Chapitre 2. Démarche de recherche
p. 109-123
Texte intégral
Postures épistémologique et méthodologique
1Comment saisir le pouvoir d’agir à partir de parcours bénévoles ? Le choix d’adopter une posture compréhensive pour ce travail de recherche s’est rapidement imposé à moi1. En effet, l’idée d’une « recherche-découverte » plutôt que d’une « recherche-confirmation » m’a convaincue d’emblée car il s’agit de mieux comprendre (voire d’être étonné·e) par un phénomène dans ses multiples dimensions, et non de l’expliquer, ce qui aurait pour effet de le réduire à des dimensions causales qui ne prendraient pas en considération toute sa complexité.
2Cette posture compréhensive accompagne l’ensemble de ma démarche et ne se limite pas à des aspects méthodologiques. En effet, la compréhension, en sciences sociales, n’est ni une théorie, ni un concept. Il s’agit d’une posture ou d’une démarche que le ou la chercheur·e va adopter pour appréhender le réel, c’est-à-dire ce qu’il y a à saisir, à comprendre. La compréhension est issue des théories de l’action qui considèrent l’individu en tant qu’acteur ou actrice et agent·e : « L’humain est indissociablement agent et acteur, dans la mesure où il est tout à la fois produit et producteur du social » (Schurmans, 2001, p. 164). L’individu a un pouvoir d’action sur la réalité, mais il est également contraint par des structures ou des déterminants sociaux. Dans une perspective compréhensive, la réalité sociale est construite en permanence mais les déterminants sociaux sont également pris en compte. Le réel est donc issu de constructions socio-historiques. Interroger le pouvoir d’agir dans une perspective compréhensive, c’est en quelque sorte interroger le delta entre déterminisme et liberté.
3En compréhension, on ne pose pas d’hypothèses a priori, il s’agit d’aller à la découverte de la réalité. La théorie aide à interpréter, à comprendre le réel, mais elle ne va pas le valider ou l’expliquer. En résumé, dans une perspective compréhensive, la théorie n’est pas appliquée aux données. Voici ce que dit Becker (1998/2002) à propos de celle-ci : « Je me suis efforcé de dompter la théorie en la considérant comme un ensemble de ficelles, comme une collection de processus intellectuels qui aident les chercheurs à progresser lorsqu’ils sont confrontés à des problèmes de recherche concrets » (p. 25). En résumé, la théorie n’explique pas le réel, elle peut par contre aider à le saisir et à lui donner du sens ; c’est ce que j’ai cherché à faire dans ce travail.
4Cette recherche est de type qualitatif2 et est basée sur des entretiens semi-directifs. L’objet de recherche est orienté sur l’expérience bénévole des actrices et acteurs, et surtout sur les significations que ces dernières et derniers attribuent à leur engagement, plutôt que sur leurs activités et pratiques mêmes. Au sein de cette expérience – que j’ai nommée « parcours » –, je cherche à saisir le pouvoir d’agir. Selon la typologie de John Creswell (2007), ma recherche s’apparente à un type « phénoménologique »3. Je tente de comprendre un phénomène (le pouvoir d’agir chez les bénévoles), sans viser une quelconque représentativité ou généralisation, qui n’est pas le but d’une recherche de ce type. Cependant, je cherche à dégager des tendances, sans toutefois proposer de typologies des formes d’engagement ou de développement du pouvoir d’agir4.
Dimension biographique et parcours
5La dimension biographique est importante pour cette recherche, dans le sens où il ne s’agit pas d’étudier un moment t d’un parcours, mais le développement des personnes interrogées sur le temps. A l’exception d’une approche longitudinale, seule une approche biographique permet d’appréhender ce développement du pouvoir d’agir. L’approche proposée par Zimmermann (2008) va dans le même sens :
Centrer l’enquête5 sur les parcours biographiques et les moments de mise à l’épreuve des capacités en croisant dimensions institutionnelles, organisationnelles et biographiques. […] Une telle perspective biographique décentre l’analyse par rapport au strict cadre de l’entreprise6. Elle donne accès aux préférences des personnes à un moment particulier de leur vie et à la façon dont elles identifient l’impact des données institutionnelles, organisationnelles et biographiques sur leur propre parcours. (p. 131)
6Cette réflexion sur la prise en compte de la temporalité est aussi appuyée par Dubar (2002), qui rappelle que les parcours homogènes sont de plus en plus rares, et que
les sphères d’activités, et donc les appartenances, sont multiples et que la définition de soi implique des choix entre ces sphères (professionnelles, domestiques, locales, militantes…) qui sont de moins en moins univoques. Toutes ces raisons impliquent qu’on prenne en compte la pluralité des temporalités impliquées dans les trajets personnels.
7Si Dubar parle de « sphères d’activités », on peut aussi se référer à la proposition de Tania Zittoun (2012), qui elle parle de « sphères d’expériences » (pp. 14‑15). Cette dernière dénomination correspond bien aux parcours contemporains.
8Fillieule (2001) met aussi en avant une perspective biographique,
pour rendre compte du réseau continu d’interprétations subjectives qui guident la conduite des individus, pour autant que les raisons d’agir sont d’abord analysées en tant qu’elles nous renseignent sur le travail d’ajustement, à chaque étape de la carrière7, entre une décision subjective et les contraintes objectives. (p. 205)
Interroger la notion de parcours
9Quel terme utiliser pour évoquer le cheminement d’une personne, qui rende compte à la fois de sa composante biographique, mais également contextuelle ? J’ai oscillé entre « trajectoire », au début de ma démarche de recherche, puis « carrière », en m’inspirant de sa définition sociologique et de son emploi par Simonet-Cusset (2004, 2010), pour finalement choisir « parcours ». Après ces allers et retours, c’est en définitive la notion qui me paraît la plus juste pour exprimer les différentes dimensions de ces « chemins bénévoles ». C’est à partir de la conceptualisation de Zimmermann (2013, 2014) sur la notion de parcours que j’ai fait ce choix.
10Zimmermann confronte la notion de parcours (mais en ne l’opposant pas) aux notions de trajectoire, de carrière et d’itinéraire. De manière très rapide, on peut résumer (i) la trajectoire au modèle balistique impliquant un chemin prédéterminé8 ; (ii) la carrière à une idée de construction, suivant des étapes hiérarchisées et pensées pour une pratique sociale comme le travail, le sport, mais aussi la délinquance (voir les travaux de Becker, 1963/1985) et (iii) l’itinéraire comme différents points marquant un cheminement. Pour Zimmermann (2013), qui a abondamment exploré l’étymologie de ce terme9, le parcours est une notion « trait d’union » qui contient une « idée de continuité [qui] n’implique [cependant] ni linéarité, ni direction prédéterminée » (p. 53). Le parcours articule des enjeux de pouvoir (d’agir) et de vouloir (ou d’intentionnalité), il est
tributaire des ressources – personnelles, familiales et collectives – mobilisables dans [un] espace. De ce point de vue, il engage le pouvoir [d’agir] au sens de ce que chacun peut dans la position et la situation qui sont les siennes dans un espace donné. Enfin, il est tributaire de l’intention et de la volonté d’une personne singulière. De ce point de vue, il engage le vouloir. (p. 53)
11Sur ce dernier point, il serait toutefois abusif de réduire un parcours à des choix personnels : les non-choix, mais aussi les hasards et les bricolages avec les moyens du bord en font aussi partie (Zimmermann, 2013, p. 53).
12Zimmermann (2013) souligne donc la dimension interactive du parcours : « C’est dans l’interaction entre des données personnelles [et subjectives] et un environnement, susceptible d’opposer résistances et contraintes ou au contraire d’offrir des ressources et supports collectifs, que se dessine un parcours » (pp. 53‑54).
13A cette dimension interactive s’ajoute une dimension réflexive, qui « englobe le travail de production de sens, de mise en cohérence et de justification qui scelle l’appropriation personnelle d’un parcours et sa mise en forme pour soi-même et les autres » (p. 54). Ce travail réflexif engendre une reconstruction a posteriori qui renvoie aux travaux de Ricœur (1990) sur le récit et l’identité narrative.
14A la différence de la notion de trajectoire, le parcours prend en compte les chemins transversaux et les changements de direction (choisis ou subis) (Zimmermann, 2013, p. 54). La carrière renvoie à la mobilité au sein d’un espace social défini, alors que le parcours met « l’accent sur une pluralité de rôles et d’identités possibles, sur les éventuels passages entre différents mondes » et « prend en compte la totalité de la personne et des espaces qu’elle traverse » (p. 55).
Si le parcours ne se limite pas à une succession d’évènements, mais intègre leurs interstices et la production de continuité, son analyse peut adéquatement mobiliser les outils d’une sociologie de l’expérience qui articule différentes temporalités – professionnelles, familiales, sociales… – dans le temps du récit biographique. (Zimmermann, 2013, p. 56)
15Ainsi, s’intéresser aux parcours revient à prendre en compte les intentions d’une personne, les ressources et les contraintes de son environnement, mais aussi le sens donné par la personne à son vécu. Les notions de trajectoire, de carrière, voire d’itinéraire ne s’excluent pas de la notion de parcours, mais peuvent y être intégrées ; c’est en cela notamment que le terme « parcours » est un « concept trait d’union » (Zimmermann, 2013, p. 52).
Production de données
16J’ai constitué mon corpus à partir de huit entretiens semi-directifs. Ceux-ci sont de type « biographiques thématiques ». J’entends par là des entretiens menés autour de thèmes définis où la dimension biographique est importante. Il ne s’agit donc pas de récits de vie. Ces entretiens sont concentrés autour de l’engagement bénévole et du développement du pouvoir d’agir. S’agissant de développement, le récit de la personne doit se déployer sur une certaine période. Le récit peut partir du monde associatif, mais des incursions sont fréquentes, et souhaitées, dans d’autres sphères de la vie telles que le travail professionnel ou la famille. Je souhaite comprendre comment se développe et se déploie le pouvoir d’agir en milieu bénévole, mais ce pouvoir d’agir ne doit pas ensuite rester cloisonné à ce contexte. Enfin, si je me concentre sur la période « engagement associatif », je reste ouverte à des retours antérieurs dans la vie de la personne. Si ces moments sont évoqués, c’est qu’ils font sens et qu’il faut les considérer. C’est aussi à ce titre que je peux convoquer cette perspective biographique, qui tient compte des parcours des personnes et qui permet de saisir en partie les orientations qu’elles ont suivies et ce qu’elles vivent hic et nunc. Autrement dit, la dimension biographique permet d’inscrire l’engagement bénévole dans un parcours de vie. C’est dans ce parcours, et en particulier celui de bénévole, que je cherche à comprendre le développement du pouvoir d’agir.
17Ma grille d’entretien (Annexe 1) s’articule autour de six thèmes principaux : le portrait que la personne fait d’elle-même, le début de son engagement bénévole, son parcours en tant que bénévole, l’inscription de cet engagement dans la vie de la personne, les bénéfices retirés et finalement les significations autour de la notion de pouvoir d’agir. Pour chacun de ces thèmes, j’avais prévu quelques mots-clés servant de relance. J’ai tenté de ne pas trop induire de réponses, mais en relisant les transcriptions, je me rends compte qu’il est difficile de ne pas orienter le discours. Finalement, certains entretiens ont pris la forme de discussions, où je donnais mon avis et où les personnes interviewées rebondissaient sur mes propos. Cette expérience me confirme qu’un entretien se co-construit entre la ou le chercheur·e et l’interviewé·e10, et qu’imaginer une neutralité d’un côté comme de l’autre est non seulement illusoire, mais contre-productif dans une perspective compréhensive où il s’agit de comprendre le point de vue des acteurs et des actrices. Sans l’avoir forcément cherché, j’ai mené ce que Jean-Claude Kaufmann (1996) nomme l’« entretien compréhensif », où un·e chercheur·e s’engage activement, et de manière parfois subjective, dans les questions afin de justement provoquer l’engagement de la personne interviewée.
18Avant de démarrer les entretiens, j’ai pris soin de prendre le temps de me présenter et de parler de l’objet de ma recherche. J’ai également posé le cadre quant au respect de la confidentialité et assuré les personnes quant à leur droit absolu de ne pas évoquer certains aspects de leur vie. Je m’étais assurée auparavant de leur accord pour que l’entretien soit enregistré, puis retranscrit et anonymisé. Les entretiens ont duré en moyenne une bonne heure chacun, avec un minimum de 40 minutes et un maximum de 1 heure et 46 minutes. Parfois, la discussion s’est prolongée lorsque j’avais déjà éteint l’enregistreur. Des éléments très intéressants pouvaient surgir à ce moment et j’ai alors enclenché à nouveau l’enregistreur. Cela donne donc un discours entrecoupé pour certains entretiens.
19Les entretiens ont été transcrits intégralement, mais de manière un peu allégée. Les tics de langage répétés (comme « euh », « mmh ») n’ont pas été transcrits. Les gestes n’ont pas non plus été transcrits (les enregistrements étaient uniquement audio). Par contre, les silences, les hésitations, les rires, parfois les larmes et les tons amusés, ironiques ou émus sont signalés dans le corpus. Toutes mes questions, remarques et relances sont également intégralement transcrites, afin de refléter au mieux la dynamique interlocutoire.
20La qualité sonore des enregistrements a permis une bonne transcription pour tous les entretiens à l’exception du troisième, entièrement inaudible. Ce dernier est compris dans le corpus sous la forme de notes prises en cours d’entretien. Il n’a donc pas pu être analysé de la même manière que les autres, mais le contenu me paraissait tout de même suffisamment pertinent pour faire partie du corpus11.
21Les transcriptions terminées, un long travail d’anonymisation a suivi. J’ai choisi pour chacune des personnes interviewées un pseudonyme qui reprenait les caractéristiques de leurs vrais prénoms (origine linguistique, popularité selon l’époque, etc.). J’ai également anonymisé les noms de lieux, en tentant toutefois de les situer grossièrement et de donner une indication sur leur importance (grande ou petite ville). Les associations dans lesquelles les bénévoles sont actifs et actives ne sont pas spécifiquement nommées. Cependant, pour conserver le sens des entretiens, il était nécessaire de préciser le domaine général ou la mission de ces associations. Il en va de même pour les lieux professionnels ou tout autre indice permettant de reconnaître les personnes interviewées. Pour l’un des entretiens, j’ai dû supprimer de nombreux passages impossibles à anonymiser.
Analyse des données
22L’analyse ou l’interprétation n’est pas une phase de la recherche à proprement parler. Comme l’indique Lahire (1996), le travail de la ou du chercheur·e est
ponctué d’actes d’interprétations […] qui […] interviennent à tout moment de l’enquête. […] Le travail interprétatif n’intervient donc pas après la bataille empirique, mais avant, pendant et après la production des ʽdonnéesʼ qui ne sont justement jamais données mais constituées comme telles par une série d’actes interprétatifs. (para. 4 et 6)
23Ainsi, ces « actes d’interprétations » se font déjà lorsque l’on en est aux prémices d’une recherche, quand on se pose des questions, lorsque le réel résiste et que le sens commun ne suffit plus. Toujours selon le même auteur, « interpréter, c’est […] toujours surinterpréter par rapport aux interprétations (pratiques ou réflexives) ordinaires » (para. 12). Interpréter est donc un surplus, un ajout par rapport au sens commun. Interpréter est le travail de la ou du chercheur·e par excellence, mais interpréter comporte un risque, celui de faire « violence aux données » pour reprendre les mots de Jean-Pierre Olivier de Sardan (1996). Lahire (1996) quant à lui oppose un « dérapage contrôlé volontaire » inhérent au travail de la ou du chercheur·e à un « dérapage incontrôlé de l’amateur » (para. 59) préjudiciable à une recherche qualifiée de scientifique.
24Dès lors, comment oser ce risque interprétatif, ou cette « surinterprétation contrôlée » ? Comme je l’ai déjà évoqué plus haut, les données ne sont pas recueillies à l’état brut, elles sont à la fois le produit de constructions socio-historiques (i. e. le discours des interviewé·e·s) et de l’interaction entre la ou le chercheur·e et l’interviewé·e. C’est également en substance ce qu’indique Clifford Geertz (1973) : « rapporter un événement quelconque […], c’est en réalité rapporter la façon dont quelqu’un en particulier a compris ce qui est arrivé, et c’est aussi rapporter l’interprétation que quelqu’un donne de la façon dont les autres protagonistes ont compris ou interprété l’ensemble de l’incident » (cité par Descombes, 1998, p. 44). On peut donc parler de subjectivités plurielles, à partir desquelles chercher à comprendre le sens d’un acte social, autrement dit l’objectiver.
25Etre conscient·e de cette réalité relativise l’obsession de la cohérence, de l’exemple sur mesure (Olivier de Sardan, 1996) ou la volonté d’être affranchi·e de toutes préconceptions. A ce sujet, j’aimerais à nouveau reprendre les termes d’Olivier de Sardan (1996) à propos des chercheur·e·s qui tentent d’échapper aux préconceptions « sans jamais y arriver vraiment, puisqu’il n’est pas de donnée produite sans qu’elle réponde à des questions qu’on se pose, et qu’on ne peut se poser de question sans qu’il n’y ait une préconception à l’œuvre » (para. 26) : « Le chercheur est toujours orienté, non seulement par son habitus, mais également par son inscription disciplinaire et par ses choix méthodologiques » (Charmilllot, 2014, p. 5).
26Ces quelques réflexions quant à l’interprétation étant posées, voici ma propre démarche d’analyse concernant le corpus d’entretiens.
27D’emblée, je me suis trouvée face à un dilemme : un corpus de huit entretiens exige a minima une analyse thématique, qui permet une forme de comparaison inter-entretiens. En effet, l’analyse thématique déconstruit la singularité de chaque entretien pour construire une cohérence thématique inter-entretiens, comme l’indiquent Alain Blanchet et Anne Gotman (2006).
28Cependant, comme je suis également sensible aux différents parcours des huit personnes interrogées, je trouvais qu’une seule analyse thématique ne permettait pas de rendre compte de ces singularités. J’ai donc également procédé à une forme d’analyse plus monographique, bien que celle-ci soit moins approfondie que l’analyse thématique. J’ai considéré chaque entretien comme un tout pour conserver la logique propre de chaque parcours. Ces parcours sont restitués sous forme de portraits au chapitre 3.
29Pour l’analyse des entretiens, Didier Demazière et Claude Dubar (1997) évoquent plusieurs postures (citées par Charmillot, 2014, p. 4), dont (i) une « posture restitutive » qui s’applique en ethnométhodologie et aux récits de vie. Cette posture respecte la parole de l’interviewé·e, mais elle est limitée pour une analyse thématique. C’est toutefois une posture que j’ai tenté d’adopter pour réaliser les portraits des bénévoles. Et (ii) une « posture analytique » pour « produire méthodiquement du sens » avec l’idée que « la parole ne véhicule pas seulement des significations mais aussi des sens qui échappent à la seule analyse linguistique ». Cette posture accompagne une analyse thématique (Charmillot & Dayer, 2007, p. 137).
30Je m’arrête maintenant sur l’analyse thématique. Celle-ci s’est déroulée en deux temps : (i) analyse catégorielle avec l’aide du logiciel NVivo avant d’avoir constitué mon cadre théorique et (ii) analyse ciblée de deux entretiens emblématiques, en lien avec les six autres. Cette deuxième phase d’analyse a été réalisée après avoir rédigé mon cadre théorique, en prenant appui sur la conceptualisation du pouvoir d’agir dans le cadre du bénévolat telle que présentée dans ma problématique (chap. 1).
Analyse catégorielle
31Cette première phase d’analyse s’est déroulée au début de ma recherche, avant d’avoir consolidé mon cadre théorique. Elle est donc de nature intuitive et entre dans une perspective de « théorie ancrée »12. J’ai d’abord créé une grille d’analyse en croisant les grands thèmes de ma grille d’entretien, quelques concepts issus de lectures et surtout ce qui émergeait à la lecture des transcriptions. Les catégories sont de nature très diverses, elles peuvent concerner des significations (le sens que mettent les interviewé·e·s derrière un mot, un concept), elles peuvent être temporelles (parcours) ou elles peuvent être d’ordre plus conceptuel (concepts retenus lors de mes lectures exploratoires). Je n’ai pas cherché à créer une cohérence dans la structure de cette grille, je la complétais ou la modifiais au fur et à mesure, de façon parfois spontanée. Cette grille d’analyse avait le statut d’un outil de travail, voire d’un journal de bord. Je notais des mots-clés, des exemples, des points de repère, des questions, ou encore une catégorie qui se manifestait particulièrement dans l’un ou l’autre entretien.
32Pour m’aider dans cette première phase d’analyse thématique, j’ai eu recours à NVivo, logiciel d’analyse de contenu utilisé dans le cadre de recherches qualitatives. J’ai ainsi codé des extraits d’entretiens dans les catégories d’analyse, un extrait pouvant d’ailleurs figurer dans plusieurs catégories. Si le logiciel NVivo n’a évidemment pas fait l’analyse à ma place, il m’a permis d’organiser de manière thématique une partie du corpus et le travail d’analyse a ensuite été facilité.
Analyse ciblée de deux entretiens emblématiques
33La deuxième étape du travail d’analyse combine l’analyse catégorielle avec les éléments retenus du cadre théorique qui sont mis en exergue dans la problématique. Cette deuxième étape compose le chapitre 4. Deux entretiens ont été choisis pour être analysés avec plus de profondeur et servent d’ossature générale à l’analyse : ceux de Julia et de Gilles. Ils constituent une réflexion de base sur laquelle d’autres entretiens viennent se greffer avec plus ou moins de force et d’importance ; pour certains aspects, les autres entretiens prennent d’ailleurs le dessus sur les deux principaux, ils appuient, contrastent ou modèrent l’analyse.
34Si le premier travail d’analyse était intuitif, le second se base sur les apports conceptuels que j’estime pertinents pour interpréter mes données. Il s’agit notamment de : (i) la notion de « parcours » de Zimmermann (2013, 2014) (présentée dans ce chapitre 2), associée à une approche située des capacités de Zimmermann (2008) (présentée au chapitre 1) ; (ii) la conceptualisation de Zask (2011) sur la participation, en particulier les dimensions du « prendre part » et de « contribuer » (présentée au chapitre 1) ; (iii) la typologie de Simonet-Cusset (2004) mettant en rapport l’engagement bénévole avec l’engagement professionnel (présentée au chapitre 1) ; (iv) la typologie de Fortin, et al. (2007) sur le rapport à l’engagement bénévole dans ses dimensions identitaires et éthiques (présentée au chapitre 1), et (v) les apports autour de la reconnaissance (présentés au chapitre 1).
35Dans ma problématique, j’ai identifié trois axes13 pour mieux comprendre comment du pouvoir d’agir pouvait se développer chez des personnes actives au niveau bénévole. A partir de ces axes et des éléments théoriques retenus, j’ai constitué une structure d’analyse qui s’est révélée beaucoup plus interconnectée que prévu. Cette structure, construite en cours d’analyse, a donc pris la forme d’un « tout interprétatif » comprenant les quatre grandes parties thématiques qui constituent le chapitre 4 et qui traitent : (i) de la construction de l’engagement, (ii) de la décision d’agir, (iii) du rapport à l’engagement et des valeurs qui sous-tendent l’action, et (iv) du travail au sens large.
36L’enjeu pour l’analyse est de parvenir à repérer où se développe et où se cristallise le pouvoir d’agir parmi les bénévoles interviewé·e·s. Autrement dit, il s’agit de comprendre la genèse du pouvoir d’agir autant que son fonctionnement et ses réalisations. La conceptualisation que Zimmermann (2013, 2014) propose de la notion de parcours (notamment l’interaction entre vouloir et pouvoir), associée à une approche biographique (reconstruction a posteriori avec une prédominance narrative) et une posture compréhensive (significations données par les actrices et les acteurs), me semble être une approche globale qui me permet de saisir en partie comment se développe et se matérialise le pouvoir d’agir. Cette trame se complète avec les éléments conceptuels retenus du cadre théorique.
37En synthèse, il s’agit « pour chaque personne interrogée [de saisir] les options de valeur, les opportunités et les moyens pour les atteindre, de même que les difficultés et obstacles rencontrés » (Zimmermann, 2014, p. 114). Ce qui précède montre à quel point un processus de recherche est tout sauf linéaire. Il est fait d’allers et retours successifs avec des alimentations mutuelles entre les différentes étapes de la recherche comme Lahire (2006) l’exprime bien : « La connaissance sociologique ne s’engendre et n’avance que par un incessant travail d’anticipation des actes de recherche à venir et de retour réflexif sur les actes antérieurs de recherche » (para. 7). Ce Cahier est donc le fruit d’un processus de recherche non linéaire, nourri de concepts, ainsi que d’expériences intersubjectives.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre s’appuie en grande partie sur les apports du cours « Analyse de données en compréhension : interactions discursives et construction d’une démarche de recherche » (MA752704) (Charmillot, 2014) ainsi que sur le « Séminaire de préparation au mémoire » (MA7524DA/DB) (Bourgeois & Friedrich, 2014).
2 Qualitatif dans le sens où je ne me base pas sur des données statistiques. Mais comme le soulignent Maryvonne Charmillot et Caroline Dayer (2007), il ne faut pas prendre pour synonymes « recherche qualitative » et « recherche compréhensive ». Il est ainsi possible de mener une recherche qualitative de type explicatif (voir à ce sujet les travaux de Lionel-Henri Groulx, 1999) – mais ce n’est pas le cas de ce travail.
3 À ne pas confondre avec la phénoménologie, courant philosophique notamment porté par Edmund Husserl (1859‑1938).
4 Si je ne crée pas de typologie dans ce travail, je me base sur certaines existantes comme celles de Fortin, et al. (2007) ou de Simonet-Cusset (2004), pour m’aider à interpréter mes données.
5 L’enquête dont parle Zimmermann comprend également un volet quantitatif et a une envergure qui dépasse largement ce qu’il est possible de réaliser dans le cadre de cette recherche. Je n’investigue donc pas les aspects institutionnels ou organisationnels des associations, même si au travers de ce que les actrices et acteurs me disent, j’ai également accès à certaines informations de ce type.
6 Dans cette citation, on peut aisément remplacer « entreprise » par « association », dans l’optique de ce travail.
7 Carrière au sens sociologique selon les travaux de Becker (1963/1985).
8 « La notion de trajectoire, inspirée par le modèle balistique, renvoie dans la tradition sociologique, à une perspective déterministe » selon Jean-Claude Passeron (1990, p. 21, cité par Corteel & Zimmermann, 2007, p. 27).
9 Pour le développement étymologique, voir Zimmermann (2013, pp. 52‑54 ; 2014, pp. 85‑86).
10 Comme le rappelle Fillieule (2001), « la manière dont les motifs [d’agir] sont formulés dans le cadre et au moment de l’entretien est aussi le produit des règles du jeu en vigueur dans le contexte où ils s’expriment » (p. 25).
11 Il s’agit de l’entretien de Muriel.
12 La théorie ancrée (grounded theory) (Glaser & Strauss, 1967) repose sur le postulat que les chercheur·e·s peuvent et doivent développer certaines théories en commençant par exploiter les données de terrain.
13 Pour rappel : (i) Intentions, valeurs et sens de l’engagement bénévole ; (ii) La part contributive des acteurs bénévoles ; (iii) Le bénévolat comme situation potentielle de développement du pouvoir d’agir.
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