Conclusion générale
p. 1003-1008
Texte intégral
1J’avais annoncé, en première page de ce travail, une étude de la relation entre le pouvoir et la société. J’espère que tel a bien été le fil conducteur de l’ensemble aux yeux du lecteur.
2Les résultats m’ont, en fin de compte, surpris. S’il me fallait caractériser brièvement ce qui, à la relecture, me paraît à moi-même le plus frappant de cette histoire, je reviendrais sur cette constatation, passablement étonnée en effet, que j’ai été amené à faire à propos des modifications du monde rural dans la deuxième moitié du Duecento : pour comprendre les structures portantes du système sociopolitique du Moyen Âge central (la « société féodale »), il m’a fallu remonter à la très obscure mise en place de la société lombarde, sinon même à l’invasion du vie siècle ; et, à l’inverse, pour mieux rendre compte des métamorphoses des rapports de production durant les années 1250, je devais avoir l’œil sur le point d’aboutissement du processus qu’elles enclenchaient, c’est-à-dire sur la situation des temps « modernes ». De Giovanni Tabacco à Giorgio Giorgetti, le libre guerrier « lombard » s’était transformé en ce prolétaire rural silencieux et passif qui s’est survécu, dans les campagnes de la plaine du Pô, jusqu’au milieu du xxe siècle. Un film d’Ermanno Olmi, L’arbre aux sabots, racontait l’histoire d’un paysan que son propriétaire chassait, avec toute sa famille, parce que, pour refaire les sabots dont son fils avait besoin pour aller à l’école, n’ayant pas le moindre morceau de bois à sa disposition, il avait abattu un arbre. Parmi les interdictions caractéristiques du « podere » dès sa naissance au xiiie siècle, il y a celle de couper les arbres.
3J’ai donc vu naître et mourir un monde, entre xe et xiiie siècle.
4Ce monde reposait sur la complémentarité, conflictuelle autant qu’on voudra, mais essentielle au système, entre la masse rurale dont les alleutiers étaient le noyau dirigeant, longtemps dynamique, et une aristocratie « féodale » et citadine ; de l’une à l’autre, il y avait des point de passage. L’une et l’autre élaborent leurs institutions, se développent et entrent en crise parallèlement, au terme d’un lent processus d’approfondissement de leurs contradictions. Mais, tandis que ceux des maîtres qui survivront verront leur puissance renforcée, les ruraux s’enfonceront dans la paupérisation.
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5S’il est aisé de caractériser le milieu du Duecento comme le moment d’une rupture brusque, il n’en est pas de même en amont.
6Dans le Padouan, aucune analyse n’est possible avant les temps de la restauration ottonienne. Restauration dans laquelle l’historiographie actuelle voit, plutôt qu’un renouveau, le point d’aboutissement de toute une évolution engagée avec les « rois d’Italie » (en ce sens la date charnière serait la mort de Louis II en 875). Otton et ses successeurs enregistrent et cautionnent les changements survenus, sans tenter autre chose que, dans une prise en compte au coup par coup des rapports de force, de les maintenir en l’état le plus favorable à leurs propres visées. Le Padouan, comté-croupion depuis les amputations lombardes, les occupe peu ; du moins la ville, ressurgie de ses cendres, retrouve-t-elle son statut de chef-lieu, après plusieurs siècles où la place-forte de Monselice l’avait supplantée. Mais en donnant un comte unique à Vicence et Padoue, l’empereur détermine l’avenir : à Vicence le comte sera le maître ; dans le Padouan ce sera l’évêque, et tout le milieu dirigeant viendra l’entourer dans sa curia, y compris le comte que le Padouan finira par recevoir.
7Ce milieu dirigeant se structure en trois strates. Les seuls « nobles » au sens fort (da Nono s’en souviendra encore au xive siècle) sont les descendants des titulaires d’honores du xe siècle : les comtes et les nombreux lignages qui, au fil du temps, en sont issus, des marquis venus d’ailleurs (qui ne se désigneront comme « d’Este » qu’au xiie siècle), et sans doute des vicomtes devenus capitanei et appelés à se fondre dans la masse des élites citadines, pour n’avoir pas su fonder leurs propres espaces castraux.
8Faute, en effet, d’un véritable « Etat » ottonien, et alors que ni le comte ni l’évêque ne peut avoir d’autre rôle que celui d’un primus inter pares, se poursuit au xie siècle un incastellamento amorcé, là comme ailleurs, depuis les années 910-920.
9A l’issue d’un processus dont le détail est obscur, une deuxième strate de familles nobles s’est adjointe à la première. Le plus souvent il s’agit de lignages auxquels l’avouerie de l’évêque ou de monastères a donné de quoi créer des seigneuries, mais parfois elles se sont imposées, sans justifications, à partir de fortes bases alleutières – ainsi les da Carrara, futurs « seigneurs » de la Padoue renaissante.
10La troisième strate est de très loin la plus nombreuse, et avec elle on a affaire, plutôt qu’à une noblesse, à une structure plus ouverte, une aristocratie. Elle ne se fait guère visible avant le xiie siècle. Elle n’est pas créatrice de castra, mais certains de ses éléments – rares, au demeurant – se hissent au rang des seigneurs en combinant riches mariages et service de l’évêque : ainsi les Dalesmanini et les Tanselgardini. Tous (ou du moins la seule catégorie qu’on connaisse bien, car des clientèles semblables, en plus petit, se constituent autour des Este et des châtelains ruraux) sont à l’origine des citadins, ou de ces représentants du milieu alleutier castral qui, peu à peu, partagent leur vie et leurs intérêts entre la ville et leur milieu d’origine.
11Avec ces derniers, dont la famille des Tadi, originaire de Saccisica, est le symbole, intervient ce qui m’est apparu comme le plus remarquable des « caractères originaux » du Padouan médiéval : le rôle des alleutiers arimanni.
12Peut-être ce que la basse-plaine, mal peuplée et négligée, avait longtemps eu de répulsif leur a-t-il été une protection, les aidant à y conserver une cohésion étonnante depuis la lointaine époque lombarde. Toujours est-il qu’ils ont eu une part active, sans nul doute, dans l’édification des castra là où ils étaient demeurés nombreux, avant tout à Pernumia et dans la Saccisica, terre épiscopale depuis 897. Maîtres chez eux suffisamment, autour de l’an mil, pour traiter seuls avec le doge de Venise, ceux de Sacco – les mieux connus – ont vécu un moment de conflit avec l’évêque quand son pouvoir délégué s’est transformé en seigneurie. Mais la dialectique de la relation a évolué à l’avantage des deux parties.
13L’axe autour duquel se construit un équilibre qui va durer près de deux siècles est le statut reconnu aux espaces communautaires – forêts, marécages, incultes – qui fondent la cohésion du groupe face au seigneur.
14Là comme ailleurs en Occident les alleutiers les plus aisés sont amenés, dès le xie siècle sans doute, à entrer dans les clientèles vassaliques dont les seigneurs ont besoin. Mais alors que, le plus souvent, en devenant des milites, ils établissent une distance infranchissable – idéologiquement, sinon de fait – entre eux-mêmes et les rustici, il se trouve qu’ici le lien n’est pas rompu. Pas d’opposition franche entre deux catégories, entre dominants et dominés, mais une série de nuances dont témoignera, autour de 1200, la gradation de privilèges qui ira du comitatus de quelques-uns à la simple remise, en forme d’inféodation, du fodrum et de l’arimannia aux petits notables de villages, en passant par l’honor et districtus. Et cela parce que les élites locales se font les représentantes des intérêts communautaires, alors même qu’elles sont entrées dans la vassalité des grands (de l’évêque dans l’exemple qui m’occupe), et qu’elles sont, pour l’instant sans contradiction, devenues citadines tout en conservant leur lien avec leur campagne d’origine.
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15La confrontation est essentielle aux relations entre aristocrates, avec les issues guerrières qu’elle implique. C’est là que se fait décisif un autre « caractère original » de l’Italie du nord : le rôle de la ville.
16A Padoue comme sans doute dans une majorité de cités italiennes, l’économie marchande, pour ne pas parler de la production industrielle, est réduite à un rôle subalterne ; d’autant que Venise et Vérone se sont, au début du xiie siècle, entendues pour conserver le monopole de la circulation sur l’Adige, la grande voie qui unit le monde germanique à la Méditerranée. Aussi bien l’aristocratie y est-elle seule actrice du jeu politique ; il en résulte que les institutions communales, apparues dans le milieu vassalique épiscopal, y ont sans doute pour rôle essentiel d’arbitrer et d’amortir les conflits en son sein.
17Car les rivalités et rapports de force entre seigneurs s’avèrent déterminants en dernière instance les élites citadines et urbanisées, avec leurs magistrats vassaux et clients, s’efforcent d’instaurer un ordre au moins relatif, et cela dans l’intérêt bien compris de toute la classe dirigeante. Et l’histoire de la première commune de Padoue est, de ce point de vue, celle d’une réussite sur un siècle (de 1138 à 1237) : le succès de la solution du podestat étranger à partir de 1205 témoigne en faveur des capacités de la classe dirigeante citadine à maintenir l’équilibre entre des seigneurs dont les rivalités s’expriment désormais dans le cadre de factions qui acquièrent une échelle régionale.
18Equilibre qui va pourtant disparaître brusquement avec l’impossibilité de résister, en 1237, aux troupes impériales et à Ezzelino da Romano.
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19En profondeur s’est développée une crise de l’ensemble des structures socio-politiques. Aux deux bouts de la chaîne, chez les seigneurs-châtelains et dans les masses paysannes, l’appauvrissement prend des proportions critiques, voire dramatiques ; appauvrissement dont l’usure se nourrit en parasite.
20Dans le premier tiers du Duecento, la vieille rente seigneuriale, bien que garantie par le maintien généralisé des prestations en nature, ne suffit plus aux besoins des seigneurs. Entre eux, désormais, la confrontation passe par un luxe qui se doit d’être outrancier dans l’ostentation et, en même temps, elle se fait de plus en plus violente : n’imaginant pas de solutions à caractère économique, ils se plongent dans une spirale suicidaire d’exaspération des rivalités. Si, à Padoue, les institutions communales continuent de permettre un arbitrage pacifique, dans les villes environnantes elles sont radicalement perverties par les factions. C’est de l’extérieur que l’une d’elles, celle que dirigent les da Romano, s’impose, quand l’intervention impériale fait brusquement pencher la balance en sa faveur.
21Dans le même temps les vieilles solidarités rurales cèdent à une double et fatale évolution.
22Il y a tout d’abord une remise en question des équilibres coutumiers ancestraux : les incultes communaux sont rongés inexorablement, d’abord par la poursuite de défrichements entamés depuis des siècles ; du coup dépérissent les ressources des terres de pâture, de pêche et de cueillette qui étaient nécessaires, tout particulièrement, aux plus pauvres. Dans le même temps – autour de 1200 – se produit l’inévitable « trahison » des élites : les descendants des arimanni urbanisés sont désormais détachés des intérêts de leurs anciens consortes (puisque, dans le nord-est italien, je le rappelle, le mot a un sens social et non pas lignager). Désormais les ruraux seront sans voix face aux puissants. C’est avec la crise de la « société féodale », au xiiie siècle, et non pas au moment de sa naissance au xie, que le paysan de ces régions devient un « rustre » passif.
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23Crise sociale du monde de la seigneurie, donc, et non point crise économique. Les vainqueurs sont, avant 1237, les dirigeants citadins, vassaux-créanciers des grands, et les quelques nouveaux riches qui s’intègrent à leur monde. Déjà on les devine (plus qu’on ne les voit), eux et les Vénitiens investisseurs dans le Padouan, modifiant à petites touches le paysage des campagnes : le capital, commercial ou foncier, et les profits de l’usure s’investissent dans de nouveaux types d’exploitations, des « manses » isolés, souvent d’un seul tenant, produits d’opérations de remembrement, nés sur les incultes bonifiés, en attendant d’imposer la généralisation de ce que les historiens appelleront le « podere ».
24L’embrasement guerrier du milieu du siècle ne leur permet pas de triompher absolument. Intégrés aux clientèles nobiliaires ils paient, comme les seigneurs eux-mêmes, un lourd tribut à un conflit devenu lutte à mort. La monstruosité de la dictature ezzélinienne en sa phase finale, mais aussi bien – voire encore davantage, de par sa portée symbolique – l’ignoble massacre d’Alberico da Romano et de sa famille, manifestent qu’on est entré dans une ère nouvelle, d’une violence radicale qu’ont rarement connue les guerres féodales d’autrefois. Les vrais vainqueurs sont les grands lignages survivants. Ezzelino abattu, la seconde période communale padouane n’est que le temps d’un sursis : à Vérone s’installent les Della Scala, à Milan les Della Torre, en attendant les Visconti, pour ne rien dire des Este alliés, à Ferrare. Selon la juste formule de Philip Jones, à l’issue de cette première crise, « le féodalisme se régénère en tyrannie ».
25Les vrais perdants sont les paysans : dans des campagnes dévastées, les vieilles communautés ne résistent que dans le nord et le nord-ouest, là où la propriété citadine est le moins présente, et chez les plus conservateurs des grands seigneurs, ainsi les Este ou le monastère de Praglia, dont les possessions sont assez vastes pour que les vieilles redevances y demeurent rentables. Ailleurs la seigneurie « castrale » a vécu, et avec elle les solidarités et garanties coutumières. Les rapports de production des temps « modernes » se mettent en place, parfois très vite. A un paysage d’habitat concentré et de champs ouverts se substitue (sauf peut-être aux pieds des Euganées viticoles) celui qui durera à peu près jusqu’à nos jours : des parcelles closes et des exploitations dispersées, les « poderi » des historiens. Les contrats à durée limitée se généralisent au détriment des livelli perpétuels ou renouvelables, sans même qu’existe cette contrepartie qu’est l’apport du propriétaire comme dans la « mezzadria » toscane ; sur le modèle, en somme, de ceux qui, à la fin du xiie siècle, pesaient sur une catégorie marginale de villani, part la plus déshéritée d’une paysannerie qui était alors encore largement maîtresse de son sort. Longtemps actrice du jeu social, elle est désormais paupérisée, voire prolétarisée, et réduite au silence.
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26A-t-on jamais mesuré dans son ampleur la différence entre le moment d’épanouissement de « l’ordre féodal » qu’est le xiiie siècle de la France de Saint Louis, et la démesure du drame que vit alors l’Italie ?
27Le modèle d’explication marxiste de la crise du « bas » Moyen Âge, en mettant en avant les impasses du féodalisme, la « crise des revenus seigneuriaux » de Marc Bloch et ses conséquences, relativise la peste et les éléments démographiques. C’est ce qui fait sa force. La « fin du Moyen Âge » selon Bloch a bel et bien eu lieu au xiiie siècle en Italie du nord : la composante citadine du féodalisme local en a mûri les contradictions au point de lui donner un siècle d’avance.
28En la circonstance, Marx est en accord avec Burckhardt et, après lui, Kantorowicz : en forgeant le mythe de l’empereur prométhéen et de la naissance de l’esprit moderne dans l’Italie du Duecento, eux aussi désignaient le véritable moment de rupture. Leur intuition les mettait dans un rapport vrai avec le réel. Le mythe est porteur de sens : comme le rappelait André Malraux en un apparent paradoxe, « seul le légendaire est vrai ».
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