Introduction
p. 25-29
Texte intégral
1Il est certes propice de s’interroger sur la difficulté scolaire4, mais il est d’autant plus intéressant de le faire au travers du regard des professionnels. Cette recherche conduit à questionner la représentation des enseignants du primaire, concernant les causes et les origines de la difficulté scolaire. A travers l’examen de discours, cet ouvrage favorise l’exploration et l’analyse d’une parcelle de la réalité. Le questionnement se présente comme une étape qui contribue à l’observation d’un état des lieux en vue d’une meilleure compréhension des représentations des enseignants. L’ouvrage tente de considérer la difficulté scolaire de manière plus précise et de mettre en exergue l’attribution de ses causes par les professionnels. L’objet de cette recherche ne s’oriente en aucun cas sur la compréhension de « mécanismes sociaux » en lien avec la problématique, mais sur l’exploration et l’analyse de matériaux, forcément partiels à cette étape de la réflexion. Les questions auxquelles cette étude tente d’apporter une réponse sont les suivantes :
Les enseignants recourent-ils à des stéréotypes, à des préjugés et à des catégorisations afin d’imputer les causes et l’origine de la difficulté scolaire des élèves, et quelles explications prévalent dans leur justification ?
Peut-on faire état d’un « double discours » au sein des propos des enseignants concernant l’explication des causes de la difficulté scolaire ?
Quelle divergence explicative est observable entre le discours privé et le discours public (Scott, 2009), sur l’origine des causes de la difficulté scolaire des élèves ?
L’attribution des causes et l’explication de l’origine de la difficulté scolaire influencent-elles la relation école-familles ? Quelles sont les conséquences de ces influences ?
2Aux abords d’un premier constat, les enseignants repèrent la difficulté scolaire en se basant sur la manifestation de signes problématiques caractéristiques de l’élève5. Ces signes se réfèrent aux mauvais résultats, au retard accumulé, au mal-être de l’enfant, à l’isolement, ou encore à une trop grande agitation, ne justifiant que difficilement l’origine de cette dernière. Néanmoins, la manifestation de la difficulté scolaire ne prévaut pas aux explications de son origine. Les enseignants recourent-ils ainsi à des stéréotypes, à des préjugés et à des formes de catégorisation afin d’en imputer les causes ? Peut-on soutenir que les explications qui en justifient les causes sont liées à des composantes culturelles, sociales ou encore individuelles de l’élève ? Peut-on évoquer la prévalence d’une responsabilité familiale et éducative lorsque l’élève se retrouve en difficulté ? De ces questions et des explications qui s’ensuivent, une divergence est-elle observable selon le contexte dans lequel les professionnels émettent leur discours ? Cette divergence discursive est-elle identifiable entre les « discours privé et public » (Scott, 2009), sur l’origine des causes de la difficulté scolaire ?
3Pour pouvoir aborder ces questions, il est essentiel de comprendre la production des discours – par conséquent les explications des causes de la difficulté scolaire – comme déterminée par les conditions et les dispositions de leur émission. Tirée de l’ouvrage de J.C. Scott, intitulé La domination et les arts de la résistance, l’idée de typologie discursive trouve son origine à travers la notion de « texte public et privé »6. L’auteur isole un jeu de discours spécifique en affirmant que « les pauvres jouaient une partition particulière en présence des riches, et une autre lorsqu’ils étaient entre eux. De même, les riches parlaient de manière différente selon qu’ils étaient devant les pauvres ou bien entre eux » (2009, p. 9). L’attitude des dominés face aux dominants est de ce fait transformée selon la nature des relations, modifiant l’état de leur discours. Scott relève que les acteurs adoptent une posture dans des situations instituées, qui est différentes hors de ces situations de pouvoir. Toutefois, le « texte public » ne représente qu’une dimension du discours constamment confronté à ce qui se dit et se pense en « coulisses ». En effet, l’auteur souligne que
l’analyse des textes cachés des puissants et des subordonnés nous donne accès à une science sociale qui met en lumière des contradictions et des possibilités, qui projette son regard bien au-delà de la surface placide que les accommodements publics à la distribution existante du pouvoir, des richesses, et des statuts laissent souvent paraître. (2009, p. 29)
Tout groupe dominé produit, de par sa condition, un « texte caché » aux yeux des dominants, qui représente une critique du pouvoir. Les dominants, pour leur part, élaborent également un « texte caché » comprenant les pratiques et les dessous de leur pouvoir qui ne peuvent être révélés publiquement. (2009, p. 12)
4De ces constats, Scott souligne que le texte public pousse les sujets à une « théâtralisation de la vie sociale » dans laquelle « dominants » comme « dominés » sont contraints d’adopter un rôle spécifique en correspondance à l’ordre hiérarchique (Beck & Burnouf, 2010, p. 228).
5Trois types de discours peuvent être mis en évidence. Le premier, appelé « discours public », se définit comme conforme à une idéologie représentative des lois assignant les buts énoncés ouvertement par une institution à destination des personnes extérieures à celle-ci. Ce type de discours symbolise les finalités déclarées d’un système. L’énonciateur, pris dans les filets de son contexte, ne peut que difficilement s’écarter des normes imposées. On appréhende au travers de ce discours initial que la représentation de la difficulté scolaire et la justification de ses causes est délimitée par des méthodes recommandées, voire imposées, régissant l’action énonciative. De ce « discours public » découle un autre type de discours défini comme « privé ». Ce dernier est caractérisé par un contexte énonciatif au sein duquel l’énonciateur incarne un acteur de l’institution. Cet acteur n’est plus un agent porteur de parole officielle vers l’extérieur, mais un professionnel qui agit au sein de sa propre institution. Il est considéré dans une hiérarchie qui organise socialement l’institution et agence subséquemment la nature des rapports, des situations et des responsabilités de chacun des acteurs. Ce discours diffère du premier par la composante intra-institutionnelle qui le régit. Dans le contexte de cette recherche, l’enseignant voit son discours et sa représentation de la difficulté scolaire conduits par un contrôle issu de l’institution, influençant ses libertés de paroles, et par conséquent ses justifications concernant l’origine de la difficulté scolaire. Le troisième type de discours, appelé « discours de coulisses », se définit comme « caché », « implicite » et « latent » (Payet, 1995). Il est caractérisé par sa nature « indépendante » qui le délivre de certaines réglementations et attentes normatives. Difficilement observable, il détermine des situations d’échanges – quelconques – entre deux ou plusieurs individus. Par la distinction de cette typologie, il est nécessaire de considérer qu’au sein des différents contextes de production discursifs, la nature des représentations reste variable et les enseignants ont finalement tendance à transformer leur justification de l’origine de la difficulté scolaire.
Notes de bas de page
4 La difficulté scolaire reste un concept complexe et multiforme, aisément repérable mais difficilement explicable. Elle est définie dans cet ouvrage comme un obstacle aux apprentissages de l’élève, en relation avec les attentes des programmes proposés. La difficulté des élèves peut se retrouver sous deux formes principales, à savoir : comportementale et se référant aux disciplines scolaires. La difficulté scolaire peut être persistante au cours de la scolarité ou temporaire. Conceptuellement, la difficulté scolaire constitue la résultante d’une relation entre l’interaction de composantes familiales, sociales, individuelles de l’élève et scolaires. Comme le résume Trottier, la catégorisation « élèves en difficulté » et « élèves en réussite » découle directement du fonctionnement du système éducatif : cette dichotomie est logique dans une institution qui classe et qui sélectionne les individus (1983, cité par Desombre, et al., 2008).
5 Cette notion renvoie au cadre normatif dans lequel l’élève doit s’inscrire au sein de la classe et de l’école. Il est attendu des enfants qu’ils respectent certaines normes explicites, telles que les règles de vie de l’école et de la classe, mais également d’autres normes implicites. L’école attend par exemple d’un élève qu’il participe en classe et soit actif. Ainsi, les élèves doivent avoir un comportement adapté à la vie de l’école et de la classe dans lesquelles ils se trouvent, et cela sans faire écart à une certaine conduite attendue. Dans cette notion de « signes problématiques caractéristiques », les notes des élèves, le retard qu’ils peuvent avoir dans la réalisation des fiches ou encore dans celle des devoirs incomplets ou mal réalisés sont également pris en compte.
6 Les notions de « texte public et privé » se référeront par la suite au « discours public et privé ».
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Des élèves funambules
Être, faire, trouver et rester à sa place en situation d’intégration
Laurent Bovey
2015
Les enquêtes PISA dans les systèmes scolaires valaisan et genevois
Accueil, impact et conséquences
Sonia Revaz
2016
Dites-nous pourquoi « ils » sont en difficulté à l’école
Étude de la représentation de la difficulté scolaire chez les enseignants genevois du primaire
Zakaria Serir
2017
Du genre déviantes
Politiques de placement et prise en charge éducative sexuées de la jeunesse “irrégulière”
Olivia Vernay
2020
Regards croisés sur la réforme du secondaire I à Neuchâtel
Points de vue pédagogiques, points de vue politiques
Kilian Winz-Wirth
2021
Comment susciter la motivation des élèves pour la grammaire ?
Réflexions autour d’une séquence didactique
Sarah Gremion
2021
Rencontrer les parents
Malentendus, tensions et ambivalences entre l’école et les familles
Stefanie Rienzo
2022