La grammaire rénovée
p. 23-53
Texte intégral
1Afin de mieux comprendre les enjeux des transformations de la grammaire, un bref historique de son enseignement sera dressé. Ensuite, les limites de la grammaire traditionnelle, puis les principes de la grammaire rénovée seront décrits. La transcription de cette nouvelle grammaire dans les prescriptions officielles et les manuels sera également présentée. Nous terminerons par un exposé des différentes démarches créés à partir des principes de la grammaire rénovée.
La nécessité d’une nouvelle grammaire
2Au regard d’une société changeante, l’école évolue et les disciplines scolaires s’adaptent comme elles peuvent. Le français, et plus particulièrement la grammaire, ne fait pas exception. Elle a subi de nombreux changements au fil des années tant dans la manière de l’enseigner que dans la définition de son rôle. D’un enseignement décontextualisé et centré sur les exceptions de la langue, nous sommes passés à une approche plus intégrée dans l’usage de la langue, qui définit plus clairement la grammaire comme un outil de communication.
Historique de l’enseignement de la grammaire |
Au départ : une langue unique
Naissance de la Grammaire de Port-Royal (Renaissance)
Maîtriser la grammaire afin d’accéder à la lecture et à la culture
La création d’une nouvelle configuration jugée ‹ utopiste ›
Comenius (1657) et le développement d’écoles publiques
Une grammaire moderne inspirée de la nouvelle configuration
Un décalage intention/pratique et le retour à la première configuration
Une nouvelle révision de l’enseignement grammatical |
D’après Béguelin (2000), Bronckart (2001, 2016), Bronckart, Bulea, et Pouillot (2005), et Genevay (1994).
Une définition de la grammaire traditionnelle
3Bronckart (2001) explique que la grammaire traditionnelle s’inscrit dans une « logique de déduction » (p. 3). Selon cet auteur, la première étape consiste à enseigner des règles grammaticales ainsi que des définitions que les élèves doivent mémoriser. L’observation d’exemples permettant d’illustrer les règles apprises est ensuite proposée aux élèves. Les élèves continuent leur ‹ apprentissage › en s’entraînant à travers des exercices répétitifs pour arriver à une maîtrise des règles. Finalement, il s’agit de « recevoir des connaissances et les appliquer » (Genevay, 1994, p. 55) et l’enseignant évalue les élèves sur leur connaissance des règles.
4À cela s’ajoute un objectif « culturel traditionnel » de la grammaire : « analyser la langue pour analyser le monde et ainsi développer les capacités de ‹ pensée › de l’élève » (Bronckart, 2001, pp. 15–16). Autrement dit, on pense qu’analyser le fonctionnement de la langue devrait permettre d’acquérir des compétences langagières réflexives et descriptives de l’environnement qui nous entoure. Bronckart (2001), Bulea Bronckart (2015), Paret (1992), Béguelin (2000), et Genevay (1994) mettent en avant quelques limites de la grammaire traditionnelle, que nous résumerons en cinq points.
5Un manque de précision d’abord : Bronckart (2001) constate que les définitions ne distinguent pas la nature, la fonction, ou encore le sens d’une notion grammaticale. Ce manque de précision est problématique pour les élèves (Bulea Bronckart, 2015). Béguelin (2000) rejoint cette idée et considère, elle aussi, que les notions sont « mal définies et parfois contradictoires » (p. 70).
6Un manque d’organisation : la grammaire traditionnelle ne donne pas l’image de la langue comme le système qu’elle est réellement. En effet, Bronckart (2001), tout comme Béguelin (2000), explique qu’elle ne présente pas les « différents niveaux d’organisation de la langue (mots, catégories, groupes, fonctions, etc.) » (p. 2). Bulea Bronckart (2015) relève que les notions grammaticales ne sont pas indépendantes, ou isolées les unes des autres et qu’il existe des liens ainsi que des rapports entre elles. Or, dans le cas de la grammaire traditionnelle, les élèves n’ont pas la possibilité de percevoir la grammaire comme un système hiérarchisé. Cette conception pourrait justement les aider dans leur compréhension du fonctionnement de la langue.
7Une focalisation sur les irrégularités de la langue : d’après Bronckart (2001), la grammaire traditionnelle tend à délaisser la description des régularités dans la composition des phrases et préfère mettre en avant les exceptions de la langue. Mettre en avant ces régularités permettrait d’avoir un aperçu des règles grammaticales dans leur globalité.
8Un traitement séparé de la grammaire et de la production/compréhension : à travers l’approche traditionnelle, on vise une maîtrise abstraite de la grammaire, qui devrait ensuite être utilisée dans la production et dans la lecture/compréhension. De ce fait, grammaire et expression sont deux objets distincts qu’il ne convient pas de « mélanger » (Bulea Bronckart, 2015). Cet aspect contribue à rendre l’enseignement dénué de sens car aucun lien n’est fait entre les savoirs grammaticaux appris et leur utilisation dans le discours. Bronckart (2001) ajoute que les notions acquises « paraissent inutiles » (p. 2) et non remobilisables dans les tâches d’expression ou de compréhension de texte. On présente d’ailleurs aux élèves des corpus de textes provenant d’œuvres littéraires, qui ne correspondent pas à la réalité des discours auxquels l’école devrait préparer les élèves. Quel sens peut-on alors donner aux règles et notions grammaticales si l’on ne permet pas aux élèves de percevoir leur utilité dans leurs discours ?
9Un étiquetage décontextualisé enfin : d’après Paret (1992) et Genevay (1994), la grammaire traditionnelle ne se concentrait que sur la reconnaissance des mots. Paret (1992, p. 32) précise que cette idée de « simples étiquettes verbales apposées aux choses » (cité par Bronckart, 2016, p. 19) n’est absolument pas suffisante, dans la mesure où « nommer n’est pas maîtriser ». Effectivement, reconnaître une notion grammaticale ne signifie pas que l’on est capable de l’utiliser de manière adéquate ou que l’on a compris son fonctionnement. Dans ce sens, Brunot (1908) explique bien la nécessité de revoir les démarches pédagogiques d’enseignement dans leur globalité : « ce n’est pas qu’on enseigne trop peu la grammaire, c’est qu’on l’enseigne mal (Brunot, 1908, p. 3) » (Bronckart, 2016, p. 8).
Les objectifs actuels de la grammaire rénovée
10Un projet de rénovation du français1 dans sa globalité a été mené afin de ‹ mieux › enseigner la grammaire. Bronckart (2016) met en lumière l’objectif principal de l’enseignement rénové de la grammaire : développer des compétences grammaticales dans le but de pouvoir analyser la langue, compétences qui seront à leur tour mobilisées afin de maîtriser les capacités d’expression. Bronckart distingue également deux « finalités » (p. 21) des compétences grammaticales dans ce contexte de rénovation qui se regroupent pour former l’objectif central de la grammaire rénovée cité plus haut.
11La première finalité concerne « les objectifs et démarches dits de libération » (p. 3). Il est important que les enseignants présentent des situations de communication suffisamment variées afin que les élèves puissent maîtriser les « différentes variétés de français oral et écrit » (p. 3). L’idée sous-jacente est de permettre aux élèves « de communiquer efficacement dans diverses situations pratiques d’interaction » (Bulea Bronckart, 2015, p. 21). D’après Béguelin (2000), cela implique de laisser de côté les « exercices déconnectés de la sensibilité et de l’affectivité de l’enfant où le langage fonctionne en quelque sorte à vide » (p. 72). L’objectif n’est donc plus de pouvoir lire et comprendre de ‹ grands › auteurs, mais bien de pouvoir utiliser les savoirs langagiers, en situation, dans la vie quotidienne. La visée de l’école retrouve alors tout son sens dans la formation de futurs citoyens capables de communiquer et d’exprimer leurs pensées.
12La seconde finalité concerne « les objectifs et démarches dits de structuration » (p. 3). Il s’agit également de développer chez les élèves une compétence d’analyse réflexive de la langue. Pour réaliser cet objectif, la grammaire rénovée s’est appuyée sur deux théories linguistiques : le structuralisme américain et la grammaire générative et transformationnelle.
Théorie du structuralisme |
D’après le structuralisme issu de la théorie de Ferdinand de Saussure, il est préconisé de réaliser des manipulations sur des segments de phrases (découpage, suppression, déplacement, remplacement, etc.) dans le but de mettre en avant leurs « propriétés structurales et fonctionnelles » (Bronckart, 2001, p. 7).
Dans le structuralisme américain de Bloomfield (1970), une méthode d’analyse distributionnelle est utilisée. Sous cet angle d’analyse, l’élément central est le corpus : des énoncés dits réels qui devraient permettre de tester la validité des règles découvertes à partir de l’étude de ce corpus.
L’analyse distributionnelle comporte un intérêt notable car elle permet la « classification des catégories d’unités sur des bases méthodologiques précises » (Besson, Genoud, Lipp, & Nussbaum, 1979, p. 334). |
|
Théorie de la grammaire générative et transformationnelle |
La grammaire générative et transformationnelle consiste à comprendre l’organisation du système dans son ensemble. Cette idée implique de réaliser des transformations du système, telles que les procédés de substitution, déplacement, addition, effacement sur le corpus de texte (Bronckart, 2001). |
13Selon Besson, et al. (1979), la rénovation va surtout prendre appui sur le structuralisme américain de Bloomfield (1970), en utilisant la méthode d’analyse distributionnelle. Au niveau de la grammaire générative et transformationnelle, c’est sur la base des travaux de Chomsky (1957, 1965) que la rénovation va principalement s’appuyer.
14En Suisse romande, les principes de la grammaire générative ainsi qu’une partie de l’analyse distributionnelle de Harris (Canelas-Trevisi & Schneuwly, 2009, p. 37) sont retenus. Plusieurs éléments sont utilisés dans le cadre de la grammaire rénovée, notamment cette idée « d’identification et de classement des unités et des structures » (p. 20) à partir de laquelle on peut préciser les différences entre les niveaux de ce nouveau classement : classes grammaticales, groupes, fonctions, valeurs sémantiques et fonctions textuelles (Bulea Bronckart, 2015). Cette seconde finalité viendrait outiller « la mise en œuvre des quatre types de savoirs […] : savoir parler, savoir écrire, savoir écouter, savoir lire » (Bulea Bronckart, 2015, p. 21). Ainsi, comme l’avance Béguelin (2000), la grammaire « s’articule à l’activité de communication » (p. 72). Chartrand (2009) précise également qu’il « faut donc plus qu’une approche utilitaire et instrumentale de la langue […]. Il faut permettre à l’élève de comprendre l’essentiel des mécanismes syntaxiques en jeu, ce qui requiert aussi une approche réflexive de la langue » (p. 14).
Entre les deux finalités de la grammaire : un objectif central
15Bulea Bronckart (2015) parle d’un « enseignement intégré » (p. 14) des deux versants de la grammaire. Il s’agirait alors de « coordonner deux objectifs apparemment opposés dits de libération de la parole et de structuration de la langue » (Bronckart, 2001, p. 42). Cependant, bien que cela puisse sembler contradictoire, Bronckart (2016) explique que pour pouvoir articuler les deux objectifs de la grammaire, il est important de les traiter séparément dans un premier temps, mais de finalement garder à l’esprit qu’ils devraient être considérés comme interdépendants.
16Cette volonté d’entretenir une relation d’interdépendance entre structuration et expression fait débat par son manque de clarté et de consensus. Au-delà de ces conflits, Chartrand (2009) souligne qu’il s’agit d’atteindre « la maîtrise des règles de construction des phrases et des textes ainsi que des règles et des normes orthographiques et typographiques […] dans la perspective de développer des compétences en lecture, en écriture, et en communication orale des élèves » (p. 13). Les enseignants interrogés dans le cadre du mémoire – désignés ci-après par E1, E2 et E32 – semblent d’ailleurs avoir bien saisi la complexité de l’enseignement de la grammaire.
17D’après E1, la grammaire est un outil primordial d’expression : c’est « une dimension du français qui t’aide quand même à mieux t’exprimer, qui aborde quand même pas mal la syntaxe de tes phrases ». D’après E2, la grammaire permet de donner du sens aux phrases et au langage : « Souvent les enfants, […] ils s’expriment et ils placent les mots mais sans vraiment savoir le pourquoi et du coup c’est un travail approfondi sur le français en général ». E2 et E3 partagent l’idée que grâce à la grammaire il est possible de « décortiquer les phrases » (E2), et qu’il s’agit « d’une structure, ça permet l’organisation d’une langue, de mettre en évidence les éléments grammaticaux » (E3). La comparaison réalisée par E2 avec les mathématiques est intéressante et montre également le degré d’importance de la grammaire :
C’est comme pour les maths, l’apprentissage des calculs, les techniques pour arriver, par exemple, pour la division, c’est de savoir, comprendre pourquoi on partage, avant de faire l’algorithme. Pour moi le français et entre autres la grammaire c’est ça aussi. C’est analyser en profondeur, pour mieux comprendre aussi, les phrases telles quelles.
18Ainsi, il semblerait que la grammaire, par ses divers enjeux, présente un intérêt considérable pour la maîtrise du français et pour les enseignants du primaire.
19Les critiques de la grammaire traditionnelle ont permis de mettre en lumière de nouveaux principes jugés fondamentaux pour l’enseignement de la grammaire. L’articulation entre la maîtrise des règles structurelles de la langue et leur utilisation au service de la communication est effectivement fondamental pour la grammaire rénovée. Une attention particulière quant à la manière de donner plus de sens aux activités est également relevée comme étant un point central. Sur le terrain, les enseignants interrogés semblent mettre en place cette nouvelle grammaire.
20Cependant, certains d’entre eux relèvent quelques difficultés, notamment des moyens d’enseignement pas toujours en adéquation avec cette nouvelle grammaire. Afin de mieux comprendre la réalité décrite par ces enseignants, il s’avère nécessaire de se questionner davantage sur la manière dont les prescriptions officielles et les manuels intègrent la grammaire rénovée.
La grammaire rénovée dans les prescriptions officielles
21Au regard du discours des enseignants interrogés, il est effectivement intéressant d’observer comment les prescriptions officielles tiennent compte – ou pas – de la grammaire rénovée. Ces documents prescriptifs se veulent être des lignes directrices vers une mise en œuvre, sur le terrain, des principes de la grammaire rénovée. Au fil de cette partie, nous ferons référence à divers termes ou abréviations helvétiques dont les définitions figurent ci‑dessous.
Terminologies et abréviations helvétiques |
Plan d’études romand (PER)
Harmos
CIIP
Les Moyens d’enseignement romands (MER)
Moyens COROME
Français I
Français II |
La grammaire dans le Plan d’études romand
22Dans le PER (CIIP, 2010a, b), la grammaire fait partie d’une des « quatre grandes finalités » de l’enseignement du français (p. 7). Au sein de la finalité « Maîtriser le fonctionnement des langues/réfléchir sur les langues », les objectifs sous-jacents relevés ci-dessous témoignent d’une volonté de s’inscrire dans les principes de la grammaire rénovée :
Les outils doivent permettre « d’utiliser la langue de manière adéquate dans les situations de communication auxquelles les élèves sont confrontés ».
Il est important de « maîtriser […] les règles de fonctionnement […] pour elles-mêmes et dans le cadre de la compréhension et de la production de textes ».
Les élèves doivent être capables de « mieux comprendre les mécanismes de la communication » à partir de l’analyse des intentions et du sens des pratiques langagières.
Finalement, les élèves devraient pouvoir « utiliser la langue dans le respect des règles et des normes correspondant à une situation [de communication], en mobilisant [leurs] connaissances ».
Les précisions du document d’orientation
23En 2006, la CIIP fait paraître le document d’orientation à l’intention des enseignants de l’école obligatoire de Suisse romande visant à éclaircir les objectifs de l’enseignement du français à l’école primaire – des objectifs qui jusque-là semblent ne pas avoir été suffisamment précis pour être mis en place. Parmi les éléments du document, trois points ont retenu notre attention.
Vers une articulation des finalités de l’enseignement du français
24La CIIP donne à voir trois finalités « étroitement imbriquées » de l’enseignement du français : « apprendre à communiquer/communiquer, maîtriser le fonctionnement de la langue/réfléchir sur la langue, construire des références culturelles » (CIIP, 2006, p. 9).
25C’est surtout la deuxième finalité qui est intéressante ici car elle est centrée sur la maîtrise des « outils nécessaires à la réflexion sur le fonctionnement de la langue et de la communication » (p. 9) permettant aux élèves d’utiliser la langue à bon escient et de savoir l’analyser. Les auteurs de ce document estiment que ces trois finalités n’ont pas la même importance, la première finalité (capacité de communication) étant prioritaire.
26Ainsi, les deux autres finalités sont « complémentaires mais indispensables à une communication réussie » (p. 10). Autrement dit, bien qu’elles demeurent hiérarchisées, ces finalités sont interdépendantes, ce qui correspond bien aux principes de la rénovation dans son ensemble. La figure 2 permet de bien visualiser cette articulation.
L’enseignement spécifique de la grammaire
27Les auteurs décomposent le domaine « grammaire au sens large » en quatre sous-domaines : « grammaire au sens étroit, conjugaison, lexique (vocabulaire) et orthographe » (p. 29). Nous nous focaliserons essentiellement sur l’axe grammatical, étant donné que c’est une notion grammaticale qui a été choisie pour la création de la séquence didactique. Les auteurs définissent des objectifs prioritaires pour tous les axes.
28Pour la grammaire, cela consiste à donner aux élèves les outils nécessaires à la production/compréhension de la langue, ces outils étant alors « au service des deux autres finalités du français (aptitude à communiquer et à construire des références culturelles) » (p. 29). Dans cette optique d’approche intégrée, des « buts utilitaires de l’enseignement de la grammaire » sont notamment définis :
« la maîtrise des règles de l’expression écrite (gestion de la temporalité verbale dans un texte long, reprises nominales et pronominales, etc.) » (p. 30).
« la maîtrise des correspondances graphèmes–phonèmes et des règles de l’orthographe grammaticale (accords, morphologie verbale, etc.) » (p. 30).
29Au niveau des démarches, les auteurs préconisent de « proposer des activités de grammaire de la phrase et du texte ancrées dans les activités communicatives ou spécifiques selon les besoins » (p. 29). Cela impliquerait donc de partir « de la réflexion à propos de la langue et de la communication, aux activités systématiques de manipulation et de réflexion » tout en utilisant un vocabulaire « commun » (p. 29) qui permettrait aux élèves de maîtriser les règles (CIIP, 2006). L’objectif d’un tel cheminement serait finalement de construire une « boîte à outils » (p. 31) que les élèves puissent utiliser à travers les activités, et remobiliser dans la production/compréhension de discours oraux/écrits.
La grammaire dans les moyens d’enseignement
30À l’image de l’évolution de l’enseignement de la grammaire, les moyens d’enseignement mis à disposition ont subi de nombreux ajustements.
Évolution des moyens d’enseignement de la grammaire |
Maîtrise du français (1979)
Moyens COROME (1996) Betrix Koehler et Panchout-Dubois rapportent qu’une « enquête menée en Suisse romande (de Pietro, et al., 1993) met clairement en évidence le besoin, pour les enseignants, de disposer de moyens d’enseignement en expression orale et écrite ».
S’exprimer en français (2001) Contrairement à Maîtrise du français, S’exprimer en français réussit l’articulation entre la production textuelle et les savoirs sur la langue dans le domaine de la grammaire textuelle. Allal, et al. (2001) repèrent ici « un curriculum spiralaire dans lequel les savoirs sur la langue sont convoqués par le travail d’écriture et font également l’objet d’un travail spécifique » (cité par Betrix Koehler & Panchout-Dubois, p. 116). Néanmoins, il faut encore trouver une manière de permettre aux élèves de construire les « notions de grammaire de la phrase » (p. 116).
Des moyens d’enseignement inadaptés à la réalité actuelle
Recours à des moyens actuels et déjà existants : Des ouvrages qui existaient déjà dans le monde francophone ont été sélectionnés selon des critères précis. C’est la collection Mon manuel de français qui a été jugée la plus pertinente à utiliser dans le cadre de l’enseignement genevois. La collection Île aux mots a été jugée en « non-adéquation » selon les experts, à cause de « la profusion de notions grammaticales et l’omniprésence d’une terminologie traditionnelle » (Betrix Koehler & Panchout-Dubois, 2010, p. 119). Ce moyen d’enseignement a tout de même été choisi, dans le but d’être une « alternative à Mon manuel de français » (p. 119). Bulea Bronckart (2015) met également en évidence un aspect problématique des moyens d’enseignement actuels : elle observe que c’est davantage l’idée selon laquelle la grammaire est au service de la production-compréhension – et uniquement dans ce sens – qui prédomine. |
31Afin d’étudier plus précisément les moyens d’enseignement préconisés actuellement pour enseigner la grammaire au regard des principes de la grammaire rénovée, nous nous appuierons sur les descriptions de ces manuels fournies sur le site des ressources pour les enseignants, Disciplines EP (DIP, 2016).
Mon Manuel de français (MMF)
32MMF est présenté comme un « moyen officiel », bien que dans la pratique il reste peu utilisé, comme en témoignent d’ailleurs les enseignants interrogés. En effet, dans leurs propos, MMF ressortait comme le moyen d’enseignement le moins utilisé, voire non utilisé.
33Le site Internet précise que « chaque unité, construite autour d’un projet de communication, se décline en quatre compétences langagières : dire, lire, écrire, fonctionnement de la langue ». On se situe donc bien, a priori, au cœur des volontés de la rénovation du français. En effet, MMF traiterait de manière simultanée d’activités d’expression et de structuration de la langue, sans qu’il n’y ait de hiérarchisation. De plus, l’étude du français est ancrée dans d’autres disciplines scolaires, ce qui est plutôt novateur et pertinent au niveau du sens donné par l’élève car cela permettrait de susciter son intérêt et de le faire ‹ entrer › dans l’activité.
34Si l’on se penche davantage sur la partie Fonctionnement de la langue du guide pédagogique, on remarque que les concepteurs s’inscrivent dans une « perspective instrumentale : ce qu’il faut enseigner, c’est comment les connaissances grammaticales et lexicales interviennent dans les processus de lecture et d’écriture » (Bourdin, et al., 2010, p. 8). Nous sommes donc bien loin des leçons traditionnelles de la Grammaire de Port-Royal. Les auteurs lui préfèrent un enseignement utilitariste de la structuration de la langue, c’est-à-dire que les élèves devraient expérimenter avant d’en tirer des conclusions et non pas apprendre par cœur une règle puis l’appliquer. L’objectif est ici que les élèves sachent mobiliser leurs connaissances sur le fonctionnement de la langue dans leur discours écrit et oral ainsi que dans la lecture.
35D’après Betrix Koehler et Panchout-Dubois (2010), l’avantage de ce manuel réside dans le fait que l’apprentissage repose sur « des situations-problèmes explicitement formulées aux élèves sous forme de questions » (pp. 119–120). Par rapport à la terminologie, elle correspond bien à ce qui a été retenu en Suisse romande et « à ce que les psycholinguistes identifient comme capacités des élèves du primaire » (p. 119).
36Bien que le manuel ait fait l’objet de nombreuses modifications pour être en adéquation avec la « réalité des élèves romands » (p. 119), un aspect demeure problématique : le manque de diversité des exercices visant la maîtrise du fonctionnement de la langue. Il s’agit d’ailleurs d’un point relevé par les enseignants interrogés dans le mémoire, notamment E1 : « certains points de théorie, j’ai l’impression qu’ils n’existent pas dedans », « je trouve qu’il manque quand même quelque chose avec MMF ».
L’Île aux mots (IAM)
37Au même titre que MMF, l’Île aux mots (Bentolila, et al., 2010) est lui aussi considéré comme un moyen d’enseignement officiel. Sa description montre à première vue que l’enseignement de l’expression et celui du fonctionnement de la langue semblent complètement séparés et qu’aucune articulation n’est visible. Étonnamment, lorsque l’on s’attarde sur le guide pédagogique relatif à l’IAM, l’introduction du manuel du maître débute avec un titre qui semble en adéquation avec les finalités de la rénovation du français : « Articuler tous les domaines du français » (p. 5).
38Les auteurs expliquent qu’ils visent une « maîtrise globale de la langue » (p. 5), à travers la maîtrise des « trois grands domaines de l’activité langagière – langage oral, écriture, lecture » (p. 5) et des « apprentissages réflexifs » désignant l’axe de structuration de la langue. Ils précisent également que « les apprentissages réflexifs sont au service de l’activité langagière et non l’inverse » (p. 5), ce qui ne correspond pas tout à fait à l’articulation décrite plus haut et aux nouvelles orientations de la grammaire rénovée. Les auteurs tentent tout de même de nuancer leur discours dans la suite de la présentation : « il n’est pas souhaitable de privilégier exagérément les activités réflexives. Il faut en permanence mesurer le risque de désincarner, de ‹ fossiliser › les apprentissages réflexifs » (p. 5).
39Dans la suite de l’introduction, les auteurs présentent une organisation en « deux parties » : « l’expression orale et écrite » et « l’étude de la langue » qui sont toutefois reliées par des « passerelles » (p. 6). Celles-ci permettent de chercher dans un texte de lecture des terrains d’application à « la réflexion fonctionnelle » en grammaire, orthographe, conjugaison et vocabulaire afin que celle-ci ne soit pas « désincarnée » ou dans l’autre sens, « de passer d’un projet d’écriture à une leçon centrée sur le fonctionnement de la langue afin d’indiquer aux élèves les outils langagiers à mobiliser lors de leur travail de production écrite » (p. 6).
40Selon Betrix Koehler et Panchout-Dubois, (2010), le manuel « propose un important choix de textes majoritairement issus de la littérature de jeunesse, bien adaptés aux élèves » (p. 119), donnant ainsi davantage de sens au corpus de textes utilisé par les élèves. Un aspect négatif est cependant relevé : « la profusion de notions grammaticales et l’omniprésence d’une terminologie traditionnelle rend difficile l’usage de la collection dans les classes de l’enseignement primaire » (p. 119).
41Bien que Maîtrise du français ait laissé place à de nouveaux moyens, de nombreux enseignants utilisent encore les ‹ anciennes › fiches COROME (1996) afin de compléter les nouveaux manuels. En effet, deux des enseignants interrogés (E2 et E3) semblent être d’accord sur le fait que le moyen COROME est plus « complet » (E2) que les moyens d’enseignement actuels. E3 explique avoir tenté d’utiliser IAM et MMF plus régulièrement, mais qu’il est finalement « revenu aux moyens COROME » en pointant, comme E3 le manque d’exercices dans les nouveaux outils. Il semblerait que de tout temps les manuels n’aient pas suffi pour atteindre les objectifs de la grammaire en vigueur. Cela reflète la difficulté des enseignants à s’approprier les ressources et les séquences didactiques proposées. Ce point sera repris et approfondi à la suite de la définition de la grammaire rénovée et des démarches didactiques qu’elle implique.
42Une tension importante est donc bien visible entre les intentions d’enseignement et les moyens mis à disposition pour enseigner. Les nouveaux manuels semblent être choisis pour leur adéquation avec l’idée d’un ‹ emboîtement › entre structuration et communication. Bien que cela soit généralement le cas, les enseignants les jugent incomplets et s’en remettent à d’anciennes fiches, certes plus ‹ traditionnelles › mais selon eux plus efficaces. D’autres introduisent à leur manière les notions afin d’être en cohérence avec les démarches préconisées. Mais qu’en est-il de ces fameuses nouvelles démarches ? En quoi consistent-elles précisément et quelles sont leurs limites ?
Un état des lieux de la grammaire rénovée
43La grammaire rénovée tente de résoudre quelques problèmes issus de la grammaire traditionnelle, mais l’on constate que d’autres problèmes liés à la réalité du terrain se sont formés par la suite. Le discours des enseignants interrogés met d’ailleurs en lumière plusieurs d’entre eux. Pour mieux comprendre ces limites, il est nécessaire d’expliciter en quoi la démarche inductive permet d’atteindre les objectifs de cette nouvelle grammaire et de présenter des exemples de marches à suivre proposées par certains auteurs.
La démarche inductive au service de la grammaire rénovée
44La démarche inductive marque la fin de la grammaire ‹ frontale › et des démarches qui consistent à observer la règle grammaticale, puis à réaliser des exercices d’application de cette règle (Bulea Bronckart, 2015). L’objectif de la démarche inductive est de permettre à l’élève d’expérimenter le fonctionnement de la langue. En effet, contrairement aux démarches déductives où la règle est uniquement appliquée par l’élève, les démarches inductives visent la construction de la règle en permettant à l’élève de réaliser un « travail réflexif » à partir de « l’observation d’un corpus menant à des hypothèses à confirmer » (Vincent, Dezutter, & Lefrançois, 2013, p. 93). Dans ce sens, les exercices devraient viser à « faire manipuler la langue, c’est-à-dire observer, classer, déconstruire, transformer, reconstruire des phrases » (Paret, 1992, p. 33). De plus, en laissant davantage de place à la parole de l’élève, ce dernier serait plus à même de comprendre le raisonnement en jeu (Dolz & Simard, 2009).
45Genevay (1994) résume cette nouvelle démarche de la manière suivante : « observer, manipuler, découvrir, utiliser » (p. 57). Ainsi, l’enseignement d’une notion grammaticale débute par une « phase de recherche collective, un atelier au cours duquel les élèves ont pour activité d’observer un ensemble choisi d’énoncés caractéristiques d’un problème de langue afin de découvrir certaines régularités de fonctionnement et d’en formuler de leur mieux les lois » (p. 57). Pour ce faire, l’enseignant demande aux élèves de produire des écrits en lien avec la notion qu’il souhaite travailler et en sélectionne quelques-uns. Au cours de l’observation, les élèves pourront tester diverses manipulations : suppression, déplacement, remplacement, ajouts, transformations. Le travail se poursuit par une « consolidation » permettant aux élèves de vérifier les « constats obtenus et de mettre en œuvre les connaissances acquises lors de la recherche » (p. 58). Pour cet auteur, il est primordial que les élèves rédigent les constats obtenus car cela leur permet de constituer progressivement un « aide-mémoire » (p. 58).
46Vincent, et al. (2013) mettent en lumière diverses approches de la démarche inductive, auxquelles d’autres pourraient encore s’ajouter : la démarche active de découverte (DADD), la démarche de situation-problème, la démarche intuitive ou encore la démarche par dévoilement. Les deux premières démarches sont décrites plus précisément ci‑dessous.
La Démarche active de découverte et la démarche de situation‑problème
47Les démarches présentées ici diffèrent légèrement dans leurs étapes de mise en pratique mais conservent les principes généraux présentés plus haut.
La DADD
48Elle est souvent défendue par les auteurs qui prônent la démarche inductive au service de l’enseignement de la grammaire. Son but est de rendre les élèves actifs, de leur permettre « d’expérimenter la langue et de l’observer pour la découvrir » (Bulea Bronckart, 2015 p. 28). Chartrand (1996) s’inscrit dans une approche réflexive de la langue et nuance ses propos par rapport à certains auteurs, car pour elle, « la langue n’est pas qu’un outil de communication dans le cadre de la classe de français, elle doit être aussi un objet digne de connaissance car sa connaissance est nécessaire à une utilisation correcte » (p. 14). Elle précise cependant que l’on n’attend pas des élèves qu’ils apprennent telles quelles des règles grammaticales mais plutôt qu’ils puissent développer « en classe un esprit de recherche et d’interrogation à l’égard du langage qui fait déjà partie de la vie de l’élève » (p. 14).
49Cette démarche prend appui sur les principes de la pédagogie active selon laquelle il est souhaitable de placer les élèves dans des situations sollicitant leur expression. Il faudrait ensuite poursuivre le travail avec des activités de structuration à partir de certains énoncés, permettant d’observer la langue, son fonctionnement, ses régularités, sa structure, afin d’arriver à une « codification des phénomènes observés » (Bronckart, 2001, p. 42). Dans le cadre de la DADD, Bronckart précise que l’on dépasse cette approche à travers l’utilisation de « techniques d’observation, de découverte, d’induction des régularités de la langue, techniques qui constituent le produit d’une transposition didactique de celles qui sont effectivement utilisées par les linguistes structuralistes et générativistes » (p. 43).
50Chartrand (1996) définit également la démarche active de découverte : « les élèves construisent leurs connaissances en utilisant une démarche de type expérimental grâce à l’observation des phénomènes langagiers et à l’introduction pour tenter de les expliquer » (p. 14). De cette manière, ils « découvrent eux-mêmes les principaux mécanismes de la langue en la manipulant » (p. 14). Chartrand structure la DADD en sept étapes (pp. 13‑14).
Les sept étapes de la DADD |
1. Observation du phénomène à partir d’un corpus de textes ou de phrases d’élèves. 2. Manipulations* permettant de « faire émerger certains aspects du fonctionnement du phénomène ». 3. Formulation d’hypothèses à partir des résultats des manipulations, puis vérifiées à travers d’autres corpus. 4. Création d’une règle (si l’hypothèse est généralisable). 5. Vérification de la règle dans un ouvrage de référence grammatical. 6. Application de la règle découverte « dans le plus grand nombre de contextes linguistiques possible » (« phase d’application »). 7. Remobilisation des connaissances dans des « activités de compréhension et production de texte » (« phase de transfert conscient de ces connaissances »). Dans cette étape, il est important d’éviter les « phrases stéréotypées et démesurément simplifiées à partir desquelles l’élève procède de façon mécanique sans réflexion » et plutôt de proposer des exercices adaptés aux élèves. |
51Chartrand (1996, p. 20) s’appuie sur Paret (1992) pour mettre en évidence certaines conditions à la mise en pratique de cette démarche. Il est nécessaire de mettre en lien la notion grammaticale étudiée et « sa réalisation dans des textes » afin qu’elle soit intégrée par les élèves dans ces deux dimensions (textuelle et discursive), tout en veillant à bien se focaliser uniquement sur l’aspect souhaité. La terminologie utilisée pour désigner les notions et les phénomènes doit être clarifiée et commune à tous les élèves, sans quoi la découverte peut se révéler problématique. « Une attitude de recherche doit primer sur une volonté d’arriver à des savoirs sûrs » (p. 41), car le but de la démarche est justement de pouvoir suffisamment exploiter les propos des élèves (Chartrand, 1996). Il est donc primordial, bien que complexe de ‹ lâcher la bride › et de laisser le temps aux élèves d’essayer, de se tromper, de recommencer, voire de se tromper à nouveau, pour finalement comprendre.
52La DADD présente, pour Chartrand (1996), de nombreux intérêts. Tout d’abord, l’élève est « actif tout au long de son apprentissage » (p. 14) et il expérimente des « procédures d’observation et de manipulation » (p. 14) remobilisables dans d’autres disciplines. Cette démarche permet également une grande adaptation aux besoins et compétences des élèves, ce qui ne peut être que bénéfique pour les élèves qui, nous le savons, avancent à leur rythme. De plus, à travers cette approche, l’élève est initié « à la démarche expérimentale » et il développe « un esprit de rigueur » qui peut lui servir dans d’autres domaines. Pour finir, ce type de méthode « favorise l’écoute des autres points de vue, la discussion développant les habiletés argumentatives des élèves » (p. 14).
La démarche de situation-problème
53Tisset (2010) présente sa démarche à travers sept phases, désignées par des termes représentatifs de cette approche.
54P comme « problème » : la question du sens est centrale pour l’auteur. Il est primordial que l’activité ait une finalité, « réponde à une question ou à un problème que la classe se pose, lève un obstacle devant lequel on s’est trouvé. C’est ce qu’on appelle une situation-problème » (p. 19). Il faudrait ensuite savoir s’écarter du sens pour se focaliser sur le fonctionnement de la langue en lui‑même.
55H comme « hypothèses » : les hypothèses des élèves au sujet des phénomènes observés et mises en évidence par les élèves eux-mêmes devraient donner à l’enseignant les « représentations initiales des élèves ». Les élèves devraient formuler des solutions à partir de leurs savoirs et intuitions de base. L’enseignant pourra alors intervenir en donnant « des contre-exemples afin de faire avancer la réflexion ». Grâce à cela les élèves peuvent passer « d’une intuition sur le fonctionnement à une explication rationalisante ». En effet, pour Tisset « acquérir une connaissance grammaticale c’est […] mettre en rapport forme et sens » (pp. 19–20).
56A comme « action » : il faudrait permettre aux élèves de réaliser des manipulations (« regroupement par analogie, suppression, déplacement, remplacement, contre-exemple ») afin de tester leurs hypothèses, « créer des conflits cognitifs entre les diverses conceptions et […] provoquer leur dépassement ». L’interaction entre pairs serait donc importante mais néanmoins pas suffisante : Tisset considère que les élèves ne peuvent pas construire eux-mêmes les savoirs en grammaire. Par conséquent, le rôle de l’enseignant est primordial car c’est lui qui va permettre aux élèves de dépasser les « intuitions ponctuelles et contextualisées » et d’aller vers des « généralisations » (p. 20).
57Va comme « validation » : à partir des manipulations et observations réalisées, les élèves vont valider les hypothèses probantes. En fonction de « l’âge et la capacité d’abstraction » de ses élèves, l’enseignant pourra accepter des explications plus ou moins complètes, car le processus de validation nécessite une « capacité d’abstraction » importante : « le cerveau doit accepter d’abandonner une idée ancienne et réorganiser tous les savoirs en fonction de la nouvelle représentation » (p. 20).
58D comme « décontextualisation » : parallèlement aux tentatives d’explication du phénomène, l’abstraction doit se poursuivre jusque dans les exemples : il s’agit de « décontextualiser les exemples, de prendre des exemples types et non ceux de chaque individu » dans le but de pouvoir généraliser l’explication obtenue. Selon Tisset, la décontextualisation, qui « est le premier symptôme d’un savoir acquis », se réalise à travers trois phases. Durant la première phase, dite « analogique », l’élève effectue des regroupements « par confrontations successives ». Ces dernières vont lui permettre de relever des « oppositions, des rejets » (deuxième phase). La dernière phase consiste à rechercher des nuances parmi les découvertes réalisées jusqu’ici. Le passage par ces stades est primordial, au risque de « perturber l’appropriation » du savoir grammatical. Pour Tisset, cette dernière ne peut se faire sans l’implication cognitive de l’élève, et uniquement « par une lente élaboration du sujet qui produit une activité qui tente diverses explications » (p. 21).
59Ar comme « analyse réflexive » : à ce stade, l’élève a « encore besoin d’un temps de réflexion pour analyser le fonctionnement ». L’élève va alors mobiliser le nouveau savoir, mais Tisset précise bien que ces activités n’ont « rien à voir avec l’habituelle application sans conscience ». En effet, à travers des « exercices et des phases de confrontation », l’élève va s’entraîner à « expliciter sa pensée, justifier son analyse, la confronter à celle des autres » (p. 21). Cette étape de la démarche vise donc l’intégration du nouveau savoir.
60A comme « automatisation » : la dernière étape consiste à automatiser certaines marques graphiques, de manière à ce qu’elles deviennent une évidence pour l’élève. Le but est qu’il recoure au savoir de manière ‹ automatique ›, sans devoir repasser par toute la réflexion déjà réalisée.
61Tisset fait remarquer que la démarche phavadar3 « se termine par la définition, c’est-à-dire par un essai de généralisation là où, traditionnellement, commence la leçon de grammaire » (p. 23). Elle juge cette approche « à la fois inductive et déductive selon les phases d’acquisition » (p. 23). De plus et d’après ses hypothèses, cette démarche présenterait de nombreux aspects positifs. En effet, si l’on considère que « les enfants apprennent quand ils sont acteurs (Piaget, Vygotski, Bruner) », la méthode décrite ci-dessus devrait leur permettre de mieux entrer dans les apprentissages, comprendre les savoirs et les mémoriser (p. 23). La seconde hypothèse, selon laquelle « les enfants apprennent quand le savoir fait sens pour eux » (p. 23), montre à nouveau les bénéfices de la démarche phavadar car elle met l’élève face à un problème, une énigme qu’il doit résoudre. Enfin, Tisset considère que « les enfants apprennent quand ils peuvent verbaliser avec leurs mots ce qu’ils comprennent » (p. 24). Dans la mesure où la démarche repose en grande partie sur l’interaction des élèves ainsi que sur leurs explications du phénomène en jeu, cette méthode s’inscrit bien dans l’approche vygotskienne.
62Tisset met un point d’honneur à différencier sa démarche de celle de la pédagogie du problème de Britt-Mari Barth, définie par Philippe Meirieu (1990a). Contrairement à cette approche, dans celle de Tisset, ce n’est pas l’enseignant qui va fournir des contre-exemples, valider les hypothèses des élèves ou les induire jusqu’à leur faire découvrir des propriétés. L’enseignant ne revêt pas le rôle de « spécialiste » qui « infirme ou confirme les propositions des élèves » (p. 24). C’est à l’élève que revient ce travail car
pour que l’élève apprenne, l’analyse doit venir de lui et non de l’extérieur, de l’adulte. Il gagne en autonomie. L’acquisition ne peut être dépendante d’un autre, fût-ce l’enseignant, sous peine de ne pas être un savoir acquis. […] La reconnaissance d’une classe de mots ou d’une fonction doit pouvoir se faire en dehors de la présence de l’enseignant et dans tous les contextes scolaires réquisitionnant cette compétence. (p. 25)
63Ces deux méthodes d’enseignement sont très structurées et peuvent effrayer certains enseignants ou en rassurer d’autres. Toujours est-il qu’elles impliquent, entre autres, pour l’enseignant, une préparation importante, et une excellente connaissance de la notion grammaticale en jeu. De plus, à travers ces présentations, une question ressort : qu’en est-il des moyens d’enseignement préconisés ? Devrait-on les laisser de côté, les intégrer à la démarche ou se défaire de ces démarches et utiliser uniquement les moyens officiels ?
Les limites de la grammaire rénovée
64L’arrivée des démarches inductives d’enseignement a créé des changements et des adaptations. Un écart semble s’être à nouveau installé entre les prescriptions officielles et la réalité du terrain. En effet, les nouveaux moyens d’enseignement sont peu utilisés, parfois délaissés au profit d’une grammaire traditionnelle, la démarche inductive étant jugée trop coûteuse. Tout cela est teinté d’un perpétuel manque de clarté auquel l’enseignement de la grammaire n’est pas étranger.
Persistance de l’utilisation de la grammaire traditionnelle
65En dépit de la création de cette nouvelle grammaire, on remarque par exemple que l’on tend encore à utiliser une démarche traditionnelle. Dans ce sens, E1 dit appliquer un schéma classique, théorie–entraînement, même si dans ce qu’il nomme ‹ théorie › il essaye de poser un problème aux élèves.
Des nouveaux moyens d’enseignement peu utilisés
66Il semblerait que beaucoup d’enseignants aient mis de côté les moyens d’enseignement créés à la suite de la mise en place de cette nouvelle grammaire, tels que Mon manuel du français. En effet, tout en reconnaissant l’intérêt de la démarche, les enseignants interrogés jugent que le manuel n’aborde pas suffisamment en « profondeur » les notions grammaticales (E1) et préfèrent utiliser les Moyens COROME. Béguelin (2000) dénonce justement le décalage entre les intentions de la réforme et sa mise en place sur le terrain : « certaines contradictions entre les buts avoués de la réforme (méthode inductive, objectif de libération de l’expression) et les contenus grammaticaux relativement conformistes dans les faits » (p. 14).
Une démarche inductive jugée trop coûteuse par les enseignants
67D’après Bronckart, Bulea, et Pouliot (2005), les méthodes utilisées pour enseigner la grammaire sont en contradiction avec les objectifs de la grammaire rénovée. Le discours de deux enseignants interrogés dans mon étude révèle qu’ils adoptent certes le type de démarche préconisée, notamment à travers un texte ou un corpus de phrases, mais qu’ils le font sans l’aide d’un manuel, ce qui peut poser problème pour des enseignants débutants par exemple. Ainsi, il semblerait que les nouveaux moyens n’aient pas convaincu les enseignants qui continuent de se ‹ débrouiller › par eux-mêmes pour atteindre les objectifs fixés par la grammaire rénovée.
68Bronckart (2016) explique d’ailleurs que « la plupart des enseignants peinent à maîtriser eux-mêmes les notions qu’ils ont à enseigner et sont en conséquence dans l’impossibilité de mettre en œuvre des démarches d’enseignement de type actif et inductif » (p. 16), ce qui provoque une moindre utilisation des manipulations. La grammaire nécessite de la part de l’enseignant de prendre le temps de « réinvestir […] la notion pour être sûr d’être à l’aise devant les élèves » (E1). Selon Chartrand (2009), il semblerait que ce soit d’autant plus le cas lorsque l’on souhaite utiliser la grammaire rénovée.
69En effet, si les enseignants E2 et E3 semblent réussir à utiliser une démarche de l’enseignement rénové, c’est probablement parce qu’ils ont davantage d’expérience et de ce fait des connaissances de la grammaire peut-être plus stables que E1. Ce dernier admet d’ailleurs que le coût en termes d’implication de sa part peut « créer une démotivation ».
70Dans ce sens, Viau (2004) fait l’hypothèse que certains enseignants sont démotivés parce qu’ils remarquent « le peu d’impact de leur enseignement sur leurs élèves » (p. 15), ce qui les pousse à accorder « de moins en moins de valeur à la matière qu’ils enseignent et aux méthodes qu’ils utilisent » (p. 15). Falardeau et Simard (2009) ont justement étudié la question à travers le témoignage d’un enseignant : « Je détestais tellement qu’on me mette plein de cas d’exceptions et qu’en réalité quand tu découvres vraiment la langue, il n’y en a pas tant que ça, des cas d’exceptions » (p. 237). Les exercices répétitifs combinés à un enseignant perçu comme un « technicien » qui « distribue les savoirs » ne permettaient pas à ce futur enseignant de s’intéresser suffisamment à la grammaire (p. 237). D’après Falardeau et Simard, il s’agirait alors d’un « blocage affectif » (p. 239) connu et reconnu, aussi bien chez les enseignants que chez les élèves. En effet, les enseignants relèvent un « manque de motivation » et « une insécurité par rapport à la réflexion grammaticale » (p. 239) lorsqu’ils enseignent aujourd’hui.
71L’expérience de ma première année d’enseignement y fait d’ailleurs écho. En effet, bien que tous mes stages se soient toujours bien déroulés, la panique m’a envahie à de nombreuses reprises face aux élèves, ces élèves qui semblaient blasés de tout ce que je pouvais leur proposer. Paradoxalement, alors que je devinais ce manque de motivation dans leurs yeux, il m’était difficile de sortir du schéma traditionnel leçon/exercice. Prendre un autre chemin, faire d’une autre manière que ce qui était indiqué dans le guide pédagogique représentait un risque : le risque d’agir sans filet de rattrapage, car les manuels avaient pour la plupart des marches à suivre assez cadrées qui rassurent lorsque l’on débute. Alors oser par exemple utiliser une phrase inventée par un élève, en risquant de ne pas savoir à quelle nature grammaticale appartenait un mot, ou encore ce que telle ou telle modification sur la phrase allait provoquer, était une grande angoisse. Il aurait suffi de prendre le temps de revoir la notion, de préparer des phrases plus proches de la réalité des élèves ou encore de proposer un sujet d’écriture en amont, pourrais-je dire aujourd’hui à cette enseignante.
72Malheureusement, le temps était précieux durant cette première année. On pense en effet connaître une majeure partie du métier ; on se rend compte rapidement qu’il comporte de nombreux aspects inattendus et surtout chronophages. Maîtriser solidement toutes les notions et trouver différentes manières de motiver ses élèves est alors laissé de côté afin d’espérer ‹ survivre › entre les directives à lire, les entretiens de parents paniqués par cette ‹ jeune › enseignante, le suivi des élèves, l’inadéquation du comportement de tel élève, les problèmes familiaux d’un autre, notre propre insertion dans l’équipe pédagogique, bref, tout ce qui nous fait face.
73Dans ce sens, Viau (2004) remet en question la formation des enseignants :
Y a-t-il une place dans la formation des maîtres pour aider l’étudiant qui se destine à l’enseignement à non pas seulement devenir un expert de contenu, mais également un ‹ maître à penser › ; une personne qui, par ses comportements, suscite la motivation à apprendre de ses élèves ? (p. 16)
74Le cursus de la plupart des enseignants laisserait penser que la réponse est pour le moment négative.
Manque de clarté des terminologies
75La grammaire semble malheureusement être abonnée à ce genre de description puisque l’on dénonçait déjà cet aspect avec la grammaire traditionnelle. Bronckart (2016) explique que « la réorganisation et le réétiquetage des catégories grammaticales […] sont demeurés partiaux ou incomplets […] ce qui empêche la mise en évidence de leurs différences de comportement syntaxique » (p. 22). À cela s’ajoute une absence de catégorisation pour quelques entités linguistiques.
76En tant qu’enseignants, nous avons effectivement parfois des difficultés à nommer certaines notions grammaticales. Bon nombre d’entre nous ont été confrontés à des questions du type : dit-on prédicat ou groupe verbal ? groupe prépositionnel ou groupe avec préposition ? Étant donné que les manuels n’utilisent pas toujours la même dénomination, il est parfois difficile de savoir quoi faire face aux élèves, si ce n’est les préparer à rencontrer les deux terminologies. Ce choix entraîne alors un peu plus de confusion pour eux. Cela peut paraître anodin, mais ces ‹ petites › imprécisions répétées peuvent contribuer au manque d’engouement des élèves face à la grammaire.
77Cet état des lieux montre que la grammaire demeure complexe à enseigner, de par la maîtrise et l’abstraction des savoirs grammaticaux qu’elle implique. On décèle un manque de précision et de moyens concrets qui pourraient d’ailleurs être aussi à l’origine de la démotivation à enseigner la grammaire pour certains des enseignants. Nous entrons dans un cercle vicieux dont il semble difficile de sortir, comme l’illustre la figure 3.
78C’est justement là un des défis de cet ouvrage : tenter de sortir de cet engrenage à travers certaines démarches et quelques principes de base. On constate également que certains concepts semblent être considérés comme latents et insuffisamment mis en avant pour permettre une réelle appropriation des démarches par les enseignants. Questionner la motivation et le sens du travail scolaire constitue dès lors un point de départ pertinent pour approfondir et trouver des pistes de réponses au questionnement initial : Comment motiver les élèves en grammaire ?
Notes de bas de page
1 Seule la grammaire sera abordée ici mais plus d’informations sont disponibles sur l’entièreté de la réforme dans Gremion (2018).
2 Afin de contextualiser le discours des enseignants interrogés, nous décrirons ici brièvement la méthodologie suivie. Des entretiens semi-dirigés ont été réalisés avec trois enseignants, selon un canevas d’entretien prédéfini regroupant les questions selon trois grands axes : leur position vis-à-vis de la grammaire de manière générale ; leur pratique effective ; les dispositifs d’enseignement qu’ils utiliseraient pour traiter la notion d’attribut du sujet. L’échantillonnage était basé sur deux critères : être enseignant au primaire, ayant actuellement ou ayant eu une classe de 7PH, étant donné que l’ingénierie didactique se déroulait avec ce degré. Finalement, les entretiens ont été réalisés avec deux enseignants ayant une classe de 7PH (E1 et E2) et un enseignant ayant une classe de 8PH, mais qui avait souvent eu des 7PH auparavant (E3). E1 était un enseignant débutant, E2 une enseignante en milieu de carrière, E3 un enseignant en fin de carrière.
3 Sigle formé par la première lettre de chaque phase de la démarche.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Des élèves funambules
Être, faire, trouver et rester à sa place en situation d’intégration
Laurent Bovey
2015
Les enquêtes PISA dans les systèmes scolaires valaisan et genevois
Accueil, impact et conséquences
Sonia Revaz
2016
Dites-nous pourquoi « ils » sont en difficulté à l’école
Étude de la représentation de la difficulté scolaire chez les enseignants genevois du primaire
Zakaria Serir
2017
Du genre déviantes
Politiques de placement et prise en charge éducative sexuées de la jeunesse “irrégulière”
Olivia Vernay
2020
Regards croisés sur la réforme du secondaire I à Neuchâtel
Points de vue pédagogiques, points de vue politiques
Kilian Winz-Wirth
2021
Comment susciter la motivation des élèves pour la grammaire ?
Réflexions autour d’une séquence didactique
Sarah Gremion
2021
Rencontrer les parents
Malentendus, tensions et ambivalences entre l’école et les familles
Stefanie Rienzo
2022