Conclusion. L’intégration, un parcours du combattant ?
p. 103-107
Texte intégral
1Dans un processus d’intégration, rien n’est acquis, tout semble fragile et réversible. L’intégration n’est en rien une promenade de santé, mais ressemble plutôt à un parcours du combattant. Les élèves se retrouvent dans une situation paradoxale dans laquelle ils et elles cherchent à la fois à être normaux et normales tout en se heurtant à la persistance du stigmate, issu de longues années d’exclusion scolaire, qui les fige dans une anormalité. Alors qu’ils et elles cherchent une nouvelle place, les élèves reçoivent l’injonction de « rester à leur place ». À la manière de poupées russes, ils et elles empilent les statuts : celui d’« élève en difficulté » ou « handicapé·e », et celui d’« élève normal·e » qui doit rester dans la compétition scolaire et obtenir un certificat. Ils et elles sont donc en permanence en train de penser leur position, leur identité. Ils et elles sont prisonniers et prisonnières d’un autre paradoxe, car d’un côté ils et elles veulent que les enseignant·e·s et les camarades oublient leur stigmate et leurs difficultés scolaires afin de se mêler plus facilement aux normaux et normales et, d’un autre côté, l’absence de prise en compte et de reconnaissance de leurs difficultés, de lieu pour être entendu·e·s les met dans une situation compliquée. Alors que l’intégration ouvre des portes à ces élèves et tente de les récupérer de l’exclusion, elle les (ré)expose au risque d’échouer et de perdre la face. Dans ce contexte, « l’élève-funambule » n’a de cesse de penser ses actions et sa position pour tenir et ne pas (re)tomber. L’intégration et le travail sur soi qu’elle exige demandent une énergie considérable.
2Le constat paraît sombre : l’intégration malmène-t-elle les élèves ? Suite à la lecture de ce livre, il serait aisé pour les détracteurs de l’intégration de reprendre certains arguments à leur compte. Ils et elles pourraient argumenter qu’en sortant ces élèves de leur cocon, on les a mis en situation de vulnérabilité, forcé·e·s d’adopter une attitude difficilement tenable et de remplir un contrat impossible : celui de réussir sans en avoir les moyens. Pourtant, il convient de noter que ce n’est pas l’intégration (ou la réintégration) en soi qui pose problème, c’est l’exclusion – avec le placement en classe de développement – qui est à l’origine de la stigmatisation et engendre les difficultés inhérentes à l’exclusion et… plus tard à l’intégration. C’est en amont que « l’étiquetage des élèves lors de la procédure d’orientation produit des effets durables sur l’identité personnelle de l’enfant, qui en soi nécessitent une réparation… évitable dans le cas de l’école inclusive » (Payet & Rufin, 2012, p. 66). Sans exclusion, l’intégration n’existerait pas. Si ce travail montre effectivement que l’intégration – du moins dans la situation observée – n’est pas la panacée, il est question d’en tenir compte pour rendre l’intégration plus facile. Autrement dit, il s’agit de ne pas voir cet argumentaire comme un travail de sape de l’intégration des élèves mais une réflexion critique sur celle‑ci.
3À l’issue de ce travail, il convient surtout de prendre la parole des élèves au sérieux : malgré les difficultés et la mise en danger de soi que représente l’intégration, les cinq élèves ne retourneraient pour rien au monde en classe de développement. Ils et elles ont beau être critiques et parfois négatifs ou négatives sur leur intégration, aucun·e ne reviendrait en arrière. Être exclu·e est trop stigmatisant, trop coûteux : les difficultés rencontrées lors d’un retour dans le monde « ordinaire » le montrent. En mettant en lumière la légitimité de parole des élèves, cette recherche permet avant tout de montrer leur capacité réflexive sur leur situation et sur le monde qui les entoure. Ces jeunes sont des locuteurs et locutrices habiles, des communicateurs et communicatrices performant·e·s. On a pu le constater dans les nombreux extraits d’entretiens qui jalonnent ce travail : ils et elles jouent avec les mots, ont le sens de la répartie, choisissent leurs termes. Les élèves ne sont par ailleurs pas dupes de leur situation d’intégration, ni de leur avenir. Ils et elles sont loin de n’être que des marionnettes que le système intègre, des individus faibles qui n’ont aucune marge de manœuvre. Au contraire, ils et elles font appel à des ressources considérables pour tenir en situation d’intégration, élaborent différentes stratégies de défense. J’ai relevé quatre figures d’intégration à partir du matériau empirique : « l’idiot », « les cools », « la discrète » et « le solitaire, l’absent », autant de postures, de stratégies pour faire, trouver et tenir sa place dans la classe, dans le groupe. Sans nier la position défavorable dans laquelle ces élèves se trouvent, les entretiens montrent qu’ils et elles sont acteurs et actrices de leur intégration malgré une marge de manœuvre étroite par laquelle faire leur place.
4Finalement, compte tenu de la situation paradoxale, des ressources mobilisées et de la fragilité de la situation, il convient de se demander ce qu’est une intégration réussie.
5Pour une grande majorité d’enseignant·e·s43 et peut-être pour les parents, le certificat est un symbole de réussite. En obtenant leur diplôme de fin d’études, Mouna, Paulo et Askan ont « réussi » leur intégration44. Ils et elles ont su se (re)mettre au travail et respecté, dans les grandes lignes, les règles de l’école, ont « rempli leur contrat » et ont su « saisir la chance » que l’institution leur offrait. Pour les élèves intégré·e·s également, le certificat est un symbole de réussite. Obtenir son certificat marque clairement l’appartenance au groupe des élèves normaux et normales, qui obtiennent un diplôme et non une attestation de fin d’études45. Paulo et Askan ont adopté le discours de l’école en critiquant l’attitude de leurs camarades qui parlent trop de leurs problèmes, ne se sont pas mis au travail et n’ont pas su saisir leur chance. Pour Goffman (1975), l’individu stigmatisé qui cherche à quitter son groupe fait des tentatives « d’épurement » par lesquelles « l’individu stigmatisé s’efforce non seulement de “normifier” sa conduite, mais aussi d’amender celle de certains de ses pareils » (p. 129). En réussissant, ils se réapproprient le discours méritocratique, « que les meilleur·e·s gagnent ».
6Pensent-ils et elles cependant qu’en obtenant leur certificat, ils et elles sont passé·e·s du côté des gagnant·e·s ? On pourrait croire qu’en réussissant, Paulo, Askan, Mouna ont fait oublier leur stigmate et font maintenant partie des normaux et normales. Les élèves intégré·e·s ne sont pas dupes de la prégnance de l’étiquette « développement ». Paulo sait qu’il ira au semo, qu’il aura des difficultés à trouver un apprentissage, que rien n’est acquis. Même en obtenant un certificat, les élèves sont toujours sous la menace d’une réassignation à leur statut d’« élève handicapé·e ». Paulo et Askan sont conscients de la fragilité de leur intégration. Ils ont probablement « le sentiment qu’une réversion peut se produire à tout moment, alors que [leurs] défenses sont abaissées et [leur] dépendance accrue » (Goffman, 1975, p. 45).
7J’ai revu Paulo une année après l’obtention de son certificat. Il peine à décrocher un apprentissage, il a pourtant fini premier de sa classe en mathématiques à l’opti (l’Office de perfectionnement et de transition, voir p. 81). Le bulletin scolaire qu’il doit présenter avec son cv le prétérite lourdement.
8Qu’en est-il de William et Adriano, qui ont échoué au certificat ? Je n’ai pas revu William, mais j’ai recroisé Adriano aux abords du collège, une année après l’entretien. Ce dernier a décroché un apprentissage de mécanicien dans une prestigieuse entreprise de machines-outils. Pas un apprentissage de deux ans qui mène à une attestation fédérale de formation professionnelle (afp)46 – ce que le conseiller en orientation et son maître de classe lui avaient conseillé de chercher –, mais un apprentissage de trois ans qui mène au certificat fédéral de capacité (cfc). Il est très fier, d’autant plus qu’il l’a trouvé tout seul, par ses contacts et en « tchatchant » à gauche et à droite, comme il le dit lui-même. Malgré l’échec aux examens de certificat, Adriano défie toutes les statistiques et montre qu’il a pu s’en sortir (dans sa vie professionnelle) en dehors de l’institution scolaire et mettre en avant ses compétences sociales, par ailleurs peu reconnues par l’école. L’exemple d’Adriano ne doit pas être généralisé et ne doit pas faire oublier la persistance des difficultés chez les autres élèves, y compris chez celles et ceux qui ont apparemment réussi.
Notes de bas de page
43 Dans la liste des objectifs de la classe Ressource, les enseignant·e·s ont voulu minimiser le certificat comme but à atteindre. La socialisation et l’estime de soi sont mises en avant. Cependant, même au sein de l’équipe Ressource, les enseignant·e·s considèrent le certificat comme une marque de succès de l’intégration.
44 Mon statut d’enseignant me permet de savoir qui a réussi ou non son certificat. De plus, les ancien·ne·s élèves reviennent souvent au collège pour revoir les enseignant·e·s et raconter la suite de leur parcours.
45 Une attestation de fin d’études n’est pas un diplôme, elle atteste uniquement d’une présence de l’élève à l’école durant un certain nombre d’années.
46 Une afp est un titre reçu à la fin d’une formation professionnelle duale qui dure deux ans alors que le cfc dure trois ou quatre ans. L’afp s’adresse plutôt à des jeunes qui ont des difficultés scolaires.
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