Une histoire pour le présent
p. 25-30
Texte intégral
1Le pédagogue libertaire catalan Francisco (Francesc) Ferrer a été brutalement assassiné le 13 octobre 1909 par la monarchie espagnole après la Semaine tragique de Barcelone contre les enrôlements dans la guerre coloniale du Rif. Il a été un bouc émissaire trop facilement désigné et sacrifié de la plus arbitraire des manières par le régime réactionnaire de l’époque. L’émoi international qui a suivi, marqué par de grandes manifestations en Europe, s’est aussi exprimé jusqu’en Suisse romande où une école lausannoise expérimentale, liée au monde ouvrier et anarchiste, a pris son nom. L’histoire de cette école, de 1910 à 1919, serait restée bien mystérieuse si elle n’avait pas été commentée dans des sources imprimées qui ont été conservées. Taha Naji revient dans cette étude originale sur cette expérience du début du XXe siècle pleine de signification pour le présent.
2La mise en pratique d’une pédagogie libertaire est forcément tiraillée entre des intentions louables et la réalité de ses concrétisations. Elle est aussi inévitablement scrutée et vilipendée par le pouvoir dominant, ce qui a été le cas à Lausanne et ce qui est l’une des premières raisons d’être d’une production écrite d’autolégitimation, mais aussi d’affirmation et de promotion d’un projet pédagogique et politique : le précieux Bulletin de l’École Ferrer qui est la principale des sources imprimées disponibles, avec également, pris en compte dans cette étude, Le Réveil socialiste-anarchiste, dès 1913 communiste-anarchiste, de Louis Bertoni.
3Pour approfondir l’analyse de ce corpus, dont il précise bien qu’il exprime davantage des idées que des pratiques, l’auteur mobilise une typologie des conceptions de l’anarchisme proposée par Gaetano Manfredonia pour mettre en évidence la singularité de la mouvance de la petite école lausannoise. Elle se situe à mi-chemin entre les types syndicaliste et éducationniste-réalisateur, mais avec une manière bien à elle de vraiment correspondre autant à l’un qu’à l’autre. Il s’agit donc effectivement d’une expérience ouvrière, qui veut faire en sorte de ne jamais séparer les capacités intellectuelles des capacités manuelles, de valoriser ainsi le travail et le bon sens qu’il nécessite. Mais il s’agit aussi d’une entreprise pédagogique qui entend préserver l’intérêt de l’enfant et la possibilité de son émancipation sociale en faisant en sorte qu’il puisse en être partie prenante. Et au-delà, les idées pédagogiques exprimées dans ce corpus, qui sont certes de leur temps à bien des égards, nous disent encore beaucoup aujourd’hui sur les aspects singuliers d’un projet éducatif scolaire qui mériterait d’attirer bien davantage notre attention et notre curiosité.
4Cette dualité des types syndicaliste et éducationniste-réalisateur est d’autant plus pertinente que le rapport des premières organisations ouvrières à l’éducation est aussi un rapport ambivalent au temps. La lutte pour les premiers droits sociaux fondamentaux relève d’une urgence pour le présent mais se décline de fait sur une longue durée. Il y a donc une sorte d’alternance, ou de complémentarité, entre des moments de mobilisation et de lutte qui voient les esprits se concentrer sur le présent, et d’autres moments de reflux des luttes au cours desquels les questions de formation et d’éducation, des protagonistes adultes de ces luttes, des travailleurs et travailleuses qu’elles concernent, ou des enfants de la classe ouvrière, surgissent au premier plan.
5L’École Ferrer se réfère à Francisco Ferrer, dont elle prolonge les idées de façon singulière et originale. Elle se situe tout d’abord dans le clair prolongement, et dans l’esprit, d’une perspective d’autonomisation et d’émancipation des enfants, ces hommes et ces femmes de demain, qui implique de lutter contre le cléricalisme et pour des idées et savoirs rationnels.
6« Nous voulons des hommes capables d’évoluer sans cesse, capables de détruire, de renouveler sans cesse les milieux et de se renouveler eux-mêmes », écrivait Ferrer, « des hommes dont l’indépendance intellectuelle sera la plus grande force, qui ne seront jamais attachés à rien, toujours prêts à accepter ce qui est mieux, heureux du triomphe des idées nouvelles » (cité dans Heimberg, 2022, p. 73).
7L’École Ferrer se distingue en outre de la pensée de Ferrer sur un élément au moins : en ne s’adressant pas particulièrement aux enfants de la bourgeoisie, elle ne reprend pas l’idée d’une « coéducation des classes sociales » par laquelle l’École moderne catalane entendait regrouper des enfants de tous les milieux sociaux en prévoyant des frais de scolarité différenciés et adaptés aux possibilités financières des familles.
8Elle présente surtout l’originalité d’impliquer des milieux ouvriers et syndicalistes et de constituer une expérience pédagogique située en dehors des écoles étatiques. De ce point de vue, elle incarne une forme d’affirmation d’autonomie à l’égard du pouvoir bourgeois. C’est là en quelque sorte sa caractéristique spécifique, qui toutefois n’empêche pas des contacts et des hybridations avec des protagonistes du mouvement ouvrier parties prenantes des écoles étatiques, ou avec les milieux plus bourgeois de l’éducation nouvelle (Heimberg, 2006).
9Ces développements sur les débats, visions et attentes des protagonistes de l’École Ferrer pourraient être prolongés en examinant les spécificités des problèmes sociaux et de l’univers mental de cette époque. Ainsi, la dimension éminemment ouvrière et syndicaliste des propos tenus dans les sources rend bien compte de cette période d’émergence des organisations ouvrières selon une trilogie qui comprenait des organisations syndicales, des structures coopératives, mais aussi des partis politiques, ces derniers, bien entendu, n’intéressant guère la mouvance de l’École Ferrer. Les années précédant l’histoire de cette petite école avaient été marquées en Suisse romande par des grèves radicales menées d’une manière prépondérante par des protagonistes provenant souvent de l’immigration. Or, ces expériences et celle de l’École Ferrer ne sont pas sans lien : elles se situent dans un contexte de faible intégration des organisations ouvrières dans la vie institutionnelle qui explique à la fois leur fragilité et l’originalité de leurs modes d’action au cours de cette période.
10Précisons aussi qu’à ce moment-là, ce sont toutes les structures du mouvement ouvrier qui se trouvent encore en pleine gestation, ce qui favorise beaucoup d’hybridation. Ainsi, la mouvance socialiste fait de la politique, cherche à obtenir des élus et à conquérir des droits sociaux par le biais de lois, et s’investit sans rechigner dans les écoles étatiques. Mais elle y défend des idées souvent proches à bien des égards de celles qui s’expriment dans le cadre de l’École Ferrer. De même, l’expérimentation libertaire intéresse cette mouvance socialiste, et il n’est ainsi pas étonnant de voir apparaitre des figures comme l’instituteur socialiste français Marius Tortillet dans les sources analysées par Taha Naji.
11Quant à la signification de cette histoire de l’École Ferrer pour le présent, elle nous semble porter notamment sur deux aspects.
12Le premier aspect concerne, selon les termes des publications de l’École Ferrer, les notions d’« éducation intégrale », mais aussi d’éducation intégrée par rapport au monde du travail. Elles sont incarnées par les principes d’« enseignement concret, pratique, vivant », de « coéducation des sexes » – nous dirions aujourd’hui de mixité, et de prise en compte de l’égalité de genre –, d’absence de moralisation ou d’« appel constant à l’énergie propre de l’enfant » ; de même, en ce qui concerne le monde du travail, par la « consultation des parents » et la « collaboration des gens de métier ». En les transposant dans le monde contemporain, elles mettent en jeu la nature des savoirs transmis, leur caractère incarné et vivant en relation avec la vie sociale du plus grand nombre, la préoccupation de faire en sorte que les apprentissages contribuent vraiment à la fois à mieux comprendre le monde et à permettre à tout un chacun, et chacune, mais en particulier aux plus démunis et démunies, de s’y intégrer et d’y agir s’ils ou elles le souhaitent. Ainsi, la dimension intégrale du projet éducatif consiste ici à associer les perspectives intellectuelle et manuelle, mais aussi à proposer des savoirs incarnés, rendus concrets par des questions et des usages qui relient projet d’avenir et vie quotidienne, avec l’exigence qu’ils puissent concerner, et ainsi faire reconnaitre et exister, le monde du travail et une culture sociale et populaire ouverte à de nouveaux possibles.
13Le second aspect, qui prolonge aussi, et précise, la formule « s’ils ou elles le souhaitent », concerne la fonction de l’éducation scolaire, entre formatage et formation, entre conditionnement et émancipation. Quels citoyens et quelles citoyennes s’agit-il de préparer pour demain ? Des objectifs comme l’autonomie, la capacité d’initiative ou la faculté de discernement sont-ils sérieusement poursuivis ? Ces questions si importantes dans le monde complexe d’aujourd’hui n’ont-elles pas été déjà posées à travers ces expériences anciennes de pédagogie libertaire ? La culture des droits humains du XXe siècle qui, encore une fois, se doit de privilégier la formation plutôt que le formatage, n’a-t-elle pas de quoi s’enrichir en examinant et revisitant ces expériences progressistes du passé ? Il reste beaucoup à faire aujourd’hui pour résoudre le dilemme de savoir comment faire valoir sans prescrire, c’est-à-dire de savoir comment contourner l’écueil d’un catéchisme laïc plein de bonnes intentions, mais plein aussi d’impasses et d’inefficiences : un défi qui concerne autant les enjeux climatiques et environnementaux, le travail de mémoire et ses impératifs de reconnaissance, que le respect des droits humains et la lutte contre toutes les formes de discriminations. C’est à ce prix, ne l’oublions pas, en termes aussi de responsabilité sociale et de perspective de bien commun, que pourront se développer la faculté de discernement et les capacités d’agir, « s’ils ou elles le souhaitent », des citoyens et citoyennes de demain.
14Autant de bonnes raisons de se plonger dans le livre de Taha Naji.
Auteur
Université de Genève
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Des élèves funambules
Être, faire, trouver et rester à sa place en situation d’intégration
Laurent Bovey
2015
Les enquêtes PISA dans les systèmes scolaires valaisan et genevois
Accueil, impact et conséquences
Sonia Revaz
2016
Dites-nous pourquoi « ils » sont en difficulté à l’école
Étude de la représentation de la difficulté scolaire chez les enseignants genevois du primaire
Zakaria Serir
2017
Du genre déviantes
Politiques de placement et prise en charge éducative sexuées de la jeunesse “irrégulière”
Olivia Vernay
2020
Regards croisés sur la réforme du secondaire I à Neuchâtel
Points de vue pédagogiques, points de vue politiques
Kilian Winz-Wirth
2021
Comment susciter la motivation des élèves pour la grammaire ?
Réflexions autour d’une séquence didactique
Sarah Gremion
2021
Rencontrer les parents
Malentendus, tensions et ambivalences entre l’école et les familles
Stefanie Rienzo
2022