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Chapitre 1. Pouvoir d’agir en contexte bénévole : éléments conceptuels et problématisation

p. 25-108


Texte intégral

1Différentes approches théoriques pertinentes pour l’exploration de la thématique de recherche sont exposées dans ce chapitre. Très sommairement, ce cadre s’articule autour de deux grands axes : (i) le pouvoir d’agir, qui constitue l’objet théorique de ce Cahier, et (ii) la pratique bénévole au sens large, qui constitue le cadre d’observation privilégié pour comprendre le pouvoir d’agir.

Les théories de l’action

2Ce chapitre débute par une forme de contextualisation des approches théoriques mobilisées dans l’analyse. Les théories de l’action sont des fondements, d’une part pour le pouvoir d’agir – il y a agir, donc action –, d’autre part pour la pratique sociale du bénévolat, qu’on ne saurait imaginer sans action.

3Ce qui suit ne constitue pas une synthèse des théories de l’action, mais reprend, sans les approfondir, quelques points qui permettent d’ancrer la suite du cadre théorique.

Bref panorama

4Dans les conduites humaines, les philosophes distinguent un événement – décrit par Georg Henrik von Wright (1971) comme « un système clos de comportements » – et des conduites, qui peuvent « comporter un aspect d’intervention intentionnelle, qui justifie qu’on les qualifie d’action » (cité par Bronckart, 2010, p. 13). Selon Jean-Michel Baudouin et Janette Friedrich (2001), « évoquer des actions, c’est évoquer nécessairement des intentions, des buts, des raisons d’agir, des motifs, des agents, des responsabilités » (p. 9).

5La question de l’intentionnalité apparaît donc comme une dimension constitutive de l’action. Pour Paul Ricœur, l’intention est l’effet escompté du faire (cité par Bronckart, 2010, p. 14). En abordant l’intention, on touche au sens même de l’action. L’intentionnalité renvoie aussi à la formation des valeurs qui justifient l’action. A ce titre, les travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) autour de la justification offrent une clé de lecture très riche. En amont, l’agir communicationnel de Jürgen Habermas (1987) introduit l’idée de trois mondes (objectif, social et subjectif) à partir desquels les individus agissent (agir téléo­logique, régulé et dramaturgique) :

L’agir communicationnel est […] pensé comme principe de discernement de trois sphères d’évaluation de l’action : l’agir téléo­logique, centré sur un but, propre au monde objectif et fondé sur des critères de vérité et d’efficacité ; l’agir régulé par des normes, propres au monde social, fondé sur des critères de justesse et de légitimité ; l’agir dramaturgique, propre au monde subjectif, fondé sur des critères d’authenticité et de véracité. (Baudouin & Friedrich, 2001, p. 11)

6L’intérêt de cette approche, selon Jean-Paul Bronckart (2010), est de « montrer que la réalisation d’un agir s’effectue nécessairement au regard des systèmes de déterminations divers, éventuellement en conflit, et non en tant que trajectoire rectiligne qui ne serait déterminée que par les propriétés définissant la responsabilité de l’agent » (p. 19).

7Un autre éclairage philosophique nous vient de la lecture que fait Frédéric Lordon de Baruch Spinoza, notamment avec le conatus (effort) définit par Spinoza (1677/2015) comme « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (Éthique iii, Proposition vi). Ainsi, le conatus est « cet effort de persévérance dans l’être [et] est ainsi le concept clé d’une ontologie de l’activité et de la puissance » (Lordon, 2003, p. 120).

Toujours selon Lordon,

le conatus est l’expression du degré de puissance qui est en chaque chose, une pulsion existentielle fondamentale. Il est tendance à l’actualisation maximale de son être, manifestation de la puissance d’agir au service de laquelle toutes les capacités de la chose sont constamment mobilisées. (2003, p. 120)

8L’intérêt de se baser sur le conatus pour appréhender l’action, c’est de

proposer une analyse en termes de désir [voire d’énergie vitale] et non de libre-arbitre. Le désir est à la fois le biais par lequel l’individu est déterminé par les structures et ce qui peut le pousser à s’en détacher. Penser en termes de désir permet de concevoir les forces motrices en jeu. (Mancuso, 2016, p. 14)

9La notion de conatus entretient une certaine proximité avec les termes « intention », « désir », « motivation » que l’on trouve souvent en lien avec l’action. Cet ensemble de termes va au-delà du cérébral ; en effet, le corps est mis à contribution pour bouger et agir. Pour Spinoza, « la puissance qu’a l’esprit de penser est égale à la puissance qu’a le corps de penser » (Ethique iii, Proposition xxviii, Démonstration). Au contraire de René Descartes pour qui « le corps ne pense pas », Spinoza n’établit pas de dualisme entre le corps et l’esprit.

10D’un point de vue sociologique, les travaux de Marie-Noëlle Schurmans (2014) mettent en évidence trois focales dans les manières de considérer l’action : l’action contrainte, l’action motivée et l’action réciproque.

11L’action contrainte, déterminée par le poids de la structure, est issue de la réflexion d’Emile Durkheim et plus tard de Pierre Bourdieu. Les critiques quant au déterminisme associé à Bourdieu manquent de nuance : en effet, ce dernier, sans renier les mécanismes de reproduction sociale et sa notion d’habitus (manière d’agir et de penser héritée), ouvre les possibles avec la fonction du dévoilement (fruit du travail du sociologue). Les individus peuvent donc, par l’intermédiaire d’une socioanalyse, transformer leur habitus (Schurmans, 2014, p. 101) et, par là, s’émanciper1.

12L’action motivée, principalement portée par Max Weber et Raymond Boudon, se focalise sur les significations qui sous-tendent l’action. Ainsi, pour Weber, la signification qu’un individu attribue à son comportement « transforme le comportement en action » (Schurmans, 2011, p. 54). Dit autrement, attribuer une finalité (action rationnelle en finalité), c’est attribuer une signification interprétable par autrui, c’est en cela notamment que Weber est considéré comme le père de la sociologie compréhensive.

13Enfin, l’action réciproque, ou l’interaction, renvoie aux travaux de George Herbert Mead (1934/2006). Pour ce dernier, l’action des individus est éminemment sociale dans le sens où elle est un processus constant de coordination, qui permet l’acte social. Les travaux de Mead sont à l’origine de l’interactionnisme historico-social. Schurmans (2008) le définit ainsi :

Cette perspective pose comme point de départ l’activité collective, c’est-à-dire les modalités pratiques d’organisation des groupes humains. Cette activité génère, à travers l’échange langagier, des représentations portant sur les modalités de fonctionnement du collectif, et elle engage par conséquent la constitution de normes actionnelles, ainsi que, par appropriation, la construction des représentations individuelles. C’est sur cette toile de fond que sont évaluées les actions singulières, et c’est donc à partir de cette évaluation que s’oriente l’action individuelle. (p. 72)

14Cette citation montre bien comment l’action individuelle s’inscrit dans l’activité collective et comment la dimension sociale ne peut être ignorée pour comprendre ce qui pousse un individu à agir. La recherche présentée dans ce Cahier traite justement de ces singularités au sein de l’activité collective.

15Du côté des sciences de l’éducation, plus spécifiquement dans les travaux autour de l’ergonomie et de la didactique professionnelle, il est pertinent de relever la distinction opérée par Renan Samurçay et Pierre Rabardel (2004) entre les deux dimensions de l’activité humaine2 : (i) la dimension productive : en agissant, le sujet transforme le réel (matériel, social et symbolique) ; (ii) la dimension constructive : en transformant le réel, le sujet se transforme lui‑même.

16Enfin, « la typologie des ressources cognitives ou ingrédients de l’action » construite par Michel Grossetti (2004) et reprise par Claire Bidart (2010) offre une clé de lecture intéressante à mobiliser pour comprendre l’engagement dans l’action :

Ces ingrédients peuvent être activés ou non et combinées entre eux […]
 -  Les finalités : elles rassemblent les intentions, projets, objectifs, buts, motifs… Ce sont des ressources que les acteurs cherchent à contrôler. [Elles sont instables.]
 -  Les affects : ils témoignent de l’intensité émotionnelle, de l’intimité… Ce sont des relations qui s’avèrent pertinentes pour l’action, [mais qui sont fortement soumises aux aléas des interactions].
 -  Les théories : ce sont les « allant-de-soi », les représentations, les catégories de pensée, les typifications qui sont mobilisées. Elles permettent à l’acteur de catégoriser les événements et leurs relations. [Elles peuvent être discutées et amendées, mais ont beaucoup d’inertie.]
 -  Les routines : elles relèvent des traditions, des dispositions, des conventions, des rôles… Elles opèrent des réitérations du passé. [Elles se forgent avec le temps.]
 -  Les valeurs : elles engagent les grandeurs, normes, conventions, jugements… ce sont des modes de hiérarchisation de l’action. [Elles sont difficiles à faire évoluer et sont sensibles aux changements dans l’entourage relationnel des personnes.] (pp. 228‑229)

Agency / agent·e ou pouvoir d’agir / acteur, actrice ?

17Autour des théories de l’action, certains termes font débat et en particulier deux notions connues le plus souvent sous leur appellation anglophone : agency et agent (même si ce dernier peut rester à l’identique en français). L’agency, généralement traduit par « agentivité », comprend plusieurs significations qui ont évolué au fil du temps et des arrière-fonds théoriques de leurs penseurs. Les premières traces de ce terme remontent au xviie siècle. Les philosophes opposent alors, dans la ligne d’Aristote, action et passion ; le terme « agency peut ainsi désigner soit l’action (au sens physique), soit ce qui qualifie l’agent (par opposition au patient) » (Balibar & Laugier, 2004, p. 26). Thomas Hobbes donne l’exemple suivant : « le feu qui chauffe la main est l’agent et la main qui est chauffée est le patient » (Balibar & Laugier, 2004, p. 28). L’agency signifie donc globalement l’agir. On retrouve cette distinction citée plus haut entre événement et action. Cependant, Donald Davidson (1980/1993) soulève les limites de cette conception dualiste :

Quels sont les événements qui, dans l’existence d’une personne, signalent la présence d’un agir ? A quoi reconnaît-on ses actes ou les choses qu’elle a faites, par opposition aux choses qui lui sont simplement arrivées ? Quelle est la marque distinctive de ses actions ? (p. 63)

18C’est à ce titre que Davidson évoque – comme Ricœur, mentionné supra – la question de l’intentionnalité comme un critère de l’action.

19Dans une perspective sociale et cognitive, Albert Bandura (1997) définit l’agency comme la « capacité d’intervention sur les autres et sur le monde [qui] est à la fois d’essence sociale et médiatisée par un système cognitif de conceptions qui ressort d’un soi authentiquement singulier » (cité par Carré, 2004, p. 38).

20Baudouin (2013) évoque aussi cette notion d’être « l’agent de sa propre destinée », c’est-à-dire d’être son propre destinataire (i. e. c’est l’individu qui décide, ce n’est pas quelqu’un ou la structure qui décide à sa place). Il s’agit du « pouvoir biographique du sujet sur son parcours de vie » (Baudouin, 2010b, p. 3). L’ambiguïté du terme agent·e est d’ailleurs thématisée par Baudouin qui relève que

dans le langage ordinaire, le terme d’agent renvoie non pas […] à la capacité d’affranchissement ou d’initiative de la personne, mais au contraire à une stricte observance de l’exécution d’une action ou d’un plan d’action définis antérieurement dans un cadre réglementaire à caractère administratif (agent de l’Etat, agent de la fonction publique, etc.). (2010b, pp. 5‑6)

21Cependant, à la suite des travaux en philosophie analytique dont Ricœur se réclame, « il s’agit de stabiliser un concept d’action où l’agent définit un rôle clé, puisqu’il est l’instance à laquelle on “ascrit” l’action, c’est-à-dire à laquelle on l’impute » (Baudouin, 2010b, p. 5). Ainsi le terme « agentivité » subsiste et est décrit ainsi :

L’agentivité définit de manière élémentaire et primordiale la capacité d’agir de la personne, quels que soient les champs d’actions concernés et quelles que soient les questions que l’on peut se poser sur l’autonomie ou l’indépendance de cet agir par rapport aux contextes culturels dans lesquels il se déploie. (Baudouin, 2010b, p. 5)

22Ricœur parle de l’agentivité comme de la puissance personnelle d’agir. Dans sa « Phénoménologie de l’homme capable », Ricœur (2005) distingue « la capacité de dire, celle d’agir, celle de raconter, [auxquelles s’ajoute] l’imputabilité » : « Pouvoir dire, c’est produire spontanément un discours sensé » (p. 126).

Par « pouvoir agir », [Ricœur entend] la capacité de produire des événements dans la société et la nature. Cette intervention transforme la notion d’événements, qui ne sont pas seulement ce qui arrive. Elle introduit la contingence humaine, l’incertitude et l’imprévisibilité dans le cours des choses. (p. 126)

23Le « pouvoir raconter » implique une mise en récit de soi qui intègre un changement dans l’identité. C’est l’identité narrative, « celle de l’intrigue du récit qui reste inachevé et ouvert sur la possibilité de raconter autrement et de se laisser raconter par les autres » (p. 126).

L’imputabilité constitue une capacité franchement morale. Un agent humain est tenu pour l’auteur véritable de ses actes, quelle que soit la force des causes organiques et physiques. Assumée par l’agent, elle le rend responsable, capable de s’attribuer une part des conséquences de l’action. (p. 126)

24L’imputabilité renvoie à la question de la responsabilité, pas celle que la société attribue, mais celle que l’individu s’attribue à lui-même, en assumant et en prévenant les conséquences possibles de son action. Ce n’est pas sans lien avec « le principe responsabilité » développé par Hans Jonas (1979/1990) dans une réflexion en éthique de l’environnement.

25Dans cette phénoménologie de l’humain capable, les éléments à retenir en premier lieu pour la problématique de ce Cahier sont le « pouvoir agir », qui transforme la notion d’événement par le biais d’une intervention humaine, et l’« imputabilité », respectivement la responsabilité, qu’un individu s’attribue quant aux conséquences de son action.

26Bien avant Ricœur, Spinoza parle déjà de puissance d’agir (potentia agendi). Selon Spinoza, « la puissance, c’est de pouvoir exister, c’est-à-dire d’être réellement » (Brun, 2017, para. 21). La puissance d’agir serait l’expression même du conatus définie par Lordon (2003) comme une « pulsion existentielle fondamentale » (p. 120).

27Quant au terme agency, si la traduction en français n’est pas stabilisée (d’ailleurs, on l’emploie souvent en anglais), les usages contemporains en donnent plutôt comme définition une disposition3 à l’action, ce qui modère l’opposition action/passion. Une disposition à l’action ne signifie en effet pas forcément une action réalisée.

28Après ces quelques développements possibles sur les déclinaisons de l’agency, évoquons maintenant le terme d’acteur ou d’actrice. En quoi est-il différent d’agent·e ? Schurmans (2001) privilégie les termes d’« acteur », d’« actrice » et d’« actorialité » versus « agent·e », « agentité » (et non « agentivité ») : « L’agentité caractérise les situations dans lesquelles la source d’un acte se considère comme étant agi, soit par autrui, soit par des circonstances aléatoires », tandis que « l’actorialité [c’est] lorsque l’acteur s’auto-attribue le statut d’auteur », ce qui amène le constat suivant : « l’humain est indissociablement agent et acteur, dans la mesure où il est tout à la fois produit et producteur du social » (p. 164).

29Le terme agent·e est donc ambigu car il peut désigner à la fois un côté passif et un côté actif, selon les usages qu’en font les auteur·e·s.

30Pour ce travail, le terme d’acteur, d’actrice est privilégié, pour éviter la confusion avec agent·e. Dans la même idée, au vu des multiples interprétations du terme agency ou agentivité, l’expression pouvoir d’agir est retenue et mise en discussion plus bas.

La société biographique

La banalisation de l’accès au social par le biographique est à comprendre au regard d’une société biographique qui enjoint les individus à s’activer et à se responsabiliser.
(Bessin, 2009)

31Quelle est la place de cet acteur ou de cette actrice (ou individu, personne), dont nous venons de parler, dans la société contemporaine ? Cette question est importante pour ce travail, puisque l’on part des personnes (bénévoles) pour comprendre le pouvoir d’agir. Même si cette place et ce rôle des individus dans la société ne sont pas spécifiques aux acteurs et aux actrices bénévoles, il est important de situer les individus dans leur contexte très général.

32Depuis trois décennies, plusieurs auteur·e·s se penchent sur la question de l’individu dans la société contemporaine. Certain·e·s s’interrogent sur l’effondrement ou l’affaiblissement des structures, comme François Dubet (2002) dans Le déclin de l’institution, ou Zygmunt Bauman (2006) avec La vie liquide. D’autres, comme Danilo Martuccelli et François De Singly (2012) avec Les sociologies de l’individu et Norbert Elias (1991) avec La société des individus, analysent l’évolution du rôle et de la place de l’individu dans la société. Alain Ehrenberg (1998) pointe la souffrance de cet individu dans La fatigue d’être soi, tout comme Charles Taylor (1991/1994) avec Le malaise de la modernité. Enfin, Hartmut Rosa (2014) analyse l’« accélération » de la modernité tardive qui en devient « aliénante » pour les individus.

33Il y a un double mouvement : d’une part, l’individu est de plus en plus « libre », ce qui engendre un choix plus vaste dans ses possibilités de vie (par exemple, actuellement, un enfant peut choisir de reprendre ou non l’entreprise familiale4). Parallèlement, cette apparente liberté s’accompagne d’une injonction au projet, à l’autonomie et à la définition de soi. D’autre part, il y a un affaiblissement certain des structures qui soutenaient (mais aussi contraignaient) ces mêmes individus, comme l’institution religieuse ou la famille au sens large.

34L’individu n’est donc plus autant guidé qu’auparavant pour trouver (ou suivre, dans une perspective plus déterministe) son chemin. Si les structures sont moins fortes maintenant, cela ne signifie pas que le contexte social et historique n’a pas d’influence sur l’individu. Comme le dit très bien Vincent De Gaulejac (1999), « l’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet » (p. 92). Dans un autre registre, Jean-Paul Sartre (1960) évoque aussi cette part héritée mais surtout le travail que l’individu doit faire sur sa propre histoire à partir de cet héritage : « Pour nous, l’homme se caractérise avant tout par le dépassement d’une situation, par ce qu’il parvient à faire de ce qu’on a fait de lui » (p. 63, cité par Baudouin, 2010a, p. 13).

35Martuccelli et De Singly (2012) mentionnent aussi le « travail sur soi que chaque individu doit effectuer afin de se fabriquer comme l’auteur de son expérience » (p. 77). Régis Cortéséro (2010), en s’appuyant sur Bauman (2006), soulève la question identitaire : « L’identité individuelle n’advient plus par assignation d’un ordre supérieur mais se pose comme un problème pour des individus auxquels incombe la charge de définir un contenu à une identité qui n’est plus donnée » (p. 8). En résulte donc une « exigence de l’auto-identité » (p. 15) ou comme le dit Claude Dubar (2000), une « maximisation de soi ».

36Ce qui précède participe au fait que les parcours de ces individus sont de moins en moins linéaires et de moins en moins tracés. Ces parcours comportent de plus en plus de bifurcations, avec des « carrefours institués » (comme la fin de la scolarité) mais aussi des « carrefours imprévus » (accident, maladie, rupture) qui occasionnent « une densité particulière d’événements et de décisions qui ont des effets sur le temps long […] des effets aussi sur d’autres domaines de la vie (contamination entre vie professionnelle, vie affective, loisirs) » (Grossetti, 2004, 2006, cité par Bidart, 2010, p. 226).

37Les parcours deviennent donc singuliers et déstandardisés, comme le propose Marc Bessin (2009) : « on assiste à une certaine déstandardisation des parcours de vie, les personnes étant de plus en plus sommées de se prendre en main pour construire un cheminement original, avec la prescription essentielle de se responsabiliser face à celui‑ci » (p. 16).

38En quelque sorte, la déstandardisation devient le nouveau standard et entraîne une individualisation des parcours : Martuccelli (2010) parle de « société singulariste » et Bessin (2009) de « société biographique ».

39Comment saisir ces parcours singuliers, tout en les considérant dans leurs contextes historiques et sociaux ? Bessin (2009) postule que tant l’approche biographique que la sociologie des parcours de vie « visent à interroger la dynamique contradictoire entre l’action des déterminismes sociaux, familiaux, psychiques et le travail des individus sur leur propre histoire » (p. 14).

40A propos du travail des individus sur leur propre histoire, « le récit de vie, qui constitue une méthode clé dans l’approche biographique, est un instrument d’auto-connaissance. Pour Ricœur (1990), la connaissance de soi ne peut être qu’un récit ; le “je” est une narration. Par le récit, on accède à la subjectivité des individus, qui plus est par eux-mêmes »5, mais aussi, comme l’indique Bessin (2009), à une connaissance du social.

41Une perspective biographique aura « le souci de temporalisation, c’est-à-dire l’inscription d’une situation donnée dans un processus dynamique, avec une histoire passée et des implications futures » (Bessin, 2009, p. 13). Cette perspective ne se réduit pas aux parcours singuliers, car

les ruptures, mises en scène dans les récits biographiques, vont au-delà des dynamiques personnelles. Si les événements marquent et structurent les parcours des personnes, ils sont aussi la résultante de processus sociaux et constituent des moments de recomposition, de redéfinition, tant de soi que des rapports sociaux dans lesquels ils s’insèrent. (Bessin, 2009, p. 17)

42Et pour conclure avec Valérie Becquet et Claire Bidart (2013), de nouvelles normes « émergent aujourd’hui pour sécuriser les parcours, […] et contre une conception trop individualiste des biographies, réintroduisent la dimension sociétale dans l’analyse des parcours de vie » (p. 58).

43Au-delà d’une méthode, l’approche biographique est avant tout une perspective qui permet d’accéder au social, par l’intermédiaire des singularités qui le composent.

Autour du « Pouvoir d’Agir »

44Dans les parties ci-dessus, plusieurs jalons quant aux différentes interprétations et dimensions de l’action ont été posés afin de contextualiser les apports théoriques mobilisés dans ce travail, notamment une clarification terminologique quant aux termes agent·e et acteur, actrice et une réflexion sur la place et le rôle de l’individu dans la société contemporaine.

45Le contexte posé permet d’aborder le premier axe théorique à explorer : le pouvoir d’agir et ses multiples dimensions.

Des mots et des concepts

46Le champ lexical du « pouvoir d’agir » est riche, comme nous l’avons vu plus haut avec le terme agency. Comme terme quasi équivalent au pouvoir d’agir, l’empowerment est souvent évoqué, parfois traduit par « encapacitation ». Au niveau terminologique, l’encapacitation renvoie d’ailleurs à capacités qui fait l’objet d’un approfondissement infra (« L’approche par les capacités »). Autour de l’individu – et avec la notion d’individualisation ou d’individuation – et de la question du pouvoir d’agir se pose la question de son statut – agent·e ou acteur, actrice –, de sa responsabilité, de sa participation, de son autonomie, de son émancipation, de son libre-arbitre, de son autodétermination – en somme, de la liberté et des contraintes. Plus globalement, autour du pouvoir d’agir gravitent les notions de citoyenneté, de démocratie et de justice sociale.

47Ce bref détour donne une image partielle de la complexité6 (au sens d’Edgar Morin, 2005) de la notion du pouvoir d’agir.

48Dans la partie théorique qui suit, une part de cette complexité sera développée en reprenant certains des termes évoqués plus haut et en y ajoutant d’autres qui sont abordés par les auteur·e·s cité·e·s.

49Certains cadres qui auraient pourtant leur place dans cette recherche de compréhension du pouvoir d’agir ne seront pas abordés. Il s’agit premièrement de l’« agir faible » de Marc-Henry Soulet (2010). Il propose une théorie de l’agir en situation de vulnérabilité qui consiste à créer de l’adversité interne afin d’être poussé dans l’action (agir poïétique). Soulet a développé ses travaux autour de personnes en situation de dépendance et/ou de vulnérabilité (toxicomanes). Comme ce n’est pas la situation des informateurs et informatrices de cette recherche, cette approche ne sera pas abordée. Deuxièmement, les travaux d’Yves Clot (2008) en clinique de l’activité se penchent sur le développement du pouvoir d’agir de collectifs de salarié·e·s. Le pouvoir d’agir « mesure le rayon d’action effectif du sujet ou des sujets dans leur milieu professionnel habituel, ce qu’on appelle le rayonnement de l’activité, son pouvoir de recréation » (p. 13). La clinique de l’activité est considérée par Clot comme une méthode d’action, voire « un instrument de développement de la pensée, source potentielle d’un développement de l’expérience » (p. 220). Cette perspective très intéressante concerne des groupes reliés par leur travail, ce qui n’est pas le cas de mes informateurs et informatrices. Par ailleurs, la dimension collective n’est pas prioritaire dans cette recherche. Cependant, certains travaux dans cette ligne (Clot & Simonet, 2015) seront repris plus loin dans ce travail, car ils ouvrent des perspectives intéressantes en termes de développement du pouvoir d’agir, que l’on peut transposer au-delà d’un collectif de salarié·e·s.

50Dans ce qui suit, l’exploration du pouvoir d’agir est entamée par la notion d’empowerment.

Les travaux canadiens sur l’empowerment

51Lorsque l’on recherche des références sur le pouvoir d’agir, la notion d’empowerment apparaît fréquemment. Le terme « pouvoir d’agir » serait en réalité la traduction française de l’empowerment. Les travaux sur l’empowerment sont surtout issus d’une réflexion nord-américaine qui a débuté dans les années 19807 aux États-Unis et qui a été reprise par les Canadien·ne·s dans les années 1990. La préoccupation est d’abord pragmatique, tournée vers l’action sociale pour les publics défavorisés. Cependant, quelques auteur·e·s se sont penché·e·s sur le concept en lui-même.

52Au niveau étymologique, le suffixe em renvoie au mouvement, power signifie « pouvoir » et le suffixe ment indique un résultat tangible. Yann Le Bossé (2008) propose de traduire empowerment par « mouvement d’acquisition de pouvoir qui débouche sur un résultat tangible » (p. 138).

53La notion d’empowerment comporte deux dimensions principales qui sont (i) une dynamique de changement (ou d’affranchissement) et (ii) un gain de contrôle de la part des acteurs et des actrices.

54La dynamique de changement (ou d’affranchissement) est un processus, non un état. Elle est souvent reliée, dans le champ des pratiques sociales, à l’idée de changement, voire d’affranchissement (dépassement de difficultés considérées comme des obstacles au changement poursuivi), comme l’indique Le Bossé (2008) :

Cette logique d’affranchissement s’avère être caractéristique de la démarche de changement associé à la notion d’empowerment. […] A la différence de la notion d’adaptation, il ne s’agit pas tant de « faire avec » l’obstacle que d’en être libre […] [ce qui signifie] que celui-ci ne constitue plus un problème. (p. 143)

55Derrière la notion d’affranchissement, mentionnons aussi les travaux de Paulo Freire (1974) sur la conscientisation. Freire a beaucoup travaillé en faveur de l’alphabétisation de populations très pauvres. Pour lui, l’alphabétisation est un moyen d’intégrer une dimension critique sur notre contexte de vie social et culturel (conscientisation), permettant ainsi l’émancipation. L’affranchissement, l’émancipation évoquent irrémédiablement le terme générique de liberté. La question de la liberté sera largement reprise infra (« L’approche par les capacités »).

56Le gain de contrôle de la part des acteurs et des actrices : si l’on se réfère à la définition de Robert Adams (2003)8, l’empowerment correspond à « la capacité des personnes et des communautés à exercer un contrôle sur la définition et la nature des changements qui les concernent » indique Le Bossé (2003, p. 32) en s’appuyant sur Julian Rappaport (1987). Ainsi, il ne s’agit pas seulement de mieux gérer une situation pour améliorer sa vie (dynamique de changement), mais de participer aussi à la définition même de la situation et des règles qui la régissent : « Les personnes concernées doivent [donc] être au cœur de la définition du changement anticipé » (Le Bossé, 2003, p. 35).

57Ainsi, une démarche d’empowerment, toujours sous-tendue par une question de changement, consiste à exercer plus de contrôle et à devenir l’acteur ou l’actrice de sa propre destinée. Les individus « tentent de devenir les auteurs et les acteurs des événements qui les touchent plutôt que d’en subir les conséquences » (Le Bossé, 2003, p. 42).

58William Ninacs (2008) propose une typologie de l’empowerment (individuel, communautaire, organisationnel). L’empowerment individuel comporte quatre composantes essentielles : la participation, la compétence, l’estime de soi et la conscience critique. Dans leur ensemble et par leur interaction, elles permettent le passage d’un état sans pouvoir d’agir à un autre où l’individu est capable d’agir en fonction de ses propres choix. On retrouve la participation et la conscience critique, citées plus haut. A ces composantes s’ajoutent ce que l’on pourrait nommer des ressources telles que des compétences ou l’estime de soi. La question des ressources est également reprise, notamment par Le Bossé (2003, 2007) et Jean-Pierre Deslauriers (2007), comme une condition pour qu’une démarche d’empowerment puisse s’actualiser. Ainsi, l’exercice de l’empowerment « dépend à la fois des possibilités (les ressources, mais aussi le cadre législatif et le contexte politique) offertes par l’environnement et des capacités des personnes à exercer ce pouvoir (les compétences, mais aussi le désir d’agir, la perception des possibilités d’action, la capacité de projection, etc. » (Renaud, 1995, cité par Le Bossé, 2003, p. 34).

59Cependant, « dans un processus d’empowerment, l’accès aux ressources représente un moyen et non une fin » (Le Bossé, 2003, pp. 41‑42). Pour Rappaport (1987), la démarche d’empowerment ne vise pas un plus grand accès aux ressources, mais un plus grand contrôle sur ce qui est important pour soi et sa communauté (cité par Le Bossé, 2003, p. 42). L’important n’est donc pas d’augmenter les ressources, mais de favoriser l’accès à celles-ci et de tenir compte également des choix et préférences des acteurs et des actrices.

60Enfin, les écrits sur l’empowerment reprennent souvent la distinction entre travail, œuvre et action, les trois composantes de la vita activa opérée par Hannah Arendt (1958/1961) dans son ouvrage Condition de l’homme moderne. Le travail est une manière d’assurer sa survie, il se situe dans la dimension naturelle, biologique de l’être humain. L’œuvre est ce qui distingue l’humain de la nature, il crée des objets qui vont durer et qui lui permettent d’exprimer son individualité. L’action enfin, telle qu’Arendt la définit, est interactive, elle contribue à la régulation collective des conditions générales de l’existence, elle correspond au politique chez les Grecs Anciens (Le Bossé, 2003, p. 44). L’empowerment se situerait dans une conjonction de ces trois dimensions de l’activité humaine et passe donc toujours par une mise en activité (au contraire de la vita contemplativa d’Arendt), « [il] se réalise dans l’action et l’expérimentation. Il fait appel à l’activation des ressources tant personnelles que communautaires » (Deslauriers, 2007, p. 5).

61Pour Le Bossé (2003), un plus grand contrôle passe donc nécessairement par une mise en action. On peut dire que « l’empowerment se caractérise par une articulation entre la mise en action et la disponibilité des ressources qu’elle requiert » (p. 44), d’où la traduction en pouvoir d’agir : « pouvoir vise ici cette nécessité de réunir les ressources individuelles et collectives à l’accomplissement de l’action envisagée […] il s’agit avant tout d’être en mesure d’agir, c’est-à-dire d’avoir les moyens de se mettre en action » (p. 45). On peut donc baser l’empowerment sur deux piliers : (i) « pouvoir », moyen d’accès aux ressources individuelles et collectives ; (ii) « action », réalisation concrète d’un changement par rapport à un objectif spécifique (p. 46).

De l’empowerment au pouvoir d’agir

62Ce qui précède pose les bases de l’empowerment, concept nord-américain traduit principalement par « pouvoir d’agir » en français. Ce qui suit reprend cette traduction et se penche sur l’origine de l’association des termes « pouvoir » et « agir ».

63Le Bossé (2008) relève tout d’abord une double conception du terme « pouvoir » : (i) dans sa racine indo-européenne, poti signifie maître de maison ; il est donc associé à la puissance, au pouvoir politique, au fait de diriger ; (ii) dans sa racine latine, possum rend l’idée de quelque chose de possible (pp. 140‑141).

64Cette même distinction est relevée par Gaspard Brun (2017) : « le substantif pouvoir s’entend dans deux sens différents “pouvoir de” et “pouvoir sur”, capacité à faire et capacité à faire faire » (para. 5).

65Selon Jacqueline Russ (1994), « sur le plan philosophique [il y a] une double conception du terme pouvoir. L’association de cette notion à l’idée de puissance conduit à penser prioritairement le pouvoir comme la traduction concrète d’un désir de domination soit sous forme directe (asservissement) ou indirecte (influence) » (citée par Le Bossé, 2008, p. 141). Au contraire, lorsqu’on envisage le pouvoir comme l’application concrète du possible, cette notion est plutôt assimilée à une capacité d’agir. Dans les approches sur l’empowerment, on est évidemment plus dans l’idée de capacité d’agir que dans l’exercice d’une forme de domination (Le Bossé, 2008, p. 141). Ceci est lié de manière évidente à l’approche par les capacités développée plus bas, même si, curieusement, aucune trace d’échanges entre les auteur·e·s qui ont écrit sur l’empowerment (précédemment cité·e·s) et celles et ceux qui se sont penché·e·s sur les capacités9 n’a pu être relevée. Pourtant, ces deux approches évoquent bien toutes les deux à la fois les conditions et les ressources du possible.

66Deslauriers (2007) souligne aussi l’ambivalence du terme « pouvoir ». Le pouvoir peut être vu comme dominateur, opprimant (racine poti) mais une autre conception le voit comme émancipateur, libérateur (en référence aux travaux de Freire [1974] : capacité de ceux qui sont soumis d’agir ensemble pour ébranler la structure qui les opprime).

67Le terme « agir » s’explique notamment par une nécessaire mise en action pour réaliser un changement, notamment par le fait qu’agir implique un processus qui ne serait pas présent si c’était pouvoir d’action qui avait été retenu (l’action étant le résultat)10. Enfin, pour accentuer le fait que le pouvoir d’agir n’est pas fixe, qu’il est un processus susceptible de se créer, se déplacer, se modifier (Deslauriers, 2007), Le Bossé (2003) emploie souvent l’expression « développement du pouvoir d’agir ».

Les dérives interprétatives de l’empowerment

68Certaines voix s’élèvent quant aux risques d’un glissement dans l’interprétation de l’empowerment. Le risque premier est d’entraîner une sur-responsabilisation de l’individu. C’est la question que pose Manu Bodinier (2013, p. 4) : « Est-ce que la doctrine du pouvoir d’agir renforce une conception de l’être humain seul responsable de sa propre vie ? » Le pouvoir d’agir deviendrait alors devoir d’agir.

69Le Bossé (2003) dresse le même constat. Si la principale traduction française d’empowerment est « pouvoir d’agir », on en trouve d’autres, dont « appropriation ». Cette dernière n’est pas anodine, car elle dénote l’appropriation des ressources de manière individuelle, impliquant donc une injonction (paradoxale). Le pouvoir devient devoir et prescriptif (pp. 38‑39) : « On est dans l’incitation à des comportements prétendument rationnels, sans prendre en compte le contexte dans lequel les personnes vivent ni la manière dont elles-mêmes le perçoivent » (Bodinier, 2013, p. 4).

70Jérôme Vidal (2011) souligne que les politiques néolibérales s’emparent du concept d’empowerment comme d’une possibilité de libérer l’individu de sa condition de « dépendant » et d’« assisté » de l’Etat social pour en faire « des individus autonomes et créatifs, soucieux de faire fructifier leur “capital” humain » (p. 63).

71Comme le résume très bien Bodinier (2013),

toute la difficulté consiste à envisager les personnes à la fois comme sujets capables d’une délibération, d’une action potentielle et comme assujettis à des inégalités sociales, politiques et culturelles. Acteurs potentiels de leurs vies et agents de processus qui les dépassent. (p. 4)

72Il s’agit donc de considérer l’individu comme inscrit dans un contexte fait de contraintes, mais aussi d’opportunités. Il a une histoire de vie singulière qui peut le pousser à agir ou au contraire le pétrifier dans une situation.

L’approche par les capacités

Il importe […] de renforcer le pouvoir des individus de choisir, de mener la vie à laquelle ils aspirent. C’est ainsi qu’une personne devient concrètement libre.
(Sen, 2009/2010)

L’idée de la justice selon Amartya Sen

73L’approche par les capacités (capabilities en anglais11) a été développée initialement dans les années 1980 aux Etats-Unis par l’économiste indien Amartya Sen qui a reçu le prix Nobel d’économie en 1998 pour ses travaux sur l’économie du bien-être. Martha Nussbaum12, philosophe américaine, a rejoint ultérieurement Sen et a aussi beaucoup contribué à la conceptualisation de cette approche. L’approche par les capacités s’est développée dans une perspective économique centrée sur l’aide sociale (welfare) pour les pays en voie de développement. Elle s’inscrit dans une optique de développement humain, avec des composantes de justice sociale, de démocratie, d’économie du bien-être, d’éthique et de liberté, ce qui la positionne dans le domaine de la philosophie politique, plutôt que dans l’économie. Les travaux de Sen sur les capacités, exposés notamment dans son ouvrage L’idée de justice (2009/2010) répondent en partie à la Théorie de la justice de John Rawls (1971/1987) dont il s’inspire et se distancie à la fois. Pour le dire sommairement, Rawls fonde sa théorie de la justice sur les biens premiers13, tandis que Sen la fonde sur les capacités. L’approche par les capacités est en quelque sorte une conceptualisation de son idée de la justice. Pour Rawls, autant que pour Sen, les questions de la justice sociale et de l’égalité sont primordiales, mais Sen, en 1979 déjà, bouscule les thèses de Rawls quand il interroge : « Equality of what? » Alors qu’une répartition équitable des ressources fonde la justice de Rawls, Sen rétorque que les ressources ou les biens premiers ne sont qu’un moyen de la justice, et nous le verrons plus tard, de la liberté (Zimmermann, 2008, p. 120). Pour Sen (1990/1999) :

Au lieu de se focaliser sur les biens premiers ou sur les ressources dont les individus disposent, on peut centrer l’étude sur les vies réelles que les individus peuvent choisir de vivre, vies qui représentent différents modes du fonctionnement humain. (p. 63)

74Le propos n’est pas ici de discuter les divergences entre les approches de ces deux penseurs, mais de montrer en quoi l’approche par les capacités contribue à la réflexion autour du pouvoir d’agir.

75L’intérêt pour l’approche par les capacités réside dans le fait que cette dernière peut constituer une alternative à l’approche par compétences dont de plus en plus d’auteur·e·s se distancient. En effet, depuis les années 1980, les questions autour de la définition, délimitation, observation et évaluation d’une compétence ne sont toujours pas stabilisées. Ce qui est certain, c’est qu’une compétence est constituée de multiples sous-compétences (par exemple « animer une session de formation » peut être décomposé en plusieurs points, comme « gérer le temps » ou « distribuer la parole de manière équitable ») et qu’elle est contingente à la situation (quel public, quelle salle, quel matériel, etc…). Elle n’est donc par essence pas transférable. Le concept même de compétence est en difficulté ; l’approche par compétences a atteint ses limites et se trouve dans une impasse (Batal & Fernagu Oudet, 2013). En outre, l’approche par compétences vise les besoins directs de l’économie et correspond à une conception instrumentale de l’employabilité. Elle répond à un besoin de flexibilité et d’adaptabilité mais ne tient pas compte des parcours individuels (Zimmermann, 2008, pp. 116‑117). L’approche par compétences est ainsi le produit par excellence de la société contemporaine, plaçant l’individu dans une posture de responsabilité face à son développement professionnel et personnel, mais ne lui offrant pas toujours les moyens de son action.

76En contrepoint, l’approche par les capacités a ceci de particulier qu’elle se réfère à un « pouvoir agir » (être en mesure de faire quelque chose), et non seulement à un agir dans le cas de l’approche par compétences. Cette approche peut donc être intéressante pour explorer la problématique autour du pouvoir d’agir.

77Pour Sen « la capacité renvoie au pouvoir d’une personne de réaliser ou d’être ce à quoi elle accorde de la valeur » (repris par Zimmermann, 2014, p. 111).

Le triptyque Liberté, Valeur et Conversion

78Jean De Munck (2008, pp. 23‑29) identifie trois acceptions ou composantes de la capacité, qui doivent être pensées ensemble comme une triple complexité : Liberté‑Choix, Finalité‑Valeur et Réalisation‑Conversion.

79Liberté–Choix : « La capacité de choix », qui repose sur une « ontologie de l’acteur qui fait justice aux raisons d’agir, c’est-à-dire aux motifs normatifs et idéaux que se donnent les acteurs pour justifier leurs actions » (p. 23). La capacité de choisir est la capacité14 « d’ordonner options, habitudes, dispositions selon des raisons librement consenties » (p. 24). Il s’agit de choisir la vie que l’on désire mener.

80Finalité–Valeur : « La capacité comme potentiel d’épanouissement ». Si la liberté de choix précédemment citée renvoie à une idée très libérale (ce qui est d’ailleurs souvent reproché aux travaux de Sen), cette liberté vise et est finalisée par l’épanouissement humain (p. 25). Ainsi, Sen se distingue clairement des approches utilitaristes et place le bien-être humain comme valeur fondamentale : « Les capacités sont orientées en valeur […] au sens de la valeur qu’accorde une personne singulière à différentes options possibles à un moment donné de sa vie » (Zimmermann, 2014, p. 111).

81Réalisation–Conversion : « La capacité de réalisation ». Si la capacité implique (i) le choix de la vie que l’on désire mener, (ii) visant un épanouissement, il s’agit aussi de (iii) pouvoir y accéder réellement. La capacité devient donc aussi « pouvoir, au sens strict de l’action qui fait une différence » (De Munck, 2008, p. 26). Cette question de pouvoir d’action est intimement reliée à la conversion. Ce terme est important dans la pensée de Sen, en particulier pour comprendre le passage d’une ressource à un potentiel d’action.

Du concept à l’empirie

82Selon De Munck (2008), l’approche par les capacités est « savamment inachevée » et demande notamment de « plonger le concept de capacité en situation […] pour lui donner son opérativité » (p. 29). Ainsi, plusieurs projets d’interprétation et de mise en œuvre de l’approche de Sen ont été expérimentés : (i) dans le cadre du travail social ou de l’évaluation des politiques d’emploi, avec les travaux de Jean-Michel Bonvin et Nicolas Favarque (2007) ; (ii) dans un contexte d’innovation pédagogique et d’ingénierie, avec la notion d’environnement capacitant de Solveig Fernagu Oudet (2014), initiée par Pierre Falzon (Falzon & Mollo, 2009), et (iii) dans une approche sociologique des parcours professionnels, avec les enquêtes de Bénédicte Zimmermann et Delphine Corteel (Corteel & Zimmermann, 2007 ; Zimmermann, 2008, 2014).

83Aucun de ces projets ne recoupe la sphère bénévole, du moins pas directement : ils ne seront donc pas détaillés, à l’exception de la notion de « parcours » de Zimmermann (2008, 2013, 2014) qui sera particulièrement mobilisée dans ce travail et qui fait l’objet d’un développement au chapitre 2, partie « Interroger la notion de parcours ». Toutefois, l’interprétation de l’approche par les capacités par les auteur·e·s précité·e·s contribuera à alimenter la réflexion sur le développement du pouvoir d’agir en contexte bénévole.

84Dans le prolongement conceptuel de Sen, on peut également relever la prise de forme des capacités que Nussbaum (2012) a réalisée. Elle dresse une liste de dix capacités centrales qu’une société doit garantir au minimum à toutes ses citoyennes et tous ses citoyens pour leur garantir une vie digne : la vie, la santé du corps, l’intégrité du corps, les sens (associés à l’imagination et à la pensée), les émotions, la raison pratique, l’affiliation, les autres espèces, le jeu, le contrôle sur son environnement. Elle invite tout un chacun à compléter ou modifier cette liste qu’elle ne considère pas comme un document formel et figé. Cette liste, contrairement à la « Déclaration universelle des droits de l’homme » (Nations unies, 1948), n’est pas formulée en termes de droits, mais de capacités, c’est-à-dire de libertés réelles de faire et d’être.

La Liberté au fondement de l’approche par les capacités

85Pour Bonvin et Favarque (2007), comprendre l’approche par les capacités passe par la distinction entre (i) les « fonctionnements ou accomplissements », qui correspondent aux actes et aux choix qu’une personne pose ; et (ii) des « capacités », qui correspondent aux libertés réelles de se comporter de telle ou telle manière ainsi que les actes ou choix qu’une personne peut poser (liberté d’être et de faire).

86Ceci « met en évidence les différences entre les individus du point de vue de la liberté d’agir ». Un même acte, par exemple « ne pas s’alimenter », relève de la contrainte dans un contexte de famine et d’un choix dans une situation d’abondance (Bonvin & Favarque, 2007, p. 10). Dans le second cas, la personne peut choisir de s’alimenter ou non, même si l’on peut supposer toutes sortes de raisons (ou pressions) qui font qu’elle ne s’alimentera pas, comme faire un régime pour répondre aux exigences actuelles de minceur (injonction sociale). Dans le premier cas par contre, la personne n’a pas de liberté d’agir, le fait de ne pas s’alimenter est un non‑choix.

87L’approche par les capacités vise à « égaliser le plus possible la liberté réelle des individus » (2007, p. 10). A cette fin, Bonvin et Favarque (2007) mettent en exergue une « conception exigeante de la liberté », qui comprend deux dimensions – opportunités et processus15 – détaillées ci‑après.

88Premièrement, l’« aspect opportunités » contient les ressources, qui sont l’ensemble des biens et services dont une personne dispose ainsi que les droits formels accordés. Cet aspect s’actualise (ou non) avec les facteurs de conversion identifiés par Ingrid Robeyns (2005, p. 99) : (i) les facteurs de conversion individuels : caractéristiques, capacités ou compétences individuelles (âge, sexe, condition physique, littératie, compétences linguistiques, aptitudes cognitives, etc.) ; (ii) les facteurs de conversion sociaux : contexte socio-politique et culturel dans lequel la personne évolue (politiques publiques, pratiques discriminatoires [en lien avec le genre ou l’origine ethnique par exemple], normes sociales, institutions, traditions, etc.) ; (iii) les facteurs de conversion environnementaux (infrastructures, influences climatiques, lieux d’habitat, etc.).

89« En l’absence de facteurs de conversion adéquats, les ressources ne peuvent se traduire en libertés réelles et les droits demeurent formels » (Bonvin & Favarque, 2007, p. 11). Prenons l’exemple du droit de vote, un droit formel dans de nombreux pays. Il peut rester purement formel. Imaginons, par exemple, (i) qu’une personne ne peut se rendre au local de vote pour des raisons de santé (handicap, maladie) et il n’y a pas de possibilité de vote électronique ou par correspondance ; (ii) qu’une personne ne peut se rendre au local de vote parce que les infrastructures (voies d’accès, transports publics) sont insuffisantes ou en raison de conditions climatiques extrêmes et qu’il n’y a pas de possibilité de vote électronique ou par correspondance ; (iii) qu’une personne dans l’incapacité de se déplacer aimerait voter électroniquement mais n’est pas connectée à internet ; (iv) qu’une personne est en situation d’illettrisme et ne peut prendre connaissance de l’objet et des consignes de vote ; (v) qu’il s’agit d’une femme qui vit dans un pays où il n’est socialement pas accepté qu’elle donne son avis (même si formellement elle a le droit de vote)16 ; ou, (vi) que la personne fait partie d’une communauté ethnique qui pourrait faire basculer le vote et qu’elle craint des représailles.

90Ces exemples montrent qu’un droit formel, considéré comme une ressource, pour pouvoir s’actualiser réellement, est éminemment lié au contexte personnel, social et environnemental des individus (voir aussi Fernagu Oudet, 2014, p. 178). Concernant les facteurs de conversion décrits par Robeyns (2005), ils sont sujets à interprétation. En effet, la littératie, que Robeyns considère comme un facteur individuel, pourrait aussi être un facteur social, car il s’agit de l’accès à l’éducation. L’illettrisme est essentiellement un problème social et non individuel.

91Deuxièmement, l’« aspect processus »17 comprend (i) la participation : « La dimension processus de la liberté requiert, […] la possibilité effective (et pas seulement symbolique) de participer à ce processus de définition des normes et valeurs sociales » (Bonvin & Favarque, 2007, p. 13) et (ii) le choix entre une pluralité de :

  • « Fonctionnements », comme les trois alternatives d’Albert Hirschman (1970)18, Exit, Voice, Loyalty. Ainsi ne pas agir ou ne pas s’exprimer doivent être des options possibles, au-delà d’une conception « athlétique » (Cohen, 1993, p. 24) de la délibération démocratique19.

  • « Valeurs » : « Il existe plusieurs ordres de grandeur possibles suivant lesquels on peut accorder de la valeur ou non à des fonctionnements ou accomplissements donnés » (p. 13). Par « ordre de grandeur », on pense aux travaux de Boltanski et Thévenot (1991) sur les mondes (inspiration, domestique, opinion, civique, marchand et industriel) à l’intérieur desquels les acteurs et les actrices se réfèrent à un bien commun, à des figures, des manières d’agir et des formules d’investissement20.

92A cette conception de la liberté proposée par Bonvin et Favarque, ajoutons les apports de Zimmermann. Cette auteure insiste premièrement, à partir des travaux de Isaiah Berlin (1969/1988), sur la distinction entre une conception négative de la liberté, qui correspond à une absence d’entraves à l’action, et une conception positive de la liberté, qui correspond à une capacité réelle d’action, et qui suppose donc l’existence d’opportunités et de moyens d’agir (Zimmermann, 2008, p. 114). Si la première conception ne peut être totalement balayée (il peut être plus aisé de ne pas avoir trop d’obstacles devant soi), l’approche par les capacités vise essentiellement cette deuxième conception21.

93Le deuxième point d’attention relevé par Zimmermann (2014) à propos de la liberté est la confusion fréquente entre liberté et autonomie. Dans un contexte de travail, l’autonomie « porte sur le choix des moyens d’action et la façon d’atteindre un objectif défini par autrui » (p. 211), tandis que la liberté, telle qu’elle est définie par Raymond Aron (1998) est « la capacité de choisir soi-même ses buts et ses moyens en fonction du contexte naturel et légal » (p. 183).

94Troisièmement, Zimmermann (2008) souligne que Sen a une vision essentialiste de la liberté (i. e. un état), tandis que cette auteure la considère, en s’appuyant sur Georg Simmel (1908/1999), comme un « processus interactif qui se déploie dans une relation de pouvoir. Loin de prendre une condition stable, elle s’actualise dans l’agir » (Zimmermann, 2008, p. 126). La liberté a une dimension interactive et processuelle.

95Pour tenter une synthèse de la dimension « liberté » dans l’approche par les capacités, il faut retenir que (i) « sans opportunités [ressources], la liberté ne peut s’actualiser » (Zimmermann, 2008, p. 114), et que l’actualisation de ces ressources dépend notamment des facteurs de conversion ; (ii) que la liberté comprend une dimension de participation et de choix (valeurs et manières d’agir)22 ; le fait de participer à la définition des objectifs de l’agir distingue la liberté de l’autonomie ; (iii) que la liberté est une conjonction entre une absence d’obstacles et une capacité réelle d’action ; enfin, (iv) que la liberté n’est pas un état mais un processus interactif.

Une approche située des capacités et de la liberté

L’attention prêtée à la capacité d’agir [met] l’accent sur ce qui rend l’action possible. La capacité d’agir ne peut être saisie indépendamment des éléments qui la configurent.
(Zimmermann, 2008, p. 129)

96Comme nous l’avons vu précédemment, la liberté est un des concepts clés dans l’approche par les capacités. Zimmermann (2008) relève avec pertinence que la liberté ne peut se saisir dans une approche purement générique de l’individu, qui est l’approche économique de Sen, alors que tout ce qu’il postule par ailleurs devrait s’orienter plutôt vers une approche située de la personne (la personne dans son environnement). C’est sur la base de cette critique fondamentale à l’égard des travaux de Sen que Zimmermann formule et justifie son projet d’une approche sociologique des capacités, voire d’une sociologie de la liberté.

97Comment saisir empiriquement la notion de capacité ? L’objet d’étude devient « la capacité d’agir (ce qu’une personne peut et est à même de faire) dans une situation donnée » (Zimmermann, 2008, p. 126).

98Or, Sen définit l’environnement comme relativement figé, il a ainsi une approche par position. L’individu doit composer avec un environnement essentiellement structurel qui est donné et qui s’impose à lui (Zimmermann, 2008, p. 122). Pour Des Gasper (2002), « alors que Sen postule la capacité des acteurs à opérer des choix et à prendre des décisions qu’ils valorisent, il ignore la structuration et l’accessibilité sociales des capacités et des supports collectifs nécessaires à de telles décisions » (cité par Zimmermann, 2008, p. 123).

99Zimmermann propose donc une approche par situation. Pour cela, elle s’appuie sur les travaux de John Dewey (1938/1967) qui « couple de manière dynamique environnement et situation […] en définissant l’action comme le produit de l’interaction entre un organisme et son environnement » (Zimmermann, 2008, p. 123). Cette proposition signifie que « la capacité d’action […] peut se modifier dans l’action, tout comme l’environnement est susceptible d’être affecté et modifié par le cours de cette dernière » (p. 124). Cela suppose de considérer « l’environnement au sens large, façonné autant par des institutions, des dispositifs, des personnes [ou] des objets » (p. 124). Cet accent mis sur la situation (Zimmermann), plutôt que sur la position (Sen), permet un déplacement « d’une approche statique vers une dynamique des situations attentive à l’ajustement temporel des capacités » (p. 124) ainsi qu’une prise en considération des dimensions interactives des capacités et des relations de pouvoir qui en résultent. Cette attention aux interactions, aux situations dynamiques « permet d’opérer au niveau empirique le passage de l’humain générique aux personnes singulières et ainsi de donner une consistance sociale à la capacité d’action » (p. 124).

100Bonvin (2008) dit en substance la même chose : « L’approche par les capacités requiert de saisir l’interrelation entre facteurs individuels et sociaux et la manière dont elle se construit en situation » (p. 240).

101La distinction opérée par Rabardel (2005) entre capacité d’agir et pouvoir d’agir va globalement dans le même sens : la capacité d’agir est de l’ordre du potentiel, tandis que le pouvoir d’agir s’actualise en situation :

La capacité d’agir est liée aux compétences, aux instruments et à l’ensemble des ressources développées comme moyens potentiellement opératifs dans le monde où ils peuvent être mobilisés et mis en œuvre par les sujets. […] Elle peut se définir fonctionnellement par les résultats qu’elle permet de produire. […] Les capacités s’articulent aux temporalités longues de l’expérience […] qui sont celles du sujet en devenir. (pp. 19‑20)

Le pouvoir d’agir dépend des conditions externes et internes du sujet, qui sont réunies à un moment particulier, comme l’état fonctionnel du sujet, artefacts et ressources disponibles, occasions d’interventions etc. Il est toujours situé dans un rapport singulier au monde réel, rapport qui actualise et réalise la capacité d’agir en en transformant les potentialités en pouvoir. […] Les pouvoirs d’agir sont articulés aux dynamiques temporelles de l’action ou de l’activité en cours, en fonction de ses finalités et des circonstances. (pp. 19‑20)

102Pour saisir empiriquement les capacités, Zimmermann (2008) postule qu’il est nécessaire de se pencher sur les parcours biographiques des individus. Il s’agit de « considérer la personne et sa capacité d’action non seulement à partir d’une coupe à un moment donné, mais en tenant compte de son itinéraire passé et de son devenir » (p. 128). En effet, « si l’on peut concevoir de cantonner l’analyse de l’agir au présent de l’action, l’attention prêtée à la capacité d’agir déplace l’accent sur ce qui rend l’action possible. La capacité d’agir ne peut être saisie indépendamment des éléments qui la configurent » (p. 129). Ainsi, une approche biographique permet de saisir « pour chaque personne interrogée les options de valeur, les opportunités et les moyens pour les atteindre, de même que les difficultés et obstacles rencontrés » (2014, p. 114) ainsi que de donner « accès aux préférences des personnes à un moment particulier de leur vie et à la façon dont elles identifient l’impact des données institutionnelles, organisationnelles et biographiques sur leur propre parcours » (2008, p. 131).

103L’importance de porter le regard sur les situations est également soulignée par Baudouin et Parson (2014) : « la situation provoque la personne et révèle des potentialités qui rendent possible un développement professionnel. Analyser véritablement la capacité d’action revient à identifier les situations qui sont les siennes » (p. 13).

104Enfin, Karen Evans (2016), si elle n’emploie pas les mêmes termes, est dans la même lignée que Zimmermann. Elle développe la notion d’« agentivité limitée » qui permet un meilleur dialogue entre disciplines (sociologie, psychologie, économie) et ce, de manière très située :

Le développement qui se déroule par l’exercice de l’agentivité23 n’est pas celui de l’individu autonome et « autopropulsé », c’est plutôt un produit relationnel, biographique et historiquement situé. Ce qui nous limite contient également des affordances qui nous permettent de penser, de ressentir et d’agir. [Il s’agit d’] établir des connexions entre les conceptions des limites de l’agentivité et les réflexions sur les capabilités et le sens personnel de la création de soi et des capacités à s’autodiriger dans son parcours de vie. (Evans, 2016, p. 112)

L’environnement capacitant

105Fernagu Oudet (2014), à la suite des travaux en ergonomie de Falzon (Falzon & Mollo, 2009), propose de s’inspirer des travaux de Sen dans une optique d’ingénierie pédagogique. Elle dénonce une impasse de l’approche par compétences (Batal & Fernagu Oudet, 2013), qui a comme point de référence un agir, tandis que l’approche par les capacités se réfère à un pouvoir agir. Il y a donc un déplacement : les individus ne sont plus jugés à « partir du résultat de leurs actions mais [le regard est porté sur] le processus ayant conduit à ces résultats. […] l’approche intègre une analyse des moyens et des opportunités dont les individus bénéficient lorsqu’ils doivent agir » (Fernagu Oudet, 2014, p. 175). Ainsi, il s’agit de considérer « ce que les individus sont réellement capables de réaliser au regard des ressources dont ils disposent et de leur conversion en capabilités [ou capacités] » (p. 175).

106Tout comme Zimmermann, Fernagu Oudet (2014) postule que les capacités (qu’elle préfère nommer « capabilités ») ne peuvent être pensées que de manière située. Il s’agit donc de réfléchir en termes de situations « favorables au développement du pouvoir d’agir des individus » (p. 177). En s’appuyant sur Rabardel et Pastré (2005), « le pouvoir d’agir est à l’intersection de la capacité d’agir (qui représente une potentialité, un ensemble de ressources mobilisables en situation par un sujet) et des conditions propres aux situations dans lesquelles les sujets sont engagés » (cités par Fernagu Oudet, 2014, p. 177). Fernagu Oudet se réfère à la notion d’environnement capacitant, notion déjà abordée notamment par Falzon et Mollo (2009) dans des travaux sur l’ergonomie en formation. Un environnement capacitant

consiste à aider les individus à repérer, à mobiliser et à utiliser les ressources à leur disposition, et pas seulement à les mettre à disposition […]. C’est donc un environnement qui favorise l’intelligence des situations, qui met les individus en capacité d’apprendre, d’apprendre à apprendre, d’être acteurs de leur propre mouvement, et qui donne les moyens et les opportunités pour apprendre. (Fernagu Oudet, 2014, p. 178)

107La notion d’environnement capacitant est intéressante à investiguer dans le champ de la formation des adultes : elle renverse la posture en développant et encourageant la capacité d’agir au regard des ressources à disposition au lieu d’évaluer un résultat (une compétence) hors de tout contexte. Comme l’indique Fernagu Oudet (2014), cette notion permet de mieux penser « la transaction qui opère entre la ressource d’apprentissage et l’apprentissage lui-même » (p. 176).

Modéliser les capacités

108L’approche de Sen reste très conceptuelle et les auteur·e·s cité·e·s précédemment ont tou·te·s tenté à leur manière de la concrétiser ou de lui faire prendre forme. C’est notamment le cas de Fernagu Oudet (2014, p. 177), qui, en s’inspirant d’un schéma proposé par Bonvin et Favarque (2007, p. 12), propose l’interprétation suivante (fig. 1).

Figure 1 : Approche par les capacités comme processus

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109Ce modèle intègre une idée de processus qui part de ressources potentielles pour se matérialiser (ou non) en réalisations concrètes. Une grande importance est attribuée aux facteurs de conversion, qui peuvent être négatifs (handicaps de conversion) et qui ne débouchent pas sur des capacités, ou être positifs et permettre ainsi le passage d’une ressource à une capacité (possibilité d’agir), ce qui produit ainsi du pouvoir d’agir. Un travail sur les facteurs de conversion peut influencer positivement la potentialité des ressources dans un contexte d’apprentissage en situation de travail24. C’est-à-dire, un environnement peut être influé quand il y a un objectif pédagogique affiché et que des moyens sont réellement investis pour favoriser l’accès aux ressources et à leur mobilisation. C’est en substance ce que dit également Stephen Billett (2009) dans ses travaux sur l’apprentissage en situation de travail : il y a d’un côté le pôle social, donc les ressources (affordances en anglais : cadre de travail, nature de l’activité, accompagnement, accès à l’expertise, etc.) et de l’autre le pôle individuel (compétences, motivation,…). Ces deux pôles interagissent réciproquement : des ressources de qualité et accessibles, notamment via un accompagnement, favorisent l’engagement de la personne dans l’activité, qui en retour se saisit des ressources et les actualise dans l’action. Les ressources passent donc d’un état potentiel à un état mobilisable.

110Les facteurs de conversion sont des leviers relativement précis, mais leur portée est trop limitée et ne tient pas compte des dimensions complexes, interreliées et interactives qui permettent le passage d’une ressource à une capacité. Le schéma ci-dessous intègre la dynamique proposée par Fernagu Oudet (2014), mais comprend une dimension biographique ou personnelle (histoire personnelle, préférences, valeurs) qui agit des ressources aux réalisations. Cette dimension ne peut se saisir avec les facteurs de conversion. S’y ajoute également une dimension sociale qui ne se réduit pas aux facteurs de conversion mais qui les englobe. Cette proposition de schématisation rejoint donc les postulats de Zimmermann (2008), notamment dans la prise en compte des dimensions biographiques, qui intègrent des valeurs et des préférences construites socialement et individuellement au cours des parcours de vie. Les valeurs et préférences peuvent fonder les choix, mais le processus est déjà initié en amont, ce que montre la figure 2.

Figure 2 : Interprétation personnelle de l’approche par les capacités

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111Enfin, pour conclure cette partie sur l’approche par les capacités, l’extrait d’un article d’Isabelle Ferreras (2008) ci-dessous montre particulièrement bien le processus et le contexte inclus dans cette approche. Il peut également servir de guide de lecture de la figure 2 et offre une synthèse de cette approche parfois un peu complexe à appréhender.

L’individu dispose de ressources (revenu, biens, services…) qui constituent des moyens pour mener une vie libre […]. Grâce à différents facteurs de conversion […], l’individu se trouve plus ou moins capable de faire usage de ces ressources qui se transforment alors en capacités à mener une vie libre, la vie de [son] choix […]. Mais, avant de générer un réel accomplissement […], ces capacités à mener une vie libre […] passent par un filtre : elles font l’objet d’une décision, d’un choix […] sur lequel pèsent un contexte social, des mécanismes de préférence individuelle et sociale, une histoire personnelle, etc. Dès lors la capacité est de l’ordre du potentiel et l’accomplissement, lui, est de l’ordre de la réalisation25 ; l’accomplissement réalise une capacité dont l’individu fait usage dans un sens spécifique. (pp. 283‑284)

Le bénévolat : une pratique sociale à interroger

Le bénévolat exprime […] le droit à la liberté, à l’activité créatrice, à l’utilité sociale, à la responsabilisation.
(Bénévolat-Vaud, 2016)

112Dans cette partie dévolue au cadre d’observation délimité pour observer le pouvoir d’agir, une pratique sociale est interrogée : devant quel(s) type(s) d’actions est-on face au bénévolat ? Cette partie commence par quelques définitions du bénévolat, suivies d’une exploration des différentes pistes théoriques qui permettent d’appréhender à la fois les ressorts de l’engagement bénévole, et les produits de celui-ci (dimensions identitaires, reconnaissance).

Définition et termes associés

113Le terme « bénévolat » vient du latin benevolus, qui signifie « bonne volonté ». En Suisse, on parle généralement de bénévolat et de bénévoles, mais en France, dans certaines associations, les termes de « volontariat » (l’action) et « volontaire » (la personne ou l’adjectif) sont préférés car moins connotés « bonnes œuvres » avec l’aspect caritatif typique du bénévolat porté par les institutions religieuses. En outre, « volontaire » est considéré comme une traduction plus fidèle du terme anglophone volunteer (work) (Simonet-Cusset, 2004, p. 151).

114Selon Bénévolat-Vaud (2016), le bénévolat est « une activité non rétribuée et librement choisie qui s’exerce en général au sein d’un organisme à but non lucratif (association, fondation,…) ». Il s’agit alors de bénévolat formel ou organisé. Le bénévolat peut aussi être informel26 et « regroupe toutes les actions d’entraide qui s’exercent à titre privé (faire les courses pour son voisin, garder les enfants d’une amie,…) ».

115L’ampleur du bénévolat en Suisse est considérable : d’après l’Office fédéral de la statistique et la Société suisse d’utilité publique (2015),

environ 33 % de la population résidante permanente de 15 ans et plus exerce, en 2013, au moins une activité de bénévolat organisé ou informel. Une personne sur cinq (20,0 %) se consacre à au moins une activité non rémunérée dans le cadre d’organisations ou d’institutions, ce qui représente 1,4 million de personnes environ. [Concernant le bénévolat informel], l’engagement des bénévoles est considérable : 18,6 % de la population résidante permanente rend bénévolement de tels services à des tiers, ce qui représente environ 1,3 million de personnes. (p. 4)

116Autour du terme « bénévole » et de ce qu’il véhicule en termes de sens, Dan Ferrand-Bechmann (2011) soulève deux aspects importants. Premièrement, le bénévolat peut avoir une dimension militante :

La notion d’engagement renvoie à celle de militantisme : lutter pour une cause […]. Les bénévoles ont un rôle fondamental : celui de dénoncer, signaler, être des vigiles, des médiateurs. Ce sont des passeurs […] on peut militer sans salaire, on peut moins militer au risque de son salaire. (p. 23)

117Ce qui précède rappelle que l’engagement bénévole, donc librement consenti, permet une certaine liberté (d’action, de parole) que l’on ne retrouve pas dans le travail salarié. Au-delà de la dimension militante, qui n’est pas l’objet spécifique de ce Cahier, cette question de liberté (parfois toute relative) est un des aspects exploré dans ce travail.

118Deuxièmement, on oppose souvent professionnalisme (travail salarié) à amateurisme (travail bénévole). L’amateurisme peut être compris de deux manières, soit de façon négative (ce n’est pas professionnel, ce n’est pas bien fait), soit de manière plus positive, comme le suggère Ferrand-Bechmann (2011) :

Le terme d’amateur que l’on accole souvent aux bénévoles n’est pas si disgracieux que cela, il renvoie aussi au fait d’aimer, d’apprécier. Le bénévolat qui leur donne une liberté de choix d’action et les a portés vers [leurs actions], et leur travail motivé, a certainement des qualités particulières. L’amateurisme apparaît ici comme la figure inversée du dilettantisme. (p. 25)

119Ainsi, le plaisir trouvé dans l’activité bénévole est également une dimension importante. S’engager librement, sans salaire, mais avec plaisir est certainement valable pour nombre de bénévoles.

120Enfin, lorsque l’on s’interroge sur ce que le bénévolat produit, recourir aux deux dimensions de l’activité humaine (constructive et productive) décrites par Samurçay et Rabardel (2004) est pertinent. Ceci permet d’envisager à la fois le potentiel de développement des personnes qui s’engagent (en transformant le réel, les personnes se transforment elles-mêmes) et la dimension productive, dans le sens où les bénévoles agissent sur le monde, et le transforme. Ce qui suit présente les différentes lectures qui sont faites du bénévolat.

Le bénévolat comme travail

121Lorsque l’on pense au bénévolat, on pense justement à la sphère hors travail. Pour Georges Friedmann (1964), la participation à la vie associative est une activité de « non travail » que l’on peut qualifier de « loisirs actifs ». Et pourtant, le terme work associé à volunteer est utilisé sans hésitation par les Nord-Américain·e·s. Le terme « travail » associé au bénévolat est également utilisé en France et en Suisse, mais avec parfois des hésitations, comme si « travail » était tout de même réservé au monde professionnel. Le terme « activité » est ainsi souvent privilégié.

122La sociologue Maud Simonet-Cusset (2004), qui a mené des recherches sur le bénévolat tant en France qu’aux Etats-Unis, propose de le penser […] comme travail pour repenser la sociologie du travail. S’il ne s’agit pas ici de se pencher sur la sociologie du travail, deux points soulevés dans l’argumentaire de cette auteure méritent que l’on s’y attarde : (i) l’évocation de la notion de « carrière bénévole » et (ii) de l’« engagement bénévole s’inscrivant dans l’engagement professionnel » (typologie).

123En premier lieu, « l’analyse de l’expérience bénévole ne peut faire l’économie d’une analyse dynamique parce que l’engagement dans la pratique évolue et se transforme dans le temps » (2004, p. 147). Ainsi, « la notion de carrière, forgée par la sociologie du travail, apparaît comme un outil conceptuel intéressant pour prendre en compte cette dimension processuelle de la pratique bénévole » (p. 147).

124Pourquoi employer le terme de carrière, fortement relié à l’ascension professionnelle ? Il faut remonter aux travaux de Howard Becker et d’autres sociologues proches de l’interactionnisme pour comprendre l’emploi de ce terme. Dans Outsiders, Becker (1963/1985) estime que chaque personne a une carrière. On peut ainsi parler de « carrière musicale » comme de « carrière alcoolique »… Ceci suggère qu’il y a un cheminement qui s’apprend, une communauté dont on intègre petit à petit les codes. Les façons de voir le monde et de se percevoir bougent aussi (dimension subjective). Il y a donc évolution, dans le bon ou le mauvais sens.

125Simonet-Cusset (2004) propose une typologie mettant en rapport l’engagement bénévole avec l’engagement professionnel :

L’engagement bénévole semble s’inscrire, sous diverses modalités, […] dans la carrière professionnelle :
 -  Engagement bénévole qui permet de poursuivre, à côté de l’activité professionnelle, une carrière que l’on a renoncé à exercer professionnellement ;
 -  Engagement bénévole qui révèle, permet de tester, ou même de réaliser une vocation et se transforme, le cas échéant en carrière professionnelle ;
 -  Engagement bénévole qui permet de prolonger et de compléter, dans un autre cadre ou sous une autre forme l’activité exercée professionnellement ;
 -  Engagement bénévole qui compense une activité professionnelle ressentie comme trop peu engageante. (p. 148)

126En d’autres termes, cette typologie pourrait se résumer en quatre mots-clés : l’engagement bénévole comme : (i) substitut à la vie professionnelle ; (ii) test vocationnel ; (iii) prolongement de la vie professionnelle, ou (iv) compensation de la vie professionnelle.

127Simonet-Cusset (2004) reprend le terme employé par Arlene Kaplan Daniels (1987)27 : le travail bénévole comme un « travail invisible ». Ce dernier agit de manière parfois cachée sur les carrières professionnelles : « en participant, à côté ou à la place de l’activité professionnelle, à la construction d’un idéal de soi au travail (un soi utile aux autres […], un soi qui rend à la communauté […]) » (Simonet-Cusset, 2004, p. 148), ce travail invisible agit de manière subjective. Il peut également agir de manière objective lorsque le travail bénévole bénéficie d’une reconnaissance institutionnelle, comme dans le cas d’une démarche de reconnaissance et validation des acquis de l’expérience (p. 148), ou s’il a permis de développer des compétences et un réseau spécifique permettant de s’insérer sur le marché de l’emploi.

128En pensant le bénévolat comme travail, Simonet-Cusset se distingue des approches sociologiques qui se penchent sur l’engagement militant ou politique (notamment les travaux d’Olivier Fillieule, 2001) :

Reconnaître que le bénévolat constitue un mode d’engagement, plus ou moins institutionnalisé, dans un monde du travail invite alors à analyser ce qui conduit les individus à conjuguer successivement et/ou parallèlement ces différents engagements ; engagements qui peuvent être ponctuels mais qui peuvent aussi parfois relever de véritables doubles ou triples carrières. (p. 153)

129Dans ses travaux ultérieurs, Simonet (2010) réinterroge aussi le caractère libre et purement volontaire de cet engagement. Quid des déterminations sociales ? Ne réduit-on pas les bénévoles à un idéal-type des travailleurs et travailleuses très investi·e·s, qui s’engagent sans compter et dont le travail fait sens pour elles et eux ? L’auteure souligne également que les inégalités que l’on trouve dans le travail salarié sont susceptibles de se reproduire dans l’activité bénévole (pp. 53‑54), risquant ainsi de transformer cette pratique citoyenne et démocratique en une nouvelle forme de discrimination sociale28. Il s’agit donc de rester attentif et attentive aux dérives possibles de cette pratique sociale, notamment à ses formes de professionnalisation29.

Le bénévolat comme participation

C’est par l’intermédiaire d’une participation à la vie des groupes auxquels ils sont liés de facto, que les individus s’investissent dans des activités dont les conséquences sont à la fois personnelles, au sens où elles engagent leur responsabilité, tangibles, au sens où elles […] contribuent à modifier le cours ou la nature de leur association, et reconnues, au sens où la communauté les authentifie et en tient compte.
(Zask, 2011, p. 11)

130Cette partie à propos du bénévolat comme participation débute par une conceptualisation de la participation – hors contexte bénévole – proposée par Joëlle Zask (2011). Par la suite, la notion de participation est mise en lien avec l’engagement bénévole.

131Dans l’ouvrage Participer : essai sur les formes démocratiques de la participation, Zask (2011) interroge la notion de participation du point de vue de la philosophie politique, en prenant soin de toujours penser les liens entre individu et société. Que signifie réellement participer ? Quelles conditions et valeurs sous-tendent ce terme qui revient en boucle dans tous les discours autour de la démocratie ? L’auteure propose une conceptualisation de la participation en la déclinant en trois parties, qui constituent les chapitres de son livre : (i) Prendre part ; (ii) Contribuer (apporter une part) ; (iii) Bénéficier (recevoir une part).

132L’ouvrage montre ce qui se joue dans la participation : une subtile articulation entre les trois parties précitées contribuant ainsi à un processus d’individuation, tout en produisant du commun. Dit autrement, « l’étude des conditions de la participation revient à s’interroger sur la production sociale des conditions de l’individuation » (Legris Revel, 2012, para. 2). Zask (2011) définit l’individuation comme un « continuum d’expériences au cours duquel la relation avec le monde extérieur est personnalisée. Elle n’est pas séparable de ce monde ni des activités et des interactions qui le constituent tel qu’il est » (p. 222).

Prendre part

133Une première dimension de la participation consiste à « prendre part ». Zask (2011) différencie « prendre part » et « faire partie », le second signifiant appartenir à un groupe déjà constitué, comme une famille ou une nation. « Prendre part » signifie s’impliquer dans une activité ou dans un groupe, il y a donc une part d’investissement personnel. Mais il est corrélé à « la perméabilité de [l’]environnement, ce qui constitue la source la plus naturelle de [l’]individuation » (p. 51). Ce lien constant entre l’individu et son environnement social n’est pas oublié par Zask, pour qui la participation est l’acte qui concrétise ce lien :

L’interdépendance entre l’individuation et la socialisation ne signifie […] pas que les individus adviennent en ingérant les normes sociales et qu’ils s’unissent du fait qu’ils ont ingéré les mêmes ; elle implique que les individus accèdent à la vie sociale et à ses multiples règles par l’intermédiaire de leur participation, c’est-à-dire par l’intermédiaire de l’expérience personnelle qu’ils en font. (p. 48)

« Prendre part » vise un accomplissement de soi, autant qu’un projet commun : « s’associer ne signifie […] pas partager un bien commun, mais produire en commun quelque chose » (p. 89).

134« Prendre part » peut finalement se lire comme étant une « situation normale » ; « c’est là que nous découvrons les plaisirs de la compagnie d’autrui, l’utilité de combiner nos forces avec celles des autres, l’importance de sortir hors de soi pour être en paix, celle de se lier pour perfectionner nos goûts et nos idées » (p. 322). « Prendre part » est donc fortement lié à la question de la sociabilité, ou le « fait social pur » de Simmel (1908/1999). Il y a aussi l’idée du « bien vivre », au-delà du « simplement vivre » (repris par Zask, 2011, p. 12).

Contribuer

135La deuxième dimension de la participation se situe, tout comme le « prendre part », dans une vision essentielle de l’existence même. En effet, « supprimer la dimension contributive de l’existence, c’est supprimer l’homme » (Zask, 2011, p. 166). Dans la même idée, la participation des citoyen·ne·s à la vie de la cité figure, selon Aristote, parmi les composantes de la « vie bonne ».

136Si « prendre part », c’est vivre en société, « contribuer » signifie apporter une part personnelle dans l’histoire commune. Pour Zask (2011), « la part apportée aux autres ne peut être que le produit de la transformation personnelle d’un stock culturel commun » (p. 143). Le commun est ainsi adapté et recomposé « en fonction des contributions multiformes et singulières des individus » (p. 153). Ainsi, chacun·e peut être amené·e à façonner le commun en apportant sa part. Le terme « personnel » ne doit pas être pris pour synonyme d’« individuel ». En effet, l’auteure considère la dimension personnelle comme une zone intermédiaire entre l’individuel et le social (p. 147) :

Dans le fait de prendre part, on va de l’individuel vers le commun, résultat d’une convergence de vue, […], d’un conflit surmonté ou à l’inverse d’une entente fondamentale. Dans le fait de contribuer, on va du commun vers les apports personnels des individus grâce auxquels le point commun peut évoluer en fonction des attentes et des initiatives de ceux qui y prennent part, et en vertu de ce processus permanent d’adaptation et de rectification, rester commun. (p. 152)

137Ce qui précède permet de schématiser ainsi (fig. 3) le processus d’individuation issu de la participation :

Figure 3 : Processus d’individuation

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138Apporter une part « joue un double rôle, celui de favoriser le développement de soi, qu’on peut appeler individuation, et celui d’influencer les décisions collectives qui nous concernent » (Zask, 2011, p. 286). Cela crée un sentiment d’utilité, « une signification à l’existence et forge l’idée de sa propre historicité » (p. 286).

139Cependant, cette signification doit également être validée socialement. La contribution s’accompagne en effet aussi de la reconnaissance. Il est indispensable que cette part puisse être reconnue et légitimée par autrui, sinon les conditions d’individuation sont niées et l’individu n’a pas de place et de rôle dans l’histoire de l’humanité.

140Dans la troisième forme de reconnaissance identifiée par Axel Honneth (1992/2013), l’estime sociale, ce qui est estimé recouvre essentiellement les qualités propres de l’individu, donc sa singularité : « Une personne ne peut se juger ʽestimableʼ que si elle se sent reconnue dans des prestations qui ne pourraient être aussi bien assurées par d’autres » (p. 213). L’individu est ainsi reconnu pour son rôle et pour sa part personnelle au sein d’un groupe. Cette notion de singularité est aussi reprise par Zask (2011) : « Un engagement personnel requiert de se percevoir, non comme un exemplaire du genre humain, mais comme le membre d’un groupe jouant un rôle qu’il est en gros le seul à jouer » (p. 145).

141Cette part personnelle, singulière peut aussi se lire comme une forme de créativité. D’ailleurs, ce que Karl Marx nomme « créativité » correspond à l’interprétation de la contribution de Zask (2011, p. 160).

142Cette réflexion sur la contribution amène un glissement terminologique de la démocratie participative à la démocratie contributive, mettant en exergue le fait que les individus non seulement prennent part à des groupes orientés vers un projet commun, mais contribuent également à la définition du commun en y amenant une part personnelle et en l’influençant. Autrement dit, on peut prendre part à un projet dont les règles et les valeurs ont déjà été prédéfinies, mais pour que la participation soit réelle, il faut que chacun·e puisse contribuer à la définition des buts et valeurs du commun. Sous le couvert de démarche participative, il n’y a bien souvent qu’une incitation, voire une injonction, à prendre part à un projet dont les grandes lignes ont déjà été pensées. Ce n’est donc pas une véritable participation au sens où l’entend Zask.

Bénéficier

Il incombe aux sociétés d’assurer la participation de leurs membres en mettant à leur disposition les méthodes, outils, ressources, qui leur permettent de s’intégrer, non seulement sans qu’ils aient à sacrifier leur individualité, mais en outre, en jouissant d’opportunités de développement personnel.
(Zask, 2011, p. 278)

143La troisième dimension de la participation, « bénéficier » ou « recevoir une part », occupe une place un peu différente des deux autres. Il ne s’agit pas d’une suite logique et chronologique entre (i) prendre part, (ii) contribuer et (iii) bénéficier. « Bénéficier » renvoie plutôt à l’idée de conditions ou de ressources à disposition pour permettre ce processus d’individuation, qui passe par « prendre part » à la vie sociale et « contribuer » à sa transformation.

144Le terme choisi par Zask – « bénéficier » – peut prêter à confusion : on pourrait penser qu’il recouvre ce que la personne reçoit suite à sa contribution, ou qu’il s’agit des acquis (ou avantages) issus de la contribution. Or, ce n’est pas du tout ce que l’auteure veut signifier. Elle justifie d’ailleurs l’emploi de « bénéficier », car selon elle, les termes « ressources » ou « biens » ne sont pas suffisamment relationnels (2011, p. 224).

145Voici comment Zask (2011) conçoit le bénéfice :

  • « non une chose, ni une chance, mais une opportunité » (p. 214) ;

  • « la part que les individus reçoivent de leur environnement et qui est indispensable à leur participation en termes de prendre part et de contribuer » (p. 224) ;

  • « Un bénéfice est tel s’il favorise l’individuation de son récipiendaire, […] ce qui est justifié […] par le fait que l’individuation provient de la participation elle-même » (p. 226).

146Le schéma ci-dessous (fig. 4) tente de montrer les articulations entre les trois parts et plus spécifiquement, la place et le rôle de la part « bénéficier ».

Figure 4 : Articulation entre les trois parts de la participation

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147Que recouvre donc cet environnement pourvoyeur de bénéfices ? Zask (2011) fait référence à la notion d’« environnement suffisamment bon » de Donald Winnicott (pp. 236‑249), environnement qui offre des bénéfices qui sont des ressources d’individuation.

148Pour reprendre la notion d’environnement30, Zask (2011) souligne la dimension interactionnelle entre l’individu et son environnement :

Le bénéfice ouvre donc sur un champ d’expériences particulières dont ne fait partie ni la pure passivité de l’individu à l’égard d’un environnement qui le façonnerait à loisir, ni la pure activité d’un sujet instrumentalisant son environnement pour se développer conformément à un plan tracé d’avance. L’adaptation par laquelle doit passer l’individuation est une interaction. (p. 229)

149Si le principe général du bénéfice consiste dans le fait « que la part mise à disposition donne lieu à la participation » (Zask, 2011, p. 226), trois sous-principes doivent être pris en considération :

En premier lieu que les part allouées doivent répondre aux besoins ou aux attentes du récipiendaire […]. Deuxièmement, un bénéfice ne peut être tel que s’il fait l’objet d’une proposition de la part de l’entourage. […] Enfin, la part mise à disposition doit permettre au bénéficiaire d’accéder à ce que valorise l’environnement dans lequel il vit. (pp. 226‑228)

150Autrement dit, un bénéfice (part mise à disposition) doit être utile pour son récipiendaire, il ne doit pas être imposé (et donc il doit y avoir un choix possible) et doit être valorisé par l’environnement social.

151Dans le chapitre « bénéficier » de son livre, Zask (2011) établit un parallèle avec le cycle du don de Marcel Mauss : « Dans une certaine mesure, donner correspond à prendre part, prendre [recevoir] à bénéficier, et rendre à contribuer » (p. 230).

152Cet ouvrage de Zask, dressant un « inventaire des formes de participation » (2011, p. 11), n’établit pas de normes, mais montre comment la participation s’articule entre les trois parts, dont l’équilibre est souvent variable. En effet, de manière un peu caricaturale, les personnes qui en exploitent d’autres se situent dans « bénéficier », les exploité·e·s dans « contribuer » et les désaffilié·e·s sont exclu·e·s du « prendre part ». L’idéal démocratique correspondrait à une réciprocité entre ces trois parts (p. 14).

153La question que soulève Gérard Wormser (2014) à la lecture de l’ouvrage de Zask entre en écho direct avec la problématique de ce Cahier et est à mettre en regard avec la partie « Autour du Pouvoir d’agir » du présent chapitre : « La condition sine qua non pour penser la participation n’est-elle pas le renforcement des capacités personnelles (empowerment) ? » (p. 5).

Le bénévolat : entre individualisation et participation

154Stéphanie Vermeersch (2004) considère l’engagement bénévole, dans le contexte actuel, comme une conjonction entre un processus d’individualisation et un désir de participation sociale : il « engage des processus d’affiliation et de réaffiliation sociales en même temps que d’étayage identitaire » (p. 682).

155L’individu est appelé aujourd’hui à être autonome et responsable, c’est à lui que revient « d’élaborer le sens de [son] intégration au sein des différentes sphères sociales » (Vermeersch, 2004, p. 683). Dans un contexte de déstabilisation des structures d’affiliation collective et de valorisation individuelle, l’engagement bénévole peut être un adjuvant à la construction identitaire et à la formation de singularités (pp. 681‑683). L’auteure s’appuie notamment sur les travaux d’Elias (1991) en lien avec l’individu et les paradoxes de l’autonomie.

156Selon l’auteure, les moteurs de l’engagement bénévole sont l’éthique et le plaisir qui « renvoient tous deux […] à une dynamique d’individualisation d’une part, à une volonté de participation sociale d’autre part » (Vermeersch, 2004, p. 687).

157L’éthique actuelle est le résultat du déplacement des grandes valeurs morales à une éthique singulière, une éthique qui se forge, au même titre que l’identité ou le « moi singulier ». Ce constat est partagé par Cortéséro (2010) :

Les jeunes manifestent des sensibilités morales où l’exigence éthique prime sur la conformité aux préceptes institués, où le respect dû aux personnes l’emporte sur l’allégeance aux règles impersonnelles. Ils rejoignent […] les orientations contemporaines de la philosophie morale, qui renonce à toute conception positive substantielle du Bien et du Juste et conçoit l’éthique comme une pure exigence face à soi-même et à Autrui. (p. 14)

158Une recherche sur les « intérêts d’être bénévole », menée par Roger Sue et Jean-Michel Peter (2011) aboutit à des conclusions similaires en ce qui concerne les processus d’engagement :

On est passé d’un engagement militant à une logique d’épanouissement personnel […]. [On assiste à un] passage de l’idéal-type du bénévolat hérité du xixème siècle, où l’engagement associatif reposait sur une forme de présupposé de supériorité morale de l’altruisme et des valeurs collectives sur les valeurs individuelles. Aujourd’hui, les leviers de l’engagement résultent de l’adéquation entre la volonté d’œuvrer pour une collectivité et de former sa personnalité dans un engagement choisi et volontaire pendant son temps libre. Il s’agit plus d’une logique de contractualisation, où l’association offre un cadre à l’action personnelle, une source de plaisir à un bénévole en échange de sa disponibilité et de ses compétences, que d’une logique d’adhésion au sens fort. (p. 19)

159Vermeersch (2004) corrobore ce qui précède : « Cette absence de principe véritablement structurant des discours éthiques est à comprendre en référence à la figure actuelle de l’individu aspirant à l’autonomie » (p. 690). Ainsi, le « discours éthique [de la ou du bénévole] semble guidé par la volonté de préserver cette part de liberté accordée à sa subjectivité ainsi qu’à sa capacité d’action sur le monde » (p. 690).

160Cependant, l’engagement bénévole s’appuie sur des « répertoires éthiques » (Vermeersch, 2004, p. 689) qui ont une base commune et sociale (humaniste, citoyenneté, écologie). Si elle se fonde une éthique propre, dans une démarche d’individualisation (i. e. fonder lui-même le sens de son action), la personne bénévole n’agit pas en dehors du contexte social et a besoin de « structures de plausibilité », selon les termes de Peter Berger et Thomas Luckmann (1966/2012), pour justifier son action. Par ailleurs, la ou le bénévole agit la plupart du temps dans un cadre associatif : « [Le bénévole] se trouve inscrit au sein d’un collectif sur lequel il a, ou peut acquérir, un certain pouvoir, et relié à d’autres individus avec lesquels, ou pour lesquels, il agit » (Vermeersch, 2004, p. 702).

161Processus d’individualisation et participation à la vie sociale sont donc étroitement liés en ce qui concerne l’engagement bénévole. Vermeersch (2004) relève d’ailleurs aussi les limites du processus d’individualisation :

Choix personnel et autonomie sont revendiqués par les individus comme bases de leur activité, mais sont des normes sociales érigées en amont de l’action individuelle. On atteint ici la limite de l’individualisation : son développement repose, en dernière instance, sur l’insertion de l’individu au sein d’un collectif dont il partage normes et valeurs. (p. 705)

162Le plaisir, deuxième principal motif d’engagement énoncé par les bénévoles, se décline sur plusieurs plans. Il y a d’abord « le plaisir pour soi » (Vermeersch, 2004, p. 696) dans une activité que l’on a choisi librement et qui n’est pas obligatoire. Il s’agit d’une attention portée à soi, qui se trouve légitimée dans cette valorisation de l’individu responsable de ses choix (p. 697) et qui participe au processus d’individualisation.

163D’autre part, il y a la sociabilité, qui contribue à une dynamique d’extériorisation de l’individu : « L’une des principales sources du plaisir comporte […] une dimension intrinsèquement sociale car elle est liée à l’instauration d’une relation entre l’individu et le monde qui l’entoure » (Vermeersch, 2004, p. 703). A ce titre, Vermeersch s’appuie sur « Taylor [qui] a […] mis l’accent sur la nécessité pour l’individu d’être en rapport avec autrui pour construire son identité, mais aussi sur l’existence d’un “horizon de signification” essentiel dans la mesure où c’est lui qui détermine les questions par rapport auxquelles chaque individu cherche le sens de sa vie » (Taylor, 1991/1994, p. 49, cité par Vermeersch, 2004, p. 705). On retrouve cette double composante d’individualisation (horizon de signification) et de participation sociale (nécessité d’être en rapport avec autrui).

164Dans la sociabilité, il y a aussi l’idée de côtoyer des milieux sociaux différents. Catherine Leclercq et Julie Pagis (2011) évoquent l’« hétérogénéité sociale » qui peut être rencontrée dans l’engagement bénévole et qui « contribue à décloisonner les réseaux sociaux [des bénévoles] et à ouvrir des possibilités de déplacement » (p. 16).

165Le sentiment d’utilité qui découle de l’action bénévole est aussi une source de plaisir et surtout de reconnaissance : « En tant que source de reconnaissance sociale de lui-même, l’utilité ancre l’individu dans le monde social, et par l’intermédiaire de son appartenance à différents groupes et de la place qu’il y occupe » (Vermeersch, 2004, p. 704).

166Enfin, le plaisir se situe dans l’action concrète, tangible et accessible. Agir localement et à petite échelle permet de voir les résultats de son action : « la valorisation de la proximité et du quartier est aussi une valorisation d’une capacité d’action autonome de l’individu : elle est action directe, dont on décide soi-même des principes et des modalités » (Vermeersch, 2004, p. 692). On peut faire un rapprochement entre ce qui précède et l’« éthique pragmatique » énoncée par Vermeersch, qui adapte l’action « aux conditions de faisabilité, d’efficacité et de satisfaction » (p. 688). Le ou la bénévole peut ainsi développer une capacité d’action sur le monde, qui est parfois loin des « grandes causes » inaccessibles. Ethique et plaisir dans l’action peuvent donc se rejoindre.

De l’individuel au personnel

167Les deux auteures abondamment citées dans cette partie sur le bénévolat comme participation – Zask (2011) et Vermeersch (2004) – se rejoignent sur un point central, celui de considérer qu’une « pleine » participation comprend une dimension contributive :

Dès lors que l’individu doit prendre une part active à la construction du sens de son expérience, qui consiste notamment à définir les valeurs de son engagement, alors le plaisir qu’il va tirer de son action émerge bien en liaison avec le caractère actif de cette définition en opposition à la soumission à des principes non édictés par lui-même. (Vermeersch, 2004, p. 698)

168Les auteures diffèrent cependant dans l’emploi des mots « individuation » et « individualisation » et dans leurs fonctions réciproques. La thèse centrale de Zask (2011) est que la participation permet l’individuation, définie par l’auteure comme un « continuum d’expériences au cours duquel la relation avec le monde extérieur est personnalisée » (p. 222). Tandis que pour Vermeersch (2004) – qui ne conceptualise pas la participation comme le fait Zask –, la pratique sociale qu’est l’engagement bénévole comprend à la fois un processus de participation et d’individualisation. Ce sont donc deux processus qui s’articulent, parfois, voire souvent, mais qui ne font pas qu’un à l’inverse de la proposition de Zask, pour qui l’individuation est une forme de résultante – voire un objectif – de la participation.

169Cette différence conceptuelle peut être éclairée en étudiant l’association, chez Zask, de l’adjectif « personnel » et du nom « individuation ». Une interprétation serait de considérer que c’est lorsque l’adjectif « personnel » est associé à « individuation » que ce dernier terme prend tout son sens. Le « personnel » va plus du côté du social que l’« individuel », il est d’ailleurs défini par Zask (2011) comme étant une zone intermédiaire entre l’individuel et le social (p. 147). En forçant le trait, on pourrait parler d’un individu-acteur dans un processus d’individuation (l’individu apporte une part personnelle au commun), tandis que l’individualisation reste plus statique et plus tournée vers l’individu et non vers son articulation avec le social.

170La distinction entre individuation et individualisation est d’ailleurs l’objet de discussions dans la communauté scientifique.

Le bénévolat comme actualisation de soi

Le bénévolat peut donner aux individus les moyens d’une réflexion sur soi et d’actualisation d’un idéal.
Fortin, Gagnon, Ferland-Raymond, et Mercier, 2007, p. 45

171En écho avec la partie précédente et les travaux de Vermeersch (2004), Andrée Fortin, Eric Gagnon, Amélie-Elsa Ferland-Raymond et Annick Mercier (2007) ont conceptualisé l’articulation entre l’identité et l’éthique parmi les personnes engagées bénévolement. Tout comme Vermeersch, les auteur·e·s s’appuient notamment sur les travaux de Taylor (1989), « qui a cherché à établir une correspondance entre la conception du soi (self), la vision de la vie bonne et la représentation de la société dans un contexte social et intellectuel donné » (Fortin, et al., 2007, p. 45). Il s’agit de l’idéal d’authenticité de Taylor (1991/1994), que l’on peut considérer comme un désir de la subjectivité contemporaine :

Etre sincère envers moi-même signifie être fidèle à ma propre originalité et c’est ce que je suis seul à pouvoir dire et découvrir. En le faisant, je me définis du même coup. Je réalise une potentialité qui est proprement mienne. (Fortin, et al., 2007, p. 44)

172En reprenant la question de l’étayage identitaire (identité en construction permanente) et l’éthique (qu’est-ce qui pousse les gens à agir, quelles sont leurs valeurs ?), les auteur·e·s proposent une typologie basée sur deux axes : rupture / continuité et identité / altérité.

173Le premier axe concerne le continuum entre rupture et continuité. La « rupture », que l’on pourrait nommer aussi « bifurcation », voire « épreuve », « constitue un tournant dans la vie des personnes, auquel le bénévolat contribue ou dont il est l’expression » (Fortin, et al., 2007, p. 47). Mais l’engagement bénévole peut aussi s’inscrire dans une « continuité », « il est alors le moyen de préserver quelque chose, de maintenir une dimension de sa vie jugée importante, l’expression de l’attachement à certaines valeurs, un héritage familial à préserver » (p. 47).

174Le deuxième axe a trait au rapport aux autres. Dans l’« altérité » (autre), le ou la « bénévole insiste […] sur sa situation particulière, ce qui fait sa singularité » (Fortin, et al., 2007, p. 47). Dans l’identité au contraire, « il insiste sur ce qu’il a de commun avec les autres : des intérêts, des valeurs ou des objectifs » (p. 48).

175Ces deux axes croisés ont permis de dégager quatre idéaux-types (au sens wébérien) de « rapports à l’engagement bénévole ou de manières dont le bénévolat s’inscrit dans l’identité de la personne » (Fortin, et al., 2007, p. 48). A ces quatre dimensions de l’identité et au pronom qui correspond à chacune, s’ajoutent quatre postures éthiques distinctes (tableau 1).

Tableau 1 : Rapport à l’engagement bénévole : dimensions de l’identité et postures éthiques

Rupture

Continuité

Altérité

1. Singularité « JE »

Intégrité, authenticité

3. Humanité « ILS et ELLES »

Responsabilité, solidarité

Identité

2. Communauté « NOUS »

Identification, appartenance

4. Proches « TU »

Présence, sollicitude

Adapté de Fortin, et al. (2007, pp. 48 et 57).

176Le type 1, « Singularité », correspond à un engagement qui affiche une démarcation par rapport au milieu d’origine. La bifurcation est ici choisie. Le ou la bénévole

valorise le changement, voire la rupture, dans la recherche d’une vie plus conforme à ses aspirations, ses valeurs ; une vie plus authentique au sens où Taylor définit l’authenticité ou l’accomplissement de soi : la recherche d’une manière personnelle et originale d’être au monde, conforme non pas aux injonctions sociales, mais aux idéaux personnels. (Fortin, et al., 2007, p. 56)

177Le type 2, « Communauté », s’intègre également dans un contexte de rupture – une rupture subie (décès, divorce par exemple). Le ou la bénévole recherche de la sociabilité, un groupe d’appartenance et d’identification avant d’affirmer sa propre singularité. Une conversion religieuse, en intégrant une communauté religieuse, pourrait appartenir à ce type d’engagement. La posture éthique est ici partagée par un groupe, il s’agit de porter des valeurs et des aspirations communes et de participer à un projet collectif (Fortin, et al., 2007, p. 56).

178Le type 3, « Humanité », se distingue du type précédent dans le fait que

si le groupe est présent il n’est pas une fin en soi, mais un moyen au service d’une solidarité avec les démunis […], tout en demeurant dans un rapport d’altérité : on n’est pas dans leur situation ; on la comprend, on s’en rapproche, sans toutefois en être. […] Le bénévolat est mis au service d’un idéal et de valeurs, dont il contribue au maintien. (Fortin, et al., 2007, p. 51)

179Il n’y a donc pas rupture mais continuité. L’éthique ici se rapproche de valeurs universalistes, « elle débouche sur la question de la justice, de la distribution des places, des biens, des droits et des obligations » (Fortin, et al., 2007, p. 56). La défense des grandes causes telles que la lutte contre la faim dans le monde, le droit à l’éducation pour tou·te·s ou encore la protection de l’environnement s’inscrivent dans ce type.

180Le type 4, « Proches », (au sens de Mead [1934/2006] « autrui significatifs »), s’inscrit dans la continuité et le prolongement des rôles sociaux et familiaux. La ou le bénévole agit pour ses proches et est porté·e par une éthique de bien-être pour autrui, qui contribue à son propre accomplissement (Fortin, et al., 2007, pp. 51 et 56). Dans ce type d’engagement, on trouvera par exemple des femmes qui aident pour les devoirs surveillés dans l’école où leur enfant est scolarisé. Il s’agit souvent d’un bénévolat de proximité ou, pour reprendre les termes utilisés par l’Office fédéral de la statistique et la Société suisse d’utilité publique (2015), d’un « bénévolat informel » (p. 4).

181Ferrand-Bechmann (2011, pp. 23‑24) identifie également deux sortes d’actions bénévoles : (i) « la solidarité envers les autres », qui correspondrait aux dimensions 1 et 3 de la typologie, liées à l’altérité et (ii) « l’entraide pour soi et par soi » (dimensions 2 et 4, liées à l’identité), qui glisse vers les groupes d’entraide et l’entre-soi, voire le bénévolat informel.

182Cette proposition de typologie permet de penser les liens entre des dimensions identitaires et des postures éthiques au sein de l’engagement bénévole. Cependant, comme dans toute typologie, le risque est de considérer ces idéaux-types comme des états immuables et imperméables. Les auteur·e·s insistent sur le fait que certains récits de bénévoles sont plus colorés d’un certain type, mais qu’ils peuvent contenir plusieurs formes d’engagement et surtout que la dimension identitaire et la posture éthique peuvent évoluer au fil du temps. D’ailleurs, les nombreux travaux autour de l’identité rappellent de manière unanime que l’identité n’est pas un état, mais un processus qui se construit en permanence, et notamment en interaction avec autrui (Berger & Luckmann, 1966/2012 ; Dubar, 2007 ; Kaddouri, 2006 ; Martuccelli, 2008). Pour Dubar (1991), l’identité est le résultat d’une double transaction : identité pour soi (axe biographique) et identité pour autrui (axe relationnel), ces deux axes étant négociés et renégociés tout au long de la vie. Ainsi, selon Fortin, et al. (2007),

pour un certain nombre d’individus, le bénévolat est l’un des moyens qu’ils ont trouvés pour assurer à la fois une continuité dans leur parcours et leur identité, une permanence, tout en intégrant et parfois cherchant le changement […]. Le bénévolat met à disposition des individus les moyens et les ressources symboliques pour retravailler leur identité individuelle et les situer dans une identité collective ou un monde commun. (p. 60)

183A cette continuité ou ce changement au niveau de l’identité s’ajoute une visée de cohérence entre idéaux et pratiques, comme le souligne Martuccelli (2006) :

Le sens de la vie est de vivre en accord avec ses principes. La vie est aussi globalement caractérisée comme un combat, mais ce qui est avant tout souligné est la capacité que l’on a ou non de mettre en accord ses idéaux et ses pratiques. (p. 358)

184Le bénévolat pourrait être une manière de rétablir une cohérence, par exemple entre des idéaux de vie professionnelle blessés ou insatisfaits et une activité bénévole réparant cette faille, ou comme le dit Vermeersch (2004), « l’engagement associatif peut […] être envisagé comme une alternative, parmi d’autres, à des structures de socialisation défaillantes ou du moins perçues comme telles » (p. 686).

185Dans leurs travaux autour de l’identité chez les personnes bénévoles, Gagnon, Fortin, Ferland-Raymond, et Mercier (2004) postulent que « la pratique du bénévolat [est] l’un de ces moments ou lieux qui permettent la circulation et l’actualisation de significations » (p. 49). Ainsi, « le bénévolat, […] vise moins une appropriation matérielle qu’une appropriation symbolique du monde » (p. 53).

Dans un monde où l’individu aspire à l’originalité, à trouver sa voie, où l’identité n’est plus donnée mais à conquérir, c’est autour de valeurs et d’une certaine représentation d’une vie digne et valable que chacun compose et recompose son identité. (p. 50)

186Il y a donc bien des valeurs qui sont à l’origine de l’engagement bénévole et qui le fédèrent, en plus du « prendre part » ontologique thématisé par Zask (2011).

Le bénévolat comme don

187Au-delà de la vision désormais désuète du bénévolat comme « bonnes œuvres » ou acte de charité chrétienne, parfois empreint de sacrifices, que signifie le don dans le bénévolat ?

188En premier lieu, quand on pense au don, on pense souvent au contre-don31. Simonet (2010) souligne qu’aux Etats-Unis, le bénévolat est encore souvent vu comme un moyen de payer sa dette envers la société (give back) (pp. 60‑62). Zask (2011) nuance cette vision et émet un parallèle entre le « rendre » de Mauss et « apporter une part ». Plus qu’une dette, c’est avant tout un besoin de contribuer au bien commun et de ne pas être uniquement en position de recevoir, ce qui induit une réduction du degré de liberté et d’actorialité.

189Mais donner, c’est aussi recevoir. Des témoignages de bénévoles et de bénéficiaires évoquent tous cette relation qui « n’est jamais à sens unique » quel que soit le côté où l’on se situe (Erard, Hartmann, Mariéthoz, Musadak, & Togni, 2015).

190Jacques Godbout (2002) définit le don32 comme « le fait de libérer le receveur de l’obligation contractuelle de rendre. Alors que le marché repose sur la valeur d’échange, le don se fonde sur ce qu’on pourrait appeler la valeur de lien de ce qui circule » (p. 43).

191Mais le bénévolat est surtout un « don de temps » (Godbout, 2002, p. 44), alors que « le marché aspire depuis ses débuts à détenir le monopole du temps » (p. 46), avec le fameux « Time is money » de Benjamin Franklin (1748) : « Le bénévolat […] accorde de l’importance au lien plus qu’au produit, il accorde du temps au temps. Et c’est en ce sens qu’il s’oppose au marché » (Godbout, 2002, p. 46). « Comme le marché, le don c’est aussi une manière de faire circuler les choses et les services entre nous. Mais […] la circulation des choses qui passent par le don repose plus sur les liens sociaux et les valeurs d’appartenance (p. 43).

192D’après Godbout (2002), il est dangereux de prendre le modèle productiviste de la société néolibérale pour définir le bénévolat, par exemple en parlant de « personnel non rétribué » (p. 49) ou en mettant en avant ses fonctions utilitaristes, alors que « le bénévolat désigne la liberté du geste, il renvoie au don, à un autre modèle, à une autre matrice » (p. 49). Avec le don, les bénévoles expérimentent ce qui nous rattache aux fondements de notre société, ce qui nous lie à autrui et nous fait sentir que nous appartenons à l’humanité. On donne pour rompre l’isolement et pour être relié aux autres autrement que dans un échange marchand (p. 51).

193Enfin, « le bénévolat, parce qu’il est la preuve constante que le temps ce n’est pas de l’argent, sera le témoignage permanent de la nécessité d’autres valeurs que celles fondées sur la production » (Godbout, 2002, pp. 51‑52).

194Si les thèses de Godbout sont intéressantes, elles peuvent sembler un peu réductrices quant à l’aspect exclusif de la reliance sociale33. Comme le montrent les travaux de Vermeersch (2004) et de Fortin, et al. (2007), le bénévolat est la fois un processus d’individualisation (ou d’individuation selon Zask, 2011) et de participation sociale. Cette réserve mise à part, l’idée de considérer le bénévolat comme un « don de temps » ouvre des perspectives intéressantes et novatrices, surtout en sortant du modèle marchand.

195À ce titre, dans son ouvrage Ce que l’argent ne saurait acheter, le philosophe américain Michael Sandel (2014) critique avec virulence la sur-marchandisation qui est présente maintenant dans « des domaines de la vie autrefois régis par des normes non marchandes » (p. 67). Ces domaines se corrompent puisque des processus commerciaux ont remplacé des pratiques comme le don, l’altruisme, la responsabilité civique et sociale. Ainsi, on peut acheter sa place dans une file d’attente, acheter un (don) d’organe, payer pour avoir le droit de venir chercher son enfant en retard à la crèche, payer pour compenser l’émission de CO2 lors d’un voyage en avion, etc. Finalement, d’après Olivier Cléach (2014, para. 8), « l’ouvrage [de Sandel (2014)] nous amène également à réfléchir sur ce qui fait la valeur d’une action, d’un comportement, d’un bien ou d’une norme : sa rentabilité, son utilité économique ou sa capacité à servir l’intérêt général et le bien public, afin de déterminer “quelles valeurs devraient régir telle ou telle facette de la vie sociale et civique” (p. 40) ».

Le statut de la reconnaissance dans le bénévolat

La reconnaissance n’est pas seulement une politesse que l’on fait aux gens : c’est un besoin vital.
Taylor, 1992/1997, p. 42

196Ce qui précède à propos du don appelle un autre concept, la reconnaissance. Si le bénévolat peut sembler un don de temps, que reçoivent en retour les personnes qui s’engagent ? Peut-être la reconnaissance, justement, qui peut prendre plusieurs formes comme nous allons le voir.

197En s’attardant d’abord sur le mot « reconnaissance », on constate d’emblée une polysémie. Comme le relève Emmanuel Renault (2007b), la reconnaissance se comprend comme (i) le fait d’identifier, de reconnaître quelqu’un, (ii) le fait d’admettre que quelque chose a eu lieu, de le tenir pour vrai (un génocide par exemple), (iii) le fait « d’admettre qu’une prétention normative est fondée », souvent associé au droit (reconnaissance du droit au mariage pour les couples homosexuels par exemple), (iv) de la gratitude, ou (v) la reconnaissance peut être « interindividuelle, au sens de la reconnaissance de leur valeur que les individus cherchent à obtenir de la part d’un ensemble d’individus ou d’institutions » (p. 280). Si la gratitude et la reconnaissance interindividuelle semblent être des formes logiques de rétribution du bénévolat, ne balayons pas tout de suite les autres acceptions de « reconnaissance ». En effet, dans les trois premières définitions citées plus haut, il y a ce que Ricœur (2013) nomme la « reconnaissance-identification ». Être reconnu·e, simplement dans le fait que les actions engagées sont considérées comme effectivement réalisées. Celles-ci ont eu lieu, elles ont donné un résultat (sans parler à ce stade de valeur), quelqu’un ou une instance peut en attester.

198Au même titre que l’identité, Ricœur envisage la reconnaissance comme un processus dynamique et c’est pour cette raison qu’il en parle comme d’un « parcours »,

à savoir le passage de la reconnaissance-identification, où le sujet de pensée prétend effectivement à la maîtrise du sens, à la reconnaissance mutuelle, où le sujet se place sous la tutelle d’une relation de réciprocité, en passant par la reconnaissance du soi dans la variété des capacités qui modulent sa puissance d’agir, son agency. (p. 381)

199Pour Ricœur (2005), c’est avec la réciprocité et la mutualité (qui appellent la gratitude et le don pour faire le lien avec la partie précédente) que le terme de « reconnaissance » prend tout son sens. Mais « cette mutualité n’est pas donnée spontanément ; c’est pourquoi elle est demandée ; et cette demande ne va pas sans conflit et sans lutte » (p. 127).

200C’est précisément dans cette lutte pour la reconnaissance que Honneth (1992/2013) inscrit ses travaux. Un des principes qui fonde cette théorie de la reconnaissance est que

le rapport positif à soi d’un individu étant intersubjectivement constitué, il est également intersubjectivement vulnérable, de sorte que l’identité personnelle est intimement liée à un besoin de reconnaissance, au sens d’un besoin de voir reconnue notre propre valeur par autrui. (Renault, 2007a, p. 123)

201La reconnaissance a donc toujours une composante intersubjective, c’est un premier point, mais elle a aussi comme pendant l’absence de reconnaissance, voire le mépris (vulnérabilité intersubjective). C’est dans ce sens qu’il faut envisager la reconnaissance comme une lutte (Honneth), ou une quête, pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif d’Alain Caillé (2007), La quête de reconnaissance : nouveau phénomène social total.

202Honneth distingue trois formes de reconnaissance – l’amour, le droit et l’estime sociale – qui prennent place dans différentes sphères (la sphère intime de la famille, la sphère juridique et la sphère sociale ou la communauté de valeurs). Ces formes sont mises en lien avec trois types de rapport à soi (confiance, respect et estime) et correspondent à trois dimensions de la valeur de l’existence propre de chaque individu (affects et besoins, droits et devoirs, capacités et qualités) (Renault, 2007a, pp. 123‑124) (tableau 2).

Tableau 2 : Formes de reconnaissance d’après Honneth

Formes de reconnaissance et sphères rattachées

Amour

Sphère familiale et amicale

Droit

Sphère juridique et politique

Estime sociale

Communauté de valeurs

Types de rapport à soi

Confiance

en soi

Respect

de soi

Estime

de soi

Dimensions de la valeur de l’individu en tant qu’être

Être d’affects et de besoins

Être doté de droits et de devoirs

Être doté de capacités

et de qualités

Inspiré de Renault (2007a, p. 123).

203Ces trois formes de reconnaissance n’ont pas des frontières imperméables et sont à considérer de manière articulée, mais pour la problématique de ce travail, c’est surtout l’estime sociale qui semble la plus importante. Celle‑ci est

liée à la reconnaissance de la valeur sociale de nos facultés ou, plus précisément, de notre capacité d’être utile à la société dans son ensemble ou à des groupes sociaux particuliers [communauté de valeurs]. […] cette demande de reconnaissance s’adresse […] à la société ou au groupe social considéré comme le tout auquel nous prétendons être utile, elle est indissociable d’une revendication de solidarité. (Renault, 2007a, p. 124)

204Le sentiment d’être utile : voilà la reconnaissance à laquelle nous aspirerions. Que ce soit par l’intermédiaire du travail salarié ou d’actions bénévoles, il s’agit d’être reconnu·e pour une contribution qui dépasse l’intérêt individuel, et qui œuvre au bien commun et à une utilité sociale.

205Dans l’estime sociale décrite par Honneth, nous trouvons aussi les jugements qui fondent la reconnaissance au travail selon Christophe Dejours (2001) et pour lequel « pour avoir son efficacité symbolique, la reconnaissance passe par des jugements » (p. 10). D’un côté, le jugement d’utilité, émis par la hiérarchie, qui porte un jugement sur la contribution apportée par l’individu en termes d’utilité sociale, économique ou technique : « on y devient utile à autrui ». De l’autre, le jugement de beauté, exprimé par les pairs qui reconnaissent la qualité et l’esthétique d’un travail : « Il octroie en retour l’appartenance à un collectif, à un métier, à une communauté » (p. 10).

206Que ce soit pour le jugement d’utilité ou le jugement de beauté, ce sont les actes réalisés via les capacités de la personne qui, selon Dejours (2001), sont évalués : « La reconnaissance comme rétribution symbolique pour la contribution, ne porte pas sur la personne. […]. Le jugement de reconnaissance porte sur le faire » (p. 11). Mais, continue Dejours, cela n’empêche pas ensuite une évaluation de la personne sur elle-même, qui se reconnaîtra ainsi comme sujet capable, pour reprendre les termes de Ricœur : « C’est dans un deuxième temps seulement que le sujet peut éventuellement rapatrier ce jugement du registre du faire dans le registre de l’être : ainsi, puis-je être transformé par la reconnaissance dans le sens de l’accomplissement de soi » (Dejours, 2001, p. 11).

207Cette dimension de transformation via la reconnaissance contribue au développement identitaire et au renforcement de la capacité d’agir, par le biais d’une validation sociale qui octroie de l’estime et conforte la personne dans ce qu’elle est et ce qu’elle apporte au sein d’une sphère.

208Estelle Ferrarese (2011), en s’appuyant sur Habermas, le dit ainsi :

L’individualité se constitue selon [Habermas] dans les conditions à la fois d’une reconnaissance intersubjective et d’une entente avec soi médiatisée par l’intersubjectivité. Cette individualisation dans la socialisation signifie que ce qui se stabilise dans des rapports de reconnaissance réciproque n’est rien moins que l’identité personnelle. Le processus ne requiert évidemment pas l’approbation de chacun de mes jugements et mes actions, mais la reconnaissance par autrui de ma prétention à être unique et irremplaçable. (p. 163)

209Ce qui a été écrit jusqu’ici sur la reconnaissance va plutôt dans le sens d’une définition de la reconnaissance comme réalisation de soi. Nancy Fraser (2004) propose de « concevoir la reconnaissance comme relevant de la justice » (p. 160) pour éviter de

supposer un droit à l’estime sociale égal pour tous. Cette proposition est intenable, parce qu’elle réduit à l’insignifiance l’idée même d’estime. La conception qu[’elle] propose […] induit que chacun a un droit égal à rechercher l’estime sociale dans des conditions équitables d’égalité des chances. (p. 159)

210Fraser (2004) insiste alors sur la question de la « parité de participation » (p. 161). Elle peut se réaliser à deux conditions : (i) une distribution égale des ressources (critère objectif) et (ii) un respect égal pour toutes et tous quant à leurs chances de participation, c’est-à-dire une reconnaissance intersubjective des caractères distinctifs des individus. « La parité de participation englobe [donc] à la fois la redistribution et la reconnaissance, sans les réduire l’une à l’autre » (Fraser, 2004, p. 162). Enfin, l’auteure souligne que la reconnaissance peut porter sur des distinctions (particularités) et/ou sur une commune humanité. Tout dépend du déni de reconnaissance à l’origine.

211Les travaux de Fraser rappellent à la fois ceux de Sen (1990/1999, 2009/2010), avec l’idée de donner les moyens aux individus d’agir (de participer), et ceux de Zask (2011, p. 297) qui évoquent un idéal démocratique fondé non pas sur une égalité des ressources mais sur une égalité de participation.

212La reconnaissance, tout comme le don, ne sont pas spécifiques à la pratique bénévole mais en sont des constituants. En outre, si la reconnaissance est principalement une « rétribution symbolique » (Dejours, 2001), elle n’en est pas moins essentielle dans le sens où elle participe au processus de construction de l’individu, de sa naissance à sa mort. Cette reconnaissance prend diverses formes : amour (sphère des proches), identification, attestation (constat, prise de conscience de la contribution de l’individu), respect (sphère juridique), estime sociale et gratitude.

213Ferrarese (2011) résume bien la complexité qui entoure la notion de reconnaissance, en particulier sur la question de l’objet de la reconnaissance et sur celle de reconnaître la différence et/ou l’égalité (voir plus haut la position de Fraser à ce sujet) :

La question sur laquelle se divisent et s’ordonnent les théories de la reconnaissance est celle de l’objet de la reconnaissance. Que s’agit-il de reconnaître chez l’autre : un statut ? Une identité ? Des besoins ? Une contribution à la société ? Une autonomie ? Doit-on reconnaître l’existence de l’autre, son bien-fondé, sa valeur ? Ces propositions s’organisent elles-mêmes autour de la question différence/égalité : s’agit-il de reconnaître l’autre en tant qu’il est un autre moi-même, mon égal, ou bien en tant qu’il est autre, c’est-à-dire dans sa différence ? (pp. 162‑163)

214Sur le point différence/égalité, et dans un registre plus individuel ou personnel, mentionnons encore les travaux de Ricœur (1990) qui montrent cette subtile articulation entre identité et altérité. Commentant le titre de son ouvrage Soi-même comme un autre, Ricœur précise : « Au “comme”, nous voudrions attacher la signification forte, non pas seulement d’une comparaison – soi-même semblable à un autre –, mais bien d’une implication : soi-même en tant que… autre » (p. 14).

215Pour clore cette partie sur la reconnaissance et en revenant à la problématique du pouvoir d’agir, on peut avancer l’idée que si l’individu est reconnu et se reconnaît comme capable, alors la reconnaissance, dans ses multiples dimensions, participe au développement du pouvoir d’agir.

Le bénévolat parmi les autres sphères

216Avant de terminer cette partie sur le bénévolat, il faut relever que cette pratique s’inscrit dans un tout, il est fréquent que de nombreux liens se tissent entre vie professionnelle et vie bénévole (comme l’a montré Simonet-Cusset, 2004) ou entre vie familiale, personnelle et bénévolat. Ainsi, on ne peut extraire et isoler la vie bénévole d’un individu en ignorant les autres sphères de sa vie. Comme le souligne Fillieule (2001), « l’inscription des acteurs sociaux dans de multiples mondes et sous-mondes sociaux […] est une des caractéristiques fondamentales de la vie contemporaine » (p. 207). À ce titre, Zimmermann (2014) justifie l’emploi du terme « parcours » (et non « trajectoire », « itinéraire » ou « carrière ») pour montrer la dimension interactive des sphères. Si cette auteure s’intéresse principalement aux parcours professionnels, elle privilégie une approche biographique qui tient compte des autres sphères et qui cherche à comprendre comment un parcours s’inscrit dans une totalité, quels liens s’y tissent.

217On parle maintenant de « porosité » des sphères de la vie (Bidart, 2006, pp. 37 et 50). À l’instar de la déstandardisation des parcours de vie actuels (Bessin, 2009, p. 16), il y a une forme de brouillage des sphères qui étaient auparavant mieux délimitées et dont les frontières étaient plus marquées. Cette nouvelle perméabilité incite à une pluralité interprétative des différents rôles sociaux. Cette question est thématisée par Bernard Lahire (2011) dans L’homme pluriel. L’auteur postule que l’individu traverse une multitude de sphères ou de champs d’actions qui ne sont pas homogènes. Au lieu de considérer l’individu par rapport à un rôle spécifique (parent, professionnel, retraité, etc.), Lahire propose une vision complexe : l’individu est un acteur ou une actrice pluriel·le. En effet, en reprenant le principe d’Archimède, « tout corps (individuel) plongé dans une pluralité de mondes sociaux est soumis à des principes de socialisation hétérogènes et parfois même contradictoires qu’il incorpore » (p. 50). Chacun·e devient donc porteur ou porteuse d’une multitude de schèmes d’action, d’habitudes, de dispositions, de représentations. L’incorporation de cette pluralité s’organise en répertoires sociaux distincts, non pas juxtaposés, mais interconnectés (p. 60).

218Leclercq et Pagis (2011) évoquent la difficulté de dissocier les trajectoires d’engagement ou de désengagement des autres sphères de la vie (p. 11). Il se crée une forme de mobilité, parfois entre des milieux sociaux habituellement étanches (p. 16), de même que « l’engagement est susceptible d’offrir une place aux déplacés : une place justifiée par un dispositif rhétorique, théorique et pratique qui fonctionne comme une arme contre les sentiments d’illégitimité, de culpabilité ou de désajustement » (p. 15).

219Cependant, cette porosité peut aussi engendrer une « tension constitutive de l’engagement » comme le relève Philippe Gottraux (1997). En effet, l’engagement peut entrer en collision, voire en concurrence avec d’autres sphères, surtout en termes d’investissement en temps ou en valeurs et sens attribués.

220Au niveau philosophique, la question des frontières entre public et privé a fait l’objet d’un cycle de conférences du Groupe genevois de philosophie34. Dans ce cadre, Laurent De Briey (2016, janvier) a interrogé la porosité entre ces deux sphères dont les frontières se déplacent et sont floues. Où s’arrête le privé, où commence le public et vice versa ? Par des exemples concrets35, il montre qu’un des critères actuels pour poser la limite entre le privé et le public pourrait être le fait de distinguer une décision volontaire d’une décision contrainte. À partir du moment où une décision (privée) a été prise de manière contrainte (au sens très large, contraintes économiques par exemple), alors la sphère publique doit intervenir. En suivant son raisonnement, le bénévolat serait donc un acte faisant partie de la sphère privée (en supposant raisonnablement que les individus choisissent librement de s’engager dans une activité bénévole). Mais, comme l’a indiqué De Briey, tout comportement privé est une forme de prise de parole qui se positionne dans le public, ce sont des interpellations privées qui questionnent l’espace public. Le bénévolat matérialise en quelque sorte cette porosité public/privé : les bénévoles agissent de leur plein gré, selon leur propre décision, mais leur action se déploie pour et dans l’espace social, ce qui contribue à le modifier. C’est en substance aussi l’argumentation de Guy Bajoit (2005), pour qui l’engagement « c’est entrer avec les autres dans des liens sociaux, en vue d’une action commune, qui implique un choix et comporte certains risques pour soi‑même » (p. 25).

Problématique

221Cette partie vise à synthétiser les apports théoriques présentés plus haut. Il s’agit surtout d’articuler les deux cadres principaux que j’ai explorés, le pouvoir d’agir et le bénévolat, afin de penser leurs rapports.

222Les interrogations qui émergent de cette partie problématisent ma thématique et constituent un fil de questionnements pour le développement empirique.

223Mon questionnement de départ visait à mieux comprendre comment du pouvoir d’agir pouvait se développer chez des personnes actives au niveau bénévole.

224A partir de36 :

  • la phase de production de données qui a consisté en huit entretiens semi-directifs avec des personnes âgées de 37 à 63 ans, toutes actives bénévolement dans diverses associations et insérées professionnellement à l’exception d’une,

  • une première analyse des données réalisée de manière inductive avec le logiciel NVivo (explicitée au chapitre 2 « Démarche de recherche »),

  • la réalisation des portraits des personnes interviewées (chapitre 3), et enfin

  • l’exploration théorique (chapitre 1),

je problématise ce questionnement en trois axes interdépendants : (i) Intentions, valeurs et sens de l’engagement bénévole ; (ii) La part contributive des acteurs bénévoles ; (iii) Le bénévolat comme situation potentielle de développement du pouvoir d’agir.

225Ces trois axes sont présentés dans ce qui suit, puis développés en articulation avec les données empiriques dans le chapitre 4 « Dimensions constitutives du pouvoir d’agir ».

Qu’est-ce qui pousse à s’engager ?

226En réfléchissant au pouvoir d’agir, j’ai repensé à la maxime populaire « quand on veut, on peut ». Celle-ci suggère l’équation suivante : vouloir = pouvoir. En forçant le trait, si « vouloir » égal « pouvoir », le pouvoir d’agir serait dépendant du « vouloir agir »37. Bien des exemples montrent que ce n’est évidemment pas le cas, mais quand on interroge les dessous de cette petite maxime un peu paternaliste, il apparaît tout de même que derrière l’agir, il y a quelque chose de l’ordre du vouloir. Que ce soit une décision, une intention, une aspiration, une motivation, un désir, un choix ou une volonté, voire le conatus de Spinoza, quelque chose déclenche le fait d’agir et le maintient ou le transforme. Pour mieux comprendre ce qui se joue dans ce processus décisionnel, on peut se référer aux travaux de Baudouin et Dirickx38 (2016) autour des régimes d’intentionnalité, ou sur « ce que décider veut dire ».

227A la notion de « libre choix », Agata Zielinski (2009) associe la raison, qui nous permet d’imaginer, d’évaluer, de juger et de formuler une préférence :

La notion de libre choix renvoie à nos capacités de délibérer et de décider. Elle fait appel à nos facultés d’imaginer (permet de se projeter), d’évaluer (ce qui est possible ou non, ce qui est bon, moins bon ou mauvais, ou encore les conséquences), de juger (si tel souhait est conforme ou non avec l’idée que nous avons de nous-même, ou de la société, des relations entre les hommes, etc.), de formuler une préférence. Bref, elle fait appel à notre raison. (p. 12)

228Choisir (ou décider) revient donc à une forme de délibération située.

229Au-delà de la situation et du contexte des individus, que j’évoquerai dans les parties suivantes, des valeurs sous-tendent souvent l’action, qu’elle soit bénévole ou non. Une première dimension que je retiens tourne donc autour des choix, des valeurs et du sens de l’engagement.

230La question des valeurs n’est pas explicite dans l’approche par les capacités, elle est cependant implicite car la dimension du choix (être en mesure de choisir la vie que l’on désire mener) est centrale dans cette approche39. Choix et valeurs sont intimement liés, même si l’on peut choisir au détriment de ses valeurs, ou faire un choix peu valorisé dans une sphère (accepter un travail de nuit) dans le but de continuer à mener la vie qu’on aime (être père au foyer en journée) (Zimmermann, 2014, p. 111).

231Associée au choix, la liberté est au cœur de l’approche par les capacités, et en constitue finalement l’objectif : être « capable » de vivre la vie que l’on a choisie signifie être libre. Au-delà d’une vision utilitariste et libérale des capacités, l’approche de Sen (2009) vise le bien-être et l’épanouissement humain. On peut donc se demander :

En quoi l’engagement bénévole est-il un moyen de choisir et de vivre réellement la vie que l’on désire mener ?

232Le don de temps qu’est le bénévolat (Godbout, 2002) a un statut particulier. Il est à la fois une valeur, dans le sens de donner en retour à la société, et un pouvoir car il constitue un choix personnel : s’investir sans salaire, c’est être libre de certaines contraintes et c’est sortir du modèle marchand qui embrouille les relations (Sandel, 2014).

233La dimension du « prendre part » de Zask (2011) comprend aussi cette dimension de choix. En effet, on ne choisit pas de faire partie d’une famille ou d’une nation, mais on peut choisir de prendre part à une activité ou à un groupe (lorsque certaines conditions sont réunies, comme la liberté d’association, un droit qui n’est pas acquis dans tous les pays). Cette volonté de prendre part peut être motivée par un désir de sociabilité, mais aussi par l’intention de participer à une entreprise commune.

234Concernant la liberté de choix, le bénévolat offre un cadre d’observation intéressant. Je reconnais qu’il puisse y avoir des formes de pressions sociales qui incitent des personnes à s’engager (payer sa dette envers la société, par exemple), mais, globalement, il s’agit tout de même d’un choix, bien qu’il soit construit socialement et comprenne donc certains déterminants sociaux40, tandis que le travail salarié reste une nécessité pour la plupart des individus. Certain·e·s auront le choix de leurs études et plus tard de leurs postes, d’autres pas. Au final cependant, presque tout le monde doit gagner sa vie. La question suivante émerge :

Le bénévolat est-il une opportunité ou un accès privilégié pour développer ou déployer un pouvoir d’agir qui serait plus contraint dans une autre sphère, comme celle du travail salarié par exemple ?

235En lien avec le bénévolat, les questions de valeurs ou d’éthique sont souvent évoquées dans la littérature comme étant à la source de l’engagement. Un premier constat est qu’il n’y a plus vraiment d’idéologie collective en Occident (Sue & Peter, 2011 ; Taylor, 1991/1994), chacun·e doit s’inventer sa propre éthique, ce que l’on peut mettre en parallèle avec une société de plus en plus individu-centrée. Vermeersch (2004) parle d’« éthique pragmatique », dans le sens d’une action possible, concrète, locale, dont les résultats sont tangibles et non diffus comme pouvait l’être l’engagement pour des « grandes causes ». L’« idéal d’authenticité » de Taylor (1991/1994) évoque cette fidélité à soi-même, à exprimer son véritable moi (true self). Martuccelli (2006) insiste également sur le besoin de cohérence entre les idéaux des individus et la vie qu’ils mènent. Viennent alors les questions ci-après :

En quoi l’engagement bénévole permet l’émergence d’une éthique propre et authentique ? Ou en quoi la renforce-t-il ?

En quoi l’engagement bénévole est-il un moyen d’établir ou de rétablir une cohérence dans son parcours de vie ?

236Deux typologies – non normatives – permettent de saisir une dynamique d’engagement, que ce soit au niveau des dimensions éthiques et de l’identité, avec celle de Fortin, et al. (2007) (voir le Tableau 1) ou celle de Simonet-Cusset (2004) (voir la partie « Le bénévolat comme travail » de ce chapitre 1) qui renvoie moins aux valeurs, mais observe comment le parcours bénévole s’inscrit dans la vie professionnelle des personnes. Ceci pose aussi la question de la porosité des sphères :

L’engagement bénévole s’inscrit-il en rupture ou en continuité des autres sphères ?

237En filigrane, il est aussi pertinent de se poser la question de la reconnaissance : à quel(s) stade(s) se manifeste-t-elle ou est-elle recherchée ? Est-ce une source d’engagement, un désir d’être reconnu·e dans sa singularité ou d’une autre manière que dans sa vie professionnelle ou familiale ? Est-ce une motivation pour continuer à s’engager (la reconnaissance comme carburant) ? Ou est-ce davantage une rétribution symbolique ?

Quel est le statut de la reconnaissance dans l’engagement bénévole ?

238Cette question en appelle une autre :

La reconnaissance participe-t-elle au développement du pouvoir d’agir dans le cadre du bénévolat ? Si oui, est-ce par un renforcement de l’estime de soi et/ou par une identification/confirmation du bien-fondé de ses actions ?

En quoi consiste l’agir bénévole ?

239Si la décision d’agir ou de s’engager bénévolement est prise, en quoi consiste cet agir ? J’utilise à dessein « agir » plutôt qu’« action », préférant une idée de processus à un résultat.

240Les travaux de Zask (2011), en particulier ceux sur la part « contribution », sont éclairants. « Contribuer » signifie apporter une part personnelle dans l’histoire commune. Cette dimension est étroitement liée au processus d’individuation41 qui, selon Zask, est l’aboutissement d’une pleine participation. En suivant la métaphore du jeu, apporter une part, ce n’est pas seulement prendre part au jeu, c’est contribuer à l’élaboration des règles du jeu et c’est ensuite y jouer un rôle qu’on est le seul, la seule à jouer. Le jeu est ainsi modifié, mais il reste commun. Plus globalement, et dans le sens commun, contribuer, c’est apporter sa pierre à l’édifice. Zask relève le double rôle de la contribution : elle participe au développement de soi (individuation) et au développement du commun, en influençant les décisions qui nous concernent (p. 286). En admettant que l’engagement bénévole est une forme de participation (au sens de Zask), il y a lieu de se demander :

Quelle est la part contributive de l’engagement bénévole ?

241Si les termes divergent, le point essentiel de la contribution consistant à pouvoir influencer le cours des choses ou à définir les objectifs d’un changement se retrouve chez plusieurs auteur·e·s et dans plusieurs approches.

242Dans les travaux sur l’empowerment pointe l’idée que les individus puissent « exercer un contrôle sur la définition et la nature des changements qui les concernent » (Le Bossé, 2003, p. 35). La question de Wormser (2014) relie cette question de contrôle et d’engagement bénévole :

« Le développement de l’engagement bénévole peut-il renforcer le contrôle exercé par chacun sur sa vie ? » (p. 3)

243Dans l’approche par les capacités, c’est par le filtre de la liberté que la dimension contributive apparaît. Les capacités correspondent aux libertés réelles de se comporter de telle ou telle manière ainsi qu’aux actes ou choix qu’une personne peut poser (Bonvin & Favarque, 2007). Pour que cette liberté puisse s’actualiser, outre le fait d’accéder à des ressources et opportunités, les individus doivent pouvoir participer aux décisions et avoir le choix entre différentes manières d’agir et entre plusieurs valeurs (ce qui a de la valeur aux yeux d’une personne n’en aura pas forcément pour une autre). Autrement dit, être en capacité de donner sa voix selon ses choix et valeurs renvoie à une idée de l’individu acteur ou actrice et non agent·e. Cette conception de la liberté se trouve aussi chez Zimmermann (2008), pour qui le fait de participer à la définition des objectifs de l’agir distingue la liberté42 de l’autonomie. On retrouve cette dimension personnelle et contributive relevée par Zask. D’où les questions :

En quoi l’engagement bénévole permet-il une actualisation de la liberté d’être et de faire ? Et en quoi favorise-t-il l’actorialité de la personne qui s’y engage ?

244L’apport d’une part personnelle apparaît aussi chez Vermeersch (2004), notamment quand elle évoque la valorisation d’un bénévolat de proximité qui est « action directe, dont on décide soi-même des principes et des modalités » (p. 692). L’auteure mentionne également que « l’individu doit prendre une part active à la construction du sens de son expérience […] Le plaisir qu’il va tirer de son action émerge bien en liaison avec le caractère actif de cette définition en opposition à la soumission à des principes non édictés par lui-même » (p. 698). Dans ce qui précède, elle introduit aussi la notion de plaisir, qui est certainement une composante importante de l’agir dans le bénévolat.

245Pour l’individu, contribuer crée « une signification à l’existence et forge l’idée de sa propre historicité » (Zask, 2011, p. 286). En définitive :

Comment le fait de contribuer au commun, en y apportant une part personnelle et en y laissant éventuellement une trace, participe-t-il au développement du pouvoir d’agir ?

246Cette dernière question peut être liée à la question de la reconnaissance comme attestation. Être reconnu·e pour sa contribution, voire pour son utilité (jugement d’utilité de Dejours, 2001) et donc sur son faire semble un préalable à la reconnaissance de l’être. Comme le dit Guy Jobert (2013), « La reconnaissance précède la compétence » (p. 42). Même si je n’emploie pas dans ce livre, à dessein, comme je l’ai mentionné plusieurs fois, le terme de « compétence », ce qu’exprime Jobert me semble fondamental. Pour s’estimer capable, pour avoir confiance en ses capacités, pour bénéficier de l’estime sociale dans la définition qu’en donne Honneth (1992/2013), un faisceau de reconnaissance(s) est nécessaire comme préalable et comme adjuvant au pouvoir d’agir. Il peut s’agir d’une confiance développée au sein de son univers familial, mais je pense qu’une forme d’attestation – au sens juridique –, voire de légitimation sociale sont également indispensables. Ces considérations sur la reconnaissance me permettent de faire le lien avec la partie suivante : si le bénévolat est une situation capacitante (i. e. permettant de développer des capacités), la reconnaissance en est une condition. La reconnaissance devient alors ressource.

En quoi le bénévolat est-il une situation capacitante ?

247Le pouvoir d’agir ne peut se comprendre sans ressources ou opportunités au sens large qui permettent d’agir. Le pouvoir est donc le moyen d’accès aux ressources individuelles et collectives (Le Bossé, 2003, p. 46).

248Beaucoup d’auteur·e·s s’entendent sur le fait que les ressources sont un moyen et non une fin (Le Bossé, 2003, 2007 ; Deslauriers 2007 ; Sen, 1990/1999, 2009/2010). A ce titre, Zask (2011) est proche de Sen dans sa critique d’une approche ressourciste ; selon elle, un idéal démocratique serait défini non pas par une égalité des ressources, mais par une égalité de participation (p. 297). La parité de participation est également revendiquée par Fraser (2004) comme un fondement de justice sociale, mais cette auteure insiste aussi sur une distribution égale des ressources. Pour Fraser, la parité de participation comprend deux conditions : une distribution égale des ressources et un respect égal pour toutes et tous quant à leurs chances de participation (c’est-à-dire considérer la reconnaissance d’un point de vue juridique).

249Zask (2011) privilégie l’emploi du terme « bénéfice », qu’elle définit comme une opportunité et non une chance. Il s’agit de « la part que les individus reçoivent de leur environnement et qui est indispensable à leur participation en termes de prendre part et de contribuer » (p. 224).

250Dans l’approche par les capacités, il est question de convertir des opportunités (qui peuvent être des droits formels par exemple) en capacités (qui sont des libertés réelles d’être et de faire). Ce passage s’effectue par les facteurs de conversion (individuels, sociaux et environnementaux) (Robeyns, 2005, p. 99).

251La conversion d’opportunités en capacités me semble primordiale, mais je préfère l’aborder sous l’angle des situations, comme l’a thématisée Zimmermann (2008) dans une approche sociologique ou Fernagu Oudet (2014) avec la notion d’« environnement capacitant ».

252J’ouvre à ce stade une parenthèse sur le sens, pour cette recherche, d’environnement capacitant. Je retiens cette notion au sens large pour l’idée qu’elle véhicule : développer et encourager la capacité d’agir au regard des ressources à disposition, et non évaluer un résultat (ou une compétence) hors de tout contexte. Cependant, au sens strict, la notion d’environnement capacitant implique une intervention, principalement venant du domaine de l’ergonomie, pour construire et aménager des environnements favorisant l’intelligence des situations et permettant le développement des personnes qui y travaillent. Pour Falzon (2013), « l’ergonome cherche à placer l’opérateur en capacité d’agir, en intervenant sur les conditions dans lesquelles son activité se déploie, [par la promotion d’un] environnement capacitant » (p. 3). Dans une perspective vygotskienne, « Pour étudier le développement, il faut le provoquer en “intervenant” dans l’activité des sujets pour produire le développement avec eux » (Clot & Simonet, 2015, p. 33). Le cadre du bénévolat, même s’il peut être plus ou moins structuré, ne peut avoir cette prétention, car il n’a pas d’intention ou d’objectif pédagogique affichés, comme peut en avoir un environnement de travail dont l’objectif est de développer les capacités des employé·e·s.

253Mais, et c’est bien l’un des enjeux de ce travail, l’idée est de comprendre si, et en quoi l’engagement bénévole peut être source de développement, en particulier de développement du pouvoir d’agir. Cela signifie donc que pour cette recherche, la notion d’environnement capacitant doit être comprise dans le sens de ce qu’elle apporte à la réflexion sur le développement des capacités et non dans l’idée d’une intervention dans l’environnement bénévole.

254Pour Zimmermann (2008), il s’agit de considérer, de manière située, l’environnement au sens large, constitué d’institutions, de personnes, de dispositifs, d’objets… (p. 124). On se déplace alors « vers une dynamique des situations attentive à l’ajustement temporel des capacités » (p. 124). L’objet d’étude devient « la capacité d’agir (ce qu’une personne peut et est à même de faire) dans une situation donnée » (p. 126). La situation est à considérer de manière complexe, composée d’opportunités mais aussi de contraintes et ancrée dans une histoire sociale et personnelle. Ceci amène la question suivante :

En quoi le bénévolat est-il une situation capacitante, c’est-à-dire permettant le développement des capacités ?

255Selon Zask (2011), « le pouvoir de contribuer ne dépend pas de qualités strictement individuelles mais d’une forme d’intégration entre l’individuel et le social » (p. 134), la société devrait donc « offrir à ses membres des opportunités concrètes d’entreprise et de choix (recevoir une part) qui sont ceux-là même qui leur permettent de contribuer (apporter une part) » (p. 121). À propos des opportunités, ces questions émergent :

Comment et en quoi le bénévolat fournit-il des opportunités ? Et comment celles-ci peuvent-elles être saisies ou converties en capacités ?

Pouvoir d’agir ou bénévolat ?

256Si j’étais partie dans l’idée d’investiguer prioritairement le pouvoir d’agir en choisissant la pratique sociale du bénévolat comme cadre d’observation privilégié, force est de constater que cette pratique dépasse le simple « cadre d’observation » de ce travail. Je ne peux donc dissocier pouvoir d’agir et bénévolat, notamment parce que l’exploration de la notion de participation résonne comme un trait d’union43 entre le pouvoir d’agir et la pratique bénévole. Cela a pour conséquence d’élargir considérablement les horizons. Les questions énumérées ci-dessus sont donc nombreuses et ne seront pas toutes abordées de manière égale dans ce travail. Cependant, la question centrale à laquelle cette recherche doit apporter des éclairages est :

Comment l’engagement bénévole peut-il révéler, développer ou renforcer le pouvoir d’agir des personnes ?

Notes de bas de page

1 Comme en témoigne Didier Eribon (2009) dans son livre Retour à Reims.

2 Ces deux dimensions ont déjà été émises par Karl Marx au xixe siècle.

3 Ici, le terme « disposition » n’est pas compris dans le sens de Bourdieu (reproduction de schèmes d’action).

4 Au niveau du travail, Danielle Riverin-Simard (1996) évoque le « chaos vocationnel » qui peut être occasionné par ces possibilités de choix et d’orientations multiples. On peut également citer les travaux de Catherine Negroni (2005) sur les reconversions professionnelles volontaires.

5 Apport d’Elena Pont, échange informel du 12 janvier 2018.

6 « Est complexe ce qui ne peut se résumer en un maître mot, ce qui ne peut se ramener à une loi, ce qui ne peut se réduire à une idée simple » (Morin, 2005, p. 10).

7 Bien que les mouvements de revendications des droits des femmes aux États-Unis entre 1900 et 1920 ainsi que la lutte pour l’accès aux droits civiques des Afro-Américain·e·s dans les années 1960 portée par Martin Luther King soient des exemples d’empowerment de collectivités (Paturel, 2012).

8 « The means by which individuals, groups and/or communities become able to take control of their circumstances and achieve their own goals, thereby being able to work towards helping themselves and others to maximize the quality of their lives » (Adams, 2003, cité par Deslauriers, 2007, p. 8).

9 Bonvin, 2008 ; Bonvin et Favarque, 2007 ; De Munck, 2008 ; Fernagu Oudet, 2014 ; Ferreras, 2008 ; Nussbaum, 2012 ; Sen, 1979, 1990/1999, 2009/2010 ; Zimmermann, 2008, 2014.

10 Cette distinction a déjà été relevée par Jean-Michel Salanskis (2000) qui identifie deux dimensions dans l’ensemble des termes autour de l’action : « un processus dynamique (une impulsion) et un résultat (trace de l’impulsion) » (cité par Bronckart, 2010, p. 6).

11 Capabilities est parfois traduit par « capabilités ». Néanmoins, la plupart des auteur·e·s privilégient « capacités » ; c’est ce terme qui est retenu ici.

12 Cette partie sur l’approche par les capacités se réfère surtout aux auteur·e·s francophones ayant écrit sur le sujet (Bonvin, 2008 ; Bonvin & Favarque, 2007 ; De Munck, 2008 ; Fernagu Oudet, 2014 ; Zimmermann, 2008, 2014). Ces auteur·e·s mentionnent principalement Sen, au détriment peut-être de Nussbaum. Le nom de cette dernière apparaîtra donc moins dans cette partie, bien que son rôle dans le développement de cette approche soit incontestable.

13 Pour Rawls, il s’agit de répartir des « “biens premiers” (positions sociales, revenus, biens matériels ; mais également, libertés, pouvoirs ou conditions de l’estime de soi) » (Wuhl, s.d.).

14 « Capacité » ne doit pas être confondu avec « disposition », qui correspond plus à une perspective bourdieusienne où des schèmes de comportements se reproduisent socialement. Cependant, Sen ne réfute pas l’idée de dispositions internes à l’individu (De Munck, 2008, p. 24).

15 Le développement qui suit s’appuie sur le schéma réalisé sur la base de l’article de Bonvin et Favarque (2007) par un groupe d’étudiant·e·s (Gallay, Fall, Buhler, Zafar, & van der Beken, 2013) lors du séminaire de lecture du cours de Christopher Parson (2013) « Accès au savoir et formation continue : de l’insertion à l’autoformation ».

16 Ce fait divers tragique qui a eu lieu début décembre 2015 pour témoigner de cette situation : une enseignante pakistanaise de 32 ans est allée voter, passant outre l’interdiction posée par son jeune frère de 20 ans. Ce dernier l’a ensuite assassinée (Pujol, 2015).

17 A noter que le terme « processus », ici relié à la liberté, est trompeur. En effet, il induit une dynamique temporelle absente de la pensée de Sen (Zimmermann, 2008, p. 127). Ici le processus est compris comme le fait de participer aux décisions et de pouvoir choisir entre plusieurs options.

18 Hirschman (1970) a défini trois possibilités d’action collective ou individuelle : la défection (Exit), la prise de parole ou contestation (Voice) et la loyauté vis-à-vis des normes ou de la hiérarchie (Loyalty).

19 Bonvin reprend les propos de Gerard Allan Cohen (1993) pour qui le danger dans l’approche de Sen serait qu’elle « adhère à un idéal hyper-actif de la vie humaine » (Bonvin, 2008, p. 256) et dénigrerait ainsi la non-participation.

20 Pour une vision d’ensemble, voir « Les mondes de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) : Grille d’analyse » (Charmillot, 2002).

21 Cette distinction entre liberté positive et négative permet aussi de mieux comprendre l’échec de certaines politiques sociales actuelles, qui valorisent une responsabilité de l’individu : « En l’absence de liberté positive, c’est-à-dire d’opportunités et de moyens d’agir, l’injonction politique à la responsabilité individuelle rime avec incapacité et insécurité » (Zimmermann, 2008, p. 114).

22 Choix et participation étant nommés, curieusement, comme processus par Bonvin et Favarque (2007, p. 13).

23 Evans définit l’agentivité comme la « capacité à donner une direction à sa vie » (2016, p. 105).

24 La notion d’environnement capacitant est pensée dans une optique d’apprentissage en situation de travail.

25 « L’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées » (Vygotski, 2003, p. 76). Cette citation illustre bien la différence entre potentiel et réalisations.

26 Ce type de bénévolat peut parfois se confondre avec le travail domestique et familial, qui n’est pas rémunéré non plus, mais qui au contraire du bénévolat n’est pas forcément librement consenti.

27 Kaplan Daniels a écrit Invisible careers: Women civic leaders from the volunteer world, l’un des rares travaux sur le bénévolat partant d’une approche sociologique du travail.

28 Cette question est largement débattue dans l’ouvrage de Simonet (2010) Le travail bénévole : engagement citoyen ou travail gratuit, notamment en ce qui concerne les rapports entre bénévoles et salarié·e·s.

29 Voir à ce propos le mémoire de maîtrise de Tauana Moraes (2015) Formation des adultes et professionnalisation dans le cadre du bénévolat.

30 L’environnement est défini par Zask (2011) comme « un nœud de relations et d’interactions et de transactions entre un être vivant et l’ensemble des constituants qui entrent de l’extérieur, du dehors, dans sa composition et sa croissance » (p. 237).

31 Cycle du don de Mauss (1925/2007).

32 Les thèses de Godbout s’appuient sur celles de Mauss (1925/2007), en particulier sur ses travaux sur le don.

33 Reliance sociale : « création de liens entre des acteurs sociaux séparés, dont l’un au moins est une personne » (Bolle de Bal, 1996, p. 69).

34 Cycle de conférences 2015/2016 du Groupe genevois de philosophie : Public/privé, nouvelles frontières ? Repéré à http://www.unige.ch/lettres/philo/varia/groupe-genevois-de-philosophie/

35 Il aborde des thèmes qui font débat comme la prostitution, l’esclavagisme ou le don d’organes.

36 Dans l’ordre chronologique, du début de la recherche jusqu’à l’écriture de la problématique.

37 À ce titre, et dans une vision critique, on peut s’appuyer sur Jean-Louis Genard (2005) qui, dans ses travaux sur la responsabilité, évoque ce rapprochement entre « vouloir » et « pouvoir » « comme si celui qui voulait pouvait, ou, encore, comme si le fait de ne pas pouvoir cachait en réalité un déficit du vouloir. Dans l’évaluation des responsabilités, le constat d’échec tend alors à renvoyer à une faiblesse du vouloir, en minimisant alors le poids des obstacles ou du manque de ressources des acteurs » (p. 198).

38 Aurélie Dirickx prépare une thèse de doctorat sur les bifurcations professionnelles volontaires, sous la direction de Jean-Michel Baudouin.

39 Cependant, Zimmermann (2014) relève que « Les capacités sont orientées en valeur […] au sens de la valeur qu’accorde une personne singulière à différentes options possibles à un moment donné de sa vie » (p. 111).

40 Pour compléter cette question de choix libre ou contraint, on peut faire référence aux « préférences adaptatives » de Jon Elster (1983). Les individus adaptent leurs préférences aux possibilités offertes et disponibles dans une situation donnée. Par exemple, si une personne veut accéder à une école prestigieuse mais n’en a pas les moyens financiers, elle se « persuadera » que ces études ne sont pas faites pour elle et préférera une formation professionnelle moins onéreuse. Elle adaptera ainsi sa préférence à ce qui est possible et accessible dans sa situation. Cette stratégie n’est pas généralisable, mais elle peut rendre les non-choix moins douloureux et plus acceptables.

41 « Continuum d’expériences au cours duquel la relation avec le monde extérieur est personnalisée » (Zask, 2011, p. 222).

42 A relever aussi la distinction établie par Berlin (1969/1988) entre une conception négative de la liberté, qui correspond à une absence d’entraves à l’action, et une conception positive, qui correspond à une capacité réelle d’action.

43 J’emprunte cette métaphore à Zimmermann (2013, 2014) qui l’emploie pour la notion de parcours.

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