Conclusion
p. 127-130
Texte intégral
1Ce Cahier questionne la manière dont les politiques publiques de placement sont menées. J’utilise volontairement le présent et non pas le passé car le choix de limiter mon analyse des politiques publiques de placement à la période 1960‑1980 relève de la nécessité d’étudier une période restreinte afin de saisir toute la complexité de cette problématique et n’est pas dû au fait que les années quatre-vingt marquent une amélioration des politiques de placement.
2La libération de la femme et des mœurs initiée par Mai 68 ne s’est pas appliquée aux filles de La Pommière, désignées comme déviantes, notamment en raison de leur conduite sexuelle supposée :
Certaines formes de déviance doivent être appréhendées comme une réaction structurellement engendrée par un type d’organisation sociale dans lequel les individus appartenant à de groupes spécifiques de population sont placés, de façon définitive, dans la situation contradictoire de poursuivre les mêmes buts que les autres membres de la société alors que les moyens légitimes pour les atteindre ne leur sont pas donnés. (Ogien, 2012, p. 133)
3Les ressources et les stratégies de négociation qui permettent à une personne de dépasser l’identité qu’on lui a assignée « sont distribuées de manière inégale au sein de la population » (Gutknecht, 2016, p. 112) : les filles jugées délinquantes n’ont pas eu les mêmes que leurs homologues masculins. Les filles de La Pommière ont été affaiblies « par une catégorisation de l’action publique » (Payet & Laforgue, 2008, p. 9) qui a limité leur insertion sociale et réduit leur possibilité d’émancipation. Catégorisées comme déviantes de manière quasi irréversible – contrairement aux garçons auxquels était accordé l’espoir d’une évolution positive – les filles de La Pommière, sans avenir professionnel parce qu’aucun moyen de formation ne leur a été proposé, ont été pour la plupart maintenues dans le circuit de l’assistance sociale.
4Comme les filles placées dans son institution, le comité a lui aussi été confronté à des décisions politiques qui le desservaient, à des contraintes qui l’affaiblissaient. Pour sauver La Pommière, le comité a réagi en développant des stratégies (intégrer des professionnel.les dans le comité, réaliser des expertises, réorienter le mandat de l’institution). Il a donc disposé d’une marge de manœuvre et d’une liberté d’action certes limitées mais néanmoins existantes. Confronté à l’échec des différentes stratégies mises en place, le comité a décidé de céder la gestion éducative de l’institution à la Fondation officielle de la jeunesse. Cette décision relève d’un choix exercé en toute liberté par le comité, et non d’une contrainte imposée par l’État. Malgré ses principes conservateurs, le comité a toujours eu à cœur de faire au mieux pour les jeunes filles placées à La Pommière, son choix de céder la gestion de l’institution est à interpréter dans ce sens. Il a permis que La Pommière continue d’exister en tant que maison d’éducation et que le nombre de places disponibles pour les jeunes filles dans l’équipement institutionnel genevois ne soit davantage réduit.
5Si la prescription des nouvelles normes de la prise en charge de l’enfance inadaptée était très claire sur le plan théorique, sa mise en œuvre par les institutions a été contrariée par la quantité et la diversité d’acteurs.trices impliqué.es. Le comité de La Pommière s’est retrouvé enchevêtré dans un système compliqué, que ce soit au niveau de l’articulation privé-public spécifique au canton de Genève ou de l’intervention des autorités fédérales et cantonales spécifique à la Suisse. À cette situation déjà complexe s’ajoute le fait qu’une politique publique dépend de l’opinion des divers.es responsables des services de l’État et représentant.es des autorités politiques. Or les responsables et représentant.es ne sont pas forcément les mêmes à chaque étape d’une politique publique (formulation du problème, développement du programme, mise en œuvre) : selon la temporalité plus ou moins longue, il n’y a pas de continuité. Le comité de La Pommière a été confronté à ce genre de situation lorsqu’il a voulu transformer La Pommière en maison de thérapie : alors que le Dr. Kurt se prononçait plutôt en faveur de ce changement d’orientation, son successeur n’était pas du même avis.
6Une recherche en cours sur les dossiers des jeunes filles considérées comme déviantes et délinquantes montre la nécessité d’écouter la voix de ces adolescentes qui restent encore trop silencieuses dans l’histoire (Blanchard, 2019) et de se demander « ce qu’est une vie qui ne peut être entendue » (Chauvaud, 2019), p. 3). Bourdieu (1993) constate que pour certain.es informateurs.trices, surtout les plus démuni.es, la situation d’entretien est « une occasion exceptionnelle qui leur est offerte de témoigner, de se faire entendre, de porter leur expérience de la sphère privée à la sphère publique » (p. 915). De récentes recherches suisses – la Commission indépendante d’expert.es (CIE) sur les internements administratifs1 et certains projets du Programme national de recherche 762 – utilisent d’ailleurs cette méthode d’entretien, permettant ainsi aux personnes concernées de pouvoir témoigner de leur expérience des placements.
7Il n’en reste pas moins que bien souvent, les professionnel.les parlent à la place des adolescentes qui sont l’objet de leur intervention, utilisent voire détournent les mots de celles-ci pour légitimer les modalités de cette intervention et ne leur reconnaissent pas la capacité de savoir et choisir quelle intervention à leur égard serait la plus adéquate. Parce que victimes d’injustices épistémiques (Fricker, 2007), la vie de ces jeunes filles, dévalorisée, finit par devenir abîmée (Fassin, 2020). Il est aussi nécessaire d’étudier l’évolution des politiques publiques de placement de 1980 à nos jours afin de voir si le manque de places en institutions spécialisées pour les filles est encore d’actualité, s’il subsiste encore des disparités entre les adolescents et adolescentes (en termes de prise en charge éducative et institutionnelle) et si les représentations concernant les filles délinquantes et déviantes se sont modifiées.
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