Chapitre 5. Quatre figures de l’intégration
p. 83-96
Texte intégral
1Chez les élèves interviewé·e·s, on retrouve deux grandes figures de l’intégration des élèves en classe ordinaire. D’un côté, Mouna, qui s’intègre comme une bonne élève, et de l’autre côté les quatre garçons, qui sont aux yeux des enseignant·e·s de mauvais élèves de par leur comportement et leur attitude face au travail. Dans la catégorie des mauvais·es élèves, plusieurs variantes sont possibles : l’absence, le non-travail, les bêtises, la contestation, le chahut, etc. Goffman (1975) évoque plusieurs tactiques pour camoufler son stigmate, dont celle qui consiste à « faire passer les signes d’une déficience stigmatisée pour ceux d’un autre attribut dont le caractère stigmatisé est moins grave » (p. 115). Le stigmate moins grave étant l’indiscipline scolaire, le mauvais comportement et le non-travail, les adopter permet aux élèves d’éviter l’échec, de se soustraire au jugement scolaire et de noyer (momentanément) le poisson. Certain·e·s élèves se font les spécialistes du camouflage de leurs difficultés en échappant de diverses façons à l’évaluation : être absent·e, rendre feuille blanche, saboter des cours, oublier leurs manuels, etc.
2Concernant l’intégration à la classe, chaque élève adopte une attitude différente. J’ai repéré quatre façons – détaillées ci-après – de s’intégrer dans la classe. Rappelons ici que cette première volée d’élèves intégré·e·s arrivent en vso en 10e année ; les groupes-classes ayant été formés en 9e année37, l’intégration est rendue plus difficile. L’intégration des élèves est également teintée de paranoïa (parfois à juste titre), ce qui perturbe l’intégration à un groupe : c’est surtout le cas pour William et Adriano. William ne fait confiance à personne (ni aux enseignant·e·s, ni aux élèves), Adriano, lui, se sent attaqué de toutes parts et attribue à certain·e·s enseignant·e·s la cause de tous ses maux. De façon générale, tous et toutes ont l’impression de traîner des casseroles et porter une étiquette « D » difficile à ôter ; ils et elles doivent en tenir compte lorsqu’ils et elles tentent de s’intégrer dans une classe.
L’idiot
3Paulo a été assez rapidement « adopté » par un groupe de garçons formé dans la classe dans laquelle il est intégré. Dès le début de la 10e année, il a reçu de ses camarades un surnom affectif rappelant celui d’un petit enfant ou d’une peluche38. Si ce surnom montre une certaine empathie de la part de ses camarades, il est aussi clairement associé au qualificatif « gentil, mais bête » attribué à Paulo. Souvent, lorsque Paulo intervient en classe, il est, volontairement ou non, hors sujet, décalé, il peine à exprimer ses envies. Il est alors houspillé et suscite des rires sans que cela ne l’empêche de lever la main quelques minutes plus tard. S’il fait rire, parfois à ses dépens, il n’est pas pour autant exclu d’un véritable collectif.
4Paulo s’est inséré dans un groupe de garçons leaders dans la classe et s’y est fait sa place. Voici l’extrait d’un dialogue entre Paulo et trois de ses camarades appartenant au groupe, entendu dans le train alors que nous rentrions d’une course d’école. Les quatre garçons parlent de jeux vidéo et de Wii, la console dont l’un des jeux permet de simuler la pratique de différents sports :
Paulo : T’as déjà joué le truc avec la boule ?
Camarade 1 : Une boule ?
Camarade 2 : Quel truc, le jeu ?
Paulo : Ouais, le jeu avec la boule, tu tapes dedans.
Camarade 3 : Il dit n’importe quoi, tu dois te réveiller couz [cousin].
Camarade 1 : La boule comment, grande ou petite ?
Paulo : Petite, petite.
Camarade 1 : Quelle couleur ?
Paulo : Blanche.
Camarade 2 : Le ping-pong ?
Paulo : Non non, plus dur.
Camarade 1 : C’est quoi le geste ?
Paulo : [Il montre un geste.]
Camarade 2 : Le golf !
Paulo : Ouais ouais le golf.
Camarade 3 : Hourra gars ! (Bovey, 2011‑2012)
5Force est de constater que les camarades de Paulo font preuve d’une relative patience et de compétences pédagogiques. Même constat lorsqu’il s’agit du travail de Paulo, les autres élèves, appartenant au groupe ou non, semblent se soucier de sa réussite. Les camarades à côté de qui il s’est retrouvé l’ont toujours aidé :
Paulo : Parce que j’étais à côté d’Alain, et lui il m’aidait, c’est comme maintenant, je suis à côté de Sandrine et elle me dit de travailler.
LB : Elle te motive ?
Paulo : Ouais ouais, c’est mieux là qu’à côté de certains.
6Cela ne signifie pas pour autant que Paulo est perçu comme l’égal de ses camarades, loin s’en faut. Il revêt et est revêtu du costume de « l’idiot du village », celui dont on se moque mais qu’en revanche on ne touche pas, contrairement au bouc-émissaire, dont on se moque et qu’on maltraite. Paulo est donc de tous les coups, n’est jamais exclu du groupe et participe aux discussions et à la vie du collectif pour le meilleur et pour le pire :
LB : Quand tu reviens en classe, il n’y a pas de problèmes, tu retrouves ta place et tout ça ?
Paulo : Non, mais je crois que les garçons, ils sont un peu bizarres dans notre classe, notre classe ils la défendent on va dire. Après nous on va chercher les autres classes, mais entre nous on se défend un peu, on est entre nous quoi.
LB : Tu dis, ceux de la 11 vso1 [sa classe], vous vous défendez entre vous ?
Paulo : Ouais, et quand il faut faire les cons, ben on va tous ensemble, mais ils m’embêtent pas.
7Ce jeu d’intégration demande à Paulo une énergie phénoménale. La participation au collectif ne coule pas de source, l’histoire suivante montre que l’investissement fourni par Paulo pour rester intégré lui coûte :
Nous sommes vendredi, dernier jour du camp de ski avec ma classe et les deux classes parallèles. Hormis quelques détails, le camp s’est bien déroulé et nous attendons les cars qui nous ramèneront à C. Les élèves patientent dehors devant l’hôtel dans un périmètre délimité, ils ont pour consigne de ne plus rentrer dans l’hôtel. Je surveille une des « frontières » lorsque j’aperçois Paulo qui se dirige vers deux de mes collègues qui se sont placés devant l’entrée de l’hôtel pour en bloquer l’accès. Paulo essaie de rentrer dans l’hôtel et se jette littéralement dans les bras d’un enseignant pour forcer le passage. Il se fait copieusement gronder, je m’approche et il me dit en bégayant, le regard hagard, qu’il doit se coucher. Je l’installe dans un fauteuil dehors et il s’endort immédiatement en position de chien de fusil au milieu des soixante autres élèves. (Bovey, 2011‑2012)
8Paulo s’adapte en permanence pour se maintenir dans le groupe, il contrôle son comportement, mélange subtil de bouffonnerie et de soumission : « au cours des contacts mixtes, l’individu affligé d’un stigmate a tendance à se sentir “en représentation”, obligé de surveiller et contrôler l’impression qu’il produit » (Goffman, 1975, p. 26). En se mettant caricaturalement en scène, en alignant les questions idiotes et les remarques décalées, Paulo a adopté le modèle de « bouffonisation » décrit par Goffman (1975, p. 131). Dans l’extrait de journal de terrain suivant, la classe, en voyage d’étude, est réunie un soir autour d’une grande table de jardin :
Paulo se lève et commence à raconter qu’il est toujours tellement constipé que lorsqu’il est sur les toilettes, il se lève et se regarde dans le miroir de la salle de bains pour regarder les veines qui sortent sur son front. Au fur et à mesure qu’il raconte son histoire, le nombre d’élèves grandit autour de lui. Paulo fait des grands gestes, mime l’histoire, son histoire se termine dans un éclat de rire général. (Bovey, 2011‑2012)
9Ce statut « d’amuseur » lui confère une certaine légitimité à faire partie du groupe. On peut faire l’hypothèse que sa fragilité scolaire et le fait qu’il fasse rigoler tout le monde est à l’origine d’une relative tolérance de ses camarades.
10Nous avons vu plus haut qu’il était difficile pour Paulo de s’écarter de l’image qu’il donne de lui, notamment lorsqu’il s’agit de travailler et de faire de bons résultats. Je ne le vois se montrer sérieux, parler normalement, dire ou demander des choses intéressantes (de mon point de vue) que lorsqu’il est seul avec moi. Ce premier type d’intégration met en avant les ressources que les élèves mobilisent pour s’intégrer dans un groupe et réaliser ce travail de redéfinition de soi. Au prix parfois d’efforts importants pour tenir dans cette situation paradoxale.
Les cools
11Dans un tout autre registre, Adriano et Askan – qui sont dans la même classe – se sont tout de suite positionnés comme leaders. Ils ont fait leur place grâce à quelques coups d’éclats : tenir tête aux enseignant·e·s, « pourrir des cours », etc. Askan et Adriano ont clairement opté pour l’attitude « anti-école » au risque de se fâcher avec les enseignant·e·s et de recevoir des heures de colle, voire d’être renvoyés du collège. Ils se sont alliés dans un premier temps et partagent cette place de leader dans la classe.
12Un des modèles d’intégration décrit par Goffman sied bien à Adriano et Askan : « au lieu de se faire tout petit, l’individu affligé d’un stigmate peut tenter d’aborder les contacts mixtes en affichant un air de bravade agressive, mais il risque ainsi de s’attirer tout un ensemble de représailles ennuyeuses » (Goffman, 1975, p. 30). Aidés par leur bagout et un certain succès auprès des filles, Askan et Adriano obtiennent dans le groupe, comme Paulo, une certaine protection contre leur handicap : ils y sont valorisés et leurs frasques rencontrent un bon public. Ils gagnent du respect et un peu d’identité positive au sein de leur groupe d’élèves au prix de conduites qualifiées de « déviantes » à l’école (Payet, 1997).
13Si l’attitude de Paulo est coûteuse en énergie, celle d’Askan et d’Adriano peut être également problématique. Dans cet extrait, Adriano raconte ses difficultés d’intégration et soulève le problème d’être à cheval sur deux groupes formés par les élèves de sa classe, les « cools » et les « pélos » :
LB : Et puis l’ambiance avec tes camarades, tu dirais quoi ?
Adriano : Dans la classe, je me sens pas dans ma classe, je me sens pas à l’aise.
LB : Pourquoi ?
Adriano : Parce que j’ai l’impression d’être rejeté du groupe.
LB : Il y a un groupe ou plusieurs ?
Adriano : En fait il y a deux groupes dans ma classe. Bon, je veux pas utiliser ce terme-là mais…
LB : Vas-y dis-le.
Adriano : Il y a les pélos [il rit] et en gros c’est ça, il y a les pélos et pis ceux de la classe… normal.
LB : C’est quoi les pélos ?
Adriano : Les pélos c’est les… les soi-disant les rejetés quoi, mais moi je les aime bien, donc des fois je reste avec eux, je parle et tout, voilà, il y a pas de problèmes, pourquoi ils pourraient pas rester avec nous ? Certains ils ont ça dans la tête. Mais moi, des fois, je les fais venir dans le groupe, mais les autres « non non non ». Alors moi pourquoi je devrais rester avec des gens comme vous ?
LB : Donc toi t’es un peu entre les deux groupes c’est ça ?
Adriano : Ouais voilà.
LB : Mais quand tu dis que t’es rejeté, t’es rejeté du groupe des pélos ou du groupe des cools ?
Adriano : En gros, moi je suis dans les cools, mais le problème c’est que moi je suis cool avec les pélos, c’est ça le problème.
LB : Donc les cools, ils te rejettent un peu ?
Adriano : Ils me rejettent parce que je suis cool avec eux, et pis moi j’accepte pas ça donc. J’ai des potes, par exemple Adriano, Reynald, je suis toujours avec ces deux, pis c’est un peu les filles qui… « ouais fais-les pas venir », pourquoi ? Askan il est très d’accord avec moi « fais-les venir et tout », mais lui il reste, moi j’arrive pas à supporter ça alors je pars.
LB : Mais t’es accepté par les pélos ?
Adriano : Eh ben… ouais.
LB : Ça joue, c’est pas qu’ils te rejettent en disant « toi tu fais partie des autres. »
Adriano : Non non. Ils m’aiment bien, moi je les aime bien, ils m’ont jamais rien fait, pourquoi je devrais voilà quoi. Même s’ils sont tranquilles, ils foutent pas la merde comme les autres en classe voilà, ils ont qu’à faire comme ça, et pis c’est tout. C’est juste que certains dans ma classe, ils ont une mentalité encore… « ouais moi je suis cool, donc si t’es un pélo tu dégages » C’est quoi ça ? C’est pas une logique ça.
14Cette division faite par Adriano entre « cool » et « pélo » n’est pas sans rappeler les deux catégories décrites par Willis (1977/2011) : les « gars » et les « fayots ». Les gars cultivent une « culture anti-école », alors que les fayots se conforment à la norme scolaire et espèrent obtenir un meilleur emploi que leurs parents. On peut également faire référence aux « pitres » et aux « bouffons » identifiés par Dubet et Martucelli (1996)39. Selon ces auteurs, « les bouffons collaborent, les pitres résistent […] le pitre oppose sa “grandeur” personnelle aux normes scolaires qui en font un “petit” » (p. 183‑184). Pitres, Adriano et Askan le sont certainement, leur attitude hostile face à l’école et aux enseignant·e·s, les « conneries » qu’ils accumulent et leur statut de « chef de groupe » les placent clairement dans cette catégorie. Critiquer les meilleur·e·s élèves, celles et ceux qui se conforment aux règles de l’école et réussissent, est une sorte de « revanche sociale des exclus du système éducatif, un “retournement du stigmate”. En dénigrant les bons élèves, ces “mauvais” élèves, véritables entrepreneurs de déviance scolaire, cherchent à échapper à leur stigmatisation dans l’institution scolaire » (Merle, 2005, p. 40).
15Mais il est difficile pour Adriano d’exclure les autres alors qu’il a lui-même été exclu durant plusieurs années. Il résout donc son dilemme moral en faisant le va-et-vient entre les deux groupes. Difficile cependant d’être à cheval sur deux catégories, d’être « cool » et « pélo » à la fois. Ses camarades lui font d’ailleurs payer son ambivalence : il est petit à petit mis à l’écart du groupe des « cools ». Ces catégories sont mouvantes et l’appartenance au groupe est fragile, d’autant plus si l’on montre une certaine compassion pour les membres de l’autre groupe. À l’approche du certificat, on le verra plus loin dans la partie intitulée « Rupture du collectif et individualisation », Askan est devenu un « pitre repenti ». Il s’est finalement conformé aux normes scolaires en travaillant, en réussissant son certificat et en étant critique face à l’attitude d’Adriano. Ce dernier est devenu une sorte de « pitre muselé », isolé par son maître et par ses camarades, puni en étant privé de sorties avec sa classe. L’isolement d’Adriano ressemble à une stratégie de division dans la classe, le leader charismatique du groupe, le contestataire est rabaissé, seul il ne nuira plus, d’autant plus que son rabaissement est public (Merle, 2005). Adriano s’accuse de son échec – il n’obtient pas son certificat de fin d’études – alors qu’il en faisait porter auparavant la faute à son maître de classe. À la fin de l’année, il dit « c’est moi, j’avais trop de problèmes, je me suis rendu compte trop tard ». La puissante idéologie du mérite a repris ses droits, Adriano avait les mêmes chances que les autres de réussir :
Dans un tel système méritocratique, aucun élève ne peut en appeler directement aux injustices sociales pour expliquer son exclusion relative, car ce sont d’abord ses performances scolaires qui expliquent sa position. (Dubet, 1996, p. 501)
La discrète
16Selon Mouna, tout se passe bien, ses camarades et ses enseignant·e·s ne font pas de différence entre elle et les autres élèves. Ses résultats sont dans la moyenne de la classe, elle passe son année ; elle a réussi son « contrat d’intégration ». En comparaison avec d’autres classes de vso, l’ambiance de la classe est calme et studieuse. Les rares bêtises organisées par les élèves les plus indisciplinés – que Mouna appelle « oufs », verlan de « fous » – restent gentilles :
LB : Et puis quand tu dis qu’ils font les oufs, ça veut dire quoi ? Ils font quoi par exemple ?
Mouna : Ben, genre l’année passée, ben, on a caché des poubelles et un balai dans un placard… [elle rit] et puis la prof elle les a cherchés partout, et puis en fait ils étaient dedans. Et puis on a commencé à tous s’accuser [elle rit]. La prof elle était en train de se dire : « mais c’est qui, alors ? ».
17Dans la classe de Mouna, il ne semble pas y avoir de conflits, pas de discriminations envers les plus faibles. Mouna se différencie nettement des quatre garçons interrogés dans sa manière de s’intégrer en classe et dans le collectif. Il n’est pas surprenant de voir que les quatre garçons prennent de la place par leur bruyante présence (ou bruyante absence, nous le verrons plus loin avec William) et que Mouna reste très discrète et se fait toute petite. Nicole Mosconi (1995) observe chez les filles des comportements de retrait, de silence, elles adoptent davantage un comportement propre à satisfaire les enseignant·e·s. À l’opposé, les garçons – se conformant à une norme virile – chahutent, s’opposent et occupent l’espace (Felouzis, 1991).
18L’entretien avec Mouna est laconique, excepté lorsqu’elle parle de la pression exercée par sa mère qui souhaite que sa fille fasse un raccordement. Mouna exprime peu son avis et ne s’est pas confiée à moi, répondant par oui ou par non à la plupart des questions. Il est difficile de comprendre comment Mouna vit son intégration en vso.
19En se confrontant à sa non-prise de position, on ne peut s’empêcher de penser que Mouna a adopté une attitude discrète pour se fondre dans la masse. Ne pas trop en dire, ne pas critiquer, ne pas être visible semble être son credo. Cette stratégie peut faire office de carapace face aux risques que représente l’intégration : « sachant ce qu’il risque d’affronter dès qu’il s’intègre à une situation sociale mixte, l’individu stigmatisé peut d’avance se protéger en se faisant tout petit » (Goffman, 1975, p. 29). Néanmoins, on peut se demander comment Mouna a réussi aussi bien son intégration. Je n’exclus pas que Mouna soit tombée dans une classe dans laquelle les élèves se soutiennent, ne se moquent pas les un·e·s des autres et surtout pas des plus faibles, et où il est donc aisé de se faire une place. Il apparaît en effet que Mouna ne se sent pas persécutée comme le sont les quatre garçons. À son arrivée en classe normale, elle n’a pas besoin de se battre pour se départir d’une mauvaise image et se rebeller contre les enseignant·e·s et les camarades qui voudraient la figer dans une image de « mauvaise élève ». Elle n’est pas mise d’emblée dans un rapport conflictuel, alors que les garçons doivent se défendre. On peut également imaginer que Mouna réussit son intégration car, étant une fille, elle était minoritaire dans sa classe D40 et ne correspond pas à l’image que l’on se fait d’un·e élève de développement : garçon et perturbateur. Elle n’est ni l’un ni l’autre. Il est possible qu’elle bénéficie en retour d’une image positive et échappe au travail de nettoyage de leur image que doivent effectuer les garçons.
20Mouna montre une grande capacité d’adaptation : d’une part elle réussit son intégration, sur le plan du travail et avec ses camarades ; d’autre part, en ne me disant presque rien, elle ne laisse aucune prise possible sur sa situation. Si Paulo limite les intrusions en se faisant moyen, Mouna, en se faisant discrète, réussit à « glisser entre les doigts » du chercheur.
Le solitaire, l’absent
21William a un parcours particulier, il fait son retour à C. après avoir été ballotté plusieurs années durant entre divers collèges et institutions spécialisées. William n’a pas été et n’est pas intégré dans un groupe d’élèves, il affiche clairement un comportement hostile envers ses camarades et remballe le premier ou la première venu·e. De son expérience en institution spécialisée, William a gardé des réflexes de défense contre les « agressions » extérieures :
William : Parce que là-bas on était avec des grands, pis ils nous frappaient toujours, des claques, des coups de poing par derrière, à chaque fois. On disait aux profs et pis bon… ça continuait quand même.
22William ne fait confiance ni aux enseignant·e·s, ni à ses camarades. Il se débrouille tout seul et, à défaut d’avoir une carrure imposante, il a développé des compétences langagières et maîtrise l’art de la « vanne » pour « remballer » les intrus·e·s :
LB : Un élève d’une autre classe ? il t’embête ?
William : Oui, de la classe Ressource, enfin chez monsieur S. des moqueries, je les remballe à chaque fois, mais ils reviennent.
LB : Tu sais pourquoi ?
William : Question apparence ou simplement moquerie ou stupidité. Il y en a qui sont pas forcément très gentils. Par exemple, bon moi je suis pas maigre, je suis quand même un peu enveloppé, alors c’est soit cochon ou sale porc.
LB : Il y en a qui te défendent ?
William : Non, je me défends moi-même, je sais comment les remballer.
[…]
Il y a un élève, une fois il m’a tellement énervé, j’avais envie de le frapper, mais le problème c’est si je le frappe, il y a toutes les armoires à glace avec leur scooter. Le type, si je le frappe, il y aura six ou sept types qui vont venir alors voilà, je me défends, c’est sûr, je vais pas venir… ça sert à rien. À l’école c’est comme ça. C’est la loi de la jungle, c’est la loi du plus fort. Si tu fais quelque chose, tu rentres dans les gens, tu deviens le bouc‑émissaire.
LB : C’est ce que tu es ?
William : Non.
LB : T’es plutôt à ignorer les gens ?
William : À ignorer les gens… non, mais en fait, je m’abaisse pas à leur niveau, j’insulte, mais tout en restant poli. Je fais des allusions, je sais très bien comment prendre les gens, pour que eux ils savent que c’est une insulte, mais ils peuvent pas le dire. Certains ils s’en prennent plein la figure. Et moi je suis en train de rigoler, de sourire. Parce que si quelqu’un nous insulte, et que nous on insulte, ça va pas arranger les choses. En fait, il faut le remballer, mais d’une manière intelligente.
23Cette capacité rhétorique de William n’est pas reconnue par l’école et s’exerce essentiellement en dehors de la classe. William Labov (1978), en étudiant le vernaculaire noir américain des ghettos dans les années 1970, observe qu’une des activités favorites des groupes de jeunes est la joute verbale et la maîtrise des insultes ou des vannes rituelles entre pairs. À la différence des jeunes observés par Labov, William ne joute pas avec des amis, il ne joue pas et il est seul contre plusieurs individus. Il doit donc faire très attention aux mots qu’il choisit ; il s’agit d’éviter de recevoir des coups et maîtriser l’art d’« insulter tout en restant poli ».
24Pour William, les autres sont hostiles, c’est la « loi de la jungle ». Il se présente et se décrit comme différent, voire extérieur aux autres. Déjà en institution spécialisée, il se distanciait des autres élèves stigmatisé·e·s :
William : J’avais des problèmes graves et c’était dur parce qu’il y avait des gens qui étaient un peu timbrés et je me disais « mais qu’est-ce que je fais là ? » parce que moi j’étais normal et puis j’étais là… tous des fous.
25Les autres sont « fous », il n’a pas sa place parmi eux : « envers ceux qui sont évidemment plus atteints que lui, [l’individu stigmatisé] a souvent la même attitude que les normaux adoptent à son égard » (Goffman, 1975, p. 128). Les élèves de la classe de William le qualifient d’ailleurs volontiers de « barge ». Les « fous » de l’institution sont remplacés par des camarades du collège auxquel·le·s il donne des qualificatifs peu enviables : ses camarades sont « cons », « gamins », « immatures ». Bref, il n’est pas comme eux et elles, alors il s’isole.
26William s’est spécialisé dans les arrivées tardives, l’école buissonnière, et il connaît les endroits où il peut se cacher dans le bâtiment pendant la récréation pour éviter de croiser les autres élèves. Le problème de l’absence est d’ailleurs la préoccupation principale des enseignant·e·s et des parents qui cherchent au moins à le faire venir à l’école. William justifie ses absences ainsi :
William : J’arrive pas à me réveiller. Par exemple ce matin, mon réveil a sonné, j’ai éteint mon réveil et je me souviens pas m’être réveillé pour l’éteindre alors je me suis réveillé à 10 h.
LB : Mmmh, c’est embêtant.
William : Oui oui, je me souviens de rien, j’explique ça à la prof mais bon…
[…]
Des fois où on a congé à la cuisine, je vais me lever, mais je me dis que pour aller de 9 h 15 à 10 h 05, au milieu de la matinée, on a une petite période de 45 minutes qui va tout casser le sommeil, pour revenir chez nous…
27On l’a compris, William fuit l’école et s’isole. Se pose alors inévitablement la question de ce qu’il fait lorsqu’il n’est pas à l’école :
William : Au début quand j’étais petit le problème, c’est que… moi là pour l’instant par rapport à ma situation sociale, on va dire, je suis pas quelqu’un qui va sortir dehors, je préfère rester chez moi, jouer à des jeux vidéo comme ça.
28William ne respecte pas la première règle de l’école obligatoire : l’obligation d’y venir. Il pratique ce que Pierre Périer (2010) nomme l’« absentéisme manifeste et transgressif » (p. 118), contrairement à d’autres élèves qui adoptent une stratégie de présence passive en classe. William garde ainsi une distance importante par rapport aux autres et se protège des attaques de l’école et des camarades ; il a opté pour la stratégie de la « mise à distance des jugements scolaires » (Dubet, 2009, p. 48). Les absences répétées lui permettent de se soustraire le plus souvent aux évaluations : il est difficile de faire une moyenne avec le peu de notes qu’il a, William est donc « en dehors » de toute comparaison avec une moyenne ou avec ses camarades. Pas de comparaison signifie moins de risques d’être déçu et de décevoir. William mobilise aussi des ressources pour limiter le jugement scolaire et les intrusions. Cela lui demande des efforts considérables : se cacher pendant les récréations pour échapper aux « cons », se faire convoquer avec ses parents (plusieurs fois durant l’année) pour expliquer ses absences, trouver de nouvelles justifications pour ses retards et devoirs non faits. La posture de William montre que ce que l’on apprend parfois en étant exclu comme lui, c’est le repli et la protection.
Notes de bas de page
37 Dans la plupart des établissements vaudois, les 9e, 10e et 11e sont considérées comme un bloc, les élèves ne changent en général pas de maître ou maîtresse de classe et le groupe-classe n’est pas modifié.
38 Avec le prénom fictif, il est difficile de rendre l’effet voulu par son surnom, imaginez quelque chose comme Pauliiii prononcé généralement avec une petite voix aiguë.
39 Voir également les « loubards » étudiés par Mauger et Fossé-Poliak (Vienne, 2004). Ils et elles sont reconnu·e·s au sein du groupe d’élèves pour les mêmes raisons qu’ils et elles sont stigmatisé·e·s par les enseignant·e·s : leur attitude face au travail et leur comportement. William Whyte (1943/1996) oppose également deux catégories d’élèves : les corner boys, qui traînent au coin de la rue, et les college boys, qui sont tournés vers les études.
40 La classe de développement avant fermeture comptait deux filles et huit garçons.
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