La cathédrale médiévale (la Canonica)
p. 121-158
Texte intégral
1La cathédrale médiévale de Mariana, dédiée à sainte Marie de l’Assomption (Santa Maria Assunta), est plus communément connue sous le nom de Canonica1 (fig. 1). Il s’agit de l’édifice roman le plus important de l’île en raison de ses dimensions et du rôle qu’il a joué dans l’histoire de la Corse entre le XIIe et le XVe siècle2.
2Protégé au titre des Monuments Historiques depuis le XIXe siècle, cet édifice a fait l’objet de plusieurs campagnes de restauration. Après la pose d’un toit en 1931 sous la direction de H. Huignard, architecte en chef des Monuments Historiques, une seconde vague d’interventions est planifiée dès les années 1980, s’étalant jusqu’en 2000, plusieurs architectes se succédant alors : J.-C. Yarmola, P. Colas, puis J. Moulin3.
3Si l’analyse stylistique de cette église a été brillamment conduite d’abord par G. Moracchini-Mazel puis par R. Coroneo, et qu’il n’y a sans doute plus grand-chose à ajouter dans ce domaine, aucune investigation sur le bâti n’avait en revanche été réalisée et les questions relatives aux matériaux, aux techniques de construction ainsi qu’à l’organisation et à la progression des chantiers n’avaient jamais été abordées. De fait, on ne s’est jamais véritablement interrogé sur la chronologie des parties hautes de l’extrémité occidentale, construites en briques et non plus en pierre. Par ailleurs, si l’on a noté et si l’on s’est questionné sur les particularités de l’agencement architectural du chœur qui précède l’unique abside semi-circulaire, aucun chercheur n’a pu apporter d’explication convaincante à la présence d’espaces voûtés à l’extrémité orientale de la nef charpentée et divisée en trois vaisseaux par deux rangées de sept piliers, laissant ainsi ouvert un problème majeur touchant à la fois à la conception des volumes et à la liturgie.
1. Question de topographie
4La construction de la cathédrale de Mariana intervient alors que l’ancienne basilique est encore en fonction (cf. supra). Les deux édifices de culte, distants de 17 m et dont l’orientation n’est que très légèrement décalée (2°)4, se trouvent ainsi disposés de part et d’autre de l’ancien axe A (fig. 2). Un effet de symétrie devait se dégager de cet ensemble, encore renforcé par le plan, les volumes et les proportions des deux églises qui, sans être strictement identiques, pouvaient néanmoins apparaître comme semblables pour un observateur placé à l’est, à l’ouest ou entre les deux monuments. Le complexe reproduit ainsi le schéma des cathédrales doubles. Cette organisation ne semble cependant pas héritée d’une situation plus ancienne ; aucun élément, autre que topographique, ne permet à l’heure actuelle de valider l’hypothèse de l’existence à l’emplacement de la Canonica d’un édifice de culte chrétien antérieur qui aurait pu déterminer le lieu d’installation de la nouvelle cathédrale. Les vestiges dégagés immédiatement au sud, à l’est ainsi qu’à l’intérieur de l’abside médiévale, appartiennent tous à des habitations antiques qui n’étaient d’ailleurs probablement quasiment plus visibles au moment de la construction de l’église romane. Le sol intérieur de celle-ci est en effet surélevé de 1,30 à 1,50 m par rapport au niveau de circulation antique de l’axe A et d’environ 2 m par rapport au sol de la basilique paléochrétienne.
5Cet important décalage altimétrique tout comme le positionnement au nord, ont peut-être été motivés par la volonté de protéger l’édifice des crues du fleuve Golo dont on sait aujourd’hui qu’elles étaient déjà opérantes au XIIe siècle, au début d’un petit âge glaciaire précoce5.
2. Un chantier en trois étapes
6Les travaux de construction débutent par la mise en place de la fondation en galets liés au mortier de chaux. Au moins au nord elles servent de support à un soubassement plutôt régulier constitué de petits blocs de calcschiste équarris6. La base de l’abside et la partie orientale de la nef sur 6 m au nord et 16 m au sud sont mises en place. La fondation de la partie occidentale de la nef et de la façade principale est réalisée dans un second temps. L’arase n’est pas régulière, peut-être en raison des microreliefs du terrain qui a été aplani dans le courant du XXe siècle, au moment de l’aménagement des abords et notamment de la route départementale qui passe immédiatement au nord de l’église.
7La construction des élévations se déroule en deux grandes étapes que révèle la stratigraphie lisible dans les parements ainsi que les groupes de trous de boulins dont les décalages horizontaux témoignent d’une mise en place non simultanée.
8La construction progresse par tranches d’une à trois, exceptionnellement quatre assises (fig. 3). Bien que les parements intérieurs et extérieurs soient montés simultanément en raison des techniques de construction mises en œuvre (cf. infra), il n’y a pas toujours une stricte correspondance des unités constructives. Cette anomalie s’explique par l’utilisation de blocs de pierre de taille non standardisés imposant de nombreux ajustements, des retouches en œuvre ainsi que l’utilisation de calages, chandelles et bouchons.
2.1 Étape 1
9L’édification débute par les deux extrémités. Côté est, le mur est construit jusqu’à une hauteur de 4 m environ. Au nord, les murs sont montés sur environ 3,5 m au-dessus de la plinthe sur une dizaine de mètres de longueur, puis s’abaissent progressivement pour s’élever à nouveau jusqu’à 2 m environ au niveau de la façade occidentale (fig. 4). La porte nord-est est incluse dans la construction. Les neuf trous de boulin qui y sont visibles constituent un ensemble cohérent sur deux rangées alignées horizontalement et verticalement.
10Au sud, le chantier progresse globalement de la même manière (fig. 5). En partant de l’est, le mur est abaissé puis élevé à nouveau au niveau de la porte sud-ouest entièrement mise en place. Il rejoint ensuite, à une hauteur d’environ 1m, la portion de mur construite d’ouest en est et raccordée à la façade occidentale. Trois trous de boulin sont visibles dans cette dernière portion. Ils constituent une ligne horizontale décalée par rapport aux trois rangées (10 trous) de la partie orientale.
11Ces constats permettent d’imaginer l’intervention simultanée de deux équipes travaillant de manière autonome et progressant en sens inverse : l’une d’est en ouest, l’autre d’ouest en est.
12Dès cette première étape du chantier, le plan de l’édifice est clairement fixé, les portes sont construites et des pilastres de 30 cm de largeur et 11 cm d’épaisseur sont placés de part et d’autre de l’arc triomphal pour recevoir la retombée de la dernière grande arcature7. Des supports verticaux de même type sont alors peut-être construits au revers de la façade occidentale afin de supporter les arcatures de la première travée. Dans tous les cas ces supports ont été supprimés dans un second temps mais les décalages d’assises de part et d’autre des éléments qui sont venus les remplacer, sont des témoignages de leur présence.
2.2 Étape 2
13Durant la seconde étape sont édifiées les parties hautes incluant les fenêtres, les piliers séparant la nef des bas-côtés ainsi que les grandes arcades qu’ils supportent. Á l’extrémité occidentale, au revers de la façade ouest, les pilastres dont il vient d’être question sont supprimés et remplacés par des supports verticaux beaucoup plus massifs (55 × 76 cm). Après destruction d’une partie de la plinthe, ces derniers sont plaqués contre le revers de la façade jusqu’à la hauteur de la corniche ; en revanche les murs sont liés au-dessus de celle-ci. L’emplacement des piliers est décalé vers l’est de 29,5 cm – soit la moitié de la largeur d’un pilier - par rapport au projet initial et sont construits d’est en ouest. Ce changement de parti peut s’expliquer par le choix de réduire la largeur de la dernière travée orientale, qui n’atteint que 2,50 m et qui est la seule couverte d’une voûte. Si celle-ci avait été de même largeur que les autres, soit ≈ 3,31 m, la première arcature occidentale serait retombée exactement au droit du revers du mur de la façade ouest et le pilastre aurait été dans ce cas inutile.
14Un repentir est également visible sur le parement extérieur du mur pignon oriental (fig. 6). Les toitures des bas-côtés avaient été initialement imaginées plus basses et légèrement plus inclinées comme l’indique la présence de trois blocs découpés en biseau selon la pente des rampants des toits prévus, et laissés en place dans les murs orientaux après la modification du projet8. On peut constater également que les pilastres d’angle du fronton se prolongent d’une vingtaine de centimètres sous le départ du toit de l’abside et amorcent, du moins au nord, un retour horizontal correspondant exactement au point de contact du toit tel qu’il a pu être imaginé originellement. Enfin, on remarque de part et d’autre, sous la corniche actuelle qui souligne la naissance des pilastres d’angles, deux blocs découpés de manière oblique destinés initialement à recevoir les dernières pierres du larmier qui protège la couverture de l’abside. Ces éléments témoignent de la surélévation de la toiture des bas-côtés d’environ 60 cm.
15La réduction de la largeur de la dernière travée orientale, l’installation de larges pilastres au revers de la façade ouest et la surélévation des bas-côtés sont peut-être imposées par la décision de voûter le chœur de l’édifice qui, dans un projet initial, devait être charpenté comme le reste des vaisseaux.
2.3 La pierre de construction
16Les pierres utilisées pour la construction sont des blocs de calcschiste et de marbre de couleur variable (de l’ocre clair au gris bleu veiné de blanc), compacts et constitués de grains fins. Ces caractéristiques géologiques permettent d’établir une corrélation certaine entre le chantier de construction de Mariana et les carrières de Brando-Sisco, situées à près d’une quarantaine de kilomètres sur le versant oriental du Cap Corse, dans le territoire du diocèse de Mariana.
17Cet important gisement, encore exploité aujourd’hui, se présente sous la forme de bancs subhorizontaux aux couleurs parfois très contrastées, dont l’épaisseur est le plus souvent comprise entre 10 et 25 cm (fig. 7). Les carrières actuelles présentent des fronts de taille de plusieurs dizaines de mètres de hauteur, mais il existe aussi des gisements plus anciens, bien que non datés. Plus modestes, ils sont exploités soit à partir de fractures naturelles à flanc de montagne, soit depuis la partie supérieure qui se présente comme une dalle à la surface plane de quelques dizaines de mètres carrés.
18S’il n’a pas été reconnues de traces de débitage ancien dans les carrières, plusieurs blocs de la cathédrale ont conservé sur l’un des bords des marques semi-circulaires de 5 à 10 cm de diamètre et de 0,5 à 2 cm de profondeur, réalisées dans le sens du lit de carrière. Certaines semblent avoir été régularisées au moment de la taille des blocs, peut-être à des fins décoratives (fig. 8). Il pourrait s’agir d’emboîtures bien que cette forme soit inédite. L’hypothèse d’une tradition locale peut, pour le moment du moins, être recevable.
19La caractéristique de cette roche est de se débiter naturellement en blocs parallélépipédiques réguliers qu’il est aisé de tailler. Il est de même facile d’obtenir des modules relativement réguliers au sein de chaque banc. Mais, ces derniers étant souvent interrompus par des failles et des plissements difficilement exploitables, ils ne livrent finalement que des volumes assez réduits de matériaux. Il est donc nécessaire d’exploiter plusieurs bancs superposés ou juxtaposés. Cette caractéristique induit des séries de blocs homogènes du point de vue des dimensions et de la couleur, mais quantitativement peu importantes.
20L’acheminement des pierres s’est fait sans doute par la voie maritime, de loin la mieux adaptée. La route terrestre présentant quelques obstacles liés au relief accidenté, principalement dans le secteur situé entre les carrières et la limite sud de la ville actuelle de Bastia. Les gisements sont situés sur le littoral et la navigation dans ce secteur ne présente aucune difficulté particulière alors que les vents dominants, plutôt modérés, favorisent la circulation nord-sud près des côtes, dans le sens donc des trajets en charge, et sud-nord plus au large9. Entre le littoral et le site, les navires pouvaient remonter le fleuve Golo sur environ 3 km. La découverte dans les zones humides, bien en arrière de l’embouchure actuelle, de fragments d’épaves ainsi que de céramiques antiques et du début de l’époque moderne peu ou pas fragmentées et ayant séjourné dans l’eau, témoignent que des embarcations s’engageaient effectivement sur le fleuve. De même, la documentation écrite médiévale livre au moins un témoignage important : en juillet 1483 le navire de Gherardo d’Appiano était amarré sur la rive du Golo à hauteur de Lago Benedetto, soit un peu en amont de Mariana10. Enfin, l’élément le plus pertinent est bien sûr le très probable quai fluvial situé à 300 m à l’est de la cathédrale, peut-être aménagé au début du second Moyen Âge et en tout cas utilisé à ce moment-là.
21En 2017, la fouille préventive effectuée par l’Inrap a en effet permis de découvrir à 300 m à l’est de la cathédrale et à 80 m du lit actuel du Golo, une imposante structure orientée nord-est/sud-ouest, constituée de quatre massifs de galets noyés dans un abondant mortier de chaux (épaisseur moyenne 1 m, hauteur > 1,50 m). Entre chacun d’eux sont conservées en négatif les traces des coffrages de bois. Cet ensemble peut être interprété comme un quai fluvial aménagé sur la rive gauche d’un méandre du Golo, au plus près du site et à l’abri des courants11. L’étude géomorphologique montre d’ailleurs la présence d’un lit fossile du Golo au pied même de la structure. Son passage est encore détecté grâce à la prospection géoradar plus au nord où il coupe les structures romaines. La surface de cet aménagement légèrement convexe et présentant une légère pente d’ouest en est (vers le fleuve donc), peut être mise en corrélation avec un sol formé d’un épandage de galets liés à l’argile qui s’étend vers l’ouest, c'est-à-dire vers la cathédrale, sur une largeur de plus de 13 m ; sa limite n’a pas été atteinte. Deux monnaies génoises ainsi que de la céramique pisane découvertes sur ce niveau, témoignent d’une utilisation aux XIIe-XIIIe siècles, mais sa date de construction ne peut être précisée pour le moment.
22La pierre a donc pu être acheminée par voie maritime puis fluviale, pratiquement jusqu’au chantier de construction.
2.4 La taille de la pierre
23La découverte durant les fouilles anciennes au pied de la cathédrale de couches importantes d’éclats de calcschiste dans lesquelles avaient été abandonnés des ciseaux de marbrier, fait penser que les matériaux ont été taillés à pied d’œuvre12. Les pierres étaient donc transportées brutes ou plus probablement dégrossies afin de réduire le volume de matériaux et, ainsi, le coût du transport qui, si l’on suit les analyses de L. Riccetti, représente toujours une part importante du budget, surtout quand les carrières sont éloignées comme c’est le cas ici (Riccetti 2003).
24L’examen des blocs de parement a révélé l’absence totale de marque de tâcheron, chose peu originale dans le contexte insulaire, voire Tyrrhénien, où la pratique consistant à « signer « les blocs taillés est tout à fait marginale. On doit toutefois signaler la présence de petits motifs sculptés en très léger relief : un serpent et un quadrupède sur le parement intérieur du mur nord (fig. 9 et 10), un homme tenant le licol d’un étalon à l’extérieur du même mur (fig. 11), ainsi qu’une fleur – peut-être deux – sur le parement extérieur du mur sud (fig. 12). Compte tenu de la position de ces éléments et de leur discrétion, il est difficile de les considérer comme de véritables décors ou des signatures et ils relèvent sans doute davantage de la fantaisie des tailleurs de pierre13.
25En revanche, les traces laissées par les outils des tailleurs de pierre sont très nombreuses en raison de la bonne conservation de la surface des parements.
26La broche est l’outil le plus fréquemment utilisé (80 à 90 % des traces visibles). Cet instrument est documenté dans l’île au moins dès la première moitié du XIe siècle et on peut en voir les traces sur des blocs des églises de San Michele de Sisco ou de Santa Maria de Rescamone par exemple. À Mariana un élément nouveau apparaît toutefois associé à ce type de taille de finition : la ciselure périmétrique. De 1 à 1,5 cm de large, parfois plus, elle est réalisée au ciseau droit (fig. 13)14.
27Au moins trois autres outils sont documentés ici et pour la première fois en Corse : le marteau taillant utilisé quelques fois en fin d’opération, après la broche, pour aplanir définitivement la face visible du bloc ; la gradine qui est utilisée presque uniquement pour la réalisation des claveaux, des tympans et des linteaux, autrement dit des éléments constituant les ouvertures15, ainsi que la bretture qui n’a toutefois laissé que de très rares traces.
28Globalement, la mise en forme des claveaux des arcatures, mais aussi des modillons et des bases de lésènes, reflète un travail bien maîtrisé et précis. La répartition et la régularité des impacts d’outils témoignent parfois du savoir-faire de certains artisans qui disposaient incontestablement de connaissances solides et d’une longue expérience. C’est à eux que fut confiée la confection des blocs qui entrent dans la construction des parties importantes de l’édifice, particulièrement les ouvertures et les décors.
29Les blocs de parement ordinaires présentent deux degrés de finition différents. Alors que certains sont très finement taillés, d’autres témoignent d’un travail plus grossier, peu précis voire maladroit à la broche (fig. 14). On devine ainsi aisément la présence sur le chantier d’artisans de niveaux techniques très différents ; trois groupes d’ouvriers peuvent être identifiés. Les uns disposaient incontestablement d’une longue expérience dans la taille de la pierre et l’utilisation des nouveaux outils, notamment la gradine. Quelques autres semblent avoir bien maîtrisé les techniques de taille mais méconnaître les nouveaux outils, comme pourraient en témoigner des blocs du parement extérieur du mur sud qui montrent l’utilisation sans ordre de plusieurs outils différents : la broche utilisée de différentes manières, la gradine, le ciseau droit (fig. 15 et 16). La régularité du bloc et la précision des impacts pourraient ainsi trahir l’intervention d’un artisan déjà habitué au travail de la pierre, mais expérimentant ces nouveaux instruments. Enfin, certains blocs caractérisés par l’irrégularité de leur surface travaillée à la broche dont les impacts révèlent imprécision et tâtonnement, sont sans doute l’œuvre de novices.
2.5 La mise en œuvre
30Les murs sont constitués de deux parements de pierre de taille dont les lits d’attente, de pose et de joints régularisés, ont une largeur de 3 à 5 cm et le contre-parement est au mieux seulement démaigri quand il n’est pas simplement brut. Les carreaux posés de chant forment des banches pour le remplissage constitué de chaux, de galets et d’éclats de pierre. En revanche, les assises basses pénètrent profondément dans la maçonnerie, sans pour autant couvrir toute la largeur des murs à la manière d’un parpaing. Elles contribuent ainsi à lier et à renforcer l’ensemble.
31Les modules des blocs sont hétérogènes et l’on peut mesurer des variations de 1 à 3 environ. Ces fluctuations sont imposées par l’épaisseur naturelle des bancs. Malgré cela, il y a une évidente régularité de la hauteur des blocs issus de l’exploitation d’un même banc, ce qui permet la réalisation sur de grandes longueurs d’assises horizontales. Ces dernières sont alternativement hautes et basses tendant idéalement vers un rythme de type A-B-A-B (fig. 17).
32Les assises basses sont posées en respectant le lit de carrière alors que les assises hautes sont en délit. La superposition de bandes horizontales ainsi créée participe au décor et à l’animation des surfaces murales, encore accentuées par les variations aléatoires de tonalité de la pierre. Toutefois, ce rythme binaire n’est pas uniformément respecté. Dans les parties hautes des murs, particulièrement à l’intérieur, l’épaisseur des assises est plus homogène. Sur le mur de l’abside où les sept panneaux délimités par les lésènes sont réalisés indépendamment les uns des autres, les rythmes sont disparates (fig. 18). Enfin, autour des ouvertures, près des angles et dans les zones de contact des différentes unités de construction, des décalages perturbent également les régularités horizontales. Les variations altimétriques de quelques centimètres dans les lits d’attente ont été corrigées en effectuant des découpes de blocs, en disposant des pierres de calage, des bouchons ou encore des chandelles.
33Ainsi, face aux problèmes techniques liés à la présence d’ouvertures, de lésènes, ou encore d’unités constructives antérieures, les constructeurs se sont affranchis des contraintes imposées par l’appareil alterné et ont opté pour des solutions simples, quitte à rompre l’homogénéité de l’ensemble et la régularité des assises. Cette alternative montre peut-être que l’on maîtrisait assez mal ce type d’appareil.
34On a souvent rapproché l’appareil alterné de Mariana de celui des édifices de Lucques et de sa campagne pour en tirer des conclusions d’ordre chronologique16. Pourtant, on le trouve dans d’autres régions, notamment dans le Tessin et plus encore en Languedoc. On remarquera surtout qu’il est déjà utilisé en Corse dès la première moitié du XIe siècle, en particulier lors de la construction de l’église San Michele de Sisco17. Si à Lucques l’adoption de cet appareil semble, au moins dans un premier temps, résulter essentiellement d’un choix esthétique, ailleurs les raisons technico-économiques peuvent prévaloir18, les caractéristiques intrinsèques du matériau de construction jouant alors un rôle primordial. À Mariana, on peut calculer qu’une assise haute remplace 3 à 6 assises basses. Ce principe permet donc de réduire considérablement le nombre de blocs. On comprend ainsi aisément l’intérêt d’un tel appareillage qui permet in fine d’économiser à tous les stades de la chaîne opératoire.
35De fait, la cathédrale de Mariana, San Michele de Sisco et les autres églises corses adoptant ce parti sont construites avec des pierres de même nature. D’autre part, l’appareil alterné est toujours associé en Toscane à l’échafaudage adossé ; le respect de la surface murale y est une priorité, contrairement à la Corse où la structure encastrée impose non seulement des décalages, mais aussi la découpe de pierres de taille.
36Au total, on s’interroge sur le bien-fondé de l’hypothèse d’une origine lucquoise de l’appareil alterné mis en œuvre à Mariana. On est plutôt tenté aujourd’hui d’envisager un savoir-faire local apparu au moins au XIe siècle en lien avec l’utilisation d’un type de roche, et appliqué pour la première fois à Mariana en association avec des parements de pierre de taille.
2.6 L’échafaudage
37Les échafaudages sont systématiquement encastrés dans des trous de boulin traversant, soit aménagés entre deux pierres d’une assise basse, soit façonnés dans un bloc. Dans ce dernier cas, la diversité des situations rencontrées - trou dans l’angle, dans l’un des côtés, voire dans un cas au centre du bloc ! - implique que la taille soit réalisée à pied d’œuvre. Bien que l’aménagement des ouvertures entre deux pierres soit plus simple et plus rapide à mettre en œuvre, on constate que les trous façonnés sont légèrement plus nombreux (53 %)19. Dans tous les cas, l’implantation est déterminée par le montage de l’échafaudage qui impose donc une grande flexibilité des maçons comme le montrent des ébauches de trous de boulins abandonnés sur le parement intérieur du mur gouttereau nord. Les trous façonnés sont toujours grossièrement taillés, ce qui laisse penser qu’ils étaient réalisés par les maçons eux-mêmes, voire par les échafaudeurs en fonction de leurs besoins et non par les tailleurs de pierre.
2.7 Une mise en œuvre pas toujours soignée
38La mise en œuvre de ces solutions, très communes par ailleurs, n’a pas toujours été faite avec beaucoup de bonheur. Elle implique que certains blocs soient redécoupés in situ probablement par les maçons eux-mêmes à en juger par la qualité très médiocre du travail. En effet, le traitement pèche par un manque évident de précision. Les découpes sont grossières, souvent associées à des épaufrures et les chandelles comme les pierres de calage ne sont pas systématiquement taillées, mais sont dans certains cas de simples éclats.
39On remarquera en particulier la difficulté qu’ont éprouvée les maçons à insérer correctement dans le parement extérieur du mur gouttereau sud trois blocs décorés selon le principe de la marqueterie (cf. infra). Il en est de même dans les parties supérieures du portail occidental et de la porte sud-ouest, à la hauteur des claveaux de l’archivolte surmontant l’ouverture (fig. 19), où des blocs ont été redécoupés, parfois très maladroitement en provoquant la suppression d’une partie de la bordure périmétrique ainsi que l’apparition d’épaufrures, pour être appuyés contre l’extrados de l’arc, mais l’arrondi n’a pas toujours été respecté d’où la nécessité de combler les espaces entre les blocs par du mortier de chaux (fig. 20).
40Sur le côté nord du même portail occidental, on ne s’est pas donné la peine de retailler les parements et les lacunes ont été simplement colmatées à l’aide de plusieurs petites pierres mal adaptées (fig. 21). Certains claveaux décorés sont également mal ajustés et on se demande si celui représentant l’Agneau portant la croix n’a pas été raccourci ; la découpe aurait alors entraîné la suppression d’une partie de la queue de l’animal et des épaufrures sur toute la hauteur du claveau.
41Au niveau de l’abside, l’insertion des claveaux et des chapiteaux surmontant les lésènes, est très irrégulière et manque singulièrement de justesse (fig. 22). Certains blocs ont été redécoupés grossièrement, d’où l’apparition d’épaufrures, pour s’adapter aux décors et de petites pierres informes, souvent de simples éclats, ont été utilisées pour combler les interstices. Il en est de même à gauche de la fenêtre sud où l’espace d’environ 5 cm entre le jambage et la lésène a été bouché par trois fragments de pierre issus du débitage sans finesse d’un bloc préalablement taillé (fig. 23). Les chandelles et les bouchons sont nombreux et sont souvent réalisés avec des blocs mal découpés, voire tout juste dégrossis.
42Tous ces défauts peuvent être liés avant tout à l’absence de consignes particulières de la part du maître d’œuvre. D’autre part, en fonction de leurs besoins les maçons pouvaient être amenés à retoucher eux-mêmes les blocs sans en maîtriser réellement les techniques. Enfin, les approximations et tâtonnements constatés dans la mise en œuvre pourraient être révélateurs d’un manque d’expérience des maçons dans l’utilisation de ce type d’appareil.
2.8 Une troisième étape de construction ou une restauration de l’édifice ?
43La partie haute de l’extrémité occidentale du vaisseau central, comprenant le mur sud jusqu’à la troisième fenêtre, le mur nord jusqu’à la première fenêtre ainsi que le parement intérieur de la façade occidentale à partir de l’archivolte du portail et sur toute sa largeur, a été édifiée en briques (fig. 24 et 25).
44Ces maçonneries ne sont aujourd’hui conservées que sur une partie de la façade occidentale. Les autres ont été détruites lors des restaurations réalisées par les Monuments Historiques dans les années 1980, mais elles sont documentées par des dessins réalisés en 1886-89 et surtout par une belle série de photographies du début du XXe siècle20.
45On a pensé que ces maçonneries de briques appartenaient à une campagne de restauration ancienne, consécutive à un incendie21. Cependant, l’analyse des photographies et des élévations permet de faire une série de constatations significatives :
- au niveau des angles sud-ouest et nord-ouest, les murs de briques sont parfaitement liés aux chaînages de pierre de taille de la façade occidentale qui font retour sur les murs gouttereaux ;
- la corniche visible en façade et qui se poursuit sur les murs gouttereaux pour surligner le départ des toits des bas-côtés est, au moins au sud, insérée dans la maçonnerie en briques mais réalisée en partie en pierre de taille ;
- les corbeaux destinés à soutenir les poutres de la toiture des bas-côtés sont en pierre de taille mais insérés dans les murs en briques ;
- les fenêtres construites en briques sont de typologie strictement identique aux autres et sont positionnées en respectant la logique initiale ;
- les trous de boulins laissés apparents dans les murs en brique s’inscrivent dans la trame de l’échafaudage ayant permis la construction des murs en pierre22.
46Par conséquent, ces maçonneries en briques ne correspondent probablement pas à une reconstruction consécutive à un effondrement, mais bien à la poursuite et à l’achèvement des travaux (fig. 26). Les matériaux visibles dans la seule partie aujourd’hui conservée sont incontestablement des remplois puisque des briques, de modules différents et souvent fragmentées, sont associées à des tessons de tegulae23. Il est possible que ces maçonneries aient été couvertes d’un enduit sur lequel étaient dessinés des joints imitant un appareil de pierre de taille, comme on peut encore le voir sur le parement de San Parteo (cf. infra). La différence des techniques pour un observateur placé au sol dans la nef ou à l’extérieur n’était sans doute pas immédiatement visible.
47La pierre de taille est toutefois utilisée simultanément en parement extérieur jusqu’au sommet du fronton de la façade occidentale alors que l’intérieur est en brique, mais on constate sur cette paroi la présence de nombreux blocs dont la taille n’a pas été terminée (fig. 27). Par ailleurs, il est possible que le projet initial n’ait pas ici été conduit à son terme (fig. 28). Cette façade est caractérisée par la présence de deux pilastres créant une division verticale en trois registres de largeurs inégales : celui du centre étant plus large que les latéraux. L’unique portail est aménagé au centre et surmonté d’une corniche horizontale située un peu au-dessus du départ des toits des bas-côtés, ainsi que de deux ouvertures superposées, l’une circulaire et l’autre, placée au sommet du mur pignon, en forme de croix grecque. Ce schéma est étroitement apparenté à ceux mis en œuvre à Lucques et à Pise dès la seconde moitié du XIe siècle, comme dans les églises San Pietro in Valdottavo et San Sisto de Pise, ou encore au début du XIIe siècle dans la chapelle palatine de Santa Maria d’Ardara en Sardaigne24. Dans tous les cas, les rampants des toitures sont soulignés par des bandes arcaturées reposant sur de larges pilastres d’angles qui, de fait, étaient peut-être prévus à Mariana, au moins au sommet du fronton à l’instar du mur pignon oriental. Un modillon à crochet retrouvé durant les fouilles anciennes, semblable à ceux que l’on peut encore voir au-dessus de l’abside, était peut-être destiné à être placé ici25. Par conséquent, il y a donc, de toute évidence, une volonté de conserver ces matériaux nobles que sont le marbre et le calcschiste pour les parties visibles de l’édifice, mais le projet initial un peu plus ambitieux en matière de décor, semble avoir été abandonné.
3. Le plan et les élévations
3.1 Le plan de l’édifice
48L’édifice est de plan très allongé (31,27 × 12,86 m dans l’œuvre) et terminé vers l’orient par une seule abside semi-circulaire (ouverture 4,60, profondeur 4,18 m). L’intérieur est divisé en trois vaisseaux par douze piliers (2 × 6) de section rectangulaire26 et deux cruciformes délimitant le chœur27 (fig. 29 et 30).
49Ce plan semble avoir été élaboré à partir des unités de mesure utilisées en Toscane, notamment à Pise et à Lucques au Moyen Âge : le pied de 0,48 m et le bras de 0,59 m, qui ont permis de régler, avec toutefois une certaine approximation, une grande partie des dimensions du monument (tab. 8).
Tab. 8 – Les dimensions de l’église et leurs correspondances en pieds et bras de Toscane.
Identification | Mesure en mètre | Pied (0,48 m) | Bras (0,59 m) |
Longueur de l’église | 31.27 | 53 | |
Largeur de l’église | 12.86 | 22 | |
Ouverture de l’abside | 4.6 | 1 | 7 |
Profondeur de l’abside | 2.82 | 1 | 4 |
Largeur des registres de la façade ouest | 2.17 | 4.5 | |
Largeur des registres de l’abside | 0.99 | 2 | |
Largeur des lésènes | 0.20 | 1/3 | |
Largeur des piliers | 0.59 | 1 | |
Hauteur des piliers | 3.36 | 7 | |
Fenêtre abside | 1.68 | 3.5 |
3.2 Les portes
50L’édifice est ouvert par quatre portes de typologies étrangement différentes (fig. 31). Le portail principal est classiquement situé au centre de la façade occidentale28. Il se compose d’un encadrement fait de deux pilastres dont les tailloirs reçoivent la retombée d’un arc en plein cintre et d’un tympan qu’encadrent un bandeau concentrique à l’archivolte ainsi qu’un linteau monolithe. Au nord, une porte bien plus étroite (2,29 × 1,05 m) est ouverte en limite occidentale du chœur. Elle est surmontée à l’intérieur comme à l’extérieur, de linteaux en bâtière non décorés. La façade sud comporte quant à elle deux ouvertures dont l’une est située face à la porte nord et de dimensions identiques à celle-ci, et l’autre approximativement au centre du mur gouttereau légèrement plus grande (2,38 × 1,30 m). La partie supérieure de cette dernière est constituée d’un linteau droit et fin surmonté d’un arc plein cintre surélevé encadrant un tympan lisse à l’extérieur, et d’un linteau en bâtière à l’intérieur. Les caractéristiques de la porte sud-est sont identiques, mais l’agencement est inversé : le linteau en bâtière est à l’extérieur et l’arc plein cintre à l’intérieur.
51Cette diversité de situations ne manque pas de nous interpeller. Elle reflète tout d’abord la capacité des bâtisseurs à mettre en œuvre simultanément différentes solutions. Par ailleurs, la présence de quatre portes est exceptionnelle. Les lieux de culte les plus importants de l’île, comme la cathédrale de Nebbio, celle de Sagone ou encore les églises San Parteo de Mariana et Santa Maria de Canari disposent de trois ouvertures (à l’ouest, au nord et au sud), alors que la grande majorité des édifices n’est pourvue que de deux portes, l’une à l’ouest et l’autre indifféremment au nord ou au sud.
52Quant à la typologie, si les portes avec tympan sont très communes, les linteaux en bâtière sont plutôt rares ; seulement une douzaine a été recensée en Corse. Il se pourrait d’ailleurs, compte tenu de la chronologie actuellement retenue, que tous soient inspirés par ceux de Mariana29. Ils ne sont guère plus nombreux en Sardaigne et en Toscane. Ce choix particulier pourrait être lié à un souci d’économie que représente la taille des claveaux. De fait, il pourrait indiquer une hiérarchie des ouvertures voire, dans le cas où les deux types seraient mis en œuvre dans une même porte (à l’intérieur ou à l’extérieur) un sens de circulation privilégié. Le décor associé pourrait introduire un niveau hiérarchique supplémentaire. Seul le portail occidental, qui est aussi le plus important par ses dimensions, est mis en relief par des sculptures, mais on ne peut exclure que les autres ouvertures possédaient des décors peints comme on peut encore en voir la trace sur la porte nord de la cathédrale de Sagone30.
53Ces portes pourraient être réservées aux fidèles d’un côté et au clergé de l’autre, parmi lequel il faut encore distinguer plusieurs groupes en fonction du rang social ou encore de la position au sein du cortège ecclésiastique (episcopus, canonicus, archipresbiter, presbiter, archidiaconus, diaconus…).
54Par ailleurs, la hiérarchie des ouvertures peut aussi être le reflet d’une liturgie complexe nécessitant des déplacements entre l’intérieur et l’extérieur de l’édifice. Mais, ce qui fait la spécificité de Mariana, dans le contexte insulaire, c’est bien la présence de plusieurs édifices puisque, outre le baptistère situé au sud, la première cathédrale était encore utilisée au XIIe siècle. La multiplication des ouvertures au sud pourrait donc être liée au besoin de circulation entre ces différents pôles, notamment au moment des cérémonies liturgiques importantes, de la célébration des baptêmes ou encore des enterrements. Il faut toutefois souligner que dès le XIIe siècle, après l’achèvement de la cathédrale en tout cas, un palais épiscopal est érigé au sud de telle sorte que les deux portes méridionales de l’église ouvriront désormais sur la cour intérieure de cet édifice sans doute non accessible aux fidèles et dans laquelle ne semblent pas avoir été installées de sépultures.
3.3 Les fenêtres
55L’édifice comporte vingt-cinq fenêtres réparties de la manière suivante (fig. 32) :
56façades nord et sud, cinq fenêtres au niveau des bas côtés et cinq au niveau de la nef centrale sur chaque face ;
57façade orientale : trois fenêtres dans l’abside et une sur chaque épaulement.
58De plus, un oculus est aménagé en haut de chaque fronton ; celui de la façade occidentale est associé à une ouverture cruciforme31.
59L’abside est percée de trois fenêtres hautes (≈ 1,68 m pour les latérales et 1,89 m pour la centrale) et étroites (≈ 50 cm) situées au même niveau. L’ouverture centrale à double ressaut et sans ébrasement est surmontée d’une archivolte constituée de six claveaux de marbre (fig. 33). Les ouvertures latérales, installées dans les deuxièmes panneaux nord et sud, sont en revanche à double ébrasement et coiffées d’une arcature découpée dans un linteau monolithe dont l’échancrure est surlignée d’une fine gravure simulant un arc extradossé32.
60Les ouvertures du mur pignon oriental ainsi que des murs gouttereaux nord et sud sont de même type que les fenêtres latérales de l’abside (fig. 34), mais on constate une variante avec l’introduction de l’arc brisé dans les trois fenêtres orientales de la partie haute de la façade sud33, la deuxième fenêtre en partant de l’ouest du mur gouttereau nord ainsi que les quatre orientales du mur nord de la nef centrale (fig. 35)34. Cette variante ne peut s’expliquer autrement que par la présence de deux tailleurs de pierre véhiculant des modèles différents35. Ce tracé brisé représente d’ailleurs au XIIe siècle une originalité notable dans le contexte Tyrrhénien36, mais il connaîtra un succès assez important en Corse37.
61L’organisation de ces ouvertures a attiré l’attention des chercheurs et des érudits dès le XIXe siècle38, surpris par la variation des espacements entre les percements, augmentant d’est en ouest, et une irrégularité de l’ensemble. En fait, on constate une symétrie des fenêtres de la nef centrale et, sur la façade nord, une correspondance relative de celles-ci avec celles du bas-côté. Sur la façade sud, les fenêtres basses sont en correspondance avec les grandes arcades, mais sont disposées en quinconce par rapport aux fenêtres hautes de sorte que, compte tenu de la variation d’espacement, on a une seule fenêtre (alternativement haute et basse) ouvrant à la hauteur d’une grande arcade au niveau des quatre premières travées occidentales, puis deux fenêtres (une haute et une basse) ouvrant à la hauteur des trois travées suivantes.
62Aucun indice stratigraphique ne permet de penser qu’il y a un changement de parti en cours de construction avec, par exemple, l’ajout ou la suppression d’ouvertures par rapport au projet initial. Quant à l’espacement des fenêtres, il n’est probablement pas lié à une maladresse du maître d’œuvre ou des ouvriers comme le suggérait Prosper Mérimée, car il est répété au niveau des quatre rangées avec une certaine régularité ; les écarts sont de 40 cm au maximum. La précision dont ont fait preuve les constructeurs sur l’ensemble du bâtiment ne peut que nous laisser assez perplexe face à cet écart. On constate, par exemple, que la différence de niveau à la base des fenêtres situées sur l’abside et de part et d’autre de celle-ci, varie de seulement 2 à 6 cm.
63En fait de désordre, l’agencement constaté pourrait bien au contraire être le fruit d’une volonté délibérée avec une recherche non de symétrie nord/sud mais d’une logique par façade avec correspondance fenêtres hautes/fenêtres basses/grandes arcades.
64L’objectif pourrait être de créer une ambiance lumineuse qui augmente graduellement d’intensité dans la nef d’ouest en est, alors que l’extrémité orientale – abside et dernières travées voûtées des collatéraux - ne reçoit qu’un éclairage depuis le levant, puissant à l’aube et très réduit par la suite. Cet éclairage participe à créer un contraste entre les parties charpentées et celles voûtées de l’édifice39.
3.4 Le couvrement mixte
65Les douze piliers qui divisent la nef, soutiennent des arcatures en plein cintre et une charpente. En revanche, à l’est la travée droite du chevet est voûtée en plein cintre (fig. 36). Elle se distingue tout particulièrement par sa monumentalité : elle est introduite par l’unique couple de piles cruciformes et par l’arc triomphal prenant naissance sur deux impostes dont le niveau le plus haut correspond au sommet des grandes arcades, ce qui accentue encore davantage son caractère imposant.
66À l’extrémité des vaisseaux latéraux, on retrouve également un couvrement de pierres, différent toutefois de cette travée droite (fig. 37). Chacun des deux bas-côtés débouche sur une travée introduite par un petit arc dont la fonction est à la fois de supporter la voûte par ses chapiteaux d’angle, mais aussi de baisser significativement la hauteur de couvrement de ces espaces orientaux. À la différence de la travée droite, ce sont des voûtes d’arêtes, mais la facture reste similaire, avec des pierres disposées de façon relativement sommaire. Les trois travées communiquent entre elles par l’intermédiaire de simples arcs moins hauts que les grandes arcades ; ceci, en plus des piles cruciformes qui isolent la travée droite, produit un léger effet de cloisonnement de ces trois espaces.
67Ainsi, sans que rien ne le laisse présager de l’extérieur, la structure de la Canonica exprime la singularité des parties orientales par leur isolement au moyen de l’emploi de la pierre et d’une diminution significative de la hauteur de couverture.
68En Lombardie, plusieurs édifices possèdent une articulation des parties orientales proche de la Canonica, sinon identique. Il semble particulièrement intéressant de privilégier ici une comparaison avec Sant’Abbondio de Côme, car ce rapprochement doit pouvoir se fonder sur des similitudes à la fois structurelles et formelles. Le schéma présent à Sant’Abbondio, développé à beaucoup plus grande échelle, est largement amplifié : la nef est composée de cinq vaisseaux, dont celui du centre est nettement plus large que les bas-côtés et se termine par un chevet particulièrement profond. Les quatre vaisseaux latéraux se concluent chacun par une petite abside secondaire construite dans l’épaisseur du mur et la travée qui précède ces petites absides est couverte d’une voûte d’arêtes, tout comme les deux travées en avant de l’abside principale. Le reste de l’édifice est charpenté, excepté la première travée occidentale qui forme un narthex intérieur à étage. Ce choix d’un couvrement mixte précède de quelques décennies le chantier de la Canonica, car la consécration de Sant’Abbondio, bien documentée, a lieu en 109540.
69On retrouve cette implantation structurelle à plusieurs reprises, notamment dans le diocèse de Côme, à San Benedetto in Val Perlana, dont la construction serait antérieure à 108341, mais aussi en diocèse milanais à San Pietro d’Agliate, qui ne semble pas pouvoir être datée au-delà du XIe siècle42, en diocèse de Bergame à Sant’Egidio di Fontanella et San Giorgio in Lemine, datées entre la fin du XIe et le milieu du XIIe siècle43, ou encore en diocèse de Brescia dans l’église San Siro de Cemmo, datée des premières décennies du XIIe siècle44.
70Ce parti-pris architectural n’est que rarement analysé d’un point de vue fonctionnel. Une seule proposition d’interprétation est présente dans la littérature ayant trait à l’architecture corse : en 1967, G. Morachini-Mazel notait que les travées voûtées de la Canonica pouvaient rappeler les prothésis et diaconicon byzantins45 ; l’auteur exprimait alors son intuition très rapidement et sans l’accompagner de référence, ce qui peut expliquer qu’elle n’ait pas été reprise par la suite. Alors même que les deux édifices n’ont jamais été rapprochés, la même idée est pourtant formulée au sujet de l’église d’Amsoldingen dans un ouvrage de S. Rutishauser46 ; il s’agit d’un édifice situé sur les rives du lac de Thoune, en diocèse de Lausanne, et qui possède la même articulation orientale bien que sa construction soit antérieure de près d’un siècle (l’édifice est associé aux réalisations du « premier art roman « et peut être daté du début du XIe siècle47. Il est intéressant de prendre en compte la construction suisse aux côtés de la Canonica, car elle possède encore un autel original dans la travée orientale48 ; cette information est particulièrement importante dans la mesure où elle indique bien qu’une fonction liturgique était associée à l’un de ces espaces voûtés, ce qui, en l’absence d’indices de ce type, n’était jusqu’à présent pas vérifiable49. Les fouilles de la piève de Moriani, à quelques kilomètres au sud de Mariana, ont révélé une même disposition50.
71Il faut par conséquent se demander dans quelle mesure on peut imaginer la présence d’autels secondaires dans les travées orientales voûtées de la cathédrale de Mariana, et réfléchir à l’usage qui était attribué à ces autels, éventuellement accompagnés de reliques. On pourrait, dans cette optique, appréhender ces espaces comme un transept intérieur, proposition qui a déjà été évoquée au sujet de Sant’Abbondio de Côme51 : la travée droite associe en effet plusieurs éléments qui ne sont pas sans évoquer une croisée, notamment la voûte en berceau et l’arc triomphal monumentalisé qui individualisent cet espace. À ce sujet, des recherches récentes menées par Y. Esquieu et B. Phalip montrent bien qu’une croisée et des bras de transept, si réduits soient-ils, sont des parties architecturales pouvant être marquées par un traitement formel ou structurel spécifique, et sont surtout des moyens de signaler la présence ou la proximité de l’autel majeur52. Lorsque ces espaces disposent de passages permettant de communiquer d’une travée à l’autre, ce qui est le cas, on l’a vu, à Sant’Abbondio de Côme, ils devaient avoir un usage liturgique que les auteurs identifient comme une circulation entre l’autel principal et les autels secondaires53.
72Le couvrement mixte, destiné à mettre en exergue la partie orientale de l’édifice, pourrait ainsi répondre à des besoins liturgiques et, de fait, être imposé par le maître d’ouvrage. Celui-ci – l’évêque de Mariana très probablement - peut-être Ildebrandus, documenté de 1112 à 111554 -, devait disposer de connaissances dont la source est probablement à rechercher en Lombardie.
4. Le décor architectural
4.1 Le jeu des volumes et la modulation de la façade
73La disposition générale de la façade occidentale rejoue un schéma très répandu en Toscane, caractérisé par le rythme des lésènes et la sobriété du décor sculpté (fig. 38). Différentes stratégies ornementales sont mises en place pour animer de manière subtile cette façade presque aveugle. Quatre pilastres la structurent en traduisant à l'extérieur – de manière néanmoins légèrement décalée – la disposition intérieure des bas-côtés et de la nef. Le rythme vertical donné par les lésènes est tempéré par une corniche horizontale séparant le fronton. Celui-ci est sobrement marqué d'une croix ajourée surmontant un oculus, une disposition qui distingue Mariana des modèles proches d'Ardara en Sardaigne ou de San Sisto à Pise, où le fronton est ouvert par une baie géminée ; cet oculus ne constitue toutefois pas un unicum, comme peuvent le montrer les exemples de Boruta, Bulzi (Sardaigne) ou San Giovanni de Grossa. Associés à ces jeux de reliefs, les trous de boulin ont été volontairement conservés : en la creusant au lieu de l'épaissir, ils modulent la façade en sens contraire par rapport au relief des lésènes, et accentuent en ce sens son animation.
74Au nombre des procédés ornementaux, les auteurs ont inclus le jeu subtil créé par l'association libre de pierres aux coloris naturellement contrastés des différents faciès de la pierre55, dessin par lequel les sculpteurs ont renforcé l'impression de variété déjà introduite avec l'alternance des assises hautes et basses. Si la bichromie des églises toscanes était peut-être connue, cette polychromie délicate, qui est plutôt une variation ton sur ton, n'est pas forcément une reprise directe de ces modèles. Les constructeurs dépendaient des aléas des livraisons depuis les carrières, qui créent peut-être tout naturellement ces variations de tonalité : seule l'archivolte de la porte ouest du flanc sud présente une alternance assez régulière de claveaux clairs et sombres pour réellement y lire une volonté esthétique56.
4.2 Le programme sculpté
75À ces stratégies ornementales développées autour des volumes mêmes de l'architecture, s'ajoute un programme sculpté essentiellement concentré autour de la porte principale de l'édifice sur cette même façade occidentale (fig. 39). Son schéma s'inscrit à son tour dans un corpus local affirmé, dont la parenté avec les églises du territoire de Lucques a été depuis longtemps rappelée.
76Unifiant la façade à sa base, une moulure simple en doucine termine le soubassement et annonce le parement. Les tores horizontaux des bases des quatre pilastres et d'un des piédroits la complètent57. Deux pilastres nus forment les piédroits, surmontés par deux impostes ornées de classiques palmettes simples à deux nervures. Ils soutiennent un linteau sculpté supportant à son tour un tympan nu. Les piédroits sont eux-mêmes encadrés de deux autres pilastres lisses également, accueillant la retombée de deux archivoltes composées de claveaux réguliers entourant le tympan.
77La nudité du tympan n'est pas étonnante58, on la retrouve très souvent en Corse, d'abord à San Parteo comme à Santa Maria di Piedicorte di Gaggio, ou à Lumio, mais aussi à San Gennaro a Capannori, San Sisto et San Frediano de Pise en Toscane. Le tympan des églises corses et sardes apparaît souvent orné d'une croix en marqueterie (San Michele in Murato, San Pietro di Sorres, Santa Giusta), ajouré (Santa Maria assunta di Saint-Florent), ou orné d'un bas-relief plus complexe comme à San Cassiano di Controne près de Lucques. Peut-être était-il à Mariana, comme dans d'autres cas, rehaussé d'un enduit peint59.
78Les arcs en plein-cintre formant les archivoltes sont largement surélevés et ainsi séparés du linteau. De semblables dispositions sont visibles dans l'architecture insulaire de la fin du XIe et du début du XIIe siècle comme au flanc sud à Lumio (Santi Pietro et Paolo), à Santa Maria d'Uta ou Santa Giusta en Sardaigne. Autour de Lucques, la piève de San Giovanni Capannori (fin du XIe siècle) présente cette même caractéristique, comme San Frediano à Pise, ou plus au sud en Toscane, à Campiglia (Grossetto). À Mariana les extrémités de l'archivolte supérieure sont simplement marquées par des impostes ornées, alors que la jonction des pilastres, du linteau et des arcs est bien souvent l'emplacement de décors en relief, qu'il s'agisse de protomés de lions à Lumio ou de bas-relief à San Cassiano di Controne, ou dans d'autres aires italiennes comme à San Nicola de Bari. À Mariana, ces impostes sont asymétriques, présentant l'une une courte frise végétale aux feuilles pointues, l'autre un motif tressé.
Le linteau
79Le linteau est le premier élément sculpté remarquable de l'édifice, heureusement décrit par G. Moracchini-Mazel : « Les dix grandes feuilles stylisées incluses dans les cercles formés par l'entrecroisement du lacet, sont traitées avec variété et souplesse, tandis que les trous pratiqués au trépan à l'intersection des nœuds créent, par leur répétition régulière, un rythme dans la composition de ce feuillage serré. Un très mince bandeau plat forme le cadre de ce linteau »60. À Piedicorte di Gaggio, remployé dans le campanile, un linteau de même dimension, provenant de l'église détruite, porte un motif presque identique, quoique les feuilles pointent dans la direction opposée : la tige de l'entrelacs est formée de trois brins qui se divisent en deux nervures au moment de former la pince de la feuille, cernée de part et d'autre par deux folioles dont l'un se recourbe vers le nœud de l'entrelacs tandis que l'autre s'en écarte. Outre les trous de trépan absents à Piedicorte, l'autre différence vient du développement du nœud entre chaque boucle ; le dessin apparaît bien plus resserré à Mariana. Notons enfin que les extrémités sont traitées différemment, ce qui n'exclut pas la possibilité d'une production d'un même atelier.
Les archivoltes sculptées
80Une première archivolte répond à ce linteau, présentant un entrelacs plus géométrique, qui évoque immédiatement les motifs qui s'épanouissent autour du IXe siècle dans l’aire lombarde61. Une tige à trois brins dessine une série continue de douze étoiles à quatre pointes enlacées par une double tige ondulant symétriquement au rythme des étoiles. Avec un dessin différent, ce même type d'entrelacs géométrique serré est visible ailleurs en Corse, par exemple sur la façade méridionale de Murato, au linteau et au rebord inférieur de la baie occidentale. Les auteurs ont en effet souligné depuis longtemps la parenté stylistique entre le roman lombard et le décor sculpté de Mariana, ouvrant des pistes de recherches au-delà de l'aire toscane. G. Moracchini-Mazel évoque la souplesse des entrelacs du portail de Saint-Ambroise de Milan « comme si le sculpteur qui faisait partie de l'équipe venue de Pise pour construire la cathédrale de Mariana avait appris son métier – qu'il connaissait bien – en Lombardie »62. Elle rappelle encore la pertinence d'une comparaison avec les motifs visibles à Saint-Michel de Pavie63. C. Aru, quant à lui, évoquait également, quoique vaguement, le souvenir « de l'architecture qui fleurit en Italie pendant et après la domination lombarde »64. G. Moracchini-Mazel note en 1978 l'existence d'un vestige d'une archivolte trouvée à Sari di Portovecchio, provenant de l'église détruite de San Pietro, composée de plusieurs claveaux décorés d'un semblable motif d'entrelacs de feuilles entrecroisées orientées vers la droite65. Il complète ainsi le corpus formé par les linteaux de Mariana et Piedicorte di Gaggio.
81Largement présent sur les décors sculptés des églises, l’entrelacs est au fondement du répertoire ornemental du premier Moyen Âge. Cet ornement fut d’abord connu en Occident par les objets orfévrés importés par les peuples dits “barbares« au cours des grandes migrations vers l’ouest de l’Europe66. Pour autant les entrelacs resserrés ne sont pas absents des églises toscanes et l'on ne saurait répartir schématiquement les transmissions artistiques en référant l'aspect végétal d'ascendance romaine à la Toscane, et le dessin géométrique à l'aire lombarde. Parmi d'autres, le linteau de San Cassiano di Controne, une fenêtre surbaissée d'une crypte à Santa Maria Forisportam de Lucques ou bien le jambage droit de Sant'Antimo confirment la diffusion d'un tel motif dans l'ouest de la Toscane.
Le bestiaire
82L’archivolte extérieure présente de façon singulière une frise d'animaux figurés de profil, « très grossièrement taillés « et « d'une exécution très barbare « selon les mots de P. Mérimée67. On distingue de gauche à droite un mammifère à quatre membres, probablement un cheval, suivi par deux griffons affrontés, un Agneau christique tenant d'un sabot la base de la hampe d'une petite croix appuyée sur son ventre, si érodé que le relief semble avoir été arasé. À l'Agneau fait face un loup à l'aspect menaçant, un cerf poursuivi par un chien, enfin deux animaux à têtes de chien, ailés et dotés de queue de poisson : il s'agit de senmurv, chimères de la mythologie sassanide68 connues en Europe dès le Haut Moyen Âge, au gré des échanges commerciaux, notamment par le biais des textiles et objets orfévrés69. Chaque bête occupe un claveau, dont les tailles divergent néanmoins : ainsi n'est-il pas anodin que l'Agneau occupe un claveau plus étroit que le loup qui l'assaille, claveau de surcroît désaxé par rapport à la porte. Cette disposition pourrait mettre l'accent, comme l'a proposé G. Moracchini-Mazel, sur la faiblesse apparente de l'Agneau qui remporte néanmoins la victoire face à l'Ennemi70. Si le thème du plus faible écrasant le plus fort rejoue et dépasse les luttes séculaires, la singularité d'une telle disposition, suggère G. Moracchini-Mazel, pourrait rappeler un contexte historique particulier, celui de la victoire des Croisés, dont les Pisans, sur les armées sarrasines71. Pourtant une lecture archéologique de l'archivolte révèle une découpe du claveau de l'Agneau, qui aurait entraîné la suppression d'une partie de la queue de l'animal et des épaufrures sur la partie haute de la pierre, causées par une insertion maladroite du claveau ; réalité archéologique et valeur spirituelle semblent concourir à expliquer la singularité de cette disposition.
83Plus généralement, le programme du bestiaire illustre de manière classique la lutte entre le Bien et le Mal : au-dessus de l'entrée principale de l'église, elle persuade le croyant de renoncer aux tentations72.
84À l'exception de l'Agneau arasé, le relief est assez prononcé et le modelé traité avec une certaine ampleur, par exemple la panse du cheval ou les queues enroulées des senmurv. Les incisions de la pierre viennent souligner la lisibilité des figures : ainsi l’œil du loup très dessiné, le pourtour de sa gueule strié de rides, ou encore l'encolure marquée de boucles ondulant avec élégance terminée par une couronne de petits triangles. Le collier du chien, les fines cannelures des corps des chimères, le traitement perlé du col des griffons, tout révèle un souci d'identifier les espèces comme de faire varier la texture de la pierre. À cet égard, l'archivolte de Piedicorte di Gaggio remployé comme linteau dans le campanile construit au XVIIIe siècle, offre là encore l'analogie la plus frappante73. Le bestiaire plus restreint est composé de deux lions affrontés, d'un griffon et d'un senmurv se faisant face. Plusieurs détails stylistiques incitent à rapprocher ces deux œuvres : les yeux à fleur de tête, l'insistance sur les crocs des bêtes, opposées dent à dent en petites pyramides, les ailes striées et accrochées très haut à la base du col mais aussi le traitement très rigide des membres, dont C. Aru relevait la maladresse74. Une certaine idée de mouvement est pourtant provoquée par la cambrure des membres.
85Si Mariana peut, par bien des aspects, être rapprochée de San Cassiano di Controne, l'ornement de la partie haute de la porte la rapproche davantage de Sant'Andrea di Carrara. En effet à Controne, l'archivolte supérieure présente une frise végétale qui encadre la frise zoomorphe, traitée en très fin méplat. Une voussure nue encadre enfin un tympan sculpté de figures humaines en relief également léger. À Sant'Andrea di Carrara, le bestiaire au contraire se détache en relief très marqué, avec une répartition des bêtes par claveau. On le voit à nouveau, si la structure du décor appartient au corpus toscan, le détail stylistique révèle de fortes parentés avec les modèles lombards.
Le décor du chevet
86Le chevet est pour Mérimée comme pour Aru, la partie la plus achevée de l'édifice d'un point de vue ornemental75. Le mur extérieur de l’abside est en effet très élégamment rythmé par des pilastres entièrement lisses qui donnent un élancement vertical régulier au parement (fig. 40). Comme en façade, seule la base de chaque lésène est moulée en doucine et sculptée de tores horizontaux. La partie haute est animée par de petites arcatures inscrites deux par deux sous des arcs plus importants reposant sur le sommet des lésènes. Ce décor reprend le schéma mis en œuvre de manière plus modeste et plus simple sur la façade de San Gennaro a Capannori (Lucques) et sur quelques grands monuments des Pouilles76. Les bâtisseurs de la cathédrale de Mariana ont su résoudre avec justesse et équilibre, le problème posé ici par l’adaptation de ce décor à une construction de plan semi-circulaire. La largeur et la hauteur des arcatures appareillées, mais aussi leur épaisseur créant trois niveaux de surfaces échelonnés, sont très régulières et cela malgré la forme originale des claveaux dont l’extrados et l’intrados ne sont pas concentriques, mais s’affinent vers les extrémités de manière à occuper le moins de place possible sur les petits chapiteaux des lésènes et les modillons.
87Les six chapiteaux dans lesquels P. Mérimée voyait des « chapiteaux corinthiens, épannelés seulement, et d'un travail très médiocre »77, sont tous décorés par trois volutes végétales naissant à l'astragale : pour les trois premiers chapiteaux en partant du sud, la tige centrale s'arrête à la moitié de la corbeille pour se recourber vers l'extérieur ; elle est surmontée d'une seconde tige dont la nervure fait saillie, et vient mourir à l'orée d'un tailloir plus ou moins dessiné (fig. 41). Les deux autres feuilles formées de deux tiges viennent orner les angles supérieurs du chapiteau, en une double volute. Les trois chapiteaux ne sont pas également achevés. Les trois derniers ont un dessin plus simple, formé de trois volutes d'égale hauteur selon une formule plus schématique.
88On peut ainsi distinguer trois groupes dans ces six chapiteaux selon la structure qu'ils présentent et la présence ou non de tailloir : alors que les deux premiers au sud sont dépourvus de tailloir, le troisième est proche mais ses dimensions moindres ont imposé la présence d'un tailloir sculpté en cipolin. Les trois derniers sont également dotés d'un tailloir important et légèrement écrasant, mais présentent un aspect plus épais. Trop larges pour l'emplacement qu'ils occupent, une partie apparaît noyée dans la maçonnerie. Enfin, on peut encore distinguer trois modules différents en fonction de leur hauteur. Les deux premiers, au sud, ont une hauteur de 21 et 21,2 cm ; le troisième de 22,7 cm alors que les dimensions des trois derniers sont comprises entre 15,2 et 15,4 cm (fig. 42 et 43).
89Cette hétérogénéité, inhabituelle dans un ensemble sculpté, pourrait s'expliquer par la récupération dans un fond d'atelier de ces éléments, ou de certains d’entre eux. Ils n’auraient donc été ni sculptés sur place ni destinés à Mariana. Il est fort probable par conséquent qu’ils aient été importés. On ne trouve aucun autre exemple de ce type de sculpture dans l’île, mais un rapprochement est possible, aussi bien sur le plan technique que stylistique, avec les chapiteaux du cloître roman de la piève Santa Mustiola de Torri (Sovicille), située à proximité de Sienne78, mais aussi de la crypte de San Vincenzo de Galliano79. Malgré l’hétérogénéité de ces pièces, elles ont été habilement insérées dans l’ensemble du décor de manière à ne créer aucun déséquilibre immédiatement perceptible.
90Au décor strictement ornemental de l’abside, il convient d’ajouter un bas-relief inséré au sommet du pilastre plat qui souligne la jonction avec le chevet plat du bas-côté nord de l’édifice. Un second identique devait se trouver au sud, mais il a disparu. Traité en méplat, on y voit à gauche un quadrupède, peut-être un fauve, qui fait face à une fleur, séparés par une moulure travaillée, comme imitant une colonne torse. C. Aru y voyait une indication symbolique du mois de la fondation ou de la consécration de l’église ou bien « un simple caprice »80.
91Trois baies ouvrent ce chevet, surmontées de linteaux monolithes pour les fenêtres latérales, de claveaux pour la baie centrale. Comme en façade, ces ouvertures sont relayées par la scansion dynamique des trous de boulins au dessin régulier, qui achèvent de moduler la paroi.
92Des effets de polychromie semblent avoir été recherchés ici, car la couleur des arcatures et des chapiteaux apparaît presque systématiquement un ton plus clair que le reste du parement. Malgré une régularité imparfaite de pierre en pierre, un certain contraste est ainsi créé entre l'ornement sculpté et le parement.
93Enfin, la partie haute du mur pignon n'est pas dénuée d'ornement : au-dessus d'un oculus se déploie une corniche d'arcatures descendant assez bas, terminées par des modillons ornés de crochets semblables à ceux des petits arcs de l’abside.
Marqueterie de pierre
94Au flanc sud de l'édifice, accolés à la baie orientale, trois éléments marquetés sont intégrés sans ordre apparent dans la paroi (fig. 44). Déjà P. Mérimée notait l'impression bizarre donnée par ces éléments « encastrés dans le mur comme au hasard, et qui ne m'ont pas semblé à leur place »81. Un peu au-dessus de deux dalles presque carrées, un élément rectangulaire est posé horizontalement ; il est orné de quatre roues creusées évidées en trois cercles concentriques formant des spirales. Celles-ci sont agrémentées aux quatre coins de formes circulaires sur lesquelles se détachent des losanges aux côtés incurvés, dont les quatre angles rejoignent les points cardinaux des cercles. Enfin, le rectangle est lui-même marqué à ces coins par trois cercles creusés et par un losange à la manière d'une étoile à quatre pointes aux faces incurvées comme sur les autres formes losangées.
95L'apparition d'une étoile à l'angle accentue l'effet de variété, dont le souci se lit sur l’ensemble des dalles. L'une reprend le motif étoilé intégré dans un cercle – en accentuant légèrement l'évidement autour du losange – à la manière d'un semis d'étoiles à quatre pointes82.
96Le troisième élément de l'ensemble paraît légèrement plus irrégulier, notamment par la disposition asymétrique des cercles intersécants et la variation dans leur diamètre. Le dessin complexe crée un jeu de creux et de pleins, défini par une alternance de quartiers pleins ou évidés, se faisant face. Le pourtour des roues suit la même logique d'alternance au quart de chaque cercle.
97Si l'impression d'animation très dense donnée par le jeu des creux et des pleins est encore certes prégnante aujourd'hui, ces variations rythmiques apparaissaient à l'origine rehaussées de tessons de pierres de couleurs variées dont chaque vide était incrusté et dont il ne reste plus trace, à une exception près. Les cathédrales de Lucques et de Pise ont porté à la perfection l'art de la marqueterie lapidaire bicolore dans des scènes figurées ou des motifs géométriques comme à Mariana.
98À cause de sa localisation inattendue, P. Mérimée proposait d'y voir un remploi du « fronton primitif de l'église »83, hypothèse à laquelle C. Aru s'est opposé, rappelant avec justesse84 l'existence de dispositions semblables à San Michele de Murato sur le campanile ou encore à San Michele de Pavie pour le nord de l'Italie. Le motif de cercles à intersections en particulier est loin d'être absent du corpus sarde, sur des parements pareillement insérés de manière fantaisiste85. Il s'observe notamment à Santa Maria di Castello de Cagliari ou encore à Decimomannu, sur une lunette déposée datant début du XIIIe siècle86. On le retrouve par ailleurs à deux reprises dans le parement mural de la cathédrale de Pise, sur un panneau inséré dans le flanc sud de l'édifice ainsi que sur deux lunettes d'arcade, l'une dans l'abside du transept sud et sur une lunette principale, enfin sur un élément remployé en façade de l'actuel musée de l'œuvre de cette ville.
99Pour R. Coroneo, l'insertion parfaite des éléments marquetés dans la paroi pourrait appartenir à la conception d’ensemble originelle87 : l'alternance des assises basses et hautes ne souffre pas d'altération, et l'harmonieuse jonction des dalles à la baie renforce cette hypothèse. Aru également s'opposait à l'idée d'une église primitive, plus riche que l'édifice médiéval, à la décoration plus imposante, antérieure à l'arrivée des Pisans sur l'île, comme à une « absurdité « historique88. Il réfute paradoxalement la possibilité d'y voir une création contemporaine de l'édifice : selon lui les dalles marquetées seraient d'origine antique au vu de leur qualité exceptionnelle, sans comparaison avec les autres éléments sculptés89. « Tout au plus, nuance Moracchini-Mazel, pourrait-on supposer qu'on avait prévu, pour la façade de Mariana, un programme plus développé en décoration de ce genre et qu'on ne l'a pas exécuté »90. Il faut bien rappeler la préciosité de cette décoration en marbre blanc d'importation, d'excellente qualité qui, contrairement à ce qu’affirmait R. Coroneo, est insérée de manière assez maladroite, sans suivre la logique des assises. Pour la dalle rectangulaire, l’insertion malaisée apparaît dans la coupe diagonale abrupte de la pierre nécessaire pour l'intégrer dans la ligne d'assises hautes. Pourtant les éléments sont bien encastrés dans le pourtour de la fenêtre, ce qui laisse penser qu'il s'agit là de leur destination initiale. Pourrait-on parler d'une localisation volontairement isolée, susceptible de souligner par contraste l’adresse déployée par le(s) sculpteur(s) dans ces échantillons de marqueterie ? L'hypothèse d'une signature expliquerait non seulement la disposition fantaisiste des trois dalles, mais aussi la virtuosité, il est vrai unique dans le corpus sculpté de l'édifice.
5. La tentative de restauration moderne
100Bien qu’en grande partie masquées par les restaurations du XXe siècle, on peut encore vaguement distinguer six traces de saignées semi-circulaires de 3,5 m de diamètre sur les murs hauts de la nef centrale, au-dessus des grandes arcades (fig. 45 et 46). Elles sont en revanche parfaitement visibles sur les photographies anciennes sur lesquelles on remarque aussi des pierres insérées horizontalement à la base de chacune de ces saignées.
101Ces vestiges correspondent aux ancrages et aux impostes de six voûtes transversales, probablement d’arêtes, qui étaient destinées à couvrir la nef centrale. Ce couvrement ne fût semble-t-il jamais réalisé. En tout cas, les savants et érudits du XIXe siècle qui ont décrit l’édifice n’en font pas mention, mais P. Mérimée signale l’existence des saignées91.
102Enfin, on ne connaît ni la chronologie ni le bâtiment auquel pourraient se rapporter les sept trous aménagés dans la partie ouest du parement extérieur du mur gouttereau sud. Ils se répartissent en deux lignes horizontales (trois à l’ouest et quatre à l’est respectivement à 2 m et à 2,30 m au-dessus du sol actuel) décalées de seulement une trentaine de centimètres. Ils pourraient correspondre aux logements des poutres d’un petit bâtiment – à fonction agricole ? - appuyé contre l’église.
6. La datation
103Les deux premières phases mises en évidence par l’analyse du bâti ne sont que des étapes dans l’avancement du chantier et il n’est d’ailleurs pas certain qu’il y ait une interruption, du moins prolongée, entre chacune d’elles. L’étude stylistique réalisée par G. Moracchini-Mazel puis par R. Coroneo et complétée ici, en s’appuyant sur des comparaisons judicieusement choisies dans le nord de l’Italie comme en Sardaigne, a montré que la cathédrale présente de nombreuses similitudes avec des édifices érigés à la fin du XIe ou durant la première moitié du XIIe siècle. Cette chronologie peut donc être retenue pour la construction, d’autant plus qu’elle est en accord avec la date de consécration connue par le récit du rédacteur anonyme de la De gesta Pisanorum92.
Post discessum venerabilis papae Gelasii, Petrus Pisanorum archiepiscopus, cum Petro cardinali ecclesiae Romanae legato, et cum ecclesiae Pisanae canonicis, atque cum Ildebrando judice et Pisanorum tunc consule, aliisque Pisanis civibus, in Corsicam ivit, ibique honorifice receptus, in conspectu cleri et populi Corsicani Marianensem electum pontificem, et illius ecclesiam consecravit, aliorumque Corsicae pontificum obedientiam et fidelitatem recepit. Anno Incarnationis MCXIX.
104Cette information est authentifiée indirectement par un acte rédigé la même année durant un synode provincial tenu à Mariana. Il atteste de manière certaine que le légat pontifical, le cardinal Petrus, l’archevêque de Pise Petrus, ainsi que des chanoines et des notables de la cité de Pise sont bien présents en Corse en 111893. Tous ces personnages sont réunis à Pise autour du pape Gélase II le 26 septembre de la même année.
105Mais cette date correspond-elle à la fin des travaux de construction de la cathédrale ? On sait, par ailleurs, que de nombreuses églises sont consacrées lors du passage d’un très haut dignitaire, alors que l’édifice est encore loin d’être achevé94. En revanche, il n’est pas commun d’assister au déplacement d’une telle délégation pour une simple consécration, même s’il s’agit d’une cathédrale. De fait, le voyage en Corse des prélats et des représentants de la Commune de Pise pourrait être lié à un autre évènement. Mais, de quoi peut-il bien s’agir ?
106On l’a vu, le 26 septembre 1118, donc juste avant la consécration de la cathédrale de Mariana, le pape Gélase II est à Pise, accompagné de tous les personnages que l’on retrouve en Corse. S’il est là, c’est avant toute chose pour confirmer les pouvoirs métropolitains de l’archevêque de Pise et lui assurer ainsi son autorité sur tous les diocèses de Corse95.
107Le cardinal Petrus est un proche du Pape. Sa présence à Mariana donne une dimension très particulière à l’évènement puisque, en tant que légat pontifical, il reconnaît et authentifie les droits de l’archevêque de Pise sur l’île et sur les évêques corses qui lui jurent fidélité.
108L’objectif premier de cette visite était donc probablement d’affirmer solennellement la suprématie de l’Église de Pise, et avec elle de toute la cité, sur la Corse ; on comprendrait mal autrement la présence des représentants laïcs de la Commune96. Ce n’est donc qu’après le 28 septembre 1118 et certainement avant la fin de l’année suivante, qu’ils se rendent en Corse et participent à la consécration de la Canonica.
109La consécration, qui a lieu immédiatement après le passage de Gélase II à Pise, doit ainsi être considérée comme un évènement secondaire, tout comme les donations et confirmations de legs à l’abbaye de la Gorgone qui ont lieu au même moment97. De fait, rien ne permet d’affirmer que les travaux de construction de la cathédrale étaient bien terminés au moment de la cérémonie de consécration. Il faut toutefois revenir ici sur la troisième étape de construction durant laquelle la brique de remploi est substituée à la pierre de taille. Ce changement peut avoir de multiples causes. Les questions techniques ne trouvent aucune justification et doivent donc être écartées. Des raisons d’approvisionnement, comme les difficultés d’accès à la carrière, sont peu vraisemblables puisque la pierre est encore utilisée simultanément sur la façade occidentale et surtout des gisements de calcschiste, certes de moins bonne qualité, étaient exploitables dans des secteurs plus proches de Mariana. C'est le cas en particulier dans la zone de piémont de la commune actuelle de Lucciana, à moins de 5 km de la cathédrale, où des pierres ont été extraites pour construire plusieurs églises dans le courant du XIIe siècle, dont la piève Sant’Appiano de Borgo.
110De fait, plus qu’un problème d’approvisionnement en matériaux de construction, il semble que ces bouleversements puissent être liés à des problèmes économiques. Des difficultés de financement pourraient avoir été rencontrées en fin de chantier, entraînant peut-être l’abandon du projet de décor prévu au sommet de la façade ouest ainsi que la substitution de la pierre de taille par de la brique de remploi prélevée in situ dans les parties occidentales de la nef centrale. Mais, les parties construites en briques sont finalement peu importantes et le chantier aurait aussi pu être interrompu le temps de réunir la somme nécessaire permettant de terminer les travaux. Par conséquent, on peut penser que les problèmes financiers, s’ils sont bien réels, se doublaient d’une certaine urgence à terminer la construction. Mais pourquoi cette urgence ? L’unique évènement documenté qui pourrait l’expliquer est la venue du légat pontifical et de l’archevêque de Pise. Les travaux ont ainsi pu être accélérés afin que l’église puisse être consacrée, mais aussi pour que la nouvelle cathédrale soit le cadre des cérémonies et synodes programmés. On peut donc proposer d’interpréter tous ces éléments comme des moyens mis en œuvre pour répondre à la nécessité de mener à terme la construction avant l’arrivée de la délégation, tout en faisant face à d’éventuelles difficultés financières.
111Le couvrement voûté dont les traces sont visibles dans les parties hautes du vaisseau central, est en revanche bien plus tardif. Ce type de couvrement n’est jamais documenté dans l’île avant le XVIe siècle et pourrait donc être postérieur au transfert du siège épiscopal de Mariana à Bastia en 1571.
7. Conclusion
112C’est à l’aube du XIIe siècle que débute le chantier de construction de la cathédrale. Elle est implantée à quelques mètres au nord de la basilique paléochrétienne, peut-être à la fois pour conserver celle-ci et pour protéger le nouvel édifice des crues du Golo qui pourraient devenir plus nombreuses et plus importantes en ce début du petit âge glaciaire. Avec la basilique et le baptistère du Ve siècle, elle constitue un ensemble articulé au sein duquel la liturgie est réorganisée.
113Cet ensemble est dominé par la masse de la nouvelle église qui adopte dans ses grandes lignes le plan de la basilique antérieure. Elle est toutefois construite en pierre de taille, un marbre prélevé dans les carrières du Cap Corse, nécessitant un transport maritime et fluvial et sans doute la mise en place d’infrastructures spécifiques dont un possible quai sur le Golo.
114Bien que discret, le décor est bien présent et exécuté avec soin. En revanche, la mise en œuvre des blocs de parement laisse deviner certaines hésitations et approximations qui trahissent sans doute l’intervention de maçons peu expérimentés dans le travail de la pierre de taille.
115Le chantier est marqué par deux changements de partis. Un premier qui paraît être lié à la décision de voûter la dernière travée orientale et qui implique la surélévation des collatéraux ainsi que le décalage de tous les piliers vers l’est. Le second, en fin de chantier, caractérisé par une exécution accélérée, l’abandon possible du décor d’arcatures du pignon occidental, et le renoncement dans les parties de l’édifice peu visibles de la pierre taille au profit de la brique de remploi. Ce nouveau choix pourrait découler d’une volonté de terminer rapidement l’édifice afin de recevoir l’archevêque de Pise et le cardinal légat pontifical lors de leur déplacement en Corse à la fin de l’année 1118 ou en 1119.
Notes de bas de page
1 La dédicace à sainte Marie est connue par divers documents dont le plus ancien date de 1115 : Archives départementales de Haute-Corse, Bastia, IH1, 5, 29 novembre 1115 = Scalfati 1971, n° 29.
2 Istria 2005a, p. 159-160 ; Franzini 2013. Les dimensions des cathédrales d’Ajaccio et d’Aleria ne sont toutefois pas connues.
3 Voir Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, carton 81/2B/7, dossier 52.
4 L’église médiévale San Parteo est elle aussi réorientée par rapport à la basilique paléochrétienne qui l’a précédée, mais cette fois le décalage est nettement plus important et l’abside est tournée vers le sud-est.
5 Vella et al. 2016.
6 L’extérieur du mur gouttereau sud est partiellement masqué par la tour qui lui est adossée.
7 Ces pilastres sont parfaitement chaînés et la présence de blocs à retours intégrés dans le mur oriental ne laisse aucun doute quant à la contemporanéité de la construction de ces éléments.
8 Deux blocs sont dans l’épaulement nord et un dans l’épaulement sud.
9 Arnaud 2014.
10 Franzini 2005a, p. 242.
11 Vella et al. 2016.
12 Moracchini-Mazel 1967a, p. 84.
13 Sur la question des signes lapidaires dans l’espace toscan on verra Bianchi 1997. L’auteur donne d’ailleurs un exemple de fleur, à quatre pétales, sculpté sur le parement du Camposanto monumental de Pise (tav.4b).
14 Cette ciselure apparaît sur la quasi-totalité des blocs taillés à la broche.
15 Un exemplaire de gradine à six dents a été retrouvé durant les fouilles, mais n’est plus visible aujourd’hui (Moracchini-Mazel 1967a, p. 84).
16 Coroneo 2006, p. 102.
17 Coroneo 2006, p. 74-78.
18 Bessac – Pécourt 1995, p. 108.
19 Ce pourcentage est calculé sur un total de 330 trous de boulins. Leurs dimensions sont comprises entre 10 et 12 cm. de côté. Les espacements horizontaux sont de l’ordre de 2,10 à 2,20 m et verticaux d’environ 1,20 m.
20 Manuscrit anonyme, « Recherches sur les origines de la Corse par les monuments, 1886-1889 », coll. privée. Photographies de T. de Caraffa datée de 1900 : Ville de Bastia ; fond Palais Caraffa. Photographies de A. Chauvel prises en 1936 : Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, cote 0080/042. On verra également la photographie pl. 34 dans Moracchini-Mazel 1972 qui montre clairement la liaison stratigraphique entre les parements extérieurs de la façade occidentale et les maçonneries de brique du mur gouttereau sud.
21 Vivarelli 2013, p. 66 ; Mérimée 1839, p. 98 ; Moracchini-Mazel 1967a.
22 Les trous de boulins de cette partie de la construction représentés sur le relevé d’élévation de la façade sud sont positionnés à partir des photographies anciennes.
23 L’unique autre remploi recensé est un très petit fragment de sculpture sur marbre inséré dans la façade sud et provenant du baldaquin du baptistère paléochrétien. Il est possible toutefois que de petits blocs de marbre, non décorés et fort rares, proviennent également de la cité antique.
24 Coroneo 2006, p. 110.
25 Istria – Pergola 2001, p. 23, n° 32.
26 Piliers : longueur est-ouest 59/59,6 cm. × 55,2/55,3 cm. Ils sont espacés de 3,3 à 3,32 m.
27 Ces piliers cruciformes sont deux fois plus larges que les piliers de plan rectangulaire soit 1,18 m. La dernière travée orientale n’a que 2,5 m de largeur.
28 Dimensions totales (h × l) = 4,80 × 2,7 m / dimensions ouverture = 3,23 × 1,56 m.
29 Au moins dans trois cas (Santa Margarita de Sorio, San Pietro e Paolo de Caccia et San Giovanni de Sisco), ils sont simplement liés à une opportunité offerte par un bloc de pierre vaguement triangulaire, voire légèrement semi-circulaire, pour économiser une taille régulière ou la construction d’une arcature enveloppant un tympan.
30 Istria 2009c.
31 R. Coroneo doutait de l’authenticité de l’oculus de la façade occidentale, mais la photographie prise par T. de Caraffa en 1900, avant les restaurations, montre que l’oculus est bien d’origine (Ville de Bastia, fond Palais Caraffa, cl. T. de Caraffa, 1900).
32 Ce type est assez commun en Corse (Santi Pietro e Paolo de Lumio, Santa Maria de Rescamone, Santa Reparata de Balagne…) et en Sardaigne (San Gavino de Porto Torres, San Platano de Villaspeciosa…). On le retrouve en premier lieu à proximité de Pise sur l’édifice San Piero a Grado. Sur cette question on verra principalement : Coroneo 1993, p. 82-83.
33 Les deux autres fenêtres de la rangée ont été complètement refaites et on ne peut juger de leur forme originelle.
34 Quatre fenêtres sont des restaurations du XXe siècle : côté sud, la fenêtre occidentale du bas-côté et les deux fenêtres occidentales de la nef centrale. Côté nord, fenêtre occidentale de la nef centrale, à l’exception du linteau.
35 R. Coroneo suggérait, à tort, qu’il pouvait s’agir de restaurations modernes (Coroneo 2006, p. 115).
36 On le retrouve exceptionnellement en Sardaigne sur la petite chapelle Santa Maria di Anela, datée du XIIe siècle, et sur l’église San Nicola di Silanis a Sedini construite autour de 1122 (Coroneo 1993, p. 126-127 et 144).
37 On retrouve ce type de fenêtre dans une série d’édifices proches de Mariana, dans les diocèses de Mariana et de Nebbio : San Pietro à Santo Pietro di Tenda, San Nicolao à Rapale, Sant’Agostino à Bigorno, Sant’Andrea à Biguglia. Santa Maria de Canari…
38 Prosper Mérimée le premier s’étonnait de l’agencement désordonné (Mérimée 1839, p. 99-100).
39 Un système semblable mais inversé (partie orientale très éclairée et nef sombre) a été mis en évidence dans la cathédrale romane de Lyon (Reveyron 2017, p. 106-107).
40 Grazioli 1906, p. 238.
41 Magni 1960, p. 75.
42 Cassanelli – Piva 2010, p. 83-88.
43 Zonca 1990, p. 608 ; Piva 1998 ; Cassanelli – Piva 2011, p. 199 et 203-205.
44 Cassanelli – Piva 2011, p. 233.
45 Moracchini-Mazel 1967b, p. 92. On doit aujourd’hui remplacer les termes de diaconicon et prothésis par celui de « sacristie » (Duval 1999, p. 9). Il est utile de faire un détour vers l’architecture chrétienne proche-orientale des Ve et VIe siècles : certains édifices y présentent la même disposition structurelle, en plus d’avoir livré des témoignages archéologiques attestant d’une fonction liturgique précise dans les parties orientales. En Syrie, l’abside centrale est fréquemment flanquée de deux pièces latérales dans les édifices de cette époque, et les recherches tendent à démontrer que l’une de celles-ci a un usage martyrologique bien identifié, tandis que l’autre peut servir de sacristie. Dans le sanctuaire d’Hüarte en Apamée par exemple, la fonction martyrologique de la pièce nord, voûtée, est attestée par l’inscription de la mosaïque et surtout, par les fragments de reliquaire qui y ont été trouvés (Canivet 1987, p. 124-126. Voir aussi Lassus 1947, p. 162-163). En Jordanie comme en Syrie, la mise au point de ce schéma architectural au cours du VIe siècle pourrait correspondre à une modification liturgique en lien avec le culte des reliques, ce qui explique que certaines installations martyrologiques soient contemporaines du cloisonnement de ces espaces (Michel 1994, vol. 1, p. 126, 139-141 ; Duval 2003, p. 46).
46 Rutishauser 1982, p. 64-66.
47 Puig y Cadafalch 1928, p. 56. S. Rutishauser envisage la possibilité d’une construction au Xe siècle (Rutishauser 1982, p. 77), mais le début du XIe est plus souvent retenu (Grodecki 1958, p. 133-134 ; Oswald – Schaefer – Sennhauser 1990, p. 24 ; Reiche 2010, p. 377).
48 Rutishauser 1982, p. 20.
49 En Corse en effet, G. Moracchini-Mazel mentionne la présence de trois autels à San Parteo et Ampugnani, mais, en l’absence de rapports de fouilles, c’est une information avec laquelle il faut rester très prudent. Voir Moracchini-Mazel 1992a, p. 34-35 ; Moracchini-Mazel 1993, p. 169.
50 Moracchini-Mazel 1992b.
51 Balzaretti 1966, p. 33 ; Della Torre et al., 1984, p. 246.
52 Esquieu – Phalip 2014, p. 108-110.
53 Esquieu – Phalip 2014, p. 108-110.
54 Venturini 2007, p. 15.
55 Aru 1908 ; Moracchini-Mazel 1967a, p. 84 : « l'utilisation savante de cette polychromie naturelle du matériau – système poussé plus avant encore dans les archivoltes des portes, où les claveaux gris alternent avec les claveaux blancs – la perfection de la taille des pierres, appareillées avec un soin extrême, presque à joints vifs, ainsi que la pureté des volumes essentiels caractérisent l’œuvre du maître de Mariana » ; Coroneo 2006.
56 À Aregno comme à Murato où la bichromie est beaucoup plus prononcée, un soin tout particulier est également apporté à la régularité de l'alternance des claveaux, en particulier pour l’archivolte de la baie centrale de l’abside de Murato.
57 Moracchini-Mazel 1967a, p. 87.
58 Coroneo 2006.
59 Coroneo 2006, p. 104.
60 Moracchini-Mazel 1967a, p. 87.
61 Dans une vaste bibliographie, citons l'ouvrage synthétique de Skubiszewski 1998.
62 Moracchini-Mazel 1967a, p. 88.
63 G. Moracchini-Mazel repose ainsi une question chronologique cruciale : si on date les édifices corses cités de la seconde moitié du XIe avant la période de la domination pisane, les influences lombardes ne sont donc pas médiées par les modèles toscans. La question, néanmoins, ne se pose pas vraiment pour Mariana qui est exactement datée. De manière plus générale, on ne peut considérer que les transferts culturels doivent être dans tous les cas conditionnés par une domination politique.
64 Aru 1908, p. 49 : « L'aspetto generale della Canonica [...] richiama i caratteri particolari di quell'architettura fiorita in Italia durante e dopo il dominio longobardo per impulso principale dei maestri comacini ».
65 Moracchini-Mazel 1978, p. 25-28.
66 En aire lombarde, plusieurs œuvres très précieuses en témoignent, comme une fibule ansée décorée d’entrelacs conservée au musée archéologique de Turin ou la croix décorée à la feuille d’or d’entrelacs repoussés du Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg.
67 Mérimée 1839, p. 101.
68 Coroneo 2006, p. 124.
69 Skubiszewski 1998. Les tissus orientaux ont été conservés dans les trésors d’églises pour protéger certaines précieuses reliques importées de l’empire byzantin, comme le célèbre suaire au Quadrige du musée national du Moyen Âge, thermes de Cluny, qui proviendrait du tombeau de Charlemagne à Aix-la-Chapelle.
70 Moracchini-Mazel 1967a, p. 88.
71 Ibid.
72 Coroneo 2006, p. 124.
73 Moracchini-Mazel 1967a, p. 123 : à Piedicorte di Gaggio, la disproportion entre le linteau et l'archivolte laisse penser qu'ils ornaient à l'origine deux entrées différentes.
74 Aru 1908 : « gli arti di questi animali sono grossi, diritti, senza articolazioni, come di legno ».
75 Mérimée 1839, p. 104 : « Comparée avec la façade si pauvre d'ornementation, l'apside (sic) offrira quelque recherche » ; Aru 1908 : « comparata con la facciata cosi povera d'ornamentazione, l'abside offre maggior interesse ».
76 Coroneo 2006, p. 104.
77 Mérimée 1839, p. 104.
78 Un exemplaire assez semblable décore également l’abside de la cathédrale sarde Santa Giusta (OR) construite dans les années 1130 (Coroneo 1993, p. 68-69).
79 Datés du XIe siècle, ces derniers sont toutefois moins schématiques.
80 Aru 1908, p. 45.
81 Mérimée 1839, p. 105.
82 Moracchini-Mazel 1967a, p. 91.
83 Mérimée 1839, p. 105 : « Il serait possible qu'elles proviennent du fronton primitif de l'église car on se souvient que le fronton actuel porte des traces de restauration ».
84 Aru 1908, p. 47. Pour C. Aru, c'est le manque d'observation par Mérimée de cas semblables d'incrustations en apparence aléatoire qui l'amène à penser qu'il s'agit d'un remploi.
85 Coroneo 2006 : l'auteur cite San Michele di Plaiano à Sassari, San Pietro di Sorres à Borutta, Santa Maria di Castello à Cagliari pour la première moitié du XIIIe siècle.
86 Coroneo 2006, p. 107.
87 Coroneo 2006, p. 106-107.
88 Aru 1908, p. 47-48.
89 Aru 1908, p. 47.
90 Moracchini-Mazel 1967a, p. 91.
91 Mérimée 1839, p. 98-99.
92 Muratori 1725, col.105.
93 Archives départementales de Corse-du-Sud, IHI, 7, Carte CCII, n°33, 1118 = Scalfati 1994, p. 139
94 Il n’est pas rare, en effet, que des églises soient consacrées avant même la fin des travaux. Les documents associés au voyage d’Urbain II en France en 1095-1096, en donnent de nombreux exemples : Becker 1997, p. 135 ; Vergnolle 1997, p. 167-169.
95 Kehr 1975, p. 321-322, n° 12. Ces pouvoirs métropolitains ont été conférés à l’évêque de Pise par le pape Urbain II en 1092.
96 Sur l’activité conjointe de l’Église et de la Commune de Pise au Moyen Âge on pourra voir par exemple : Poisson 1984.
97 Sur ce point en particulier on verra les travaux de S.P.P. Scalfati, notamment Scalfati 1994, p. 139-140. On y trouvera les références bibliographiques ainsi que les renvois aux documents d’archives.
Auteurs
Conservatrice au musée du Louvre, caronsophie45@gmail.com
Aix Marseille Université, CNRS, LA3M, Aix-en-Provence, distria@mmsh.univ-aix.fr
UMR 8150, Centre André Chastel, CNRS – Université Paris-Sorbonne, Alexandra.sotirakis@gmail.com
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