Problématiser les relations école‑familles
p. 27-53
Texte intégral
1Ce chapitre a pour objectif d’expliquer la construction de notre objet de recherche, le cadre théorique sur lequel elle s’appuie, et la problématique de notre travail. Tout d’abord, nous identifions les malentendus et les tensions déjà mentionnés dans les relations entre les enseignants et les parents dans la littérature. Cela nous amène à chercher à comprendre les raisons des difficultés rencontrées par les acteurs dans la collaboration école-familles. Nous mettons en évidence le flou de la définition de la collaboration (travail prescrit) et son interprétation possible par les acteurs (travail réel). Nous identifions également la diversité de ces derniers et des rapports entretenus du fait de leurs représentations et de leurs attentes plurielles. Puis, nous explicitons les principes théoriques de l’interactionnisme symbolique afin de montrer le caractère non déterminé et dynamique des relations enseignant-parents, qui amènent les acteurs à négocier une définition commune de la situation au cours de leurs interactions, mais qui peuvent aussi aboutir à des malentendus, des tensions et des ambivalences. Enfin, nous présentons la problématique et les questions de recherche auxquelles nous tentons de répondre tout au long de ce livre.
Quelles relations école‑familles ?
2Malgré l’imposition de nouvelles normes, prescriptions et directives délimitant les rôles et les actions des enseignants et des parents afin de collaborer pour le bien de l’enfant, les relations école-familles restent tendues et conflictuelles (Akkari & Changkakoti, 2009 ; Lorcerie, 1998). Plusieurs recherches se sont attachées à montrer les tensions, les dilemmes et les incompréhensions réciproques qui résultent de ce rapprochement « nécessaire ». Certains auteurs parlent même de « malentendu » (Dubet, 1997) ou de « dialogue impossible » (Montandon & Perrenoud, 1994). Mais quels sont ces tensions, ces malentendus et ces conflits ? Le court bilan des recherches récentes sur la collaboration école-familles établi dans cette première partie permet justement de mieux comprendre quelles sont les relations actuelles entre les enseignants et les parents.
3Du côté de l’école, il a été observé que les enseignants possèdent, dans l’ensemble, une représentation négative du rôle éducatif des parents (Asdih, 2012 ; Claes & Comeau, 1996 ; Ogay, 2006). La plupart des enseignants sont effectivement d’avis que beaucoup de parents sont démissionnaires : ils se déchargeraient de l’éducation et s’en remettraient à l’école. Ce sont principalement les parents de classes populaires qui sont accusés d’être inadéquats ou absents (Akkari & Changkakoti, 2009). Les enseignants se sentent ainsi dépassés par une nouvelle tâche qui leur demande de compenser les manquements des parents. Selon Montandon (1994), un autre aspect classique du malentendu entre ces deux acteurs est que, d’un côté, les enseignants reprochent aux parents de ne pas s’intéresser au fonctionnement de la classe ou de l’école, ne se préoccupant que du bienêtre de leur enfant. Mais d’un autre, ils considèrent que les parents, en particulier ceux des classes favorisées, sont agressifs, envahissants et trop présents lorsqu’ils expriment de l’intérêt et souhaitent par exemple participer à des comités de parents. Cette représentation négative du rôle de ces derniers s’accompagne de la crainte d’être envahis et se traduit « par la revendication de frontières nettes entre le rôle éducatif des parents et celui des enseignants » (Claes & Comeau, 1996, p. 79).
4Lorsque les enseignants parlent du besoin de préciser ces frontières, ils revendiquent leur statut de professionnels (Montandon, 1994). L’utilisation de ce terme est du moins ambigüe. D’une part, les enseignants souhaitent se distinguer des parents ; ils ont été formés pour enseigner, alors que les parents ne sont que des « amateurs » en la matière. D’autre part, les parents devraient leur faire entièrement confiance, sans leur demander des comptes sur ce qu’ils font. Cela comporte plusieurs avantages pour les enseignants, comme l’évitement de remises en question, de négociations et de conflits. Cependant, « un vrai professionnel est quelqu’un qui rend des comptes à ses clients, qui les associe le plus possible aux décisions les concernant, qui a une responsabilité de type professionnel » (p. 195). Le rôle du corps enseignant se diversifie indéniablement vers des tâches relationnelles (Demailly, 2008), notamment avec les familles. Pourtant, beaucoup d’enseignants soulignent ne pas être formés à ces dernières qu’ils considèrent difficiles (Payet & Giuliani, 2014). Pour eux, l’établissement de relations avec les parents semble encore facultatif, voire une faveur qu’ils leur accordent. Une contradiction est dès lors présente chez les enseignants entre le souhait d’être considérés comme des professionnels et le fait qu’ils n’assument pas encore les responsabilités correspondantes.
5Du côté des familles, beaucoup de recherches indiquent que les parents, peu importe leur niveau social, investissent énormément de temps dans la vie scolaire de leur enfant (Gremion & Hutter, 2008 ; Kakpo, 2012 ; Saint-Laurent, Royer, Hébert, & Tardif, 1994). En effet, ils sont impliqués dans les travaux scolaires, les devoirs et les révisions des évaluations. Ils participent aux réunions de parents et aux entretiens individuels avec les enseignants, et ils ont de multiples conversations familiales autour de l’école avec leur enfant à la maison. Enfin, ils considèrent que les contacts avec les enseignants sont bénéfiques pour pouvoir agir plus efficacement avec leur enfant en cas de difficultés scolaires (Claes & Comeau, 1996). Les parents profitent ainsi de toutes les ouvertures proposées par les enseignants. Il y a une très forte demande d’informations concernant, d’une part, le travail et les compétences de leur enfant, et d’autre part, les programmes, les méthodes d’enseignement et les objectifs. La plupart des parents souhaiteraient aussi s’investir dans la vie et la gestion de l’école. Contrairement à ce que pensent les enseignants, les parents s’intéressent au fonctionnement de l’école (Montandon, 1994). Ces résultats ont également été observés dans l’étude menée par Boethel (2003) : quelle que soit l’appartenance ethnique, culturelle ou sociale des familles, la plupart d’entre elles ont des aspirations scolaires élevées pour leur enfant. Elles sont activement impliquées dans l’école, bien que les types de participation puissent varier par rapport à ceux des familles proches de la culture scolaire.
6Néanmoins, malgré la bonne volonté des parents de s’investir dans la scolarité de leur enfant, le malentendu présent dans les relations école-familles est « remis en scène ces dernières décennies par l’accroissement de la diversité socioculturelle de la clientèle scolaire » (Akkari & Changkakoti, 2009, pp. 103-104). Même si l’école s’est ouverte à cette diversité et cherche à impliquer les parents, elle reste gouvernée par des règles édictées pour l’action pédagogique des enseignants qui s’opposent parfois aux pratiques réalisées dans les quartiers populaires (Thin, 1998). Les rapports que l’école entretient avec les familles diffèrent en fonction de leur origine socioculturelle et de leurs pratiques éducatives (Akkari & Changkakoti, 2009). Changkakoti et Akkari (2008) ajoutent que
l’école ne peut être considérée comme culturellement neutre (Bruner, 1996). Les modes privilégiés de pensée, les registres légitimes de la parole, les contenus d’enseignement sont ancrés dans une culture donnée, qui ne correspond pas forcément à celles des familles des élèves qu’elle accueille. (p. 419)
7La nouvelle norme participative (Giuliani, 2009) comporte donc un risque : créer de nouvelles inégalités sociales face à l’école, dites inégalités de participation (Fraser, 1992/2005), qui empêchent tous les acteurs de participer à l’interaction sociale sur un pied d’égalité. De nombreuses recherches se sont attachées à comparer la socialisation familiale et la socialisation scolaire à travers l’analyse des interactions individuelles entre les parents et les enseignants (Henriot-van Zanten, 1988) afin de démontrer la persistance des inégalités. Selon elles, les affinités très fortes entre les couches moyennes et supérieures et la culture de l’école seraient à l’origine de la réussite scolaire des enfants de ces milieux, tandis que l’échec scolaire des enfants de milieux populaires serait principalement expliqué par l’écart entre les cultures familiales et les cultures scolaires (Bourdieu & Passeron, 1970). La présence d’inégalités sociales et de participation influence inévitablement la collaboration école-familles et empêche les acteurs de prendre part pleinement à l’interaction. En outre, comme l’injonction de collaboration n’est pas dépourvue de présupposés sur l’incompétence éducative des familles, il est possible de se demander si elle est réellement à même de réduire les inégalités de participation ou si elle n’accentue pas une certaine stigmatisation et catégorisation des parents de milieux défavorisés.
8L’injonction de participation viserait ainsi particulièrement les familles issues des quartiers défavorisés (Payet & Rufin, 2015). Différents dispositifs ont été mis en place pour lutter contre l’échec scolaire et reconnaitre la diversité culturelle présente dans l’école. Bien qu’il s’agisse de politiques d’égalité des chances et de discrimination positive, cela n’est pas forcément ce qui s’effectue concrètement dans leur mise en œuvre. « Ces actions semblent souvent partir du principe que les familles ‘défavorisées’ ne s’y impliquent pas » (Glasman, 1994, p. 218), alors qu’en réalité, les parents ne se sentent ni la légitimité, ni les compétences nécessaires pour intervenir au sein de l’école (Delay, 2013). Le réseau d’enseignement prioritaire genevois (REP) en est un exemple. Il a beau apporter des ressources supplémentaires aux familles de milieux populaires, il resterait un moyen de les contrôler par le biais d’un réseau de professionnels provenant de multiples institutions. Ce dispositif « ressemble plutôt à une politique de gestion des risques » (Payet & Rufin, 2015, p. 105). La diversité des cultures familiales n’est pas prise en compte par l’école : « L’appropriation des rôles de parents d’élèves ainsi que la mise en œuvre de la mission de l’école se font dans un contexte d’asymétrie des relations, sur la base d’implicites souvent non partagés » (Changkakoti & Akkari, 2008, p. 419). L’école aurait toujours pour mission d’éduquer les parents de milieux populaires et de les conformer aux pratiques scolaires et ce, même si l’injonction de collaboration semble imposer aux acteurs le développement de relations symétriques.
Du travail prescrit au travail réel
9Malgré le fait que les relations école-familles soient institutionnalisées par des lois, des règlements et des procédures, des malentendus et des tensions subsistent entre les enseignants et les parents. Mais quelles en sont les raisons ? C’est ce que nous cherchons à mieux comprendre ici. Premièrement, nous mettons en évidence le rôle joué par les acteurs dans l’interprétation de ces prescriptions, accentuée par le flou de la définition de la collaboration. Deuxièmement, nous identifions la diversité des acteurs et de leurs rapports, du fait de la pluralité de leurs représentations et de leurs attentes.
Une définition « floue »
10Selon Payet (2016), tout n’est pas prescrit, ni prévu par les textes et tout ce qui est prescrit n’est pas forcément appliqué par les acteurs. Ces derniers jouent un rôle important dans la mise en œuvre des prescriptions et des attentes institutionnelles : « les prescriptions sont interprétées par leurs destinataires, donc diversement comprises et acceptées, en fonction de nombreux paramètres. Rien n’assure qu’elles seront respectées du simple fait d’avoir été édictées. Le travail réel n’est donc pas la réalisation du travail prescrit » (Capitanescu, 2010, p. 40). Cela signifie que l’interprétation que les enseignants et les parents en font n’est pas forcément celle que l’institution aurait souhaitée, ce qui différencie le travail réel du travail prescrit. Cela est d’autant plus problématique dans l’enseignement qui est un métier de l’humain constitué de relations et de situations différentes, particulières, incertaines et imprévues.
11En outre, Montandon et Favre (1988) déclarent qu’il n’est « pas facile d’élaborer une politique dans le domaine des relations familles-école : plus l’organisation scolaire reconnait la place des parents, plus elle se heurte à la diversité des situations familiales et à des demandes contradictoires » (p. 105). Plusieurs auteurs ont mis en évidence le flou existant sur la définition des relations école-familles et sur les termes employés pour les décrire. Dans les différentes prescriptions, les termes « collaboration », « partenariat », « coopération » et « participation » ne sont jamais définis. Les questions suivantes peuvent alors se poser : comment ces termes sont-ils interprétés par les acteurs ? En ont-ils la même définition ? Comment se les approprient-ils ? Bouchard, Talbot, Pelchat, et Boudreault (1998) expliquent effectivement :
il n’est pas certain que de part et d’autre nous donnions le même sens aux termes « partenariat » et « coopération ». […] Il y a souvent confusion avec d’autres termes comme les mots « collaboration » et « concertation ». (p. 180)
12Paquin et Drolet (2007) ajoutent qu’un « manque de consensus entre les auteurs quant à leur nature et leur portée ainsi qu’un usage commun de tous ces termes, comme s’il s’agissait de concepts interchangeables, nuisent à leur bonne compréhension » (pp. 27-28). Fauquette (1991), quant à lui, explique « que sous le vocable [partenariat] sont cachés des sens différents, les variations sémantiques pouvant même aboutir à des contresens dès lors que ceux-là même qui sont concernés ne prennent pas le temps de commencer par en préciser les contours » (p. 76), ce qui met en lumière la confusion existante au sein de la définition d’un même mot.
13Les significations accordées à la participation des parents et aux termes qui lui sont liés sont multiples (Claes & Comeau, 1996). Elle peut signifier « s’informer, connaitre la composition de l’école et les programmes qui y sont suivis », mais aussi consister « à partager la prise de décision et à collaborer activement à la réalisation des objectifs » ou encore « prendre part à, mais aussi coopérer à, s’associer à » (p. 82). Le terme employé principalement dans tous les documents officiels est la « collaboration ». Selon Bouchard, et al. (1998), elle correspond « à la participation, à la réalisation d’une tâche ou d’une responsabilité sans impliquer la condition de réciprocité dans le partage de cette tâche ou responsabilité » (pp. 190-191). Ces auteurs insistent sur la réalisation d’une tâche commune et non sur l’entente réciproque des acteurs face à la tâche. Contrairement à ces auteurs, Paquin et Drolet (2007) font mention de l’importance de cette réciprocité :
Une bonne collaboration se traduit par la mise en place d’une communication bidirectionnelle et d’un soutien mutuel, ainsi que par des prises de décision communes. Lors d’une négociation entre l’école et les parents, les deux milieux s’engagent à maintenir la relation positive. […] Le succès d’une telle entreprise repose sur la confiance mutuelle que développent les interlocuteurs, fondée sur une qualité de communication et le respect de leurs compétences. (p. 28)
14Dillenbourg, Baker, Blaye, et O’Malley (1996), en citant les travaux de Roschelle et Teasley (1995), semblent également de cet avis : les sous-tâches sont entrelacées, c’est pourquoi un effort de coordination est nécessaire tout au long de l’activité, ce qui implique une conception partagée constante du problème. Tous les auteurs ne définissent pas la collaboration de la même manière, bien que toutes les définitions fassent mention de l’atteinte d’un objectif commun. Ces dernières varient principalement sur l’importance de travailler ensemble dans une idée de responsabilité commune vis-à-vis du but à atteindre, répartie sur tous les acteurs.
15En parallèle du terme « collaboration » souvent utilisé, les documents institutionnels mentionnent plusieurs fois le fait que les enseignants et les parents d’élèves sont des « partenaires », terme provenant du mot « partenariat ». Selon Bouchard, et al. (1998), il s’agit d’une association de personnes présentes autour de l’élève aux expertises reconnues et aux ressources réciproques. Elles partagent les décisions et entretiennent des rapports d’égalité entre elles. Asdih (2008) ajoute que « dans tout partenariat, la connaissance réciproque des acteurs et de leurs positionnements est la base minimale pour coconstruire l’intervention, notamment pour articuler les ressemblances et les différences entre intervenants en vue de bâtir une entente sur certains points nodaux » (p. 233). Les professionnels de l’école et les parents devraient partager ensemble les décisions, les enseignants ne pouvant plus imposer les leurs. Pour Bouchard (1998), le partenariat dans le domaine scolaire comprend aussi une dimension relationnelle entre les acteurs plus importante que dans la collaboration :
Le partenariat en éducation s’inscrit dans des valeurs de société qui impliquent que les élèves, leurs parents et les enseignants ont des ressources et ont acquis un « savoir-pratique » dans leur secteur respectif. […] Le partenariat sous-entend donc de nouvelles règles de jeu dans les relations entre les différents acteurs impliqués dans l’éducation de l’enfant. (p. 21)
16Il existe ainsi différentes définitions des termes « collaboration » et « partenariat », dans lesquelles les auteurs se focalisent sur une ou plusieurs dimensions particulières en fonction de ce qui leur importe. De ce fait, si même les auteurs n’attribuent pas forcément le même sens à ces termes, il n’est pas étonnant que l’institution scolaire ne parvienne pas non plus à les définir dans les prescriptions officielles. Cependant, moins ils y sont définis, plus les acteurs peuvent les interpréter différemment et leur donner la signification qui leur semble la plus appropriée en fonction de leur situation. L’absence de définition laisse penser que les termes « collaboration » et « partenariat » sont considérés comme étant à priori compris de la même manière par les enseignants et les parents, alors que cela est loin d’être le cas dans la réalité.
17Chartier et Payet (2014), en faisant référence aux travaux de Félix, Saujat, et Combes (2012) et de Maroy (2006) estiment que « les injonctions institutionnelles stipulent ce que les enseignants doivent faire, mais n’abordent jamais comment le faire » (p. 32). Très peu de moyens concrets sont fournis aux acteurs pour leur indiquer comment collaborer. Ils sont libres d’utiliser les outils qui leur semblent les plus adéquats en fonction des situations et des individus qui leur font face. Cela montre bien que les prescriptions définissent le cadre des relations à entretenir et non pas la manière de le faire. Cela est également le cas pour les entretiens individuels que les enseignants doivent réaliser avec les parents. Les prescriptions énoncent que les enseignants doivent renseigner les parents au sujet des apprentissages scolaires et du comportement de leur enfant, mais n’expliquent pas comment ils doivent le faire. « Chaque enseignant fait face à la situation en fonction de son histoire et de ses expériences passées » (Favre & Montandon, 1989, p. 28). Les ajustements réalisés et les moyens mis en œuvre par les enseignants et les parents pour collaborer proviennent souvent de leurs propres expériences et des interprétations qu’ils font de la réalité du terrain.
18À cela s’ajoute le fait que plusieurs cadres de référence de l’agir enseignant cohabitent aujourd’hui malgré leur apparition successive et leur évolution vers une posture d’individualisation (Payet, et al., 2011). La coexistence de plusieurs schèmes d’interprétation d’autrui régit l’agir enseignant et ne permet pas aux enseignants d’adopter une seule et unique posture professionnelle. Ils se retrouvent partagés entre ces diverses possibilités d’action et réalisent des arrangements locaux et des ajustements de leur pratique en fonction des situations. La pluralité des logiques d’action qui guident leurs expériences est donc centrale, pluralité abordée « sous la forme d’une multiplicité de ressources, de références, dont les acteurs disposent pour donner sens aux situations dans lesquelles ils sont plongés et aux positionnements qu’ils adoptent en termes de circulation entre logiques contradictoires, de dilemmes, d’ambivalences » (Bonny, 2012, p. 19). L’agir enseignant se voit parsemé d’une pluralité de cadres de référence qui structurent les actions des enseignants, ce qui engendre une pluralité d’actions parentales en réponse, lesquelles sont animées par leurs propres logiques. Selon Payet (2012), « il revient alors à l’acteur de décider en situation ce qu’il convient de faire, ‘pour le mieux’. Il lui revient de mener le travail d’arbitrage entre les principes, de hiérarchisation entre les valeurs, de choix entre les missions » (p. 106).
19Le modèle institutionnel de partenariat entre l’école et les familles demeure finalement flou et implicite (Scalambrin, 2015). La symétrisation des relations entre les enseignants et les parents qu’il sous-tend reste très peu balisée et structurée (Payet, 2015). C’est pourquoi les acteurs, lesquels se trouvent face à une diversité de pratiques, ne peuvent identifier clairement les attentes de l’institution. Ils ont certes les objectifs communs « d’assurer une bonne communication entre l’école et la famille et de transmettre les informations utiles aux parents sur la progression de l’élève et la vie de l’école » (Capitanescu, 2010, p. 188), mais cela laisse penser que la collaboration n’est qu’une simple transmission d’informations. Bien que les prescriptions cadrent leurs actions, les enseignants et les parents ne peuvent que les interpréter afin de les mettre en œuvre selon la compréhension qu’ils en ont, leurs ressources, leurs expériences, mais aussi en fonction du contexte dans lequel ils se situent et la manière dont la collaboration y est réalisée. C’est pourquoi le travail réel dépend fortement de la définition personnelle qu’ils donnent à la collaboration et des pratiques qui en découlent.
Des représentations et des attentes plurielles
20Le flou des documents institutionnels sur « le statut de ces relations et les règles les régissant conduit certains auteurs (Monceau, 2014 ; Payet & Rufin, 2012) à rappeler que leur développement ne saurait conduire toujours et systématiquement à une amélioration des performances scolaires de l’enfant » (Giuliani & Payet, 2014, p. 12). Au contraire, il peut accroitre les malentendus, les tensions et les conflits dans les relations école-familles, maintenant les difficultés scolaires des enfants et les inégalités sociales. Nous supposons que cet accroissement découle du fait que les enseignants et les parents sont tous différents et que leurs relations ne sont pas uniquement façonnées par les inégalités persistantes. En effet, plusieurs recherches « ont tenté d’affiner les catégories d’analyse en distinguant par exemple plusieurs types de famille plutôt que deux classes sociales (Bernstein, 1971) ou en analysant différents styles pédagogiques plutôt que la ‘culture’ de l’école (Hausen, 1986) » (Henriot-van Zanten, 1988, p. 189). Cela marque le passage d’une sociologie des inégalités analysant les déterminismes sociaux et culturels à une sociologie s’intéressant aux stratégies individuelles des acteurs face à la scolarisation (Berthelot, 1982). Ils peuvent mettre en œuvre diverses pratiques pour collaborer en fonction des représentations et des attentes qu’ils ont des relations école-familles, façonnées par leur interprétation des documents institutionnels, leur identité personnelle et/ou professionnelle, leurs expériences de vie et le contexte dans lequel ils se situent. Des formes plurielles de collaboration peuvent alors se développer au sein de l’institution scolaire malgré les prescriptions officielles.
21Selon Bonardi et Roussiau (1999), les représentations sont « un ensemble d’idées, d’images, d’informations, d’opinions, d’attitudes, de valeurs » (p. 22). Champy et Étévé (1994) ajoutent : « il n’y a pas de représentation sans objet, quel qu’il soit. […] Représenter un objet c’est le reconstruire et l’interpréter pour le rendre intelligible » (p. 869). Les représentations sont donc des regards portés, des contenus de pensée par rapport aux objets qui nous entourent, aux situations vécues, constituant le socle des jugements humains. En outre, les représentations peuvent être individuelles et/ou collectives ; les sujets doivent être également considérés en fonction de leurs appartenances sociales et culturelles (Champy & Étévé, 1994). Il y a bien une dimension sociale des processus cognitifs mis en jeu dans l’interprétation des situations vécues. Les représentations sont ainsi sociales ; il s’agit d’une « grille de lecture de la réalité, socialement construite » (Bonardi & Roussiau, 2001, p. 16). Elles regroupent des savoirs, des opinions et des traditions, partagés par tous les membres d’une société ou d’une culture donnée, dans laquelle se trouve une certaine conscience collective, imposant aux individus des manières de penser et d’agir. Elles permettent finalement de comprendre les comportements quotidiens des individus et les liens qui les unissent (Bonardi & Roussiau, 2001).
22Les représentations guident les pratiques des acteurs, mais elles peuvent varier en fonction de leur culture, ainsi que du groupe social et du contexte dans lequel ils se situent. Provenant d’horizons différents et n’ayant pas vécu les mêmes expériences, les enseignants et les parents n’ont pas nécessairement les mêmes représentations de la collaboration école-familles. Ces deux acteurs essentiels à l’éducation des enfants sont divers et pluriels ; ils peuvent interpréter différemment les prescriptions institutionnelles et mettre en œuvre diverses pratiques pour collaborer. Les enseignants peuvent développer différents styles de rapports aux familles, tout comme les parents peuvent développer différents styles de rapports à l’école. En fonction des représentations qu’ils ont, les attentes que les acteurs ont les uns vis-à-vis des autres peuvent s’avérer multiples et variées, attentes liées à l’image qu’ils ont du « client idéal » (Becker, 1997).
23C’est en se basant sur cette image que les acteurs « modèlent leur conception du travail qu’ils ont à faire et leurs techniques effectives de travail. Dans la mesure où le client réel est proche de cet idéal, les agents n’auront pas de ‘problèmes avec leurs clients’ » (p. 258). En outre, comme notre société est fortement différenciée, les « clients » sont des plus divers. Il existerait seulement une petite fraction de la clientèle potentielle composée de « bons clients ». Becker (1997) ajoute que la diversité culturelle des différentes classes de la société est un des facteurs qui pose justement problème : « les cultures de tel ou tel groupe social peuvent contribuer à produire des clients qui rendront extrêmement difficile la position des agents » (p. 258).
24Dans un tel contexte de diversité, il est compréhensible que la collaboration école-familles soit encore difficile à mettre en œuvre par les enseignants et les parents. Entre la pluralité de leurs représentations, de leurs attentes et de leurs pratiques, différents rapports et types de relations peuvent se développer à l’intérieur de l’école. Plusieurs études ont justement cherché à montrer la diversité des rapports de l’école aux familles et inversement au sein de l’institution scolaire. Favre et Montandon (1989), à partir de leur étude menée à Genève, ont réalisé un modèle des types d’enseignants selon leur style de pratiques et leur logique d’action vis-à-vis des familles, comprenant quatre conceptions des styles de rapports à ces dernières.
25Montandon (1991) a réalisé le même travail du côté des familles. Cette auteure a établi une typologie constituée de quatre styles des rapports des parents à l’école, en croisant le rôle qu’ils lui attribuent et leur implication dans la vie scolaire de leur enfant.
26Contrairement à la pensée commune déclarant que les familles issues de quartiers favorisés, aux ressources plus élevées, s’investissent plus dans les activités scolaires que les familles de milieux populaires, Favre, Jaeggi, et Osiek (2004) ont montré que ces dernières développent elles aussi différents types de rapports à l’école. Pour cela, ils ont réalisé une enquête uniquement centrée sur les familles de milieux populaires à Genève. La typologie des rapports réalisée par ces auteurs comprend deux dimensions : la nature plus ou moins positive de l’image de l’école que les parents ont, c’est-à-dire leurs représentations de cette dernière, et leur degré d’implication ou de retrait par rapport à la vie scolaire de leur enfant.
27Il serait ainsi faux de considérer que toutes les familles de milieux populaires se situent dans un rapport de délégation envers l’école. Cela signifie que les relations école-familles peuvent être sensiblement différentes en fonction des acteurs et des situations dans lesquelles ils sont impliqués, peu importe leur statut social, car ils peuvent avoir des représentations diversifiées des rôles respectifs de l’école et de la famille (Montandon, 1994). Ce n’est donc pas parce que les pratiques des parents, en particulier ceux de milieux populaires, ne sont pas reconnues par l’institution scolaire qu’elles ne permettent pas d’aboutir à une relation de collaboration, différente de celle attendue institutionnellement.
La diversité des relations enseignant‑parents
28Les études présentées ci-dessus permettent d’apercevoir le rôle de la pluralité des représentations et des attentes des acteurs vis-à-vis de la collaboration école-familles, ainsi que la diversité de leurs rapports. Or, elles n’offrent pas la possibilité de mieux comprendre quels sont leurs pratiques réelles, les dilemmes et les tensions auxquels ils font face en situation. En effet, l’approche typologique produit des points de vue des acteurs réifiés et déconnectés des enjeux ordinaires, lesquels sont pluriels, réversibles et ambivalents. Elle ne permet pas de rendre compte de la manière dont la collaboration se réalise, s’établit et se négocie. De plus, ces études sont construites à partir de méthodologies quantitatives (questionnaires fermés, statistiques) qui rendent peu compte de la complexité des acteurs. Elles semblent produire une connaissance « externe » et « surplombante » par rapport à leurs discours. Les enquêtes statistiques conduisent à négliger les éléments permettant d’expliquer des situations singulières, subsumées dans les thèses globales sur les inégalités d’éducation (Henriot-van Zanten, 1988).
29Il nous faut alors nous appuyer sur des cadres théoriques du social qui mettent en valeur l’autonomie relative et la diversité des acteurs, tels que l’interactionnisme symbolique (Baszanger, 1992 ; de Queiroz & Ziolkowski, 1997 ; Goffman, 1959/1973a). C’est pourquoi nous présentons dans un premier temps les caractéristiques principales de ce courant afin de mettre en évidence le caractère non déterminé des relations école-familles, lesquelles sont ajustées et situées dans des interactions. Dans un deuxième temps, nous identifions quels sont les enjeux et les mécanismes interactionnels auxquels sont confrontés les acteurs dans leurs interactions de face à face et dans la négociation d’une définition commune de la situation.
L’angle de l’interactionnisme symbolique
30L’interactionnisme symbolique considère les acteurs comme des êtres actifs dans la production de leurs actions, réflexifs, pluriels, évolutifs et porte une attention particulière au sens et aux significations qu’ils attribuent aux situations dans lesquelles ils sont impliqués. L’individu est doté d’un soi réflexif, le rendant auto-conscient et capable de se percevoir, de s’évaluer et de se contrôler (Mead, 1934/1963). Chaque acteur social attribue des significations individualisées selon les circonstances – significations qui lui sont propres – aux actions qu’il mène, aux objets et aux situations qui caractérisent le cadre social dans lequel il se situe. L’approche interactionniste estime que le caractère représentationnel de la réalité sociale est d’une grande importance. En outre, de Queiroz et Ziolkowski (1997), faisant référence à Wilson (1974), expliquent que les interactionnistes opposent un paradigme interprétatif à un modèle fonctionnaliste et culturaliste, c’est-à-dire normatif. Le « paradigme normatif » considère que les individus en société sont guidés dans leurs actions et leurs pratiques par les normes attribuées au rôle qu’ils doivent jouer et aux attentes des autres individus par rapport à ce rôle. Bien que les acteurs interprètent les situations dans lesquelles ils se situent, leur interprétation n’est en fait qu’une façon de se conformer aux normes culturelles en vigueur et une réponse aux attentes des autres partenaires par rapport au rôle joué.
31Enraciné dans une vision conflictualiste du social, le paradigme interprétatif situé au cœur de l’interactionnisme symbolique souligne à l’inverse les contradictions qui traversent la société, l’incompatibilité des intérêts des individus et l’impossibilité de considérer les normes et les valeurs comme une « culture commune » formant spontanément consensus (de Queiroz & Ziolkowski, 1997). Cette théorie est liée à une vision particulière de l’ordre social, nommé « ordre interactionnel ». La vie en société représente un processus continu de communication, d’interprétations et d’adaptations mutuelles. La réalité est complexe, ambivalente, plurielle et mouvante (Strauss, 1992). Les normes sociales régissant la société existent et se maintiennent parce que les individus les utilisent, les actualisent et les respectent. L’ordre social n’est donc pas stable et encore moins figé. Il y règne de l’indétermination et les changements y sont fréquents. Cela signifie que la société est produite par ce que font les humains ensemble au cours de leurs interactions du fait de leurs interprétations successives de la situation dans laquelle ils se situent (Strauss, 1992). Les individus sont aussi considérés comme non stables. Ils sont pluriels (Sen, 2006/2007) et leur identité personnelle est modulable et flexible (Le Breton, 2016).
32Des variations individuelles et collectives existent dès lors entre les enseignants, qui se considèrent eux-mêmes comme étant tous différents (Rufin, 2017). Selon Rufin, les variations individuelles renvoient à un rapport général que les enseignants ont vis-à-vis de la pratique de leur métier, aux ressources dont ils disposent et à leurs conceptions, mais également à leurs valeurs, leur socialisation, leur position sociale, leur origine culturelle, leurs expériences et leurs parcours personnel et professionnel. Les variations collectives, quant à elles, renvoient à des différences de culture et de rapport au métier entre des groupes d’enseignants. Elles sont liées au poids de l’environnement, aux contextes d’exercice et à l’organisation, tels que l’établissement, la population d’élèves, le cycle d’enseignement, le degré et la manière dont la collaboration est encouragée à l’intérieur de l’espace local. Ces différents facteurs vont nécessairement influencer les relations développées avec les parents, tout comme les dossiers sur les élèves enrichis année après année au niveau de leur situation familiale, de leur comportement et de leurs résultats scolaires (Pelhate, 2018). Les expériences antérieures des enseignants et le discours de leurs collègues sur les élèves et leurs parents peuvent alors avoir un impact sur la mise en œuvre de la collaboration école-familles, la prise en charge des élèves en difficulté et la catégorisation des parents.
33L’interactionnisme symbolique permet de questionner la thèse du handicap socioculturel des familles de milieux populaires, considérées comme étant peu capables de fournir une orientation éducative adéquate à la réussite scolaire de leur enfant du fait de leur milieu social. Pourtant, ces parents sont eux aussi des acteurs pluriels (Lahire, 1998), c’est-à-dire des individus dont les manières de faire, de penser et d’agir sont hétérogènes et diversifiées. Leur identité, leur socialisation primaire et secondaire, leurs caractéristiques individuelles, leur origine socioculturelle, leurs expériences personnelles, leurs valeurs et leurs conceptions par rapport à l’éducation et à la scolarité de leur enfant les différencient. En outre, en fonction de leur propre scolarité et de celle de leur enfant, ils peuvent développer un rapport différent à l’école, influençant leurs conceptions de la relation à construire avec les enseignants. Les parents ont donc un certain vécu de l’école et des aprioris sur ces derniers en fonction du discours des autres parents, des comparaisons effectuées et de la réputation que les enseignants ont au sein de la communauté parentale.
34Ce sont ces variations individuelles et collectives, liées aux contextes, qui mènent les enseignants et les parents à élaborer des « ethnothéories » (Conus & Ogay, 2014), c’est-à-dire des théories de sens commun sur la scolarité et l’éducation des enfants. Selon leurs représentations et leurs attentes, ils peuvent mettre en œuvre de multiples logiques d’action et stratégies afin de collaborer pour le bien et la réussite scolaire des enfants. C’est pourquoi les rapports entre les enseignants et les parents sont pluriels, permettant le développement de formes diverses de collaboration.
La négociation dans les interactions de face à face
35La diversité des rapports entre les enseignants et les parents s’élabore principalement au cours de leurs interactions. En effet, « l’interaction symbolique n’est autre que le processus mutuel de définitions et d’interprétations par quoi chaque acteur à la fois interprète la signification des actions d’autrui et définit la signification des siennes » (de Queiroz & Ziolkowski, 1997, p. 32). Ce processus permet de rendre visibles les effets et les influences réciproques que « les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres » (Goffman, 1959/1973a, p. 23). L’interaction représente un processus actif et créatif dans lequel les acteurs effectuent une construction continue de significations et s’auto-influencent. En outre, « les humains agissent en situation et à l’égard des choses en fonction du sens qu’elles ont pour eux » (de Queiroz & Ziolkowski, 1997, p. 31). Cela crée dès lors un univers de significations émergeant d’un processus de coopération et d’adaptations mutuelles. Ces significations attribuées par les partenaires aux interactions dépendent de leur propre subjectivité, de leurs représentations, de leurs actions, de leurs interprétations et du contexte situationnel. Ils mettent ainsi en œuvre un processus d’interprétation qui leur permet de modifier, de manipuler le sens donné à une situation particulière et de créer, recréer, c’est-à-dire de négocier, un sens commun (Strauss, 1992).
36Goffman (1959/1973a) ajoute que la vie en société est une grande scène dans laquelle les interactions que mènent les individus en société correspondent à une représentation théâtrale. Il s’agit de « la totalité de l’activité d’un acteur qui se déroule dans un laps de temps caractérisé par la présence continuelle de l’acteur en face d’un ensemble déterminé d’observateurs influencés par cette activité » (p. 29). Les acteurs jouent des rôles en s’adaptant aux situations et au public auquel ils font face, sans qu’il y en ait un plus vrai que l’autre. Les rôles joués visent alors à construire une définition commune de la situation, c’est-à-dire lui attribuer les mêmes significations et un sens négocié qui convient aux deux partenaires en interaction. Pour cela, les acteurs utilisent tout un « appareillage symbolique », appelé « façade », leur permettant d’établir et de fixer cette définition. Ils peuvent utiliser le « décor », l’environnement dans lequel sont situés les acteurs, et la « façade personnelle », les éléments liés aux interactants eux-mêmes (signes distinctifs de la fonction, vêtements, sexe, les comportements et la façon de parler). Lors d’une représentation, si les acteurs ont pour intention que leur activité influence le public, ils doivent exprimer et rendre visible ce qu’ils désirent communiquer pendant l’interaction. Cela correspond à « la réalisation dramatique » de Goffman (1959/1973a). De plus, pour accentuer la réalisation de leurs attentes dans l’interaction, les acteurs peuvent montrer une image idéalisée de la situation en dissimulant certains éléments qui pourraient leur faire perdre la face (Goffman, 1967/1974).
37Les acteurs en interaction poursuivent dès lors chacun le but de convaincre l’autre interactant de la validité de leur représentation. Cependant, ils risquent d’être incompris, ce qui les oblige à être vigilants dans leurs actions et à mettre en œuvre des stratégies leur permettant de donner une définition commune de la situation. De son côté, l’interactant court également un risque : être dupé par les acteurs et s’égarer dans la représentation. Les acteurs pourraient la falsifier, c’est-à-dire donner une fausse image de la réalité et effectuer ainsi une représentation frauduleuse (Goffman, 1959/1973a) pour ne pas perdre la face et/ou la sauver. Utiliser ce type de stratégies mène l’autre partenaire à craindre la duperie et empêche l’établissement d’une réelle relation de confiance. La sincérité est donc une des conditions permettant aux témoins de croire en la représentation des acteurs afin de parvenir à une interprétation commune de la situation. Pour cela, les acteurs doivent agir en restant maitres de leurs expressions afin d’éviter les maladresses ou les « faux pas » qui risqueraient de discréditer leur représentation, causant la rupture de cette définition (Goffman, 1959/1973a).
38Pour éviter cette rupture, les acteurs contrôlent et délimitent les régions de leur représentation, desquelles les individus se tiennent volontairement à l’écart étant donné qu’ils n’y ont pas été invités. Cela rejoint le concept des « territoires du moi » de Goffman (1959/1973b), c’est-à-dire les limites de l’espace personnel des acteurs, aussi bien psychologiques que physiques, qu’ils ne souhaitent pas que l’autre partenaire franchisse dans l’interaction sous peine de se sentir offensés. Les offenses territoriales consistent « pour un individu à empiéter sur une réserve revendiquée par et pour un autre ; l’un fait alors fonction d’obstacle au droit de l’autre » (p. 62). C’est pourquoi il est nécessaire de faire preuve de « tact » afin de les éviter.
Il existe une étiquette compliquée qui indique aux gens comment se comporter en qualité de membres du public. Cette étiquette commande de témoigner aux acteurs l’attention et l’intérêt qui conviennent, de ne pas hésiter à suspendre sa propre représentation […] ; de s’interdire toute action ou toute déclaration qui pourrait constituer un faux pas. (Goffman, 1959/1973a, pp. 217-218)
39Afin de permettre à chacun de garder la face, les acteurs coopèrent dans l’atteinte de leur but commun. La logique du tact est justement un élément permettant cette « coopération tacite », car ce style de communication peut être nié dans le sens où les acteurs n’ont pas l’obligation d’y faire face (Goffman, 1967/1974). Pour créer une définition commune de la situation, les acteurs doivent s’assurer que tout le monde garde la face. Au contraire, si cette logique du tact n’est pas respectée et que les individus se sentent offensés par autrui, ils peuvent utiliser des stratégies de retrait et ne plus prendre part aux interactions, ce qui consiste en une rupture nette de la définition de la situation. Lorsque cela arrive, les acteurs doivent veiller à réparer leurs actions et à « changer la signification attribuable à un acte, de transformer ce qu’on pourrait considérer comme offensant en ce qu’on peut tenir pour acceptable » (Goffman, 1959/1973b, p. 113). Les échanges réparateurs représentent les mouvements effectués par les acteurs en rapport avec une offense virtuelle qui permettent dans la plupart des cas de considérer que l’affaire est terminée.
40Le respect de la logique du tact ne permet donc pas toujours de parvenir à une définition commune de la situation entre les acteurs en interaction. En effet, la négociation du sens est sujette à des malentendus qui peuvent conduire à des offenses et à la rupture de cette définition. Selon Goffman (1959/1973b), les acteurs font face à des aspects dramaturgiques de la condition humaine à l’intérieur même des interactions : « problèmes communs de mise en scène ; souci de savoir comment les choses apparaissent ; sentiments de honte justifiés et injustifiés ; attitude ambivalente envers soi-même et envers le public » (p. 223) en sont des exemples. C’est pourquoi les interactions entre les enseignants et les parents ne se déroulent pas toujours dans les meilleures conditions. Selon la définition qu’ils ont de la situation et leurs propres représentations de la collaboration école-familles, des malentendus, des tensions et des conflits peuvent s’immiscer dans leurs relations, les conduisant à mettre en œuvre des pratiques ambivalentes et contradictoires.
Les défis de la constitution d’un « monde commun »
41Nous avons vu au travers des apports théoriques précédents que les enseignants et les parents peuvent attribuer des significations différentes à une même situation d’interaction vécue et exercer une influence réciproque sur leurs actions en fonction de la situation scolaire de l’enfant, de l’interprétation qu’ils en font, de leurs attentes et de leurs représentations, en particulier celles de la difficulté scolaire. Tenir compte de ces situations ordinaires d’interaction et de leur potentielle diversité permet d’accorder une valeur réelle à la marge d’interprétation des acteurs, à leur manière de définir leur rôle et de l’incarner. En outre, ces énoncés sont insérés dans une action en train de se faire, en l’occurrence dans une relation de face à face entre des acteurs dont les perspectives peuvent diverger avec plus ou moins d’intensité. Il s’agit de révéler les définitions de la situation de chacun des acteurs impliqués dans la relation et d’analyser la manière dont celles-ci se confrontent, s’articulent, se combinent, produisant des négociations du sens de « ce qu’il se passe ». Autrement dit, si nous souscrivons à l’existence d’attentes et de représentations sociales, nous accordons de l’importance à la manière dont elles vont être mobilisées, actualisées et altérées dans des situations concrètes d’interaction. Ceci nous parait d’autant plus important dans une institution scolaire plurielle et contradictoire (Payet, et al., 2011), qui ne fournit plus un cadre simple et uniforme à l’agir de ses professionnels et de ses usagers, et qui requiert d’eux (ou qui les oblige à) une forte capacité d’adaptation.
42Face à un tel processus d’interprétation et de négociation, en plus de la diversité des acteurs, les relations école-familles sont mises « au défi de la constitution d’un monde commun » (Payet & Giuliani, 2014, p. 55), de nombreux malentendus, tensions et ambivalences pouvant s’y insérer. Les enseignants et les parents se retrouvent face à de nouveaux dilemmes et empêchements, ce qui les contraint « à bricoler, à réagir en situation et à hiérarchiser par eux-mêmes des principes d’action pluriels et contradictoires » (p. 57). C’est pourquoi l’évidence d’un rapprochement nécessaire entre l’école et les familles dans une perspective de lutte contre l’échec scolaire mérite d’être revisitée, « car sa mise en œuvre concrète est seule à même de décider de ses effets positifs tant pour la réussite scolaire de chaque élève que pour l’égalité des chances selon le milieu social d’appartenance » (Payet, 2017, p. 8).
43La collaboration école-familles peut effectivement prendre diverses formes, telles qu’une relation d’aide, de mise à distance, d’information, de compassion, etc. Une relation dans laquelle les enseignants « éduquent » les parents ou bien une relation dans laquelle ces derniers souhaitent « façonner » l’enseignant selon leur convenance sont aussi des possibilités. En outre, les relations se colorent de multiples sentiments, tels que la méfiance, la confiance, la connivence, la délégation, l’impuissance, l’inutilité et le contrôle.
44Cette problématique se décline en deux questions principales de recherche :
Quelles sont les représentations et les attentes des enseignants et des parents d’élèves vis-à-vis de la collaboration école-familles et comment se traduisent-elles dans les entretiens trimestriels ?
Comment ceux-ci, en tant que scène d’interaction, permettent-ils (et organisent-ils) l’expression des acteurs et quels malentendus, tensions et ambivalences sont à l’œuvre dans les processus d’interprétation réciproques, tant par les enseignants que par les parents ?
45Nous supposons que les normes et les attentes véhiculées dans les textes officiels par l’institution scolaire ne permettent pas à tous les parents de participer de manière égalitaire à la construction de la collaboration avec les enseignants et ne tiennent pas compte de la diversité des acteurs. Nous considérons qu’il existe des divergences entre ce qui est prôné institutionnellement et les représentations et les attentes des acteurs, la norme de participation créant ainsi de nouvelles formes d’inégalités et accentuant une certaine stigmatisation et catégorisation envers une partie des parents et leur(s) enfant(s). En outre, nous estimons que les acteurs appréhendent et se réapproprient différemment les attentes institutionnelles. Nous supposons que les enseignants et les parents mettent en œuvre diverses pratiques et stratégies afin de collaborer, liées aux ressources dont ils disposent et dépendantes de facteurs individuels et collectifs, aboutissant à des formes plurielles de collaboration, mais aussi à des malentendus, à des tensions et à des ambivalences.
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