Prendre et donner la parole : attentes communes et tensions
p. 69-123
Texte intégral
1Ce premier chapitre d’analyse a pour objectif de mieux comprendre quelles sont les représentations, les attentes et les pratiques des enseignants et des parents dans les entretiens trimestriels. Nous souhaitons identifier la manière dont les acteurs prennent la parole afin de transmettre les informations qui leur semblent importantes pour la scolarité de l’enfant. De plus, nous cherchons à mettre en évidence quelles sont les informations échangées et à quelles tensions ces dernières peuvent les confronter. Afin de poursuivre ces buts, nous identifions tout d’abord comment les entretiens trimestriels s’organisent autour d’une attente commune entre les deux acteurs : un échange réciproque d’informations concernant l’enfant. Puis, nous montrons comment les enseignants configurent des espaces de parole pour permettre aux parents de s’exprimer et leur transmettre les informations nécessaires à la réussite scolaire de leur enfant. Face aux dires des enseignants et à ces espaces de parole, nous mettons en évidence la manière dont les parents s’en saisissent, réagissent et s’expriment dans les entretiens. Nous identifions enfin les ambivalences auxquelles sont confrontés les acteurs, et qui peuvent créer des malentendus, des tensions dans leurs interactions et empêcher la mise en place d’une relation symétrique.
La transmission d’informations au cœur des entretiens
2Les enseignants sont des entrepreneurs d’entretiens (Chartier, et al., 2014). Ils animent les échanges et sollicitent les parents pour répondre aux injonctions institutionnelles de partenariat, mais également pour obtenir et échanger des informations sur l’enfant. Cette partie s’attache alors à mettre en évidence l’importance de cette transmission d’informations, représentant le cœur des entretiens enseignant-parents.
Pratiques enseignantes et déroulement des entretiens
3Dans le cadre de notre recherche, tous les enseignants, sauf l’enseignante no 3 qui réalise des entretiens avec les parents à chaque fin de trimestre, effectuaient leur premier entretien trimestriel de l’année avec la plupart des parents1. Avant celui-ci, ils en avaient rencontré seulement quelques-uns individuellement. En effet, outre la réunion de parents réalisée en début d’année pour présenter le programme annuel, les objectifs scolaires et les projets mis en place, les enseignants avaient pris rendez-vous dans les premières semaines de la rentrée avec les parents dont l’enfant a été promu par tolérance2 l’année précédente. Cela est aussi le cas lorsque les enseignants considèrent que l’enfant se comporte de façon peu adéquate en classe ou si les notes qu’il obtient lors des premières évaluations sont en dessous de la moyenne. Lors des entretiens trimestriels observés, ils avaient tous pour principale intention d’informer les parents de la situation actuelle de leur enfant, c’est-à-dire de leur transmettre et de leur communiquer ses résultats scolaires, l’évolution de son travail, son attitude face à ce dernier et son comportement en classe, comme le préconise la directive Relations famille-école (DIP, 2010a).
Mon rôle, c’est que les parents aient une vision globale de ce qu’il se passe à l’école. Je dois donc les tenir au courant du suivi de leur enfant et de comment il est quand ils ne sont pas là.
(Enseignante no 3, 7P)
Le but de cet entretien, c’était de lui montrer et de lui faire comprendre les faiblesses de l’enfant. Comme j’ai dit à l’entretien, je sens des faiblesses latentes et j’ai peur qu’elles grandissent.
(Enseignante no 1, 8P)
4Pour cela, les enseignants no 3 (7P) et no 4 (7P) se sont basés sur le livret scolaire de l’enfant comportant les moyennes pour chaque discipline et les appréciations de comportement obtenues durant le deuxième trimestre de l’année.
Une fois la mère installée, l’enseignante prend la parole et explique à la mère :
— Les enfants avaient le choix de ramener leur carnet à la maison ou de le laisser ici. Votre fille a choisi de le laisser en classe. Je vais alors vous laisser un moment maintenant pour en prendre connaissance.
— D’accord, merci.
La mère observe le carnet et lit les commentaires inscrits pendant quelques minutes. Pendant ce temps, l’enseignante relit sa grille d’entretien comportant ses notes sur les divers sujets qu’elle souhaite aborder avec la mère.
(Extrait de l’observation no 3.2, enseignante no 3, 7P et mère no 3.2, milieu social défavorisé)
5Contrairement à l’enseignante no 3, l’enseignant no 4 a demandé à chaque enfant de ramener son livret scolaire à la maison afin de le faire signer par ses parents. De ce fait, il n’a pas laissé de temps aux parents pendant l’entretien pour qu’ils puissent voir à nouveau le livret scolaire de leur enfant. Selon les enfants et leur situation, cet enseignant s’est basé aussi sur le cahier de liaison permettant aux enseignants complémentaires de communiquer avec lui et sur son relevé des devoirs non faits pour définir les améliorations attendues de l’enfant pour la suite de l’année scolaire. Ces pratiques concernant le livret scolaire ne se sont pas observées chez les enseignantes no 1 (8P) et no 2 (7P) qui se sont basées uniquement sur les résultats scolaires en cours, prenant leur relevé de notes comme référence étant donné que le deuxième trimestre n’était pas encore terminé lorsqu’elles ont vu les parents. L’enseignante no 1 s’est principalement appuyée sur ce que les parents lui communiquaient et les questions qu’ils avaient pour réaliser ses entretiens trimestriels, tandis que l’enseignante no 2 a utilisé une grille d’entretien comportant différentes rubriques, tout comme l’enseignante no 3.
6De manière générale, les enseignants souhaitent que les enfants soient présents pendant les entretiens qu’ils effectuent avec les parents, sauf l’enseignante no 1 (8P) qui laisse le choix aux familles. La présence de l’enfant a donc été requise pour les enseignants no 2, no 3 et no 4 (7P).
La collaboration est fondamentale dans le sens où on est toujours trois partenaires. On est l’enfant, l’enseignant et les parents. En général, je ne fais pas d’entretiens sans les enfants, à moins qu’il y ait vraiment quelque chose de particulier et que les parents le demandent parce qu’ils veulent me parler de quelque chose sans l’enfant. Je trouve important que l’enfant ait une place et qu’il puisse s’exprimer, car ça le concerne avant tout.
(Enseignante no 2, 7P)
On parle d’un enfant, donc oui il doit être là. Quand on parle de ses difficultés, des solutions à trouver, je veux qu’il soit là pour être d’accord, entendre ce qu’on dit et pas qu’on fasse les choses dans son dos tout le temps.
(Enseignant no 4, 7P)
7Les quatre enseignants justifient la présence de l’enfant par la nécessité qu’il ait une place dans les entretiens étant donné qu’il est le centre de la discussion. Il est important pour eux qu’il puisse donner son avis et entendre les décisions qui sont prises afin d’agir en conséquence par la suite. Il semble bien, comme l’ont proposé Deshayes, Payet, Rufin, et Pelhate (2017), que c’est principalement la transparence (ne pas parler dans son dos) qui permet aux enseignants de justifier la présence de l’enfant dans l’entretien trimestriel auprès des parents.
8Concernant le déroulement général des entretiens trimestriels observés et les thèmes abordés, ils étaient globalement similaires pour tous les enseignants : salutations, invitation à s’assoir autour de la table, présentation des résultats et du comportement de l’enfant, questions posées aux parents, proposition de solutions par les enseignants, questions des parents et salutations à nouveau. L’énonciation des enseignants est structurée principalement autour de deux thèmes : les résultats scolaires obtenus et le comportement en classe de l’enfant. Malgré ces pratiques communes émanant de la performance d’un genre institutionnel (Scalambrin & Ogay, 2014), la structure des entretiens est peu balisée dans son contenu et son déroulement par l’institution. Les enseignants et les parents peuvent alors également aborder d’autres thèmes, plus liés au domaine familial, tels que les solutions à mettre en place en fonction des difficultés propres à l’enfant, les aides extérieures qui lui sont apportées, sa progression générale, les devoirs à la maison, les évaluations, le camp, les problèmes extérieurs à l’école, les pratiques éducatives des parents, ainsi que la responsabilisation et l’autonomie de l’enfant à la maison.
9Enfin, tous les entretiens se sont déroulés autour d’une table carrée ou rectangulaire, située devant le tableau noir ou au fond de la classe. Les enseignants étaient habituellement placés en face ou en diagonale des parents, l’enfant (s’il était présent) étant assis à côté d’eux. La durée moyenne des entretiens était de 25 à 40 minutes, sauf pour un entretien qui a duré 80 minutes en raison de la situation conflictuelle entre l’enseignant et les parents (observation no 4.3). Nous remarquons finalement que « le format dit ‘classique’ de l’entretien parents-enseignant-e, de type ‘face-à-face’, demeure un modèle de référence aujourd’hui encore » (Scalambrin, 2015, p. 133).
Un échange d’informations
10Plus qu’une simple transmission d’informations, tant les enseignants que les parents de notre recherche considèrent que la collaboration école-familles, et plus particulièrement l’entretien trimestriel, est un « échange » d’informations autour de l’enfant et de sa scolarité. Les enseignants emploient des mots, tels que « échange factuel », « échange entre différents partenaires » et « discuter » pour qualifier les rencontres avec les parents, comme le déclare l’enseignante no 2 (7P) : « Je dirais que c’est l’échange entre les différents partenaires autour de l’enfant qui permet qu’il puisse évoluer positivement dans le cadre scolaire ». Cela semble montrer qu’ils souhaitent que les parents s’expriment et leur transmettent les informations qu’ils jugent importantes.
11Ces représentations enseignantes correspondent à celles de tous les parents interviewés. Ces derniers attendent de pouvoir « discuter », « communiquer » et « dialoguer » avec les enseignants de leur enfant : « J’attends que ça continue comme ça, qu’il y ait un échange entre nous deux, entre l’enseignante et moi le parent » (Mère no 1.2, milieu social moyen). Ils ne sont donc pas uniquement passifs dans l’interaction avec les enseignants, car ils semblent d’avis qu’ils doivent les informer lorsqu’ils ont des inquiétudes concernant leur enfant ou lorsque des évènements importants se déroulent à la maison.
J’ai surtout pas mal écouté les problèmes de ma fille que l’enseignante énonçait, mais j’ai été beaucoup entendue aussi. Il faut dire ce qu’il se passe à la maison pour comprendre pour quelles raisons elle réagit comme ça. Je pense que ma fille est en train de vivre des choses qui ne sont pas évidentes au niveau de l’environnement familial. Donc même si ce n’est pas une excuse, je pense que c’est important d’expliquer notre contexte familial, car ça permet de mieux comprendre pourquoi elle est comme ça.
(Mère no 4.2, milieu social défavorisé)
12Ces parents souhaitent être correctement informés de la scolarité de leur enfant et de sa progression, aussi bien de ses résultats que de son comportement en classe. Ils attendent que leur enfant réussisse scolairement et qu’il ait de bonnes notes. La plupart ont également fait mention de l’importance des diplômes pour le choix de son futur métier et pour son insertion professionnelle dans la société. Cela est particulièrement le cas pour les parents de milieux populaires de notre échantillon qui, à l’instar des parents questionnés dans d’autres études, ont l’espoir d’une ascension sociale pour leur enfant au travers de l’école (Delay, 2009 ; Payet, 1996). Ils souhaitent dès lors que les enseignants définissent clairement les difficultés et les acquis de leur enfant afin de pouvoir mettre en place des solutions adaptées à ses besoins.
Mère : J’attends que les enseignants soient clairs sur les résultats de mes enfants. Si je vois que mes enfants ça se passe bien, qu’ils travaillent bien, c’est que les enseignants aussi font bien leur travail et c’est bon. Mais s’ils ont des mauvaises notes, ils doivent nous le dire.
SR : Vous vous attendez à ce que les enseignants vous informent du suivi de la progression de vos enfants ?
Mère : Oui, j’attends ça aussi. J’attends plus de contacts, plus de rencontres en cas de problème pour trouver des solutions, c’est clair oui.
(Mère no 2.1, milieu social défavorisé)
13Les parents attendent alors que les enseignants soient disponibles pour leur communiquer ces informations, qu’ils prennent le temps nécessaire de le faire et qu’ils soient « francs » et « honnêtes », car les parents ont le « droit de savoir » tout ce qui concerne leur enfant. Goffman (1959/1973a) identifie cela sous le concept de « sincérité ».
SR : Qu’attendez-vous de l’enseignant dans la collaboration avec les parents ? Quel devrait être son rôle ?
Père : C’est surtout de l’information, dire ce qu’il se passe, surtout de dire si ça se passe bien ou d’alerter et dire « J’ai remarqué ça », de dire les choses parce qu’elle passe quand même beaucoup de temps sur une semaine à l’école. Ils passent plus de temps quasiment à l’école qu’avec nous et c’est là où il pourrait y avoir des petits signes « Tiens, il se passe ça », mais toujours dans le cadre scolaire je dis. Donc oui, ce serait dire « Moi j’ai remarqué ça, faudrait peut-être faire attention à ça ».
Mère : Oui, c’est de l’information. Aussi dire si ça va bien et elle, c’est ce qu’elle fait. Elle le marque dans le cahier. L’autre fois, y avait eu une semaine où elle avait moins d’attention parce qu’elle avait un peu moins dormi et après c’est remonté. Mais ça ne m’inquiète pas plus que ça, car y a eu l’information.
(Parents no 2.2, milieu social moyen)
14Cette attente parentale rejoint les représentations que les enseignants ont de leur propre rôle. Ils estiment qu’ils doivent être « francs », « transparents » face aux parents et semblent donc conscients que, pour créer une relation de confiance avec ces derniers, ils doivent être sincères, dire la vérité et énoncer les faits tels qu’ils se présentent dans la réalité.
Je pense que les contacts avec les parents se passent bien parce que j’ai pu leur donner des réponses satisfaisantes par rapport aux questions qu’ils avaient. Je n’ai pas biaisé. Je crois que je suis toujours franc et transparent. Je leur dis vraiment comment se passent les choses et ils l’entendent, ils l’acceptent.
(Enseignant no 4, 7P)
15Cela est accentué par le fait qu’ils estiment que les parents peuvent entendre ce qu’ils ont à leur dire et qu’ils sont prêts à écouter : « Je pense qu’on peut dire beaucoup de choses aux parents. Il ne faut pas en avoir peur » (Enseignante no 2, 7P).
La reconnaissance du rôle expert des parents
16En contrepartie de cette honnêteté, les enseignants de notre enquête attendent que les parents leur fournissent des informations sur l’enfant, relatives au domaine privé de la famille (arrivée d’un nouveau-né, divorce, décès, etc.) et sur « comment ça se passe à la maison », tout comme l’ont montré Chartier et Payet (2014) dans leur étude. En effet, sans ces informations, les enseignants déclarent ne pas pouvoir créer une relation de complicité avec l’enfant lui permettant d’être dans de bonnes conditions pour apprendre.
J’attends que les parents me fassent un mot quand leur enfant est absent ou quand il a un problème médical ou bien personnel d’un point de vue de la structure de la famille par exemple. J’attends qu’ils me disent quand y a une nouveauté, comme une maman enceinte. Alors oui, j’attends beaucoup de choses de la même manière que les parents attendent de moi que je leur dise quand leur enfant commence à baisser ou ce genre de choses.
(Enseignante no 1, 8P)
17Ces enseignants estiment que les parents sont les personnes qui connaissent le mieux l’enfant, d’où l’importance de le leur rappeler, de les écouter et de prendre en considération ce qu’ils disent. Les enseignants considèrent les parents comme de réels partenaires éducatifs qui peuvent les aider à mieux comprendre l’enfant et l’aider dans ses apprentissages. Cela s’observe dans leurs discours lorsqu’ils expliquent que les parents pourraient aider à contrecarrer les difficultés de leur enfant et trouver des solutions adaptées à ses besoins.
Ce que je trouve très important dans la relation avec les parents, c’est qu’ils se rendent compte que notre métier est de faire en sorte que leur enfant progresse et que pour ça, on a besoin de nos compétences à nous en tant que professionnels, mais on a aussi besoin de leurs compétences à eux en tant que parents. Je trouve toujours important de dire aux parents que c’est eux les parents, que c’est ceux qui connaissent le mieux leur enfant et que c’est eux qui savent aussi comment on peut faire pour l’aider, comment on peut faire pour ne pas le bloquer.
(Enseignante no 3, 7P)
18Nous remarquons ici une ouverture à la collaboration du côté des enseignants qui paraissent mesurer l’importance que les parents ont dans la scolarité de leur enfant. Nous pourrions alors penser que les enseignants se situent dans une logique collaborative, car « parents et enseignants sont attelés à la même tâche ; ils se complètent et s’appuient mutuellement ; d’où la nécessité de contacts fréquents et d’un effort permanent de concertation et de négociation » (Favre & Montandon, 1989, p. 118). De plus, face aux propos qu’ils énoncent, les enseignants semblent d’avis qu’ils doivent aussi se remettre en question et avoir un côté humble. Bien qu’ils soient des professionnels de l’éducation, ils ne peuvent affirmer connaitre mieux l’enfant dans sa globalité que ses propres parents. Les enseignants suivent dès lors le principe de respect des parents.
Faut savoir se remettre en question aussi, ça fait se questionner, mais je trouve hyper important d’écouter, d’entendre ce qu’ils disent. […] Donc je dois informer, écouter, prendre en compte ce qu’ils disent aussi et comme je disais avant, avoir ce côté humble par rapport à ce que les parents savent de leur enfant. Je ne vais pas penser que, parce que je l’ai toute la journée sous les yeux, je le connais mieux qu’eux.
(Enseignante no 2, 7P)
19Les attentes des enseignants concernant les informations que les parents doivent dévoiler sont en symétrie avec la représentation que les parents ont de leur propre rôle. Ces derniers considèrent effectivement qu’ils doivent informer les enseignants de ce qui se passe à la maison et les avertir des éventuelles difficultés familiales qu’ils rencontrent. Cela permettrait aux enseignants de mieux comprendre leur enfant, car cela pourrait avoir un impact sur ses résultats scolaires ou sur son comportement en classe.
Pour moi, l’école doit savoir pourquoi. Je n’ai pas honte de raconter les problèmes, car c’est très important, parce que peut-être les élèves ils ne peuvent pas bien avancer dans leurs apprentissages à cause d’un problème à la maison. C’est vrai qu’on avait des problèmes chez nous avant et je suis allée à l’école pour leur dire, car ma fille pouvait peut-être avoir des problèmes à l’école. On se disputait comme dans tous les mariages.
(Mère no 3.2, milieu social défavorisé)
20Pour les parents, qui considèrent la réussite scolaire de leur enfant comme très importante, dévoiler des informations relatives au domaine privé peut représenter un moyen pour obtenir des aides de la part des enseignants. Leur devoir est ainsi de permettre aux enseignants de mieux comprendre leur situation familiale afin d’identifier plus facilement les causes des difficultés de leur enfant.
21Les représentations et les attentes des enseignants et des parents semblent à priori similaires, ce qui devrait permettre l’établissement de relations symétriques lors des entretiens trimestriels. Néanmoins, comme nous allons le voir dans la suite de l’analyse, il existe des ambivalences et des contradictions dans les pratiques de ces acteurs qui peuvent engendrer des malentendus, des tensions et des conflits dans leurs interactions de face à face.
Les stratégies des enseignants
22L’objectif principal des enseignants, informer les parents de la situation scolaire de leur enfant, n’est pas une simple transmission d’informations unilatérale. En effet, tous les enseignants interviewés recherchent également des informations provenant du milieu familial de l’enfant qui pourraient expliquer ses éventuelles difficultés et permettre de trouver des solutions adaptées à sa situation et à ses besoins. Pour cela, ils configurent « des espaces de paroles » (Chartier, et al., 2014) pendant les entretiens pour que les parents puissent s’exprimer, bien qu’ils ne souhaitent pas que ces derniers dévoilent leur vie privée en détails. Plusieurs ambivalences sont ainsi présentes chez les enseignants. D’une part, ils ont besoin d’informations provenant de l’environnement familial pour mieux comprendre leurs élèves et leur venir en aide, mais ils cadrent l’entretien pour contrôler et limiter la parole des parents. D’autre part, ils souhaitent aider et conseiller les parents face aux informations dévoilées, alors que cela développe parfois un sentiment d’intrusion dans la vie privée des familles.
Faire parler les parents tout en contrôlant l’échange
23Considérant l’entretien trimestriel comme un échange d’informations, les enseignants mettent en œuvre différentes pratiques et stratégies pour donner des sentiments de sécurité et de confiance aux parents, puis pour les laisser s’exprimer et prendre la parole afin d’obtenir les informations souhaitées. Ils leur posent des questions et ils répondent aux leurs s’ils en ont. Ils les écoutent et semblent attentifs lorsqu’ils évoquent des faits qui se sont déroulés à la maison ou les difficultés qu’ils rencontrent avec leur enfant. Cependant, malgré la nécessité d’obtenir ces informations, les enseignants cadrent fortement ces rencontres et souhaitent animer les échanges pour en garder la maitrise. L’analyse des observations montre qu’ils configurent et contrôlent les espaces de paroles, ce qui ne correspond pas à l’idéal collaboratif recherché dans lequel les acteurs occupent une place symétrique. Cela leur permet d’afficher l’entretien comme lieu d’échange et de solliciter, de faire parler les parents afin de récolter les informations souhaitées tout en contrôlant leur parole.
24L’instauration d’un climat de convivialité et de confiance dans les entretiens afin que les parents soient plus enclins à se livrer s’est d’abord concrétisée par des salutations accueillantes et par des questions permettant aux enseignants de montrer aux parents qu’ils ont de l’intérêt pour eux, leur situation et leur enfant.
À 16h05, l’enseignant va chercher la mère à la porte de sa classe et lui serre la main en lui disant :
— Bonjour, comment allez-vous ?
— Très bien et vous ?
— Très bien aussi.
L’enseignant salue également l’enfant en lui serrant la main, puis se tourne à nouveau vers la mère :
— Vous avez dû sortir plus tôt du travail pour venir ici ? Ce n’était pas un problème pour vous ?
— Non, c’est bon. J’ai pris directement le bus pour venir depuis le travail.
(Extrait de l’observation no 4.1, enseignant no 4, 7P et mère no 4.1, milieu social défavorisé)
25Une fois cette relation de confiance établie, la structure et le déroulement des entretiens se sont avérés variables selon les enseignants et les situations observées. Face aux parents, les enseignants mettent en œuvre une pluralité de pratiques qu’ils développent et enrichissent au fur et à mesure de leur carrière, de leurs expériences et des nouvelles relations entretenues avec les familles chaque année. Malgré l’utilisation de stratégies différentes, les quatre enseignants de notre enquête ont pour objectif d’obtenir des informations sur l’enfant. Pour cela, ils dirigent la conversation et suscitent des espaces de parole en posant des questions aux parents leur permettant de s’exprimer et de prendre la parole. Les enseignants no 3 (7P) et no 4 (7P) commencent effectivement leurs entretiens en prenant directement la parole afin d’annoncer l’objectif de la rencontre aux parents et la situation scolaire de l’enfant en se basant sur son livret scolaire. Tout au long de leur présentation, ils posent des questions aux parents et à l’enfant en fonction des informations qu’ils jugent nécessaires d’obtenir.
L’enfant arrive quelques minutes plus tard et vient s’assoir à côté de sa mère. L’enseignante s’adresse alors à l’enfant pour lui demander pourquoi il est difficile pour elle de faire les devoirs à la maison, ce à quoi elle répond qu’elle ne sait pas. L’enseignante demande alors à la mère :
— Où fait-elle ses devoirs ?
— Elle se met à une petite table au salon dans un coin pour les faire.
— Ce serait peut-être bien de trouver un endroit où il n’y a pas de bruit, qui est peut-être plus calme que le salon.
— Oui, c’est vrai, mais si elle va dans sa chambre, elle sera seule et elle ne travaillera pas.
(Extrait de l’observation no 3.2, enseignante no 3, 7P et mère no 3.2, milieu social défavorisé)
26Dans cette situation, l’enseignante cherche à savoir où l’enfant fait ses devoirs à la maison. Ce n’est qu’en fonction des informations dévoilées par la mère que l’enseignante peut lui proposer une solution au problème rencontré par son enfant. L’enseignante aborde ainsi le domaine privé de la famille, celui du lieu des devoirs, pratique observée chez tous les enseignants de notre échantillon. Ils justifient l’utilisation de ces stratégies par la nécessité d’obtenir des informations sur l’enfant, car elles leur permettent de mieux le connaitre et de mieux comprendre ses difficultés et son attitude en classe.
Pour moi, c’est un échange. J’attends des parents qu’ils veulent bien me donner certains éléments qui me permettent de comprendre l’enfant. Dans la question « Est-ce que l’enfant fait bien ses devoirs à la maison ? », y a aussi ces informations qui me permettent de savoir si l’enfant est autonome. Des fois, j’ai vraiment l’inverse à la maison, c’est-à-dire que j’ai un enfant extrêmement sage ici et un enfant capricieux à la maison. J’attends donc que les parents me donnent des indices sur leur structure familiale. Est-ce que l’enfant supporte bien l’autorité ? Est-ce qu’il est en conflit ? Et ça me donne des indices sur l’autonomie, sur s’il sait se gérer tout seul à la maison. Est-ce qu’il sait gérer les devoirs ? Est-ce qu’il sait bien les planifier sur la semaine ?
(Enseignante no 1, 8P)
27La description des parents effectuée par cette enseignante correspond à celle de son « client idéal » (Becker, 1997). Elle semble attendre qu’ils soient collaborants, au sens de montrer qu’ils jouent le jeu et qu’ils participent au dispositif d’échange autour de l’enfant. La norme dans cette situation est celle de la participation des parents (Giuliani, 2009). Giuliani explique cependant que les parents peuvent vivre cette participation sur le mode de la contrainte, n’investissant pas l’espace qui leur est dédié, étant donné que cela ne correspond pas à leurs propres pratiques. De plus, elle déclare que « si l’institution reconnait à priori les parents comme susceptibles de répondre de leurs fonctions parentales, ce n’est pas pour autant qu’elle devient plus perméable aux modes éducatifs qui s’écartent des normes » (p. 91). Les enseignants peuvent alors avoir tendance à juger et à stigmatiser les parents qui ne répondraient pas à l’image du client idéal qu’ils se font.
28Les enseignants ont donc plusieurs attentes : les parents doivent leur fournir des informations sur ce qu’il se passe à la maison et sur les changements observés concernant l’enfant ; un échange doit avoir lieu pour que les parents leur donnent des éléments leur permettant de mieux comprendre l’enfant ; les parents doivent leur faire part des faits pouvant avoir un impact sur la scolarité de l’enfant. L’entretien comme lieu d’échange s’apparente dès lors à une « représentation frauduleuse » (Goffman, 1959/1973a) permettant l’instauration d’un climat de convivialité et de confiance (Chartier, et al., 2014) dans le but que les parents soient plus enclins à se livrer. Cela se concrétise également par le fait que les enseignants laissent la possibilité aux parents de poser des questions librement au cours de l’échange.
Après avoir terminé la lecture du livret scolaire de son enfant, la mère pose une question à l’enseignante :
— Pourquoi elle n’a pas la moyenne en Sciences ?
— Il n’y a pas d’appris par cœur en Sciences. Par contre, il faut savoir chercher dans les documents vus en classe les informations et c’est encore très difficile pour elle, lui répond l’enseignante.
Cette dernière ne laisse pas la mère répondre et enchaine directement sur les difficultés scolaires de l’enfant :
— Je sens qu’elle est très stressée pendant les évaluations. Il faudrait peut-être faire un travail sur ça, car je pense qu’elle s’imagine que si elle n’arrive pas à faire quelque chose, elle va avoir directement une mauvaise note.
(Extrait de l’observation no 3.2, enseignante no 3, 7P et mère no 3.2, milieu social défavorisé)
29Même si l’enseignante laisse la possibilité à la mère de lui poser une question et prend le temps de lui répondre, elle coupe rapidement la discussion afin de présenter les difficultés de l’enfant en suivant sa grille d’entretien. Elle souhaite à première vue garder la maitrise des échanges en limitant la parole de la mère. Cela s’est aussi observé dans les pratiques des trois autres enseignants. De manière générale, ce n’est qu’en fin d’entretien qu’ils laissent la possibilité aux parents de s’exprimer librement. Les enseignants leur demandent s’ils ont des questions par rapport à ce qui vient d’être dit ou s’ils ont eux aussi des informations à transmettre, maintenant la fausse image de l’entretien comme lieu d’échange.
L’enseignant répète à la mère :
— Je comprends vos craintes, mais elle grandit donc je pense qu’il faudrait quand même la laisser faire un peu plus de choses par elle-même.
— Oui d’accord. Je vais la laisser alors, répond la mère.
— Super.
L’enseignant regarde l’heure et annonce qu’ils arrivent à la fin de l’entretien. Il demande alors à la mère :
— Est-ce que vous avez des questions ?
— Non.
— N’hésitez pas si vous avez des questions. Vous pouvez toujours me contacter même si c’est en espagnol, car il y a assez de personnes dans l’école qui peuvent traduire si jamais.
(Extrait de l’observation no 4.1, enseignant no 4, 7P et mère no 4.1, milieu social défavorisé)
30Malgré le contrôle de l’entretien observé chez tous les enseignants de notre échantillon, les pratiques des enseignantes no 1 (8P) et no 2 (7P) ne sont pas tout à fait les mêmes que celles de leurs collègues no 3 et no 4. En effet, elles commencent toujours leurs entretiens par donner la parole aux parents et à l’enfant s’il est présent. Après les salutations et l’annonce de l’objectif de la rencontre, l’enseignante no 2 (7P) s’adresse à l’enfant pour lui demander comment il se sent à l’école avant de poser la même question aux parents. Elle les écoute attentivement, puis elle reprend la parole en rebondissant sur certains de leurs propos afin de leur communiquer les résultats et la progression de l’enfant, tout en se basant sur sa grille d’entretien.
L’enseignante prend la parole en premier et annonce à la mère que le but de l’entretien est de faire le point afin de voir comment les choses vont. Elle informe également la mère qu’elle souhaite avoir son avis par rapport à comment elle voit les choses à la maison. L’enseignante s’adresse ensuite à l’enfant :
— Comment te sens-tu à l’école ces derniers temps ?
— C’est plus dur et j’ai peur de doubler. Je vois des différences dans mes notes.
L’enseignante s’adresse ensuite à la mère :
— Et vous, comment voyez-vous cette baisse de notes ?
— Il y a un petit laisser-aller. J’avais bien pris en main ma fille au début de l’année, puis j’ai décidé de la laisser s’autogérer. Mais maintenant, je vais reprendre les choses en main à cause de la baisse de ses notes.
L’enseignante reprend la parole afin d’expliquer la situation scolaire actuelle de l’enfant à la mère :
— Je suis d’accord avec vous deux. Il y a un petit laisser-aller. Les notes des contrôles ont baissé alors qu’elle avait des bonnes notes jusque-là. Elle se corrige vite en plus après, donc c’est qu’elle sait.
(Extrait de l’observation no 2.1, enseignante no 2, 7P et mère no 2.1, milieu social défavorisé)
31Bien que l’enseignante no 2 (7P) laisse plus de liberté aux parents pour qu’ils puissent s’exprimer et lui dévoiler des informations que les enseignants no 3 (7P) et no 4 (7P), elle cadre aussi son entretien de façon à garder la maitrise des échanges. Suite aux réponses données par les parents et l’enfant aux différentes questions qu’elle leur pose pendant l’entretien, elle reprend très rapidement la parole afin de maintenir le fil rouge prévu de la discussion en fonction de sa grille d’entretien remplie en amont de la rencontre. Comme les autres, elle privilégie un moment en fin d’entretien pour que les parents puissent poser leurs questions.
32Enfin, l’enseignante no 1 (8P) commence toujours ses entretiens en demandant aux parents « Comment se passent les devoirs à la maison ? ». Comparée aux trois autres enseignants, elle aborde de manière beaucoup plus directe le versant familial de l’éducation, invitant les parents à dévoiler des bribes de leur vie privée et à s’exprimer sur des faits qui se déroulent exclusivement à la maison.
À 16h10, la mère et son fils arrivent et toquent à la porte de la classe. L’enseignante vient à leur rencontre pour les saluer et ils se serrent la main. L’enseignante invite ensuite la mère et son fils à venir s’assoir à la table rectangulaire située devant le tableau noir. Elle propose à la mère la chaise la plus confortable. L’enseignante est en bout de table et se situe en diagonale de la mère. L’enfant est assis à côté de sa mère. Une fois tout le monde installé, l’enseignante demande à la mère :
— Comment ça se passe à la maison lorsqu’il fait ses devoirs ? Est-ce qu’il est autonome ?
— C’était difficile au départ. On avait beaucoup de prises de tête et il n’avait pas le droit de faire autre chose le weekend tant qu’il n’avait pas fini de faire ses devoirs.
(Extrait de l’observation no 1.1, enseignante no 1, 8P et mère no 1.1, milieu social moyen)
33En fonction des pratiques identifiées ci-dessus, nous constatons que les enseignants no 2 (7P), no 3 (7P) et no 4 (7P) cadrent énormément les entretiens réalisés avec les parents. Ils maitrisent leur déroulement, animent les échanges et posent des questions aux parents par rapport aux informations qu’ils souhaitent obtenir. Pour cela, ils leur posent principalement des questions fermées impliquant des réponses courtes (oui/non) et des questions ouvertes demandant une plus grande explication de la part des parents tout en contrôlant ce qu’ils disent. Même s’ils donnent la parole aux parents et les laissent intervenir pour poser des questions, les enseignants la monopolisent (2/3 contre 1/33). Comme le constate Scalambrin (2015) dans son étude, les entretiens trimestriels « se déclinent essentiellement sur un mode unidirectionnel » (p. 139), bien que cela ne corresponde pas tout à fait à l’attitude de l’enseignante no 1 (8P) qui invite directement les parents à s’exprimer (50-50 environ). Il s’agissait plus d’un réel échange d’informations que d’une simple transmission comme cela semble être le cas pour les trois autres enseignants. Il existe ainsi une ambivalence chez les enseignants. D’un côté, ils considèrent la collaboration école-familles comme un échange réciproque d’informations, un dialogue dans lequel tous les acteurs peuvent s’exprimer. De l’autre, le cadrage qu’ils opèrent dans les entretiens trimestriels avec les parents ne permet pas l’instauration d’une discussion symétrique.
Limiter la parole des parents
34Les enseignants ne peuvent pas totalement contrôler et maitriser le contenu que les parents vont dévoiler au cours des interactions. Face à certaines confessions, il arrive qu’ils puissent se sentir désemparés, ce qui a pour effet d’augmenter les tensions ressenties. Ils peuvent avoir le sentiment que les problèmes évoqués par les parents se situent en dehors des limites de leur rôle. Une contradiction est donc présente chez les enseignants de notre échantillon : ils estiment que les parents doivent leur dire ce qu’il se passe à la maison pour mieux comprendre les difficultés des enfants, mais ils ne souhaitent pas connaitre leur vie privée en détails, car leur rôle n’est pas de les aider à résoudre leurs problèmes personnels, refusant d’envisager avec eux des stratégies pour y remédier.
Il y a des moments où je me sens dépassé et je le dis directement : « Je suis désolé, j’entends ce que vous dites, mais je ne peux pas vous aider parce que ce n’est pas mon rôle, ce n’est pas mon métier. Par contre vous pouvez vous adresser à… ». Une fois, un parent d’élève m’a dit qu’il ne comprenait pas pourquoi sa femme n’avait plus envie de faire l’amour, alors que lui ne pouvait pas s’en empêcher. Il a ensuite ajouté qu’elle tombait toujours enceinte. En entretien de parents… alors que je suis enseignant. Du coup, j’ai renvoyé le problème sur la responsabilité du papa qui devait aller à la maternité pour discuter de ça, car ce n’est pas à moi de le faire.
(Enseignant no 4, 7P)
35Selon les enseignants de notre échantillon, la vie privée des familles ne les regarde pas, à moins que les problèmes provenant de la maison influencent la scolarité de l’enfant. À quel moment les enseignants jugent-ils que les parents ont le droit ou le devoir de partager des éléments de leur vie privée ? Où est la limite entre les informations jugées acceptables et celles qui ne le sont pas ? « Le degré d’acceptation des données issues du versant privé de la vie familiale témoigne d’une hiérarchisation des savoirs (Tardif & Lessard, 1999) et résulte alors de l’ajustement opéré par chaque enseignant entre le caractère privé de l’information et son utilité présumée » (Chartier & Payet, 2014, p. 29). De plus, cela dépend aussi de l’ouverture des enseignants à ces domaines d’informations. « En fin de compte, la pertinence de l’information recherchée est personnalisée et déterminée in situ » (p. 29), car elle dépend des relations qu’il y a entre les acteurs en présence. Les situations dans lesquelles les enseignants considèrent que les informations dévoilées par les parents se situent en dehors des limites de leur rôle sont souvent jugées inconfortables, car elles peuvent s’avérer conflictuelles s’ils ne répondent pas aux attentes des parents. Cela est d’autant plus le cas lorsque les enseignants assimilent ces confessions à des « savoirs coupables » (Hughes, 1996), c’est-à-dire des savoirs sur les parents et leurs pratiques qui pourraient se retourner contre eux, voire les stigmatiser et les catégoriser.
Oui, j’ai quand même envie de savoir ce qu’il se passe à la maison. Mais après c’est difficile parce que des fois tu te dis que si tu sais, tu peux être très accusatrice aussi ensuite vis-à-vis de la famille et de l’enfant. Par contre, oui ça permet de mieux comprendre l’enfant. Par exemple, si un enfant est privé de parler à sa maman et de la voir, c’est normal qu’il soit triste, irritable, qu’il n’ait pas envie de parler. Alors qu’un enfant où tout va bien en dehors, tu te dis que si un jour sur deux il n’a pas envie de travailler, c’est que ça a un rapport avec l’intérieur de l’école et qu’il faut se poser les bonnes questions, analyser la situation et l’observer plus attentivement.
(Enseignante no 3, 7P)
36Ici, l’enseignante est consciente que les confessions des parents, bien qu’elles permettent de mieux comprendre le comportement de l’enfant en classe, peuvent être utilisées pour accuser les parents de leur mauvaise éducation, alors qu’il s’agit de faits qu’elle n’est pas censée connaitre. Les enseignants paraissent parfois dépassés et démunis lorsque les parents se confient sur leur situation personnelle. Face à ces confidences qui font appel à leur compassion, ils ne savent pas comment réagir, estimant ne pas avoir les compétences qu’un psychologue ou un éducateur aurait pour les traiter. Le parent idéal serait dès lors un parent collaborant et soucieux de préserver l’enseignant, sa fatigue émotionnelle et compassionnelle (Goffman, 1961/1968 ; Sennett, 2003). C’est pourquoi, afin de gérer au mieux ces confidences, voire de les éviter, les enseignants développent plusieurs stratégies qui leur permettent de limiter la parole des parents et de garder une certaine maitrise des échanges. Toutefois, elles les empêchent de tenir compte des particularités de leurs élèves, gardant leur environnement familial à l’extérieur de l’école.
37La première stratégie observée dans notre recherche se traduit par l’ignorance de ces confessions, comme l’ont également relevé Chartier et Payet (2014). Cette réaction est présente lorsque les enseignants estiment que les parents « rentrent trop dans les détails » ou que les informations dévoilées sont « trop privées ». Dans de telles situations, les enseignants semblent mal à l’aise et ne réagissent donc pas aux dires des parents. Ils estiment que les propos énoncés ne font pas partie de leur domaine d’action, ce qui peut donner à ces derniers le sentiment de ne pas être écoutés. Ils tentent de recentrer la discussion sur l’enfant et ses difficultés ou de changer de sujet.
Après la présentation de l’enseignante concernant les lacunes de l’enfant en Mathématiques, la mère dit :
— C’est difficile de devoir tout le temps se battre à la maison, car ma fille, c’est un mur. Et face à elle, je me fatigue. En plus, je ne suis plus avec son papa, donc il n’est pas là pour m’aider. Je ne peux jamais souffler, car ça se passe mal aussi avec son papa, donc elle reste toujours chez moi. C’est très compliqué. Ma fille a aussi été voir quelqu’un pour parler, mais le médecin a dit qu’elle ne racontait rien et on a donc arrêté, car c’était trop cher pour ce que c’était. Surtout si elle ne disait rien. Des fois, mon fils essaye de l’aider, mais il est fatigué aussi. Ça a des impacts sur toute la famille cette histoire.
Face aux dires de la mère, l’enseignante écoute, puis demande à la mère :
— Est-ce que votre fille a des projets d’avenir ? Est-ce qu’elle se voit déjà au cycle ?
— Oh oui, elle s’y voit déjà et le fait d’aller en R2 ne semble pas la toucher plus que ça, car elle a ses copines et ça parait lui suffire.
(Extrait de l’observation no 1.3, enseignante no 3, 8P et mère no 1.3, milieu social moyen)
38Même si l’enseignante a l’air attentive à ce que lui dit la mère, elle ne répond pas aux propos énoncés. Elle change de sujet, ce qui donne l’impression qu’elle ignore les problèmes que vit la mère avec sa fille à la maison, comme si cela ne la regardait pas ou ne faisait pas partie de son champ d’action. Malgré son empathie face à certaines situations familiales, cette enseignante cherche à recentrer l’échange sur l’enfant lorsqu’elle se sent dépassée par les confessions des parents, tout comme les autres enseignants observés.
Des fois, ça ne me dérange pas qu’ils parlent de leur vie privée. Ça dépend de quoi ils parlent. Lorsque ça me dérange, j’essaye de couper court, même si ce n’est pas facile. Une année, une maman me parlait énormément de ses problèmes de couple, alors que ça ne me regardait pas. Mais en même temps, j’avais l’impression que la maman avait besoin de faire sortir toute cette douleur par rapport à ce qu’elle vivait, mais ce n’est pas mon rôle, alors j’ai quelques phrases qui m’aident à faire revenir la conversation sur l’enfant et sur sa scolarité.
(Enseignante no 1)
39La deuxième stratégie utilisée par les enseignants consiste à signaler aux parents l’existence de professionnels et de spécialistes (psychologues, éducateurs, logopédistes, médecins, etc.) susceptibles de mieux les aider. Cela peut s’apparenter à « une forme de délégation du ‘sale boulot’ (Hughes, 1996, p. 81), leur permettant de se consacrer à ce qu’ils considèrent comme le cœur de leur métier, la transmission des savoirs disciplinaires » (Payet & Giuliani, 2014, p. 63).
L’enseignant demande à l’enfant :
— Je sais que tu as des sentiments négatifs à cause de tes mauvaises notes, mais est-ce que tu crois que c’est encore possible ?
— Oui, répond l’enfant d’une toute petite voix.
— Elle doit encore prendre confiance en elle, intervient la mère. C’est toujours à cause de la situation avec son père que…
L’enseignant interrompt la mère et lui dit :
— Oui, je sais. Je reconnais quand même qu’il y a des progrès depuis quelques temps. J’ai l’impression que la psychologue l’aide beaucoup. Il faut continuer comme ça et elle doit continuer d’essayer même si elle se trompe, car ce n’est pas grave. C’est quand même une des élèves de la classe qui sait le mieux ses livrets.
(Extrait de l’observation no 4.2, enseignant no 4, 8P et mère no 4.2, milieu social défavorisé)
40Afin d’aider au mieux son élève à retrouver confiance en elle malgré l’absence de son père et les conflits entre ses parents, cet enseignant a délégué une partie du travail à une spécialiste, se sentant surement dépassé par cette situation. C’est pourquoi il interrompt la mère lorsqu’elle prend la parole, ne souhaitant pas entrer dans les détails de cette problématique qu’ils ont déjà abordée par le passé et qui est maintenant prise en charge par une psychologue.
Souvent, quand les parents me racontent leurs problèmes familiaux, ça m’amène à proposer des solutions qui touchent leur sphère privée, alors que ça ne me regarde pas. Je ne suis pas compétent pour ça, donc je n’entre pas trop dans les détails, je coupe et je leur propose d’aller voir d’autres personnes, comme les psychologues.
(Enseignant no 4, 7P)
41Finalement, une troisième stratégie consiste à limiter les questions posées aux parents, comme pour contrôler les informations dévoilées et les confessions qui pourraient placer les enseignants dans une situation gênante. Cette stratégie consiste à poser uniquement des questions fermées (« A-t-elle encore une répétitrice ? ») ou des questions ouvertes et factuelles qui génèrent des réponses simples (« Où fait-elle ses devoirs ? ») leur permettant d’obtenir des précisions sur l’enfant sans que les parents puissent entrer dans les détails de leur vie privée. La parole des parents est ainsi canalisée et cela évite l’installation d’éventuelles situations conflictuelles ou malaisées.
L’enseignante demande à la mère comment se passent les devoirs à la maison :
— Elle ne fait pas grand-chose à la maison. Elle est beaucoup sur son téléphone. Ils ont un groupe WhatsApp avec tous les élèves de la classe. Il y a aussi eu une histoire au cinéma avec les autres filles de la classe et les mamans. Elle est revenue en pleurant, car elles se sont chamaillées, mais après, elles ont continué de l’embêter sur leur groupe WhatsApp.
— Comment a réagi votre fille ?
— Elle était très triste, donc j’ai été parler avec les mamans de ces filles pour qu’elles arrêtent de l’embêter et de lui dire des choses méchantes par message.
— Elles ont dit qu’elles allaient faire quelque chose ?
— Oui, qu’elles allaient leur parler pour leur dire d’arrêter.
— Et donc maintenant c’est réglé ?
— Oui apparemment. Elle ne m’a plus rien dit en tout cas. Mais à la maison, c’est conflictuel entre elle et moi et elle ne me parle pas beaucoup. J’ai peur qu’elle ne se sente pas très bien et que ce soit pour ça qu’elle ne travaille pas ces temps.
— D’accord, et pour les devoirs alors, est-ce qu’elle les fait seule ?
(Extrait de l’observation no 1.2, enseignante no 1, 7P et mère no 1.2, milieu social moyen)
42Dans cette situation, nous remarquons que l’enseignante pose des questions très précises à la mère afin d’identifier si les évènements passés avec les filles de la classe pourraient encore avoir des effets négatifs sur l’enfant et sa scolarité. Selon la mère, l’enseignante doit surement penser que l’histoire est réglée et qu’il n’y a donc pas besoin de s’y attarder plus. Bien que la mère essaye pourtant de se confier à l’enseignante concernant les conflits qu’elle a avec sa fille et son inquiétude du fait qu’elle ne lui parle pas beaucoup, l’enseignante ne relève pas et pose à la place une question sur les devoirs. Elle semble chercher à éviter les questions qui pourraient encourager la mère à parler de sa vie privée, ne sachant peut-être pas comment l’aider, malgré l’impact potentiel sur la scolarité de l’enfant.
Aider et conseiller les parents : une intrusion ambivalente
43Les trois stratégies utilisées par les enseignants de notre échantillon afin de limiter la parole des parents ne les empêchent pas pour autant de souhaiter les aider et les conseiller lorsqu’ils estiment en avoir la possibilité. L’analyse des observations montre que tous les enseignants leur proposent des aides qui peuvent prendre la forme de conseils éducatifs à mettre en œuvre à la maison, ce qui laisse penser qu’ils estiment que cela fait partie de leur cahier des charges, tout comme l’instruction des enfants. Comme expliqué précédemment, ils considèrent avoir besoin d’obtenir des informations concernant le versant éducatif des familles et les cherchent volontairement au « nom du bien de l’enfant » (Payet, 2015). Cela a pour conséquence de légitimer leur intrusion dans la vie des familles et les propositions d’aides qu’ils font lors des entretiens trimestriels.
Je pense que je le fais au moment où je commence à connaitre un peu la famille. Je ne me permettrais pas du premier coup sans savoir s’il y a quelque chose ou pas à la maison de mettre les pieds dans le plat. Donc j’essaye de connaitre les parents, leur sensibilité, celle de l’enfant aussi et de nouveau, j’essaye de l’amener pour le bien de l’enfant, pour qu’il puisse grandir, s’épanouir. J’essaye de faire comprendre aux parents que ce que je leur dis, c’est pour que ce soit positif. Et j’ai l’impression que ça passe bien avec certains parents et avec d’autres, je ne le ferais pas. Parce qu’effectivement, est-ce que c’est aller plus loin que mes prérogatives ? Je ne sais pas, mais je sens qu’il y a ce besoin de le dire, pas seulement pour l’élève, mais aussi pour le parent.
(Enseignant no 4, 7P)
44Néanmoins, les enseignants éprouvent souvent un certain malaise à poser des questions aux parents et à les conseiller sur des problématiques liées au domaine familial. Leur souhait n’est pas de s’imposer dans les familles. Au contraire, ils cherchent à les aider en leur donnant des recommandations à suivre à la maison afin de répondre aux besoins spécifiques de leur enfant et de pallier ses difficultés, ce qui relève d’une logique d’individualisation (Payet, et al., 2011). Mais comme cette attitude comporte un caractère intrusif et moralisateur, les enseignants se retrouvent dans des situations ambivalentes, entre un sentiment de légitimité à intervenir auprès des familles et un sentiment d’intrusion dans leur vie privée.
Un de mes élèves a confié à l’infirmière qu’il n’avait plus de contacts avec sa mère et que son père le menaçait beaucoup du genre « si tu ne fais pas ça, t’auras plus le droit d’appeler ta maman » ou « si tu fais ça, tu ne sais pas ce qui va lui arriver au pays ». Ce ne sont pas forcément des choses que j’aurais voulu aborder. J’avais un peu questionné le père sur la mère, mais c’est des questions liées à un endroit où pour moi tu n’as pas ta place mais tu l’as quand même. T’as ta place parce que ça a une incidence sur l’école, donc il faut bien y mettre les pieds et en même temps, c’est quand même le privé. T’as les fesses entre les deux chaises.
(Enseignante no 3, 7P)
45L’attitude de l’enseignante no 3 qui parait hésitante à proposer des aides à certaines familles semble liée à son âge (26 ans) et au fait qu’il s’agit de sa première année d’enseignement : « J’ai un peu cette difficulté à donner des conseils pour l’instant. Peut-être que c’est à cause de mon âge, parce que je n’ai pas encore le recul par rapport à certaines choses ou parce que je n’ai pas d’enfant et que c’est ma première année » (Enseignante no 3, 7P). Elle parait moins à l’aise que d’autres enseignants plus expérimentés. Par exemple, l’enseignante no 1 (8P) enseigne depuis dix-sept ans et estime que son rôle de mère l’aide beaucoup à comprendre les parents, ce qui la rend plus légitime, selon elle, pour les aider, vivant certaines situations similaires à la maison avec ses propres enfants.
Je n’ai pas peur de donner des conseils, car les parents ne vont pas me critiquer. Je pense aussi que mon expérience de maman m’aide beaucoup. C’était plus difficile au début, alors que là j’ai plus de crédibilité pour leur donner des conseils puisque je le vis aussi. Ils pourraient très bien se demander qui je suis pour me permettre de leur dire ça, mais non, pas là.
(Enseignante no 1, 8P)
46Afin que les parents soient plus enclins à se livrer et à accepter la prise en charge que les enseignants leur proposent, la logique du tact (Goffman, 1967/1974) – permettant de faire confiance à l’autre interactant et de ne pas craindre la duperie – a toute son importance. En effet, même si leur intrusion dans la vie privée des familles est considérée comme étant nécessaire, les enseignants de notre échantillon sont soucieux de ne pas faire perdre la face aux parents dans l’interaction, ayant conscience que certaines de leurs interventions pourraient être vécues comme des offenses territoriales (Goffman, 1959/1973b). Cela pourrait les placer dans des situations conflictuelles alors même qu’ils cherchent à tout prix à les éviter.
Comme je le disais avant, on peut dire beaucoup de choses aux parents et on est parfois obligé de leur dire certaines choses. Notre rôle, c’est quand même de tout mettre en œuvre pour aider au mieux l’enfant. Mais par contre, il est très important de soigner la manière dont on va leur dire les choses, de faire attention aux mots qu’on utilise et à la façon dont on va aborder les problèmes.
(Enseignante no 2, 7P)
47Il existe néanmoins une contradiction dans les discours et les pratiques de ces enseignants. Malgré ce sentiment d’intrusion et la reconnaissance du rôle expert des parents concernant les connaissances qu’ils ont de leur enfant, ils estiment être les mieux placés pour juger les difficultés de leurs élèves et les aides à leur apporter. Ils considèrent qu’ils doivent parvenir à convaincre les parents et prouver qu’ils ont raison lorsqu’ils énoncent des constats et/ou des propositions d’action.
On soupçonne vraiment un problème de mémorisation. On se demande aussi s’il n’y a pas certaines capacités qui sont limitées. Le père a utilisé une grosse voix lorsque j’ai parlé de psy, puis après il s’est calmé. Il a fini par dire ok. Lui, il disait qu’il fallait être plus sévère et nous, on lui disait que ce n’était pas ça le problème. On a beaucoup essayé de leur dire que ce bilan pouvait pointer là où leur fils avait besoin d’aide pour qu’on puisse être plus efficace. On a essayé de le vendre un petit peu comme ça. On voulait vraiment savoir si y avait un déficit d’attention ou un problème de mémorisation ou alors si l’élève n’avait juste pas envie.
(Enseignante no 3, 7P)
48Les enseignants mettent rapidement l’avis des parents à distance pour les convaincre que le leur est plus juste. Mais que vaut le principe de respect des parents à l’aune du principe du bienêtre de l’enfant lorsque les enseignants ne sont pas d’accord avec la vision parentale de ses difficultés ? Les enseignants sont d’avis que, même s’ils doivent se remettre en question, ils ne doivent pas entrer dans la justification, car ce sont des professionnels : « Des fois, j’étais un peu dans la justification et je pense que ce n’était pas une bonne chose. Des fois, on se remet trop en question parce que ça nous fait douter » (Enseignante no 2, 7P). Cette vision de leur rôle semble s’opposer à l’établissement de rapports collaboratifs et laisse place à une logique de mandat, dans laquelle les enseignants considèrent qu’ils sont les seuls responsables de l’instruction des enfants. Ils revendiquent leur statut de professionnel de l’éducation, sans vouloir rendre de comptes aux parents et sans justifier leurs décisions que ces derniers ne doivent pas contester afin de ne pas remettre en cause leur jugement professionnel :
Je ne vais pas dire au chirurgien quel scalpel il faut prendre pour faire son opération. C’est un pro et il sait ce qu’il fait. J’attends la même chose de la part des parents pour notre métier d’enseignant.
(Enseignant no 4, 7P).
49Pourtant, un professionnel doit rendre des comptes à ses clients contrairement aux personnes qui incarnent une responsabilité de type bureaucratique et ne rendent des comptes qu’à l’autorité qui les a engagées (Montandon, 1994). La volonté des enseignants d’établir une relation de confiance avec les parents pourrait être également un moyen pour rechercher plus facilement leur consentement face aux constats énoncés et aux solutions proposées sans avoir à les justifier. Cela montre que les enseignants considèrent les parents comme des « amateurs » en matière d’enseignement : ces derniers devraient faire totalement confiance aux professionnels. Cependant, cette vision ne permet pas de prendre en compte la diversité des familles, les enseignants se situant dans une posture d’indifférence aux différences (Payet, et al., 2011). De plus, cela semble principalement viser les parents de milieux populaires qui n’ont pas forcément les ressources suffisantes pour aider leur enfant, comme si les enseignants devaient se substituer aux familles (Favre & Montandon, 1989).
50L’entretien trimestriel aurait ainsi pour but officieux la recherche d’indices permettant aux enseignants d’identifier si les parents jouent correctement leur rôle. Le cas échéant, ils devront prendre les mesures nécessaires à l’école pour que leurs élèves réussissent scolairement. Les enseignants ont donc beau justifier la nécessité d’obtenir certaines informations de la part des parents par l’importance de mieux connaitre l’enfant pour lui venir en aide de manière plus efficace, ils les utilisent surtout pour identifier le degré d’éducation et d’autonomie de l’enfant, cette dernière étant présupposée comme existante ou relevant d’un travail mené par les parents seuls.
En laissant parler le parent, j’entrevois un peu le niveau d’aide que je vais avoir. Est-ce qu’il y a des parents qui sont derrière ou pas ? Quel est le potentiel d’aide qu’il a à la maison ? J’essaye de juger. […] Si je vois que c’est un parent qui a un niveau de français très bas, je vais forcément laisser tomber. Il va peut-être assumer juste les Maths, mais le reste ça va être entre l’enfant et moi. Il n’y a que l’école qui pourra lui apporter de l’aide et c’est à ce moment-là où je vais suggérer la répétitrice pour le Français.
(Enseignante no 1, 8P)
51Dès l’instant où les enseignants évoquent le versant familial de l’éducation, une certaine ambigüité surgit dans l’échange. « ‘Ce qui se passe à la maison’ apparait a priori comme le complément logique des activités menées dans la classe, mais la question dessine dans le même temps un élément potentiel d’explication des difficultés scolaires de l’élève » (Chartier & Payet, 2014, p. 25).
L’enseignant confie ensuite aux parents :
— Je pense que votre enfant a un problème quelque part, qu’il y a quelque chose qui fait qu’il a ce mauvais comportement en classe et cette attitude négative face au travail. Je ne sais pas si ça vient de l’école ou de la maison, mais je me sens impuissant face à cette situation, car je sens qu’il est ailleurs.
Les parents écoutent, mais ne disent rien. Pour démontrer ses propos, l’enseignant leur explique l’évaluation de Mathématiques qui s’est déroulée le matin même :
— C’était une évaluation vraiment « facile », pratiquement toute la classe a eu entre 5.5 et 6. C’était vraiment un cadeau pour les élèves et votre enfant a eu seulement 5. C’est la troisième plus mauvaise note de la classe.
(Extrait de l’observation no 4.3, enseignant no 4, 8P et parents no 4.3, milieu social favorisé)
52Ici, l’entretien trimestriel semble permettre à l’enseignant de chercher une cause externe au domaine scolaire qui aurait pour action de valider son interprétation de la difficulté scolaire, comme le suppose Payet (2015). Cet auteur ajoute que les stratégies utilisées par les enseignants visant à faire parler les parents leur permettent de légitimer leur intrusion dans l’environnement familial, puisqu’elles ont pour objectif de rechercher les causes de la difficulté de l’enfant, pour son bien. Cela s’observe dans la situation suivante.
L’enseignante demande à la mère comment ça se passe avec le portable à la maison, ce à quoi la mère répond :
— C’est difficile.
— J’ai cru comprendre qu’il y avait des devoirs partagés dans la classe.
— Oui, je suis au courant. J’en avais déjà parlé à l’enseignante de l’année dernière.
L’enseignante demande alors à la mère si elle entrevoit une solution. Elle répond :
— Je ne sais pas. Une fois, elle est venue me poser une question sur les devoirs et elle avait laissé son portable allumé pour que sa copine entende. Je sais qu’elle demande aussi les réponses à ses copines.
— Je n’ai pas de prise sur les portables. C’est aux parents d’agir sur ça.
— Pourtant, je sévis. J’essaye d’agir, mais c’est la guerre à la maison.
(Extrait de l’observation no 1.3, enseignante no 1, 8P et parents no 1.3, milieu social moyen)
53Les informations dévoilées par la mère donnent la possibilité à l’enseignante d’expliquer les difficultés scolaires de sa fille en Mathématiques du fait qu’elle ne fasse pas toujours les devoirs par elle-même. Cela remet aussi en question l’éducation de la mère étant donné qu’elle semble avoir du mal à gérer l’utilisation du téléphone portable à la maison, alors que l’enseignante ne perçoit pas l’utilité pour les enfants de ce quartier d’en avoir un.
Elle ne fait pas ses devoirs, elle triche, c’est des stratégies, mais après on sent des parents assez faibles au niveau du « driver le portable ». En même temps, je les comprends, parce que j’ai ces mêmes problèmes avec mon fils, mais ce n’est pas tout à fait pareil, parce que moi c’est une question de sécurité parce qu’il doit prendre le bus tout seul […]. Ici, dans ce quartier, je ne vois pas pourquoi les enfants ont un portable.
(Enseignante no 1, 8P)
54Le manque d’identification des enseignants aux parents de milieux populaires est visible. Malgré le fait que la mère soit de milieu social moyen dans cette situation, l’enseignante utilise l’interaction qu’elle a vécue avec cette dernière pour englober tous les parents en faisant référence au quartier défavorisé dans lequel l’école se situe. Nous observons un certain refus d’une identité commune avec les parents. Ces propos construisent une frontière entre « eux », les parents situés dans un milieu défavorisé qui n’auraient pas les bonnes pratiques éducatives et « nous », les enseignants, les professionnels, maintenant une certaine distance entre ces deux acteurs.
Un traitement personnalisé des informations dévoilées
55Nous avons pu remarquer, dans ce qui précède, que les enseignants ont des rapports ambivalents face aux confessions des parents. Comme le suppose Payet (2015), « ce n’est pas tant qu’ils ne les souhaitent pas, car elles pourraient leur être utiles, c’est plutôt qu’ils ne savent pas comme réagir quand elles émergent » (p. 133). Bien que les quatre enseignants interviewés et observés recherchent ces informations pour mieux comprendre l’enfant et les mobiliser en tant que facteur explicatif de ses difficultés scolaires, ils ressentent un certain malaise dû au caractère parfois intrusif des modes de communication que cela engendre. En outre, ils ne peuvent pas contrôler la parole des parents et sont parfois exposés à des détails privés qui, selon eux, ne les concernent pas. Face à ces confidences, les enseignants ne savent pas toujours comment réagir : ils expliquent ne pas être formés pour les gérer. Ils ne réagissent pas de la même manière selon les informations dévoilées par les parents et leur sentiment de légitimité à intervenir dans l’interaction. Les pratiques et les stratégies qu’ils mettent en œuvre dans l’entretien avec les parents sont dès lors diverses.
56C’est lorsque les enseignants semblent considérer que les informations dévoilées par les parents sont acceptables qu’ils vont les traiter directement dans l’entretien et leur proposer des aides individualisées. Au contraire, s’ils considèrent qu’elles ne le sont pas, ils auront tendance à ne pas les relever, ne souhaitant pas être informés de tout et n’assumant pas réellement les conséquences qui en découleraient. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils n’écoutent pas ces confidences, « car les scènes interinstitutionnelles offrent la possibilité d’en faire un usage différé » (Payet, 2015, p. 134). Ainsi, les informations dévoilées par les parents sont traitées lors d’autres « scènes scolaires », telles que les réunions entre collègues dans lesquelles les enseignants discutent des élèves avec lesquels ils rencontrent des difficultés. Les professionnels se trouvent face à une tension : celle d’être informés pour aider au mieux leurs élèves, tout en mettant à distance les confessions des parents qui s’apparentent à des « savoirs coupables » (Hughes, 1996) et qui les placent en situation d’embarras (Goffman, 1967/1974).
57Face à cette tension, les enseignants peuvent agir de plusieurs manières dans les entretiens. Ils personnalisent le traitement des informations en fonction de leur degré d’acceptation des confessions des parents : soit ils vont traiter les informations face aux parents, estimant qu’ils sont susceptibles de les aider ; soit ils vont les traiter à l’intérieur de l’école, considérant qu’il n’y a que les professionnels de l’éducation qui pourront aider l’enfant ; soit ils vont les ignorer si cela ne fait pas partie de leur champ d’action. La recherche d’informations pourrait ainsi plus s’apparenter à un moyen permettant aux professionnels d’estimer le soutien que les parents sont capables de leur apporter pour viser la réussite scolaire des enfants. Les enseignants s’adaptent aux situations vécues et appliquent les stratégies qui leur semblent les plus adéquates afin de traiter au mieux ces informations, oscillant entre une posture d’individualisation et une posture d’indifférence aux différences (Payet, et al., 2011).
Du point de vue des parents
58La littérature sur la question rapporte que, face aux questionnements et aux sollicitations des enseignants, les parents ont le choix de répondre en expliquant les faits ou de cacher certaines informations dont les professionnels pourraient se servir pour les stigmatiser et les juger négativement dans leur rôle parental (Payet, 2015). Ils peuvent prendre la parole pour poser des questions ou pour transmettre des informations qu’ils jugent importantes pour le bien de leur enfant (Chartier, et al., 2014 ; Chartier & Payet, 2014). Nous pourrions supposer que les parents de milieux défavorisés auraient plus de craintes à se confier, à raconter leur histoire et à répondre aux attentes des enseignants que les parents de milieux moyens ou favorisés (Périer, 2005 ; Scalambrin & Ogay, 2014). En effet, ces derniers ont une meilleure maitrise des échanges, contrairement aux parents de milieux défavorisés qui peuvent se sentir moins légitimes (Delay, 2013) et qui ne parlent pas toujours très bien le français. Cette partie se centre sur l’agir parental et tente d’identifier les attentes et les stratégies que les parents de notre recherche ont dans l’entretien individuel avec les enseignants concernant le partage d’informations. Nous cherchons également à mieux comprendre comment et pour quelles raisons ces parents prennent la parole, ainsi qu’à identifier quelles sont les informations qu’ils sont prêts à dévoiler.
Prendre la parole pour obtenir des aides
59Tous les parents prennent la parole pour répondre aux sollicitations des enseignants et les informer de ce qu’il se passe à la maison. La perception de leur propre rôle dans la collaboration semble correspondre aux attentes des enseignants qui recherchent des informations liées au versant familial de l’éducation. Au regard de l’analyse des stratégies enseignantes effectuée précédemment, les parents interviewés ont l’air beaucoup plus enclins à se confier et à dévoiler des informations relatives à leur vie privée que les enseignants à les recevoir. Ils ont conscience de l’importance et de l’avantage qu’ils ont de placer les enseignants dans la confidence, contrairement à ces derniers qui ont tendance à ignorer leurs propos. Les parents considèrent que cette stratégie permet aux professionnels de mieux comprendre les enfants pour leur apporter des aides individualisées.
Il faut dire la vérité, sinon on ne peut pas aider l’enfant. L’instituteur, si on ne lui dit pas ce qu’il se passe, il ne peut pas l’aider comme il ne vit pas chez nous. Moi, je joue la carte de la vérité, car c’est important, sinon on ne peut pas se faire aider à 100 %.
(Mère no 1.2, milieu social moyen)
60Bien que les parents de notre enquête fassent le plus souvent confiance aux enseignants, ils attendent en échange de leurs confessions d’être conseillés et aidés sans être jugés. Ils ne souhaitent pas qu’on leur dise comment éduquer leur enfant. L’analyse des entretiens post-observation permet de relever que les parents estiment qu’il y a quelques limites – les « territoires du moi » décrits par Goffman (1959/1973b) – que les enseignants ne doivent pas franchir pour ne pas s’immiscer dans leur vie privée et ne pas les offenser. Les parents paraissent conscients de la disqualification qu’ils encourent en révélant ces informations, mais ils estiment surement que l’intérêt supérieur de l’enfant évitera d’activer chez les enseignants un processus de stigmatisation. Malgré le fait que ce calcul soit risqué étant donné que cette non-activation est loin d’être certaine, les parents mobilisent le paradigme de l’individualisation (Payet, 2015) qui tient compte des différences interindividuelles et de l’environnement familial de l’enfant, ce qui les pousse à se livrer et à informer les enseignants dans le but d’obtenir des aides et des conseils tant scolaires qu’éducatifs.
L’enseignant annonce à la mère que sa fille oublie toujours de faire ses devoirs. Puis, il s’adresse à l’enfant :
— Comment pourrait-on faire pour que tu n’oublies pas de faire tes devoirs ?
— Je ne sais pas…
L’enseignant se tourne alors vers la mère pour lui faire une proposition :
— Vous savez, dans le carnet de devoirs de votre fille, il y a des petites croix. (L’enseignant montre en même temps à la mère leur emplacement dans le carnet.) Est-il possible que vous vérifiiez tous les jours les devoirs de votre fille et que vous mettiez des croix quand elle les a faits ?
— Oui, je vais essayer de faire ça. Mais je travaille beaucoup. Je ne suis pas tout le temps à la maison pour vérifier. Elle le sait et elle en profite beaucoup. Elle est toujours sur la tablette ou sur son téléphone.
Suite à la réponse de la mère, l’enseignant s’adresse à nouveau à l’enfant et lui dit qu’elle doit apprendre à gérer son temps et aider sa mère en étant plus responsable, car sa mère doit beaucoup travailler pour payer le logement et acheter à manger.
(Extrait de l’observation no 4.1, enseignant no 4, 7P et mère no 4.1, milieu social défavorisé)
61Dans cette situation, l’enseignant conseille la mère sur la manière dont elle pourrait vérifier les devoirs de sa fille. Elle a l’air d’accepter la proposition effectuée, montrant qu’elle est ouverte à ses conseils. Cependant, elle avoue qu’elle travaille beaucoup et qu’elle n’est pas toujours à la maison pour ce faire. Ainsi, elle informe l’enseignant de leur situation actuelle et ajoute elle-même des informations qu’il n’a pas directement demandées, comme le fait que sa fille profite de son absence pour jouer avec sa tablette. Pour obtenir ces aides, les parents interviewés semblent avoir conscience qu’ils doivent répondre aux sollicitations des enseignants et aux questions posées pendant l’entretien. Certains prennent également la parole sans que les enseignants aient esquissé ou suscité des espaces pour qu’ils puissent s’exprimer. L’analyse des observations montre que les parents prennent la parole de manière spontanée. « Ils anticipent des reproches potentiels et des attentes perçues, évoquent leurs propres actions, demandent des explications sur des aspects précis de la scolarité » (Chartier, et al., 2014, p. 47), ce qui s’observe dans l’extrait suivant.
L’enseignante demande à la mère si l’enfant fait seule ses devoirs. Elle lui répond :
— Elle a un peu changé ces derniers temps. Elle ment. Elle dit qu’elle les fait, mais en fait elle ne les fait pas.
— Elle n’a pas eu de devoirs non faits pour le moment, donc c’est qu’elle les fait quand même, intervient l’enseignante.
— J’essaye de lui faire comprendre qu’elle doit mieux s’organiser, car elle passe des heures sur son téléphone. J’ai remarqué que les Maths ont baissé, alors je lui dis de faire attention, surtout que je ne peux pas trop l’aider.
L’enseignante regarde les notes de l’enfant dans son relevé de notes et dit :
— C’est dommage, car elle a les compétences pour réussir. Elle est dans un bon R2 actuellement, mais elle pourrait être en R3.
(Extrait de l’observation no 1.2, enseignante no 1, 7P et mère no 1.2, milieu social moyen)
62Lorsque la mère no 1.2 avoue ne pas pouvoir aider son enfant en Mathématiques, elle s’expose au jugement de l’enseignante quant à son manque de compétences, tout comme la mère no 4.1 (milieu social défavorisé) dans la situation précédente. Les enseignants pourraient utiliser les informations dévoilées par les parents pour les étiqueter et les juger négativement, ce que montre déjà Payet (2015) : « À trop parler, ils s’exposent au risque du stigmate » (p. 131). Cependant, comme nous l’avons montré, même si ces confessions pourraient leur faire perdre la face (Goffman, 1967/1974), les parents paraissent mesurer l’importance de dire la « vérité » afin de créer une relation de confiance avec l’enseignant. Ils sont conscients des risques encourus par l’utilisation de stratégies, telles que la représentation frauduleuse (Goffman, 1959/1973a) ou l’omission d’informations privées, qui pourraient rendre méfiants les enseignants et empêcher qu’ils leur apportent les aides individualisées souhaitées. Parallèlement, certains parents attendent une aide de nature plus éducative. Mais cela peut produire l’inverse de l’effet escompté, c’est-à-dire le retrait de la majorité des enseignants, estimant ne pas être formés pour répondre à ces attentes. Pour une grande partie des parents, l’école doit les soutenir, manifestant l’importance qu’elle représente pour eux et l’avenir scolaire de leur enfant (Scalambrin, 2015).
63Cela montre enfin que les parents de milieux populaires prennent eux aussi la parole et se confient. Cette attitude est présente dans toutes les observations d’entretiens que nous avons effectuées. Ces résultats de recherche corroborent ceux de Scalambrin (2015) qui identifie que tous les parents « s’expriment et prennent la parole pour raconter une anecdote, ajouter une précision, amener un commentaire ou pour simplement répondre à une sollicitation de l’enseignante » (p. 171).
Des prises de parole différentes selon le milieu social
64Tous les parents ont beau avoir la volonté d’informer les enseignants et de s’exprimer pour obtenir des aides et des conseils, nous remarquons tout de même des prises de parole différentes dans les entretiens. En effet, l’analyse des observations montre que les parents de milieux défavorisés (mère no 2.1, père no 3.1, parents no 3.2, mère no 4.1, mère no 4.2) ont moins pris la parole que les parents de milieux moyens (parents no 2.2, mère no 1.1, mère no 1.2 et mère no 1.3) et favorisés (mère no 4.3). Plusieurs auteurs, tels que Claes et Comeau (1996) ou Montandon (1994), ont montré que le silence des parents est souvent interprété par les enseignants comme une preuve de leur désinvestissement de la scolarité de leur enfant, d’où la persistance de ce malentendu dans les relations école-familles. Ce constat ne signifie pas pour autant que c’est toujours le cas. Par exemple, les parents no 3.2 n’ont pas hésité à revendiquer leurs droits dans le passé lorsqu’ils ont ressenti un grand manque de respect de la part de l’enseignante qui a insinué que leur fille était « idiote ». La mère no 4.2 parait, quant à elle, avoir une bonne relation avec l’enseignant no 4, ce qui l’a poussée à se confier plus que d’autres parents lors de l’entretien observé. Deux hypothèses semblent expliquer pourquoi certains parents, en particulier ceux de milieux populaires, s’expriment moins que d’autres dans les entretiens trimestriels face aux enseignants : la confiance placée dans l’enseignant et la crainte du conflit et de ses répercussions sur l’enfant.
La confiance placée dans l’enseignant
65Premièrement, si les parents de milieux populaires de notre échantillon prennent moins la parole que d’autres, c’est parce qu’ils font confiance aux enseignants et aux jugements qu’ils énoncent, car ces parents se considèrent eux-mêmes non compétents et non légitimes pour intervenir dans la scolarité de leur enfant ou pour exprimer leur point de vue, comme le montre Delay (2009, 2013). Ces sentiments, accentués par les difficultés de s’exprimer dans une langue qui n’est parfois pas la leur, poussent une grande partie des parents de milieux populaires à avoir une position de retrait et une posture d’écoute dans les entretiens trimestriels face aux enseignants. Face à ces obstacles, ces parents gardent le plus souvent leur point de vue pour eux, sauf lorsque l’enseignant le sollicite, et considèrent l’avis de ce dernier, dont ils reconnaissent le statut professionnel, comme juste.
L’enseignant informe la mère qu’ils vont d’abord discuter du carnet de sa fille. Il lui demande alors si elle l’a vu et ce qu’elle en pense, ce à quoi elle répond :
— Ce n’est pas très bien, je ne suis pas très contente.
L’enseignant écoute ce qu’elle dit, puis il demande à l’enfant ce qu’elle en pense également. Elle répond qu’elle n’est pas très contente non plus.
L’enseignant dit alors :
— Moi, je trouve que c’est plutôt bien, vous pouvez être contente. En tout cas, moi je suis content. Elle a plutôt des bonnes moyennes. Les Maths fluctuent un peu, mais l’Allemand est bien remonté donc c’est bien.
La mère et l’enfant hochent la tête en signe d’approbation et ne répondent rien.
(Extrait de l’observation no 4.1, enseignant no 4, 7P et mère no 4.1, milieu social défavorisé)
66Nous observons ici que la mère no 4.1 ne réfute pas les propos énoncés par l’enseignant, son silence pouvant être interprété comme un accord tacite par ce dernier. Cependant, dans l’entretien post-observation, elle a répété qu’elle n’était pas satisfaite des résultats de sa fille et qu’elle attendait de meilleures notes de sa part : « En sciences naturelles, elle a seulement 4 je crois. J’ai dit à ma fille que ce n’est pas bien. Si elle veut réussir et étudier plus tard, elle doit travailler plus ». Sa définition de la situation scolaire de son enfant et ses attentes en termes de notes sont reléguées au second plan face au discours de l’enseignant qu’elle décide finalement de croire. Cette mère a effectivement déclaré lui faire confiance dans l’entretien post-observation (« Oui, j’ai confiance en lui ») et être en accord avec la manière dont il gère les apprentissages de sa fille (« Je suis d’accord qu’elle fasse comme le professeur dit de faire. Ce n’est pas moi le professeur »).
67En outre, il est possible d’affirmer que les parents de milieux populaires s’approprient partiellement les enjeux liés au partenariat, considérant l’école comme un moyen potentiel d’ascension sociale. Bien qu’ils s’expriment moins que d’autres parents de milieux plus favorisés, nous avons montré dans l’analyse de nos observations qu’ils n’étaient pas complètement passifs dans les entretiens trimestriels. Ils prennent la parole lorsque les enseignants la leur donnent explicitement en leur posant des questions par exemple. C’est comme s’ils attendaient une autorisation, alors que les parents de milieux plus favorisés, du fait de leur meilleure maitrise des échanges, prennent eux-mêmes cette initiative, sans attendre d’être sollicités. Cela s’observe dans la situation no 4.1 exposée ci-dessus dans laquelle la mère a d’abord attendu une première sollicitation de l’enseignant avant de raconter des évènements de sa propre initiative.
68Ces attitudes ne correspondent donc pas à une quelconque forme de désinvestissement de la part de ces parents. Au contraire, même si ces rapports peuvent s’apparenter à une logique de délégation (Montandon, 1991), ils estiment que seuls les enseignants ont la possibilité de juger le niveau scolaire de leur enfant et les aides à lui apporter. Pour ces parents, il parait ainsi important de soutenir les enseignants pour leur montrer la confiance qui leur est accordée.
La crainte du conflit et de ses répercussions sur l’enfant
69Deuxièmement, il peut arriver que certains parents de milieux populaires craignent que « leurs rencontres avec les enseignants produisent des effets négatifs sur leurs enfants » (Thin, 1998, p. 181). Ils ont l’air d’avis que les conflits avec les enseignants pourraient pénaliser leur enfant, comme si ces derniers allaient se venger sur lui en lui fournissant moins d’aide par exemple. Si les parents limitent alors leur prise de parole dans les entretiens avec les enseignants en n’exprimant pas complètement leur avis ou leur désaccord, c’est pour éviter les conflits qui pourraient potentiellement se retourner contre leur enfant et déteindre sur ses apprentissages.
Une fois la lecture du carnet terminée par le père, l’enseignante reprend la parole en abordant le comportement de l’enfant. Elle lui dit que tout se passe bien, qu’il y a une bonne progression dans la collaboration avec ses camarades et qu’il a bien eu le temps de s’intégrer dans sa nouvelle classe. Cependant, elle enchaine :
— Il a quand même encore quelques difficultés avec certains de ses camarades, mais ça va déjà beaucoup mieux. Dans la classe, ça se passe bien en général. Il est encore un peu distrait parfois, donc je lui retourne souvent son bureau dans la classe pour qu’il soit tranquille. La prise en charge de son travail n’est pas encore très satisfaisante (en regardant le carnet de l’enfant), car il est vite distrait et il cache ses difficultés en Maths. Il ne pose pas de questions quand il ne comprend pas.
Suite à ces commentaires, elle tente de rassurer le père qui n’a toujours rien dit :
— C’est un trimestre difficile au niveau des apprentissages. C’est une longue période pendant laquelle beaucoup de choses sont apprises. Malgré ça, il s’en est bien sorti. Les langues et le Français vont bien, même s’il a besoin un peu d’appuis parfois. Sinon, ça va bien.
Puis, l’enseignante enchaine sur les difficultés en Maths de l’enfant :
— Il a beaucoup de difficultés en Maths, surtout dans le domaine de l’espace. Peut-être qu’une répétitrice l’aiderait ?
— Il en a déjà une, répond le père.
— Super, je peux la contacter sans autre si elle veut avoir des informations sur ce que nous travaillons en classe et sur ce qu’il faut principalement revoir avec lui.
— D’accord.
(Extrait de l’observation no 3.1, enseignante no 3, 7P et père no 3.1, milieu social défavorisé)
70Nous remarquons ici que le père n’ose pas intervenir dans l’interaction, ni poser des questions, comme par souci que l’enseignante ne se sente pas discréditée ou remise en question afin que cela ne se retourne pas contre son enfant. Il préfère adopter une posture d’écoute et répondre uniquement à ses questions lorsqu’elle lui en pose. Cela pourrait laisser croire qu’il se méfie d’elle, comme s’il ne lui faisait pas suffisamment confiance pour oser énoncer ce qu’il pense. Cette hypothèse s’est confirmée lors de l’entretien de recherche post-observation réalisé avec ce père.
Père : Le problème, c’est qu’on ne peut pas non plus être trop en conflit, parce que c’est notre fils qui va à l’école, vous voyez ce que je veux dire ?
SR : Dans quel sens ?
Père : Si nous on est en conflit avec l’école, le petit ça peut lui retomber dessus ensuite. Donc on le pénalise en fait. Alors je ne dis pas toujours les choses.
SR : Donc vous essayez de faire en sorte qu’il n’y ait pas de problème avec les enseignants ?
Père : Voilà. À part vraiment si je vois que c’est abusé, mais là pour l’instant il n’y a rien eu donc j’écoute et je ne dis rien.
(Père no 3.1, milieu social défavorisé)
71Cette crainte parait plus présente chez les parents de milieux populaires qui se méfient de la réaction des enseignants s’ils venaient à exprimer leur désaccord. Contrairement à eux, cela semble moins poser de problème aux familles plus favorisées qui ont une meilleure maitrise des interactions et qui se sentent plus légitimes à prendre la parole pour donner leur avis, même s’il ne correspond pas à celui de l’enseignant.
Si je dis qu’il y a quelque chose pour moi qui ne joue pas, je pense que le minimum c’est que l’enseignant écoute déjà ce que j’ai à dire pour qu’on puisse trouver une solution commune. Moi, je n’arrive pas à comprendre sa manière de faire qui est de mettre des sanctions. Mais je ne pense pas qu’il puisse aborder le sujet en disant « Moi, je fais comme ça et écoutez je comprends, mais si vous n’êtes pas d’accord, c’est votre problème ! ». Non ! Ce n’est pas une collaboration, je suis désolée. Donc c’est pour ça que j’ai essayé aussi de lui expliquer mon point de vue et que je lui ai dit que je n’étais pas d’accord avec lui et sa manière de faire.
(Mère no 4.3, milieu social favorisé)
72La mère no 4.3 n’a pas hésité à exprimer son désaccord face à l’enseignant de son fils et n’a pas eu l’air de craindre les répercussions que cela pourrait avoir sur son fils en classe. Son intervention dans l’entretien trimestriel provient surement du fait qu’elle a une meilleure connaissance du système scolaire genevois, de ses codes et des moyens qu’elle pourrait utiliser si le conflit ne se décantait pas ou s’il avait des répercussions sur les apprentissages et la réussite scolaire de son enfant. Le fait qu’elle puisse mettre son enfant dans l’enseignement privé si besoin est également une hypothèse probable quant à son attitude face à l’enseignant, ce que les parents de milieux défavorisés ne pourraient pas faire.
L’importance de la logique du tact
73Ces différences observées entre les parents concernant leurs prises de parole peuvent être plus marquées dans les situations où ils considèrent que les enseignants ont manqué de tact. L’ouverture des parents à répondre aux sollicitations des enseignants, à se confier à eux et à accepter les aides proposées ne signifie donc pas pour autant que la logique du tact (Goffman, 1967/1974) ne soit pas importante pour eux. Lorsqu’elle n’est pas respectée, la confiance accordée aux enseignants peut se rompre. Le risque de disqualification pourrait ainsi être perçu comme trop important par les parents, en particulier ceux de milieux populaires, et les pousser à se retirer de la relation. Dans ces situations, ces derniers peuvent se fermer et répondre uniquement au strict minimum afin de mettre à distance les jugements professoraux qu’ils craignent face aux informations dévoilées qui sont susceptibles de se retourner contre eux (Delay, 2013). Bien que tous les parents de notre étude aient pris le risque de dévoiler des informations susceptibles de les disqualifier ou de les stigmatiser, certains hésitent tout de même à s’exprimer et à se confier complètement aux enseignants afin d’éviter de se sentir jugés dans leur rôle parental. À nouveau, il ne s’agit pas d’un retrait de la scolarité de leur enfant, mais bien d’une crainte les empêchant de répondre à la norme de participation attendue par les enseignants.
74Afin d’éviter le retrait des parents et d’éventuelles situations conflictuelles, les enseignants doivent énoncer les difficultés scolaires des enfants et leur prise en charge avec le plus grand tact possible. Il est effectivement important pour les parents interviewés que les enseignants fassent attention à leur manière de dire les choses, au ton et aux mots utilisés pour qu’une relation de confiance puisse s’instaurer entre eux et faciliter le dialogue : « L’enseignante doit toujours faire preuve de psychologie envers les parents. Je n’ai rien de plus important dans ma vie que mon enfant. Je dois savoir si ça ne va pas, mais le plus diplomatiquement possible » (Mère no 1.1, milieu social moyen). Le manque de tact des enseignants représente alors une des causes des conflits dans les relations école-familles, créant de la méfiance chez les parents. Ils craignent que les professionnels stigmatisent, catégorisent, étiquètent négativement leur enfant et que cela puisse avoir des répercussions sur la suite de sa scolarité.
Après cet incident, on m’a prise en grippe et ma fille a directement été montrée du doigt comme une enfant problématique. La directrice a réussi à tourner la situation en disant que c’était mon enfant qui était problématique parce qu’elle était allée hors du périmètre de l’école. […] Elle m’avait aussi demandé en première enfantine de tout de suite signer un formulaire d’inscription pour qu’elle aille en école spécialisée. Là, je me suis offusquée et énervée. Du moment qu’on étiquète mal votre enfant, le suivi peut être erroné. Je savais que ma fille n’avait pas de trouble. C’était juste pour ne pas reconnaitre leur faute. Je n’ai pas du tout souhaité répondre au fait qu’il lui fallait des bilans pour savoir si elle avait un trouble envahissant du comportement. Comme je n’étais pas écoutée, j’ai fait le nécessaire dans le privé.
(Mère no 4.2, milieu social défavorisé)
75Le refus successif de la mère no 4.2 concernant les bilans proposés et son retrait de la collaboration avec les enseignants sont liés à la crainte que sa fille soit stigmatisée jusqu’à la fin de sa scolarité. Cela a nourri une certaine méfiance à l’égard des enseignants : elle a remis en question leur jugement professionnel et a suivi la voie du service privé pour remédier aux difficultés de son enfant, ce qui montre qu’elle n’est pas désinvestie de sa scolarité. « Face à la puissance potentiellement stigmatisante de l’institution scolaire, les familles les plus démunies en bagage culturel ne parviennent à préserver un tant soit peu leur vie privée qu’au prix de tactiques d’évitement qui risquent de se retourner contre elles » (Delay, 2009, p. 431). Delay ajoute que cette méfiance est la conséquence des difficultés parentales à gérer les stigmates que leur infligent les enseignants perçus comme des jugements portés sur les familles elles-mêmes et leur capacité à éduquer convenablement leur enfant. Le retrait parental représente ainsi une stratégie défensive visant « à garder une estime de soi, une certaine dignité, ce que Hoggart nomme l’amour-propre » (p. 425). En outre, cette mère a affirmé que si on lui avait mieux présenté les choses, elle aurait sans doute pu les accepter plus rapidement, ayant reconnu un certain déni des difficultés scolaires de sa fille. Cet avis est également rejoint par la mère no 4.3 qui estime que les enseignants ne doivent pas toujours appuyer le négatif :
C’est ce que j’essayais de discuter pendant l’entretien parce que ça me choque énormément qu’on soit centré autant sur tout ce qui est négatif. On ne fait qu’appuyer sur tout ce qui ne va pas avec des sanctions. Je trouve que c’est un très mauvais enseignement. Pour moi, c’est le contraire qu’on devrait faire. C’est plutôt s’appuyer sur tout ce qui va bien, aller dans le positif et récompenser.
(Mère no 4.3, milieu social favorisé)
76La mère no 4.3 a eu la possibilité d’affirmer son point de vue à l’enseignant, alors que la mère no 4.2 n’a pas pu le faire, c’est pourquoi elle s’est retirée de toute relation avec l’école. La méfiance de ces parents face aux jugements des enseignants se crée lorsque ces derniers ne montrent pas assez leur considération pour leur enfant en ne prenant pas le temps nécessaire pour leur expliquer les choses et les informer avec justesse de sa situation. Les parents de notre échantillon estiment que les enseignants doivent développer des compétences relationnelles pour s’adresser à eux et à leur enfant, ce qui leur permettrait d’accepter les aides et les solutions proposées plus facilement. Ils souhaitent être respectés et considérés comme des partenaires éducatifs à part entière qui prendront en toute circonstance en tant que responsables légaux la décision finale concernant leur enfant. Les parents attendent finalement que les enseignants les soutiennent, soient ouverts à la discussion et à leurs propositions, les écoutent et ne portent pas de jugements non fondés sur leur famille et leur enfant.
Elle avait eu une maitresse vraiment méchante. On a dû demander un entretien avec la directrice précédente, parce que notre enfant ne voulait plus aller à l’école. Moi, j’ai même eu un entretien avec cette maitresse et j’ai vu qu’elle n’était pas comme il fallait. Mais au départ, elle ne voulait pas me voir. J’ai dit à la maitresse « je veux parler avec vous pour vous dire que ma fille a besoin de ça » et elle m’a dit « non non, c’est moi qui m’occupe de ça ». Elle ne voulait pas prendre un rendez-vous pour savoir s’il y avait des soucis avec notre fille, alors que peut-être elle était malade… Après, elle a quand même accepté et pendant l’entretien, elle a grondé notre fille et elle m’a parlé de n’importe quelle manière. Elle a même insinué que notre fille était idiote. Mais nous, on a menacé la directrice, car on voulait au moins des excuses.
(Père no 3.2, milieu social défavorisé)
77Les parents no 3.2 ont surement ressenti le fait que l’enseignante ne les considérait pas comme des partenaires éducatifs. Cela pourrait avoir pour conséquence le maintien d’une logique de délégation (Montandon, 1991), accentuée par leurs sentiments d’illégitimité et d’incompétence pour intervenir dans la scolarité de leur enfant. Au contraire, pour favoriser la collaboration école-familles, les enseignants devraient chercher à « entretenir la motivation et l’implication de ces parents. […] Sans chercher à les stigmatiser ni à les culpabiliser, l’école aurait avantage à leur faire comprendre qu’elle a besoin d’eux, pour déclencher ou soutenir l’intérêt de l’enfant pour ses apprentissages » (Favre, et al., 2004, pp. 5‑6).
78Les différentes situations exposées ci-dessus montrent que ces parents n’ont pas hésité à exprimer leur désaccord ou à se retirer de la relation lorsqu’ils ont ressenti un manque de tact ou de respect de la part des enseignants. Lorsque cela arrive, ils attendent que les enseignants reconnaissent leurs torts et qu’ils leur présentent des excuses. Les échanges réparateurs (Goffman, 1959/1973b) sont extrêmement importants pour décanter les conflits et permettre l’établissement d’une relation de confiance dans laquelle les parents se sentent à l’aise pour se confier et accepter les aides proposées suite aux constats énoncés. C’est alors le manque d’excuses des enseignants et la non-reconnaissance de leurs torts qui n’ont pas permis le rétablissement du dialogue avec les parents.
79Pour conclure, nous remarquons deux postures ambivalentes des parents dans l’interaction avec les enseignants : d’un côté, ils leur font confiance et s’expriment lors des entretiens trimestriels, mais de l’autre, ils se méfient d’eux et limitent leur prise de parole. Malgré cela, nous pouvons constater que tous les parents de notre échantillon ont dévoilé des informations aux enseignants. Ils se saisissent des espaces de parole esquissés et s’expriment sans forcément attendre d’être sollicités, ce qui montre qu’ils ne sont pas démissionnaires ou désintéressés de la scolarité de leur enfant. Cela questionne sur la raison des variations interindividuelles observées dans la prise de parole des parents : ne seraient-elles pas également dues au cadrage de l’entretien effectué par les enseignants qui ne permet pas à tous les parents de s’exprimer et de maitriser complètement l’échange afin de donner leur avis ? En effet, du fait des inégalités de participation (Fraser, 1992/2005) auxquelles ils sont confrontés (développées dans le chapitre suivant), ils n’ont pas tous les mêmes possibilités pour participer à l’interaction sur un pied d’égalité avec les enseignants. Bien que les parents aient les mêmes attentes vis-à-vis des enseignants, leurs différences culturelles et socioéconomiques, ainsi que le manque de ressources de certains, ne leur permettent pas à tous de pouvoir revendiquer leurs droits et de s’affirmer dans les entretiens trimestriels, n’ayant pas la même maitrise des interactions.
Entre confiance et méfiance : une collaboration difficile à mettre en œuvre
80Ce premier chapitre de la présentation des résultats s’est penché plus spécifiquement sur les représentations, les attentes et les pratiques que les enseignants et les parents de notre recherche ont et mettent en œuvre dans les entretiens trimestriels. À priori, leurs représentations et leurs attentes (informer et être informé) semblent très similaires. Cela pourrait laisser penser que les relations école-familles sont symétriques et que les acteurs sont parvenus à développer des rapports de type collaboratif (Favre & Montandon, 1989 ; Montandon, 1991). Néanmoins, plusieurs ambivalences, contradictions et tensions dans les discours et les pratiques des acteurs ont été relevées qui, malgré leur ouverture à la collaboration et l’importance qu’ils lui accordent, montrent une croyance limitée en elle et les empêchent d’avoir de réels rapports collaboratifs basés sur la confiance mutuelle. De ces résultats, nous pouvons retenir les différents constats suivants.
81En premier lieu, les enseignants interviewés estiment devoir instruire et transmettre des savoirs. Leur métier consiste principalement à viser la réussite scolaire de tous leurs élèves en différenciant leur enseignement. Pour cela, ils doivent informer les parents et rechercher des informations provenant de la famille afin de mieux comprendre leurs élèves et pouvoir mettre en place des aides adaptées à leurs besoins. Les enseignants souhaitent donc être informés de ce qu’il se passe à la maison. En retour, ils estiment important d’écouter les parents et de prendre en compte leur avis, les considérant comme les principaux experts de leur enfant. C’est pourquoi ils attendent que les parents répondent à leurs convocations et à leurs sollicitations pendant les entretiens trimestriels. Cela laisse paraitre que les enseignants les considèrent comme des partenaires éducatifs, la réussite scolaire de leurs élèves ne pouvant s’obtenir sans leur implication. Néanmoins, ils ressentent un malaise face aux confessions des parents lorsqu’elles touchent le domaine familial. Ces derniers doivent se confier et prendre la parole, mais pas trop, afin de répondre correctement à la norme de participation attendue.
82Malgré les conditions de vie difficiles qui empêchent certains parents de démontrer leur implication, les attentes des enseignants à leur égard ne changent pas. Ils maintiennent leurs jugements, ainsi qu’une vision négative et déficitaire de ces parents, en particulier ceux de milieux populaires. Le non-respect de ces attentes est dès lors un prétexte pour considérer les parents comme désintéressés de la scolarité de leur enfant et se retirer de la relation. Les professionnels considèrent qu’ils doivent remplacer les parents, reconnaissant une part éducative de leur rôle, même s’ils ne peuvent pas directement intervenir dans les familles de leurs élèves, n’ayant ni la légitimité, ni la formation adéquate. De plus, ils attendent des parents ne pouvant pas aider leur enfant qu’ils les soutiennent et adhèrent aux aides proposées. Ils souhaitent que les parents leur fassent entièrement confiance, sans remettre en question leur statut professionnel. Pourtant, la confiance des parents en l’école est interprétée comme un désinvestissement parental du fait de leur absence de prise de parole, les enseignants attendant qu’ils s’expriment et donnent leur avis.
83Les enseignants sont pris continuellement dans des ambivalences, des tensions, des logiques d’action plurielles et des contradictions qui complexifient la pratique de leur métier. Cela montre également qu’ils craignent la proximité avec les familles pour laquelle ils estiment ne pas être formés (Payet & Giuliani, 2014), qu’ils se méfient des parents et de leur intrusion légitime dans l’école qui pourrait remettre en question leurs compétences et leur statut professionnel. En outre, ces ambivalences sont accentuées par leur faible croyance dans l’implication des parents et dans la collaboration qu’ils considèrent souvent comme la part de leur sale boulot (Hughes, 1996). En se situant alors dans une logique de délégation, les enseignants se prémunissent des risques de la fatigue de la compassion (Goffman, 1961/1968 ; Sennett, 2003).
84En deuxième lieu, les parents ayant participé à notre recherche estiment qu’ils doivent informer les enseignants et répondre à leurs convocations. Ils doivent les aider à mieux comprendre leur enfant pour qu’ils puissent mettre en place des solutions adaptées à ses difficultés. Ils semblent plus enclins à dévoiler des informations sur leur vie privée que les enseignants à les recevoir, étant conscients que cela pourra aider leur enfant. De plus, les parents mesurent l’importance de soutenir leur enfant et d’être derrière lui pour vérifier ses devoirs et l’aider à réviser lorsqu’il a des évaluations. Leur rôle est également de soutenir les enseignants face à leur enfant, de les appuyer et d’adhérer aux solutions qu’ils proposent pour son bien. Selon eux, les enseignants ont pour rôle principal d’instruire et de faire réussir scolairement leur enfant en mettant en œuvre des aides adaptées à ses besoins. Ils doivent informer les parents de la scolarité de leur enfant et ne pas leur cacher la vérité afin qu’ils puissent eux aussi mettre en place les aides nécessaires à la maison. Même si les parents acceptent que les enseignants leur posent des questions liées à ce qu’il se passe à la maison, la logique du tact doit tout de même prédominer pour ne pas assimiler cette recherche d’informations à une intrusion dans leur vie privée ou à des jugements sur leur rôle éducatif. Les enseignants doivent montrer leur soutien et leur compréhension envers les familles et leur situation.
85Cela laisse paraitre que les parents souhaitent être considérés comme de réels partenaires éducatifs par les enseignants et qu’ils estiment cette collaboration très importante. Ils font globalement confiance aux enseignants pour que leur enfant puisse réussir scolairement, ce qui montre qu’ils se sont approprié les enjeux relatifs au partenariat institutionnel recherché entre l’école et les familles et ce, au moins partiellement, comme le confirme Delay (2013). Cependant, il arrive que certains parents prennent moins la parole que d’autres, montrant à la fois la confiance qu’ils placent en l’école et la méfiance qu’ils ont à son égard. En effet, les parents ne sont pas tous égaux face aux enseignants. Ils n’ont pas tous la possibilité de montrer leur investissement et leur implication dans les entretiens trimestriels. Leurs sentiments d’illégitimité et d’incompétence les poussent à rester en retrait et à se reposer uniquement sur les enseignants, jugés les seuls capables de répondre à leur espoir d’ascension sociale à travers la réussite scolaire de leur enfant. Nous pourrions donc penser qu’ils se situent dans une logique de délégation, bien que cela semble au contraire montrer toute leur confiance. Certains parents sont tout de même méfiants face aux jugements professoraux, à la stigmatisation exercée par les enseignants et aux potentielles répercussions que les conflits pourraient avoir sur leur enfant. C’est dans ces situations qu’il est probable d’observer leur mise à distance de l’école.
86Nous remarquons que les parents sont également ambivalents, entre la confiance accordée et la persistance d’une certaine méfiance, entre l’attribution d’un rôle large à l’école et leur distance à cette dernière, entre leur souhait d’être considérés comme des partenaires et leur impossibilité de le montrer. Cela a pour conséquence la complexification des relations école-familles étant donné que les enseignants pourraient considérer ces ambivalences comme une forme de délégation, et leur distance à l’école comme une forme de méfiance. Pourtant, comme le déclarent Favre, et al. (2004), « il n’est pas juste de parler de la démission de ces parents, alors qu’il s’agit plutôt d’un sentiment d’impuissance et d’une souffrance pouvant conduire à certaines formes de retrait » (p. 8).
87L’analyse effectuée dans ce premier chapitre d’analyse montre l’empilement des postures et des logiques d’action, pouvant « être vécu par les acteurs comme une mosaïque, un patchwork offrant une pluralité de ressources de signification et une latitude dans l’action à mener » (Payet, et al., 2011, p. 24). Ces derniers oscillent en permanence entre des logiques de collaboration et de délégation, ainsi qu’entre des postures d’individualisation et d’indifférence aux différences, ce qui peut être source de malentendus, d’obstacles, de conflits, de tensions et rendre parfois difficile l’établissement de la collaboration attendue par l’institution scolaire, notamment lors des entretiens trimestriels. Outre la persistance d’une certaine asymétrie dans les relations école-familles, cela met aussi à mal l’égalité des chances recherchée par l’institution scolaire. Le chapitre d’analyse suivant a alors pour objectif de mieux comprendre comment les ambivalences et les contradictions des acteurs agissent plus particulièrement sur le traitement de la difficulté scolaire lors des entretiens trimestriels enseignant-parents.
Notes de bas de page
1 Les entretiens trimestriels observés ont été effectués par les enseignants entre février et avril 2017 (entre la fin du deuxième trimestre et le début du troisième trimestre).
2 Les élèves sont promus par tolérance lorsqu’ils obtiennent une moyenne annuelle inférieure à 4 en Français I, en Français II ou en Mathématiques.
3 Les moyennes ont été effectuées selon notre estimation de la prise de parole des acteurs lors des entretiens trimestriels observés.
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