Chapitre 20. Salluste : l’historien d’un honneur en crise
p. 723-751
Texte intégral
Introduction
1Comme César, Salluste a mené une carrière politique et a également produit une œuvre historique. Cependant, notre étude de l’honneur chez cet auteur ne peut emprunter la même voie que celle suivie pour César. En effet, l’activité littéraire de Salluste n’a pas été pour lui un complément de l’activité politique mais un substitut à cette dernière : c’est après avoir essuyé plusieurs revers dans le domaine des affaires publiques et avoir été dégoûté, dit-il, de la corruption qui y régnait qu’il s’est détourné du cursus honorum pour devenir historien1. Il est donc moins légitime, le concernant, de rechercher à donner un sens politique à son œuvre et il est d’ailleurs difficile de déceler dans ses textes l’expression d’une idéologie précise, comme la critique l’a remarqué2. En outre, Salluste n’est pas, à la différence de César, l’acteur principal des événements dont il fait le récit : il n’évoque sa personne que dans les prologues, et de manière assez fugace. Les mentions de l’honneur dans son œuvre ne sont donc pas à examiner pour la manière dont elles mettent en avant un homme public ou légitiment la politique d’un parti. La notion d’honneur, sous la forme de l’honos et de l’honestum, trouve surtout une place chez Salluste comme élément du récit, de l’analyse et des jugements de l’historien. C’est en ce sens qu’il nous faudra l’interpréter, en prenant en compte le genre auquel appartiennent le De coniuratione Catilinae, le Bellum Iugurthinum et les Historiae. Nous laisserons de côté dans cette analyse les deux lettres à César ainsi que l’invective contre Cicéron, textes dont l’authenticité est trop controversée pour qu’ils puissent être exploités dans une étude de la pensée de Salluste3. Une première approche consiste à s’interroger sur l’usage de l’honos par la narration historique : comment est-il décrit ? Sert-il à établir les causes des événements ? Il faudra aussi tâcher d’éclairer la place de l’honneur dans la philosophie sallustéenne de l’histoire : quel est le rôle assigné au désir d’honos dans une pensée marquée par l’idée de décadence ? L’histoire étant, à Rome, fortement liée à un discours moral, un autre point à aborder sera le jugement formulé par Salluste sur l’honneur. Quelle attitude l’historien adopte-t-il vis-à-vis de la notion traditionnelle d’honneur ? Se livre-t-il comme Cicéron, à sa refondation ou, comme César, cherche-t-il à s’en détacher ou à l’orienter dans un sens tout à fait nouveau ? Le dernier aspect que nous examinerons tout au long de ce chapitre est la marque de la pensée grecque sur Salluste : sans entrer dans le détail de la Quellenforschung, nous tâcherons d’apprécier l’influence de l’histoire et de la philosophie helléniques sur sa conception de l’honneur. Ce chapitre s’organisera en trois temps. Dans un premier moment, nous étudierons la représentation historique que donne Salluste du délitement des pratiques de l’honos et du mépris pour l’honestum. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à l’analyse que Salluste fait du désir d’honos et de l’ambition en général. Enfin, nous tâcherons d’établir la place que revêt, dans ses représentations morales, le concept d’honestum.
1. La représentation historique du délitement de l’honneur
2Salluste exerce sur la notion d’honneur un regard d’historien. Par l’utilisation des deux moyens traditionnels de l’historiographie, le récit et les discours, il donne une image de l’usage de l’honos et de l’honestum à l’époque décrite par ses textes, c’est-à-dire la première moitié du Ier siècle avant notre ère, lato sensu. Or cette représentation historique est très sombre : Salluste fait le tableau d’un honos dont le fonctionnement est totalement perverti et d’une honorabilité qui n’est plus que de façade, quand elle n’est pas ouvertement foulée aux pieds. Les monographies de Salluste représentent la désagrégation complète de l’honneur et de son système, dans le cadre d’un processus de décadence généralisée.
1.1. Le vol des honores par la noblesse
3Le premier grave dysfonctionnement de l’honos mis en avant par l’œuvre de Salluste est de nature politique : il s’agit de la déprédation des honores par la noblesse romaine. Nous avons vu précédemment que, dans le Bellum Iugurthinum, Salluste plaçait dans la bouche de Marius un discours hostile aux nobles romains : il leur reproche de s’arroger les honores alors qu’ils n’ont aucun mérite4. La même idée apparaît, avec encore plus de véhémence, dans le discours du tribun de la plèbe Memmius qui exhorte les plébéiens à agir contre les excès de la nobilitas :
Itaque postremo leges, maiestas uostra, diuina et humana omnia hostibus tradita sunt. Neque eos qui ea fecere pudet aut paenitet, sed incedunt per ora uostra magnifici, sacerdotia et consulatus, pars triumphos suos ostentantes, proinde quasi ea honori, non praedae habeant.
« Aussi ont-ils fini par livrer aux ennemis les lois, la majesté de votre nom, tous les droits des dieux et des hommes. Et les auteurs de ces excès n’ont ni honte, ni remords ; ils défilent insolemment devant vos yeux, étalant leurs sacerdoces et leurs consulats, quelques-uns même leurs triomphes ; comme s’ils avaient ces charges à titre d’honneur et non de butin. »
(Sall. Iug. 31, 9-10 ; trad. Ernout).
4Memmius développe l’idée d’un monopole criminel exercé par la noblesse sur les charges publiques. Le tribun accuse les aristocrates d’avoir obtenu les honores que sont les sacerdoces, consulats et triomphes en toute illégalité : les pauci les détiennent à titre de praeda, de butin. Un grave dysfonctionnement de l’honos est ici mis en avant : l’honos est arraché au peuple par les nobles et n’est donc plus lié à l’estime du donateur qu’il est supposé signifier ; il se trouve donc totalement vidé de son sens. Les populares ont donc chez Salluste une vision très critique de la noblesse et sont aussi ceux qui perçoivent le mieux le dysfonctionnement de l’honneur. L’historien semble d’ailleurs partager leur vision des choses. On voit en effet réapparaître, dans des passages pris en charge par le narrateur lui-même, l’idée d’un monopole de la noblesse sur les honneurs publics. Dans l’excursus du Bellum Iugurthinum qui vise à éclairer l’origine du mos partium et factionum qui a détruit la prospérité romaine, Salluste souligne que, depuis la chute de Carthage, c’est à la nobilitas que reviennent provinces, magistratures, triomphes et gloire5. Quand l’historien évoque le début de la carrière de Marius, il remarque qu’avant lui
[…] consulatum nobilitas inter se per manus tradebat. Nouos nemo tam clarus neque tam egregiis factis erat, quin is indignus illo honore et quasi pollutus haberetur.
« […] la noblesse se réservait le consulat qu’elle se passait de main en main. Il n’y avait pas d’homme nouveau, si grand fût-il par sa gloire et ses exploits, qui ne fût jugé indigne de cet honneur et comme entaché de quelque souillure. »
(Sall. Iug. 63, 6-7 ; trad. Ernout modifiée).
5Salluste semble donc partager, jusqu’à un certain point, les idées des populares en ce qui concerne la mainmise des nobles sur les fonctions publiques. Cela est conforme avec la représentation peu flatteuse qu’il donne de la nobilitas dans l’ensemble de son œuvre et avec ce que l’on sait de sa propre vie : Salluste a été, comme tribun de la plèbe en 52, du côté des populares lors de l’agitation contre Milon, puis a été proche de César, notamment quand il fut nommé par lui, après Thapsus, gouverneur de l’ancien royaume de Juba devenu province d’Africa Noua6. Ces affinités avec les populares et l’hostilité à la noblesse ne signifient pas cependant que son œuvre historique soutienne, de manière tendancieuse, un parti. Salluste écrit en effet alors qu’il s’est retiré de la politique ; on rencontre également dans son œuvre des critiques dirigées contre la plèbe et ses représentants7. Si la responsabilité des dérèglements de l’honos est surtout rejetée sur la nobilitas, l’ambition des populares y participe aussi. L’œuvre de Salluste n’est pas un texte pamphlétaire dirigé exclusivement contre un parti.
1.2. L’inversion des motifs d’honos
6Dans la pratique traditionnelle, l’octroi de l’honos repose sur certains mérites et notamment sur l’exercice de la uirtus. Ce fondement est essentiel car l’honneur fonctionne comme une rétribution donnée pour une qualité ou un service8. Or Salluste dépeint dans son œuvre une inversion complète de ce fonctionnement car la vertu n’est plus une source d’honneur. Nous avons vu que Plaute mettait en scène dans ses comédies une telle inversion9 ; cependant, le bouleversement plautinien a un rôle dramatique et comique et diffère donc de celui représenté par Salluste. Chez ce dernier, le renversement des motifs de l’honos est le signe d’une destruction des repères traditionnels et d’une disparition des bonnes mœurs. Il s’inscrit dans la description d’une dégradation générale de la situation socio-politique romaine et est abordé comme un fait historique, localisé à une époque assez précise. Dans l’« archéologie » du De coniuratione Catilinae, quand l’historien remonte aux origines de Rome pour observer la progression dans le temps de la corruption et de l’immoralité10, il observe, à la fin du passage, les conséquences de la domination de Sylla. C’est à partir de sa dictature que les affrontements civils se sont généralisés et que la mollesse et la cupidité ont pris le pas sur la vaillance et le désintéressement. L’inversion des motifs d’honos est un des aspects de ce bouleversement moral :
Postquam diuitiae honori esse coepere et eas gloria, imperium, potentia sequebatur, hebescere uirtus, paupertas probro haberi, innocentia pro maliuolentia duci coepit.
« Lorsque la richesse fut en honneur, qu’elle s’accompagna de la gloire, du commandement, de la puissance, bientôt le mérite personnel perdit de sa valeur, la pauvreté devint une honte, l’intégrité, de la malveillance. »
(Sall. Cat. 12, 1 ; trad. Ernout modifiée).
7À partir de cette époque, un phénomène de substitution s’observe parmi les motifs d’honos : ce dernier a été octroyé à la richesse et non plus à la uirtus. Salluste étudie également les conséquences de cet événement, qui sont essentiellement morales : en raison de la fonction d’orientation des mœurs exercée par l’honos, la modification de la voie pour y accéder provoque une modification du comportement des hommes ; tous se sont détournés de la uirtus pour rechercher la richesse, qui seule ouvrait le chemin de l’honneur et du pouvoir11. Le bouleversement des motifs d’honos provoque une inversion générale des représentations morales : la pauvreté devient un probrum et l’intégrité de la maliuolentia. Salluste semble ici se souvenir de la description que fait Thucydide des effets de la guerre civile à Corcyre où s’observe une altération du sens usuel des mots : l’audace irréfléchie devient un courage remarquable et la prudence de la lâcheté ; Thucydide associe lui aussi ces perturbations dans la représentation des vertus et des vices à une modification du fonctionnement de l’honneur puisqu’il remarque que ce sont les vices qui reçoivent alors les plus grandes louanges12. Ce thème de l’inversion des motifs d’honneur réapparaît chez Salluste en deux endroits du Bellum Iugurthinum ; il est utilisé par Memmius qui remarque que l’intégrité est plus une source de dangers que d’honos13. Le discours du tribun de la plèbe présente donc encore une analogie avec la pensée de Salluste. Il est surtout évoqué, de manière peut-être encore plus frappante, dans le prologue de l’œuvre14 : Salluste y développe en effet non seulement l’idée selon laquelle la uirtus ne conduit plus vers l’honos mais suggère aussi que ce sont le vice et le crime qui y mènent. L’historien évoque dans le prologue la dégradation de la vie politique à son époque :
Verum ex eis magistratus et imperia, postremo omnis cura rerum publicarum minime mihi hac tempestate cupiunda uidentur, quoniam neque uirtuti honos datur neque illi, quibus per fraudem is fuit, tuti aut eo magis honesti sunt.
« Mais parmi ces moyens de trouver la gloire, les magistratures, les commandements, bref, toute activité politique ne me semblent nullement désirables à notre époque, parce que ce n’est pas à la vertu que l’honneur est donné, et parce que les gens qui l’ont acquis par fraude n’en sont ni plus en sûreté ni plus considérés. »
(Sall. Iug. 3, 1 ; trad. Ernout modifiée).
8L’engagement dans le cursus honorum ne paraît pas à Salluste le moyen adéquat pour obtenir la gloire car les honores ne sont plus le lieu de la vertu, seul moyen vers la véritable notoriété selon l’historien15 : il est possible de faire preuve d’un grand mérite sans que ce dernier ne soit récompensé par l’honos. Ce n’est plus la uirtus qui est à la base de l’honos mais la fraus, le crime. Au moment où Salluste écrit (hac tempestate), la dégradation des mécanismes de l’honneur s’est encore accentuée par rapport à la période de l’après-Sylla évoquée dans l’archéologie du De coniuratione Catilinae et les malversations sont devenues un moyen privilégié pour accéder à l’honneur. Il remarque quelques lignes plus loin que même les homines noui, qui s’appuyaient traditionnellement sur leur uirtus, agissent dorénavant furtim et per latrocinia, « par le vol et le brigandage », pour arriver au pouvoir16. La rupture totale du lien entre uirtus et honos provoque, en raison de son rôle essentiel, une destruction des autres rouages de l’honos : l’honos perd de ce fait sa capacité de signifier l’estime et le mérite mais il voit aussi s’évanouir ses effets positifs. Le bénéficiaire de l’honos n’est pas en sécurité et il n’est pas considéré : l’honos, quand il n’est plus fondé sur la uirtus n’apporte plus son aura protectrice et prestigieuse17. Salluste dépeint donc le bouleversement total de l’honos, dans ses motifs, son sens et ses effets. La vision des luttes civiles à Rome a directement influé sur sa façon de voir les choses mais l’historien a également pu vouloir reprendre un thème de l’historiographie grecque. Nous avons vu ce que sa peinture de l’inversion des vices et des vertus devait à Thucydide ; la description du dysfonctionnement total de l’honos fait aussi penser au dérèglement de la τιμή dont Xénophon fait le récit à propos des Perses, après la mort de Cyrus, dans la Cyropédie18. Deux éléments de ce récit trouvent en effet leur parallèle chez Salluste : d’abord, Xénophon relève, comme Salluste, une inversion totale des marques d’honneur, décernées aux traîtres et aux menteurs, et non aux individus dévoués et talentueux. Ensuite, cette inversion est rattachée par Xénophon à une rupture dans l’histoire de l’empire perse et au début de la décadence, qui commence à la mort de Cyrus. Comme on l’a vu, Salluste inscrit de même la dislocation de l’honos dans une phase de décadence générale de Rome, particulièrement sensible à partir de la domination de Sylla.
1.3. Le mépris de l’honestum
9Salluste a la singularité de mettre en avant la manière dont la crise morale touche non seulement les pratiques traditionnelles mais aussi les représentations intellectuelles des Romains. Salluste souligne en effet que la dislocation de l’honneur s’observe aussi dans la corruption morale profonde qui touche l’axiologie19. Il dépeint la destruction des mécanismes de l’honos mais aussi la dévalorisation de l’honestum. Salluste donne l’image d’une cité où l’honneur perd son statut de principe moral et son pouvoir de régulation, ce qui n’avait jusqu’alors pas été montré. L’historien identifie chez certains protagonistes de son récit un mépris assumé de l’honneur, comme chez ceux qui excitent l’ambition de Jugurtha dans l’espoir d’en tirer profit :
Ea tempestate in exercitu nostro fuere conplures noui atque nobiles, quibus diuitiae bono honestoque potiores erant, factiosi domi, potentes apud socios, clari magis quam honesti, qui Iugurthae non mediocrem animum pollicitando accendebant, si Micipsa rex occidisset, fore uti solus imperi Numidiae potiretur.
« À cette époque il y avait dans notre armée nombre d’hommes nouveaux et de nobles, qui préféraient la richesse au bien et à l’honneur, influents à Rome, puissants auprès des alliés, plus célèbres qu’honorables, qui enflammaient l’ambition déjà vive de Jugurtha à force de lui promettre que, si le roi Micipsa venait à disparaître, il deviendrait seul maître du royaume de Numidie. »
(Sall. Iug. 8, 1 ; trad. Ernout).
10Les Romains qui ont éveillé l’animus de Jugurtha se sont montrés bien plus sensibles à l’argent qu’au bonum et à l’honestum. Ils ont ainsi modifié la hiérarchie des valeurs de la tradition ancestrale, où l’honestum passe avant la considération des richesses. L’honestum n’est plus un principe directeur fondamental : il est rejeté au second plan au profit de l’argent qui occupe désormais la première place et oriente l’action. Salluste stylise ainsi les transformations morales de Rome sur le mode d’un conflit entre sens de l’honestum et cupidité, la seconde finissant par prendre le dessus. Mais le plus intéressant réside dans l’utilisation historiographique qu’en fait Salluste. Il faut en effet souligner que cette identification du mépris de l’honestum est faite aux commencements de l’œuvre, au moment où Salluste n’a pas encore commencé le récit de la guerre mais en examine les causes profondes. Parmi ces dernières, Salluste repère la manière dont certains Romains, de manière intéressée, ont éveillé l’appétit de Jugurtha par des flatteries. Or cette cause de la guerre reçoit elle-même une explication d’ordre moral : s’ils ont agi ainsi, c’est, note Salluste, parce qu’ils préféraient les richesses au bien et à l’honestum. La racine du conflit se trouve dans l’altération de l’axiologie romaine et l’oubli de l’honestum. La mise en péril de l’honneur par la vénalité prend aussi une autre forme, que le tribun Memmius évoque dans son discours hostile aux pauci :
At qui sunt ei qui rem publicam occupauere? Homines sceleratissumi, cruentis manibus, immani auaritia, nocentissumi et idem superbissumi, quibus fides, decus, pietas, postremo honesta atque inhonesta omnia quaestui sunt.
« Mais quels sont ces hommes qui se sont emparés de la république ? Des gens couverts de crimes, aux mains sanglantes, d’une cupidité sans bornes, se faisant orgueil de leurs forfaits, pour qui loyauté, honneur, piété, bref tout ce qui est vertu ou vice, est une occasion de profits. »
(Sall. Iug. 31, 12 ; trad. Ernout).
11Le conflit entre richesses et honorabilité va ici au-delà d’une compétition pour la première place dans la hiérarchie des valeurs : la cupidité menace directement l’honestum car elle en vient à l’utiliser comme source de profit. L’honestum sert de moyen et non plus de fin. En outre, le trafic organisé par les pauci tend à occulter la différence entre ce qui est honnête et ce qui ne l’est pas : il subordonne tout à la quête des richesses et regroupe sous un même désir criminel l’usage des honesta et des inhonesta. L’élévation de l’argent comme valeur remplace l’honestum mais elle abolit aussi le partage du vice et de la vertu dans les esprits20.
12Cette description de la subversion axiologique de l’honestum et de l’abandon de son usage en tant que norme directrice s’accompagne d’une analyse historique de ce phénomène, qui est situé dans le temps et dont les causes sont recherchées. Le mépris de l’honestum est, comme l’inversion des motifs d’honos, rattaché à la décadence qui frappe Rome après la chute de Carthage et s’amplifie après Sylla. Ce processus de déchéance est essentiel dans la conception sallustéenne de l’histoire de Rome : malgré quelques périodes de crises comme l’expulsion des rois, Rome apparaît globalement bien gouvernée à Salluste et connaît une logique ascendante qui culmine dans la première moitié du IIe siècle avant notre ère21. Puis, après la victoire finale sur les Puniques en 146, commence une phase de déclin de plus en plus sensible, notamment sur le plan moral. Cette représentation de la décadence de Rome n’est pas propre à Salluste : les Romains tendent à faire une lecture morale de l’histoire de leur cité et font souvent la part belle à la notion de décadence des mœurs pour expliquer les crises politiques, économiques, militaires et culturelles22. Mais Salluste articule de manière étroite le début de la décadence, le mépris pour l’honestum et cet événement essentiel qu’est pour lui la destruction de Carthage. Avant la troisième guerre punique, Rome connaît une période d’excellence morale et de souci de l’honestum. Dans l’archéologie du De coniuratione Catilinae, les qualités des Romains fleurissent pendant la République et les vertus y sont à l’honneur, en temps de paix et en temps de guerre23. Salluste mentionne qu’à cette époque les ancêtres recherchaient des diuitias honestas, des « richesses honorables » : il n’y avait alors ni dichotomie ni concurrence entre l’argent et l’honneur24. Tout change cependant à partir de la troisième guerre punique. La perturbation de l’honestum est concomitante de la destruction de Carthage qui signale aussi le début de la déchéance morale de Rome25. Dans le De coniuratione Catilinae, l’épisode de 146 n’est cependant qu’un tournant historique et n’apparaît pas encore comme la cause de la décadence. En revanche le rapport causal apparaît dans les autres œuvres de Salluste. Dans le Bellum Iugurthinum, la destruction de Carthage est la source des conflits entre le sénat et le peuple et l’origine du développement des vices. En effet, en vainquant définitivement les Puniques, les Romains ont fait disparaître le metus hostilis, la crainte des ennemis, qui maintenait la concorde dans la cité et contraignait les citoyens à faire preuve de vertu26. Cette idée selon laquelle la crainte d’un adversaire extérieur maintient dans le droit chemin se retrouve chez Diodore et on a souvent fait remonter cette théorie à Posidonius, dont s’inspire Diodore27. Cependant, il s’agit d’un thème qui court également dans les milieux romains des IIe et Ier siècles28. Salluste a en tout cas la singularité de fonder la disparition du metus hostilis sur la destruction de Carthage et de présenter le changement qui s’ensuivit comme particulièrement radical :
Postquam remoto metu Punico simultates exercere uacuom fuit, plurumae turbae, seditiones et ad postremum bella ciuilia orta sunt, dum pauci potentes, quorum in gratiam plerique concesserant, sub honesto patrum aut plebis nomine dominationes adfectabant.
« Une fois disparue la peur des Carthaginois, les rivalités eurent le loisir de s’exercer, de nombreux troubles, des séditions et enfin des guerres civiles firent leur apparition, tandis qu’un petit nombre de puissants, dont la plupart étaient devenus populaires, sous le prétexte honorable de défendre le Sénat ou la plèbe, aspiraient à la souveraineté absolue. »
(Sall. Hist. frg. I, 12 Reynolds).
13Ici encore, la disparition de la peur suscitée par les Carthaginois est analysée comme la cause des troubles intérieurs (turbae, seditiones, bella ciuilia). Et elle représente aussi le moment où l’honestum n’est plus qu’une façade visant à dissimuler le crime : les pauci prennent des dehors honorables, en prétendant agir au nom du peuple ou du sénat, mais ne cherchent en réalité que la tyrannie. Salluste reprend le thème, employé par Térence et Cicéron29, de l’honesta oratio, du discours honorable cachant une intention dévoyée, et montre que la dissociation entre le discours et les intentions se produit à la faveur d’une dissolution de la communauté causée par la disparition de l’ennemi héréditaire. Le mépris pour l’honestum est ici d’autant plus grave qu’il se dissimule sous le masque de l’honneur. Cette forme de destruction de l’honorabilité est reliée par Salluste à la tyrannie, puisque les pauci ont un net désir de dominatio ; on le voit aussi quand l’historien fait état de la manière dont Sylla déguise sous des prétextes honesti le maintien de sa domination autocratique30. La dissimulation de la turpitude sous l’honestum, qui constitue le sommet de la corruption de l’honneur, est ainsi directement liée à la forme la plus corrompue de régime politique, l’oppression tyrannique.
2. L’analyse du désir d’honos
14La seconde approche de la notion d’honneur par Salluste réside dans l’analyse du désir qui porte les hommes vers l’honos. Salluste est un des auteurs du Ier siècle qui s’est le plus intéressé à l’ambition, à sa nature et ses effets. Il l’aborde dans son œuvre à la fois en historien et en moraliste, deux façons de faire liées dans la pratique antique de l’historiographie31.
2.1. L’ambition comme facteur historique
15Dans la pensée de Salluste, le désir d’honos apparaît comme l’un des moteurs des événements historiques. De manière générale, Salluste assigne en effet un rôle important aux passions dans l’infléchissement du cours de l’histoire. L’analyse de l’ambition revêt donc fréquemment une fonction explicative : elle éclaire les motivations des individus et contribue ainsi à expliquer certains faits. Dans le De coniuratione Catilinae, ce désir d’honos est identifié chez les principaux protagonistes de la conjuration et apparaît comme l’un des aliments du complot. Salluste le fait percevoir à son lecteur par l’entremise du discours qu’il attribue à Catilina. Le chef de la conjuration, patricien d’une famille obscure, s’adresse à ses complices et s’en prend aux hommes situés à la tête de l’État :
Itaque omnis gratia, potentia, honos, diuitiae apud illos sunt aut ubi illi uolunt; nobis reliquere repulsas, pericula, iudicia, egestatem. Quae quousque tandem patiemini, o fortissumi uiri? Nonne emori per uirtutem praestat quam uitam miseram atque inhonestam, ubi alienae superbiae ludibrio fueris, per dedecus amittere?
« Aussi toute influence, tout pouvoir, tout honneur, toute richesse sont à eux, ou aux gens qu’ils veulent ; ils nous ont laissé les échecs, les périls, les condamnations, la misère. Jusques à quand enfin, mes braves, le supporterez-vous ? Ne vaut-il pas mieux mourir courageusement que de perdre honteusement une vie misérable et sans honneur, après avoir servi de jouet à l’insolence d’autrui ? »
(Sall. Cat. 20, 8-9 ; trad. Ernout modifiée).
16Ce passage comporte plusieurs thèmes déjà observés, tels que celui de la monopolisation des honneurs par la noblesse et celui de la mort honorable. Salluste place ici ces idées dans la bouche de Catilina pour montrer combien ce dernier vit péniblement le fait d’être écarté de l’honos. Catilina apparaît particulièrement sensible à l’obscurité dans laquelle il vit et c’est son désir d’honneur, combiné à la soif de pouvoir et à la cupidité, qui gouverne sa personne et ses actes. Son ambition est donc à la racine de son action politique. Salluste éclaire par un autre procédé, celui de la lettre, cet aspect de la personnalité de Catilina. Il retranscrit en effet un peu plus loin dans l’œuvre la missive que Catilina a envoyée à Q. Catulus, représentant des aristocrates conservateurs, dans laquelle Catilina justifie son action32. Dans cette lettre, supposée confidentielle, l’historien met au jour les motivations de Catilina : c’est, dit ce dernier, parce qu’il a été victime d’iniuriae, d’injustices, et de contumeliae, d’affronts, qu’il a décidé de défendre les malheureux33. Le fait de voir des gens indignes recevoir l’honos lui est insupportable et explique son entreprise. Il entre assurément de la mauvaise foi dans ces propos, qui servent à déguiser la poursuite de fins égoïstes, mais le lecteur y perçoit tout de même le désir d’honos de Catilina, son aversion pour la contumelia et le rôle moteur que joue cette disposition d’esprit. À travers le discours puis la lettre, Salluste met donc au jour le rôle des facteurs psychologiques dans la naissance de la conjuration. Il procède de même dans le Bellum Iugurthinum : dès l’entrée en scène de Marius, l’historien souligne le désir qui l’anime d’obtenir l’honos du consulat34. Cette ambition est la cause directe de l’opposition entre Marius et Metellus et la cause plus lointaine du changement à la tête du commandement romain, qui passe de Metellus à Marius, et de l’accélération des opérations contre les Numides, qui s’achèvent sur une victoire des Romains. Ici encore, le désir d’honos est utilisé par Salluste dans la recherche des causes des épisodes historiques
17Ce désir d’honneur est aussi appréhendé par Salluste avec davantage de recul, en étant articulé au phénomène de la décadence de Rome35. Élargissant le champ de l’observation, notamment dans les prologues de ses œuvres, Salluste décèle deux effets majeurs du développement de l’ambition sur la situation politique de Rome. Le premier d’entre eux est une modification de la nature du régime. Après la chute de Carthage et la disparition du metus hostilis, cause première de la décadence selon Salluste, deux funestes passions ont fait leur apparition, la cupidité et l’ambition, qui représentent quasi materies omnium malorum, « pour ainsi dire l’aliment de tous les maux »36. Or le développement de l’ambition a provoqué différentes perturbations, énumérées par Salluste dans le prologue du De coniuratione Catilinae, au chapitre 10, et la plus grave de toutes, celle sur laquelle l’historien termine sa liste, est la métamorphose de l’imperium :
Post, ubi contagio quasi pestilentia inuasit, ciuitas inmutata, imperium ex iustissimo atque optumo crudele intolerandumque factum.
« Ensuite, lorsque la contagion se fut répandue comme une maladie, la cité fut transformée et le plus juste et le meilleur des gouvernements devint cruel et impossible à supporter. »
(Sall. Cat. 10, 6).
18Salluste unit de manière étroite l’altération morale des Romains, caractérisée par la naissance de l’ambition, et le bouleversement politique de la cité tout entière : l’imperium de la république change complètement de nature et il est affublé de traits traditionnellement associés à la tyrannie (crudele intolerandumque). Le désir d’honos et de pouvoir a donc des conséquences à l’échelle institutionnelle. Ces réflexions de Salluste ne sont pas sans rappeler les développements que consacre Platon au cycle des régimes politiques. Dans la République, le philosophe associe en effet l’élucidation psychologique des dispositions de l’individu à l’étude des régimes : l’observation du gouvernement timocratique est ainsi, par exemple, associée à celle des dispositions de l’homme timocratique37. Salluste n’élabore pas un parallèle aussi fouillé que celui de Platon, mais il relie tout de même l’apparition d’un nouveau désir chez l’homme à la dégradation de la cité. La description de la décadence dans le chapitre 10 du De coniuratione Catilinae fait aussi en partie écho à la manière dont Platon envisage le passage de l’oligarchie à la timocratie. Dans la République, c’est en effet l’ambition qui, en s’élevant, entraîne ce changement de régime : l’établissement de la τιμή comme valeur supérieure provoque le passage vers la timocratie38. Chez Salluste, le désir d’honos, équivalent latin de la τιμή, provoque pareillement une transformation du régime, mais la nature exacte de cette dernière n’est pas clairement évoquée et les traits que Salluste donne au nouvel imperium ressemblent plus à ceux de la tyrannie qu’à ceux de la timocratie39.
19Le second effet du désir d’honos est tout aussi grave : il s’agit de l’émergence des troubles civils. Pour Salluste, l’ambition de Catilina débouche sur une conjuration majeure qui a mis en péril l’existence de la res publica et a opposé des Romains à d’autres Romains. Sur un mode mineur, le désir d’honos de Marius le conduit à intriguer contre Metellus et à manœuvrer pour se concilier l’armée et les Numides alliés à Rome, contre l’intérêt du commandement suprême romain40. Dans un cas comme dans l’autre, l’ambition provoque donc des troubles à l’intérieur de la cité ou du camp romain. En fondant ainsi la sédition civile sur l’ambition, Salluste retrouve Thucydide et la description de la révolte de Corcyre. L’historien grec montre en effet dans ce récit que c’est la φιλοτιμία, le désir de la τιμή, donc l’ambition, et la πλεονεξία, la cupidité, qui poussent à rechercher la domination et sont à l’origine des affrontements civils41.
2.2. La critique morale de l’ambition
20À cette analyse historique du désir d’honos, Salluste joint une évaluation morale de l’ambition. Comme le laissent présager les effets destructeurs de l’ambition mis en avant dans les monographies, le jugement de l’historien sur le désir de prestige et de pouvoir est sévère et certaines de ses idées rejoignent les critiques formulées, quelques années auparavant, par Lucrèce42. Mais le désir de l’honos a l’originalité, chez Salluste, de ne pas être seulement évalué de manière extérieure : l’historien l’envisage dans son expérience personnelle et revient sur la manière dont il a été lui-même porté vers l’honos dans sa jeunesse43. Dans le prologue du De coniuratione Catilinae, il évoque en effet la manière dont il s’est engagé dans la vie politique, en des termes qui ne sont pas sans rappeler le passage autobiographique de la lettre VII de Platon où le philosophe fait le récit de ses expériences politiques à Athènes44 : Salluste raconte qu’il désirait ardemment participer à la direction des affaires publiques mais qu’il a été déçu par la corruption qu’il y a rencontrée, ce qui l’a amené à se retirer dans l’otium littéraire. Cependant, reconnaît-il, l’ambition l’a poussé à persister pendant un certain temps dans la fréquentation de ce milieu corrompu :
Quae tametsi animus aspernabatur, insolens malarum artium, tamen inter tanta uitia imbecilla aetas ambitione corrupta tenebatur; ac me, cum ab relicuorum malis moribus dissentirem, nihilo minus honoris cupido eadem quae ceteros fama atque inuidia uexabat.
« Et bien que mon âme méprisât ces tares, peu accoutumée qu’elle était au mal, ma faible jeunesse, gâtée par l’ambition, demeurait pourtant attachée à de tels vices. Et moi, bien que je me distinguasse de l’immoralité de mon entourage, je n’en étais pas moins tourmenté comme eux par le désir d’honneur qui les laissait en proie à la médisance et à l’envie. »
(Sall. Cat. 3, 4-5).
21Salluste reconnaît avoir été retenu dans le monde politique à cause de son ambitio. Le désir d’honos qui le tenaillait est perçu par Salluste comme une force particulièrement puissante, exerçant son emprise sur l’individu, et la source d’un véritable tourment psychologique (uexabat) dont il a été extrêmement difficile de se débarrasser. Ce désir apparaît comme un vice puisque l’historien signale que son âme était corrompue (corrupta) par l’ambition.
22Cette critique morale du désir d’honos réapparaît dans le prologue du Bellum Iugurthinum sous un jour un peu différent. Le proœmium de cette œuvre s’ouvre par une investigation sur la nature de l’homme ; il y est établi, dans la lignée de la pensée platonicienne, que ce dernier est composé d’un corps et d’une âme et que celle-ci est la partie souveraine de l’individu (Iug. 1)45. La suite du prologue, jusqu’à l’annonce du sujet traité, la guerre contre Jugurtha (Iug. 5 sqq.), paraît plus confuse et l’on a parfois reproché à Salluste d’y aligner des lieux communs ou de reformuler des passages mal assimilés de Platon ou d’autres sources grecques. Il est exact que Salluste réutilise des topoi philosophiques mais son propos est en réalité construit d’une manière qui est, sinon parfaitement rigoureuse, du moins logique, et dont la clef nous est donnée par le début du chapitre 2 :
Nam uti genus hominum compositum ex corpore et anima est, ita res cunctae studiaque omnia nostra corporis alia, alia animi naturam secuntur.
« Car l’homme étant composé du corps et de l’âme, toutes nos activités, tous nos penchants procèdent de la nature de l’un ou de l’autre. »
(Sall. Iug. 2, 1 ; trad. Ernout).
23Cette phrase ménage une transition entre l’examen de la double nature de l’homme, âme et corps, et l’observation des activités humaines qui en découlent (res cunctae studiaque). Salluste passe, autrement dit, d’un développement sur la nature de l’homme à une réflexion sur les genres de vie46. La dispersion apparente des remarques qui suivent se résorbe si l’on y reconnaît la description des trois genres de vie canoniques : Salluste commence par critiquer le fait que certains individus vivent dans le luxe et la paresse en s’adonnant aux plaisirs du corps (vie de plaisir ; Iug. 2, 3-4) ; il remarque ensuite que les honneurs et le pouvoir ne sont nullement désirables à son époque (vie pragmatique ; Iug. 3) ; il souligne enfin que l’histoire est l’une des activités intellectuelles les plus utiles (vie contemplative ; Iug. 4). Salluste examine donc dans le prologue les différents genres de vie et évalue chacun d’eux, à la lumière de son analyse de la nature de l’homme. C’est dans ce contexte que l’honos et l’ambition sont jugés, à propos de la vie pragmatique. Salluste passe donc de l’analyse psychologique rétrospective, dans le De coniuratione Catilinae, à l’examen philosophique des genres de vie, dans le Bellum Iugurthinum. Dans cette œuvre, c’est le prix de l’honos lui-même qui est mis en question et non plus le statut problématique du désir d’honos. La vie pragmatique, caractérisée par l’exercice de l’honos, est en effet rejetée par Salluste :
Verum ex eis magistratus et imperia, postremo omnis cura rerum publicarum minime mihi hac tempestate cupiunda uidentur, quoniam neque uirtuti honos datur neque illi, quibus per fraudem is fuit, tuti aut eo magis honesti sunt.
« Mais parmi ces moyens de trouver la gloire, les magistratures, les commandements, bref, toute activité politique ne me semblent nullement désirables à notre époque, parce que ce n’est pas à la vertu que l’honneur est donné, et parce que les gens qui l’ont acquis par fraude n’en sont ni plus en sûreté ni plus considérés. »
(Sall. Iug. 3, 1 ; trad. Ernout modifiée).
24Salluste signale ici clairement que les magistratures, les commandements et tout type d’honos ne sont nullement à rechercher car le milieu politique dans lequel ils s’inscrivent est totalement corrompu. L’honos n’est pas compatible avec la uirtus. D’une manière originale, car contraire à la tradition, Salluste conteste donc à l’honos et à la vie pragmatique la capacité de faire accéder à la gloire et de réaliser la perfection de l’âme. Salluste n’indique pas clairement à quelle partie de l’homme se rapporte ce genre de vie : la vie de plaisir est nettement rattachée au corps et la vie contemplative à l’âme, mais le statut de la vie politique est plus confus, même si la mention des magistratus et imperia semble la tirer du côté des réalités matérielles et donc du corps. Or les choses corporelles possèdent une fragilité qui les rend peu désirables47. Il s’agit là d’un argument supplémentaire pour renoncer à la recherche des honores. On voit donc que la critique sallustéenne de l’ambition rejoint, en surface, celle de Lucrèce mais qu’elle repose en réalité sur des fondements radicalement différents : Lucrèce montre l’inanité de l’ambition qui procède de la peur irrationnelle de la mort, alors que Salluste reproche au désir d’honos de tourner le dos à la vertu et à l’âme pour s’ancrer dans la corruption et le corps. La critique de l’ambition par Salluste se poursuit, au-delà du prologue, tout au long du Bellum Iugurthinum. L’historien la formule notamment à travers le personnage de Marius dont il montre l’évolution négative : Marius, homme de la uirtus, tombe progressivement dans un désir de prestige et de pouvoir mal maîtrisé qui le mène à la violence et à l’illégalité48.
25Plusieurs facteurs nous semblent pouvoir expliquer la présence récurrente de cette critique de l’ambition chez Salluste. L’historien, en premier lieu, est manifestement marqué, dans les prologues, par la réflexion grecque sur la φιλοτιμία et notamment par la pensée de Platon49. L’idée selon laquelle l’homme de bien se tiendra éloigné des honneurs de la cité quand elle est corrompue est développée, comme nous l’avons signalé, par la lettre VII et c’est aussi un thème de la République50. Cependant, on ne saurait rapporter la présence de ce thème aux seuls modèles grecs. L’expérience politique de Salluste est aussi, comme le suggèrent les prologues des deux monographies, une des raisons pour lesquelles sa vision de l’honos est critique. La carrière de Salluste a été marquée par des déceptions répétées. Malgré son ambition, il n’a jamais réussi à s’élever jusqu’au consulat et il a connu plusieurs déboires : il a été exclu du sénat pour immoralité puis accusé de repetundis après son gouvernement de la province nouvelle d’Africa Nova, même si l’intervention de César a empêché l’accusation d’aboutir51. Salluste n’a jamais pu jouer un rôle de premier plan comme ses contemporains César et Cicéron. Ces échecs lui ont sans doute inspiré une vision assez noire de l’honos. Enfin, l’établissement par Salluste d’un lien entre désir d’honos et sédition civile doit aussi à l’expérience des affrontements internes à la cité qu’il a vécus personnellement : les luttes entre Marius et Sylla, l’entreprise de Catilina, le conflit entre César et Pompée lui ont montré les effets destructeurs de l’ambition. Malgré ces expériences négatives et la critique de l’ambition développée dans son œuvre, Salluste n’a pas cependant renoncé à rechercher un certain prestige. C’est à la nature de ce dernier qu’il faut à présent nous intéresser.
2.3. À la recherche d’une autre forme de notoriété : l’historien et la gloire
26La critique du désir d’honos faite par Salluste a ceci de singulier qu’elle est concentrée sur l’ambition qui s’exerce dans le domaine politique et emprunte des voies corrompues. C’est l’envie d’honos comme charge publique et les compromissions que cela implique qui sont récusées, et non la volonté de prestige ou la recherche de la notoriété. La position de Salluste sur la gloire et l’honneur est donc assez nuancée, comme le montre un passage de l’archéologie du De coniuratione Catilinae où Salluste fait état de l’apparition de l’ambition à Rome :
Sed primo magis ambitio quam auaritia animos hominum exercebat, quod tamen uitium propius uirtutem erat. Nam gloriam, honorem, imperium bonus et ignauos aeque sibi exoptant; sed ille uera uia nititur, huic, quia bonae artes desunt, dolis atque fallaciis contendit.
« Mais tout d’abord c’était l’ambition plus que la cupidité qui tourmentait les âmes, et ce défaut-là malgré tout était assez voisin de la vertu. Car la gloire, l’honneur, le pouvoir, l’homme de bien et le paresseux y aspirent également ; mais l’un s’efforce d’y parvenir par la vraie voie, l’autre, faute de qualités, y tend par les ruses et les tromperies. »
(Sall. Cat. 11, 1-2 ; trad. Ernout modifiée).
27L’ambition est qualifiée de vice (uitium), ce qui est en accord avec la critique morale du désir de pouvoir et de prestige que nous avons précédemment observée chez Salluste, mais c’est un vice qui a la particularité d’être propius uirtutem, « assez proche de la vertu »52. Il faut, pour expliquer cette formulation paradoxale, distinguer avec Salluste le but et le moyen de l’ambition. Par son but, l’ambitio est proche de la uirtus car elle vise des objets qui ne sont pas en soi défectueux, la gloria, l’honos et l’imperium. Il y a, note Salluste, des gens vertueux qui les visent53. Mais l’ambition, malgré son objet positif, demeure cependant un vice car elle recourt à des moyens répréhensibles, les ruses et tromperies (dolis et fallaciis). Salluste laisse la porte ouverte à une rédemption du désir d’honos car il souligne qu’on peut atteindre l’honos et la gloria par la uera uia, celle des bonae artes, des qualités morales. Mais que désignent exactement ces bonae artes ? Pour le comprendre, il faut remonter au prologue du De coniuratione Catilinae. Au tout début de sa monographie, Salluste aborde la question de la recherche de la notoriété et affirme explicitement qu’elle n’est pas critiquable. Bien au contraire, il est nécessaire que l’homme sorte de l’obscurité pour atteindre la gloire :
Omnis homines qui sese student praestare ceteris animalibus summa ope niti decet ne uitam silentio transeant ueluti pecora, quae natura prona atque uentri oboedientia finxit.
« Il convient que tout homme désireux de s’élever au-dessus des autres êtres œuvre de toutes ses forces à ne pas passer sa vie dans le silence comme les bêtes que la nature a penchées vers la terre et asservies à leur estomac. »
(Sall. Cat. 1, 1 ; trad. Ernout modifiée).
28La notoriété apparaît ici comme une fin non seulement louable mais même souhaitable car c’est elle qui fait la grandeur de l’homme et le différencie des animaux. Sortir de l’obscurité est une exigence du decet humain. Cette affirmation n’est nullement contradictoire avec la critique de l’ambition car il y a, ici encore, une différenciation au sein des moyens pour l’obtention du prestige. C’est en fonction du chemin emprunté que se détermine la nature de l’effort vers la notoriété, uitium ou uirtus. Pour définir le bon chemin de l’ambition, Salluste s’appuie sur une analyse anthropologique de la nature de l’homme, assez semblable à celle développée dans le prologue du Bellum Iugurthinum54 : l’homme, note l’historien, est fait d’une âme et d’un corps, et c’est l’âme, qui nous est commune avec les dieux, qui est faite pour commander au corps, qui nous est commun avec les bêtes. C’est donc par l’âme et par son accomplissement dans l’exercice de la vertu que passe le bon chemin vers la notoriété55. L’ambition qui s’exerce en politique et recourt au crime n’est donc qu’une forme dévoyée d’un désir d’honos initialement positif. L’homme de bien doit rechercher la gloire mais en se souvenant qu’il est avant tout une âme et donc en suivant la route de la vertu. Cette idée apparaît également dans le prologue du Bellum Iugurthinum qui affirme que l’âme est en pleine possession de sa puissance quand « elle marche vers la gloire par la voie de la vertu » (ad gloriam uirtutis uia grassatur)56. Salluste illustre ce désir de gloire correctement orienté dans l’archéologie du De coniuratione Catilinae, quand il évoque le désir de notoriété qui animait les jeunes gens aux premiers siècles de la République : les Romains d’autrefois étaient portés par une grande cupido gloriae qui les a conduits à rivaliser de courage et de vertu et à soutenir la grandeur de Rome57.
29À l’époque où Salluste écrit, en revanche, les Romains semblent avoir abandonné la route de la vertu pour rechercher l’honos par des moyens répréhensibles. Il n’y a plus adéquation entre vertu et ambition, et cette dernière est devenue un vice. Salluste lui-même s’est fourvoyé sur la route de l’honneur. Mais il a pris conscience de son erreur et a choisi d’emprunter un autre chemin, plus propice à la perfection de l’âme. La bonne voie vers la gloria, néanmoins, n’a plus le même aspect que celle suivie par les ancêtres. Les bonae artes ne s’identifient plus au courage et à la saine émulation. Salluste a pris acte de la décadence qui frappe Rome et choisit une nouvelle façon d’obtenir la gloire tout en respectant l’excellence de l’âme : il s’agit de l’écriture de l’histoire. Nous avons vu, à propos du prologue du Bellum Iugurthinum, que la vie intellectuelle représentait le seul genre de vie acceptable pour Salluste, qui méprise la vie de plaisir, liée au corps, et a été dégoûté de la vie politique, trop corrompue. La même idée apparaît dans le De coniuratione Catilinae. Salluste considère que l’existence pragmatique n’est plus le lieu de la uirtus et que cette dernière ne peut trouver son expression que dans l’otium littéraire :
Igitur, ubi animus ex multis miseriis atque periculis requieuit et mihi relicuam aetatem a re publica procul habendam decreui, non fuit consilium socordia atque desidia bonum otium conterere […]; statui res gestas populi Romani carptim, ut quaeque memoria digna uidebantur, perscribere.
« Aussi lorsqu’après bien des misères et des périls mon esprit eut retrouvé le calme, et que je fus résolu à passer le reste de ma vie loin de la politique, je ne songeai pas à gaspiller dans la paresse et l’inaction de précieux loisirs […] ; je résolus d’écrire l’histoire du peuple romain, en en détachant les faits qui me semblaient dignes de mémoire. »
(Sall. Cat. 4, 1-2 ; trad. Ernout).
30L’exercice de la uirtus et l’obtention de la gloire ne passe plus par l’activité publique mais trouve sa place dans l’exercice d’un otium de bon aloi, non pas une inactivité paresseuse, mais un loisir intellectuel consacré à l’écriture de l’histoire de Rome. Ce lien à l’otium littéraire de la uirtus et de la notoriété, notions traditionnellement associées à l’activité publique, est novateur58. On remarquera cependant que ce changement de perspective amène Salluste à préciser la nature de la notoriété recherchée par l’écriture de l’histoire : plutôt que l’honos, notion associée à la vie publique et aux charges de la cité, l’historien vise la gloria59. Comme Salluste le reconnaît lui-même, la gloire que vise l’écrivain n’est néanmoins pas la même que celle de l’homme d’action : c’est une gloire posthume, dans la mémoire des hommes60. Salluste fait de son otium une vie paradoxalement active, qui ne s’identifie pas totalement à la vie contemplative. L’écriture de l’histoire permet en effet, à ses yeux, de présenter aux hommes des modèles de comportement et elle est donc très fructueuse pour la res publica61. Il n’y a pas, chez Salluste, de solution de continuité entre la pratique des lettres et l’action publique car la première débouche in fine sur la seconde, mais d’une manière qui permet de contourner les compromissions habituelles. Dans le passage que nous venons de citer, Salluste écarte radicalement l’otium de la desidia : le loisir qu’il envisage a l’originalité d’être actif et utile62. L’amélioration de son âme et la recherche par l’individu d’une vraie gloire, dépouillée de l’ambition traditionnelle, peut donc être profitable à la res publica dans son ensemble. L’analyse par Salluste du désir d’honos débouche ainsi sur une critique de l’ambition dans ses formes traditionnelles et sur la mise en avant d’une nouvelle voie pour atteindre le prestige, qui passe par l’écriture de l’histoire et le soin de son âme.
3. La morale de l’honestum chez Salluste
31Après avoir examiné l’analyse historique et morale du désir d’honos chez Salluste, il nous reste à apprécier son jugement sur un autre aspect de l’honneur, l’honestum, qui fait l’objet d’importantes investigations à la fin de la République. À la différence de Lucrèce et de César, Salluste ne laisse pas en effet ce concept de côté.
3.1. L’enrichissement de la valeur morale de l’honestum
32Face au mépris que suscite à son époque l’honestum, Salluste est amené à reconsidérer la nature de l’honneur et à retoucher certains de ses aspects traditionnels pour sauvegarder cette valeur à laquelle il est attaché. Il enrichit ainsi la dimension morale de l’honestum, qui apparaît dès lors comme un élément central de sa pensée. Salluste procède en premier lieu à une différenciation de la moralité et du prestige, éléments non dissociés dans la notion ancienne d’honestas. Les individus corrompus qui se trouvent dans l’armée romaine à l’époque de la campagne contre Numance sont ainsi, d’après Salluste, clari magis quam honesti, « plus célèbres qu’honorables »63. Malgré leur statut et leur célébrité, ils foulent aux pieds l’honestum et sont animés par la cupidité. Leur prestige n’est nullement le signe de leur bonne moralité. Salluste creuse ainsi l’écart entre la considération sociale et l’honestum et rapproche ce dernier de la vertu et de la pure excellence morale.
33On rencontre également dans l’œuvre de Salluste une vigoureuse affirmation de la valeur supérieure de l’honestum. Prenant le contrepied du mépris affiché par certains de ses contemporains vis-à-vis de l’honneur, Salluste lui assigne une importance capitale, allant au-delà de la valorisation traditionnelle de cette notion. Le discours de Marius fait ainsi de l’honestum un des buts essentiels de la vie. Dans sa péroraison, Marius déclare à la plèbe :
Etenim nemo ignauia inmortalis factus est, neque quisquam parens liberis uti aeterni forent optauit, magis uti boni honestique uitam exigerent.
« La lâcheté n’a jamais exempté personne de la mort ; et jamais père n’a souhaité que ses enfants fussent immortels, mais qu’ils vécussent dans la vertu et dans l’honneur. »
(Sall. Iug. 85, 49 ; trad. Ernout).
34Salluste développe ici l’idée selon laquelle l’honneur est préférable à une longue vie : les pères ne souhaitent pas à leurs fils d’être immortels, mais de vivre conformément au bien et à l’honneur. Le propos est sous-tendu par le thème traditionnel de la mort honorable, perçue comme préférable à une vie dans le déshonneur. Mais Salluste fait confluer ce lieu commun avec un passage du Ménéxène dont il semble s’inspirer : il s’agit de l’exhortation des morts à leurs fils figurant dans l’oraison funèbre prononcée par Aspasie64. Dans ce texte, les pères athéniens soulignent qu’il n’est pas de vie possible dans le déshonneur et ils incitent leurs enfants à vivre dans la vertu pour maintenir la gloire de leurs ancêtres. Salluste réunit donc dans ce passage la tradition romaine de l’honneur et la valorisation grecque de l’héroïsme guerrier et de la belle mort, ce qui a pour effet de donner une très haute valeur à l’honestum et au bonum, qui apparaissent comme la fin que doivent viser les jeunes gens.
3.2. La fidélité aux représentations traditionnelles de l’honneur
35Salluste constate à plusieurs reprises dans son œuvre que l’honestum est en perte de vitesse et il déplore son oubli. Sa réaction à cette déréliction de l’honneur n’est pas cependant du même ordre que celle d’un Cicéron, qui tâche de le refonder en renouvelant son contenu et ses principes de fonctionnement. Salluste répond à la dislocation de l’honestum en se tournant, avec nostalgie, vers la pratique ancestrale pour l’opposer au temps présent. L’honestum ancien reste pour lui la norme de référence et il tente de lui redonner son lustre en en rappelant les règles, sans modifier la notion en profondeur. Cette fidélité aux représentations anciennes de l’honneur se voit en premier lieu dans le statut qu’il donne à l’honestum. Ce dernier ne devient jamais chez lui un concept et ne fait pas l’objet d’un approfondissement théorique65. On le remarque dans le Bellum Iugurthinum, quand le consul Calpurnius se laisse acheter par Jugurtha, tout comme Scaurus qui l’accompagne :
Qui, tametsi a principio, plerisque ex factione eius conruptis, acerrume regem inpugnauerat, tamen magnitudine pecuniae a bono honestoque in prauom abstractus est.
« Scaurus qui, au début, bien que presque tous les gens de son parti se fussent laissé gagner, s’était déclaré l’adversaire acharné du roi, mais qui, devant les sommes énormes qu’on lui offrait, avait abandonné pour la voie du vice celle du bien et de l’honneur. »
(Sall. Iug. 29, 2 ; trad. Hellegouarc’h).
36L’honestum ne fait pas l’objet d’une définition précise et il n’est appréhendé que par le biais d’une de ses manifestations concrètes, l’intégrité, qui est ici enfreinte. On voit également que son statut exact par rapport au bonum, autre principe de conduite, n’est pas clairement marqué : les deux termes sont coordonnés sans plus de précision, selon un procédé fréquent chez Salluste66. En outre, Salluste garde vis-à-vis de cet honestum la position d’un moraliste : il critique la manière dont Scaurus s’est écarté du droit chemin, comme le suggère la métaphore du texte (in prauom abstractus est). L’honestum est envisagé comme une règle de comportement, pourvue de commandements et d’interdits, à l’aune de laquelle on juge la conduite des personnages historiques. L’honestum est, comme dans la tradition, la norme centrale d’un code d’honneur ; ce n’est pas un concept abstrait.
37La fidélité de Salluste à l’honestum traditionnel se ressent aussi dans son traitement de l’extériorité sociale de l’honneur. Alors que plusieurs auteurs travaillent à détacher l’honestum de l’honos et à rompre son lien avec la collectivité, comme Lucilius, l’auteur de la Rhétorique à Herennius et Cicéron, l’attitude de Salluste, quant à elle, est moins tranchée. Comme nous l’avons vu, il distingue bel et bien la moralité de la notoriété mais il ne va jamais jusqu’à opposer honos et honestum. En outre, il ne semble pas identifier totalement l’honestum à la vertu ou au bien moral ni lui ôter toute sa dimension sociale. Le fait qu’il associe régulièrement honestum et bonum, comme dans le texte cité supra, est assez révélateur : si Salluste recourt à ces deux notions pour recouvrir l’ensemble des normes morales enfreintes par Scaurus, c’est qu’elles ne s’identifient pas l’une à l’autre. L’honestum est distinct du bonum car il naît des représentations de la collectivité et tire sa force contraignante du regard des autres. Salluste a la notion d’un « bien moral » dépourvu d’assise sociale, mais il ne l’intègre pas pleinement dans honestum mais le désigne par bonum. Quand Scaurus enfreint l’honestum et le bonum, il se déshonore auprès des autres, d’une part, et tombe dans le vice, d’autre part. Il y a chez Salluste un enrichissement éthique de l’honestum, qui n’est cependant pas mené jusqu’à son terme parce qu’il n’ôte pas à la notion toute forme d’hétéronomie. Cela est confirmé par un autre passage où bonum et honestum sont à nouveau conjoints :
Interim Roma per litteras certior fit prouinciam Numidiam Mario datam; nam consulem factum ante acceperat. Quibus rebus supra bonum atque honestum perculsus, neque lacrumas tenere neque moderari linguam; uir egregius in aliis artibus nimis molliter aegritudinem pati.
« Cependant, il apprend par une lettre de Rome que la province de Numidie a été donnée à Marius ; il avait déjà été informé que celui-ci avait été nommé consul. Plongé par ces nouvelles dans un abattement qui dépassait ce qui est bon et honorable, il ne put retenir ses larmes, ni modérer sa langue. Cet homme, si éminent d’autre part, était sans force pour supporter son chagrin. »
(Sall. Iug. 82, 2 ; trad. Ernout modifiée).
38Honestum et bonum sont ici encore deux entités conjointes mais non identiques. L’honestum fait toujours référence à ce qui est socialement acceptable et permet de ne pas perdre la considération des autres : c’est en effet aux exigences sociales de son rang que contrevient Metellus en se mettant à pleurer67.
39La continuité de la pensée sallustéenne de l’honestum avec les représentations anciennes de cette notion s’observe, enfin, dans le contenu que donne l’historien à l’honneur. Les qualités morales que recouvre l’honestum sont les exigences ancestrales du code de l’honneur. Un passage du discours de Memmius dans le Bellum Iugurthinum est significatif :
At qui sunt ei qui rem publicam occupauere? Homines sceleratissumi, cruentis manibus, immani auaritia, nocentissumi et idem superbissumi, quibus fides, decus, pietas, postremo honesta atque inhonesta omnia quaestui sunt.
« Mais quels sont ces hommes qui se sont emparés de la République ? Des gens couverts de crimes, aux mains sanglantes, d’une cupidité sans bornes, se faisant orgueil de leurs forfaits, pour qui loyauté, honneur, piété, bref tout ce qui est vertu ou vice est une occasion de profits. »
(Sall. Iug. 31, 12 ; trad. Ernout).
40Le terme honesta recouvre les différentes vertus mentionnées, fides, decus et pietas, qui appartiennent toutes aux commandements les plus anciens de l’honneur68. L’honestum n’est donc pas enrichi de qualités morales nouvelles ; ce sont les traits du mos maiorum qui continuent à le composer69. Les modèles qui illustrent l’honorabilité parfaite sont eux aussi conformes à la tradition, puisque ce sont chez Salluste les maiores, les ancêtres, qui incarnent de façon exemplaire l’obéissance à l’honestum.
Conclusion
41Chez Salluste, les notions d’honos et d’honestum ne reçoivent pas un contenu particulièrement novateur : la particularité de sa démarche réside dans l’usage historiographique de ces notions. L’honneur est d’abord un objet historique : Salluste fait le tableau du fonctionnement de l’honos et de l’honestum aux époques qui l’intéressent et en montre la déréliction. L’honneur est également utilisé par l’historien dans l’établissement des causes des faits rapportés : le désir d’honos, par exemple, est un facteur de l’action humaine et de la marche des événements. Ce même désir occupe enfin une place dans la philosophie de l’histoire puisque l’ambition est étroitement articulée à la décadence morale. À cet usage historiographique de l’honneur s’ajoute une évaluation, notamment morale, de cet objet. Concernant l’honos, Salluste critique l’ambition qui tourmente les hommes politiques et les errements auxquels le désir d’honos donne lieu. Ces reproches formulés par Salluste sont directement liés à son retrait de la vie publique et éclairent sa volonté, en réaction, de rechercher une autre forme de notoriété, la gloire de l’historien, plus en accord avec sa conception de l’homme et l’importance qu’il attache à la vertu. Concernant l’honestum, Salluste critique, comme pour l’honos, sa dislocation et déplore le mépris dans lequel il est tenu. Cependant, il ne réagit pas à cette dernière de façon aussi originale qu’il le fait devant l’erreur de trajectoire de ses contemporains pour atteindre la gloire. Face à l’oubli de l’honestum, il réaffirme la valeur morale de cette notion et tâche de réactiver les normes traditionnelles qui l’animent. Salluste s’illustre ainsi par un rapport complexe au mos maiorum, fait d’innovation, avec le rejet d’une vie consacrée au cursus honorum, et de fidélité, avec l’attachement aux règles anciennes du code de l’honneur.
Conclusion de la troisième partie
42L’étude chronologique de la pensée de l’honneur à Rome, de Plaute à Salluste, nous a permis d’observer les différentes façons dont les notions d’honos, d’honestum et d’honestas étaient envisagées par les auteurs de la période républicaine. Cette histoire intellectuelle met en lumière la plasticité de l’honneur dans les représentations des Romains : il peut être notion fluctuante ou concept théorique, idée politique ou valeur morale, image littéraire ou ressort idéologique. Malgré cette diversité, il est possible de repérer certaines lignes de force dans l’approche qu’en font les auteurs latins. On remarque d’abord qu’apparaissent précocement une analyse critique et une évaluation de l’honos, qui se développent ensuite tout au long de notre période. Dès les premières décennies de sa maturité, la littérature latine est le lieu d’une approche ludique de l’honos, avec les pièces de Plaute. Par la suite, Caton et Salluste critiquent, chacun à leur manière, le dysfonctionnement des mécanismes de l’honos à leur époque. Le regard critique des auteurs latins s’exerce aussi fréquemment sur la recherche de l’honos. Le désir d’honneur et l’ambition deviennent, avec la crise de la cité, hautement problématiques. Lucrèce, nourri de la doctrine épicurienne, dépeint les ravages de ce désir vain et en débusque les fondements psychologiques ; Salluste, quant à lui, en historien, inscrit l’ambition dans un processus généralisé de décadence et en observe les conséquences dans les faits. C’est enfin la valeur même de l’honos qui est interrogée. Si Caton et les Scipions attachent du prix au prestige et aux marques d’honneur qui apparaissent comme la juste rétribution du mérite et la marque de l’excellence, la dégradation de la vie publique romaine et le développement des luttes intestines amènent les Romains à douter de plus en plus de la validité de cet objet : dès le IIe siècle, Lucilius commence à s’interroger sur le prix réel du prestige. Le regard sur l’honos semble donc se faire, tout au long de la période qui nous concerne, de plus en plus critique.
43Une deuxième ligne de force dans l’approche que font de l’honneur les Romains de la République réside dans l’élaboration théorique progressive de l’honestum. Ce qui n’était au début du IIe siècle qu’une notion assez floue devient, par étapes successives, un concept à la forte densité théorique et à la place centrale dans l’éthique. Au début de notre période, il est surtout question, de façon un peu dispersée, des différents comportements attendus de l’homme honestus : des auteurs comme Plaute et Caton, s’ils dessinent chacun à leur manière les traits de l’homme d’honneur, ne s’intéressent pas à l’honestum lui-même, qui n’est pas défini de manière synthétique. C’est dans le courant du IIe siècle que se développe une approche plus réfléchie, qui bénéficie de l’influence de la philosophie péripatéticienne et surtout du stoïcisme. C’est chez Térence et Lucilius qu’honestum devient une catégorie éthique : il gagne en consistance, entre en relation avec d’autres concepts comme utile ou turpe et s’enrichit d’un contact avec le concept grec de καλόν. La conceptualisation s’accélère au Ier siècle, période où l’honestum bénéficie de la réflexion théorique menée par les Romains sur différents champs du savoir. On l’observe d’abord dans le domaine de la rhétorique, à travers les traités que sont la Rhétorique à Herennius et le De inuentione, où se rencontre le premier travail théorique abouti sur l’honestum : ce dernier y devient en effet un terme technique et s’enrichit d’applications théoriques inédites. Cicéron conduira la conceptualisation de l’honestum à maturité en en faisant un concept central de la philosophie éthique.
44À cet approfondissement théorique de l’honestum est lié l’enrichissement éthique de la notion au fil du temps, qui évolue depuis la sphère de l’honneur vers celle de l’honnêteté et de la beauté morale. La notion d’honestum possède une réelle plasticité. Les exigences morales qu’elle implique sont à l’origine les commandements du code de l’honneur ancestral mais on voit progressivement s’ajouter à ces derniers des qualités nouvelles, telles que les vertus cardinales de la tradition philosophique grecque. Un contenant ancien reçoit ainsi un contenu inédit. La souplesse de l’honestum se lit aussi dans la modification de ses mécanismes par les penseurs des IIe et Ier siècles. C’est d’abord le fondement de l’honestum sur le regard d’autrui et les normes collectives qui s’efface peu à peu. L’extériorité sociale de l’honneur est de moins en moins prégnante et laisse une place grandissante à la régulation de l’individu par lui-même et à l’intériorité. Se développe aussi, en parallèle, l’idée que l’honestum vaut en soi, indépendamment des rétributions qu’il apporte en termes de prestige social. L’honestum est ainsi détaché de l’honos et peut même lui être opposé. Cependant, malgré la nette influence de la pensée grecque et du stoïcisme sur le développement moral de l’honestum, on observe régulièrement une permanence, en son sein, de traits appartenant à la tradition, chez Lucilius et surtout Salluste qui reste fidèle à un modèle ancien de l’honneur. L’honestum est au centre d’une alchimie complexe mais harmonieuse entre la tradition morale romaine et la réflexion philosophique grecque. Son assomption éthique n’est par ailleurs ni linéaire ni irrésistible, car des résistances à cette évolution s’observent chez Lucrèce et César. Ces deux auteurs ignorent délibérément ce concept dans leurs œuvres, par fidélité à la doctrine du Jardin qui conteste la valeur théorique et pratique de cet honestum, pourvu d’une coloration trop stoïcienne mais aussi peut-être, pour César, trop cicéronienne.
45La plasticité de la notion d’honneur s’observe enfin dans une pratique récurrente à l’époque républicaine. Il s’agit de l’utilisation littéraire de l’honos et de l’honestum et des inflexions apportées à ces notions par les différentes œuvres en fonction de leur genre et de leurs objectifs propres. Le théâtre utilise le thème de l’honneur comme une ressource dramatique : Plaute comme ressort comique par l’image inversée qu’il en donne, Térence comme moyen d’approfondissement psychologique des personnages. Du côté de la satire, Lucilius amène l’honos vers le discours badin qu’est le sermo, non sans un certain iconoclasme. Dans le domaine de la prose historique, Salluste constitue l’honos en objet historiographique et l’emploie comme élément explicatif dans la recherche des causes des événements ; César, de son côté, en fait un outil de description ethnographique. Mais il se singularise surtout par la mobilisation de cette notion à des fins de mise en avant de sa personne. Il y a, tout au long de notre période, une utilisation politique et idéologique de l’honos, que ce soit dans la propagande césarienne, chez les homines noui qui le placent, avec la uirtus, au centre d’une nouvelle aristocratie du mérite, ou au sein de la nobilitas, qui s’efforce de mettre en avant sa détention à des fins de prestige, comme le montrent les épitaphes des Scipions.
Notes de bas de page
1 Voir le récit de cette conversion en Sall. Cat. 3, 3-4, 2 et Iug. 3, 1-4, 4.
2 Les lectures de l’œuvre de Salluste comme un texte partisan, favorable aux populares et à César, ont rapidement montré leurs limites. Voir le bilan, avec bibliographie, établi par A. La Penna, Sallustio e la ‘rivoluzione’ romana, Milan, Feltrinelli, 1968, p. 68-83 et 159-174 et C. Becker, « Sallust », ANRW, I, 3, 1973, p. 720-754.
3 La question de l’authenticité de ces œuvres a suscité une très abondante bibliographie. Longtemps considérées comme apocryphes, leur attribution à Salluste a été défendue par plusieurs savants allemands mais leurs arguments n’ont pas emporté l’adhésion de tous. Voir le bilan fait par M. Chouet, Les Lettres de Salluste à César, Paris, Les Belles Lettres, 1950, celui d’A. Ernout dans son édition de ces œuvres du Ps.-Salluste dans la C.U.F., p. 7-23 (qui conclut à l’inauthenticité) et celui de Becker, « Sallust ».
4 Voir Sall. Iug. 85, 1-43 et supra p. 342 sqq.
5 Sall. Iug. 42, 7-9.
6 Sur la biographie de Salluste, voir les cinq premiers chapitres de R. Syme, Salluste, Paris, Les Belles Lettres, 1982 ainsi que J. Malitz, Ambitio mala. Studien zur politischen Biographie des Sallust, Bonn, R. Habelt, 1975 et É. Tiffou, « Biographie de Salluste », CEA, 7, 1977, p. 91-138.
7 La plèbe apparaît souvent apathique ou servile (voir par exemple Sall. Iug. 73, 6) ; Marius est un homme nouveau de valeur mais il est aussi violent et dévoré d’ambition (Sall. Iug. 63, 6). Dans le De coniuratione Catilinae, César n’est pas non plus totalement positif et il ne fait pas l’objet d’une apologie. Sur l’absence de parti pris de Salluste, voir La Penna, Sallustio e la ‘rivoluzione’ romana, p. 209-220 ; É. Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste à la lumière de ses prologues, Paris, C. Klincksieck, 1974, p. 386 sqq. ; K. E. Petzold, « Der politische Standort des Sallust », Chiron, 1, 1971, p. 219-238 ; O. S. Due, « La position politique de Salluste », C&M, 34, 1983, p. 113-139. La dimension non pamphlétaire de l’œuvre ne signifie cependant pas qu’elle soit dépourvue de toute réflexion politique, au contraire ; l’aspect moral de l’histoire de Salluste est ancré dans l’étude d’un contexte politique (J. Hellegouarc’h, « Le proœmium du Bellum Iugurthinum. Actualité et signification politique. », Kentron, 3, 1987, p. 7-16).
8 Sur ce mécanisme, voir supra p. 224 sqq.
9 Voir le chapitre 12.
10 Sall. Cat. 6-13. Sur l’importance de ce passage pour la compréhension de la pensée de Salluste, voir Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste, p. 378 sqq. et K. Büchner, Sallust, 2e éd., Heidelberg, C. Winter, 1982, p. 132-143.
11 Sur cette fonction d’orientation de l’honos, voir supra p. 394 sqq. Sur la conception sallustéenne de la uirtus, voir D. C. Earl, The Political Thought of Sallust, Cambridge, Cambridge University Press, 1961, p. 28 et Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste, p. 153-154.
12 Thuc. III, 82, 4-5. Sur l’influence de Thucydide sur Salluste, voir P. Perrochat, Les Modèles grecs de Salluste, Paris, Les Belles Lettres, 1949 et T. F. Scanlon, The Influence of Thucydides on Sallust, Heidelberg, C. Winter, 1980, notamment p. 172 sqq. sur la marque de l’épisode de Corcyre sur Salluste.
13 Sall. Iug. 31, 1 : innocentiae plus periculi quam honoris est.
14 Les prologues des œuvres de Salluste ont suscité de nombreuses recherches. Sont particulièrement éclairantes, pour l’approche qui est la nôtre, Büchner, Sallust, p. 93-105 et p. 106-113 et Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste. Voir aussi E. Bolaffi, « I proemi delle monografie di Sallustio », Athenaeum, 16, 1938, p. 128-157, qui recherche les sources et compare les prologues de Salluste avec ceux de l’historiographie précédente, et M. Rambaud, « Les prologues de Salluste et la démonstration morale dans son œuvre », REL, 24, 1946, p. 115-130, qui montre les liens existant entre les prologues et le contenu des récits.
15 Sur cet aspect de sa pensée, voir infra p. 740.
16 Sall. Iug. 4, 7. Ce coup de griffe contre les homines noui vise, plutôt que Cicéron, Cornelius Balbus et Salvidienus Rufus, d’après Syme, Salluste, p. 180-181.
17 Sur ces effets positifs de l’honos, voir supra p. 361 sqq.
18 Xen. Cyr. VIII, 8.
19 Sur la corruption morale dépeinte par Salluste, voir Earl, The Political Thought of Sallust, p. 90 sqq.
20 Le thème du trafic des honesta atque inhonesta apparaît plusieurs fois chez Salluste : voir Sall. Cat. 30, 4 et Iug. 80, 5.
21 Sur cette représentation de l’histoire de Rome par Salluste, voir B. Mineo, « Philosophie de l’histoire chez Salluste et Tite-Live », in Poignault, R. (éd.), Présence de Salluste, Tours, Centre de recherches A. Piganiol, 1997, p. 45-60.
22 Sur ces discours de la décadence, G. Thome, « O tempora, o mores ! Wertvorstellungen bei den Rednern der republikanischen Zeit », in Braun, M., Haltenhoff, A. et Mutschler, F.-H. (éds.), Moribus antiquis res stat Romana. Römische Werte und römische Literatur im 3. und 2. Jh. v. Chr., Munich, K. G. Saur, 2000, p. 125-139 et Gruen, The Last Generation of the Roman Republic, p. 498 sqq. qui souligne que le thème du déclin moral a une portée polémique et un aspect rhétorique important. Sur la conception morale de l’évolution historique, voir Earl, Tradition, p. 18 sqq. Les phases de croissance sont elles aussi analysées par Salluste en termes moraux : voir dans le De coniuratione Catilinae le discours de Caton qui souligne que ce n’est pas par les armes que la res publica est devenue grande et puissante mais par l’excellence de ses mœurs (Sall. Cat. 59, 19-20).
23 Sall. Cat. 7-9.
24 Sall. Cat. 7, 6.
25 Sur l’importance de cette césure, voir E. Koestermann, « Das Problem der römischen Dekadenz bei Sallust und Tacitus », ANRW, I, 3, 1973, p. 781-810.
26 Sall. Iug. 41, 2 : Metus hostilis in bonis artibus ciuitatem retinebat. « La peur de l’ennemi maintenait la cité dans la vertu. »
27 DS. XXXIV-XXXV 33, 5. Sur l’attribution à Posidonius, voir W. Schur, Sallust als Historiker, Stuttgart, Kohlhammer, 1934, p. 69. L. Alfonsi, « Sul metus Punicus Sallustiano », Athenaeum, 51, 1973, p. 383-384 a repéré, outre Posidonius, d’autres sources à cette idée, chez Aristote et Platon.
28 La Penna, Sallustio e la ‘rivoluzione’ romana, p. 233-237.
29 Ter. Andr. 141 ; Cic. Verr. II, V, 5.
30 Sall. Hist. frg. I, 55, 7-8. Cf. aussi Sall. Cat. 38, 3, où des agitateurs jettent le trouble dans l’État honestis nominibus, sous de beaux prétextes.
31 Sur Salluste moraliste, voir Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste, p. 580.
32 La lettre telle que Salluste la présente a pu être inspirée par un vrai courrier de Catilina (Earl, The Political Thought of Sallust, p. 94-95). Sur l’usage des lettres dans l’historiographie sallustéenne, voir M. L. Paladini, « Osservazioni ai discorsi e alle lettere del Sallustiano Bellum Catilinae », Latomus, 20, 1961, p. 3-32.
33 Sur la place de l’iniuria et de la contumelia dans le propos de Catilina, voir le commentaire sur ce passage de Vretska (éd.), Sallust. De Catilinae coniuratione.
34 Sall. Iug. 64.
35 Sur le lien de la décadence et de l’ambition chez Salluste, voir Koestermann, « Das Problem der römischen Dekadenz bei Sallust und Tacitus ». Sur les auteurs ayant développé ce thème avant lui, J. Korpanty, « Sallust, Livius und ambitio », Philologus, 127, 1983, p. 61-71.
36 Sall. Cat. 10, 3. Sur ces deux vices et l’ordre de leur apparition, Heldmann, Antike Theorien über Entwicklung und Verfall der Redekunst. Sur leur rapport à la décadence, Koestermann, « Das Problem der römischen Dekadenz bei Sallust und Tacitus », p. 790.
37 Plat. Resp. VIII, 547b-550a.
38 Plat. Resp. VIII, 548a.
39 Sur ce parallèle entre Salluste et Platon à propos du changement de régime et de l’ambition, voir B. D. MacQueen, Plato’s Republic in the Monographs of Sallust, Chicago, Bolchazy-Carducci, 1982, p. 49 et A. Michel, « Entre Cicéron et Tacite : aspects idéologiques du Catilina de Salluste », ACD, 5, 1969, p. 83-91, à la p. 87.
40 Sur ces manœuvres, Sall. Iug. 65.
41 Thuc. III, 82, 8. Sur la place de la τιμή dans l’analyse historique de Thucydide, voir De Romilly, « Le thème du prestige dans l’œuvre de Thucydide ». Après Thucydide, Aristote identifie aussi, dans ses Politiques, l’appât du gain et la soif de la τιμή comme des causes de sédition et souligne le potentiel destructeur de la φιλοτιμία (Pol. 1302a-b).
42 Voir supra p. 684 sqq.
43 Parler de soi est commun dans les prologues de l’historiographie grecque. Voir par exemple DH. I, 6, 5. Sur ce point, voir La Penna, Sallustio e la ‘rivoluzione’ romana, p. 24-25. Sur la confession de Salluste dans le De coniuratione Catilinae, voir Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste, p. 203 sqq.
44 Voir la lettre VII, 324b sqq. Sur cette probable influence de Platon sur Salluste, Perrochat, Les Modèles grecs de Salluste, p. 49 ; MacQueen, Plato’s Republic in the Monographs of Sallust, p. 67-68.
45 Cf. notamment Plat. Resp. 586a et Phaedr. 80a. Sur l’influence du platonisme et de sa dichotomie entre âme et corps sur l’anthropologie sallustéenne, Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste, p. 38-39 ; MacQueen, Plato’s Republic in the Monographs of Sallust, p. 52 et Rambaud, « Les prologues de Salluste et la démonstration morale dans son œuvre », p. 119-120 et 125.
46 Sur la question des genres de vie, voir supra n. 35 p. 562.
47 Sall. Iug. 2, 2.
48 Sur le passage de Marius de la uirtus à l’ambitio, voir Earl, The Political Thought of Sallust, p. 66. Sur le thème de l’ambition dans le Bellum Iugurthinum, voir Iug. 10, 2 ; 63, 2 ; 95, 3.
49 Sur les sources des prologues, Bolaffi, « I proemi delle monografie di Sallustio ». Sur la diversité des sources et l’éclectisme de Salluste, G. M. Paul, A Historical Commentary on Sallust’s Bellum Iugurthinum, Liverpool, F. Cairns, 1984, qui souligne l’absence d’un système philosophique précis chez Salluste (p. 10).
50 Voir Plat. Ep. VII, 325d-326b et Resp. IX, 592a : l’homme juste doit fuir les τιμαί qui ne peuvent le rendre meilleur ou qui risquent de troubler son ἕξις.
51 Sur ces deux épisodes, DC. XL, 63 et Ps.-Cic. Invective contre Salluste, 16 et 19. Voir aussi Malitz, Ambitio mala. Studien zur politischen Biographie des Sallust, p. 72-77 et 85-88.
52 Sur cette proximité de l’ambition et de la vertu chez Salluste, voir Earl, The Political Thought of Sallust, p. 10.
53 L’ambition est en cela différente de la cupidité, qui est totalement du côté du vice car la fin qu’elle s’assigne, la richesse, n’est pas un bien. L’auaritia est toujours mauvaise car son objet est mauvais (Sall. Cat. 11, 3).
54 L’analyse du Bellum Iugurthinum est cependant plus approfondie et elle a la singularité d’opposer le corps à l’âme, ce qui n’est pas le cas dans le De coniuratione Catilinae. Voir Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste, p. 63-65.
55 Sall. Cat. 1, 2-3. Sur la conception de la gloire comme fruit de l’ingenium et de l’âme, B. Compagno, « Gloria nelle Epistulae ad Caesarem e nelle monografie di Sallustio » in Studi di filologia classica in onore di Giusto Monaco, Palerme, Università di Palermo, 1991, vol. 2, p. 869-877.
56 Sall. Iug. 1, 3. Vretska (éd.), Sallust. De Catilinae coniuratione, p. 220, souligne que le thème de la « voie de la vertu » est présent dans l’historiographie grecque. Voir par exemple Xen. Mem. II, 1, 21.
57 Sall. Cat. 7, 3 et 7, 6.
58 Voir Earl, The Political Thought of Sallust, p. 21 et André, L’Otium, p. 339.
59 Sall. Cat. 3, 2 et Iug. 1, 3.
60 Sall. Cat. 3, 2. Salluste vise une gloria in memoria plutôt qu’une gloria in uita (Earl, The Political Thought of Sallust, p. 8-9). Sur la conception sallustéenne de la gloria, Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste, p. 116-117.
61 Sall. Iug. 4, 5-6. Salluste se fait une conception pédagogique de l’histoire (voir J.-L. Ferrary, « Quelques réflexions à propos du Catilina de Salluste », Vita Latina, 80, 1980, p. 17-23).
62 Sall. Iug. 4, 4 : maiusque commodum ex otio meo quam ex aliorum negotiis rei publicae uenturum ; « et mon loisir sera plus utile à la république que l’activité de bien des autres gens ». Voir André, L’Otium, p. 345 et Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste, p. 217 sqq.
63 Sall. Iug. 8, 1.
64 Plat. Menex. 246d-247d. La phrase de Salluste apparaît presque comme une transposition de Menex. 247d.
65 Cela nous semble aller contre l’idée d’une affinité profonde entre Salluste et le stoïcisme, développée par l’article de V. Ciaffi, « Il pensiero filosofico di Sallustio », in Ciaffi, V. (éd.), Scritti inediti o rari, Turin, Giappichelli, 1978, p. 161-173 et par Schur, Sallust als Historiker, pour qui Salluste aurait été marqué par Posidonius. Si Salluste avait réellement adhéré à la doctrine du Portique, il n’aurait pas manqué de donner un relief nouveau à l’honestum comme « beau moral », notion d’importance cruciale dans l’éthique stoïcienne. Par ailleurs, plusieurs des éléments relevés par V. Ciaffi comme stoïciens (supériorité de l’âme sur le corps, mépris pour la mort, etc.) appartiennent au fonds commun de la philosophie grecque et se rencontrent aussi dans la morale du mos maiorum. Des points importants de la pensée de Salluste, comme la nécessité de rechercher la gloire, sont étrangers au stoïcisme : la similarité de certaines idées de Salluste et du stoïcisme est donc seulement superficielle (voir É. Tiffou, « Salluste et la tradition stoïcienne », EMC, 12, 1968, p. 13-19 et MacQueen, Plato’s Republic in the Monographs of Sallust, p. 21-26).
66 Cf. Sall. Iug. 8, 1 ; 82, 2 et 85, 49.
67 Sur le déshonneur des larmes, voir supra p. 480.
68 Voir supra p. 466 sqq.
69 Salluste recourt parfois à d’autres normes que celles du mos maiorum pour évaluer la conduite des individus, mais cela reste rare. Sur ces critères nouveaux, comme le uerum ou le decorum, voir Büchner, Sallust, p. 313-318. Ces normes, cependant, ne sont pas intégrées à l’honestum ; elles coexistent tout au plus à côté de lui.
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