Chapitre 4. Dimensions constitutives du pouvoir d’agir
p. 155-210
Texte intégral
1Comme annoncé au chapitre 2, le présent chapitre analytique met particulièrement en exergue deux parcours, ceux de Julia et de Gilles. Les autres entretiens complètent, renforcent ou contrastent l’analyse et sont parfois des déclinaisons particulières de certaines dimensions et prennent alors une plus grande importance dans l’analyse.
2Pourquoi Julia et Gilles ? Tout d’abord parce qu’au niveau pratique, ces parcours m’ont clairement été relatés et le travail de reconstruction n’est ainsi pas trop hasardeux. Ensuite, parce que ce sont deux parcours très contrastés, tant dans des éléments de vécu que dans la narration. Julia nous raconte une histoire, avec souvent beaucoup d’humour. Gilles réfléchit à son parcours et a un discours très construit et parfois très conceptuel sur l’engagement. Et enfin, parce que ces deux parcours sont à la fois très singuliers, mais que des liens avec les six autres parcours peuvent être faits. Ils sont solides comme ossature de l’analyse.
3S’il n’y a pas à proprement parler d’unité entre les huit bénévoles interviewé·e·s, un profil s’en détache toutefois particulièrement. Il s’agit de celui de Susana, moins représenté dans l’analyse. Pourquoi ? J’émets deux hypothèses : la première est liée aux conditions de production du discours ; durant l’entretien, Susana a exprimé à plusieurs reprises un manque de confiance en elle et l’entretien a tourné en « séance de coaching » à certains moments. Les données produites sont donc de nature différente et je ne suis pas parvenue à leur conférer le même statut qu’aux autres. Deuxièmement, elle est la seule à avoir vécu une situation d’immigration, ce qui rend peut-être sa position en Suisse plus délicate, y compris dans son action bénévole.
4Ce chapitre comprend de nombreux extraits d’entretiens tirés du corpus. J’ai volontairement surligné en gras certains passages des verbatim, afin de mettre en évidence des termes ou des expressions qui me paraissent importants, et de guider ainsi les lecteurs et les lectrices dans mon analyse.
Le terreau décisionnel
5Qu’y a-t-il avant l’intention, avant la décision de s’engager et d’agir ? L’intérêt d’avoir opté pour une approche qui tienne compte des parcours (au sens de Zimmermann, 2013, 2014) est que j’ai pu avoir accès à un certain nombre d’éléments qui donnent des indices sur ce qui a pu forger des décisions ou des cheminements ultérieurs. Une première étape est de se pencher sur l’enfance et son environnement au sens large.
Un univers familial sécurisant
6Lorsqu’elle parle de son enfance et de son environnement familial, Julia évoque
Une enfance plus qu’heureuse, même cajolée, [qui a été] gâtée de bonheur, pas gâtée matériellement, […] une famille super unie, un peu mafieuse […] très clanique [avec] des frères dont aujourd’hui je suis super proche, qui sont vraiment des soutiens.
7Pourtant, l’engagement de Julia ne correspond pas à des valeurs héritées dans la sphère familiale :
Je viens d’un foyer qui était super modeste avec des valeurs complètement opposées aux miennes et franchement y a eu des fois où pour moi c’était pas facile de, d’aller contre cette pression.
Mes parents d’ailleurs, selon leur système de valeurs ils ont eu beaucoup, beaucoup de peine au fil des années de voir à quel point mon implication grandissait et toutes ces heures que je gaspillais [accentué], textuel, à faire du bénévolat. Donc pour ma mère surtout c’est quelque chose qui est pas acceptable.
8Julia mène son activité bénévole sans l’approbation ou les encouragements de sa famille, même si sa mère est tout de même très fière quand sa fille passe à la radio pour parler de son association. Du côté de son mari et de ses fils, Julia ne bénéficie pas non plus de beaucoup de soutien, même si elle admet qu’elle n’a jamais été empêchée de mener son activité comme bon lui semblait.
Mon mari ne participait pas non plus, alors il trouvait très bien, il m’a jamais mis de bâtons dans les roues, il m’a toujours encouragée, moi je bossais tous les samedis matins aux cartons, jamais il ne m’aurait fait un reproche du moment que j’étais de retour pour faire le dîner c’était bon [rire] ! Pas de reproches, c’est ce que je voulais mais… ! Je l’acceptais comme ça aussi. Et les enfants m’ont toujours vu travailler là-dedans mais comme je disais ça les a pas beaucoup émus quoi…
9L’environnement familial de Julia a probablement construit chez elle une forme de sécurité affective qui lui donne confiance, y compris pour faire ses propres choix et aller dans une direction qui n’est pas celle valorisée par sa famille. Cet environnement se situe cependant plus dans une conception négative de la liberté1, c’est-à-dire qu’il n’a pas favorisé son engagement, mais ne l’a pas empêché non plus. Alors comment se fait-il que Julia ait développé des valeurs qui l’ont poussée à mettre sur pied une antenne des Cartons du cœur dans sa ville et son district ?
Le scoutisme comme espace de socialisation secondaire
10C’est très certainement du côté de son expérience scoute qu’il faut chercher des éléments de réponse. Lorsque Julia évoque ses années de scoutisme, d’abord en tant qu’enfant participante, puis en tant qu’adolescente avec une responsabilité de groupe, elle souligne l’importance et le côté formateur que cette expérience a eu sur son parcours :
Les troupes de scouts c’était à l’époque le truc incroyable, c’était une vie en soi […] On se retrouvait avec tous nos potes et on partait en camp à sept ans, moi j’ai appris à skier, j’ai appris à danser, j’ai appris tout ! À travers les scouts, à travers les camps d’hiver, les camps d’été, et puis très, très tôt, à quatorze ans j’ai fait toutes les formations qu’il fallait pour être cheftaine.
11Plus tard, le scoutisme n’est pas relégué au rang de bons souvenirs, il reste vivace car les amitiés forgées durant ses activités scoutes persistent. En effet, c’est avec son groupe d’amies cheftaines qu’elle décide de créer l’antenne des Cartons du cœur. D’après Julia, le scoutisme favorise le développement de personnes meneuses et au tempérament décideur. Elle évoque aussi des valeurs construites durant ses années scoutes :
Donc quand même, y a malgré tout une notion de… allez, on va se la dire, de, de partage, de compassion quand même, de désir d’aide de toutes ces notions-là qui sortent quand même, tu vis en groupe, tu t’entraides, tu tires à la même corde et tout.
J’ai plutôt, j’aime pas tellement dire ça, mais, allez, on assume, j’ai plus un tempérament de meneur que de suiveur, et ce qui fait que voilà j’ai commencé quelque chose très rapidement.
12Le scoutisme a donc constitué un espace de socialisation secondaire remarquable pour Julia. On peut supposer que son engagement bénévole à l’âge adulte lui permet de rejouer en partie un rôle et des idéaux construits au sein du scoutisme. Ainsi, son tempérament de meneuse lui fait prendre la direction d’une antenne régionale des Cartons du cœur.
13La validation de l’engagement de Julia ne vient pas de sa famille mais de la communauté scoute. Plus globalement, une autre forme de légitimation trouve sa source dans le mouvement des Restos du cœur, avec les Enfoirés, comme nous le verrons plus tard dans la partie « Le sentiment d’appartenance ».
14En établissement un parallèle avec les formes de reconnaissance de Honneth (2013), Julia a bénéficié d’estime sociale, d’abord par les scouts, puis par les Restos du cœur, représentés par les Enfoirés, qui lui a permis de croire en ses capacités. Ce sentiment est probablement encore renforcé par la confiance en soi qu’elle a pu développer au sein de son cadre familial aimant et soutenant.
L’engagement comme tradition familiale
15Dans ce qui précède, j’ai mis en évidence comment l’engagement de Julia s’est construit, non pas au travers de sa famille, mais du scoutisme. Dans le cas de Gilles, on note au contraire une forte influence familiale porté vers l’engagement :
Mes parents se sont toujours beaucoup engagés dans passablement beaucoup d’activités, c’était pas rare qu’on mange assez tôt le soir généralement parce qu’à huit heures y avait différentes activités, comités ou autres et puis c’est vrai que moi j’ai toujours conçu que, ben qu’il fallait s’investir un peu dans les différentes choses que l’on faisait.
16L’engagement était une institution familiale. Très vite, Gilles s’engage, dans une forme de continuité de la tradition familiale :
J’ai été très actif dans les milieux de jeunesse catholique quand j’étais jeune, qu’il y avait une pastorale de jeunes assez active, […] et puis là j’ai l’occasion d’être responsable du groupe des jeunes de ma paroisse mais également de m’investir au niveau cantonal dans l’équipe d’animation cantonale qui était composée de jeunes.
17Dans le cas de Gilles, on pourrait presque parler de l’engagement comme d’une caractéristique ontologique :
J’ai l’engagement qui est chevillé au corps ! Je peux pas imaginer simplement vous dire : « ben je reste chez moi et je regarde la télé », donc finalement je sais pas si c’est familial, parce que dans les… autant les parents sont comme ça, autant les frères et sœurs beaucoup moins, mais en tout cas moi ça me caractérise de manière extraordinaire.
18Gilles introduit même un élément normatif ; l’engagement correspond à une attente (pas forcément explicite) de la société, c’est un devoir moral.
Comme si finalement il y avait une espèce de contrat tacite sur la société, puisque finalement la société nous donne beaucoup mais elle nous incite aussi à donner du nôtre aussi pour que, pour que ça tourne, pour que ça avance, pour qu’il y ait des choses qui se passent.
C’est que le fait de pouvoir répondre positivement à ces engagements-là, pour moi c’est un élément fondamental de comment je dois me comporter en société.
19Si ces termes peuvent paraître forts (comment se comporter en société, contrat tacite), Gilles en parle positivement : il ne s’agit pas d’une obligation contraignante et aliénante. Au contraire, on sent que chez lui c’est un élément fortifiant et structurant qui est devenu une vraie valeur.
C’est comme si j’avais profondément au fond de moi un appel à l’engagement. Ça veut dire que si quelqu’un me dit : « ah mais ça serait bien de pouvoir t’engager là-dedans, etc. », je vis mal le fait de devoir lui dire non [petit rire] !
20Pour Gilles, sans engagement, la société ne fonctionnerait pas. L’engagement est donc une forme de participation essentielle à la vie en société. Les dimensions de « prendre part » et de « contribuer » de Zask (2011) se retrouvent dans les propos de Gilles : les gens se réunissent (prendre part) ; s’engager […] de façon à ce qu’il se passe quelque chose (contribuer).
C’est obligatoire de s’engager pour une cause, pour un événement, pour quelque chose de façon à ce qui se passe quelque chose parce que si finalement tout le monde se dit : « Bon, on reste à la maison pis on regarde la télé », ben il s’organise plus rien. Y a plus de vie sociale, y a plus… Et puis c’est justement le fait que les gens se réunissent pour jouer de la musique qui permet d’avoir des concerts, d’avoir des pièces de théâtre, d’avoir des activités culturelles, musicales, associatives intéressantes. Pis aussi l’activité politique, des échanges d’idées, pis je pense que le ferment de la vie en société c’est justement de s’engager pour les autres.
Redonner ce qu’on a reçu
21Cette idée de retour à la société se retrouve aussi chez Julia, mais il est exprimé d’une autre manière. Julia souligne à plusieurs reprises à quel point elle s’estime gâtée par la vie. Julia est dans une forme de contre‑don :
Tu peux pas que recevoir, c’est juste pas possible. Et si tu veux profiter de ce que la vie te donne, il faut mettre quelque chose dans la balance.
22Ariane n’attribue pas son engagement pour la protection de la nature à son éducation familiale, mais plutôt à ce que la nature lui a apporté lorsqu’elle était enfant :
Me retrouver dans la nature avec un cheval pour moi c’est top [gorge serrée, émotion], ça enlève tous mes soucis, ça soigne tous mes maux et tout, et pis quand j’étais petite ça a été vraiment libérateur pour moi, comme j’étais enfant unique, mes parents ont divorcé et mon père qui quittait le pays c’était vraiment mon échappatoire.
Ma mère elle est pas forcément spécialement écolo, mon père non plus, mais je sais pas, moi ça m’a tellement apporté dans mon enfance que, je suis sûre qu’il faut absolument pour l’équilibre d’un enfant, mais c’est mon vécu justement qui me pousse à penser ça, ouais, voilà, c’est ça je pense, ça vient de là !
23On pourrait dire qu’Ariane est également dans une logique de contre-don ; l’élément très fortifiant pour elle durant son enfance (les balades à cheval dans la nature), elle aimerait le partager avec la communauté.
24Le contre-don ferait donc partie de ce terreau décisionnel, non pas dans une vision restreinte de redevabilité envers la société, mais dans une logique de continuité, voire de production du lien social (Godbout, 2002) ou de transmission de valeurs héritées ou construites durant l’enfance.
25Pour Philippe, le plus âgé des bénévoles interviewé·e·s, le contexte post soixante-huitard dans lequel il a vécu sa jeunesse est absolument indissociable de son parcours d’engagement, professionnel et associatif. Actuellement, il paraît peu concevable qu’un jeune qui doit s’orienter pour ses études choisisse de faire des études de médecine en dilettante. C’est pourtant le choix de Philippe, justifié par le fait que ça lui permettait de voyager et donc de changer le monde, ce qui était sa principale activité et préoccupation à ce moment-là. Ainsi, ce militant d’extrême-gauche inscrit son choix professionnel en continuité avec son engagement associatif et nous verrons plus tard que son engagement bénévole récent correspond également à une suite logique de sa carrière professionnelle, tournée vers les pays « autres ».
26Dans cette première partie, j’ai identifié un certain nombre d’éléments faisant partie de ce que je nomme le « terreau décisionnel » : les influences familiales, des structures fortes de la socialisation secondaire (scouts, église), un contexte particulier (le milieu estudiantin dans les années 1970), la vision de l’engagement ou certaines valeurs universalistes.
27Dans ce terreau, des graines peuvent germer, des décisions peuvent se prendre et des actions s’entreprendre. C’est l’objet de la partie suivante.
De l’intention à l’action
28Des ressources sont nécessaires à l’action, dont un certain nombre ont déjà été listées plus haut, comme un environnement familial rassurant ou stimulant, des aptitudes ou compétences développées hors cadre scolaire durant l’enfance, des modes de pensée construits dans les instances socialisatrices. A cela s’ajoutent des événements, un tournant biographique, un contexte social et politique particulier qui font passer à l’action. Parfois, il s’agit d’un déclencheur, d’autres fois, il s’agit plus d’une continuité construite au fil du temps.
Une conjonction d’éléments favorisant le passage à l’action
29Pour Julia, on peut identifier une conjonction d’éléments qui enclenchent une prise de conscience, puis une décision d’agir :
Au moment où je quitte le scoutisme où on faisait plein de choses, ben voilà, on allait, on s’impliquait dans les communautés et puis que je pars en Angleterre, je reviens avec un mari, on fait des enfants, donc là y a une période, très rapidement, peut-être trois, quatre ans plus tard, je revois mes amies et on se dit : « mais c’est pas possible, on est des gâtées-pourries de la vie, on a tout, on a des jolis mômes, on a des mômes en pleine santé ».
Un jour… ben y avait les Restos du cœur qui émergeaient en France donc avec toujours ces fameuses amies [scoutes] on a commencé à faire des collectes ici et on allait les amener à [ville en France] au centre le plus proche des Restos du cœur. […] Et pis après il est arrivé qu’il y a eu une émission, un petit truc, un petit scoop à la télé au courrier romand ou Dieu sait quoi, qui disait que justement, un journaliste sur [ville romande] avait mis sur pied, là, tout juste sur le moment quelque chose qu’il appelait les Cartons du cœur parce qu’il s’est rendu compte qu’il avait plein de petits mômes qui venaient à ses entraînements de foot et qui manifestement ne mangeaient pas trois fois par jour.
Et là-dessus, hem, ben un peu une prise de conscience, on était plusieurs à avoir vu ça pis on s’est dit : « Mais si à [ville romande] y a des soucis y en a chez nous, il faut pas se leurrer », et on décide, on prend contact avec lui, il nous explique ses structures et on décide de mettre ça sur pied sur [grande ville en Suisse].
30Le verbatim de Julia oscille entre une dimension collective de l’action avec ses amies scoutes, voire globale avec le sentiment de faire partie du grand mouvement des Restos du cœur, et des dimensions très personnelles, ou du moins exprimées comme telles dans l’extrait ci-dessous, avec des valeurs portées de manière très interne :
Intervieweuse : Mais pourquoi vous avez été touchée par cette problématique en particulier ?
Julia : Parce que pour moi c’était inconcevable [accentué] […] le phénomène de la faim chez nous. C’était juste pas possible, c’est quelque chose qui me touche énormément qu’on puisse avoir les pires soucis c’est une chose, mais quand je vais chez des retraités, des gens qui ont, je sais pas, là ça m’est arrivé l’hiver passé… 80 ans, pff, et d’arriver chez des gens âgés comme ça qui sont au bout de leur vie et qui ont rien à manger, mais c’est d’une violence ! Mais c’est d’une injustice, mais c’est juste insupportable ! […] Qu’aujourd’hui y ait des gens qui aient tout simplement faim, c’est inadmissible quand on voit le gaspillage qu’il y a partout.
31Au sentiment d’action dérisoire d’amener de la nourriture en France voisine pour les Restos du cœur, Julia entrevoit une possibilité d’action concrète et locale, dont elle se sent capable. C’est dans cette logique qu’elle monte une antenne des Cartons du cœur dans sa ville.
Des situations capacitantes
32On retrouve dans ce qui précède tous les éléments indiquant que la décision d’agir (suivie de la capacité d’agir) est profondément située et est indissociable du parcours de la personne. Comme le montrent les travaux de Zimmermann (2008, 2014), le pouvoir d’agir de Julia dépend (i) de ses options de valeurs (construites dans le scoutisme mais fortement internalisées), (ii) d’une série d’initiatives portées par un collectif ou par un individu (émergence des Restos du cœur en France et initiative locale d’un journaliste suisse), (iii) de la situation familiale de Julia (aisance financière, vie familiale épanouie), (iv) d’un réseau (amies scoutes partageant les même valeurs), (v) et enfin de ressources personnelles (confiance en soi, sécurité affective, sentiment de compétence par rapport à une action locale). Tous ces éléments se cristallisent dans une situation où Julia a envie, se sent prête et est en capacité d’agir.
33Ce temps, entre un moment de l’histoire de Julia et le contexte dans lequel elle évolue, peut être considéré comme une situation potentielle de développement du pouvoir d’agir. Potentielle, car Julia aurait tout aussi bien pu en rester au stade de l’intention et ne pas déployer son action.
34Gilles évoque son entrée dans le monde politique et comment ces cinq années d’apprentissage de la politique lui ont donné le goût de s’y investir.
Y a eu un événement qui a eu un impact assez décisif sur mon existence future, c’est qu’il y a eu les élections pour la Constituante cantonale et puis là on m’a demandé si j’étais intéressé à être candidat et puis je me suis dit : « Bon, on peut pas continuellement dire qu’on n’est pas satisfait d’un certain nombre de choses et puis ne pas s’engager », enfin le jour où cette fameuse logique de « aide-toi, le ciel t’aidera », pis surtout faut mettre la main à la pâte pour que les choses s’améliorent et puis pour faire avancer nos idées ou pour s’investir pour la collectivité. […] par le hasard des urnes j’ai été élu à la Constituante, ce qui m’a permis de faire cinq ans dans cette assemblée très particulière qui était assez intéressante parce que ça permettait de mettre le pied à l’étrier de la politique sans forcément faire de la politique avec tous les côtés rébarbatifs qu’elle peut avoir. […] j’étais aussi allé voir ce que proposait le [parti Y] mais j’ai un peu compris que c’était… difficile de s’exprimer dans ce cadre-là et pis j’ai senti un accueil chez les [parti X] que j’avais jamais vu avant. Enfin j’avais l’impression qu’en s’exprimant, j’étais tout jeune, j’étais écouté pis on prenait la peine de me répondre, j’ai trouvé ça intéressant. […] De fil en aiguille après la fin de la Constituante ben je me suis rendu compte que la politique m’intéressait et puis je me suis investi au niveau local en politique.
35Là encore, le cadre proposé par Zimmermann montre comment Gilles s’est retrouvé en situation d’agir : une opportunité d’entrer dans le monde politique, un accueil bienveillant, le sentiment d’être écouté, une manière de concrétiser ses valeurs et ses attentes (on peut pas continuellement dire qu’on n’est pas satisfait d’un certain nombre de choses et puis ne pas s’engager), une possibilité de comparer les partis entre eux et de tester le monde de la politique en douceur, dans un environnement relativement protégé, et finalement la confiance et la reconnaissance qu’il reçoit (j’ai été élu). Si Gilles mentionne l’élection à la Constituante comme le déclencheur (l’élément décisif selon lui), on voit que cette situation se déroule sur une temporalité relativement longue et que les ressources dont Gilles a pu bénéficier durant ce temps, associées à une volonté de s’engager pour la communauté (valeur ontologique comme on l’a vu précédemment), ainsi que des préférences (la politique m’intéressait), forgent la décision de Gilles de s’investir en politique. Il convient d’insister sur ce formidable environnement institutionnel dont a bénéficié Gilles au niveau politique : on est venu le chercher, il a été accueilli et écouté, il a pu tester et même comparer, et enfin il a été élu. Il a bénéficié de toutes les structures de plausibilité que l’on peut imaginer. A ces ressources, ajoutons également les autrui significatifs, toujours des femmes, mentionnées par Gilles, qui l’ont accompagné tout au long de son parcours et dont il se reconnait dans les valeurs. Voici ce qu’il dit d’une de ces femmes :
Quand j’étais au secrétariat du [parti X] y avait une secrétaire générale qui était élue en même temps que moi à la municipalité […] Et puis c’est quelqu’un avec qui j’ai vraiment beaucoup pu échanger pis qui représente pour moi l’idéal de ce qu’on peut faire en politique. C’est-à-dire une activité sincère, honnête pis en même temps teintée d’une espèce de… d’une sorte de modestie où on sent que c’est pas l’ambition dévorante mais que c’est l’engagement pour la collectivité qui prime, et ça c’est un modèle pour moi, oui. […] Et puis je sais que, ben voilà, j’ai encore la possibilité de discuter avec elle pour un certain nombre de questions sur mon existence.
36Ces personnes (modèles) sont à la fois une ressource (dans les échanges professionnels et politiques mais aussi plus personnels) et une figure de légitimation par rapport aux valeurs portées par Gilles. Ces personnes participent aussi au fait que Gilles a pu s’investir en politique et prendre part à un projet commun (Zask, 2011). Enfin, n’oublions pas que Gilles est issu d’une famille d’engagé·e·s dont il semble être l’héritier, ce qui n’est pas le cas de ses frères et sœurs qui ont moins suivi cet élan.
37Tant Gilles que Julia ont bénéficié d’environnements très institués et soutenants, comme le scoutisme, la communauté catholique ou encore la Constituante. On voit donc bien que le pouvoir d’agir dépend d’une conjonction d’éléments et de ressources, tant internes qu’institutionnelles.
38Cette prise de décision « situationnelle » se trouve aussi fortement chez Ariane qui décrit le moment où elle s’engage en tant que responsable d’activités jeunesse pour une association de protection de la nature :
J’étais complètement frustrée, bon déjà j’avais pas mon diplôme d’ingénieur, et puis je faisais un travail de secrétariat que j’avais fui quelques années avant quoi. En plus dans le génie civil, qui est l’antipode de la nature, hein, s’ils pouvaient bétonner le lac ils le feraient, donc c’était… Enfin, il me fallait, il fallait que je puisse respirer à côté quoi, que je fasse quelque chose en accord avec mes convictions en fait, et pis aussi mettre à profit ce que j’avais appris, pis j’avais envie de communiquer, ouais, ce que je savais au fait. Pis bon, ben comme j’aime les enfants, puisque déjà dès le départ je m’étais dirigée vers l’enseignement […] ben c’était ce qui fallait quoi. Et pis, bon, c’est un peu le hasard aussi, il y avait dans le journal, ils cherchaient un bénévole pour faire ça juste au moment où j’ai commencé au Service des [X].
39Une insatisfaction liée à son emploi, lequel ne correspond pas à ses valeurs en termes d’écologie, le fait de ne pas avoir décroché son diplôme d’ingénieure et une annonce de recherche de bénévoles pour une association qui allie protection de l’environnement et travail avec les enfants, tous ces éléments poussent Ariane à l’action et lui permettent d’avoir un lieu dans lequel elle peut actualiser ses valeurs et respirer à côté du travail salarié.
De l’énergie et du temps
40Dans ce qui précède, on a vu comment l’engagement se construit et comment se fait le passage à l’action. J’aimerais maintenant me pencher sur l’agir bénévole : en quoi consiste-t-il ? Quelle est la part contributive des bénévoles ?
41Un premier constat, c’est que cela demande de l’énergie et de la motivation, comme en témoigne Ariane :
[Il faut être] très motivée justement, parce que ben on perd vite beaucoup d’énergie […] le feu sacré s’éteint assez vite en fait.
42On retrouve cette énergie mise au travail dans le discours de Julia. Lorsqu’elle et ses amies scoutes se lancent pour monter une antenne des Cartons du cœur, c’est comme si elles démarraient une véritable entreprise :
On décide de mettre ça sur pied sur [grande ville en Suisse], […] alors première année, 150 demandes et là, l’année passée, au bout de 20 ans, 1 400 pour la ville de [grande ville en Suisse], donc c’est quelque chose qui a explosé et il a fallu suivre très rapidement parce que personne, absolument personne n’avait de connaissance ou de formation dans quelque chose comme ça. Donc tout s’est fait un peu… on a abordé les problèmes au fur et à mesure qu’ils arrivaient et on les a résolu en temps et en heure, donc aujourd’hui c’est un truc qui est juste… c’est monstrueux quoi, 3 500 personnes pour [district en Suisse] […] quand ça a pris de l’ampleur qu’il a fallu qu’on se structure, qu’il y ait une caissière, des trucs, un machin, des comptes etc.
43Il est nécessaire que quelqu’un prenne les rennes de cette entreprise. Ce rôle, Julia se l’attribue. Elle sait que son tempérament de meneuse agit comme un catalyseur, elle dit même que :
C’est sûr que des fois moi je fais de la dictature absolue, je dis que non on fait pas ça ou oui on fait ça.
44Quand Julia a des moments de découragement par rapport à la charge très importante que représente son activité bénévole, elle se rappelle que, finalement, cette activité c’est son carburant, que ça participe à son équilibre. L’énergie mise dans le travail puise aussi sa source dans l’activité même et dans le sens qu’elle lui attribue :
Je me rends compte que, ben c’est porteur dans ma vie.
C’est un moteur pour moi aussi, c’est sûr alors ça me tire, ouais.
45Chez Gilles, le discours est aussi entrepreneurial (dans le sens d’entreprendre), mais moins managérial que chez Julia. Pour lui, le
pouvoir d’agir c’est finalement le fait qu’on se donne les moyens de pouvoir faire quelque chose.
46Parmi ces moyens, il cite :
Du temps, et de l’énergie et de l’engagement.
47Ceci m’amène à aborder une autre dimension de l’agir bénévole, le temps.
48Comme l’a écrit Godbout (2002), le bénévolat est avant tout un « don de temps ». Donner du temps, c’est bien plus engageant que de donner de l’argent, puisque le temps n’est pas extensible, alors que l’argent peut être accumulé. Le temps fait partie de nos biens les plus précieux : le donner est bien souvent perçu comme donner une partie de soi-même, ou donner un bout de sa vie. Dans ses travaux sur l’accélération, Rosa (2014) dresse le portrait d’une société de l’accélération – qui se situe sur trois niveaux : technique, changement social et rythme de vie –, où le temps est de plus en plus compressé, de moins en moins disponible pour les individus qui lui courent après. Le temps devient une denrée rare, et si les outils de communication et les moyens technologiques actuels nous font penser qu’on en gagne, Rosa suggère qu’il n’en est rien. Ce dernier parle d’une « famine temporelle » (Rosa, 2014, p. 25) qui semble typique du ressenti des individus de l’époque contemporaine.
49Comme l’indique Julia, lorsqu’elle a besoin d’aide pour son association, les personnes pensent en premier à donner de l’argent :
La seule chose qu’ils n’ont pas aujourd’hui c’est du temps. […] ils vous disent : « combien vous voulez ? », pis on dit : « un peu de temps », « non ça je peux pas », c’est vraiment ça.
50Pourtant, pour elle, donner gratuitement de son temps revêt quelque chose qu’elle associe au pouvoir d’agir. Il y a cette idée de donner son temps sans rémunération qui libère ainsi des relations salariales parfois perverties (Sandel, 2014) :
De se dire : « Je peux donner » et que justement ça soit pas payé et de… […] je sais pas comment expliquer ça, le fait de pouvoir, d’avoir l’impression que tu donnes, tu fais ton don c’est cadeau… […] y a ce temps-là ben qui a pas de valeur [d’argent], qui est juste… qui est juste du temps important quoi.
51On a déjà vu l’importance, pour Gilles, de s’engager pour un grand nombre de personnes, et que cet engagement lui demande du temps et de l’énergie :
J’ai l’impression qu’on peut pas vivre et se réaliser pleinement si on donne pas du temps pour les autres.
52Mais cet engagement et ce don de temps peuvent avoir un revers blessant. Aussi, quand Gilles n’est pas réélu pour son mandat municipal (poste rémunéré à 50 %), il le vit mal :
Pour quelqu’un comme moi qui a toujours considéré que c’était important de s’engager pour la collectivité que finalement l’important c’était d’être extrêmement sérieux dans un engagement, de bien préparer ses dossiers, je me suis un peu senti un peu trahi en quelque sorte.
53Cette « trahison » est le manque de retour qu’il reçoit en contrepartie de ce qu’il donne, notamment en termes d’investissement temporel. L’absence de reconnaissance est difficile à vivre, car la contribution est ignorée, non prise en compte ou mal évaluée. Le regard que l’acteur porte sur soi souffre de cette non-reconnaissance et peut se muer en perte d’estime de soi. Mais Gilles rebondit vite, et admet aussi :
Le souci c’est que toutes ces choses me passionnent, mais j’ai l’impression de donner aux autres et finalement de pas avoir beaucoup de temps pour me ressourcer moi.
54Lorsque je lui demande ce qui le ressourcerait, ses réponses sont toutes tournées autour d’activités nécessitant du temps, tout en étant conscient que :
Je sais que c’est la conséquence logique de tous mes choix, donc je l’accepte.
55Ces extraits montrent à quel point les choix sont l’objet d’arbitrages internes importants. Le choix de s’investir à fond dans plusieurs domaines (politique, église, association de jeux de société ainsi que diverses commissions) demande beaucoup d’énergie et de temps, comme on l’a déjà vu plus haut. A cela s’ajoutent des ressources qui rendent possible cet engagement si important. Ainsi Gilles mentionne son jonglage entre plusieurs postes – celui de webmaster compense financièrement les autres – et les possibilités qui lui sont offertes en termes de travail à temps partiel ou à domicile, d’horaires flexibles, de jours de dédommagement pour ses activités politiques, etc. C’est un équilibre assez subtil qui doit être repensé en permanence, mais qui offre aussi la possibilité à Gilles de faire ce qu’il souhaite – notamment ses activités politiques qui sont selon ses termes les moins fiables en termes d’emploi, ainsi que son travail pour l’Eglise catholique, un job qui est complètement en adéquation avec [sa] philosophie personnelle, et cela même au détriment du temps qu’il pourrait s’accorder à lui‑même.
Une ambition réaliste
56Si les bénévoles cité·e·s plus haut s’entendent sur l’énergie et le temps qu’ils et elles consacrent à leur engagement, ils et elles sont réalistes quant à leur marge de manœuvre. Philippe a un regard mesuré sur son engagement. Après une jeunesse vécue dans la période post-soixante-huitarde où l’objectif était de changer le monde, il prend du recul et est conscient de la petitesse de sa marge d’action.
On peut peu […] faut pas être ambitieux, ou faut être ambitieux mais faut savoir que les ambitions sont pas… Elles sont pas atteintes. On a fait… plus ça va moins je nourris des illusions. Non, on a peu de pouvoir d’action. On a un petit peu d’action. On en a. […] C’est des petites choses qui se font, mais par rapport aux ambitions que j’avais il y a 30 ans et ce qu’on peut faire maintenant, on peut faire des choses, on peut. Pis on peut partout à son niveau. […] On peut être, euh… acheteur de légumes et agir, hein. Donc c’est pas forcément lié au statut de médecin ou bénévole, on peut toujours mais on peut peu, et puis j’aimerais bien pouvoir plus !
57Son discours n’est cependant pas catastrophiste. Il insiste sur cette petite marge qu’il faut justement saisir, chacun·e à son niveau.
58La métaphore de la « goutte d’eau dans l’océan » est utilisée par plusieurs bénévoles, dont Muriel qui comme Philippe nourrissait de grandes ambitions. Dans sa jeunesse, elle avait envie de partir dans un pays en voie de développement, de sauver le monde, l’injustice la déprimait. Maintenant, elle se rend compte que ce n’est pas possible et évoque son pouvoir d’agir ainsi :
même si ce n’est qu’une goutte d’eau, il y a plein de petites choses à faire.
59Ariane a également dû revoir ses ambitions à la baisse mais valorise cependant ce qu’elle a pu faire, tout en étant consciente de ses limites. Elle souligne aussi l’importance de commencer par soi-même avant d’élargir son action :
J’avais des grandes ambitions [rire] au départ, […] de rassembler plein d’enfants, de les sensibiliser etc., et pis ben non, c’est pas comme ça, si t’en as déjà sensibilisé un par année c’est bien quoi au fait. C’est ça je pense, pis c’est une goutte d’eau qui font les fleuves quoi […] faut connaitre ses limites, parce que […] si on est soi-même pas prêt à faire quelque chose ben on n’arrivera jamais à le faire passer quoi, faut commencer par soi‑même.
60Chez Julia, le discours est d’emblée réaliste : elle n’a pas été désillusionnée comme Philippe, Muriel et Ariane, mais tout comme ce dernier et ces dernières, Julia sait que son pouvoir d’agir est limité, mais que ce qu’elle peut en vaut la peine et mérite d’être investi.
On peut faire changer des choses qui ne conviennent pas. Bah à raison de trois gouttes et demie, on est bien d’accord. […] C’est une goutte d’eau, mais c’est sûr, et ça j’ai jamais eu, j’ai jamais eu la présomption d’imaginer que c’était autre chose, mais finalement les rivières elles sont bien faites de ça. Et c’est tellement facile de dire : « mais ça vaut pas la peine, y aurait tellement à faire », ben ouais, ben… et y a plein de possibilités de faire bouger les choses, y a pas que la politique.
61Un certain réalisme donc, mais une ambition aussi, car comme l’indiquent Yves Clot et Pascal Simonet (2015), « Les buts en jachère sans moyens pour se réaliser peuvent empoisonner la vie des [personnes] » (p. 41). Probablement que les bénévoles qui ne parviennent pas à revoir leurs ambitions à la baisse tout en continuant à en avoir se découragent et abandonnent leur activités bénévoles. Une stratégie pour ne pas laisser des « buts en jachère » est de viser une forme de proximité, comme nous le verrons plus bas.
Une contribution proche et concrète
62L’un des constituants majeurs que j’ai pu repérer dans l’agir bénévole, c’est l’agir concret, qui se rapproche de ce que Vermeersch (2004) nomme l’« éthique pragmatique ». Comme déjà mentionné dans le chapitre 1, dans la partie « Le bénévolat : entre individualisation et participation », l’engagement bénévole actuel est moins tourné vers les grandes causes idéalistes, comme ça pouvait être le cas aux xixe et xxe siècles. Aujourd’hui, les personnes s’engagent de manière plus personnelle et veulent avoir une prise sur le réel, comme le souligne Vermeersch : « Son [celui du bénévole] discours éthique semble guidé par la volonté de préserver cette part de liberté accordée à sa subjectivité ainsi qu’à sa capacité d’action sur le monde » (2004, p. 690).
63Cet aspect concret se matérialise notamment par un agir de proximité que l’on retrouve beaucoup dans les discours d’Ariane, de Susana, de Muriel et de Julia. Pour cette dernière, l’aspect personnel et subjectif est d’ailleurs très important. Dans une moindre mesure, le discours de Philippe porte également des traces de cet agir de proximité, car il a opéré un glissement important entre ses grands idéaux de départ et les « petites » possibilités d’aujourd’hui, qui peuvent être locales.
On peut peu [mais] on peut partout à son niveau.
64Ariane mentionne aussi la nécessité d’agir à proximité. L’expression « balayer devant sa porte » évoque aussi le fait de commencer par appliquer ses principes d’abord à soi-même, avant d’élargir aux autres.
Il faut essayer d’agir sur les choses qui sont proches de nous, pas loin, c’est, enfin, il faut commencer par balayer devant sa porte avant d’aller balayer toute la rue quoi.
65Cet aspect d’agir de proximité se retrouve fortement dans le discours de Julia. Quand celle-ci prend conscience de la situation de la faim en Suisse, elle déclare :
Là y a un job à faire et pis un job qui était dans mes cordes, voilà, alors après ben tu te poses pas tellement de questions quoi.
66Elle agit ici selon une éthique pragmatique : elle sait que dans cette situation, elle pourra agir, non seulement parce que c’est proche d’elle, mais aussi parce qu’elle s’en sent capable (dans mes cordes).
67Dans l’extrait ci-dessous, Julia montre particulièrement bien comment son impuissance par rapport aux misères d’ailleurs est compensée par le fait de pouvoir agir réellement pour les démuni·e·s de sa ville :
Et pis agir, d’avoir l’impression d’être pas juste… Moi ça me tue d’avoir l’impression de rien pouvoir faire pour la Syrie, mais je peux rien faire pour la Syrie2 ?!! Voilà, ils nous montrent ces images pathétiques et culpabilisantes mais t’es là, tu les absorbes et c’est tout. Et là tu dis, ben au moins t’as l’impression qu’y a des choses qui bougent quoi. […] c’est aussi cette impression d’agir directement, encore une fois d’acheter les cartes de l’Unicef c’est très bien, j’en achète aussi, mais, mhh… Voilà, tu sais qu’il y a des puits qui sont construits mais c’est pas de prise en direct avec la réalité quoi.
68Lorsqu’elle évoque le pouvoir d’agir, Julia mentionne clairement l’idée de changement concret dû à l’actorialité des personnes qui s’engagent :
C’est la possibilité vraiment de faire avancer les choses. La possibilité d’être un acteur un peu efficace. La possibilité de passer d’un statut passif à… ouais c’est vraiment ça, un statut actif, d’être dans un, dans un domaine qui vous parle, qui vous correspond, […] et pis de dire qu’on peut faire changer des choses qui ne conviennent pas.
69Derrière l’actorialité, il y a l’idée centrale qu’un individu décide lui-même « des principes et des modalités » qui le concernent (Vermeersch, 2004, p. 692). Dans ce sens, il y a une forme d’autonomie de l’agir, pas dans le fait d’agir seul·e, mais d’agir parce que l’on a décidé soi-même d’agir, selon ses valeurs et ses possibilités. C’est ce qu’exprime Julia avec les coudées franches :
C’est l’avantage de notre association, […] comme on est subventionnés par personne, ça permet d’avoir les coudées franches.
70Il y a bien sûr la question du caractère, mais ce qui transparaît très fort aussi chez Julia, c’est sa volonté de contribuer, par son action, à ce que les choses changent.
Il faut voir les choses comme elles sont. Je crois que j’ai besoin de sentir que je peux faire avancer les choses.
Il fallait que je mette mon grain de sel, je pouvais pas accepter tout sans faire partie des rouages, d’être juste un rouage quoi.
71L’expression mettre son grain de sel est typique de ce que Zask (2011) appelle la contribution, c’est-à-dire apporter une part personnelle dans l’histoire commune. C’est aussi, toujours selon la même auteure, et en reprenant la métaphore de Julia à propos des rouages, prendre part à un ensemble organisé et participer aux décisions et à son fonctionnement, sans être seulement une pièce prise dans la machine qui n’a comme fonction que de faire tourner le rouage suivant, dans un processus répétitif, voire aliénant. Une autre expression véhiculant le même type d’idée est employée par Muriel qui souhaite amener sa pierre à l’édifice ou encore par Gilles qui veut
mettre la main à la pâte pour que les choses s’améliorent et puis pour faire avancer nos idées.
72Cette dimension contributive est également importante chez Ariane :
J’ai envie d’apporter ma contribution quoi, d’une manière ou d’une autre. Comme je peux pas le faire professionnellement ben je le fais dans le privé quoi.
Rapport à l’engagement
73Les deux parties précédentes ont mis en évidence comment l’engagement s’était construit, entre un terreau décisionnel et le choix de s’engager, puis nous avons vu en quoi consiste cet agir bénévole. Dans cette partie, je vais dégager les différents rapports à l’engagement, au niveau des valeurs, des questions identitaires et de la reconnaissance.
74Le rapport à l’engagement peut se superposer avec ce que j’ai identifié dans la partie « Le terreau décisionnel », le contre-don par exemple. Parfois, les raisons de s’engager deviennent les raisons de continuer son engagement et parfois, ce rapport se transforme de manière inattendue.
Une intégrité en actes et la nécessaire reconnaissance
75Parfois, l’engagement correspond à un changement voulu et vise un accomplissement de soi ou une vie plus authentique, au sens de Taylor (1991/1994). C’est le cas de Julia pour qui l’engagement bénévole la démarque de son milieu professionnel et familial – les valeurs qui sous-tendent l’engagement de Julia ne sont pas un héritage familial. Il y a cependant une forme de continuité avec les valeurs construites au sein du scoutisme. Mais ce qui est surtout très présent chez Julia, c’est cet idéal d’authenticité qui se joue dans son engagement bénévole :
Pour moi j’ai pas besoin de reconnaissance personnelle, ça correspond à mes idéaux, j’ai pas besoin qu’on me tape dans le dos […] j’ai pas besoin de ça, qu’on valide mon boulot et mon implication, je le fais parce que j’en suis convaincue, ça sonne un peu [sifflote], violon, mais pas du tout quoi, c’est vraiment… Je pense que toutes les personnes qui bossent autour de moi, c’est vraiment ça. C’est une conviction personnelle, y a pas d’autres moteurs que ça quoi.
J’ai besoin de me sentir bien avec moi tout court pis si je me sens bien avec ce que je ressens et… Ouais, ça me suffit quoi, franchement.
76Quand Julia dit qu’elle n’a pas besoin de reconnaissance personnelle, elle veut certainement dire qu’elle n’a pas besoin de reconnaissance externe, dans le sens où elle n’a pas besoin d’encouragements pour agir. Il est frappant de voir à quel point elle insiste sur le fait que ce sont ses convictions personnelles (on pourrait parler de subjectivité exacerbée) et que d’être en accord avec elle-même lui suffit – c’est d’ailleurs exactement ce qu’on pourrait appeler une reconnaissance personnelle : établir une cohérence entre ses actions et ses idéaux.
77Peut-être est-ce là un des ingrédients du pouvoir d’agir : avoir la possibilité d’être en accord avec soi-même, c’est-à-dire avec ses intentions et ses valeurs. C’est par ailleurs une des idées-forces de Sen dans sa vision de la justice : être capable de réaliser ou d’être ce à quoi on accorde de la valeur.
78On peut aussi penser que cette manière singulière et très subjective de vivre ses idéaux (ce sont mes convictions) correspond à cette injonction d’être soi thématisée dans le chapitre 1 dans la partie « La société biographique ». Je note tout de même que Julia se raccroche à un mouvement auquel elle se sent appartenir et qui valide son action. Quant à « la faim est un scandale », si Julia en fait une conviction personnelle, il s’agit tout de même d’une révolte largement partagée.
79Toujours à propos de reconnaissance, Julia reconnaît le travail mené par son association et en éprouve de la fierté :
On a monté une jolie structure, voilà, dont on peut être fières aujourd’hui, parce que c’est vrai qu’on est reconnus quand même, on est reconnus d’utilité publique mais on est pas du tout aidé par qui que ce soit.
80Si, comme nous l’avons vu plus haut, Julia affirme ne pas avoir besoin de reconnaissance personnelle, on note tout de même que le fait d’être reconnue d’utilité publique confère de la valeur et une légitimité institutionnelle ou politique à l’action des Cartons du cœur, et Julia semble y être sensible. C’est ce que Honneth (2013) met dans la forme de reconnaissance du droit, qui est rattachée au respect de soi.
81Cette forme visée d’authenticité correspond à un besoin de vivre et d’actualiser ses valeurs pour s’accomplir soi-même. Or, un accomplissement de soi passe par la reconnaissance externe et interne.
82Des traces de cet idéal d’authenticité se retrouvent dans plusieurs témoignages, comme ceux d’Ariane et de Muriel, que nous retrouverons plus tard dans l’analyse. Toutes les deux initient leur démarche d’engagement de manière singulariste pour se démarquer de leur univers professionnel. Pour Ariane, on est plus dans le cas de figure d’une vocation contrainte et donc une possibilité de réparation, avec le bénévolat, d’une vie professionnelle jugée insatisfaisante. Pour Muriel, le bénévolat est une réorientation voulue et planifiée. Mais elles cherchent à s’accomplir et à actualiser des valeurs pour être plus en accord avec elles-mêmes et avec la vie qu’elles désirent mener. Comme pour Julia, les valeurs qui sous-tendent l’engagement de Muriel et d’Ariane sont de type humaniste.
83L’engagement de Philippe et de Gilles correspond aussi à une démarche d’accomplissement, mais elle n’est pas initiée de manière singulariste. Chez eux, on peut parler d’engagement citoyen et solidaire. L’engagement est en continuité avec leur univers d’origine et répond à un besoin d’intégrité et de cohérence entre leurs actions et leurs idéaux. Si les deux hommes s’inscrivent dans un groupe, ce n’est pas une finalité, mais un moyen pour porter des valeurs tournées vers autrui et à caractère universel. Gilles inscrit son engagement politique, mais aussi ses deux autres engagements bénévoles (Eglise catholique et association de jeux de société), dans une démarche citoyenne, et comme l’indique Vermeersch (2004) :
La justification de l’engagement par la citoyenneté renvoie à un au-delà de l’individu. Celui-ci se trouve inscrit au sein d’un collectif sur lequel il a, ou peut acquérir, un certain pouvoir, et relie à d’autres individus avec lesquels, ou pour lesquels, il agit. (p. 702)
84Ce qui fait dire à Gilles :
Je pense que le ferment de la vie en société c’est justement de s’engager pour les autres.
85On perçoit ici un idéal démocratique porté par Gilles, et l’engagement pour la société en est le ferment. C’est aussi une manière de donner le pouvoir aux individus lambda : le pouvoir d’organiser des événements – culturels, sportifs etc. – rend les personnes actrices et pas seulement consommatrices.
86Chez Gilles, la contribution pour la communauté est primordiale :
Je me sens utile, j’ai l’impression que, ben voilà, je fais pas simplement des choses pour moi mais je les fais pour plus de monde, donc finalement je suis utile pas simplement… Ben voilà, on peut se dire : « je passe l’aspi et je suis utile pour moi et ma famille », mais là c’est un engagement pour plus de monde et ça c’est quelque chose qui me parait important.
87Le point commun entre Julia, Ariane, Muriel, Gilles et Philippe, c’est leur engagement dans une logique d’altérité et non d’identification – même si l’on peut aussi trouver des traces d’identification dans leur discours (par exemple les scouts pour Julia), mais l’identification n’est pas prédominante : ils et elles s’engagent pour une cause, soit de manière singulière, en se démarquant de leur famille ou de leur monde professionnel, soit dans une continuité des sphères de socialisation primaire ou secondaire.
88D’une manière un peu différente et moins singulariste, Susana s’engage sans compter pour sa famille et son réseau de proximité. Elle agit pour les autres, dans une continuité du rôle familial. Si l’on peut penser que Susana est exclusivement tournée vers le bien-être de ses proches, cela vise aussi son propre accomplissement, comme elle l’exprime ici :
Ce besoin d’aider les autres, ça fait partie de moi. Donc c’est mon équilibre qui est un peu… J’ai vraiment besoin de faire ça. Et le fait de savoir que je peux le faire, ça m’aide beaucoup. Donc je sais que si les gens viennent me demander, oui je peux faire, j’ai des disponibilités, pour aider.
89Une recherche sur ce qu’apporte le bénévolat aux personnes qui s’y engagent appuie les dires de Susana : « Le bénévole est motivé selon une part non négligeable par un vecteur d’épanouissement personnel. En apportant à l’autre, c’est aussi à soi que l’on fait du bien » (Peter & Sue, 2010, p. 7). En aidant ses proches, Susana est reconnue et se reconnaît dans son identité fortement tournée vers le domaine du care3.
Le sentiment d’appartenance
90Le bénévolat peut être un moyen d’intégrer une communauté et de trouver de la sociabilité, un groupe d’appartenance et d’identification avant d’affirmer sa propre singularité. La posture éthique étant partagée par un groupe, il s’agit de porter des valeurs et des aspirations communes et de participer à un projet collectif (Fortin, et al., 2007, p. 56). C’est à relier, mais pas uniquement, au « prendre part » de Zask (2011).
91La plupart des bénévoles interviewé·e·s relèvent cette part de sociabilité, importante à leurs yeux, mais pour aucun·e, il ne s’agissait de la principale motivation de leur d’engagement actuel. Il semblerait en effet, et cela est montré plus bas dans l’analyse, que si bien souvent le besoin d’appartenance apparaît comme un motif d’engagement très important dans la jeunesse ou dans les débuts de l’engagement, ce rapport se modifie ensuite avec le temps, pour trouver d’autres raisons de s’investir et de maintenir son engagement, comme la recherche d’adéquation entre ses actions et ses valeurs.
92Pour Julia, son sentiment d’appartenance au mouvement des Enfoirés est important car il légitime sa pratique et elle ne se sent pas seule dans son engagement. On retrouve l’idée du « prendre part » de Zask (2011) qui signifie une implication dans une activité ou dans un groupe autour d’un projet commun.
Pour moi, écouter la soirée des Enfoirés, c’est […] le cadeau de Noël quoi, c’est avoir l’impression que je fais partie de leur mouvement, […] j’ai les larmes aux yeux chaque fois que j’entends la chanson à la fin, ça fait vraiment vibrer quelque chose. Et surtout de me dire que je suis pas farfelue quoi, je suis pas dans mon coin à faire un truc marginal, non, je suis pas la seule à tirer sur cette corde-là, qu’on est plein et que ça fait bouger les choses quand même, ouais. Oui parce qu’avant Coluche y avait rien, vous voyez ce que je veux dire.
93Cependant, il ne s’agit pas de sociabilité. La sociabilité, elle l’a trouvée au sein du scoutisme – qui est en réalité son premier engagement bénévole – et elle maintient toujours, quatre décennies plus tard, ce lien très fort avec ses amies scoutes.
94Le premier engagement bénévole de Laure correspond typiquement à ce besoin de sociabilité et d’appartenance. Dans son cas, il s’agit aussi de réparation. Lorsqu’elle s’engage, vers la fin de l’adolescence, dans une association d’étudiant·e·s de confession juive, elle est en quasi rupture avec son père, qui est de confession juive, et elle garde un mauvais souvenir de sa socialisation, durant son enfance, à la culture juive.
95Laure évoque cette période comme une quête identitaire et un besoin de renouer avec ses origines, voire de se réconcilier avec une image du père malmenée.
Je redécouvrais un peu l’identité de mon père, […] je pense que la dernière fois que j’étais allée en Israël avec mes parents, je devais avoir 11, 12 ans, pis après j’ai tout rejeté, pis à 18 ans je suis retournée en Israël par moi-même et puis après je suis retournée une dizaine de fois en Israël, enfin, j’ai vraiment tout renoué, aussi avec ma famille.
96Son engagement actuel n’a plus rien à voir avec cette forme d’identification qui était nécessaire dans ses premiers pas d’adulte.
97Le premier engagement de Gilles dans la communauté catholique s’inscrit dans une continuité familiale. Chez Philippe, son implication dans divers milieux d’extrême-gauche dans les années 1970 avait très certainement aussi une fonction identificatoire très forte. Pourtant, autant Gilles que Philippe se sont ensuite tournés vers des valeurs universalistes qui priment sur le sentiment d’appartenance à un groupe.
98Les débuts de l’engagement d’Yves peuvent aussi correspondre à un besoin d’intégrer une communauté de personnes pratiquant la course à pied, de partager une activité. Mais rapidement, Yves prend des initiatives et se singularise lorsqu’il s’investit dans le chronométrage des courses. Quand il devient porte-parole d’un mouvement de coureurs et coureuses, son rapport à l’engagement se transforme encore car il se met au service d’un idéal et contribue à son maintien (Fortin, et al., 2007, p. 51).
99Ces exemples montrent que le premier engagement bénévole, parfois à l’adolescence déjà, correspond souvent à un besoin d’affiliation et à la recherche de sociabilité, mais que le rapport à l’engagement évolue ensuite avec l’âge. Une recherche sur le bénévolat des jeunes entre 16 et 25 ans4 montre que, fréquemment, les jeunes bénévoles comparent leur communauté associative à une seconde famille (Cortessis & Weber Guisan, 2016 ; Weber Guisan & Cortessis, 2017), et qu’il s’agit fréquemment d’un espace de socialisation intense durant cette période de passage entre l’adolescence et le monde adulte. Le passage ci-dessous est extrait du corpus de la recherche précitée et montre ce sentiment d’appartenance :
On a vraiment un sentiment d’appartenir à quelque chose en fait ! Moi j’appelle cela un peu ma deuxième famille. Tous les membres qui en font partie, les vingt, je ne les aurais jamais tous choisis comme amis, mais ils font partie de ma vie. (Barbara, 24 ans, Fédération des Jeunesses campagnardes)
100Au niveau de la sociabilité, je relève aussi les remarques de Gilles et d’Yves, qui partagent tous les deux la vision de leur activité bénévole comme un lieu de mixité sociale, qui permet des rencontres peu probables dans leur cadre professionnel et qui permet d’élargir les horizons :
J’étais très intéressé par ce qui c’était passé dans le cadre des jeunes catholiques parce que moi j’étais au lycée pis à l’université et c’était le seul milieu dans lequel on rencontrait des jeunes de toutes formations parce que sinon moi je croisais que des [lycéens] et universitaires et là c’était un truc où finalement… Et on se posait pas la question, on était ensemble un groupe de jeunes de [ville romande], ben y avait des apprentis pis y avait des… Je les aurais jamais connus autrement.
101Cette dimension est partagée par Yves :
J’ai connu beaucoup de monde aussi, d’un peu tous les niveaux sociaux, parce que, voilà, on court, ça va du médecin au concierge, y a un peu de toutes les couches sociales qui se retrouvent dans la course à pied, c’est surtout intéressant de connaître de nouvelles personnes.
Garder le contrôle de sa vie
102La dimension de contrôle ou de pilotage de sa vie comme élément constitutif du pouvoir d’agir, et que l’on retrouve notamment dans les travaux sur l’empowerment, est spécialement manifeste dans le témoignage d’Yves. Il y a tout d’abord le contrôle de son corps, puis de son poids. Yves veut rester maître de sa forme physique et s’astreint à un entraînement qui d’après lui ne lui correspond pas puisqu’il se met dans la catégorie des intellectuels passionnés d’informatique (donc non‑sportifs) :
Quand j’ai dû aller à l’école de recrues je me suis dit que… Je suis plutôt un intellectuel passionné par l’informatique et je me suis dit que j’étais pas du tout sportif et je me suis un petit peu forcé à, à en faire un peu [de la course à pied] pour pas trop souffrir les périodes en gris-vert, mon père avait toujours fait de la course à pied aussi, […], et puis quand mon premier garçon est né en 1995 j’ai arrêté pendant trois ans de courir, j’ai pris 18 kilos [ton amusé], et puis un jour voyant que la trentaine arrivait et passait je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose, là contre, et puis je me suis mis à m’entraîner régulièrement et puis les kilos ont été perdus en trois mois et puis maintenant je me suis un petit peu forcé à rester à ce poids.
103Ce désir de pouvoir contrôler ce qui le touche, soit sa forme physique, va encore plus loin puisqu’il veut aussi garder le contrôle sur ses performances :
Comme je suis dans l’informatique que je suis aussi assez compétitif, un été les résultats du… Si vous voulez y a un classement qui se fait après chaque course, on peut prendre des places, en perdre, et puis à un moment donné je trouvais que ce classement était pas correct, j’étais mal classé, donc j’ai pris mon ordinateur et puis j’ai essayé de reconstruire ces classements et puis j’arrivais pas au résultat officiel donc j’ai contacté l’organisateur en disant : « y a un problème là et là », et puis il m’a répondu : « vous avez raison, et d’ailleurs est-ce que ça vous intéresserait de vous occuper de faire ces classements pour la suite ? »
104Ce dernier extrait montre aussi de manière éclairante comment, de participant, Yves devient contributeur. Il ne se contente plus d’être un coureur lambda, il devient organisateur de courses à pied et responsable des classements. Il apporte ainsi une part personnelle au commun.
105Voici comment Yves conçoit le pouvoir d’agir :
Je dirais que c’est la capacité à faire avancer les choses dans la direction dans laquelle on aimerait qu’elles aillent […] j’aime bien, dans tout ce que je fais, que ce soit professionnellement et sportivement, […] avoir un certain contrôle sur les activités dans lesquelles je suis impliqué.
106L’extrait ci-dessous est à mettre en lien direct avec la définition qu’il donne du pouvoir d’agir :
À l’armée j’ai fait des services d’avancement, j’ai fait sous-officier. J’ai même commencé l’école d’officier parce que là aussi moi je voulais pas rester à la base, et on va dire subir, subir les ordres et puis avoir aussi un certain, avoir aussi un certain contrôle sur la manière dont les choses se passaient.
107Là encore, on note à quel point Yves pilote sa vie. Pour ne pas la subir, il s’arrange pour être en position de décider, que ce soit au niveau privé ou professionnel. Dans le même ordre d’idées, on peut penser aux parcours de Muriel, qui démissionne d’un emploi stable pour être libre de se lancer dans ce qu’elle souhaite faire professionnellement, ou à celui de Laure, qui choisit de bifurquer et qui s’en donne les moyens.
Rétributions symboliques
108Nous avons vu ce que le bénévolat peut produire chez les personnes qui s’y engagent : une cohérence entre leurs idéaux et leurs actions, de la sociabilité, de la reconnaissance, un sentiment d’appartenance (surtout au début de l’engagement), une soupape professionnelle pour certain·e·s, des perspectives professionnelles pour d’autres, et de nouvelles compétences (bien que je n’aie pas traité ce thème spécifiquement). Qu’en est-il du plaisir dans l’activité ? Etrangement, peu ont évoqué spontanément le plaisir, à l’exception de Philippe, et surtout de Laure qui énonce très clairement que le bénévolat doit être un plaisir :
Ma vision du bénévolat c’est aussi que ça doit être un plaisir, et quand ça devient une obligation ou une charge ben à ce moment-là c’est salarié [rire] !
109Cette dimension de plaisir dans l’activité bénévole met en avant probablement une des rétributions symboliques que les bénévoles s’accordent quant à leur engagement bénévole : s’engager, oui, mais il faut que ça plaise ! Il y a certainement cette idée de travail salarié associé au labeur qui peut être pénible et qui est par conséquent rémunéré par un salaire. Ce n’est pas le cas de tout le monde : par exemple, Julia, Ariane et Gilles ont évoqué la pénibilité de leur activité bénévole, mais ne l’ont cependant pas remise en question. Ariane, cependant, a cherché à remettre ses responsabilités bénévoles lorsque c’était devenu une contrainte plutôt qu’un plaisir.
110Pour Julia, la dimension plaisir est totalement balayée du bénévolat. Voici comment elle parle d’autres activités qu’elle fait pour elle :
Ça c’est pour moi, pour le plaisir du coup c’est pas du bénévolat, ça c’est sûr…
111Lorsque je lui ai demandé ce que son activité bénévole lui apportait, elle évoque :
Une bonne conscience, je pense que… Je sais pas, juste, j’ai pas besoin de recevoir quelque chose, c’est de dire juste un merci quoi. La possibilité de pouvoir […] dire merci peut-être. C’est ça, merci, merci à la vie quoi. C’est ça en fait.
112On a déjà vu que Julia est profondément reconnaissante de la vie qu’elle a eue ; elle s’estime gâtée de bonheur. Il semble donc que chez elle, l’activité bénévole soit un moyen puissant pour rendre à la communauté ce que la vie lui a donné et pour témoigner à cette communauté sa reconnaissance. Elle parle aussi d’interactions qu’elle a eues avec des bénéficiaires qui renforcent son sentiment d’être utile, et probablement aussi sa reconnaissance personnelle, même si elle soutient qu’elle n’en a pas besoin.
113Gilles parle d’épanouissement et de lien social comme rétributions symboliques de son engagement. Il relie l’épanouissement au sentiment d’utilité que lui procure son action bénévole. Chez Gilles, l’engagement est une caractéristique tellement intrinsèque que cela participe à son bien‑être :
Ça me paraît naturel et puis presque nécessaire à mon épanouissement de pouvoir m’engager dans un certain nombre de choses.
114Parmi les rétributions symboliques, la plus importante est probablement la reconnaissance. Celle-ci est apparue à de nombreuses reprises dans le cours de l’analyse, en particulier chez Julia dans la partie « Une intégrité en actes et la nécessaire reconnaissance » dans le présent chapitre. Le fait de « laisser son empreinte » (développé ci-après) peut aussi être considéré comme une forme de rétribution symbolique.
Laisser son empreinte
115Enfin, il semble que plusieurs bénévoles aient à cœur de laisser une trace de leur contribution. Si les bénévoles donnent leur temps sans compter, et que ce temps si précieux est un petit bout de leur vie, en retour, le commun est marqué par ces bouts de vie donnés. C’est en quelque sorte l’aboutissement de la contribution.
116Ariane est sensible à la pérennité de ce qu’elle construit – je l’ai déjà mentionné. Ce passage de témoin est une étape clé, mais il y a aussi d’autres formes de transmission que l’on retrouve fortement chez Ariane :
Montrer l’exemple, pour moi ça c’est assez important, je pense qu’il faut montrer l’exemple […] Si on est soi-même pas prêt à faire quelque chose ben on n’arrivera jamais à le faire passer quoi, faut commencer par soi-même. Ben c’est toujours la même chose quoi [rire] ! Commencer par soi-même pis après aller regarder l’entourage, pis après l’entourage de l’entourage et pis etc. quoi, c’est ça le pouvoir […] On montre un exemple en fait, plus du concret, pas trop de bla‑bla quoi.
117Pour Muriel, il s’agit de faire prendre conscience aux personnes qu’elles ont un pouvoir, notamment dans l’acte de consommer. Elle-même fait très attention à sa propre consommation :
Le consommateur a un pouvoir… si on est conscient, on a le choix.
118Ainsi, montrer l’exemple pour Ariane ou faire prendre conscience pour Muriel sont aussi des manières de faire passer un message dont elles sont porteuses et qu’elles souhaitent égrener.
119Comme l’indique Zask (2011), cette part personnelle apportée au commun, et qui l’a par conséquent modifié, contribue à forger « l’idée de sa propre historicité » (p. 286). C’est une forme suprême de reconnaissance que d’être reconnue comme une personne ayant participé à influencer le cours des choses (Honneth, 2013). Le sentiment d’utilité, partagé par tou·te·s les bénévoles interviewé·e·s, participe au même processus de se reconnaître comme une personne jouant un rôle important dans l’histoire commune.
Travailler ?
120Pourquoi ce titre interrogatif ? Plusieurs indices dans les verbatim montrent que le vocabulaire utilisé pour parler de l’activité bénévole se confond souvent avec celui du vocabulaire professionnel. Cependant, quand on définit le bénévolat, on l’oppose souvent au travail salarié. Sans entrer en débat sur les multiples acceptions (philosophique, économique, sociologique) du terme travail, je propose de le prendre en compte au sens large, c’est-à-dire que toute activité peut être considérée comme du travail à partir du moment où elle est socialement située et fait appel à une mobilisation de ressources diverses (savoirs, capacités, environnement technique et matériel, etc.) en vue d’un objectif ou d’une mission. L’activité bénévole entre sans conteste dans cette définition du travail.
121En prolongement de la partie précédente, on peut dire que le rapport à l’engagement s’inscrit souvent en rupture ou en continuité avec les autres sphères. Dans ce cadre, le rapport avec la sphère professionnelle occupe une place dont je n’avais pas anticipé l’importance. Ainsi, dans ce qui suit, j’explore la présence ou l’absence de liens entre la sphère bénévole et la sphère professionnelle, leur point commun étant, justement, le travail (au sens large). On retrouvera des dimensions déjà mentionnées dans ce chapitre (valeurs, reconnaissance,…), mais celles-ci seront abordées avec l’articulation entre les sphères explorées.
122Pour cette partie de l’analyse, je m’appuie notamment sur la typologie de Simonet-Cusset (2004) présentée au chapitre 1, dans la partie « Le bénévolat comme travail ». Cette typologie met en évidence les différentes inscriptions de la vie bénévole dans la vie professionnelle. En voici un bref rappel :
Engagement bénévole qui permet de poursuivre, à côté de l’activité professionnelle, une carrière que l’on a renoncé à exercer professionnellement ;
Engagement bénévole qui révèle, permet de tester, ou même de réaliser une vocation et se transforme, le cas échéant en carrière professionnelle ;
Engagement bénévole qui permet de prolonger et de compléter, dans un autre cadre ou sous une autre forme l’activité exercée professionnellement ;
Engagement bénévole qui compense une activité professionnelle ressentie comme trop peu engageante. (p. 148)
123Personne parmi les bénévoles interviewé·e·s n’entre dans la première forme d’engagement, même si Susana, qui a cessé son activité professionnelle pour suivre son mari en Suisse, aurait pu s’engager bénévolement dans cette optique de substitut à une carrière à laquelle elle a dû renoncer.
Se réorienter et donner un nouveau tour à sa vie professionnelle
124Pour le deuxième type en revanche, il est frappant de constater comment l’engagement bénévole peut être investi en lien avec un projet professionnel ou une volonté de réorientation. C’est le cas de Muriel, qui énonce très clairement :
Le bénévolat peut m’aider à entrer dans l’environnement.
125C’était alors son projet professionnel – elle s’engage dans plusieurs projets en lien avec l’environnement et trouve du travail dans une structure qui intervient auprès des écoles pour la sensibilisation à la gestion des déchets. Il ne faut pas réduire cette intention à un simple calcul rationnel. En effet, Muriel se donne à chaque fois les moyens de parvenir à ses buts, que ce soit par de la formation continue ou en faisant des choix drastiques, notamment lorsqu’elle donne son congé à l’EMS où elle travaillait, pour être libre, alors qu’elle n’avait pas trouvé d’autres postes. Elle sentait cependant que c’était le bon moment et qu’il fallait le saisir. Le temps lui aura donné raison.
126Cette dimension se retrouve fortement chez Laure, qui réalise une bifurcation professionnelle volontaire dans les RH, après des années passées dans le paramédical. Il serait trop long de détailler ici comment s’est opérée cette bifurcation, mais on retrouve les ingrédients d’une situation où se jouent des dimensions personnelles, familiales et contextuelles. Tout comme Muriel, Laure se donne les moyens de son projet : elle multiplie les formations continues, notamment en langues, et passe un certificat en RH. En parallèle, elle souhaite agrandir la famille et donc avoir du temps :
Je me suis dit : « bon, alors, j’ai envie de partir dans les RH, mais j’ai envie d’avoir un deuxième enfant, comment concilier les deux choses en partant d’un changement professionnel ? »
127Lorsqu’une opportunité se présente pour son mari de partir cinq semaines à l’étranger, Laure demande un congé non payé à son employeur. Il accepte mais demande à Laure des heures supplémentaires en compensation. Après réflexion, Laure donne son congé :
Quand j’ai donné ma démission, l’idée c’était : « je m’arrête pour me réorienter, faire une pause déjà ».
128Laure pense alors faire une petite pause, profiter de ce séjour à l’étranger, puis trouver du travail dans les RH à temps partiel. Ses quelques postulations ne donnant rien, elle songe au bénévolat :
Par rapport aux RH, je voulais m’orienter dans le domaine, et ce que j’ai décidé de faire, c’était donc voilà, comme ma fille était à la garderie, je me suis dit : « bon, ben j’aurai plus de temps » et j’ai commencé un peu à regarder ce qui existait dans les associations où je pouvais aider selon mes compétences ou comme ça. Et finalement ben j’ai trouvé une association qui est dans le domaine des RH où ils avaient besoin de monde.
129Laure cherche une activité bénévole en lien avec ce qu’elle souhaite faire professionnellement, mais elle souligne également que cette activité doit lui plaire et être agréable :
C’était vraiment important que je trouve quelque chose qui, qui me plaise et qui soit en lien quand même avec mon idée de me réorienter une fois.
130Ce que Laure exprime rejoint le constat de Peter et Sue (2010) :
Le bénévolat enrichit les compétences et les parcours personnels. Si l’on fait ce que l’on aime, on le fait bien, il s’agit alors simplement de trouver l’endroit où l’on sera le plus utile pour la société (valeurs) tout en recherchant un plaisir personnel (utile pour soi). (p. 8)
131Si Laure ne fait pas de mystère sur les motifs premiers de son engagement bénévole, il est très intéressant de noter à quel point le rapport qu’elle entretient avec cet engagement se modifie ensuite. D’une vision plutôt instrumentale au début (le bénévolat comme opérateur de changement professionnel), l’engagement bénévole devient un mode de vie dont elle apprécie la grande liberté et qu’elle envisage à long terme.
Prolonger et enrichir son activité professionnelle
132Le troisième type identifié par Simonet-Cusset (2004) est l’engagement bénévole qui prolonge ou complète l’activité professionnelle. C’est particulièrement le cas pour Philippe, mais également pour Gilles et Yves. Le parcours de Philippe est extrêmement lié à l’engagement militant de sa jeunesse. Sa vie professionnelle est assez atypique pour quelqu’un de sa génération. En effet, dans son cas, il est difficile de parler de carrière, car c’est son engagement militant qui a donné forme à sa vie professionnelle. La notion de parcours, au sens de Zimmermann (2013, 2014), se prête donc particulièrement bien à Philippe. Il y a d’abord ses études – longues par défaut – qu’il étire de quelques années encore, pour pouvoir se consacrer à ses autres activités, notamment des voyages. Il y a ensuite une succession de postes en médecine d’urgence, puis en santé publique dans divers pays – africains surtout. Et enfin ce retour en Suisse un peu forcé, car à un moment donné, ce statut d’expatrié·e·s vivant en vase clos ne correspondait plus à ses valeurs, notamment quant à l’éducation et à la scolarisation de ses enfants. Ce sont donc les enfants qui vont devenir les organisateurs du parcours biographique de Philippe et qui vont le reconfigurer. Le retour en Suisse est difficile pour toute la famille et Philippe doit réapprendre la « médecine de tous les jours ». Son pouvoir d’agir est donc momentanément contraint parce que ses possibilités d’action sont réduites. Puis, quand après deux ans la famille s’est bien installée en Suisse, Philippe s’engage bénévolement pour évaluer des projets de développement en lien avec la santé. Il parle de son engagement comme d’une suite parfaitement logique de ce qu’il faisait professionnellement en Afrique :
Pour la santé, ça me maintient dans mon ancienne, dans mes anciennes compétences de santé publique, […] je suis obligé de me maintenir, je veux pas raconter n’importe quoi, j’aime faire ça, et puis j’ai l’occasion de le faire […]. Cette activité bénévole est la suite logique, c’est exactement ce que je faisais avant, hein, sauf que avant je faisais ça, hein avec deux zéros de plus ou trois zéros de plus […] Et puis alors en allant à l’[organisation faîtière pour la coopération au développement], ça permettait de continuer le métier que je connaissais, c’était génial, j’aimais le faire donc ça allait de soi, ça allait de soi. Ça a même été gratifiant parce que j’ai pu repartir sur le terrain par l’intermédiaire de l’[organisation faîtière pour la coopération au développement], ce qui était pour moi un grand plaisir, non seulement on a travaillé sur place mais aller sur le terrain, donc tout gagnant‑gagnant.
133Chez Philippe il y a un brouillage des sphères dès le départ et il est difficile de déterminer quelle est la part professionnelle et quelle est la part d’engagement bénévole : le terrain est à la fois professionnel et bénévole puisqu’il a l’occasion d’y retourner dans ce cadre. D’ailleurs il parle de pseudo-bénévolat en évoquant son expérience dans une ONG en santé et raconte comment les conditions de travail et de rémunération ont changé en trente ans. Philippe évoque aussi son envie de repartir, lorsque tous ses enfants seront vraiment autonomes. Il aimerait remettre son cabinet et pouvoir à nouveau s’investir à l’étranger. Puisqu’il approche de la retraite, ce serait plutôt du bénévolat ou une forme de mandat, mais on sent bien que ce n’est pas l’assurance d’une retraite financièrement stable qui intéresse Philippe, mais bien de pouvoir continuer à voyager et à contribuer à des projets dans le domaine de la santé.
134Yves relate aussi une dimension particulière dans l’articulation entre sa vie professionnelle et son activité bénévole :
C’est un petit peu drôle à dire, mais finalement ici à [entreprise] je suis un… comme responsable de division, […] [je suis responsable de] quand même quatre niveaux du développement et en fait le fait d’avoir mis en place ces outils, de m’occuper de sites internet [au niveau de son activité bénévole] ça m’a redonné un contact avec la réalité informatique en fait que j’avais un peu perdue, ce qui me permet peut-être aussi de mieux appréhender les difficultés plus concrètes que peuvent avoir les projets […] par rapport à ma vision de très haut niveau qui était plutôt des chiffres et des budgets que j’avais, donc c’est un petit peu un retour vers la base […] et puis quelque part qui peut me donner un peu de… une certaine crédibilité technique vis-à-vis des gens de mon équipe.
135Ce qui est très intéressant chez Yves, c’est qu’il y a véritablement une alimentation mutuelle des sphères, car c’est bien grâce à ses compétences en informatique (donc professionnelles) qu’il a pu prendre en main la question du chronométrage et du classement pour les courses à pied. En retour, ce terrain lui redonne accès à une réalité concrète dont il s’était éloigné et cela renforce aussi sa crédibilité auprès de ses équipes de travail.
136Enfin Gilles, de par ses activités politiques, qui ont été professionnelles un temps et qui sont actuellement indemnisées pour une part mais en grande partie bénévoles également, le brouillage des sphères est complet. La frontière entre ce qui relève du bénévolat et ce qui relève du professionnel (ou du rémunéré/indemnisé) n’est pas claire, et bien souvent c’est un problème dans le monde politique ou chez les salarié·e·s de petites associations, car une part bénévole est attendue, mais elle est rarement précisée en termes d’heures et d’activités. Ces frontières sont donc floues pour Gilles en ce qui concerne ses activités politiques, et également pour son emploi comme responsable de communication cantonal de l’Eglise catholique, poste pour lequel il a d’ailleurs été embauché grâce à son engagement pour cette même église :
Au niveau de l’Eglise catholique c’est un job qui est complètement en adéquation avec ma philosophie personnelle, avec ce à quoi j’aspire de la vie.
137Dans ce qui précède, il est difficile de savoir si c’est l’activité qui prolonge la vie professionnelle ou si c’est le contraire. Dans tous les cas, Gilles y trouve beaucoup de satisfaction.
138Tous ces exemples suggèrent que cette alternance entre plusieurs sphères permet des renforcements mutuels, et qu’un pouvoir d’action restreint dans une sphère peut se déployer ou s’actualiser dans une autre. Cela participe à l’idée que le bénévolat peut être une sphère de développement du pouvoir d’agir.
Se préserver
139Le quatrième rapport d’engagement au regard de la vie professionnelle identifié par Simonet-Cusset (2004) indique une activité bénévole qui compenserait une activité professionnelle jugée peu épanouissante. Ceci est particulièrement le cas d’Ariane :
Pour moi c’est deux mondes différents quoi. Il y a le monde du travail où je fais un job qui ne m’intéresse pas et puis auquel je ne crois pas, et puis le monde du bénévolat où je fais quelque chose qui m’intéresse et auquel je crois.
140La situation d’Ariane a déjà été évoquée dans la partie « Des situations capacitantes » du présent chapitre. Elle évoque une frustration par rapport à sa vie professionnelle, par rapport à ses études d’ingénieure qu’elle n’a pas pu terminer, un décalage profond entre ses valeurs et celles de l’institution où elle travaille, et finalement ce besoin de respiration et de cohérence entre ses valeurs et ses actions. La sphère bénévole devient alors un lieu d’investissement subjectif particulièrement important pour elle ; elle y mobilise toute son énergie, mais s’y épuise aussi. Il est frappant de constater à quel point la sphère bénévole devient une forme de substitut de sa vie professionnelle, d’ailleurs elle en parle ainsi :
Quand je devais organiser les trucs, faire les flyers, parce qu’avec les parents, machin, c’était, enfin, c’était du boulot quoi. C’était un 20 pourcents d’un travail normal quoi.
141On est loin de la « respiration » recherchée au début de son engagement. Lorsque ce bénévolat devient trop lourd, elle cherche quelqu’un pour la remplacer. Ne trouvant personne dans un premier temps, elle s’accroche et reprend son activité de responsable jeunesse :
J’ai repris quoi. J’ai repris parce que moi je voulais pas que ce groupe il meurt quoi. Et puis hem, ça m’a demandé beaucoup d’efforts [gorge serrée, larmes]. […] parce que j’en avais marre quoi, et pis, et pis niveau personnel j’avais plus d’énergie pour ça, et le travail ça allait pas, y avait plein de choses qui allaient pas, et pis c’est devenu une contrainte plutôt qu’un plaisir, mais d’un autre côté c’était aussi tout un truc que j’avais monté moi, j’y tenais, c’est mes malheurs, j’y tiens, et puis voilà j’ai repris ça quoi.
142Ce qu’Ariane évoque n’est pas loin de ressembler à une forme d’épuisement professionnel ; la charge émotionnelle contenue dans ces passages en témoigne. On sent toute la tension entre l’envie d’arrêter et la volonté que ce qu’elle a construit perdure. C’est typiquement ce qui arrive quand des personnes ne lâchent pas leurs postes, quitte à s’épuiser, car elles savent pertinemment que ce qu’elles y ont développé va s’écrouler après leur départ. Lorsqu’Ariane trouve finalement une remplaçante de confiance, elle éprouve un immense soulagement :
Maintenant je suis tranquille, […] je sais que ça tourne, c’est… c’est bon le flambeau il est passé [émotion, larmes] [rire] !
143Ces passages montrent comment Ariane surinvestit cette sphère bénévole, et finalement quel pouvoir d’agir elle y développe, car si elle n’avait pas été convaincue de l’influence qu’elle exerçait au sein de cette association, elle aurait pu partir librement, sans se sentir responsable de ce qu’il adviendrait des activités jeunesse. C’est ce que Ricœur (2005, p. 126) nomme l’imputabilité, ou la responsabilité qu’une personne s’attribue à elle-même, en assumant et en prévenant les conséquences possibles de son action. D’ailleurs, pour assurer les arrières de la personne qui lui a succédé, Ariane fait pression pour que ce poste devienne rémunéré et qu’il soit ainsi mieux reconnu. Elle obtient gain de cause et sa remplaçante est désormais salariée à 20 %.
144Actuellement, Ariane continue à s’investir dans cette association, mais de manière plus légère :
C’est pas du tout le même investissement, c’est presque du loisir quoi.
145Ariane aurait-elle enfin trouvé cette bulle de respiration qu’elle recherchait pour compenser un peu sa vie professionnelle ? De ce côté peut-être, mais elle ne semble pas se satisfaire d’une activité où elle est plus consommatrice qu’actrice puisqu’elle s’est récemment lancée en politique.
Voilà un peu ma nouvelle contribution à la sensibilisation à la protection de la nature en fait […]. C’était un peu, un peu la continuité quoi, mais on changeait de niveau on va dire.
146Si pour Ariane, l’engagement bénévole est vécu comme une compensation de sa vie professionnelle, ou comme un lieu permettant de se réaliser, Julia est dans une autre logique. Toutes les deux séparent ces deux sphères, mais pas de la même manière.
147Julia a subi une bifurcation professionnelle douloureuse, mais elle ne met pas en lien son engagement aux Cartons du cœur avec cette rupture professionnelle. Aujourd’hui encore, alors qu’elle est bien installée en tant que thérapeute indépendante, elle ne fait aucun lien – et ne souhaite pas en faire – avec son activité bénévole. Ce sont deux sphères bien distinctes :
Je parle jamais à mes patients de ce travail. Pour moi ça serait un peu « m’as-tu vu », j’ai pas envie de ça. Ça c’est ma démarche, c’est mes convictions personnelles.
C’est tellement plus important à mes yeux de dire : « Non, y a mon taf où je bosse monstre beaucoup » […] Et puis ben y a ce temps-là.
148Cette volonté farouche de ne pas relier ces sphères est peut-être héritée du milieu socio-économique duquel est issue Julia :
Aujourd’hui j’ai une belle maison, j’ai pas de soucis financiers mais je bosse 12 heures par jour. Je veux dire j’ai pas touché d’héritage, tout ce que j’ai bâti je l’ai bâti à la force du poignet, je bosse énormément.
149De manière très rapide, on peut dire que, pour Julia, le travail rémunéré sert à gagner de l’argent (et tant mieux si en plus il est épanouissant et valorisant), tandis que le bénévolat a une autre fonction, déjà évoquée plusieurs fois plus haut en ce qui la concerne. Cloisonner revient ainsi à éclaircir les rôles des différentes sphères.
150La situation de Susana est encore différente : alors qu’elle a beaucoup perdu confiance en elle au niveau professionnel, toutes ses tentatives de recherche d’emploi ayant été infructueuses depuis son retour en Suisse, elle se sent plus sûre dans une activité non rémunérée :
Pour aider ou si quelqu’un me demande pour faire un travail pour aider, je crois que j’aurais plus de confiance que si j’étais payée, je sais pas si je me fais comprendre. Comment dire ? J’ai toujours l’impression que si c’est pour aider, j’arrive à faire les choses et tout ça, mais si c’est pour travailler formellement… [i. e. travail salarié] que je me sens pas à l’aise, c’est un peu bizarre.
151La sphère bénévole agit donc comme un lieu extrêmement sécurisant pour Susana. J’ai déjà évoqué plus haut la proximité de l’engagement de Susana avec le travail du care. Ce que dit Pascale Molinier (2009) sur le travail du care permet de mieux comprendre la tension qui habite Susana à propos du travail salarié et sa confiance dans le travail bénévole :
Exercer le travail de care, c’est vivre des expériences qui font acquérir un sens de la responsabilité vis-à-vis des autres qui va bien au-delà de celle de pourvoir matériellement à leurs besoins par l’apport d’un salaire. Il s’agit d’être disponible aux autres, de leur accorder du temps et de l’attention. (para. 23)
152Susana est très pessimiste quant à ses chances de trouver un emploi salarié ici en Suisse de manière formelle. Par contre, elle pense que le réseau développé au niveau informel peut l’aider dans cette démarche de réinsertion sur le marché du travail.
153Dans cette partie plus spécifique au travail, il convient de s’arrêter aussi sur le cas de Gilles. Comme on l’a déjà vu, sa sphère bénévole entre en collision avec sa sphère professionnelle, notamment pour ses activités politiques ou celles au sein de l’Eglise catholique. Cependant, au niveau du discours, Gilles revendique l’idée du bénévolat comme un espace de réalisation personnelle et sociale non relié à des préoccupations ou des contraintes professionnelles. Aussi, lorsqu’il évoque son activité pour l’association des jeux de société, il la décrit comme étant du bénévolat strict :
C’est un intérêt annexe, ça fait partie du hobby que j’ai toujours eu pis que j’ai suivi… […]. Pis qui correspond plus à l’engagement… enfin, désintéressé du bénévolat. Parce que c’est vrai que quand on parle de bénévolat en politique, oui y a du bénévolat mais on est toujours un peu connoté parce que les gens le teintent d’un peu d’intérêt.
154Gilles est conscient du fait que le bénévolat peut être un atout pour trouver du travail ou pour développer son réseau de manière ciblée. Il aime donc avoir cette autre activité bénévole qui sort de ce schéma et qui correspond à un engagement désintéressé visant son propre plaisir. Cependant, les valeurs que Gilles prône, comme l’égalité et la démocratie, se rejouent à la perfection dans cette activité bénévole qu’il qualifie de désintéressée.
J’aime bien le monde du jeu parce que là, ben voilà, là vous êtes à égalité. Enfin, je sais pas, vous jouez aux dames avec n’importe qui, vous pouvez être plus ou moins habile, après, pis encore les dames c’est encore différent parce que c’est que de la tactique, mais la plupart des jeux se jouent avec du hasard où vous devez jeter les dés pis savoir si ça marche ou pas. Enfin ça veut dire que voilà, quel que soit notre background personnel ben on se retrouve face à un autre joueur qui a aussi un autre background qu’on connaît pas du tout et puis chacun ses chances et ça […], je trouve assez sympa.
155Pour Gilles, l’espace bénévole ouvre des opportunités de réalisation de soi moins contraintes que dans d’autres contextes (professionnel ou familial). En cela, c’est un espace plus démocratique, qui pourrait tendre à réparer certaines inégalités que l’on trouve dans d’autres sphères :
Le fait de se dire qu’on a la possibilité de, qu’on a notre vie familiale, qui nous est ben, qu’on a choisie mais après qui s’organise, on a notre vie professionnelle qui est ce qu’elle est parce que même avec les possibilités qu’on a trouvées à un moment donné et sur nos capacités et sur les disponibilités du marché. Et puis on a un reste du temps qu’on peut consacrer à des activités que l’on souhaite. Et puis ça nous permet aussi de nous réaliser dans d’autres activités et pis moi c’est ça que je trouve, je trouve fascinant.
156Dans ce qui précède, Gilles décrit très bien comment certaines sphères sont plus contraintes : la sphère professionnelle dépend du marché et de notre formation qui elle-même dépend bien souvent du milieu socio-économique duquel on est issu. Cette sphère peut être choisie, mais pas toujours. Tout comme la sphère familiale, qui est en principe choisie, mais personne ne choisit d’avoir un parent malade dont il faut s’occuper. Sans compter la garde des enfants qui est extrêmement contingente des places disponibles. Pour Gilles, le bénévolat offre un autre espace, où la liberté est plus grande, même s’il est conscient que le bénévolat reproduit également des inégalités sociales.
L’activité bénévole c’est ce qui permet à l’individu de dire : « ben moi j’ai envie de pouvoir faire ceci, j’ai envie de m’investir dans tel domaine, j’ai envie de m’investir dans le sport, j’ai envie de m’investir là-dedans » et puis c’est quelque chose de librement consenti puisque voilà, il a le choix de le faire, de pas le faire.
157En reprenant la conceptualisation de Zask (2011) sur la participation, le bénévolat offrirait un espace permettant un équilibre entre les trois dimensions de la participation, et ce dans une vision démocratique. C’est également l’idée de Sen (2009), pour qui un individu devrait être en capacité de choisir la vie qu’il désire mener et à laquelle il accorde de la valeur.
Le travail salarié revisité depuis la pratique bénévole et vice versa
158Pour poursuivre la réflexion sur les liens entre vie bénévole et vie professionnelle, j’aimerais m’attarder maintenant sur les reconceptualisations occasionnées par la pratique bénévole en regard de la sphère professionnelle.
159J’ai déjà évoqué plus haut la situation de Laure, qui cherche initialement dans le bénévolat un moyen de se réorienter professionnellement dans les RH. Ce rapport instrumental persiste, mais apparaît alors quelque chose de nouveau :
En fait ce qui s’est passé c’est que l’idée était toujours de me réorienter un jour ou l’autre mais en fait j’ai fini par me plaire dans ce rythme !
160Laure découvre le confort et la liberté que sa pratique bénévole lui offre par rapport aux contraintes du travail salarié :
Dans le bénévolat là, je prends les vacances scolaires, c’est quelque chose que j’ai posé d’office, je veux prendre les vacances scolaires parce que je peux pas faire garder ma fille tout le temps.
Je sais que c’est utile, c’est une association […] qui apporte réellement quelque chose, […] donc là ce qui me plait vraiment de ce bénévolat c’est justement le fait de garder une activité aussi, voilà, mais sans la pression du job.
Joindre l’utile à l’agréable, c’est-à-dire aussi d’y trouver mon compte quoi, que ça m’apporte aussi quelque chose personnellement.
161Pour Laure, le bénévolat est utile pour se réorienter, mais utile aussi pour ce que ça lui permet d’apporter à la société. Le bénévolat est agréable par le fait de garder une activité intéressante et stimulante, mais aussi agréable par le rythme de vie que cela induit pour Laure.
Je trouve, en tout cas pour l’instant, une satisfaction suffisante pour pas avoir envie de chercher un travail salarié […] si je voulais chercher un travail salarié, pour le moment […] les contraintes sont trop importantes par rapport aux avantages que j’en retirerais.
162Laure est toutefois consciente qu’elle a une situation privilégiée :
Le fait est que je suis pas obligée de travailler, ça c’est un luxe aussi, c’est que financièrement je suis pas obligée, donc ça veut dire que je suis plus exigeante pour un travail salarié, je suis pas obligée de prendre le premier qui vient.
163D’une insertion à visée plutôt instrumentale, Laure découvre qu’elle aime ce rythme de vie qui lui permet de concilier sa vie familiale avec certaines de ses aspirations : travailler dans un domaine proche des RH, mais de manière bénévole.
164La liberté dont Laure bénéficie maintenant est probablement quelque chose de très nouveau pour elle, car toute sa vie professionnelle s’est déroulée dans le cadre soit d’une petite officine de quartier où l’aspect familial a fini par devenir étouffant, soit dans de grandes entreprises où elle finissait par s’ennuyer. Or, la liberté peut être angoissante si elle n’est pas accompagnée de certains supports. Parmi ceux-ci, le salaire de son mari, indépendant, le fait qu’elle ait tout de même une petite activité rémunérée au sein de l’entreprise de son mari, et la confiance qu’elle a en elle-même par rapport à ses choix. Elle évoque le regard des autres lorsqu’elle a quitté son emploi pour faire une pause. Si les personnes approuvent généralement une pause pour s’occuper de sa famille ou pour se réorienter, le regard change quand la pause se prolonge et que l’activité bénévole s’installe durablement. Mais Laure tient bon et affirme :
J’ai pas besoin […] d’avoir à tout prix une reconnaissance professionnelle pour avoir une reconnaissance sociale.
165La reconnaissance, comme nous l’avons déjà vu plusieurs fois, est aussi un élément que l’on peut intégrer dans les ingrédients du pouvoir d’agir. J’ai déjà évoqué la reconnaissance personnelle, notamment avec Julia, qui a besoin d’être en accord avec elle-même, mais la reconnaissance sociale est également très importante pour développer une confiance et une estime de soi dans ses capacités. Et Laure décrit très bien ce processus : elle a compris qu’elle peut obtenir une reconnaissance ailleurs que dans le travail salarié, mais que cela demande un travail d’affranchissement :
En deux ans et demi je me suis rendu compte, voilà, le regard des gens, qu’est-ce que j’en fais, comment moi je le vis et pis de s’en affranchir justement.
Quand on arrête de travailler, c’est là où on se rend compte qu’on se définit beaucoup par ça [i. e. le travail salarié] et que c’est intéressant de s’en détacher aussi.
166Même si c’est notamment son statut de présidente d’association qui lui confère une valeur aux yeux des autres. C’est là qu’on mesure que, finalement, la reconnaissance passe souvent par la position hiérarchique que l’on occupe, qu’elle soit professionnelle ou non. Cela reste de l’estime sociale, qu’elle soit liée au monde professionnel ou non.
Quand je suis entrée dans le comité et j’ai pris la présidence, pour certaines personnes « ah t’es présidente de l’association », je suis pas une simple bénévole. Donc là je retrouve quand même ce concept de reconnaissance par le travail même si c’est du bénévolat.
167Gilles, dont on connaît maintenant les valeurs démocratiques, a aussi un rapport particulier avec le travail salarié ; il pointe l’écart entre cette forme d’injonction à s’accomplir dans et par le travail (professionnel) et la réalité de certaines personnes qui ne peuvent (ou ne veulent) pas s’y réaliser. Si cette hiérarchie sociale des postes existe, elle peut être atténuée en refusant ce dogme de réalisation de soi uniquement par le travail :
Je fais pas partie de ceux, même si mon travail me plaît mais je ne fais pas partie de ceux qui considèrent que l’activité, que c’est dans l’activité professionnelle que les gens se réalisent. Aussi, mais si c’est ça, ça veut dire que la société capitaliste, que la chosification de l’humain a gagné, donc finalement si c’est que le travail qui nous permet de nous réaliser. Alors je lutte beaucoup contre cette idée‑là.
Parce que le modèle qui dit que c’est notre activité professionnelle qui nous caractérise, c’est sympa pour les universitaires, c’est sympa pour les gens qui sont chargés de recherche, avocats, notaires, c’est bien, mais pour le type qui fait des chantiers…
168C’est à ce titre que le bénévolat peut offrir un autre espace de réalisation personnelle et sociale. Gilles évoque à plusieurs reprises son activité au sein de l’association de jeux de société comme une forme de participation démocratique à la société. Il relève que le bénévolat permet d’être un·e autre, c’est-à-dire de ne plus être qualifié·e par son statut socio-professionnel, mais d’être reconnu·e comme un soi à part entière. La sphère bénévole peut aussi être une sphère de référence, à côté de la sphère professionnelle.
Dans le milieu bénévole, associatif, ben vous n’êtes plus tout ce que vous êtes dans le monde professionnel, vous êtes un individu à part entière qui s’engage pour quelque chose. Pis finalement on se moque que vous soyez chauffeur poids lourd, avocat ou rentier, chômeur, c’est pas ça l’important, l’important c’est que vous donnez du temps pour une cause commune.
169Ariane envisage aussi que le travail ne devrait pas remplir toute la vie. Elle est partisane du partage du travail, elle trouve même que ça devrait être une obligation.
Je dis à tout le monde que je travaille à 80 % et pis y a plein de gens qui disent : « Ah t’as de la chance », je dis : « non, j’ai pas de la chance, j’ai choisi », et pis après ça trotte dans l’esprit, et pis finalement, l’air de rien j’ai quand même peut-être pu les faire changer d’avis quoi.
170Elle a choisi de travailler à temps partiel pour avoir du temps pour d’autres activités. A l’époque où s’est déroulée l’interview, Ariane n’avait pas de charge familiale, sa volonté d’être à temps partiel n’est donc pas liée à cet aspect. Ariane a plusieurs fois parlé de montrer l’exemple ou d’appliquer d’abord ses principes à elle-même. C’est exactement ce qu’elle fait là : choisir de travailler à un taux d’activité correspondant à une de ses valeurs (le partage du travail) et le clamer haut et fort à qui veut bien l’entendre, avec l’espoir de faire changer les opinions et les pratiques des autres.
Notes de bas de page
1 D’après la définition de Berlin (1969/1988) reprise par Zimmermann (2008). Cette conception de liberté positive et négative est exposée au chapitre 1 dans la partie « La Liberté au fondement de l’approche par les capacités ».
2 Julia fait référence à la guerre civile syrienne – ou révolution syrienne – qui a éclaté en 2011 dans le contexte des Printemps arabes.
3 Le care, terme provenant des Etats-Unis et difficilement traduisible en français, désigne globalement l’idée du souci des autres, de la sollicitude ou du « prendre soin ». Cette « fonction » ne s’arrête pas à la sphère domestique mais s’étend aux sphères professionnelle, sociale et politique.
4 « Engagement des jeunes dans les activités bénévoles et développement de compétences », recherche dirigée par Sandrine Cortessis à l’Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle (IFFP).
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