Chapitre 3. Représentations, causes et origines de la difficulté scolaire
p. 47-110
Texte intégral
1Très tôt, les sciences sociales comprennent l’importance des mécanismes de la représentation. De Durkheim (Descombes, 2000) – avec la notion holiste des représentations collectives – à Freud (1895) – avec les représentations intrapsychiques –, les sciences sociales ont essayé d’insérer à l’étude de l’« humain » cet apport constitutif d’une subjectivité de l’individu, qui le relie indubitablement à la complexité de son environnement.
2Très tôt, on interroge également les causes de ces représentations et leurs portées sur le monde. La représentation est-elle l’effet passif et souvent déformé de ce monde par le biais des pratiques dont elle est la reproduction simulée (thèse d’Émile Durkheim à la suite de Karl Marx) ? Possède-t-elle une autonomie qui, par la vigueur des connexions logiques et des réactions affectives, lui confère une puissance de structurer les pratiques et de modifier ce monde (thèse de Max Weber) ? La représentation et la pratique sont-elles deux versants indissociables d’une réalité identique (thèse de Pierre Bourdieu) ?
3Les représentations restent des phénomènes complexes qui s’activent sous l’impulsion des actions sociales. De par leur richesse phénoménale, ces dernières définissent l’enchevêtrement de nombreux aspects informatifs, idéologiques qui se fondent sur la croyance, sur des valeurs, des opinions ou encore sur des apparences normatives (Jodelet, 1994). Toutefois, ces dernières restent organisées sous l’emprise d’une idée qui définit une réalité. Ce totalitarisme idéologique de l’action sociale se trouve au centre de la problématique de la partie qui suit. L’un des problèmes que tente d’aborder cette partie reste certes classique, mais encore épineux. Ces représentations donnent-elles sens à la collectivité ? Quel est ce sens et comment est-il compris ? Plus précisément, comment le collectif enseignant renvoie-t-il la problématique de la difficulté scolaire aux questions de ses origines et de ses causes ? Sur quelles représentations sont-elles fondées et quels impacts ont-elles sur le monde scolaire ?
4Cette partie se donne comme objet la compréhension des représentations en les décrivant, les analysant et en divulguant une part de leurs dimensions, de leurs fonctionnements et de leurs processus dissimulés, non sans conséquence dans le monde sur lequel elles agissent. Durkheim (1898) identifiait déjà la portée de ces représentations, qu’il définissait comme des productions mentales sociales qui révèlent la complexité de l’action collective. Certes, ces représentations façonnent le sens commun et rendent leur critique embarrassante. Pourtant, le questionnement du savoir naïf qu’elles constituent est légitime et doit être mis en lumière en raison de son importance sur la vie sociale et sur les effets qu’il produit. En empruntant le sens de Moscovici (1961, 2000), nul doute que les représentations enseignantes de la difficulté scolaire régissent – à leur niveau – l’agir collectif face à la problématique de la difficulté scolaire. Elles orientent et organisent les conduites à adopter.
5Malgré une certaine « lourdeur théorique », étudier les représentations des professionnels permet d’offrir un axe d’analyse relativement nouveau. L’école actuelle est confrontée à une complexité croissante du monde. De par le public qu’elle accueille et au travers du tissu social, culturel et économique qui ne cesse d’évoluer, le travail enseignant souffre de cette complexification. Une complexité qui modifie inévitablement les représentations des professionnels. La profession évolue, ses contours apparaissent de plus en plus vagues et ambigus (Tardif & Lessard, 1999), exposant les enseignants à de nouveaux dilemmes – trop souvent cornéliens. Traiter la difficulté scolaire n’est plus la simple affaire de l’enseignant dans sa classe. Elle touche une communauté d’acteurs plus large qui engendre, d’une certaine manière, les aléas d’un conformisme qui se révèlent parfois contradictoires.
6Ce contexte contraignant nous entraîne à aborder la question de la difficulté scolaire, non plus à l’ordinaire – élèves et familles – mais en se risquant à l’étude du monde scolaire lui-même. L’étude de la représentation des enseignants face à notre problématique est un bon moyen d’entrer dans ce monde.
7C’est en se centrant sur ce questionnement que la partie qui suit aborde la représentation de la difficulté scolaire comme un instrument de cohésion face à la diversité de la vie humaine et sociale. Une représentation qui fournit des informations aux individus sujets du monde dans lequel ils se meuvent. Une représentation qui permet aussi l’octroi symbolique d’idées partagées qui font, a fortiori, de ces idées une réalité.
L’élève en difficulté scolaire
8Avant de plonger dans l’analyse de la représentation des causes et de l’origine de la difficulté scolaire, il est intéressant d’interroger cette dite difficulté à l’aune de l’exercice de la pratique des enseignants ; pratique qui se voit être à la foi éprouvante, autant pour eux-mêmes que pour les élèves. Les explications et les nombreux exemples qui illustrent les conduites enseignantes mettent en évidence que le repérage, l’origine et la manifestation de la difficulté scolaire paraissent évidents pour les professionnels, de par la dépendance des causes et des effets qu’ils relèvent. Néanmoins, au travers de l’analyse des discours, la difficulté scolaire s’avère plus compliquée à interpréter. Pour comprendre davantage ce concept, il parait judicieux de commencer par questionner la difficulté scolaire dans son contexte, à savoir : celui de l’école, de la classe et de la pratique des enseignants. Ce questionnement favorise la mise en exergue des facteurs qui permettent aux professionnels de constater la difficulté des élèves, de comprendre pourquoi ils jugent cette dernière comme constituant un obstacle de leurs actions, pour enfin saisir comment ceux-ci se représentent son origine et ses causes.
9Pour comprendre la difficulté scolaire, il faut commencer par l’envisager comme se trouvant au croisement d’une institution actrice – pourvue du savoir – et d’élèves publics d’un système. Ainsi, la difficulté scolaire est en partie la conséquence du fonctionnement de l’école face à son public – reconnu et diversifié13. C’est par l’acceptation de ce public que l’école est à même de concevoir une accessibilité commune à tous les élèves. De ce raisonnement, il est possible de questionner la difficulté scolaire au travers de son repérage en classe et du regard porté par les enseignants sur les élèves concernés. Il se révèle essentiel de comprendre comment la manifestation de la difficulté scolaire, par le comportement de l’élève en classe face au travail et aux tâches qui lui sont soumises, mais aussi par des signes extérieurs à la simple pratique d’activités scolaires, prédomine d’autres explications.
10En effet, l’analyse des entretiens en groupe focalisé montre que les enseignants repèrent la difficulté en classe par un déficit de maîtrise de l’élève face aux tâches demandées. Ce déficit amène les élèves à adopter des comportements pouvant varier d’une activité à l’autre. Ainsi, l’élève se retrouve dans l’incapacité de progresser et « ne fait rien ». Comme l’illustrent les extraits ci-contre (fig. 1), les réponses des enseignants à la question « comment remarquez-vous qu’un élève se trouve en difficulté dans la classe ? » sont assez similaires14 au sein des différents focus groups.
Figure 1. Réponses des enseignants à la question « comment remarquez‑vous qu’un élève se trouve en difficulté dans la classe ? »
Focus 1 |
Int 1 : Merci pour ce commentaire ! [En lisant les feuilles complétées par les enseignants] Alors, on a « les devoirs, faire le pitre, bouger, toucher tout le temps des objets », on a « les notes, le comportement face à la tâche, la passivité face à la tâche, le comportement et l’attitude irrespectueuse, le besoin de se mettre en avant et de se faire remarquer, le désarroi face à la tâche et les stratégies d’évitement ». Donc pas mal de choses qui reviennent. Donc déjà, note, évaluation, on se doutait que ça allait ressortir ! |
Focus 2 |
Int 1 : Bien alors on va avancer, donc question 2, le même principe que la question 1. Relevez des éléments qui vous montrent qu’un élève est en difficulté en classe. [Ils notent les réponses]. Alors, donc on a « lève la main pour poser des questions », « attend sans rien faire ou joue avec les objets », « évitement de la tâche, trouve un prétexte », « passivité, se ferme, veut être oublié », « lenteur face à la tâche », « stratégie d’évitement », « passivité même dans le travail de groupe », « rêverie, discute, ailleurs, se déplace souvent », « métier d’élève, organisation », « fait autre chose, discute, joue avec des objets », « fait l’exercice tout faux », « participe peu à l’oral ». Y’a pas mal de trucs qui se regroupent, « la passivité face à la tâche, stratégie d’évitement », ça ressort assez, alors qu’est-ce que vous pouvez nous dire là-dessus un peu plus précisément ? |
Focus 3 |
Int 1 : Très bien, on va passer à la question suivante… [Il lit la question et les enseignants écrivent]. Alors on a « n’arrive pas à se concentrer sur sa tâche, se lève, discute, a besoin d’échappatoire, mauvaise image de lui-même, l’enfant qui dit “je ne sais pas”, ne sait pas comment s’y prendre pour débuter son travail, il décroche et trouve les stratégies d’évitement, il remplit pour remplir mais c’est tout faux, il ne fait rien, il attend, il perturbe, il peine à se mettre au travail, il fait pour faire mais il ne met pas de sens et il y a beaucoup d’erreurs, l’enfant évite le travail en question, il est perdu et ne fait rien, il n’y arrive pas même avec de l’aide ». Là, beaucoup de choses qui se regroupent, notamment la stratégie d’évitement, donc ça vous le remarquez souvent ? |
11De l’examen des extraits de la figure 1, les termes tels que « stratégie d’évitement », « peine à se mettre au travail », « le comportement face à la tâche » ainsi que « la passivité face à la tâche » se regroupent au sein des différents entretiens par leur sens caractéristique du désinvestissement de l’élève en classe. Ces termes se réfèrent à des facteurs que les enseignants identifient facilement pour repérer un élève en difficulté. Il est aussi intéressant de constater que des comportements différents peuvent révéler un bilan similaire.
12Lever la main sans cesse afin de poser des questions, déranger la leçon et « faire le pitre », mais également rester passif et ne pas se faire remarquer sont autant d’éléments identifiables et démontrant qu’un élève éprouve des difficultés.
Int 1 : Donc ça c’est quelque chose que vous avez pu observer dans votre classe ?
Ens 4 : Oui.
Ens 3 : Voilà, démotivation de l’enfant…c’est la cause profonde et primordiale qu’elle soit due à la famille, qu’elle soit due à des causes familiales extérieures qui arrivent. Quand l’enfant n’est pas bien dans ses baskets, c’est comme tout le monde quoi ! La personne n’est pas apte à s’approprier un nouvel enseignement, et n’est pas bien dans sa tâche. Donc ça souvent… la démotivation souvent ce qu’il y a c’est qu’elle est difficile à voir dans une classe où l’enfant peut-être va être très discret et ne va pas dire grand-chose, ne va pas forcément se manifester, ni par de la violence, ni par rien mais simplement il a une démotivation. Ça peut être un enfant silencieux… qui est calme, qu’on ne remarque pas, le genre d’élève lambda où au premier trimestre, mais qu’est-ce que l’on va dire dans le carnet ? Parce qu’on ne le remarque pas forcément et c’est des enfants qui sont en souffrance par beaucoup de choses. Bon cela peut se voir,… le cas… mais ça peut ne pas se voir. Et ces enfants sont difficiles à cerner puis à aider parce qu’ils sont silencieux.
[…]
Ens 1 : Il y a aussi ceux qui ont l’attitude complétement inverse… donc le contraire par rapport à ça. Moi j’avais un élève, il dérangeait tout le temps dans la classe parce qu’il vivait une situation complétement catastrophique à la maison.
Ens 2 : C’est même plus souvent ce type d’élève.
Ens 1 : Mais on les voit !
Ens 2 : Oui on les voit…
Ens 1 : On va les remarquer !
Ens 2 : Du coup on les oublie un peu parce qu’ils ne dérangent pas ! C’est ça qui est dangereux !
Ens 3 : Et là, ça coule et on ne sait pas pourquoi ! (F4)
13Le cas illustrant un élève qui éprouve des difficultés sans se faire remarquer est « dangereux » au regard des professionnels, dans le sens où il reste plus difficile à repérer. Ainsi, l’enseignant ne peut pas y remédier comme il le voudrait et dans les temps voulus.
14Bien entendu, nombreux sont les enseignants qui relèvent les résultats aux diverses évaluations comme distinctives du repérage de la difficulté.
Ens 4 : Alors non ! Pour moi un élève qui a 3 est en échec au niveau des objectifs et des attentes… donc à quoi on voit qu’il est en échec ? Bah… il n’a pas la moyenne
[…]
Int 1 : [En questionnant Ens 4] Toi tu parlais plus de la moyenne ?
Ens 4 : Effectivement, c’est-à-dire que d’un point de vue légal, s’il n’a pas les notes, il n’a pas les notes ! Il est en difficulté !
Ens 3 : Donc tu regardais sur l’ensemble !
Ens 4 : Donc forcément, les notes sont des indicateurs donc effectivement, un élève qui fait plein de petits contrôles et qui a toujours des 6 et paf, contrôle de conjugaison, comme tu dis, il a un 2, je ne vais pas me dire à bah mince il est foutu ! Mais, je vais me demander pourquoi il n’a pas eu 6 ? Et cette question c’est bien que c’est un indicateur en soit… après c’est peut-être qu’il n’était pas bien, qu’il n’a pas révisé ou qu’il a une petite sœur qui vient de naître, je n’en sais rien ! J’entends, il y a plein de choses qui peuvent arriver, n’empêche que là pour le coup, il y a quelque chose qui ne s’est pas bien passé ! Donc pour moi, c’est un indicateur ! Même les petites notes, même si ça ne reflète pas directement une situation générale ! (F1)
Ens 1 : Il y a plusieurs facteurs… par exemple, si on est dans une activité orale et un élève qui ne lève jamais les mains ou que tu vas interroger et qui tout d’un coup… tu vois qu’il est complètement largué… quand tu corriges des exercices tu vois bien que, celui qui n’a pas compris ! Et les notes c’est un indicateur malheureusement. (F4)
15Ils évoquent aussi le fait que les élèves en difficulté ne semblent pas s’intéresser aux tâches scolaires, prouvant leur « démotivation » et un certain manque de confiance.
Ens 2 : Oui mais c’est surtout que moi j’ai des élèves, mais qui n’ont tellement rien à la maison, on les remarque pas, ils sont transparents, ils ont besoin de quelqu’un qui leur dit « c’est bien ce que tu fais », donc t’es avec eux, ils se sentent valorisés…
Int 2 : Parce que tu penses que c’est à la maison qu’ils manquent ça ? Comme tu viens de dire.
Ens 2 : Ben moi les élèves que j’ai, qui ont un énorme manque de confiance en eux… voilà, quand tu parles, tu comprends pourquoi, c’est toujours lié de toute façon. (F1)
16Au-delà de ces descriptions, la référence au comportement de l’élève dit « perturbateur » (Barrère, 2002b ; Chevit, 2012 ; Payet, 1995) confirme le manque d’effort scolaire et de discipline de l’élève. À partir de ces attitudes inappropriées, inquiétant les professionnels, l’élève ne peut pas progresser. Ce dernier est exposé au risque de l’installation de difficultés dans la durée, et les enseignants infèrent de cette persistance un comportement « déviant » (Becker, 1985 ; Woods, 1990). Comme le montre l’extrait suivant, face à l’élève en difficulté, la représentation des enseignants reste figée par leur propre perception et définition de cette difficulté.
Int 1 : C’est très intéressant ! Alors la suite… on aimerait… qu’est-ce qui vous fait remarquer en classe qu’un élève se trouve en difficulté scolaire ? De manière générale ou alors pour une tâche précise.
[…]
Ens 2 : Celui qui dérange en classe !
Ens 4 : Celui qui dérange… oui… celui qui regarde ailleurs… (F4)
Ens 3 : Beaucoup oui, nous on a des élèves qui perturbent, beaucoup parce que la plupart du temps ils sont en difficulté, et puis leur seule manière d’exister par rapport au groupe c’est ça, c’est de montrer leur mauvais côté entre guillemets et c’est dommage parce que c’est dur après d’inverser la dynamique. On y arrive en tant que maîtresse d’appui dans des plus petits groupes, de temps en temps on arrive à les attraper par différents biais, mais dès qu’on travaille en classe entière là c’est plus difficile… (F3)
17Les enseignants relèvent également certaines conduites d’« évitement » ou de « déconcentration » – telles que le manque de « communication », de « participation », d’« ardeur au travail » et de « désespérance face aux tâches » – qui prouvent à nouveau des attitudes inappropriées des élèves, les conduisent indubitablement à la difficulté scolaire.
18Comme l’illustrent les extraits suivants, l’« absentéisme épisodique » est par exemple évoqué pour démontrer que les élèves viennent d’un milieu socio-économique et culturel « pauvre ».
Ens 3 : [Enseignante de 8PH] […] Qu’ils donnent de l’importance à l’école parce que moi j’ai des élèves tout le temps absents dans mes classes… ils sont au moins quatre, cinq fois par semaine, des matinées absents. Enfin c’est incroyable et puis quand on demande aux parents, « Oui, il est malade », il a toujours une petite excuse qui montre qu’ils ne donnent pas de l’importance s’ils les laissent autant être absents. (F1)
Int 2 : Alors comment est-ce que tu le justifierais ?
Ens 3 : Bah pour moi ce n’est pas la même chose un élève qui manque parce que… il a quelque chose dans lequel il s’investit à côté. Bah c’est bien parce qu’il s’investit et on n’arrête pas de dire à nos élèves qui s’investissent dans ce qu’ils font donc, s’il y a des élèves qui font du sport et qui s’investissent, bah je pense qu’il faut même les encourager là-dedans alors que louper l’école pour rester glandouiller devant la TV je ne pense pas que c’est la même chose. Enfin pour moi ce n’est pas du tout pareil. Enfin…
Ens 4 : De ce point de vue là je pense aussi comme toi qu’il y a une espèce de responsabilisation. (F1)
19Il est à retenir de l’ensemble de cette analyse que les enseignants interrogés ont tendance à associer la difficulté scolaire à des dysfonctionnements comportementaux des élèves, ce qui ne justifie pas l’origine de ses causes. Ainsi, deux types de comportements perçus par les enseignants, du reste désignés comme s’écartant d’une norme scolaire, peuvent être inventoriés :
Les élèves « retirés », « perdus » et « repliés » sur eux-mêmes, qui ne trouvent pas, voire peu de sens dans l’école, et qui sont quasiment en « rupture de communication ».
Les élèves « turbulents » et particulièrement « énergiques » (non pas dans la réalisation des tâches, mais dans le trouble de l’ambiance de la classe) qui sont en souffrance à l’école et ne trouvent pas leur place.
20Par la mise en exergue des attitudes qui manifestent la difficulté scolaire plutôt que son origine, les enseignants se réfèrent à une description précise d’un profil d’élève. L’élève en difficulté ne peut être agencé que dans une des deux catégories mentionnées ci-dessus. Dès lors, les élèves sont en difficulté par les comportements et les attitudes qu’ils accomplissent en classe. On comprend de cette tendance que lorsque les professionnels pensent expliquer l’origine de la difficulté scolaire, ils exemplifient dans les faits la manifestation de comportements « déviants » et « perturbateurs » au bon déroulement de leur leçon. En conséquence, les enseignants expliquent davantage la difficulté scolaire en cherchant à prospecter sa manifestation en classe qu’en trouvant une susceptible raison ou cause. La Bruyère, cité par Chi-Lan (2007), résume entièrement ces propos lorsqu’il relève que
La grande difficulté scolaire n’existe pas, c’est un concept. Un élève en grande difficulté scolaire est, en revanche, une réalité : celle de tous les enseignants. Un professeur remarque rapidement cet élève à ses regards anxieux, à son visage pâle. L’enseignant constate que cet élève rate ses premiers devoirs, qu’il a des difficultés de compréhension, de mémorisation. Il est lent même s’il se précipite sur des consignes qu’il n’a pas comprises. Les outils de base lui font défaut : lire, écrire. Il confond les lettres, les sons… cet élève en grande difficulté scolaire est surtout en grande détresse. Il a perdu l’estime de soi, celle des autres et ne fait plus confiance aux adultes. Il se tait. (p. 46)
La représentation de la difficulté scolaire
21Dans un discours institutionnel prônant l’égalité des chances, les résultats scolaires ne devraient plus être le miroir de la hiérarchie sociale. La difficulté des élèves ne devrait plus être justifiée par des différences sociales, culturelles et économiques. Au contraire, l’institution revendique une égalité qui peut être atteinte, au niveau de ses principes, par une non-différenciation ou par l’équité de traitement. Cette égalité devrait être la cause des capacités et des lacunes propres à chaque enfant. Et la difficulté scolaire deviendrait – d’une certaine manière – celle de l’écolier (Chryssochoou, Picard, & Pronine, 2001). Toutefois, la réalité est autre. Comment les professionnels de l’éducation interprètent cette égalité ? Et qu’en est-il de l’adaptation des élèves à ce que prône l’école ? L’institution se vante d’offrir un cadre conforme à tous les élèves, mais l’élève lui-même est-il analogue à la conformité de l’école ? Et surtout, chaque professionnel reflète-t-il cette conformité ? Voilà un questionnement qui déplace la problématique de l’échec scolaire et des difficultés qui en découlent, non pas sur la question idéologique d’une école égalitaire et équitable, mais sur les représentations des enseignants face à cette difficulté et à son origine.
22Pour ne pas s’arrêter au premier constat qui détermine la difficulté scolaire comme une manifestation de l’état de l’inadaptation des élèves aux attentes des enseignants, il est nécessaire de comprendre pourquoi les enseignants avancent de telles explications. Comme le souligne Monfroy (2002), la difficulté reste une problématique actuelle et continue d’inquiéter les professionnels de l’éducation et les chercheurs en sciences humaines :
L’expression d’« élève en difficulté » est une notion peu opérante, sinon trompeuse, en ce qui concerne tant la connaissance des difficultés spécifiques que rencontrent certains élèves face aux apprentissages scolaires que l’action pédagogique à mettre en œuvre à leur égard. Ainsi, à bien y regarder, cette notion reste floue : aucune définition n’en est donnée, ni dans les textes officiels, ni dans la littérature professionnelle. Des questions telles que : qu’est-ce qu’un élève en difficulté ? Qu’est-ce qui caractérise ces élèves ? A partir de quand peut-on dire qu’un élève est en difficulté ? A quelles difficultés fait-on référence ? sont des questions laissées à la discrétion des enseignants. Par cette imprécision, le processus de désignation de cette nouvelle catégorie d’élèves devient un processus social dont il convient de cerner la trame et la logique. (p. 34)
23Pour aborder la question de la représentation des enseignants, il est nécessaire de relever que ces derniers sont inévitablement touchés par la lutte contre les difficultés. Ils sont constamment confrontés à cette problématique et cherchent inlassablement des explications et des pistes d’actions pour y remédier. La difficulté scolaire a donc une origine et parait complémentaire d’une cause. Pour cette raison, et comme relevé au chapitre précédent, les professionnels sont aptes à se référer à des facteurs précis pour expliquer les aptitudes et inaptitudes des élèves qui engendrent des difficultés scolaires. Néanmoins, l’analyse des entretiens relève que mise à part la qualification des causes intrinsèques – se référant à des facteurs propres à l’élève tels que le « talent », l’« effort » ou encore l’« aptitude intellectuelle » – et des causes extrinsèques – quant à des explications issues de facteurs « situationnels » et « environnementaux » –, les professionnels justifient majoritairement la difficulté par des manifestations inscrites dans l’ordre de la « stabilité » et de la « contrôlabilité » ; consignées dans un cadre normatif (Crahay, 1999 ; Weiner, 1979).
Ens 1 : Ben on attend des élèves, ce qu’on appelle le métier d’élève, on attend d’eux que chaque semaine ils aient leurs devoirs faits, qu’ils nous ramènent les évaluations signées à temps, que les communications, ça suive, etc., participer aux activités, savoir se comporter dans un groupe-classe, avec un intervenant, etc. (F2)
24Au travers de l’extrait ci-dessus – et même si l’on retrouve déjà en filigrane l’importance de l’implication parentale – les causes de la difficulté scolaire paraissent à première vue « contrôlables » et « stables ». « Contrôlables », car les enseignants considèrent les élèves comme les acteurs principaux des résultats qu’ils produisent. Ces derniers peuvent agir sur ces résultats. « Stables » car la difficulté est considérée avant tout comme permanente. Elle est donc attendue par les enseignants.
25Au travers d’un « premier discours »15, l’explication de la réussite ou de l’échec scolaire se développe sur des facteurs avérés16. Ces derniers laissent penser à une explication des causes s’orientant sur une théorie de la performance, dans laquelle l’effort et les compétences des élèves expliquent leur réussite ou leur échec. Les professionnels justifient cette dernière principalement par des évènements liés à des situations présentes en classe. Par exemple, les explications sont orientées vers la description de phénomènes apparents tels que les incapacités à suivre les leçons ou les manques et déficits concernant la compréhension. Ainsi, par l’exemplification de « hauts faits » (Payet, 1995) caractéristiques de la difficulté, la définition de cette dernière reste rarement univoque.
Ens 5 : Plus d’une heure pour trouver son crayon. C’est tout et n’importe quoi en fait, ça dépasse la réalité, c’est vraiment pour ne pas commencer en fait, et j’ai tout essayé, je l’ai déplacé, mis dans une autre classe, je l’ai mis tout seul, avec les autres, à côté de moi, et y’a pas moyen, même son prénom ce n’est pas possible. (F2)
Ens 4 : Bon moi j’ai mis le vocabulaire, mais c’était un peu ça, des fois y’a un manque de, voilà, famille où ils parlent les deux langues puis y’a un manque de vocabulaire même dans les consignes, où il a de la peine à comprendre. (F2)
26Cette difficulté est aussi déterminée à l’aide de mots et de concepts qui répondent d’une typologie de problèmes en relation au niveau socio-économique de l’école 17 et de son public.
Int 2 : D’accord. Parce que si j’ose rebondir sur ce que t’avais dit juste avant [Ens 1], que dans ton ancienne école y’avait aussi des cultures très différentes, mais que là c’était moins compliqué, et puis là dans ton école actuelle y’a des cultures très différentes, mais c’est compliqué donc…
Ens 3 : Mais ce n’est pas le même niveau socio-économique.
Ens 4 : […] et puis en REP c’est d’autres familles, d’autres populations, et ce sont juste des milieux sociaux qui sont hors case, à la base, qui ont leurs coutumes, leurs cultures, qui sont très éloignées de l’école. (F3)
27A la lecture des extraits précédents (F2 et F3), et en plus d’une exemplification apparente de ce que les enseignants nomment « la difficulté scolaire », une justification se ralliant à l’origine culturelle et plus particulièrement familiale est présente. Même si les premières explications définissent les raisons de la difficulté scolaire par des facteurs qui prouvent l’incapacité intrinsèque de l’élève à suivre les programmes et les leçons, la difficulté trouve son origine dans la carence du milieu familial de l’enfant. La vision enseignante de la difficulté parait factuelle à première vue, et se manifeste lorsque certains éléments précis ne sont pas respectés. Cependant, ces propos ne concernent qu’une explication de surface. Pour comprendre l’origine de ces éléments, il faut rechercher l’unanimité des raisons qui conduisent à la difficulté (et non pas à sa détection en classe). Cette recherche permet de faire l’état d’un « deuxième discours » 18 qui explique son origine. Ce « deuxième discours » rend l’explication complémentaire du premier, puisqu’il se rapporte d’une part à l’élève en tant qu’acteur de ses apprentissages, mais d’autre part aux situations externes de ce dernier : autrement dit aux facteurs contextuels, environnementaux et découlant du système éducatif parental.
28Plus précisément, récoltés sous forme écrite et symbolisant le passage du premier état de discours au second, les extraits ci-contre (fig. 2) présentent les principales raisons qui définissent l’origine de la difficulté scolaire. L’interviewer énonce oralement les différentes propositions des professionnels.
Figure 2. Les principales raisons qui, dans les interviews, définissent l’origine de la difficulté scolaire
Focus 1 |
Int 1 : Alors « trouble dys., niveaux socio-culturels et allophonisme, désintérêt et non motivation de l’élève, contexte familial, enseignement inadapté, climat défavorable pas de sécurité. Soutien familial, consigne, attention, manque de confiance en soi, lacunes par rapport aux années précédentes, ne pas réussir à mettre du sens ». |
Focus 2 |
Int 1 : … « motivation, situation familiale, trouble dys., stimulation à la maison, à l’école, rapport de la famille à l’école, culture et prise en charge par l’enseignant, culture scolaire donc représentation familiale vis-à-vis de l’école, cadre familial, situation donc stimulation, activité extra-scolaire, vocabulaire entre parenthèses consignes plus manque, attention au niveau de la concentration, la pression donc les attentes familiales, les troubles dys., le manque d’organisation, et les parents ». |
Focus 3 |
Int 1 : Alors je vais vous lire ce que vous avez noté. On a « manque de stimulation, milieu familial, difficulté de comportement qui entrave les apprentissages, problème de déficience cognitive, la famille ne se mobilise pas comme attendrait l’école, l’élève peine à mettre du sens, à sentir les enjeux scolaires, l’enseignant n’a pas été clair, a peu investi la situation scolaire, troubles d’apprentissages dys., peu de stimulation première année de vie » et enfin, « difficulté de concentration, décalage socio-culturel et image de soi, préoccupation de vie ». Voilà. |
Focus 4 |
Int 1 : Alors, « estime de soi, problèmes cognitifs donc raisonnement mémoire, et environnement familial. Problème de compréhension des consignes, métacognition problème d’organisation dans le travail, manque de travail, problème autre dyslexie, etc. problématique personnelle de l’élève, inadaptation des modalités d’enseignements vis-à-vis de cet enfant, démotivation profonde de l’enfant, environnement familial, stimulation, retard et soucis cognitifs et attention en classe ». |
29Des extraits ci-contre, trois composantes 19 principales, qui expliquent l’origine de la difficulté scolaire, peuvent être mises en évidence :
Intrinsèques à l’élève : qui se réfèrent à ses capacités d’apprentissages et à ses compétences personnelles.
Liées au système institutionnel : telles que les capacités et compétences professionnelles des enseignants ou encore l’organisation de l’équipe professorale.
Induites de l’environnement de l’enfant : qui renvoient en grande partie à des raisons familiales, culturelles et socio‑économiques.
30Par ces éléments, la difficulté scolaire est considérée comme désignant un concept complexe et multiforme, difficilement explicable, mais résultant de l’interaction de ces trois composantes. Les enseignants arrivent à l’élaboration de cette explication par le constat en classe de certaines situations.
31Primo, l’élève présente des difficultés à suivre en classe, il n’est donc pas en mesure d’entrer dans les apprentissages et de progresser. Cette incapacité persiste en dépit des dispositifs mis en place par les enseignants et reste constante dans la durée, ce que démontre l’extrait précédent (F2).
32Secundo, le comportement « déviant » (Becker, 1985 ; Woods, 1990) de l’élève est relevé. En effet, le manque de motivation, de concentration, de réflexion et l’incapacité de s’adapter aux règles de la classe, par le chahut ou la non-participation, sont constatés.
Ens 2 : Moi en général, en tout cas de ce que je vois de mes élèves qui sont en grande difficulté, ils foutent le bordel, mais c’est pour se voiler la face et ne pas se dire… (F1)
33Tertio, la conjonction de plusieurs facteurs environnementaux et contextuels renvoie à la notion de « deuxième discours » énoncé précédemment. Par ce dernier constat, les enseignants modifient leur registre explicatif, en évoquant non plus des faits de classe, mais les causes y conduisant. Par exemple, nombreux sont les enseignants qui évoquent l’importance du rôle du milieu familial et de sa culture. En effet, c’est ce milieu qui engendre chez l’enfant une attitude inadéquate face aux apprentissages, celui-ci étant submergé par des problèmes extra-scolaires ou encore par un manque de stabilité familiale.
Ens 1 : Moi ce n’est pas que c’est psychologique mais c’est des traumatismes qui l’empêchent de faire ces apprentissages correctement. Il commence gentiment à aller mieux, mais ça reste catastrophique au niveau des résultats, parce qu’il y a une relation qui s’installe avec moi mais c’est un processus qui est très long, qui porte pas forcément ses fruits tout de suite. En même temps le parcours de vie qu’il a eu, quelles sont les attentes de la famille, qu’est-ce qu’ils vont planifier l’année prochaine ou dans deux ans, parce que à la base il était venu que pour trois ans. Donc, il s’est dit que ça ne servait à rien qu’il apprenne le français, et lui sa vie c’est là-bas, il pleure une fois par semaine car ça lui manque, c’est un élève qui est en souffrance et qui peut pas apprendre parce qu’il est en souffrance. Tant qu’il n’aura pas de stabilité, ça n’ira pas. (F2)
34En conséquence, la difficulté scolaire trouve son origine (et non pas les explications de sa manifestation) dans l’influence du milieu familial, social et/ou culturel de l’élève. Comme l’illustre l’extrait ci-dessous, cette manière de considérer la difficulté met davantage l’accent sur la référence à une norme institutionnelle, découlant en premier lieu de l’écart des familles (Chi-Lan, 2007).
Ens 4 : En gros ta question c’est si on veut du standard ? On nous pousse de plus en plus à avoir du « tu rentres dans la case ou tu ne rentres pas dans la case ». Et tu veux savoir si y’a des familles qui sont prétéritées par rapport à ça ? Alors bien sûr, je pense qu’à X. [école de quartier favorisé] ils seront plus dans une norme qui est la norme scolaire, qui rentre plus dans les cases des attentes, et puis en REP c’est d’autres familles, d’autres populations, et c’est juste des milieux sociaux qui sont hors case, à la base, qui ont leurs coutumes, leur culture, qui sont très éloignés de l’école, 8h, enfin rien qu’au niveau des horaires et du coup forcément ça crée un truc à deux vitesses donc après y’en a toujours qui s’en sortent et c’est tant mieux, qui arrivent à accrocher vu leur souplesse et leur état d’esprit, mais ça demande quand même du coup. (F3)
35Il est intéressant de relever que des trois composantes mentionnées précédemment, l’explication déduite de l’environnement familial et social de l’élève est principalement évoquée par les enseignants pour justifier l’origine de la difficulté scolaire. Le constat des problèmes intrinsèques à l’élève ou liés au dysfonctionnement du système institutionnel découle de l’accumulation de difficultés, qui prennent leur source au début de la scolarité, voire en amont dans le contexte familial. Cette accumulation est perçue comme une origine clé de la difficulté, externe aux capacités d’agissement des enseignants. Autrement dit, la genèse de la difficulté scolaire est constitutive des faiblesses et des failles parentales. Ces dernières favorisent le retard scolaire, engendrent des problèmes comportementaux en classe et justifient l’incapacité des professionnels à combler ces dites difficultés.
Ens 2 : Moi si je devais choisir un pôle dans mon quartier et dans mon école, je mettrais quand même la famille comme… la cause principale des difficultés scolaires pour les raisons que j’ai évoquées avant. Et parce que j’ai pas mal d’exemples de… on voit des classes qui passent devant, avec pas mal d’enseignants différents, qui ont des styles différents, certains qui sont très dans l’empathie et la discussion, d’autres très strictes et à la fin… on est sur la même chose, on est sur les mêmes difficultés, ceux qui avaient des difficultés il y a quatre ans en arrière bah ils ont les mêmes difficultés et il y a toujours ces petites exceptions où on arrive à améliorer après on peut toujours se dire que c’est… bah si on n’avait pas mis en place ces choses bah cela serait peut être pire et c’est à ça qu’il faut se rattacher. Parce qu’autrement voilà. Mais c’est vrai que deux trois fois, c’est un peu… on se dit bah mince quoi ! Est-ce que vraiment on arrive à faire changer les choses nous simple institution avec les moyens, en essayant de varier, etc. Pas vraiment ! (F4)
36En conséquence, si les élèves se retrouvent dans des situations d’échec ou de difficulté scolaire, c’est principalement du fait de leur famille, plus précisément de leur appartenance sociale et culturelle.
Ens 5 : Moi je pense que c’est une partie culturelle, parce que moi j’ai une gamine puis j’ai sa sœur en sciences et je vois en fait que les deux sont identiques, et je dis culturel parce qu’elles viennent du Bangladesh, et les deux elles sont muettes, et elles sont en difficulté, elles comprennent rien, elles lisent une phrase, enfin tu vois la question c’est « pourquoi machin est comme ça ? » et elle te répond « oui ». Un texte qui parlait du système solaire elle te parle de sapin, enfin elle est complètement à côté de la plaque et sa sœur elle est pareille et en parlant avec les collègues on s’est demandés s’il y avait pas une dimension plutôt culturelle dans le sens voilà c’est des femmes, peut-être que dans leur pays les femmes elles se taisent, enfin je n’en sais rien, elles sont super discrètes et on a demandé au père depuis combien de temps elles étaient en Suisse, et elles sont nées ici en fait, donc je pense que y’a vraiment un problème aussi culturel, je sais pas comment ils communiquent à la maison, mais y’a ça aussi, et je rejoins [Ens 1] aussi, je viens de recevoir un élève allophone, et il sait, il y a les normes scolaires, donc je lui donne un truc en français et il arrive à faire des associations, il arrive à comprendre la question et à me répondre dans sa langue puis ça marche. Je ne pense pas que ce soit la langue qui bloque, mais plutôt la culture ou la place de l’école dans leur pays d’origine, je ne sais pas… (F2)
37On retient de cette analyse que la représentation de l’origine de la difficulté scolaire est issue d’une catégorisation hybride, à la foi culturaliste et sociale, mais qui se base aussi sur le constat de « hauts faits » (Payet, 1995) repérables au sein même de la classe. Les composantes propres de l’élève et liées au système éducatif ne sont que les résultantes de celles induites par l’environnement familial.
38Le constat d’un « double discours » des enseignants peut d’ores et déjà être fait, puisque les différentes explications qui concernent l’origine de la difficulté scolaire se retrouvent sur deux registres explicatifs bien distincts. Premièrement, une définition factuelle et personnelle des manifestations de la difficulté par les enseignants, qui implique le repérage d’un écart vis-à-vis des « normes » et des « attentes » scolaires. Par exemple, l’élève qui n’a pas un comportement adapté en classe et qui s’écarte d’un certain « conformisme ». Deuxièmement, une justification par l’environnement familial de l’élève en lien avec l’origine de ces manifestations, justification qui mène à la considération d’un facteur variable plus facile à dénoncer et à remettre en cause. Les enseignants finissent par mettre en avant la faiblesse du contexte familial, caractérisée par sa culture ainsi que par son niveau socio-économique, qui explique l’écart entre la famille et l’école, et qui définit l’origine des difficultés.
L’encrage de l’origine sociale et culturelle
39Après avoir fait état des critères qui permettent aux enseignants de constater la difficulté scolaire puis d’expliquer les prémices de son origine, ce chapitre tente de déceler les causes émanant de ses manifestations, afin de présenter les justifications de son origine. A ce point de la réflexion, la difficulté scolaire se manifeste en majorité par une insuffisance de l’élève à se mouvoir dans le système éducatif – ceci principalement par l’adoption de comportements qui conduisent à perturber le bon fonctionnement de la classe, ou au contraire, à se rendre invisible aux yeux de l’enseignant. Toutefois, nous savons également que les causes de ces manifestations ne se rattachent ni au système scolaire, ni à l’élève. L’origine des difficultés semble être environnementale ; plus précisément familiale, culturelle et ethnique. Pour les professionnels, définir la difficulté implique la mise en avant de ce qui est divergeant par rapport à une norme (à savoir, la manifestation en classe de la difficulté), alors qu’en rechercher ses causes implique de considérer des éléments extérieurs aux aptitudes et attitudes des élèves et de l’institution. A nouveau et telles qu’elles sont illustrées par l’extrait suivant, les justifications répondent ainsi de trois caractéristiques mises en évidence jusqu’à présent :
Une imputation externe des difficultés, qui soulage les professionnels au travers de l’acceptabilité de la conduite de leur enseignement et surtout de son avancement selon les directives institutionnelles et le plan d’étude.
Le constat d’éléments « perturbateurs » qui sont propres au comportement de l’élève et qui démontrent ses attitudes et aptitudes « déviantes » en classe.
Le report de ces explications par des justifications qui se réfèrent au domaine familial de l’élève. Plus précisément, des justifications qui renvoient à la culture et au niveau socio-économique des parents.
Ens 3 : Alors oui, là je travaille dans un quartier qui est quand même plutôt défavorisé où il y a des familles qui sont très éloignées de la culture scolaire et du coup, ils ne sont pas forcément attentifs à ce qui se fait à l’école parce qu’ils ne mettent pas forcément autant d’intérêt… enfin c’est un peu cliché de dire selon les quartier, mais suivant le milieu socio-culturel et du coup euh, j’ai des élèves qui systématiquement ne font jamais leurs devoirs ou ne sont jamais présents pour quoi que ce soit et pour moi c’est parce qu’il n’y a aucun soutien à la maison. Donc ça a un impact et quelques élèves qui sont des très bons élèves dans les classes généralement il y a les parents derrière qui voient avec eux et tout… donc…
Int 1 : Donc la famille a un certain suivi et ils s’assurent que l’élève…
Ens 3 : Après je ne peux pas généraliser… mais… il y a quand même dans beaucoup d’exemples, pas mal d’élèves qui sont en échec et je connais les parents et je sais que ça a un lien ! (F1)
40Cet extrait illustre dûment les explications des enseignants par rapport à l’explication de l’origine de la difficulté scolaire. Pour ces derniers, l’absence de participation des familles – au sein de l’école ou encore pour le travail de leur(s) enfant(s) – désigne en grande partie les raisons qui engendrent la difficulté des élèves. En questionnant les professionnels sur les raisons qui les conduisent à justifier ces explications, nombreux sont ceux relevant la « pauvreté » de l’environnement : une langue maternelle autre que le français, les problèmes familiaux (dont feraient partie les divorces répétés ou la vie en famille monoparentale). Tel que l’illustrent les extraits suivants, c’est cette pauvreté sociale qui conduit au désengagement ou au sur-engagement parental.
Ens 4 : Exactement. Alors moi j’ai différentes classes, je vois des petits et des grands, et puis je vois que souvent y’a des soucis de vocabulaire, rien que dans la consigne, ils n’arrivent même pas à faire l’exercice parce que la consigne est mal comprise, y’a des mots clés qui pour nous sont évidents et… voilà c’est peut-être lié à ce qu’on disait, au milieu familial, la pop. [ne finit pas le mot], voilà tu sens que y’a vraiment un problème de vocabulaire.
Int 1 : Mais ils parlent français ?
Ens 4 : Ils parlent français en l’occurrence, mais dans les choses affinées un peu, certaines consignes dans certains exercices, elles ne sont peut-être pas forcément faites pour que ces gamins ils comprennent non plus, des fois c’est un peu trop subtil au niveau du vocabulaire, des double-sens, des choses comme ça, ils peuvent partir complètement dans un truc…
Int 1 : Donc une mauvaise compréhension et une mauvaise interprétation de la consigne ?
Ens 4 : Ouais, mais souvent lié à un manque de vocabulaire sur plein de choses. (F2)
Ens 2 : Oui et je veux juste rajouter par rapport à l’implication des parents, moi dans le quartier y’a des parents qui veulent vraiment beaucoup s’impliquer, après y’a aussi la manière, c’est ça le truc, genre aider pour les devoirs en donnant les réponses, ou alors il dit qu’il faut lire des livres et il lui met un livre dans les mains, donc c’est aussi la manière, mais des fois c’est pas comme c’est fait à l’école donc du coup, ça les aide peut-être mais pas forcément pour l’école. Mais il y a des parents très investis aussi dans mon quartier. (F2)
41Il est à noter que certains enseignants attribuent occasionnellement la cause des difficultés au système scolaire. Comme le dévoilent les deux extraits suivants, la justification de la prise en charge des élèves en difficulté dès leur entrée à l’école, le décalage entre les exigences des programmes en lien aux compétences de l’élève et le manque de collaboration au sein même de l’équipe pédagogique ont parfois été énoncés.
Int 2 : D’accord, et vous, vous attendez ça, parce que vous avez des tout petits vous deux, vous attendez ça d’un élève qui va rentrer à l’école aujourd’hui, qui puisse justement tenir un crayon ou des choses comme ça ? Ça fait partie de vos attentes ?
Ens 1 : Ben ça peut faire partie, mais c’est que y’a une telle différence en fait, dans une classe entre certains élèves, que c’est pas toujours facile, d’adapter les choses, et y’a aussi une grande différence parmi les écoles du canton, par rapport à ce qu’on te demande de faire, parce que en 1P on a des objectifs, on a des méthodologies, on doit faire beaucoup d’évaluations, on doit en faire beaucoup trop d’ailleurs, donc c’est très difficile pour nous de nous adapter, de trouver une manière de faire. Moi, je n’ai pas spécialement des attentes, si la majorité des élèves entraient en 1P avec telle capacité, telle compétence, ben voilà on s’organise en conséquence, mais comment peut-on travailler avec la nouvelle méthodologie de lecture que j’aime beaucoup, avec des enfants à qui on a rarement lu une histoire, qui ont un vocabulaire pauvre, parce que c’est vrai que les élèves qui ont des difficultés à l’école ils ont des mauvaises représentations et un vocabulaire pauvre. (F3)
Ens 1 : Mais moi je voudrais juste dire que ce que je trouve dommage, c’est que souvent quand t’as des 1P, t’as peu d’appuis parce qu’on consacre toujours ça pour les plus grands et c’est dommage car je trouve qu’en 1P, c’est une des années qui est tellement importante, parce qu’un élève qui commence avec des difficultés, ben il commence mal le pauvre et comme vous dites il va traîner ses difficultés, alors que si on l’avait vraiment aidé au début, on pourrait vraiment… moi je vois des choses à faire avec des élèves de 1P, mais qui serait surtout des choses par rapport au comportement, par rapport aux habitudes, de travail, toutes ces choses-là qu’on devrait travailler avec les élèves, ben une fois que c’est acquis, les apprentissages ça roule, ils peuvent progresser. Bon, y’a toujours des enfants qui ont des soucis cognitifs ou comme ça mais autrement, on voit chez les enfants que ceux qui arrivent pas à apprendre c’est ceux qui ont des difficultés de comportement.
Int 1 : Et donc le temps qu’on passe à s’occuper du comportement c’est du temps perdu pour les apprentissages alors ?
Ens 1 : Alors, je ne dirais pas que c’est du temps perdu, mais il faudrait mettre plus d’énergie pour réguler ces problèmes de comportement, enfin tout ce qui a trait au métier d’élève en fait, et on a pas de moyens… moi je vois j’ai eu deux années vraiment difficiles, avec des gros cas, d’ailleurs y’en a un qui doit aller en spécialisé, et quand on est dans une classe comme ça avec beaucoup d’enfants qui ont des difficultés de comportement, y’a pas la régulation qui pourrait se faire dans une classe où t’as moins d’enfants en difficulté de comportement donc là on a besoin d’aide et justement on en a pas, comme c’est des petits ben c’est à nous de nous débrouiller. (F3)
42Néanmoins, comme le souligne Ens 1, ces justifications apparaissent quelque peu euphémisées : « mais comment peut-on travailler avec la nouvelle méthodologie de lecture que j’aime beaucoup, avec des enfants à qui on a rarement lu une histoire, qui ont un vocabulaire pauvre » (F3). Effectivement, Ens 1 justifie la difficulté de l’enfant par la pauvreté de son milieu familial, qui l’empêche d’acquérir les codes linguistiques socialement valorisés. Bernstein (1975) définissait déjà ce phénomène comme l’existence au sein d’une même langue de plusieurs codes et de plusieurs systèmes d’expressions dépendants des rapports sociaux existants. Dans une même société, dotée d’une langue unique et commune, il existe pour cet auteur des groupes sociaux dont les langages sont suffisamment différents pour rendre compte de relations sociales spécifiques. L’apprentissage du langage est simultanément l’apprentissage d’une structure sociale, d’une hiérarchie et d’une place occupée par l’individu. Nous pouvons inférer de l’extrait précédent que les différentes formes du langage – et la difficulté scolaire qu’elles impliquent – ne peuvent pas être associées à des caractéristiques individuelles et ne peuvent pas se référer au fonctionnement d’une institution. Ces caractéristiques sont en conséquence sociales, culturelles ou ethniques et déterminent en amont la possibilité ou l’impossibilité de la réussite scolaire. Ainsi, il est difficile d’attribuer à des incapacités individuelles (incapacités à comprendre, incapacités à s’exprimer à l’écrit ou à l’oral, absence de maîtrise du langage, etc.) ce qui relève du fonctionnement même de la structure sociale, plus exactement de l’institution scolaire.
43Si un individu est considéré comme doué ou intelligent, c’est parce qu’il comprend le code utilisé. Le rôle de son intelligence se borne à lui permettre d’user au mieux des possibilités offertes par le langage socialement légitimé (Léger, 2000). Dans l’extrait d’entretien précédent, les enfants à qui l’on aurait rarement lu une histoire auraient un vocabulaire pauvre et ne pourraient pas être considérés comme doués ou intelligents. La considération du phénomène se fait par l’estimation de la position de l’élève et de sa famille en rapport à celle (dominante) occupée par le groupe de référence : le corps professoral. Pourtant, dans les faits, ces enfants ne partagent pas les outils qui permettent d’accéder à ce langage socialement déterminé. Le linguiste et sociologue américain William Labov (1972/1978) s’est attaché à démontrer que, contrairement à la conception de Bernstein (1975), le langage des catégories populaires permet autant que les autres d’exprimer les informations nécessaires, mais sous des formes différentes. Ainsi, l’enseignant propose une explication culturaliste et ethnocentrique de l’origine de la difficulté des élèves.
44Les explications de l’origine des difficultés renvoient manifestement à des facteurs externes. Les enseignants finissent par expliquer les dérives du système par l’insuffisance des relations familles–école, par le manque de définition du rôle de chacun, par la mise en évidence d’« un langage de classe » propre à un groupe social (Bernstein, 1975), ou par un sentiment d’impuissance face à des familles démissionnaires (Payet & Rufin, 2012). Même si les enseignants s’essaient à la justification des causes de la difficulté scolaire par des caractéristiques imputables au système éducatif, ils expliquent son origine par des facteurs environnementaux, et plus exactement, par des carences éducatives parentales. Les justifications qui prédominent se réfèrent au rôle que les familles incarnent ou n’incarnent pas.
45A ce moment de l’analyse, il est important de comprendre pourquoi les enseignants usent de ces justifications pour expliquer l’origine des difficultés scolaires. C’est au travers de l’ouvrage majeur de Bourdieu et Passeron (1964) que l’on trouve les prémices d’une réponse. En effet, les auteurs démontrent une composante essentielle de l’échec scolaire par le déshéritement d’un savoir-faire pourtant indispensable de par les attentes du système scolaire. La massification et la démocratisation de l’accès aux études, « en multipliant le nombre d’élèves en échec […], a provoqué une prise de conscience de l’extrême difficulté à laquelle les élèves issus de catégories sociales habituellement exclues de ces niveaux d’enseignement étaient confrontés » (Hussenet & Santana, 2004, p. 23). Par cette prise de conscience sociologique, les professionnels se référent rapidement à des justifications prouvant cette inadaptation socio-culturelle pour expliquer – perversement – l’origine des difficultés des élèves. Autrement dit, pour se défendre du malheur de ces familles, les professionnels se déculpabilisent de cette charge. Ils disent être conscients de l’importance de la relation familles–école, de la richesse de la multiculturalité des élèves, des difficultés de certaines familles à comprendre un système scolaire fortement complexe, tout en externalisant la responsabilité de l’échec sur des parents culturellement pauvres, non-participatifs et souffrant de lacunes dans la façon d’éduquer leur(s) enfant(s).
Ens 1 : Au-delà du partenariat, c’est aussi appliquer ce qui a été décidé, à l’entretien par exemple, parce qu’à beaucoup d’entretiens, on dit qu’il faudrait faire un bilan à l’OMP [Office médico-pédagogique], on donne les coordonnées, et nous on peut pas intervenir, c’est aux parents de, libre à eux de consulter ou pas, et ils disent qu’ils vont le faire, ou rien que des répétiteurs, ils disent qu’ils vont faire appel mais ils le font jamais. Il y a le fait de paraître à l’entretien, je vais caricaturer la chose mais des fois on a l’impression d’être au théâtre, où le parent dit oui à tout, mais derrière ça suit pas. Donc nous on essaie de donner des pistes, mais si derrière y’a une espèce de contradiction, entre ce que font les parents et ce qui a été discuté, ben là on est coincés.
Int 2 : Donc le partenariat, mais plutôt des familles qui rentrent en discussion avec vous ou bien qui acceptent ce que vous leur proposez ?
Ens 5 : Ben là j’ai un exemple un peu spécial, c’est une gamine qui a tous les dys., on fait tout le temps des réseaux avec plein de monde, et j’étais scandalisée parce que les parents, « là, franchement elle y arrivera jamais », et du coup j’ai dit mais « à quoi ça sert qu’on se casse la tête à tout ça ? », donc partenariat c’est bien beau, mais y’a aussi la confiance que y’a derrière. (F2)
46Cette responsabilité est déchargée – et par surcroit celle de l’institution – en désignant des aspirations parentales faibles ou encore basées sur des théories psychologisantes. Le conflit de loyauté, la référence aux théories des classes et la reproduction sociale bourdieusiennes sont énoncés pour justifier cette pauvreté parentale, car ces notions scientifiques seraient fondées sur des « bases évidentes » considérées comme irrévocables (Vandenbroeck, Roets, & Geens, 2014).
Ens 1 : Moi je trouve qu’ils n’arrivent pas parce que, ça a avoir avec, moi je dirais le mot habitus, leur manière de vivre et de fonctionner de penser, et qui est quand même différente de ce qu’on demande à l’école, et y’a un décalage, ils y arrivent pas même avec toute la bonne volonté. (F3)
Ens 3 : Je vais juste répondre à ce que tu dis ! Par rapport aux familles que tu as en REP, je ne sais pas, je n’y suis pas. Mais tu me diras. En général, les familles souhaitent que leurs enfants fassent mieux que les parents eux-mêmes. Donc, il y a une pression parce qu’eux se dévouent et le but c’est que mon fils ou ma fille fasse ça ! Et après, ces enfants-là, eux-mêmes, à un moment donné il y a un conflit de loyauté ! Avec leur propre famille, et se mettent des barrières, surtout les filles, et vont se dire, non mais, je ne peux pas faire ça… parce que je ne sais pas, je suis de telle culture, et dans ma culture on ne fait pas ça ! Je ne donne pas de nom, mais enfin… il y a un conflit de loyauté et ils ont la difficulté à faire plus…
[Le group acquiesce]
Ens 3 : Même si… potentiellement, ils pourraient aller faire des maturités, uni et tout ça, mais ils se mettent en conflit de loyauté. Et il y a ça, parfois dans des familles où les gamins veulent être mieux que leurs parents, c’est vrai, et après ils se mettent eux la barrière eux-mêmes. Parce que aller à l’uni c’est un défi et il faut être, avoir le… ce n’est pas seulement avoir un bon apprentissage mais c’est aussi oui on veut faire des études et là, si la famille ne suit pas, et elle ne dit pas ok… vraiment à fond et encourage, l’enfant lui-même va se mettre une barrière.
Ens 4 : Mais il y a aussi souvent des enfants qui se disent qu’ils n’ont pas le droit de dépasser leurs parents.
Ens 3 : Oui, c’est le conflit de loyauté.
Int 2 : Vous pensez que les enfants pensent vraiment à tout ça ?
Ens 3 : Oui… […]. (F4)
47Pour finir, ces discours reposent sur des idées préconçues et de sens commun, qui ne parviennent que difficilement à expliquer la complexité de la difficulté scolaire. Par la mise en exergue d’un discours établissant des facteurs qui justifient des causes issues de l’origine culturelle, sociale et ethnique des élèves, les professionnels font preuve d’une certitude à englober le fondement du problème, parmi des explications attestant le principe même de l’inégalité des chances face à la réussite scolaire (Mottet & Bolzman, 2009). On oserait presque émettre l’hypothèse que certaines pédagogies à visées interculturelles finiraient par être affectées de nombreux « effets pervers » (Boudon, 1977) dans leur usage social. Ces pédagogies favoriseraient l’égalité, mais engendreraient finalement l’inégalité, risquant ipso facto de cristalliser certains élèves dans des catégories inaltérables. Mais là n’est pas le questionnement.
L’enseignant face à la difficulté scolaire
48Il est inévitable, à cette phase de la réflexion, d’orienter le questionnement sur l’enseignant en tant qu’acteur éducatif. N’est-il pas lui aussi touché par la difficulté scolaire ? Pour appréhender différemment cette question, il devient pertinent de porter l’analyse sur la place de l’enseignant, lui-même confronté à cette problématique. A l’heure où le modèle républicain universaliste20 s’efforce de convaincre de ses bons fondements, qu’en est-il de la vision des acteurs face à ce système ? Les enseignants sont-ils « battants » ou au contraire « découragés » face à la difficulté scolaire ?
49L’analyse des entretiens en groupe focalisé révèle le sentiment de perplexité des professionnels face à la difficulté scolaire. Ceux-ci semblent submergés par la question du « comment faire » pour remédier au problème. Mais, l’issue est moins réjouissante : les enseignants paraissent découragés, parfois même déçus des résultats de leurs pratiques, et considèrent avoir perdu d’avance cette lutte.
Ens 4 : Moi j’aurais tendance à dire que… enfin c’est ce que moi j’ai vu ! Dans certaines écoles, dans les remplacements dans les stages et cette année, les bons élèves, ils restent bons… c’est un peu triste à dire mais… même s’ils ont en face d’eux quelqu’un d’incompétent, ils auront quand même des bonnes notes ! En général ! Ensuite il y a toujours du cas par cas ! C’est l’impression que j’ai ! donc du coup, cela ne veut pas dire qu’il faut être incompétent… mais c’est juste que… après il y a des tas de choses qui sont intrinsèques à l’élève et si l’élève ne se sent pas bien, qu’il est allophone, qu’il a des troubles dys… ou pas, en avance, en retard, tout ça c’est des choses qui sont propres à lui et il y a toutes les influences du milieu familial donc tout ça, moi je regrouperais tout ce qui est autour de l’enfant comme ça… et je pense, je ne veux pas dire que s’il est mauvais élève, c’est forcément de sa faute, je ne veux pas dire ça. Mais simplement, je pense qu’un mauvais élève, c’est quelqu’un qui ne cadre pas dans le moule scolaire ! Qui est quand même un moule ! Du coup, ce n’est pas forcément de sa faute, mais oui…je n’ai pas l’impression qu’on puisse sauver tout le monde non plus ! (F1)
50Le sentiment de fatalité, de résignation et d’impuissance face à cette problématique semble dépasser le potentiel d’action des professionnels. La confrontation constante à la difficulté des élèves les amène à organiser leurs pratiques de manière plus circonscrite et efficace. Ces derniers finissent par catégoriser de manière récurrente le public en difficulté, certes pour mieux cerner les difficultés, mais ce faisant, ils catégorisent puis stigmatisent les élèves. En effet, les discours des enseignants s’appuient sur la description d’attitudes typiques et relatives à des caractéristiques individuelles, voire personnelles des élèves. Ces manifestations leur paraissent représenter des facteurs distinctifs de la difficulté scolaire.
Ens 5 : Alors déjà ce n’est pas facile parce qu’il a changé d’école, je l’ai reçu en octobre, il a été changé d’école à cause de son comportement, et là ça continue, et moi j’ai eu la mère au téléphone, et mon duettiste veut pas que je vois le père, car il soupçonne que le gamin subisse des violences donc… Et c’est un gamin qui est brisé, il n’a pas de repères, tu vois son bureau il est en cheni, il a aucune organisation, et j’essaie de l’aider, je lui fais des plannings, étape par étape, mais y’a rien qui se passe.
Ens 1 : Moi j’ai le même cas dans ma classe, c’est un élève qui a pas de repères, qui a rien, sa mère l’a ramené quand il avait sept ans ici, puis du coup il a pas fait l’école dans sa langue maternelle, puis il est complètement perdu, et il
Ens 4 : C’est typique d’Amérique du Sud ça.
Ens 1 : C’est exactement ça ! Il vit dans des situations qui sont désastreuses, et au début de l’année il passait quarante-cinq minutes, mais il était absent, il était là, physiquement, mais absent. (F2)
51A la surface d’un discours reflétant certaines caractéristiques intrinsèques des élèves, on pourrait se laisser une nouvelle fois méprendre par une justification de nature individualisante, où chaque cas serait singulier et atypique. Or, comme relevé dans les chapitres précédents, l’analyse des discours des enseignants fait ressortir a contrario une récurrence des comportements énoncés. Les attitudes et les traits caractéristiques de chaque élève sont liés à des comportements types, et déterminent des catégories d’élèves définies. Au travers d’un discours singulier, c’est une généralisation des comportements et de leurs manifestations en classe qui est constatée. La redondance de l’exposition des enseignants aux difficultés des élèves engendre cette généralisation, qui se fonde finalement sur des stéréotypes principalement culturalistes et ethniques. Au sens de Goffman (1975), on parlera d’une stigmatisation qui discrédite la représentation des élèves et de leurs difficultés aux yeux des autres. L’élève en difficulté reste définitivement à l’image d’un groupe dont il porte le stigmate. Il est repéré, car il renvoie lui-même l’image des stéréotypes qu’il éprouve – parfois avant de les éprouver. Cette image stéréotypée renvoie aux explications de ses difficultés, et ceci indéfiniment…
La culture scolaire
52L’école reste un lieu particulier, étrange pour certains, où la tomate est un fruit, appeler la maitresse c’est surtout se taire et lever la main, être autorisé à satisfaire ses besoins intimes nécessite d’en parler publiquement. C’est un monde singulier qui peut avoir des similitudes avec le monde familial, mais parfois n’en a que peu, voire aucune. L’école reste artificielle, socio-historiquement construite, où l’entièreté des préoccupations et des contraintes passent par la notion d’apprendre (Passerieux, 2007). A l’école, on ne joue pas aux Playmobil comme on y joue à la maison. A l’école, on joue pour apprendre alors qu’à la maison on joue pour s’amuser. L’élève n’est pas libre, mais contraint par le milieu et les conditions qui lui sont imposées. Ainsi, les codes et les manières de faire qui régissent le monde scolaire sont construits sur des valeurs, un système précis et décontextualisé de son environnement extérieur. Simplement, de par sa forme stabilisée, l’école définit un espace de transmission des savoirs et d’attitudes sociales et morales qui suppose le contrôle des connaissances (Vincent, 1994).
53Alors, qu’est-ce que la culture scolaire21 ? Elle peut être considérée comme l’imposition d’un système de valeurs et de normes propres à l’institution. Elle est génératrice d’un sens spécifique, commun aux valeurs de l’institution, et donne une signification formelle à l’action, tout en se basant sur un sens commun directif et expectatif d’un agir précis. Fondamentalement, la culture scolaire contient implicitement et explicitement des missions éducatives, des finalités, des valeurs, une vision de l’enfant, de l’élève, du citoyen ainsi que des conceptions de la connaissance et des savoirs (Durkheim, 1990 ; Forquin, 1989, cité par Levasseur, 2012). La culture scolaire définit les rapports souhaitables devant exister entre l’individu, l’école et la société, et dresse un profil de l’élève idéal dans un contexte social donné (Levasseur, 2010, cité par Levasseur, 2012).
54Néanmoins, cette culture scolaire n’est pas à penser comme un concept stable et figé. Bien au contraire, même si cette conception postule un certain conservatisme, l’école – et sa culture – sont en constante évolution. Effectivement, l’école invente, transforme ses pratiques et essaie parfois de s’accommoder à son public. Mais derrière ce dynamisme expressif se cache l’écho affadi et dénaturé de la véritable culture historique, nationale, linguistique et citoyenne. L’école porte les spécificités de son histoire au travers de ses normes, valeurs, références et pratiques absolues. Ce sont majoritairement ces spécificités et la dynamique de son affiliation historique qui font de la culture scolaire un concept mouvant et multiforme (Chartier, 2001).
55La culture scolaire offre une multitude de définitions dont on évitera la liste. Recentrons le questionnement sur les représentations de la difficulté scolaire des enseignants au regard de cette culture scolaire et de ses effets sur les élèves. D’après Chervel (1998, cité par San Martin & Veyrunes, 2012), l’école est agent d’acculturation. Elle défend l’adaptation et la modification des individus face à leurs modèles culturels originaux. Elle n’écarte pas la diversité, mais prône la ressemblance au travers de sa finalité d’instruction certes, mais particulièrement par un discours socialisateur, accompagné d’un ensemble d’effets non désirés. D’une autre manière, « la culture scolaire, à proprement parler, serait toute cette culture acquise à l’école, qui trouverait dans l’école non seulement son mode de diffusion, mais aussi son origine » (Chervel, 1998, p. 197). Toutefois, la culture scolaire illustre également un euphémisme caractéristique d’une justification publique des éventuelles difficultés scolaires. En effet, notre étude révèle que les enseignants usent de ce concept pour euphémiser la mission cachée de l’école, qui consiste, dans une certaine réalité, à transmettre des justes valeurs culturelles, à transformer les élèves et à opérer une sélection sociale.
56Pour comprendre ce que représente cette culture scolaire pour les professionnels, il est nécessaire de détourner la réflexion sur la culture. Comme relevé, il n’est pas de culture scolaire sans culture sociale. Par ailleurs, le constat de cette distinction des plus élémentaires rallie ces deux conceptions. D’une part, celui d’une culture allouée à l’établissement, qui édicte des règles sociales, des pratiques et morales. D’autre part, une culture sociale, historique et diachronique, qui implique l’appropriation et la transmission d’un héritage culturel (Arendt, 1972). Comme le distinguent les extraits suivants, la culture scolaire représente un diptyque fusionnant les connaissances et les pratiques scolaires, qui tirent leurs origines de la croyance, de la morale, du droit ou encore des cultures représentatives des habitudes sociales.
Ens 3 : Disons qu’il y a différents domaines, en fait la culture scolaire c’est comme la culture d’entreprise, c’est quasiment indéfinissable parce que ça englobe, « est-ce que y’a un croissant à côté de la machine à café », tout comme la façon dont on parle aux clients, l’école c’est pareil, la culture scolaire elle a plusieurs versants, alors y’a tout le côté de comment on prend la parole, mais y’a tout le côté aussi de, relever de manière autonome l’information, poser la question, chercher dans un dictionnaire, etc., et certains sont proches de la culture scolaire sur certains domaines, et d’autres ont une sorte de moyenne où on considère très arbitrairement que l’élève est plus ou moins en adéquation avec la culture scolaire.
Ens 2 : Oui la culture scolaire c’est le carnet, les quatre croix qu’il faut mettre dans respect de la vie, l’école, tout ça. (F2)
Ens 1 : Moi je pense que la culture scolaire c’est en lien avec l’habitus des personnes, c’est-à-dire que, nous on habite Genève, on a un habitus bien particulier, enfin des habitudes de vie, des habitudes de penser, des représentations, enfin pour moi c’est tout ça, donc tout ça, on le transmet à nos enfants dans notre vie quotidienne, et vu que l’école elle est organisée par des gens qui ont cet habitus-là, et des enseignants qui ont cet habitus-là, ben tout est transmis et tout est organisé pour une certaine manière de fonctionner, de penser, de se représenter les choses, ben tout par exemple, tu sais que, t’as entendu dire que c’est bien de lire une histoire tous les jours, je sais qu’avec mes filles y’a pas une fois où j’oubliais de leur lire une histoire avant d’aller se coucher, et peu à peu elles ont pris l’habitude d’écouter, un enfant qui n’a jamais écouté une histoire, il ne saura pas ce que c’est écouter, puis il aura pas eu de plaisir parce que c’est en faisant les choses qu’on a du plaisir, si t’écoutes une histoire pour la première fois tu vas peut-être trouver ça ennuyeux, tu dois attendre, tu dois pas bouger, tu comprends pas, y’a pleins de mots que tu comprends pas, et aussi tout le langage, nous on utilise un langage particulier, avec une connotation derrière puis souvent d’où tu viens ça veut pas dire pareil et puis tu connais pas les mots, puis dans ta tête tu ne vois pas les mêmes images et ça c’est tellement important pour les petits. (F3)
57De la dépendance entre une culture scolaire érigée au reflet d’une culture sociale dominante, on retient d’un point de vue théorique, la Kultur au sens allemand et la « Culture » au sens anthropologique (San Martin & Veyrunes, 2012). Le sens allemand renvoie à une conception proche de ce que les enseignants définissent comme culture scolaire. La Kultur est associée à l’accumulation progressive de savoirs, ayant comme aboutissement la transmission – par les enseignants. La culture scolaire détient de ce fait une valeur absolue. Différemment, la « Culture » renvoie à l’acquisition – individuelle – de la culture transmise, qui par juxtaposition, forme la culture sociale (Morin, 2011). La culture scolaire invoque la volonté de transmission, alors que la culture sociale la disposition d’acquisition. C’est donc au travers de cette complémentarité que l’on soutient la définition avancée par Rocher (1968), comme distinctive de celle la plus proche des représentations enseignantes :
La culture est un ensemble lié de manières de penser, de sentir et d’agir plus ou moins formalisées qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent, d’une manière à la fois objective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte (cité par San Martin & Veyrunes, 2012, p. 3).
58Dans cette définition, la culture scolaire renvoie à la nature humaine et ce qui la compose : dimensions cognitives et affectives notamment. Cette culture renvoie également à une idéologie de partage de valeurs. Elle est la répartition individuelle de la culture qui – par ce partage – regroupe une pluralité de personnes. Néanmoins, comme le dévoile l’extrait ci-dessous, ce qui détermine la caractéristique principale de la culture scolaire reste son caractère formalisé, qui s’accorde à faire suivre des pensées, des règles ou encore des rituels précis et imposés.
Int 1 : D’accord, et justement qu’est-ce qui caractérise un élève qui est proche de la culture scolaire ? Ou éloigné ?
Ens 4 : Ben c’est celui ou celle qui a pour moi intériorisé les règles. Arriver à l’heure à l’école, lorsque la cloche sonne se mettre en cortège, ne pas trop déranger quand on est dans le cortège, arriver dans son vestiaire, poser sa veste, mettre ses pantoufles, entrer en classe, respecter le rituel de l’enseignant, s’asseoir à son pupitre, c’est tout ça. (F3)
59Alors, encore une fois, qu’est-ce que la culture scolaire ? De ce développement, on retient qu’elle correspond à un ensemble de connaissances, de valeurs et de manières de penser légitimes, fondées en raison, en justice et en équité de leur transmission. Ce caractère transmissif, édifié sur une représentation interprétative de la société qui nous entoure, octroie au monde scolaire sa dynamique, qui se fonde sur l’imposition – dite partagée – de règles formalisées et légitimes. L’école parait recevoir de la société une mission cachée d’acculturation de la jeunesse : elle s’en acquitte par la mise au point de contenus éthiques et de morale enseignables (Foray, 1999), qui finissent par s’exprimer sous le nom de « culture scolaire ».
La culture scolaire dans l’école
60La culture scolaire étant présentement définie comme un concept issu de l’interprétation enseignante partagée, réfléchissons sur son « application » et sa « transmission » en classe. On comprend jusqu’à présent que cette idéologie tire son origine de la croyance, de la morale, du droit ou encore des cultures représentatives des habitudes sociales acceptables. Néanmoins, éloignée de son contexte, cette définition peut paraitre abstraite, confuse, voire inexacte.
61Commençons par explorer le caractère transmissif et les vertus qui découlent de la culture scolaire. Pour les professionnels, quelles sont les finalités de ce transfert culturel ? Un premier constat se reporte aux nombreuses références énoncées par ces derniers, quant à l’importance des interactions en classe, qui apparaissent aux premiers abords, normées de règles partagées. Néanmoins, on note rapidement que les bons échanges, entre enseignants et élèves, paraissent avant tout se référer à une quantité d’implicites importants. Par exemple, les professionnels sous-entendent qu’ils attendent du cours dialogué 22 de l’aptitude à comprendre les consignes ou encore des perceptions réciproques, des attentes définies et communes qui étayent l’investissement mutuel (Altet, 1994).
Ens 2 : Comprendre ce qu’on attend de lui, y’a pas que le côté fonctionnel, comprendre ce qu’on attend de lui, quand on donne un travail il sait tout de suite ce qu’il va devoir faire parce que y’a déjà quelque chose qui a été fait
Ens 4 : En lisant la consigne, anticiper le pourquoi du comment, pouvoir se projeter, avoir les connaissances pour faire des liens, se projeter dans l’exercice en ayant mobilisé tout ce qu’il a appris.
Ens 2 : Et celui qui peut faire tout ça il est en adéquation avec ce qu’on attend, avec la culture scolaire.
Ens 4 : C’est tous ces implicites qui pour lui sont complètement explicites et intériorisés, c’est intérioriser les attentes scolaires. (F3)
62Ce sont ces bonnes relations, accompagnées de règles résultant de cette culture scolaire, qui valident, autant pour l’enseignant que pour les élèves, l’attitude adéquate à adopter en classe. Par surcroit, cette attitude définit les rapports, mais également les aptitudes des élèves et leurs capacités à rentrer dans la tâche. La compréhension partagée des élèves, au travers de ces règles implicites, qui édictent la conduite et la posture adéquates selon chaque situation d’apprentissage, donne de la stabilité aux enseignants. Stabilité offerte par l’écho de la pérennité de la configuration des leçons et de l’attitude – majoritairement comportementale – des élèves, qui prouve leur investissement dans les activités – et a fortiori leurs difficultés. Pour les enseignants, la formalisation en classe de la culture scolaire se glisse sous un construit culturel informel, qui tire parti de la culture de la classe ainsi que du bon sens de l’enseignant. C’est la dynamique répétée des interactions, de leurs régulations, des réprimandes et des sanctions, qui révèle aux élèves – mais encore faut-il que ces derniers y aient accès – la juste appropriation des règles, des attentes et des éléments de cette culture. En se référant à la définition théorique de la culture scolaire développée précédemment, on retrouve deux éléments essentiels de la culture scolaire : l’action qui permet la formalisation et l’application ; le partage des règles qui légitime sa transmission. Pour les professionnels, ce sont en majorité ces éléments qui engagent une appropriation des principes qui composent la culture scolaire (Rocher, 1968, cité par San Martin & Veyrunes, 2012).
63Néanmoins, l’analyse plus détaillée des entretiens permet de mettre en évidence un troisième élément : la correspondance aux programmes. L’évolution des plans d’étude 23 et l’applicationnisme qui en découle ont transformé la culture transmise (Pastré, 2011). Ainsi, l’enseignement est aujourd’hui régi par de nombreuses injonctions institutionnelles qui le contraignent – en dépit de l’hétérogénéité sociale et culturelle des élèves, de la réflexion ou de la prise de risque – au partage unanime de la définition d’une culture scolaire stable qui contrecarrerait un certain « désordre social » (Durkheim, 1898 ; Vibert, 2011).
Ens 4 : En gros ta question c’est si on veut du standard ? On nous pousse de plus en plus à avoir du « tu rentres dans la case ou tu ne rentres pas dans la case ». Et tu veux savoir s’il y a des familles qui sont prétéritées par rapport à ça ? Alors bien sûr, puis je pense qu’à X. [école de quartier favorisé] ils seront plus dans une norme qui est la norme scolaire, qui rentre plus dans les cases des attentes, et puis en REP c’est d’autres familles, d’autres populations, et c’est juste des milieux sociaux qui sont hors case, à la base, qui ont leurs coutumes, leur culture, qui sont très éloignés de l’école, 8h, enfin rien qu’au niveau des horaires et du coup forcément ça crée un truc à deux vitesses donc après y’en a toujours qui s’en sortent et c’est tant mieux, qui arrivent à accrocher vu leur souplesse et leur état d’esprit, mais ça demande quand même du coup. (F3)
64Au regard de cet extrait, la mission de l’école parait évoluer davantage vers des finalités qui consistent à lutter contre le risque d’une dissolution sociale. Ces finalités orientent la représentation qu’ont les professionnels des difficultés scolaires vers le raffermissement d’une identité relative au consensus culturel commun (Borne, 1996), mais peu partagé. Par conséquent, la représentation paradoxale des professionnels prouve, d’une part, une acceptation des différences24. Mais, d’autre part, leur impraticabilité en classe dévoile le caractère problématique de cette réalité avec force. Le travail enseignant – et la lutte contre la difficulté scolaire – s’enferme dans une inlassable description d’un malaise professionnel, où l’abondance d’attentes normatives émises par l’institution prime sur toutes autres explications. A l’épreuve des nouveaux curriculums et de la rapidité des transformations sociales, les enseignants paraissent embrouillés par les nouvelles formes de « désordre scolaire » (Barrère, 2002b). Ils en cherchent irrévocablement les causes du côté des familles, de la différence culturelle ou de la non-acculturation des élèves à la culture scolaire. Concrètement, la difficulté scolaire s’explique par l’écart des familles à la culture scolaire. Cet écart prouve leur manque d’héritage et leur incapacité d’appliquer et de transmettre cette culture.
65A partir de ce constat, la culture scolaire se comprend à la fois comme un outil de contrôle social, sensé amener les élèves à adopter des conduites conformes aux règles légitimement prescrites et aux modèles établis assurant la cohésion éducative, et comme un outil de détection de différences nocives25 ; de détection des difficultés scolaires.
Ens 4 : Dire « si vous devez faire vos devoirs c’est parce que… plus tard vous allez avoir des exigences que vous devrez… respecter ». Et je pense que l’environnement familial peut favoriser ou non cette culture là… en fonction de s’ils l’ont comprise ou pas ! Mais…
Int 2 : Est-ce qu’il est important de la comprendre pour réussir sa scolarité ?
Ens 2 : Cela arrive beaucoup chez nous ! Vous parliez beaucoup de réflexions qui sont… se font en termes de relation familles–école… donc rencontrer ces parents qui sont… qui n’ont pas l’habitude de l’école et qui n’ont pas la connaissance de cette culture scolaire et des attentes. Essayer de faire en sorte qu’ils prennent plus conscience et donc que le dialogue soit plus facile, sous-entendu que la réussite de leurs enfants, donc de nos élèves, soit la meilleure possible. Il y a quand même cette idée derrière que si on ne maitrise pas la culture scolaire et les attentes de l’école, où alors qu’on les communique mal, ça va péjorer la réussite des élèves. Comme on attend une certaine norme au niveau de la réussite. (F4)
66L’établissement d’un lien unique plutôt que multidimensionnel afin d’expliquer la difficulté scolaire laisse quelque peu dubitatif à ce stade de la réflexion. La transmission de cette culture scolaire ne peut que difficilement constituer le seul facteur majoré de l’explication de la difficulté scolaire. Difficulté qui ne peut pas être essentiellement expliquée par la non-transmission – ou la transmission illégitime – de la dimension culturelle familiale, car elle reste fondamentalement constitutive des relations sociales et culturelles concrètes, dont l’enfant fait l’expérience – à l’école ainsi qu’au sein de sa famille – et qui construisent l’être social attendu. Pourtant, pour les enseignants, le lien irrévocable entre réussite scolaire et origine culturelle continue de former une évidence.
67La différence culturelle ne serait-elle pas finalement la réciproque de l’externalisation de la difficulté enseignante de conformer les élèves au cadre scolaire et de ce fait, de simplifier et faciliter leurs pratiques ? Comme relevé précédemment, l’analyse des entretiens permet le constat d’une forte tendance à justifier les causes de la difficulté scolaire par l’état d’une non-acculturation des élèves à la culture scolaire et par conséquent, d’un éloignement culturel des familles. Mais, au travers de ce constat, on décèle des justifications une nouvelle fois euphémiques, qui trouvent une voie résumant l’incapacité – dite intrinsèquement individuelle – des apprenants à rentrer dans « leur métier d’élève ».
68Par conséquent, pouvons-nous parler de « métier d’élève » et en quoi consiste-t-il ? Dayer définit ce concept « comme l’ensemble des compétences de base qu’un élève doit avoir pour atteindre les objectifs fixés par les systèmes scolaires et les plans d’étude, en répondant aux demandes d’un enseignant » (cité par Perrenoud, 1996, p. 7). Toutefois, cette définition semble différente de celle partagée par les professionnels interrogés. Pour ces derniers, le métier d’élève – dans son idéal – repose davantage sur la dévotion de l’élève pour son métier, afin de répondre du mieux possible aux diverses attentes des professionnels. En conséquence, le désir de l’enseignant de faire respecter le cadre scolaire se traduit par l’évitement de la moindre résistance des élèves et par l’application inconditionnelle des règles de la classe. D’une manière plus générale, le « métier d’élève » se rapporte à une configuration minutieuse de l’agir des élèves en fonction des intentions de l’enseignant et de son bon sens (Perrenoud, 1996). Le bon élève est celui qui exécute le bon métier. Ainsi, il lit, écrit, regarde, comprend, apprend, respecte, apporte du sens et s’adapte aux nombreuses exigences de son enseignant, le tout dans une relation constante aux attentes scolaires implicites auxquelles il ne s’identifie pas forcément.
Ens 4 : Mais ça justement je trouve qu’un élève qui a compris où l’enseignant veut aller, c’est quelqu’un qui est complètement dans son métier d’élève qui fait exactement ce qu’on attend de lui, « on », l’enseignant j’entends, maintenant si l’enseignant il est transparent et que c’est une mauvaise chose, c’est une autre question, mais l’élève qui a compris ce que l’enseignant attend de lui, c’est qu’il a compris comment répondre à une question, il a compris le moule de l’école et du coup ça va être un bon élève même si ce n’est pas forcément ce qu’on attend de lui. (F1)
Ens 1 : Donc oui, vous parlez surtout au niveau politique d’établissement, l’enseignement, mais il y a aussi la culture scolaire au niveau des attentes sur l’élève, dans son métier d’élève, selon une norme donc par norme, on entend une norme de comportement et d’apprentissage, on leur demande de bien se tenir, de respecter le règlement de classe, le règlement de l’école, et en même temps de réussir ce qu’ils font, donc les apprentissages. (F1)
69Au travers de ce constat qui détermine l’agir scolaire, l’enseignant se retrouve une nouvelle fois balancé entre l’idéologie libératrice, tolérante, égalitaire, laïque des valeurs de l’école et une volonté dissimulée de l’institution – quasi utilitariste – de promouvoir une conformité des élèves, une sélection et un élitisme social. On s’accordera sur l’interprétation de ce phénomène comme définissant d’une part la conséquence d’un corps enseignant fatigué, qui se retrouve dépossédé de ses capacités d’action, isolé dans sa conscience et anxieux de son avenir professionnel. D’autre part comme le constat d’un décalage entre une formation libératrice de conscience et une institution contrôlante, qui engendre le paradoxe entre une dualité morale et un épuisement éprouvé par les enseignants.
Ens 2 : Même si l’université se démarque pas mal des attentes de l’institution ! Et que la formation universitaire actuelle elle est très basée sur beaucoup de… d’empathie, d’élève au centre, etc. Je n’ai pas l’impression que ce que nous demande l’institution est en lien un minimum avec la formation que l’on a reçue ! La formation… elle n’est pas du tout dans ce côté… et d’ailleurs cela dépend aussi des bonnes notes et de ce genre de choses. Et face à une institution cadrante et la formation… peut être qu’elle a évolué depuis qu’on est sorti, mais… c’est clair que c’était une formation un peu…
Ens 1 : Réflexive…
Ens 2 : Oui très métacognitive, très intéressante, mais… qui ne colle pas du tout avec ce que l’institution nous demande de faire… mais elle reste intéressante. (F4)
70Les professionnels paraissent faire ce qu’on leur demande, plutôt que d’appliquer ce qu’ils semblent être en droit de faire. Exposés à l’évolution d’une institution qui se veut dans la lancée d’un « productivisme scolaire » (Perrenoud, 1996), ils se retrouvent contraints d’appliquer des stratégies – dont celle d’imposer la culture scolaire – afin de répondre aux programmes, aux standards ou encore aux comparaisons internationales, les incitant à « serrer la vis » en classe.
71Pour terminer, au regard de cette culture scolaire, de son application et de sa transmission, il est inévitable de s’apercevoir que les élèves en difficulté se trouvent dans une situation, encore et toujours, des plus complexes. Privés d’espace, de possibilités de jouer avec les règles ou tout simplement de manœuvrer la culture qui leur est imposée, ces derniers paraissent quasi condamnés à l’échec. Les attentes des enseignants semblent tellement fortes que la question d’une réussite scolaire des élèves les moins fidèles à leur métier parait déraisonnable. A l’heure où les sciences sociales s’interrogent plus que jamais sur l’origine et les raisons de l’échec scolaire, la réflexion du dosage entre pression et laxisme de l’institution scolaire et des acteurs qui la composent peut certainement aider à lever ce tabou, et peut-être commencer à dépasser les problèmes. Mais, dans cette attente, contentons-nous d’en faire l’état et d’en accepter la critique.
Le handicap de la distance culturelle
72La culture scolaire est à la fois un outil de contrôle social et de détection des différences. Par la validation implicitement partagée – entre enseignant et élèves – des attitudes 26 à adopter en classe, le professionnel s’offre, par l’usage conceptuel de cette culture scolaire, d’une part une stabilité quant à l’avancement de son enseignement, d’autre part une échappatoire qui externalise la responsabilité de l’échec des élèves, par le constat d’une distance culturelle handicapante. L’analyse des entretiens montre que cette distance, caractérisée par l’écart entre la culture scolaire et la culture familiale, est pour les enseignants une des explications de la difficulté scolaire. L’identification d’une divergence face à deux cultures – particulièrement relevée chez les familles de classes populaires – démontre l’importance de la distance culturelle dans la relation pédagogique qui, de surcroit, déterminerait la réussite ou l’échec des élèves. L’extrait suivant illustre cette interprétation.
Ens 2 : Bizarre, vous auriez dû prendre un bon petit Suisse !
Int 1 : Cela aurait changé quelque chose ?
Ens 2 : On n’aurait pas du tout… on aurait moins parlé de l’environnement etc… Après c’est clair que là on sera dans une famille qui en fonction de… n’aura peut-être pas cette fameuse culture scolaire qui… que l’on a parlé tout à l’heure. Ce qui est assez le cas chez les familles albanaises où elles sont un peu éloignées de toute manière. Après c’est des généralités qui ne s’appliquent pas à tout le monde bien sûr. Oui peut-être que cela peut expliquer… un des éléments ! Environnement familial faible … mais ! Elle est née à Genève aussi donc elle a tout son cursus… (F4)27
73Le constat de cette distance par les professionnels nous interroge sur leur considération pour la culture différente, divergente voire discordante par ses goûts et ses valeurs en apparence étrangers à ceux de l’école. Néanmoins, au-devant de ce bilan qui traduit l’expression d’une des origines des causes de la difficulté scolaire, la question de la relation de l’école et de ses acteurs aux familles semble nécessaire. L’ébauche d’un questionnement quant à la culture scolaire et au type de socialisation qu’elle engendre paraît inévitable. En entreprenant l’amorce d’une explication de cette distance, nous interrogerons plus précisément le rapport de l’école et des professionnels envers « ces » familles dénommées comme distanciées de la culture scolaire, et nous tenterons de comprendre pourquoi cette distance finit par être handicapante pour les élèves.
74Posons le cadre. La venue de populations d’origines étrangères et d’enfants (d’)émigrés met l’école face à des problématiques qui sont sources de discordes. Les différences entre les cultures familiales et la culture scolaire instaurent le débat autour de l’acceptation d’une culture scolaire adressée et accessible à tous. Autrement dit, l’école se voit-elle impartie du rôle moteur de mobilité sociale ou inversement d’entrave à cette dynamique, susceptible de justifier les inégalités dans la hiérarchie des classes sociales ?
75Jusqu’à présent, les professionnels tirent de cette culture scolaire la légitimation d’un cadre rigide, imposé et façonné d’implicites porteurs d’un double sens. Ce cadre est à la fois formateur dans l’adaptation aux besoins de chacun, mais aussi ordonné et transmissif par le désir de convenir aux besoins de cette culture. Toutefois, l’analyse des discours a davantage orienté la compréhension d’une culture scolaire désirante de convenir, avant tout, aux besoins d’enseignants contraints d’évoluer dans une institution astreignante. La culture scolaire est par conséquent arbitraire. Le manque d’adaptation des familles ou leur méconnaissance ne peut que prouver l’évidence d’un handicap supplémentaire, qui entrave la réussite des élèves. En effet, si les enseignants accordent autant d’importance aux devoirs, à la ponctualité et plus largement aux nombreux procédés caractéristiques d’attitudes adéquates en classe et relatives au métier d’élève, comment un élève qui ne lève pas la main pour prendre la parole, qui s’absente trop longtemps aux sanitaires ou ne sait même pas où se trouve le jet d’eau de Genève peut-il trouver un sens dans cette culture, et à la suite de quoi envisager la réussite de sa scolarité ? Pour les enseignants, l’élève en difficulté et sa famille sont éloignés des normes culturelles, ce qui les empêche de partager la bonne expérience scolaire.
Ens 3 : Alors oui, et non en fait, alors oui parce que y’a les trucs dans le carnet, non parce que les élèves qui s’intéressent à des trucs en dehors de l’école, ça va les aider à l’école, typiquement tu vas faire une leçon de géo, tu parles du jet d’eau et là t’en as que un qui sait, du coup tu vas prendre du temps pour expliquer, alors que finalement, si tu veux boucler ton programme en un an, y’a des trucs c’est implicite qu’ils devraient savoir, ça, ça fait partie de la culture scolaire, implicitement d’aller voir un film, un musée une fois, et ça c’est écrit nulle part, enfin si c’est écrit que les enseignants doivent favoriser ou ouvrir les élèves à la culture, mais plutôt en les emmenant au Grand Théâtre, dans les heures scolaires, et ce qui est fait autour, finalement c’est tout bénéfice. (F2)
76L’école actuelle confronte les enseignants à une réalité particulière ; particulière, car toutes les familles n’ont pas les mêmes attentes vis-à-vis de l’école. Les familles ne préparent pas leur(s) enfant(s) à l’entrée dans le monde scolaire de façon identique et ne suivent pas leur scolarité de la même manière. L’évidence d’un nombre important de cultures familiales en opposition à une culture scolaire unique ne peut que mettre les enseignants dans l’embarras. Comme l’illustrent les deux extraits suivants, force est de constater que cette culture scolaire correspond davantage à la culture des familles socialement plus élevées, faisant de cette dernière une culture légitime de la classe dominante (Perrenoud, 1990).
Ens 4 : En gros, tu es riche, fils d’homme et de… enfin de parents bien éduqués, bien érudits si possible, qui lisent, qui t’ont aidé et te transmettent l’importance de l’école et les valeurs de l’école et de la société que l’école reflète ! Finalement, la classe c’est quand même une microsociété et dans ce cas-là tu as plus de chances d’y arriver que quelqu’un qui n’a pas d’argent, qui n’a pas accès à la culture, la littérature, parce que les parents, ce n’est pas leur centre d’intérêt et que les parents se disent de toute façon, il faut que tu deviennes, je ne sais pas, serrurier parce que tu gagneras des sous alors que si tu fais des études, pendant dix ans, pendant dix ans tu ne gagnes rien ! Donc là, j’ai donné deux exemples comme ça ! Et il a été prouvé qu’en général, les enfants de familles favorisées sont favorisés à l’école ! Donc ça s’est prouvé ! C’est comme ça ! Il y a toujours des exceptions, par exemple, mes parents n’ont jamais fait d’études. Quand je leur ai dit que je faisais le collège, ils m’ont dit, mais ce n’est pas possible… et en fait, je fais du chant classique et mes parents ils regardaient le foot à la TV… Donc il y a toujours des exceptions. Ça c’est clair ! Mais du coup un élève allophone, un élève qui ne parle pas français et qui doit tout d’un coup parler français parce qu’il y a le Français 1 et le Français 2, bah forcément, il est en décalage et en difficulté ! Avec cette culture scolaire. Bah oui parce qu’à l’école, il n’a pas grand-chose de prévu pour les élèves allophones… qu’est-ce que l’on fait ? On leur apprend le français. Donc s’ils ne parlent pas français, bah il est en décalage ! (F1)
Ens 1 : Pour le plaisir tu joues, moi je sais qu’avec mes enfants j’ai énormément joué, mais moi je vois j’ai organisé cette année avec ma collègue, on a organisé des moments de jeu, par deux ils étaient responsables d’un jeu, les parents venaient puis ils jouaient avec les enfants et j’ai une maman qui m’a dit « ah mais moi je ne sais pas jouer je n’ose pas venir », puis je lui ai dit « non mais venez, vos enfants vous expliqueront », et après ils ont eu beaucoup de plaisir, mais pour les parents c’était comme des jouets ces jeux, on a dû faire une présentation pour leur montrer qu’en jouant on apprend énormément de choses. Et voilà, ils ne savent pas, ils n’ont pas l’habitude… (F3)
77Cette croyance et adhésion profonde des enseignants en cette culture pensée comme juste et légitime handicape les familles dites éloignées. Par l’imposition de pratiques différentes de celles des familles, mais surtout par le manque d’informations noyées dans les abysses des non-dits de cette culture, les familles et les enfants – de classes populaires principalement – se doivent de fournir un travail d’accommodation supplémentaire, afin de s’approprier l’école et ses valeurs.
78L’analyse du verbatim des professionnels met encore une fois en exergue une dissension entre un « discours public » et un autre « privé » (Scott, 2009). Un discours de forme qui prône à sa surface l’égalité des chances, par l’intégration de la diversité culturelle ou encore par la pédagogie différenciée dans les classes, mais qui laisse entrevoir le fondement déculturant demandé aux familles, et qui prouve l’inégalité des publics devant l’école (Sabatier, 2013).
Int 1 : Rapidement, est-ce que selon vous, être proche de la culture scolaire, les élèves proches de la culture scolaire ont-ils moins de chance d’éprouver des difficultés scolaires et…
[Le groupe acquiesce]
Int 1 : Et les élèves éloignés de la culture scolaire…
Ens 3 : Oui le plus de chance… donc oui je suis d’accord !
Ens 2 : C’est des tendances !
Ens 4 : Donc à la base, ils sont avantagés !
Int 2 : Alors qu’on dit qu’on veut une école égalitaire pour tout le monde !
[Ens 4 rigole]
Ens 2 : Mais oui, on a fait un cours là sur la différenciation ! L’égalité des chances… je ne sais pas c’était quoi ce cours ?
Ens 5 : Oui égalité des chances, égalité des…
Ens 1 : Donner plus à ceux qui ont moins !
Int 2 : Comment est-ce que vous justement vous appliquez ça dans votre classe, puisque vous dites que vous êtes tous conscients qu’il y a une culture, qu’il faut la respecter parce que vous êtes des professionnels et qu’il faut respecter ça, puisque vous avez des attentes, alors comment est-ce que vous faites dans votre classe pour faire respecter cette norme ?
Ens 1 : On différencie.
Ens 2 : Exactement, la différenciation. D’être proche des parents, de collaborer beaucoup, d’avoir un lien et oui différenciation à fond. (F1)
79Il ressort au premier plan des extraits précédents un engagement réel des enseignants pour faire face à la distance culturelle de certaines familles vis-à-vis de l’école. Ces derniers appliquent une différenciation didactique – plus que pédagogique – avec les élèves pour pallier à ce phénomène. Le hic étant que cette distance devient un problème pour les enseignants eux-mêmes – et a fortiori un handicap pour les élèves – en raison de la part d’investissement et de l’énergie qu’ils consacrent à l’acculturation des élèves aux diverses normes scolaires – cela, bien entendu, pour leur « réussite ».
Ens 4 : Et donc ta question c’était « est-ce que c’est la mission de l’école de faire ça ? ». Je pense que oui, mais, je suis complètement d’accord avec toi, on ne part pas du même stade, du même pied chez tout le monde, du coup c’est notre mission, mais il va falloir cravacher trois fois plus avec certains enfants et du coup la difficulté que peuvent avoir certains enfants vient du fait que justement ils n’ont pas été ou très peu stimulés pour vivre ensemble, respecter des règles, etc. donc oui c’est notre mission, mais la difficulté chez eux vient aussi du fait que notre temps est pas extensible, on prend du temps pour chaque élève, on va les accueillir de là où ils partent pour les emmener plus loin, mais ça créera forcément des différences parce qu’ils partent pas du même niveau. (F3)
80Mais l’ethnicité, ce sont les autres (Payet, 2002). Au lieu de s’y confronter, n’est-il pas plus approprié de façonner ces autres à notre image ? Même si l’universalisme de l’école propose un cadre d’indifférence aux différences, la culture fermée et distanciée ainsi que la cohabitation paradoxale – presque idéaliste – avec les familles reste encore et toujours le centre du problème. Aux dires des professionnels, il faudrait que les familles fassent « ceci et cela » pour que leur(s) enfant(s) aient de meilleurs résultats. Les familles sont soumises à l’application de recommandations éducatives strictes de la part des enseignants, afin que ces familles soient considérées par les professionnels comme proches de la culture scolaire. Mais, au travers de ce brouillage culturel, l’élève se trouve balloté entre l’idéologie individualisante de la singularité de sa personne en classe, celle de la prise en compte de ses différences et du refus de ce qui constitue son identité28.
81En dépit des doctrines qui résultent d’un « discours public » proclamant « la centration sur l’usager, l’attention voire l’adaptation aux contextes locaux » (Payet, 1992a, p. 57), le « discours privé » convainc d’une « distance infranchissable dont la grille ethnicisante constitue une application à la fois ancienne et remise au goût du jour » (p. 57). Par l’évidence de ce « double discours », l’une des problématiques majeures du débat de l’école est une nouvelle fois mise en lumière. Certes, camouflée par un message humaniste, par la modernisation des programmes, des pratiques pédagogiques et didactiques, de rapprochement de la vie pratique (immédiate de l’environnement de l’élève), de l’effacement de la distance familles–école, de la tolérance, du respect ou encore de l’ouverture culturelle, l’école semble au premier abord mettre tout en place pour lutter contre les effets de cette distance culturelle. Mais l’évidence de la réussite prédominante des enfants qui doivent tout à leur culture scolaire face à ceux qui en ont été exclus (Perrenoud, 1990), ainsi que la position paradoxale et dualiste portée par les enseignants à l’égard des publics en difficulté, laissent quelque peu songeur face au message de l’école contemporaine.
82Ne proposons pas le débat redondant de la possible culture élitiste de l’école, de son fondement et de ses effets. Au contraire, essayons de mettre en évidence l’existence de ce discours professionnel élusif qui esquive une croyance en un enseignement démocratisé, qui ne sera pas accessible à tous, mais possible pour tous. Discours qui, par ailleurs, « sature les coulisses de la scène pédagogique » (Payet, 1992a, p. 60) et qui engendre trop souvent la fatigue des enseignants.
38 avenue de la difficulté
83Nombreuses sont les études qui établissent l’évidence d’injustices sociales et économiques qui favorisent l’échec scolaire. Le principal constat qui révèle que les enfants issus de milieux défavorisés réussissent moins à l’école n’apporte que la preuve d’une corrélation entre l’échec et le statut culturel et socio-économique des élèves et de leurs familles.
84Lorsqu’on interroge les enseignants en REP 29 sur leurs élèves, leur discours est le plus souvent globalisant et négatif et un certain nombre d’analyses montre que les élèves de milieux populaires sont fréquemment perçus au travers de représentations très généralisantes, massivement portées par des perceptions déficitaires et misérabilistes et par des explications en termes de « handicap socioculturel » (Monfroy, 2002, p. 35).
85De ce constat, nous sommes à même de mettre en évidence certaines représentations enseignantes qui conduisent à imputer l’origine de la difficulté scolaire aux familles, à leur culture et ethnicité. La mission libératrice de l’école se comprend dès lors davantage en termes d’échec des élèves aux parcours de vie et aux origines culturelles de plus en plus hétérogènes, qu’en termes d’apprentissages et de connaissances. Mais ce système aux limites30 de ses agissements provoque le malaise 31 des professionnels, les conduisant à externaliser la responsabilité de cet échec par des justifications qui s’orientent encore plus sur des raisons culturelles et familiales.
Ens 1 : Et aussi, l’appui souvent c’est par rapport au scolaire, alors on devrait miser sur tout ce qui concerne le métier d’élève chez les petits, mais en le faisant par le biais d’un travail scolaire. Ce qui devrait être important c’est justement ça, et on n’y accorde pas assez d’importance. Je trouve que l’école a changé parce que le scolaire a pris trop d’importance avec les petits, et dans un quartier où y’a autant de difficultés, on ne peut pas faire du scolaire avec des enfants qui ont des préoccupations, qui sont encore attachés à d’autres choses et qui ont d’autres difficultés.
Int 2 : Donc tu trouves que le métier a changé parce que les attentes sont trop élevées par rapport à certaines populations ?
Ens 1 : Oui, mais ça a changé depuis quatre ans, cinq ans.
Ens 2 : Ouais, moi je trouve que ça a été progressivement.
Ens 1 : Moi je trouve que depuis, que j’ai changé d’école et que depuis là, où ils attachent plus d’importance aux évaluations, ben depuis qu’on a déjà une méthodologie de math, une de français.
Ens 4 : Oui parce que la DG [direction générale] elle est à fond sur l’évaluation, sur rendre des comptes, et aujourd’hui on doit rendre des comptes pour tout, et puis y’a des directeurs dans les écoles, avant c’était des inspecteurs, donc y’avait plus de marges de manœuvres parce qu’ils ne savaient pas exactement ce qui se passait dans les classes, ils n’entendaient rien, donc tant qu’ils n’entendaient rien c’est que ça allait, et quand ils entendaient ils venaient voir, et du coup y’avait plus de liberté. Puis avant y’avait pas de notes puis après y’a eu la votation avec les notes, ensuite la demi-bonne, et la société disait que c’était toujours mieux avant, c’est de plus en plus rigide et puis pour avoir des demi-bonnes il faut avoir des barèmes à vingt-deux points, parce que tant de points, ça ne suffit pas donc on est focalisés sur évaluer, comment évaluer, rendre des comptes tout le temps, mais du coup quand on rend des comptes c’est du temps qu’on passe pas à enseigner, et je pense que ce qui est super important c’est d’apprendre à apprendre et aujourd’hui on est plutôt à faire l’exercice, alors qu’au fond on s’en fiche de faire l’exercice, ce qui est important c’est l’objectif, et je pense que ça malheureusement, l’appui chez les grands c’est ça, y’en a qui croulent sous les évaluations et les exercices, et que des fois, avoir le nez dans le guidon c’est se dire au fond qu’est-ce qu’on veut, et on veut que les élèves ils sachent comment apprendre, comment faire et quel est l’objectif derrière mais ça, ça perd un peu parce qu’on a plus le temps parce qu’on est sur rendre des comptes tout le temps. (F3)
86A la vue de ces extraits, c’est le contexte social d’un « Etat-providence » (Vandenbroeck, Roets, & Geens, 2014) qui, par ses compétences d’ordonnateur social, se doit d’assurer une panoplie de fonctions au bénéfice de ses citoyens, tout en garantissant au mieux la réussite de la mission scolaire : celle de la réussite de tous les élèves, qui se voit affaibli. Par la création de zones prioritaires – REP dans le canton de Genève – l’Etat parait repousser la lutte contre l’échec scolaire dans des zones territoriales. C’est en partie le constat de cette relation entre l’échec scolaire et la famille qui conduit à la considération de l’ensemble du milieu dans lequel l’échec se produit, à savoir : l’école, son environnement et plus précisément son quartier.
87Le quartier est une caractéristique potentielle pour expliquer l’origine de la difficulté scolaire. D’une part, ce dernier se rattache à la dimension délimitée géographiquement et socialement par la nature de ses résidents. D’autre part, il représente une construction de l’Etat, dans le sens où il circonscrit une zone d’urbanisation édifiée de toutes pièces. Le paradoxe entre l’écart culturel de la population des quartiers (en comparaison à la culture scolaire) et la volonté de regrouper cette population semble intéressant à soulever. Dans les extraits suivants, on relève une tendance des enseignants à expliquer l’origine de la difficulté scolaire en invoquant la zone territoriale où se trouve l’école.
Ens 4 : Donc si on reprend ce que disait [Ens 3] au début, en gros…le soutien des parents face au travail est important, d’une manière ou d’une autre. Après ce n’est pas toujours le cas. Moi j’ai vraiment ajouté que ce qui est important, c’est le dialogue, le discours des parents, familles–école, dans le sens où justement, dans un quartier méga-défavorisé, où les familles ont vraiment beaucoup de peine, comme des élèves turcs ou portugais, en fait pour eux, l’école c’est hyper important et c’est vrai que… (F1)
Ens 4 : Et c’est un problème assez récurent suivant les quartiers, moi je suis dans un quartier donc [X], ben qui est plus entre guillemets défavorisé, après je suis à [Y]…
Int 2 : Tu vois une différence ?
Ens 4 : Ah y’a une monstre différence. [Y] c’est un quartier beaucoup plus favorisé. (F2)
88Les caractéristiques de la population qui fréquente les établissements scolaires prennent le devant sur l’école elle-même. Celle-ci est école au travers du public qui la compose. Plus en détail, par le milieu socio-économique et culturel des familles des élèves qui la fréquente. Néanmoins, c’est la puissance des stéréotypes fondés sur la notion de quartier et constitutive de la population de l’établissement qui reste étonnante. Taxée d’avoir des élèves en difficulté, en instabilité familiale ou en échec scolaire, l’école se condamne à une mauvaise réputation. Cette réputation se justifie dans la majorité des cas par l’absence d’investissement parental, par l’insuffisance des rencontres familles–école ou encore par l’indifférence des familles face à la scolarité de leurs enfants. Globalement, le quartier et sa population désarment l’école face à la conséquence du déterminisme social qui y apparaitrait. C’est parce que l’école est dans « ce » quartier que la difficulté scolaire existe. Et il reste difficile, voire impossible de faire différemment.
Ens 4 : Moi souvent les problèmes que j’ai au niveau du vocabulaire c’est que déjà, à l’intérieur de la famille, même dans leur langue y’a peu de vocabulaire, je fais des entretiens avec des parents et tu sens que, dans sa langue, y’a peu de mots en fait, alors c’est lié à certains quartiers, mais le dialogue il est très court même avec leurs parents dans leur langue en fait, entre les parents et les enfants, par exemple je sais pas, le gamin albanais, alors je connais pas l’albanais mais t’as l’impression que y’a peu de mots, peu d’échanges, et puis c’est typique dans l’expression écrite, après ça posera pas forcément problème en math mais dans l’élocution, déjà c’est pas que lié au vocabulaire du français, dans sa langue aussi où y’a peu de… c’est des rapports où vraiment t’as l’impression que c’est basique, après c’est peut-être, sans vouloir, je sais pas… mais tu sens que c’est difficile souvent. (F2)
89La notion de quartier conduit – par la fatalité de l’échec territorial – à des raccourcis interprétatifs. Le jugement des professionnels exerçant dans ces quartiers permet, par exemple, d’évaluer la qualité de la maitrise de la langue maternelle de l’élève et de ses parents, alors qu’eux-mêmes ne parlent pas cette langue. La langue est perçue comme inférieure au français, même si les enseignants en assument l’ignorance. Toutefois, la corrélation quartier–échec engendre le jugement qui exprime l’origine des difficultés scolaire de l’élève. C’est donc les qualités du public scolaire, se reflétant au travers de la population du quartier, qui offre aux enseignants des situations complexes se traduisant par la difficulté scolaire des élèves. Plus catégoriquement, c’est cette particularité nolens volens de considérer le quartier comme l’évidence de la distance culturelle et sociale qui offre d’une part la légitimité de justifier la position dominante de l’école et d’autre part de disculper l’irresponsabilité de l’institution face au problème, car finalement celle-ci n’est que le miroir de son quartier.
Ens 3 : Alors oui, là je travaille dans un quartier qui est quand même plutôt défavorisé où il y a des familles qui sont très éloignées de la culture scolaire et du coup, ils ne sont pas forcément attentifs à ce qui se fait à l’école parce qu’ils ne mettent pas forcément autant d’intérêt… enfin c’est un peu cliché de dire suivant les quartiers, mais suivant le milieu socio-culturel. (F2)
90Il devient dans l’intérêt dans enseignants de tenir pour responsables les parents, à cause des nombreuses caractéristiques qui les stigmatisent. Mais, en fin de compte, cette responsabilisation parentale, culturelle, sociale et ethnique suggère l’intériorisation, chez les professionnels, des inaptitudes et des incapacités éducatives des familles. L’incompétence des parents est partie prenante de l’environnement dans lequel « ces » familles évoluent.
91En soi, il n’est presque plus surprenant de concevoir cette « violence symbolique » (Bourdieu, 1997) éprouvée par les familles de ces quartiers défavorisés dans leur rapport à la domination de l’école et de ses normes. Si les enseignants exposent aussi prestement l’appartenance des élèves à leur quartier, qui détermine en partie l’origine de la difficulté scolaire, comment les habitants de ces quartiers pourraient trouver de la considération et de la reconnaissance dans une terra incognita qui ne reste que difficilement décryptable ?
92En admettant que l’école et ses acteurs prennent la responsabilité de l’échec, car l’élève est sensé y être transformé et que cette transformation doit être utile à sa future citoyenneté et à son devenir en société, nous pourrions développer une compréhension de la difficulté scolaire au-delà d’une opposition purement dogmatique, dans laquelle le fondement incontestable de l’école tend à faire réussir tous les élèves (Delignières, 2006). Pourtant, la conception de l’échec scolaire – et donc de l’origine des difficultés – se réfère avant tout à l’élève, et est justifiée au travers de son environnement familial, culturel, social, ethnique, mais aussi géographique, plutôt qu’à une responsabilité scolaire, institutionnelle, voire aux capacités intrinsèques de l’élève. L’espoir du dépassement de ce paradigme, qui représente des visions irréconciliables et divisées, nous incite à penser qu’il y a urgence d’avancer. Urgence qui se trouve dans le dépassement d’un « discours public » compassionnel à l’égard des démunis et d’un « discours privé » (Scott, 2009) qui rabat la quasi-totalité des problématiques scolaires sur des responsabilités familiales (Ben Ayed, 2009).
Dans les quartiers populaires, l’édifice de notre collège unique se fissure dans ses fondements affichés d’égalité et d’excellence. Il produit de la souffrance, non seulement pour ses élèves les plus fragiles – qui vont graduellement avoir le sentiment qu’il ne sert à rien de rentrer dans la course puisqu’elle est perdue d’avance –, mais également pour leurs enseignants, parfois impuissants face à des missions qu’ils perçoivent comme de plus en plus difficiles.
Nous ne sauverons pas le collège unique si nous n’avons pas le courage politique de nous attaquer à la contradiction dans laquelle il se trouve aujourd’hui : celui d’être à la fois un lieu d’accueil pour tous les publics, avec une grande hétérogénéité sociale et scolaire, et un lieu de sélection chargé de faire émerger une élite, qui suivra ensuite les meilleures filières du lycée et de l’enseignement supérieur. Un lieu où chaque enfant est censé trouver sa place, mais où il fait l’expérience de la compétition. (Dubet & Paris, 2009)
93A l’institution et ses acteurs de sortir d’une disqualification scolaire qui devient la conséquence des désavantages locaux liés à la culture des populations. Il parait pressant de s’affranchir de cette vision qui externalise les raisons de l’échec et met au second plan la responsabilité de l’institution scolaire et de ses acteurs. Pour revenir à la notion de quartier et d’externalisation des responsabilités, nous notons une aspiration – idéale – de l’institution scolaire d’« ouvrir les portes de l’école », mais a contrario, un discours enseignant qui reflète la nécessité de « fermer l’école » pour la protéger du danger de la société extérieure et des risques qu’elle présente32. Lorsque l’école et ses acteurs se sentent menacés33 par l’environnement proche, que cela soit au sein de l’institution ou à l’extérieur, cette dernière renforce les barrières matérielles (murs, grillages, clôtures virtuelles, dispositifs humains), mais aussi celles incarnées par une série de normes, de règles, de conventions et de codes (mettre les élèves en cortège, interdire le port de la casquette dans l’enceinte de l’école ou encore normaliser avec précision certaines pratiques, telles que se lever pour accueillir un adulte) qui marquent clairement la frontière désirée. Par ce processus, l’école exige un niveau de coupure différent en rapport de la distance socio-culturelle existante vis-à-vis de la société extérieure, le tout justifié par une attitude d’évaluation des risques, qui promulguent la réussite des élèves. Un conflit fondé sur la différence dans l’opposition entre l’école et son environnement direct s’installe. L’école impose encore une fois à ses usagers des caractéristiques contraignantes, tout en proclamant le rapprochement.
94Le degré de cette fermeture se révèle différent par la comparaison des justifications des professionnels, fondés sur la localisation géo-socio-culturelle de l’école ; en bref, selon le public relatif au quartier. Les professionnels qui exercent dans des écoles de campagnes – dites de niveau favorisé – semblent moins sentir la nécessité de définir des frontières, dans le sens où l’environnement immédiat est moins menaçant par son caractère socio-culturel proche. Inversement, les enseignants d’écoles de périphéries – dites défavorisées – éprouvent la nécessité de déterminer des frontières claires, afin de se protéger du danger de la différence socio-culturelle directe avec la société extérieure.
95La question de la contradiction entre les buts déclarés et réels de l’institution (Goffman, 1968) problématisent d’autant plus la responsabilité parentale, dont le stigmate du quartier contribue à la déresponsabilisation de l’école et de ses professionnels. Les enseignants semblent se retrouver dans un rapport de force, bousculant l’idéologie idéaliste de l’école et de ses buts face à la réalité de son environnement immédiat. Cette position place les professionnels dans un dilemme fondé sur la contradiction de l’ouverture de l’école, mais en même temps de l’évitement des intrusions – à risque – symbolisées par l’affirmation matérielle et morale des séparations avec le monde extérieur.
96Au final, la question de l’école, des enseignants et de leur rapport à l’environnement social et urbain fait apparaitre deux postures. Premièrement, une posture idéale d’ouverture sur le public et sur les familles, qui se construit sur des projets pédagogiques intégratifs jusque dans la gestion de l’établissement. Deuxièmement, l’évidence d’un discours enseignant qui prouve les bienfondés des idéaux scolaires, de ces principes moraux et éducatifs, établissant à peu de choses près l’exclusivité du rôle de l’école et de la complexité de s’ouvrir à son monde extérieur. Toutefois, « face à des “échecs” répétés avec les familles étrangères, la connivence avec les parents français34 peut être ressentie comme d’autant plus “reposante” » (Payet, 1992b, p. 96). Ainsi, « quelle place pour les acteurs locaux dans cette perspective » (Payet, 2002, p. 40), si l’optimisme philosophique est à sa base déjà perverti ?
La représentation de la difficulté scolaire : une réflexion critique
97Cette partie se conclut par le constat évident d’un « double discours » des enseignants. Constat qui met en avant divers faits précis, concrets et observables en classe, où le repérage d’un écart vis-à-vis de certaines normes scolaires conduit les professionnels à qualifier les élèves ne répondant pas aux attentes de l’école comme se retrouvant en difficulté scolaire. Plus exactement, un « double discours » faisant référence à un « discours public » (Scott, 2009) qui met en valeur les logiques, les bénéfices et la bienfaisance de la lutte contre l’échec scolaire que propose l’institution, au revers d’un « discours privé » (Scott, 2009) énonçant l’origine des causes de la difficulté des élèves du fait d’un écart vis-à-vis des normes scolaires, de la culture, du niveau social ou encore du quartier des familles des élèves. Ce sont en premier lieu les familles qui sont responsables du retard et des lacunes de l’élève face aux attentes de l’école. Cela rend le travail difficile et délicat pour les enseignants qui se doivent de combler ce retard, afin d’amener les élèves à répondre aux objectifs et aux compétences de fin d’année, faisant surgir un sentiment de lassitude et de fatigue vis-à-vis de cette lutte.
98Nous relevons aussi que le comportement problématique des élèves fait référence à un cadre normatif dans lequel l’élève doit s’inscrire au sein de la classe et de l’école. Il est attendu des enfants qu’ils respectent certaines normes explicites, telles que les règles de vie de l’école et de la classe, mais également d’autres normes implicites. L’école attend par exemple d’un élève qu’il participe en classe et soit actif, sans avoir à le lui dire ; qu’il ait un comportement adapté à la vie de son école et de sa classe, sans s’écarter des conduites attendues. Ce sont les attitudes problématiques qui démontrent en classe l’état de la difficulté scolaire. Elles se traduisent par deux types de comportements :
Les élèves discrets, perdus et repliés sur eux‑mêmes.
Les élèves turbulents et qui dérangent la leçon par leur trop grande agitation.
99Néanmoins, dans les deux cas, les élèves sont en souffrance et présentent un mal-être au sein de l’école et de leur classe. Il s’agit ainsi d’une exemplification d’attitudes et de comportements déviants et perturbateurs utilisés pour expliquer les raisons de la difficulté en classe.
100Les enseignants renvoient systématiquement les causes et les raisons de la difficulté scolaire à l’origine culturelle, sociale et ethnique des élèves. Si un élève est trop turbulent ou trop calme en classe, c’est de la faute de ses parents et de leur culture. Nous relevons une stigmatisation au sens de Goffman (1975), basée sur des stéréotypes trop souvent culturalistes, puisque l’élève qui éprouve des difficultés devient le représentant d’une communauté dont il porte le stigmate.
101Il est également intéressant de constater que les professionnels reportent sur leur école, en soulignant le quartier dans lequel cette dernière se trouve, l’explication des difficultés scolaires des élèves. Le constat d’un échec scolaire territorialisé en référence à la notion de « culture scolaire » permet aux enseignants de considérer les élèves éloignés comme ayant plus de chances d’éprouver des difficultés scolaires – les élèves éloignés vivant dans les quartiers les plus défavorisés. Comme les familles connaissent peu les codes et normes de l’école, il devient plus difficile pour elles, et surtout pour les élèves, de s’acculturer à la culture demandée. Dès lors, les élèves qui – avant même de rentrer à l’école – n’ont pas acquis cette culture (précise et abstraite en même temps) se voient en situation de handicap ; leurs attitudes finissent par déterminer les difficultés qu’ils éprouvent en classe.
102Enfin, nous retenons de ce premier chapitre que pour les professionnels, l’environnement familial, l’origine culturelle, l’ethnicité ainsi que le milieu socio-économique des familles découlent de la proximité ou de l’écart de ces dernières à répondre aux attentes de cette « culture scolaire », plus exactement aux normes de l’institution scolaire et de l’école fréquentée par leurs enfants. C’est cette inadéquation qui rend les élèves déficitaires et qui les conduit à éprouver de la difficulté. Et c’est parce qu’ils éprouvent des difficultés que les causes, les raisons et la responsabilité sont renvoyées à la famille, et ceci indéfiniment.
Notes de bas de page
13 Ensemble des élèves qui diffèrent les uns des autres par leur origine socio-culturelle, ethnique, géographique ou religieuse, leur âge, leur sexe etc., et qui constituent le public scolaire auquel ils appartiennent.
14 Il convient de préciser que peu de différences sont relevables entre les deux profils d’enseignants, à savoir : ceux exerçant leur première année d’enseignement et ceux effectuant leur métier depuis dix ans ou plus. Au sein des deux groupes d’enseignants, la représentation de la difficulté scolaire est de même nature. Toutefois, les justifications quant à celle-ci sont variables. Les enseignants exerçant leur première année d’enseignement justifient leur représentation sur la base de l’expérience de leurs collègues en plus de la leur ; les enseignants exerçant depuis au moins dix ans justifient majoritairement leur propos sur leur propre expérience. Par ailleurs, les réponses aux différentes questions ont été équivalentes d’un focus group à l’autre et les explications concernant l’origine des causes de la difficulté semblent se regrouper.
15 Que l’on peut associer au discours public.
16 Les enseignants font référence à des exemples précis tels que la non-réalisation des devoirs ou les mauvais résultats scolaires.
17 A savoir : écoles REP, de niveau socio-économique moyen et favorisé (annexe A, tableau 5).
18 Que l’on peut renvoyer au discours privé.
19 Il est à noter que ces composantes sont similaires à celles utilisées pour le questionnaire à choix hiérarchisés (v. annexe B).
20 Le modèle républicain universaliste renvoie ici au modèle idéologique genevois, qui puise son inspiration du modèle français. Il fait référence aux plans de gestion des différences face à la persistance des difficultés. La laïcité, l’égalité et le mérite en sont les valeurs dominantes, tirées des représentations enseignantes et constitutives de ce modèle. La pensée directrice souligne le désir d’assimilation aux valeurs communes de la République (genevoise) et souhaite la disparition des particularités individuelles (Akkari, 2007).
21 La culture est aussi définie comme un « système de représentations qui, en le contextualisant, donne cohérence et signification au vécu collectif et individuel. Les cultures ne diffèrent pas par leurs contenus, ou pas tellement, mais bien plutôt par la manière d’organiser ces contenus, de les associer et de les hiérarchiser » (Doutreloux, 1990, p. 56).
22 A l’inverse du cours magistral, le cours dialogué se base sur une transmission des savoirs régie par l’interaction maître-élève. Il se définit comme un format de la « pédagogie active » basé sur l’enchaînement de questions de l’enseignant, de réponses des élèves et de l’évaluation de l’enseignant, qui permettent l’enrôlement des élèves dans les tâches attendues (Barrère, 2002a ; Veyrunes & Saury, 2009).
23 Cette caractéristique a été principalement relevée par les enseignants exerçant depuis dix ans et plus.
24 En référence aux grandes valeurs humanistes (égalité des chances, des apprentissages, politique d’inclusion éducative).
25 Cette dimension culturelle est relevée par les enseignants pour expliquer la non-adoption par les élèves des conduites conformes aux règles de la classe.
26 Nous tenons compte de l’attitude au sens large, englobant des capacités d’ordre pédagogique comme comportemental des élèves de se fier aux prescriptions des enseignants.
27 Cet échange eut lieu après la discussion sur le « jeu de rôles » : les enseignants viennent d’apprendre que la famille dont l’élève présentait des difficultés scolaires est d’origine albanaise (annexe D).
28 Une école de banlieue interdira plus couramment le port de la casquette ou du training qui renvoie à la culture du « monde extérieur ». Par ce procédé, elle supprime certains attributs valorisés au sein de la société socio-culturellement éloignée, détachant les élèves de leur monde et affirmant la frontière entre l’univers spécifique de l’institution et celui de son environnement proche. Cet exemple montre l’opposition entre la culture imposée par l’institution et son code face à la socialisation vécue par les élèves de l’extérieur.
29 Réseau d’enseignement prioritaire.
30 Les limites définissent la difficulté de lutter contre l’échec scolaire.
31 En référence aux injonctions institutionnelles et bureaucratiques ayant évolué ces dernières années, aux contrôles exercés par la hiérarchie ainsi qu’au manque de reconnaissance de la pratique des enseignants, qui empêcheraient les professionnels d’effectuer « leur travail librement ».
32 Nous notons que ce type de discours est davantage relevé chez les professionnels des écoles de milieux défavorisés.
33 Par « menacé », nous nous référons à l’écart des normes dominantes de l’institution scolaire à celles de la population qui fréquente l’établissement.
34 Nous comprenons par « français », issus de la culture du pays.
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