expertise sur des sujets pointus participe au développement du pouvoir d’agir, car on est alors au bénéfice de ressources supplémentaires que l’on peut mobiliser au service de son projet. Cette idée de continuité se retrouve dans les propos de Patrick Mayen (2008) pour qui « l’expérience n’est créatrice que si elle porte déjà en germe le développement des expériences à venir, autrement dit, si elle ouvre des voies ‛à la croissance et au renouveau’ de l’expérience » (p. 64). Ces développements d’expériences ou ressources supplémentaires peuvent être vus comme des marges de manœuvre, comme le proposent Clot et Simonet (2015) : « le pouvoir d’agir dans l’activité est la source du développement des marges de manœuvre » qui permettent « d’élargir le champ des actions possibles » (p. 46). Cet élargissement du champ des actions possibles contribue à l’autonomie des individus. Selon Cristol et Muller (2013), « L’individu manifeste par ses apprentissages informels le signe d’une autonomie, cette dernière étant définie comme une régulation par soi-même » (p. 42). Ces auteur·e·s postulent que « la prise de pouvoir par soi et pour soi sur ses apprentissages » est une transformation, une émancipation (p. 43). Ainsi un renforcement du contrôle sur soi par soi participe à une émancipation du contrôle sur soi par autrui, et ceci est indissociable de la définition même du pouvoir d’agir.
69La sphère bénévole est-elle un lieu d’apprentissage informel ? De manière potentielle, sans aucun doute ; mais, tout comme d’autres lieux d’apprentissages informels (l’entreprise par exemple) et comme le soulignent les travaux sur l’apprentissage en situation de travail, un certain nombre de conditions doivent être remplies. Ces conditions peuvent être (i) la nature de l’activité (est-elle originale, inédite, routinière, demande-t-elle des capacités particulières ?), (ii) la possibilité d’accéder à des ressources matérielles et structurelles (équipements techniques, réseau de partenaires,…) et (iii) la possibilité de partager son expérience et l’enrichir auprès de pairs, ainsi que d’apprendre au contact de mentors ou de pairs plus expérimenté·e·s. En effet, la dimension sociale de l’apprentissage, qu’il soit formel ou informel, n’est plus à prouver :
On ne forme jamais personne, ce sont les personnes qui se forment dans les situations variées où elles se trouvent, pour trouver des réponses à leurs questions, à leurs problèmes, à leurs enjeux, en contexte pédagogique organisé ou non, et comme l’indique l’oxymore bien connu : toujours seuls… mais jamais sans les autres ! (Carré, 2016, p. 11)
70Pour appuyer ce qui précède, rappelons un des fondements en formation des adultes, avec ce que l’on peut nommer le « ‛théorème de Schwartz’ selon lequel un adulte ne se formera que s’il trouve dans la formation une réponse à ses problèmes dans sa situation » (Carré & Rieunier, 2017, p. 395)14. En transposant les termes, je peux dire : une personne ne s’engagera dans une activité bénévole que si elle trouve dans le bénévolat une réponse à ses problèmes (ses questions, ses révoltes, ses envies, ses besoins, ses manques, ses dilemmes éthiques,…) dans sa situation (insatisfaction ou instabilité professionnelle, temps disponible, période de transition, contexte social et économique, situation familiale, état de santé,…).
71Or, s’engager, c’est oser le risque de changer et si l’on se base sur une définition de l’apprentissage désormais classique : « Apprendre, c’est modifier durablement ses représentations et ses schèmes d’action » (Raynal & Rieunier, 2010, p. 36), il y a bien une idée de changement associée à l’apprentissage. C’est également le constat de Zittoun (2012) :
Dans toute situation perçue comme nouvelle, la personne doit définir de nouvelles manières d’agir et de comprendre ; chaque sphère d’expérience [la sphère bénévole pouvant être comprise comme l’une d’elles] demande donc des processus d’apprentissage, d’acquisition de connaissances et de compétences. (p. 15)
72Enfin, le développement d’une personne comprend une grande part de construction identitaire. L’identité n’est jamais acquise une fois pour toutes, mais se construit en permanence dans une double transaction : identité pour soi et identité pour autrui (Dubar, 1991). Cette dynamique peut être renforcée par l’engagement bénévole, notamment dans le fait de porter un nouveau regard sur soi, d’être plus sûr·e quant à ses envies, ses choix, ses valeurs, ses potentialités, ses capacités. La question identitaire est éminemment reliée à celle de la reconnaissance. On pense par exemple à Laure, qui doit conquérir une identité « hors travail » et qui réalise, en s’émancipant, mais aussi par le regard des autres, qu’elle peut avoir une reconnaissance sociale au-delà d’une reconnaissance professionnelle.
73Les acquis de l’expérience bénévole sont nombreux et j’en ai trouvé des traces dans les verbatim des bénévoles interviewé·e·s. Mais comme je le mentionnais plus haut dans la partie « Portée et limites de l’apprentissage informel », le fait d’avoir une expérience ne signifie pas que l’on soit conscient·e des acquis de cette expérience. Décrire, mettre en mots, expliciter, relier, valoriser, conscientiser et transférer son expérience pour que celle-ci « se fasse savoir », comme le dit si joliment le jeu de mots d’Alex Lainé (2006), est en soi un processus de formation qu’il ne faut pas sous‑estimer.
Notes de bas de page
1 Cette initiative a été rejetée par 76,9 % des votant·e·s le 5 juin 2016.
2 Les initiant·e·s considéraient le RBI comme un droit universel, tels les Droits de la personne humaine, et non comme un salaire.
3 Si Heinich se défend d’adopter une posture morale dans sa théorie des valeurs, ce n’est pas le cas des positions (certain·e·s diront valeurs) polémiques qu’elle porte dans l’espace public, parfois de manière virulente. Cela peut paraître contradictoire et faire en partie écran à la contribution que cette auteure amène à la compréhension du rapport aux valeurs.
4 L’enquête est un concept clé chez Dewey. C’est dans le processus d’enquête qu’il place la pensée réflexive.
5 Intervention lors de l’émission Infrarouge « Un revenu pour tous, même sans travailler ? », Radio Télévision Suisse (RTS), 6 avril 2016.
6 Film documentaire français de Cyril Dion et Mélanie Laurent (2015).
7 Il faut relever que selon les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique (2017), le travail bénévole équivaudrait à une masse salariale de 34 milliards de francs pour l’année 2016, ce qui est considérable et qui donne une idée du montant qu’il faudrait investir si bon nombre d’associations actives au niveau de la solidarité sociale n’existaient pas.
8 Billett (2002) critique d’ailleurs l’usage du terme informel car, selon lui, cet apprentissage a bien une forme, elle est juste différente.
9 La « fonction » des métaphores est qu’elles « nous permettent de comprendre un domaine d’expérience dans les termes d’un autre » (Lakoff & Johnson, 1985, p. 127).
10 Traduit de : « A cooperative venture in non-authoritarian, informal learning, the chief purpose of which is to discover the meaning of experience ». Repéré à http://infed.org/mobi/eduard-c-lindeman-and-the-meaning-of-adult-education/
11 Le non-formel étant souvent considéré comme de la formation continue. Il s’agit d’un apprentissage intentionnel et qui a lieu dans une structure, mais qui ne débouche pas sur un diplôme officiel.
12 Apprentissage tout au long de la vie. En français, le terme « apprentissage » est parfois remplacé par les termes « éducation et formation ».
13 La recherche précédemment citée sur le bénévolat des jeunes accorde une large place au scoutisme et aux développements qu’il occasionne (Cortessis, Weber Guisan, & Tsandev, sous presse).
14 Repris de l’ouvrage de Bertrand Schwartz (1973) L’éducation demain.
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