Chapitre 6. Le collectif d’élèves
p. 97-102
Texte intégral
1Le collectif d’élèves répond aux mêmes critères que le collectif de travail, il suppose confiance, loyauté, coopération et solidarité (Dejours, 1993). Il y a collectif de travail « lorsque plusieurs travailleurs concourent à une œuvre commune dans le respect de règles » (Cru, 1987, p. 46). Les règles ne sont pas les mêmes que celles qui régissent la classe : les bons résultats ne sont pas forcément valorisés, alors que la force physique peut être un atout. En se différenciant de la classe, le collectif permet aux élèves peu valorisé·e·s par l’école de se mettre en avant. Tout le monde ne souhaite pas forcément faire partie d’un collectif, c’est le cas de William. Comme dans les collectifs de travailleurs et travailleuses, le collectif d’élèves se construit souvent comme lieu de résistance face aux violences scolaires. Willis (1977/2011) le montre avec les bandes de « gars » qui créent une contre-culture pour échapper à l’emprise de l’école : ils sabotent, freinent le travail et perturbent les cours.
Le collectif en classe de développement
2Il n’y a pas nécessairement eu de collectif dans le passé des cinq élèves. Il est par exemple difficile de parler de collectif lorsque l’on mentionne le rapport de William avec d’autres élèves. D’une part, il a changé d’établissement à de nombreuses reprises, a rarement connu de moments scolaires stables ; d’autre part, il s’est construit une identité de solitaire. Askan a beaucoup bourlingué et a connu des collectifs de façon éphémère. Paulo, Adriano et Mouna ont connu la vie de groupe en classe de développement. Le groupe-classe en classe D est certes un peu particulier : l’effectif est moindre et il regroupe, comme nous l’avons vu, un public très hétérogène dont les seuls points communs sont l’appartenance à un groupe d’âge et le peu d’amour pour l’école : les élèves auraient volontiers abrégé le collège vers treize-quatorze ans pour enfin travailler et montrer ce qu’ils et elles valent41.
3Un collectif est difficile à construire : les élèves ayant décroché un préapprentissage, abandonné l’école, obtenu un stage en vso ou étant exclu·e·s suite à une prolongation de scolarité refusée, quittent parfois leur classe durant l’année scolaire. L’absence d’enjeux et de perspectives d’avenir achève de créer une ambiance parfois explosive qui ne favorise pas la possible création d’une communauté. De plus, il peut être stigmatisant de s’identifier à un groupe si hétérogène et déqualifié. Pourtant, Paulo, Adriano et Mouna gardent un souvenir relativement bon de l’ambiance en classe de développement, de leurs ancien·ne·s camarades et de l’enseignante spécialisée.
4La mise en place de stratégies défensives montre que s’est construite entre les élèves de classe de développement une solidarité souvent en opposition aux autres, élèves des classes normales qui les renvoient à leur statut d’élève de classe D. Paulo raconte comment lui et ses camarades faisaient taire les moqueries :
LB : Tu m’as dit tout à l’heure qu’on t’avait dit « sale dev ».
Paulo : Ouais, c’était pas avec cette classe-là, avant [en classe de développement], avec Adriano et Reynald on se débrouillait bien avec les autres.
LB : Ça veut dire quoi ?
Paulo : On allait leur parler quoi.
LB : Parler de façon musclée ?
Paulo : Non, pas vraiment… mais après quand j’étais passé vso, on était content, comme ça ils ferment leur… bouche quoi.
5Le collectif se construit ici en réponse au dénigrement. Il s’agit de restaurer un honneur bafoué :
Ces adolescents dans l’impasse scolaire développent plusieurs registres d’attitudes leur permettant de « garder la face », de se protéger du regard et du jugement des enseignants, afin de faire front contre ce qui affecte l’estime et l’image de soi, menace leur identité et compromet leur honneur. (Périer, 2010, p. 114)
6Lorsqu’ils et elles ont été intégré·e·s, les élèves ont été disséminé·e·s dans plusieurs classes de vso et donc séparé·e·s. Ils et elles disent avoir gardé des rapports cordiaux, se saluent dans les couloirs, se retrouvent parfois dans certains cours (en gymnastique par exemple), mais cela ne va pas plus loin. Comme c’est souvent le cas, les groupes d’élèves existent parce que les élèves partagent une classe et ils se défont lorsque les élèves ne se côtoient plus régulièrement.
7Lorsque je leur ai proposé de réaliser un deuxième entretien collectif, les cinq élèves ont refusé, me disant ne pas vouloir raconter ces histoires à autrui. Les propos tenus par certain·e·s envers des camarades, notamment au sujet du travail et du comportement, devaient probablement rester secrets.
Rupture du collectif et individualisation
8C’est la réussite ou l’échec scolaire qui cause une rupture entre les élèves intégré·e·s. Aux alentours du mois d’avril, les jeux sont faits, chaque élève sait – sauf miracle ou accident – s’il ou elle obtiendra son certificat ou non. Le discours anti-école tenu jusqu’à présent, minimisant l’importance des résultats scolaires et des compétences acquises à l’école, s’estompe au profit d’un discours sur « l’occasion à saisir » : si certain·e·s n’obtiennent pas leur certificat, c’est qu’ils et elles n’ont pas su « saisir leur chance » :
LB : Tu penses quoi des autres, toi tu réussis mais les autres ?
Paulo : C’est pas la même chose, enfin après, si on prend l’exemple des autres classes, Adriano et Bessim, c’est sûr qu’ils réussiront pas.
LB : Pourquoi ?
Paulo : Ben ça a pas changé dans leur tête on va dire mais ça, c’est plus en dehors de l’école pis ben quand ils viennent à l’école, ben ils s’en foutent un peu quoi.
LB : Pour toi ça a changé dans ta tête ?
Paulo : Ben oui, parce qu’avant j’étais un peu comme eux aussi. Comme j’ai eu un serveur42, j’ai arrêté de faire le con on va dire.
LB : Donc c’est pas une histoire d’intelligence ou de connaissance.
Paulo : Non, non, ils ont juste pas changé.
9Au lieu de faire des bêtises, Paulo s’est trouvé un loisir « honnête », extérieur à l’école, qui lui fait dire qu’il a changé. Il est intéressant de noter que pour ces élèves, l’extérieur et l’intérieur de l’école sont interdépendants. Pour eux et elles, les événements vécus dans la cité ont une influence directe sur ceux vécus à l’école – notamment en ce qui concerne leur comportement. Celui ou celle qui fait des « conneries » dans le quartier n’arrivera pas à se tenir correctement à l’école et à bien travailler. Tel un alcoolique en plein sevrage, Paulo a changé son mode de vie, s’éloigne de son groupe qui a une mauvaise influence sur lui.
10Même discours chez Askan : si certain·e·s échouent leur année, c’est qu’ils et elles n’ont pas saisi l’opportunité qui leur était offerte. Askan fait ci-dessous référence aux heures passées en classe Ressource durant lesquelles Adriano s’est plaint des problèmes qu’il rencontrait :
LB : Pourquoi tu penses que toi tu as réussi et pas les autres ?
Askan : Ben, je pense que les problèmes, il faut trouver un autre moment pour parler de ça parce que si les élèves sont en [11e] pis ils ont déjà trois points négatifs, c’est là qu’ils doivent savoir si c’est plus important l’école ou les problèmes, pis ils verront si ils veulent de l’aide ou pas de l’aide, parce que les profs ils sont là pour aider, pis si tu commences à raconter tes problèmes, ben voilà.
11L’utilisation de la classe Ressource comme lieu de parole a des limites. Selon Askan, il faut savoir s’arrêter et se mettre au boulot. Son discours paraît presque ironique quand on sait que durant les deux dernières années, il a chambré les enseignant·e·s, été en conflit avec son maître de classe, tenu un discours négatif envers les profs et l’école. « Saisir sa chance » coïncide avec la reconnaissance de son travail par les enseignant·e·s. On peut présumer chez Askan et Paulo le dialogue interne suivans : « les enseignant·e·s avaient raison », en somme, « j’ai été bête de ne pas l’avoir vu tout de suite ».
12Dans l’extrait suivant, Askan revient sur son conflit avec son maître de classe :
Askan : Oui comme je vous disais, au début je me fâchais avec monsieur S. je disais que je voulais arrêter, il est toujours contre moi et tout et je discutais, mais c’était pas comme Adriano lui c’est tous les jours, mais moi je trouve qu’il a quand même abusé, parce que monsieur S. il nous a beaucoup aidé aussi, ça je me suis rendu compte. Au début de [11e] aussi je me fâchais beaucoup et je venais pas à l’école, mais je me suis rendu compte tout ce qu’il m’a aidé. Franchement, moi, si il y avait pas monsieur S. je me serais fait virer de l’école avec tous les cours où j’étais sur le banc.
13Askan se démarque clairement d’Adriano. Il est intéressant de noter que le discours d’Askan et Paulo ressemble beaucoup au discours que l’institution scolaire a tenu aux élèves au moment de leur intégration en vso. Paulo et William résument ce « laïus pré‑intégration » :
LB : Les profs, le directeur, ils t’ont expliqué pourquoi on fermait cette classe ?
Paulo : Le directeur, j’avais eu un entretien avec lui, il m’a dit que c’était pour nous, pour le certif aussi, qu’on veuille le passer, et il a dit que c’était une chance qu’on nous donnait, vraiment pour qu’on passe en vso et on essaie de passer le certif.
William : On nous a dit que c’était pour aider, laisser une chance aux jeunes qui étaient en développement pour pouvoir rentrer dans une classe de vso […]. Que c’était mieux pour tout le monde ceux qui avaient des problèmes, ben ils puissent avoir des appuis dans une classe Ressource.
14« Laisser une chance », si cela sonne comme un espoir, c’est aussi une façon pour l’école de responsabiliser les élèves et de prendre un certain contrôle sur certain·e·s d’entre eux et certaines d’entre elles : « le discours sur la responsabilité de l’élève est aussi une manière indirecte de lui rappeler les obligations qui sont les siennes, une forme douce d’intériorisation du contrôle social » (Merle, 2005, p. 5). Remettre les élèves en place, ces élèves qui en classe de développement n’avaient plus rien à perdre.
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