Conclusion
p. 241-247
Texte intégral
La place des concepts
1S’intéresser au pouvoir d’agir, c’est avant tout chercher à comprendre ses origines, ses composantes, ses conditions, ses ressources, son contexte, sa portée… En un mot : ses satellites. Les éléments théoriques autour de ces satellites m’ont aidée à réfléchir sur mes données empiriques et à leur donner sens dans le cadre du bénévolat. Voici donc comment je me suis emparée de ces « ficelles » pour reprendre l’expression de Becker (2002, p. 25) à propos de la théorie.
2Je me suis beaucoup appuyée, tout au long de ce travail, sur différentes approches conceptuelles. Parmi celles-ci, la notion de parcours, extrêmement bien pensée par Zimmermann (2013, 2014) pour considérer à la fois des aspects biographiques, mais aussi sociaux, ainsi que les dimensions de vouloir et de pouvoir. Intégrer la notion de parcours permet de penser le pouvoir d’agir dans ses dimensions de construction, de ressources, de contraintes et de valeurs. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un concept mais plutôt d’une manière de considérer comment les personnes se meuvent aujourd’hui, selon leurs possibilités, dans leur vie. Penser en termes de parcours tient d’une posture épistémologique.
3L’approche par les capacités m’a surtout inspirée d’un point de vue éthique : prendre en compte les choix et valeurs d’une personne et s’intéresser à la capacité qu’elle a de les transformer en réalisations concrètes renverse considérablement l’approche par compétences où les dimensions de choix et de valeurs des personnes n’entrent pas en ligne de compte. C’est une approche essentielle pour aborder la problématique du pouvoir d’agir ainsi que la liberté d’être et de faire. L’approche par les capacités reste cependant très conceptuelle et, selon De Munck (2008), est « savamment inachevée. Elle est en attente d’explicitation et de réappropriation » (p. 29). Parmi les tentatives de réappropriation, je retiens surtout l’approche située des capacités proposée par Zimmermann (2008, 2014) fortement mobilisée dans ce travail.
4Les travaux de Zask (2011) sur la question de la participation sont d’une grande pertinence pour mon travail, notamment pour conceptualiser le pouvoir d’agir dans sa dimension contributive. La participation permet aussi de penser le bénévolat comme participation articulée autour de ses trois dimensions (prendre part, apporter une part et bénéficier de ressources) et où ce qui s’y joue relève à la fois d’un processus d’individuation et de production du commun. Ce rapport dialogique entre singularité et social se trouve en permanence aussi bien dans la question du pouvoir d’agir que dans celle du bénévolat. La notion de participation a été essentielle pour articuler mes deux cadres (pouvoir d’agir et bénévolat) : la déclinaison de la participation en trois parts permet de penser à la fois le pouvoir d’agir et la pratique sociale du bénévolat. Comme je l’annonçais dans ma problématique, c’est une notion trait d’union.
5Les travaux de Simonet (2004, 2010) sur le bénévolat comme travail sont essentiels pour saisir les liens entre la sphère bénévole et la sphère professionnelle, surtout dans les parcours contemporains où ces sphères sont de plus en plus poreuses. En effet, cette recherche m’a confortée dans l’idée qu’on ne peut pas penser la sphère bénévole comme étant une entité indépendante des autres, et que pour la comprendre, il faut justement se pencher sur ses liens avec les autres sphères. D’ailleurs, ce qui est dit d’une sphère en dit parfois long sur une autre… La dimension « travail » a donc pris une part importante dans l’analyse et a suscité chez moi l’envie de l’explorer davantage. Cela pose en premier lieu la question du rapport au travail au sens large. De très nombreux travaux de recherche étudient déjà la place du travail (au sens large), mais la plupart du temps, cette notion est abordée en partant du travail salarié. Or, « regarder » le travail à partir de la sphère bénévole permet justement de dépasser le clivage travail salarié versus travail bénévole pour s’intéresser à la valeur du travail. Dans le contexte actuel où beaucoup s’entendent pour dire qu’il faut « repenser le travail », n’est-ce pas là une porte d’entrée intéressante ?
6En lien avec la question des valeurs, les travaux de Fortin, et al. (2007) proposant une typologie de l’engagement dans ses dimensions éthiques et identitaires et leur référence aux travaux de Taylor (1989, 1991/1994), notamment par rapport à l’« idéal d’authenticité », sont éclairants pour mieux comprendre le sens que revêt l’engagement bénévole et comment ce sens peut être un élan au pouvoir d’agir. Cependant, je n’ai fait qu’effleurer la problématique des valeurs, une exploration plus poussée de la littérature, surtout dans les domaines de la philosophie et de l’éthique, serait passionnante pour la question du pouvoir d’agir dans le cadre du bénévolat.
7Les apports autour de la reconnaissance ont un peu le même statut que ceux relatifs à la participation. Ils ne sont attachés ni à un cadre ni à l’autre en particulier mais sont essentiels pour les deux : peut-on penser le pouvoir d’agir sans reconnaissance ? Et peut-on imaginer le bénévolat sans reconnaissance ? La question de la reconnaissance apparaît donc en filigrane tout au long de l’analyse.
8Finalement les apports théoriques investigués autour du bénévolat sont intéressants par les ouvertures qu’ils provoquent : les relations entre individuation-participation-contribution-don-reconnaissance. Ces ouvertures vont bien au-delà de la pratique du bénévolat et interrogent les rapports de l’individu à soi et au social. Des questions très contemporaines…
9Enfin, la question de l’apprentissage informel abordée en fin de ce travail me laisse un peu dubitative. Certes, l’activité bénévole peut être source de développements en tous genres, et bien sûr, ces acquis devraient être mieux identifiés et reconnus. Mais ne risque-t-on pas de formaliser une pratique dont la principale caractéristique est la liberté de s’engager, sans contrepartie salariale ? Instrumentaliser le bénévolat est possible, voire souhaitable, tant que c’est le choix personnel de l’individu qui s’y engage, et plusieurs témoignages vont dans ce sens (Laure et Muriel notamment). Mais une instrumentalisation sociale ou économique à plus large échelle me paraît nocive. Cela introduirait probablement une nouvelle injonction et de nouvelles inégalités. En effet, si le bénévolat devenait un passage obligé dans le parcours de formation d’un individu, comme l’équivalent d’un stage en entreprise, il y a fort à parier que les inégalités constatées au sein de la formation formelle et dans le monde du travail salarié se reproduiraient à l’identique. C’est probablement ces doutes qui m’ont fait orienter ma recherche plutôt sur le développement du pouvoir d’agir dans le cadre du bénévolat et non sur le bénévolat en tant que lieu d’apprentissage informel.
Bilan
10Tout au long de cette recherche, j’ai tenté de comprendre ce qui se cachait derrière l’engagement bénévole et en quoi cet engagement pouvait être relié au pouvoir d’agir, présent ou en devenir.
11J’ai identifié les ressorts du pouvoir d’agir dans le bénévolat. J’ai parlé de la dimension située et construite du pouvoir d’agir, de l’importance des ressources sociales et personnelles, du rôle des valeurs et de leur actualisation, en quoi les réalisations concrètes rendent visible le pouvoir d’agir et indiquent aussi sa dimension contributive à l’histoire commune. La question de la reconnaissance par soi et par autrui est présente de manière transversale, à la fois pour la sphère bénévole et pour le développement du pouvoir d’agir. Finalement, j’ai montré comment les différentes formes d’engagement donnent aux personnes un moyen et une liberté de construire et piloter leur vie, selon leurs choix.
12À ma question de recherche comment l’engagement bénévole peut-il révéler, développer ou renforcer le pouvoir d’agir des personnes ? Je propose ces éléments de réponse :
13Le pouvoir d’agir, au-delà de sa dimension construite, peut aussi être à l’état latent. Susana se sent plus forte dans sa sphère bénévole que dans la sphère professionnelle. Il s’agit alors d’un pouvoir d’agir révélé. Ariane et Julia s’engagent pour actualiser des valeurs qu’elles n’ont pas l’occasion de mettre en œuvre dans leur activité professionnelle ; Muriel et Laure se donnent les moyens, par leur engagement bénévole notamment, de se réorienter professionnellement. C’est un pouvoir d’agir à la fois révélé, mais aussi développé. Ces capacités ou ressources développées dans l’activité bénévole participent au pouvoir d’agir puisqu’elles augmentent les marges de manœuvre ou les degrés de liberté de la personne. Philippe et Gilles, par leur engagement citoyen, renforcent encore des valeurs construites durant leur enfance ou leur jeunesse ainsi que des intérêts qui les portent déjà dans leur vie professionnelle ; Yves trouve, de par son engagement bénévole, un moyen supplémentaire pour avoir le contrôle de plusieurs aspects de sa vie. Leur pouvoir d’agir est ainsi renforcé.
14Si l’on considère le pouvoir d’agir comme la capacité à orienter sa vie en fonction de ses valeurs et de ses choix, alors la sphère bénévole concentre les opportunités de le développer. Le bénévolat offre des possibilités d’actorialité et peut être un lieu d’investissement subjectif puissant, qui correspond à une réponse possible de l’individu face aux exigences de la société contemporaine.
15Quelques mots enfin sur mon propre parcours dans cette recherche. Je me suis lancée au départ avec l’idée d’investiguer le pouvoir d’agir, thème qui m’interpelait beaucoup dans le contexte actuel où l’individu acteur de sa vie est survalorisé, mais où les inégalités pour parvenir à ce statut d’acteur ou d’actrice sont importantes. Le bénévolat m’intéressait dans le sens où c’est un espace dans lequel les individus s’engagent et se mobilisent sans obligation et sans salaire – c’était là, pour moi, une énigme. J’ai donc choisi le bénévolat comme terrain d’exploration pour mieux comprendre le pouvoir d’agir. Partant de ces deux centres d’intérêt et d’interrogation, j’ai construit une problématique de recherche. Tout au long de ce travail, ces deux thèmes se sont superposés, parfois pour n’en faire qu’un, tandis que d’autres fois, l’un était davantage investigué. Aujourd’hui encore, il m’est difficile de savoir si cette recherche porte plus sur le pouvoir d’agir ou sur le bénévolat, tant ces deux problématiques se sont articulées entre elles.
16En tant que chercheure, j’ai aussi dû négocier avec ma propre subjectivité, parfois déstabilisée par l’écho que me renvoyaient les témoignages des bénévoles interviewé·e·s. Cette subjectivité, je n’ai pas cherché à l’étouffer à tout prix. J’ai pris l’option du
désir de penser [qui] peut être envisagé comme la reconnaissance de la part d’action de chacun dans l’activité collective – notamment à travers la production de textes – et le souhait, en tant que chercheur, de pouvoir développer des connaissances conformes non pas aux formes d’intelligibilité dominantes, mais aux valeurs qui nous animent. (Charmillot, 2013, p. 166)
17Je me suis laissé la liberté de ne pas trop me restreindre quant à l’orientation de ma recherche : j’ai ouvert quantité de portes, et devoir en refermer certaines m’a coûté, car ça « décomplexifie » une réalité qui n’est jamais univoque. C’est probablement le revers d’un processus de recherche en compréhension et de ces découvertes qui en émergent : le sentiment de n’avoir jamais fait le tour de la question. Mais si « écrire devient le moyen de fournir au lecteur les instruments d’une lecture compréhensive de la réalité observée » (Charmillot, 2013, pp. 163-164), même partiellement, alors l’objectif de cette recherche, concrétisé par ce Cahier, est atteint.
18Au moment de mettre un point final à cet ouvrage, je suis sereine avec le fait d’avoir soulevé toutes ces questions, d’y avoir répondu en en posant parfois d’autres, d’avoir ouvert des pistes de réflexion qui vont certainement encore m’habiter longtemps et qui vont peut-être susciter chez le lecteur ou la lectrice des envies de creuser davantage telle ou telle question.
19Ariane, Gilles, Julia, Laure, Muriel, Philippe, Susana et Yves nous ont montré que le pouvoir d’agir ne se décrète pas : il se construit, se cherche, se situe, se mesure, se concrétise, s’ambitionne, s’idéalise, se perd, se conquiert, se reconnaît… En un mot : il s’expérimente et est mis à l’épreuve au travers de notre vie et des différentes sphères qui la composent, dont celle du bénévolat, qui peut en être un puissant révélateur.
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