Devenir une jeune chercheuse
p. 17-22
Texte intégral
1J’ai choisi de m’intéresser à la métamorphose des politiques de placement entre 1960 et 1980 à Genève au prisme du genre, en l’illustrant par une étude de cas spécifique, l’institution de La Pommière. Celle-ci a non seulement la particularité d’avoir toujours été réservée aux jeunes filles, mais d’avoir de plus traversé l’intégralité des 19e et 20e siècles puisqu’elle a été créée en 1821 et est encore en activité aujourd’hui. De quelle manière cette institution a-t-elle été traversée par l’évolution des politiques de placement et quels ont été les effets de ces politiques sur les modalités de la prise en charge institutionnelle des filles de La Pommière ? Pour comprendre la dimension genrée des politiques de protection de l’enfance et de la jeunesse, et leurs conséquences sur les conditions de placement des jeunes filles dites « perturbées », j’ai mis en perspective le foyer de La Pommière, l’institution genevoise réservée officiellement depuis 1972 aux filles jugées « caractérielles » et le centre de Chevrens, une institution de placement genevoise strictement dévolue aux garçons jugés comme “les plus durs du canton”1 depuis sa création en 1957.
2Dès les années 1920, Genève acquiert une renommée internationale dans le domaine de la pédagogie grâce à l’Institut Jean-Jacques Rousseau, créé en 1912 sous l’égide d’Édouard Claparède. Réputée pour ses conceptions progressistes en matière d’éducation, Genève est souvent citée en exemple et « devient l’un des centres mondiaux de la science de l’enfant et de l’Éducation nouvelle » (Hofstetter, Radcliff, & Schneuwly, 2012). Quelques décennies plus tard, cette réputation est cependant nuancée, voire ternie, par la mise en évidence de nombreux dysfonctionnements au sein des institutions genevoises de placement. Alors que la tendance dominante des discours place l’intérêt de l’enfant – considéré.e2 davantage victime que coupable – au centre de l’action éducative et prône une collaboration étroite avec les parents, dans les faits perdurent des représentations normatives issues de la philanthropie. Les milieux dits défavorisés sont encore considérés comme de potentielles sources de perversion, d’hypothétiques fabriques de délinquance desquelles il s’agit d’extraire l’enfant pour le soustraire à l’influence néfaste de ses parents jugés défaillants. La mise en œuvre des nouvelles normes prescrites par les politiques de protection de l’enfance et de la jeunesse3 dès les années 1960 – abandon des grandes institutions pour des structures plus réduites, placement des enfants en fonction de leurs besoins, spécialisation des institutions en fonction de la catégorie de mineur.es qu’elles accueillent, exigence d’un personnel éducatif qualifié – suscite diverses difficultés pour les institutions de placement genevoises. Or les subventions que l’État leur accorde dépend à présent de leur adéquation aux nouveaux critères édictés par les politiques publiques.
3Les mineures dites caractérielles, difficiles ou délinquantes sont davantage touchées par cette situation que leurs homologues masculins. En témoignent, dès les années 1960, les demandes réitérées des services placeurs tels le SPJ et le STG pour créer une institution qui leur serait dévolue, et la non-concrétisation des nombreux projets élaborés à ce propos. Si des solutions alternatives sont proposées pour pallier le manque de places pour ce public, celles-ci paraissent relever davantage d’un bricolage improvisé et provisoire, que d’une organisation structurelle stable et adéquate. De plus, les propos tenus par les professionnel.les concernant les mineures délinquantes et les faits qui leur sont reprochés, semblent établir une distinction marquée entre les garçons et les filles. La question du genre apparaît souvent de manière sous-jacente – et parfois explicite – dans les politiques d’éducation.
4Plusieurs historien.nes se sont penché.es sur l’évolution des politiques de protection de l’enfance au prisme du genre et ont montré des différences de représentation et de traitement entre filles et garçons dans la première partie du 20e siècle4. Cette représentation stéréotypée se reflète au niveau institutionnel : alors que les garçons jugés délinquants bénéficient de différentes structures (ne permettant l’incarcération qu’en dernier recours), de telles institutions n’existent pas pour les filles et font cruellement défaut. Jusque dans les années 1940, elles sont placées soit dans des institutions de type Bon Pasteur5 afin d’être rééduquées sur le plan de la sexualité, soit dans des institutions psychiatriques, soit à défaut de places disponibles, incarcérées dans des prisons réservées aux majeures.
5Dans la fin des années 1960, la question des identités de genre est fortement remise en question suite aux nombreux changements initiés par Mai 68 (mouvements de libération de la femme et des mœurs, création d’un enseignement secondaire obligatoire équivalent pour les filles et les garçons). Au vu de ces transformations sociales, la question se pose de savoir si, dans les années septante, une discrimination sexuée – tant au niveau des représentations qu’au niveau des méthodes éducatives et pédagogiques et des politiques de placement – est toujours présente dans les institutions genevoises.
Expérience biographique et cheminement de recherche
6Adolescente, j’ai été placée à La Pommière. Le mémoire dont est issu ce livre a été un chemin, un parcours au cours duquel mon travail d’apprentie-chercheuse a été en permanence confronté à mon expérience biographique. Je porte une double casquette : celle de l’étudiante qui travaille sur son objet de recherche, et celle d’ancienne pensionnaire de La Pommière (dans une période antérieure à celle de ma recherche), une casquette de sujet-historien « engagé personnellement dans l’histoire qu’il écrit » (Prost, 1996, p. 99). Au début de mon cursus universitaire, j’ai eu l’impression de ne pas être à ma place dans le monde académique. Mon vécu d’adolescente placée était à mes yeux un stigmate, non visible, mais discréditable (Goffman, 1975), qu’il me fallait dissimuler à tout prix puisqu’il constituait un écart à la norme. Je devais garder la face, être dans une perpétuelle (re)présentation de moi (Goffman, 1973) afin de correspondre aux attentes normatives de l’université. Durant mon passé institutionnel, j’ai de tout temps lutté contre l’identité que l’on m’avait assignée : perturbée, difficile, ingérable, sans avenir. À propos des identités assignées, Foucault met en évidence « non seulement les caractères réducteurs et négatifs d’un tel étiquetage mais aussi sa dimension quasi définitive pour certains individus, lesquels ne peuvent se défaire d’une telle identité, [et] revendique à cet égard la réappropriation par l’individu d’un discours sur soi, et donc de son identité » (Gutknecht, 2016, pp. 111‑112).
7Je me suis construit une identité revendiquée. Malgré des prédictions peu favorables à mon égard, j’ai recommencé des études à ma majorité pour accéder à l’université et quitter mon ancien monde “d’assisté.es”. Un passage qui s’est révélé plus ardu que je ne l’avais envisagé : assignée ou non, mon ancienne identité d’adolescente placée faisait partie de moi. Revendiquée à tout prix, ma nouvelle identité d’étudiante n’était pas une évidence. Je suis devenue une funambule (Bovey, 2015), en équilibre précaire entre deux mondes auxquels je n’appartenais pas totalement : plus tout à fait assistée, pas encore vraiment étudiante.
8J’ai ensuite découvert comment des recherches en histoire sociale avaient permis de révéler la problématique des enfants placé.es abusivement en Suisse jusque dans les années 1980. J’ai également découvert la sociologie de l’action, la posture de recherche compréhensive, et d’autres alternatives au positivisme. J’ai réalisé qu’on pouvait effectuer une recherche non pas dans une logique de preuve mais dans une logique de découverte. La recherche historique, alliée à une démarche compréhensive, allait me permettre de comprendre pourquoi, sur les douze filles qui étaient avec moi à La Pommière, j’ai été la seule à pouvoir faire des études. Comprendre aussi comment certains éducateurs.trices, pourtant solides et passionné.es par leur métier, avaient fini désabusé.es et en burn-out. Comprendre enfin, à travers l’analyse des sources archivistiques, le malaise et les dysfonctionnements que j’avais ressentis à l’époque de mon placement sans pour autant pouvoir saisir les enjeux et les tensions sous-jacentes, « comprendre l’organisation des faits », « la mécanique du social », « dégage[r] la syntaxe du réel » (Jablonka, 2014, p. 140).
9J’ai été une actrice affaiblie. Mon émancipation (la possibilité de faire des études universitaires, d’accéder à une formation professionnelle) n’est pas due à mes capacités, mais plutôt aux opportunités qui m’ont été offertes, notamment celle d’être reconnue en tant que « personne capable de répondre de ses actes face à autrui en négociant les conditions d’acceptation de sa non-conformité » (Giuliani, Jolivet, & Laforgue, 2008, p. 119). Cette reconnaissance a été possible grâce à « des occasions disponibles dans un cadre relationnel » (Payet & Giuliani, 2010, p. 10) : l’interaction avec une éducatrice, la confiance d’une juge. L’histoire – l’étude du passé éloigné ou proche – est une discipline qui peut être vectrice d’émancipation, et engagée : « elle ne s’écrit qu’à partir de la condition historique de celles et ceux qui la font. On ne fait de l’histoire qu’à partir d’un point de vue. […]. Personne ne peut remettre en cause les acquis de cette histoire sous prétexte qu’elle est marquée par [un] engagement » (De Cock, Larrère, & Mazeau, 2019, p. 108).
10Quatre chapitres constituent ce livre. Le premier présente le cadre théorique et la démarche de ma recherche. Après avoir défini les ancrages disciplinaires dans lesquels elle s’inscrit et desquels découlent les différents concepts mobilisés, je développe comment ma posture épistémologique s’est progressivement élaborée et je termine par une réflexion sur le travail d’analyse et d’interprétation des données. Le deuxième chapitre contextualise les métamorphoses des politiques de placement, en les mettant en lien avec les transformations sociales (structurelles, normatives, représentationnelles) et politiques qui ont émaillé le 20e siècle. Ces métamorphoses des politiques de placement sont ensuite illustrées, dans le troisième chapitre, par l’étude de cas de La Pommière qui montre la manière dont cette institution a été traversée par la mise en place de nouvelles politiques de protection de l’enfance. Le dernier chapitre développe plus finement la mise en œuvre de ces nouvelles politiques de protection de l’enfance en abordant la prise en charge de la jeunesse inadaptée au prisme du genre. Une mise en perspective de Chevrens et de La Pommière permet de montrer en quoi les représentations différenciées selon le sexe ont engendré des différences, en termes de prise en charge institutionnelles, pour les filles et les garçons.
Notes de bas de page
1 Les “” indiquent soit mes propres expressions, soit des représentations du sens commun ; les « » indiquent une citation d’auteur, d’autrice, ou d’archives.
2 J’ai choisi d’employer le langage épicène : par conviction personnelle, mais aussi parce qu’une partie de la problématique de ce livre aborde une perspective genre. Utiliser le langage épicène contribue à favoriser l’égalité de droit et de fait entre les hommes et les femmes (https://egalite.ch/projets/le-langage-epicene). Il me paraît évident de prêter une attention particulière à ce que les filles et les garçons soient inscrit.es dans mon texte d’une manière non sexiste et équitable (https://www.unige.ch/rectorat/egalite/ancrage/epicene).
3 Notamment liées aux découvertes sur la psychologie de l’enfant (Bowlby, 1958 ; Piaget, 1966).
4 Voir notamment Massin (2007, 2015), Tétard et Dumas (2009), Ruchat (2006), Thomazeau (2007a,b).
5 Les instituts Bon Pasteur étaient placés sous la responsabilité de la congrégation catholique du même nom. En France, jusque dans les années soixante, l’État et le Ministère de la justice ont confié à cette congrégation religieuse la mission de rééduquer les « filles de justices », des mineures passées devant un juge, afin de les empêcher de tomber dans la prostitution ou la délinquance. Les jeunes filles ayant séjourné dans ces instituts ont été victimes de nombreuses maltraitances (violences physiques et psychologiques, enfermement carcéral, etc.) de la part des religieuses qui tenaient ces établissements (Tétard & Dumas, 2009).
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