Conclusions
La Blanchère (1853-1896), la modernité d’un ancien membre
p. 157-161
Texte intégral
« Nous ne pouvons jamais être sûrs d’avoir atteint le sens et la fonction d’une institution si nous ne sommes pas en mesure de revivre son incidence sur une conscience individuelle. »
Claude Lévi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, dans Sociologie et anthropologie, Paris, 1968, p. XXVI.
1Revenir sur le parcours de La Blanchère, c’est revenir, à travers un itinéraire individuel, sur un moment essentiel du développement de l’École française de Rome, un moment d’une grande modernité sinon d’une grande actualité.
2Les 40 lettres encore inédites envoyées par La Blanchère à son directeur Geffroy entre mars 1879 et octobre 1881 sont en effet un témoignage unique de l’esprit « mission » qui caractérisa l’École dans les premières années de son existence. Elles ont été l’objet d’une présentation synthétique en 1984 dans un volume magnifique (Terracina e le terre pontine) voulu par le regretté Giovanni R. Rocci et des érudits de Terracina désireux de valoriser l’apport de ce jeune Français qui paya de sa vie son engagement sur un territoire et pour un territoire. Présentation partielle mais excellente qui me conduisit à ne pas mettre leur édition complète dans mes priorités pour l’histoire de l’École pendant mes mandats de directeur. Et ce d’autant plus que le volume 34 de la Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome de La Blanchère avait été alors traduit en italien également (Terracina. Saggio di storia locale, (Paris, 1884 ; Terracine, 1983). La Blanchère était devenu ainsi le membre des premières promotions le mieux étudié.
3Lorsque Filippo Coarelli, à la fin des années 70, me présenta Rocci qui venait solliciter l’aide de l’École, j’eu pour la première fois conscience que l’École avait une histoire qui ne se résumait pas à l’expérience, – fût-elle majeure – de Louis Duchesne dont des scripta minora avait été rassemblés (Collection de l'EFR, 13) et qui avait fait l’objet en 1973 d’un colloque (Collection de l'EFR, 23). Une histoire dont – comme tant d’autres – j’ignorais alors presque tout (le volume du Cinquantenaire était bien oublié) et dont je devais reprendre le fil en 2003 à mon retour à l’École. J’ai gardé de ce moment précieux un souvenir fort.
4La Blanchère fut membre de la 6e promotion de l’École (1878), en fait la 3e qui vécut au Palais Farnèse. Une promotion que le directeur Geffroy voulut exceptionnellement importante avec 7 membres, un chiffre qui ne fut plus atteint avant la 99e promotion (celle à laquelle j’appartiens) en 1973. Une 6e promotion pluridisciplinaire avec un juriste qui devint célèbre (Cuq), deux autres antiquisants (Donat et Lafaye), deux archivistes (Delaville et Durrieu) et un médiéviste numismate (Engel).
5Une promotion toutefois marquée par le destin. L’historien Donat meurt dès 1880 comme plusieurs autres en cette fin de siècle : ainsi Fernique, premier archéologue de l’École et membre de la 4e promotion, qui devait mourir en 18851. La Blanchère disparut lui en 1896, à seulement 43 ans. Que l’on pense à son condisciple de l’École normale supérieure, l’historien Charles Seignobos qui, lui, ne disparut qu’en 1942 et l’on mesurera la perte : une vie brisée probablement par la malaria contractée dans les marais pontins au cours de ses longues missions.
6Geffroy envoie ses membres archéologues sur le terrain italien. Ces derniers ne sont plus, comme dans la phase précédente, des spécialistes de la Grèce en séjour à Rome (Collignon, Homolle) : Fernique est allé à Palestrina et chez les Marses de l’Italie centrale ; Lafaye a des visées sur la Campanie (Minturnes, Sinuessa), sur l’Étrurie (Cerveteri) sur la Sicile (Taormina) mais se disperse et ses projets ne réussissent pas. C’est tout le contraire avec La Blanchère. Il a un projet clair et cadré.
7D’où lui est venu ce goût du terrain, et du terrain italien ? Probablement de l’enseignement reçu à l’École normale supérieure, c’est-à-dire celui d’Ernest Desjardins qui y enseignait la géographie depuis 1861 et qui avait soutenu en 1855 une thèse de doctorat sur la topographie du Latium ; et surtout, à partir de 1876, de celui de Paul Vidal de la Blache dont il a suivi les cours durant la dernière année de son passage à l’École normale et de sa préparation de l’agrégation d’histoire. C’est un moment particulier, où l’Europe prend conscience de l’espace à la suite de l’ouverture du canal de Suez en 1869. À la suite du désastre de la guerre de 1870, Vidal de la Blache définit une nouvelle discipline géographique qui part de l’idée simple que ce sont les hommes qui ont construit les paysages. Idée simple mais combien moderne. C’est la lecture des cartes qui est à la base, ces cartes que les militaires français n’ont pas su lire en 1870. Vidal est un ancien de l’École française d’Athènes (promotion 1867) et a commencé comme archéologue ; il n’a que 8 ans de plus que son élève et le courant est passé. Enfin, le père de La Blanchère était un naturaliste reconnu et le fils était donc préparé à réfléchir sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’environnement.
8La Blanchère est un des premiers militants de la cause préromaine. Plus exactement il se positionne en décalage, sinon à contre-courant, par rapport à l’enthousiasme alors général pour les études sur l’Empire romain, favorisées par l’enseignement parisien de Léon Renier (1809-1885) en épigraphie et par la personnalité de Mommsen. Entendons-nous : La Blanchère sait de l’épigraphie et Mommsen a dit l’estime qu’il avait pour ses lectures. Mais le terrain le porte à chercher à comprendre un passé plus lointain et encore dans les brumes, aux frontières du mythe. Sa démarche s’inscrit dans un courant qui est né avec Giuseppe Micali et son premier livre sur L’Italia avanti il dominio dei Romani (1810) qui a conduit à une Storia degli antichi popoli italiani (1832). Une ligne que Pallottino défendit bien plus tard avec notamment sa Storia della prima Italia (1984). Une ligne bien vivante aujourd’hui en Italie mais aussi à l’École2.
9Coarelli a dit et bien dit la qualité exceptionnelle du travail de La Blanchère dans la riche et soigneuse présentation de 9 pages du volume de 19843. On ne saurait y revenir. À relire tant d’années après ces belles pages j’y retrouve le jugement, hélas lucide, qui était le sien sur la nécessité, toujours recommencée, de retrouver « un esprit La Blanchère » :
A differenza degli odierni membri delle Scuole straniere a Roma, sempre più chiusi nel loro ristretto ambito specialistico, e sempre più refrattari ad un rapporto reale con il paese che li ospita, il La Blanchère conobbe e comprese moltissimo dell’Italia di allora.
10Le jugement est dur mais pas totalement injuste et doit être médité.
11Un point important me porte à quelque développement. En citant une phrase de notre auteur sur la guerre, Coarelli, lucidement, y décèle (p. VI et p. 221) un langage qui n’est pas fortement éloigné de ce que Marx écrivait dans les Grundrisse4. Mais Coarelli ajoutait prudemment « senza dubbio involontariamente ». Cette position prudente est évidemment la bonne si nous parlons des Grundrisse qui, bien que rédigés dans les années 1857-1858, ne furent publiés en allemand qu’en 1939 à Moscou, en français en 1967 et en italien en 19745. Toutefois je ne peux m’empêcher de rappeler brièvement un large contexte que nous devons avoir à l’esprit en attendant que des analyses plus précises permettent d’aller au-delà d’hypothèses. Que La Blanchère ait lu les premiers écrits de Marx ou ait entendu parler de lui n’est en effet en rien impossible. Et les commentaires de Marx sur la guerre sont nombreux.
12La Blanchère, né en 1853, appartient à une génération qui a été marquée par l’impact de la révolution de 1848 et des idées qui émergèrent alors, y compris celles contenues dans le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels dont les traductions et les diffusions en Europe furent rapides et nombreuses. Cet impact touche tous les intellectuels du temps, et quelqu’un de bien éloigné de telles idées, comme Hippolyte Taine pouvait écrire à sa mère depuis Florence le 8 avril 1864 en parlant des Italiens : « Ils sont plus heureux que nous ; c’est un grand point, quand on construit un gouvernement et une nation, de ne point sentir sous ses pieds les instincts et les théories communistes » (Voyage en Italie, Paris, 1866). Peu après Le Capital de Marx fut publié, en 1867. Un jeune intellectuel parisien comme La Blanchère, qui faisait peu après ses études au lycée Louis-le-Grand puis à l’ENS avant de passer l’agrégation d’histoire en 1877, pouvait difficilement rester dans l’ignorance de la première traduction française du Capital de Marx en 1875 par l’éditeur Maurice Lachâtre ; traduction qui permit en Italie celle favorisée par l’anarchiste Carlo Cafiero.
13Et ce d’autant plus que cette génération venait de recevoir bien d’autres traumatismes : la défaite de 1870-1871, puis la Commune et les 20 000 morts de la Semaine Sanglante. Comment penser qu’elle ait pu rester dans l’ignorance des acteurs de son temps : depuis Proudhon et Jules Vallès, jusqu’à Bakounine, Blanqui et tant d’autres à commencer par Marx.
14De fait, quand on lit La Blanchère, on comprend, sans qu’il ait besoin de l’écrire, les fortes motivations sociales qui sont les siennes : en travaillant dans les marais pontins, en partageant la vie de populations souvent plongés dans la misère il s’interroge sur le pourquoi. Sa réponse, on le sait, est plus que discutable aujourd’hui mais sa formulation même est éclairante : les heureux temps préromains auraient été suivis par un abandon des campagnes qui aurait commencé avec Rome. On a dit ici même justement cet oubli des siècles hellénistiques6 qui empêchèrent La Blanchère de proposer une périodisation plus crédible puisque, comme tant d’autres, il considérait la malaria comme la cause du dépeuplement des campagnes et non comme une conséquence de ce dépeuplement.
15Cet homme qui nous apparaît comme un marginal – bien loin des mondanités du Palais Farnèse où il occupa une chambre fort modeste plus tard décriée par C. Jullian qui lui succéda –, reste attaché à ce palais par le lien de confiance qu’il a avec son directeur Geffroy. Et surtout par le sens de sa mission. Mais la Rome antique et la Prusse de Bismarck se rejoignent parfois inconsciemment chez lui et il responsabilise la Rome antique de maux qu’elle a elle-même combattus. Seule sa probité intellectuelle et une éthique impeccable lui permettent, avec l’aide de son directeur probablement, de rétablir un bon contact avec Mommsen et il recevra de ce dernier toute l’estime que méritaient ses qualités.
16La Blanchère n’écrit jamais rien de compromettant. Il n’est pas militant politique. Il travailla en Algérie et en Tunisie avec l’énergie que l’on sait et le gouvernement lui fera remettre la Légion d’Honneur le jour de l’inauguration du Musée Alaoui, ancêtre du Bardo actuel. Mais on sait qu’il ne partage pas l’enthousiasme colonial de certains de ses camarades qui, comme Jullian, s’exaltaient à l’idée d’une « École française de Carthage » au soir de l’entrée des troupes françaises à Tunis en 1881 : il est, au sud de la Méditerranée comme dans les marais pontins, en mission pour la République, pour construire un service du patrimoine et les structures nécessaires non pour vanter les mérites de l’épopée coloniale.
17Cet homme a-t-il écrit par hasard la phrase habilement repérée par Coarelli ? J’en doute fortement. Quand il est question de drainage, il pense autant aux populations d’aujourd’hui qu’à celles d’hier. Et surtout les dernières pages de son dernier manuscrit sont un aveu d’authenticité : car contrairement à son habitude, il abandonne le style sec et précis qui est le sien, admirable de concision et d’exactitude. Il ne parle pas de la malaria en général. Il nous parle en fait de sa malaria. Il revient en permanence sur les signes, sur les développements, sur l’issue qu’il sait fatale. Il écrit jour après jour sur ce territoire où il s’est contaminé : il parle du passé mais surtout du présent et de son présent, de son quotidien de souffrances : ce n’est rien d’autre qu’une confession, bouleversante de sincérité et de pudeur : La Blanchère au miroir de sa propre mort.
Notes de bas de page
1 Bourdin 2015.
2 Bourdin 2012.
3 La Blanchère 1984 [= La Blanchère 1975].
4 Grundrisse der Kritik der Politischen Ökonomie.
5 Dans l’édition de Backaus qu’Andrea Carandini utilisa ensuite partiellement dans son Anatomia della scimmia (Einaudi, 1979), ce qui explique la large diffusion de ce texte en Italie dans les années suivantes.
6 Cf. D. Palombi dans ce volume.
Auteur
Accademia Nazionale dei Lincei, michel.gras@mae.u-paris10.fr
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