Chapitre 7. Les effets de l’honneur
p. 355-391
Texte intégral
Introduction
1L’étude des motifs et critères de l’honos nous a permis d’établir ce que l’honos servait à rétribuer. Mais si l’honos est rétribution, il reste à déterminer quel profit il apporte à celui qui le reçoit. Il nous faut donc déplacer le regard depuis les fondements de l’honneur vers ses effets : quel est le bénéfice pour le destinataire de la marque d’honneur ? De quels bienfaits s’accompagne le prestige ? Notre analyse sémantique a mis en avant la place que les contextes attachaient aux effets de l’honos et il faut approfondir cet aspect1. Un texte de Cicéron nous apporte en la matière quelques pistes de réflexion. À propos de la réaction des equites romains à la législation de M. Livius Drusus, hostile aux chevaliers, Cicéron rapporte les paroles de membres éminents de l’ordre équestre. Il est question de la loi prévoyant l’institution d’une quaestio pour les juges coupables de corruption, disposition à laquelle les chevaliers sont opposés :
Iniquum esse eos qui honorum ornamenta propter periculorum multitudinem praetermisissent populi beneficiis esse priuatos, iudiciorum nouorum periculis non carere. Senatorem hoc queri non posse, propterea quod ea condicione proposita petere coepisset quodque permulta essent ornamenta quibus eam mitigare molestiam posset, locus, auctoritas, domi splendor, apud exteras nationes nomen et gratia, toga praetexta, sella curulis, insignia, fasces, exercitus, imperia, prouinciae; quibus in rebus cum summa recte factis maiores nostri praemia tum plura peccatis pericula proposita esse uoluerunt.
« Il était injuste que ceux qui avaient renoncé aux distinctions que valent les honneurs, en raison du grand nombre de dangers qu’ils comportent, fussent privés des bienfaits du peuple mais ne le fussent pas des dangers de nouveaux tribunaux. Un sénateur ne pouvait s’en plaindre, parce que c’est à cette condition qu’il avait commencé à se porter candidat et parce que les distinctions qui adoucissent cet aspect pénible sont innombrables : le rang, l’autorité, l’éclat à Rome, la réputation et la faveur chez les peuples étrangers, la toge prétexte, la chaise curule, les insignes, les faisceaux, les armées, les gouvernements, les provinces ; dans ce domaine, nos ancêtres ont voulu qu’il y ait les plus hautes récompenses pour les bonnes actions, et de nombreux dangers pour ceux qui commettent des fautes. »
(Cic. Clu. 154).
2L’argument des chevaliers est le suivant : il n’est pas équitable (iniquum) que les chevaliers, qui ont renoncé aux honores, subissent des contraintes qui n’ont de sens que pour les sénateurs. Ces derniers, en effet, ont choisi, eux, la voie des honneurs politiques, en tirent des bénéfices et il est donc normal qu’ils doivent, en contrepartie, obéir à certaines obligations et courir des risques. Ce texte présente plusieurs éléments intéressants qui feront l’objet d’une analyse approfondie dans ce chapitre. On voit d’abord que l’obtention de l’honos s’accompagne de divers avantages que Cicéron qualifie par deux fois d’ornamenta, de « distinctions, qui contribuent à l’illustration de la personne. L’individu honoré gagne en splendor, en prestige : il reçoit un éclat brillant qui attire le regard de ses contemporains. Il acquiert aussi une position élevée dans la société : il est question, juste avant ce texte, du haut locus gagné par celui qui reçoit l’honos et de sa dignitas sociale2. Il obtient également un pouvoir, sous forme d’autorité officielle (exercitus, imperia, prouinciae) et d’influence plus diffuse (auctoritas, gratia). Ce pouvoir s’accompagne, enfin, de marques concrètes (sella curulis, fasces). Ce sont à ces avantages de l’honos que nous nous intéresserons d’abord. Mais le passage du Pro Cluentio souligne que ces avantages ont une contrepartie : l’honos provoque la molestia et fait courir des pericula à celui qui l’obtient. Il nous faudra donc nous pencher ensuite sur les contraintes imposées par l’honos. Enfin, nous nous intéresserons à l’articulation de ces avantages et contraintes : Cicéron indique en effet que les périls sont adoucis (mitigare) par les avantages, image qui demande à être interrogée pour voir quel phénomène exact de compensation est à l’œuvre.
1. Les avantages
3L’honos procure à celui qui en jouit un certain nombre de bénéfices personnels3. Nous retiendrons trois avantages en particulier : l’image de splendeur, la dignitas sociale et le pouvoir dans la cité. Nous ne reviendrons pas sur un quatrième élément, important, qui est l’honos lui-même : nous avons déjà vu que l’honos donnait naissance à l’honos4.
1.1. Une image de splendeur
4Nous avons pu constater que les marques d’honneur concrètes étaient ancrées dans le domaine du visible et, pour certaines d’entre elles, détenaient un aspect véritablement spectaculaire5. Ce dernier n’est pas sans effet sur le détenteur de l’honos : l’honneur place celui qui le reçoit sous les yeux de la collectivité et le fait passer de l’obscurité à la lumière. Les décorations militaires ou les insignes de la magistrature, d’une part, marquent visiblement leur possesseur en ornant sa personne ; le triomphe et les funérailles, d’autre part, attirent sur l’honoratus les regards de ses concitoyens. Quant aux statues et aux tombeaux, placés à des endroits très fréquentés, les places et les routes, ils captent également l’œil du passant. L’honos fait ainsi d’un individu une figure publique : il l’inscrit dans l’espace de la cité et lui donne une visibilité exceptionnelle. L’image de l’éclat, du brillant et de la splendeur est associée de manière récurrente à l’honos, comme nous l’avons montré dans notre analyse sémantique6.
5L’élaboration de cette image passe par l’octroi d’une visibilité mais aussi d’une distinction particulière : l’honos singularise celui qui le reçoit, le fait sortir de la masse de la communauté. Les dona militaria différencient les soldats qui les ont obtenus de ceux qui ne les ont pas ; les triomphes consignés dans les fastes séparent les consuls triomphateurs des autres. Un texte de Salluste est particulièrement révélateur de ce fonctionnement, bien qu’il concerne les Numides. Après la mort de Micipsa, ses fils se réunissent :
Sed Hiempsal, qui minimus ex illis erat, natura ferox, et iam antea ignobilitatem Iugurthae, quia materno genere impar erat, despiciens, dextra Adherbalem adsedit ne medius ex tribus, quod apud Numidas honori ducitur, Iugurtha foret.
« Mais le plus jeune d’entre eux, Hiempsal, nature orgueilleuse, et qui depuis longtemps méprisait Jugurtha pour l’infériorité de sa naissance du côté maternel, s’assit à la droite d’Adherbal, afin d’empêcher Jugurtha d’occuper le siège du milieu, qui est la place d’honneur chez les Numides. »
(Sall. Iug. 11, 3 ; trad. Ernout).
6Dans la lecture que fait Salluste de la disposition des princes numides, le siège du milieu est la place source d’honos7. Mettre quelqu’un au centre, c’est en effet le distinguer de ceux qui restent autour. L’honos singularise parce qu’il donne une position par rapport aux autres8. Cet effet propre à l’honos relève de son mode opératoire symbolique : il amène l’individu à se distinguer des autres parce qu’il est un signe. Il appose une marque sur celui qui le reçoit et signale de ce fait à tous le mérite particulier de son détenteur par rapport aux autres personnes. On comprend dès lors pourquoi Cicéron, dans le passage que nous citions en introduction, concevait les avantages de l’honos comme des ornamenta : l’honos a pour effet de créer une image embellie de celui qui l’obtient. Un vers de Publilius Syrus confirme le lien entre signe, ornement et honos :
honos honestum decorat, inhonestum notat
« L’hommage embellit l’homme d’honneur mais stigmatise l’infâme. »
(P. Syr. frg. H 24 Meyer = 226 CRF).
7L’honos embellit celui qui est honorable : il lui donne un decus qui augmente sa beauté. Quand il est octroyé à un inhonestus, à une personne qui ne le mérite pas, sa nature de signe ne disparaît pas pour autant, non plus que son effet distinctif : il continue d’apposer une marque, mais qui est de l’ordre de la nota, c’est-à-dire de la marque d’ignominie infligée par les censeurs à celui dont la conduite est immorale. L’honos signale et singularise, mais de façon cette fois négative.
8La construction par l’honos d’une image publique peut encore être précisée. Outre la mise en lumière et la singularisation opérées par l’honneur, on voit apparaître dans les textes un réseau de représentations décrivant l’élévation opérée par l’honos. L’honneur donne à l’individu une supériorité sur ses semblables. C’est ce qui transparaît dans un fragment des Didascalica d’Accius, ouvrage de critique et d’histoire littéraire9 :
et magnificissimei excelsissimeique honore
« au plus haut point et magnifiques et sublimes grâce à l’honneur »
(Acc. Didasc. frg. X Dangel ; trad. Dangel).
9L’honos est le moyen d’un embellissement mais aussi d’une élévation remarquable : c’est par l’honos que l’on atteint une hauteur élevée, que l’on est excelsissimus. Il y a donc une distinction d’avec autrui, mais selon une échelle verticale. C’est avec une intention critique très différente de l’esprit du vers d’Accius, mais reposant sur la même imagerie, que Lucrèce note, dans sa critique de l’ambition, que l’envie fait bien souvent tomber les hommes du sommet où l’honos les a placés pour les précipiter directement dans le Tartare10. Ces métaphores de la supériorité procurée par l’honos font écho à la grandeur effective que donnent les marques d’honneur. Une statue équestre, par exemple, figure son destinataire dans une posture symboliquement prestigieuse puisqu’elle l’élève au rang de ce qui était à l’origine l’élite de l’armée romaine. La statue peut également grandir son destinataire quand elle le représente sous des traits héroïques et divins, l’élevant alors au-dessus de l’humanité11. Le triomphe établit lui aussi la supériorité du général, sur ses ennemis d’abord, sur les hommes ensuite, en rapprochant le triomphateur de la divinité puisqu’il arbore pendant la cérémonie les attributs de Jupiter12. L’éloge funèbre se livre également à une entreprise d’élévation du destinataire par le procédé de l’amplification dont la place centrale dans le genre démonstratif est reconnue par tous les ouvrages de rhétorique13. L’éloge funèbre de L. Caecilius Metellus en donne un bon exemple avec la cascade de superlatifs employés à propos du défunt :
Voluisse enim primarium bellatorem esse, optimum oratorem, fortissimum imperatorem, auspicio suo maximas res geri, maximo honore uti, summa sapientia esse, summum senatorem haberi, pecuniam magnam bono modo inuenire, multos liberos relinquere et clarissimum in ciuitate esse ; haec contigisse ei nec ulli alii post Romam conditam.
« Il avait voulu en effet être le premier guerrier, le meilleur orateur, le général le plus courageux, conduire de grandes entreprises sous ses auspices, bénéficier du plus grand honneur, être de la plus haute sagesse, être considéré comme le sénateur le plus important, faire fortune de manière honnête, laisser de nombreux enfants et être l’homme le plus brillant dans la cité ; tout cela lui était échu à lui et à lui seul depuis la fondation de Rome. »
(Plin. NH VII, 140).
10L’éloge crée ainsi chez les auditeurs une représentation grandiose de la personne honorée et l’on sait que certains panégyristes ont cédé à la tentation d’amplifier les mérites de la personne louée au point de lui inventer des exploits14. Il est important de noter que, dans les exemples que nous avons donnés, l’effet d’élévation de l’honos opère à chaque fois dans le domaine de la figuration : l’honneur crée pour la collectivité qui en est le témoin une image de la supériorité du détenteur de l’honos. La statue est une représentation matérielle du sujet, le triomphe une mise en scène spectaculaire15 et l’éloge une représentation verbale. La personne qui bénéficie de l’honos connaît donc une élévation d’ordre symbolique.
11Cette image de splendeur, enfin, rencontre un écho particulier à Rome parce qu’elle trouve une place dans le temps en plus d’être située dans l’espace de la cité. L’honos a pour effet de préserver le souvenir de l’individu honoré. Il confère ainsi un éclat particulièrement apprécié parce que durable. C’est évidemment le cas des honores funèbres et notamment des tombeaux. Ces honores constituent des monumenta dans tous les sens du terme : ce sont des édifices mais aussi des objets qui permettent de se souvenir16. L’épitaphe qui accompagne la sépulture, en donnant le nom du défunt et en rappelant l’essentiel de ce que fut sa vie, participe à cet effet mémoriel de l’honos17. Dans le Cato maior, au cours de la démonstration sur la survie de l’âme après la mort, il apparaît que les honores accordés aux défunts permettent à ceux qui viennent après eux de conserver leur memoria et que ce souvenir est facilité par l’action de leur âme qui survit après le trépas :
Nec uero clarorum uirorum post mortem honores permanerent, si nihil eorum ipsorum animi efficerent, quo diutius memoriam sui teneremus.
« Et les honneurs octroyés aux hommes célèbres après leur mort ne perdureraient certainement pas si leurs propres âmes n’agissaient pas pour que nous préservions plus longtemps leur souvenir. »
(Cic. Cato mai. 80).
12L’honos octroyé aux défunts contribue à les rendre clari, illustres, c’est à dire à leur donner une splendeur visible mais aussi à faire durer cette splendeur dans le temps, à faire entrer ces hommes parmi les personnages célèbres dont on se souvient. D’autres honores que les tombeaux sont aptes à inscrire la personne honorée dans le souvenir des hommes. C’est le cas notamment des portraits peints ou encore des statues, dont certaines sont d’ailleurs octroyées à titre posthume, pour honorer un défunt dont la mort a été particulièrement illustre. Les délégués du peuple romain qui ont péri à Fidènes par la faute de Lar Tolumnius ont reçu l’honos de statues sur les rostres que Cicéron pouvait encore voir. Il remarque qu’elles ont donné à ces victimes une diuturna memoria, un souvenir durable18. C’est aussi par souci d’éviter l’obliuio que Cicéron demande aux sénateurs une statue pour Ser. Sulpicius mort en mission19. L’oubli est connoté négativement dans une société dont les normes reposent en grande partie sur l’imitation des ancêtres et la perpétuation des coutumes.
1.2. La dignitas
13L’honos met en avant celui qui le détient mais le transforme aussi profondément, en modifiant son être social. Exilé à Thessalonique, Cicéron écrit à Atticus :
Possum obliuisci qui fuerim, non sentire qui sim, quo caream honore, qua gloria, quibus liberis, quibus fortunis, quo fratre?
« Puis-je oublier qui je fus, ne pas voir qui je suis, de quel honneur je suis privé, de quelle gloire, de quels enfants, de quels biens, de quel frère ? »
(Cic. Att. III, 10, 2).
14La perte de l’honneur et des autres biens a provoqué chez Cicéron un changement d’être : il y a une nette divergence entre ce qu’il fut (qui fuerim) quand il avait l’honos et ce qu’il est (qui sim) à présent qu’il en est privé. L’honos confère en effet à celui qui le gagne statut, importance et respectabilité. Il y a là une rétribution qui ne relève plus du seul ordre symbolique mais se compose d’avantages sociaux concrets que les Romains subsument sous la notion de dignitas20. Cette dernière recouvre trois éléments que nous allons passer en revue, l’obtention d’un haut rang dans la cité, l’intégration à l’aristocratie, et le droit au respect de la part de l’entourage.
15La dignitas procurée par l’honos désigne d’abord le rang au sein de la cité. Félicitant le sénat d’avoir couvert César de distinctions pour mieux le contrôler, Cicéron déclare :
Neminem umquam est hic ordo complexus honoribus et beneficiis suis, qui ullam dignitatem praestabiliorem ea, quam per uos esset adeptus, putarit.
« Aucun de ceux que notre ordre a entourés d’honneurs et de bienfaits n’a jamais préféré une autre distinction à celle qu’il vous devait. »
(Cic. Prou. 38 ; trad. Cousin modifiée).
16Les honores donnés par le sénat procurent à César une dignitas qui est un rang élevé dans la hiérarchie des hommes publics, accompagné de différentes prérogatives21. Ces aspects de la dignitas s’observent aussi chez celui qui reçoit une corona ciuica : l’individu pourvu de cet honos a, par conséquent, le droit de s’asseoir parmi les sénateurs lors des jeux et ces derniers se lèvent à son entrée ; il est exempté de certains devoirs civiques et Tite Live fait état d’une occasion où, pour combler les trous du sénat, on considère sérieusement, parmi les candidats possibles, ceux qui ont obtenu une couronne civique22. Dans les municipes, l’obtention d’un honos est un moyen d’ascension sociale au même titre que l’enrichissement économique23. La promotion civique et sociale assurée par l’honneur nous amène à préciser le fonctionnement de l’honos comme capital symbolique. On voit que le symbolisme propre à l’honos et sa capacité à signifier l’estime n’excluent nullement une efficacité concrète. L’expression symbolique de la considération débouche au contraire sur une ascension dans la hiérarchie de la cité. Ce capital symbolique qu’est l’honneur est donc particulièrement précieux car il est susceptible d’être converti en un autre type de capital : la considération, capital d’estime, peut se muer en rang social élevé, en capital social24.
17La dignitas procurée par l’honos provoque en outre un changement d’appartenance sociale par l’intégration à l’aristocratie25. Obtenir l’honos, c’est commencer à s’agréger à l’élite romaine. On le constate même à des échelons modestes, en dehors de Rome. Cicéron parle en ces termes de Philodamus de Lampsaque :
Is ad eum rem istam defert, Philodamum esse quendam, genere, honore, copiis, existimatione facile principem Lampsacenorum.
« Il lui rapporte la chose suivante : il y avait à Lampsaque un certain Philodamus, et la naissance, l’honneur, la richesse, la considération dont il jouissait faisaient de lui facilement le premier des citoyens de la ville. »
(Cic. Verr. II, I, 64).
18L’honneur, sous la forme de l’honos et de l’existimatio, ajouté à la haute naissance (genus) et à la fortune (copiae) fait de Philodamus le princeps des habitants de Lampsaque, le citoyen le plus important de la ville. Ces mêmes catégories réapparaissent dans le Pro Flacco :
Amyntas est genere, honore, existimatione, pecunia princeps illius ciuitatis.
« Amyntas est, de par sa naissance, son prestige, sa considération, sa fortune, le premier des habitants de cette cité. »
(Cic. Flac. 72).
19Appartenir aux principes, autrement dit à l’aristocratie, suppose une certaine fortune et une haute naissance. Cela n’est pas surprenant : tout le système civique romain est organisé de façon censitaire et l’appartenance au patriciat ou à la nobilitas génère d’importants privilèges. Mais on voit aussi que cela n’est pas suffisant pour rejoindre l’élite : il faut aussi bénéficier de la considération de l’entourage et d’un réel prestige social26. Le sujet qui veut s’élever dans la cité a besoin du regard et de l’approbation des autres et de marques concrètes d’honneur qui créent une ségrégation positive, nécessaire à l’intégration dans l’élite27.
20Cette importance de l’honos pour l’accès à l’aristocratie est réelle quand il est question du « prestige » mais elle est d’autant plus cruciale s’agissant de la « charge publique » car c’est surtout cet honos qui agrège l’individu aux principes de la cité. L’aristocratie romaine est une aristocratie politique : le fait même qu’honos puisse désigner le prestige et la charge publique en est un indice28. L’honos permet en premier lieu de rejoindre les rangs du sénat et la dignitas procurée par l’honos politique est donc une dignité sénatoriale, ainsi que l’indique Cicéron quand il remercie le peuple
cuius honoribus in amplissimo consilio et in altissimo gradu dignitatis […] collocati sumus.
« dont les honneurs nous ont élevé dans la plus auguste assemblée, au plus haut degré de dignité. »
(Cic. Red. Sen. 2 ; trad. Wuilleumier modifiée).
21Les honores politiques qu’il a exercés ont amené Cicéron, en le faisant entrer au sénat, à la plus haute dignitas possible. Recrutant d’abord les anciens magistrats curules, la prestigieuse assemblée s’est progressivement ouverte aux édiles puis aux tribuns de la plèbe et aux questeurs29. L’honos permettait aussi d’occuper une place précise dans la hiérarchie de l’assemblée : les consulaires avaient bien plus d’influence que les anciens questeurs30. En second lieu, si l’honos agrège à l’aristocratie, c’est aussi parce qu’il a pour effet d’ouvrir l’accès à la nobilitas. La charge politique est, on l’a vu, l’honos par excellence parce qu’elle permet, quand sa position dans le cursus est suffisamment élevée, de préserver la nobilitas de ses ancêtres ou bien d’y faire accéder ses descendants lorsque l’on est un homo nouus31. L’honos est ainsi un ingrédient essentiel de l’appartenance à l’élite suprême de Rome. C’est lui qui permet à la commendatio maiorum de s’exercer efficacement : un noble peut se recommander de ses ancêtres car ils ont obtenu des honores, signes de l’estime de la collectivité. L’honos exercé par les ancêtres autorise les descendants à exhiber leurs imagines, à montrer la gloire de leur famille et à assurer ainsi leur propre succès politique32. Au sein même de la nobilitas s’opère pour chaque membre un décompte des honores (charges publiques, triomphes, etc.) qui le situe sur une échelle de dignitas au sommet de laquelle se trouvent les consuls et triomphateurs33 : les honores sont aussi un facteur de différenciation dans la hiérarchie interne de l’élite.
22Le haut rang assuré par l’honos s’accompagne, enfin, d’un droit au respect de la part de l’entourage. En plein cœur de la lutte contre Catilina et les conjurés de 63, Cicéron est amené à défendre Muréna, consul désigné pour 62, accusé de brigue. Il justifie en ces termes son intervention en sa faveur :
Mihi autem cum Murena, iudices, et magna et uetus amicitia est, quae in capitis dimicatione a Ser. Sulpicio non idcirco obruetur quod ab eodem in honoris contentione superata est. Quae si causa non esset, tamen uel dignitas hominis uel honoris eius quem adeptus est amplitudo summam mihi superbiae crudelitatisque infamiam inussisset, si hominis et suis et populi Romani ornamentis amplissimi causam tanti periculi repudiassem.
« Or je suis lié, juges, à Muréna par une amitié forte et ancienne qui ne sera pas ensevelie par Servius Sulpicius parce qu’il l’a emporté sur elle lors d’une compétition pour l’honneur. Et même si cette raison n’existait pas, la dignité de Muréna ou la grandeur de l’honneur qu’il a obtenu feraient peser sur moi une réputation d’orgueil et de cruauté si je rejetais la cause extrêmement périlleuse d’un homme tout à fait important par ses propres distinctions et par celles que lui a données le peuple romain. »
(Cic. Mur. 8).
23Cicéron prend en considération l’amicitia ancienne qui l’attache à l’accusé mais relève qu’une autre raison, encore plus impérieuse, le pousse à le défendre : c’est la dignitas de Muréna et de l’honos qu’il a obtenu (uel dignitas hominis uel honoris). Il est encore question de la dignitas qui s’attache à l’honos mais on voit apparaître un aspect resté jusqu’ici dans l’ombre : la dignitas générée par l’honneur est un statut supérieur qui impose des contraintes à l’entourage de l’honoratus. Il est impensable, pour Cicéron, de ne pas répondre à l’appel d’un consul désigné ; ne pas venir en aide à une personne dotée, par sa charge, d’une si haute dignitas serait se condamner soi-même à l’infamia : on se déshonore si on ne répond pas à la demande de celui qui est à l’honneur. Caton et Sulpicius, les accusateurs, intentent certes une action en justice contre Muréna ; mais ils se permettent de le faire précisément parce qu’ils contestent la validité de l’honos obtenu par Muréna et lui refusent donc la dignitas honoris. La dignitas impose à la collectivité une attitude de déférence vis-à-vis du dignus : c’est un droit au respect34. Ce dernier est appréhendé par Cicéron dans la définition théorique qu’il donne de l’obseruantia :
Obseruantiam, per quam aetate aut sapientia aut honore aut aliqua dignitate antecedentes ueremur et colimus.
« Respect, ce qui nous porte à montrer de la vénération et des égards envers ceux qui l’emportent sur nous par l’âge, la sagesse, l’honneur, ou quelque dignité. »
(Cic. Inu. II, 66 ; trad. Achard modififée).
24L’honos, le prestige, est un des traits qui imposent l’obseruantia, le respect. Deux obligations concrètes sont réunies sous ce qualificatif : colere, c’est-à-dire donner des marques de vénération, protéger soigneusement, voire rendre un culte quand il s’agit d’une divinité ; uereri, révérer profondément, non sans une certaine crainte.
25Bénéficier de l’honos a donc des répercussions extrêmement concrètes : la situation d’estime va de pair avec la détention d’une aura protectrice qui permet d’écarter les iniuriae par la création d’une zone sanctuarisée. L’image d’une citadelle sacrée bâtie par les honores apparaît dans un discours de T. Sempronius Gracchus, le père des Gracques, qui s’en prend aux tribuns de la plèbe qui s’acharnent contre Scipion l’Africain :
Nullisne meritis suis, nullis uestris honoribus, umquam in arcem tutam et uelut sanctam clari uiri peruenient, ubi si non uenerabilis, inuiolata saltem senectus eorum considat?
« Jamais les hommes illustres, grâce à leurs propres mérites et aux honneurs que vous leur décernez, n’atteindront donc une citadelle sûre et inviolable où leur vieillesse puisse se reposer, sinon entourée de vénération, du moins préservée des attaques ? »
(Liv. XXXVIII, 53, 4 ; trad. Adam modifiée).
26Les multiples honores obtenus par l’Africain devraient lui permettre de se retirer dans une citadelle sûre, religieusement garantie. Cette garantie supérieure consécutive aux honores rend toute attaque intolérable et presque sacrilège. Porter atteinte physiquement à une personne in honore constitue en effet un crime particulièrement scélérat : le De inuentione range cette agression au second rang des plus abominables, après le crime commis contre un membre de sa famille ou contre un suppliant35. Si l’on prend l’ensemble des discours de Cicéron comme corpus de référence, on s’aperçoit que ce sont les personnages représentés par lui comme les plus ignobles qui s’en prennent à des honesti, des individus considérés. Verrès agit de la sorte en faisant violence à des Siciliens distingués par leur honos36. Clodius ignore également toutes les règles que l’honos impose :
Ac si hoc de me potuit, quem honos, quem dignitas, quem causa, quem res publica tuebatur […], quid tandem futurum est iis quorum uita remota ab honore populari et ab hac inlustri gratia est […]?
« Et s’il a pu me faire cela, à moi qui étais protégé par mon honneur, mon rang, ma cause, la république […], qu’arrivera-t-il enfin à ceux dont la vie ne connaît ni l’honneur que donne le peuple ni l’éclat que donne la faveur ? »
(Cic. Dom. 46).
27La loi sur l’exil de Cicéron votée à l’instigation de Clodius est une grave atteinte à l’honos et à la dignitas de l’Arpinate qui n’aurait jamais dû subir pareil assaut étant donné son statut. Pour bien prendre la mesure de la singularité de cette garantie associée à l’honos, il convient de garder à l’esprit que l’honos est octroyé par un tiers ou par une collectivité. Conférer l’honos à quelqu’un revient donc, pour le donateur, à s’imposer à lui-même une règle de conduite vis-à-vis de la personne qu’il honore. Le groupe qui donne l’honneur consent ainsi volontairement à son infériorité et crée lui-même les règles du respect dont il devra entourer l’honoratus.
28Nous voyons ainsi se dessiner plus nettement la relation de l’honos à la dignitas et la nature de cette dernière. Générée par l’octroi de marques d’honneur ou issue d’une conversion du capital symbolique de prestige, elle consiste en un rang social et civique élevé, est la caractéristique distinctive de l’aristocratie et impose à l’entourage une attitude de respect. La dignitas, que nous avions repérée à la source de l’honos, en est aussi un effet. Il y a donc une relation dialectique entre honos et dignitas, qui peut se muer en enchaînement sans fin : la dignitas acquise au moyen d’honores provoque à son tour l’obtention de nouveaux honores. La dignitas appelle l’honos qui renforce à son tour la dignitas. Ce cercle vertueux explique pourquoi l’honos tend à déclencher l’honos, comment l’aristocratie parvient à monopoliser certains honneurs et pourquoi il est si difficile aux homines noui de parvenir à les acquérir.
1.3. Le pouvoir
29L’analyse par les ethnologues des sociétés non occidentales a permis de mettre en évidence, pour certaines d’entre elles, la manière dont le prestige gagné par un individu grâce à des talents bien précis, de nature guerrière par exemple, pouvait s’étendre au-delà de la sphère dont il était issu et lui permettre d’agir dans la gestion des relations au sein du groupe social ou d’exercer une autorité de nature politique37. Quel est, à Rome, le rapport de l’honos avec le pouvoir, notamment politique ? Le symbolique peut-il avoir un usage politique ? L’analyse faite par Bourdieu du capital symbolique nous incite à en faire l’hypothèse, tout capital étant un « pouvoir sur un champ », sur un ensemble de revenus et de profits38. Il convient cependant de tester cette hypothèse et, surtout, d’identifier avec précision la nature du pouvoir apporté par l’honneur39.
30L’analyse des textes montre, en premier lieu, que l’honos confère une capacité d’agir sur le cours des affaires publiques et de gouverner l’État. C’est bien évidemment le cas des honores que sont les charges : l’obtention d’une magistrature confère la potestas et, pour les plus importantes d’entre elles, l’imperium40. Mais les autres aspects de l’honos, la considération et les marques d’honneur non politiques, procurent aussi un pouvoir. Le prestige qu’est l’honos constitue d’abord un atout pour accéder aux charges publiques : avoir fait ses preuves comme chef militaire, comme jurisconsulte expert du droit ou comme patronus éloquent ne suffit pas ; il faut en outre disposer d’un capital symbolique qui justifie la prétention au gouvernement de la cité41. Lors de l’élection, le candidat qui l’emporte n’est pas élu pour un programme ou pour son appartenance à un parti mais pour sa personne et il est donc essentiel qu’il soit connu et estimé42. C’est une des raisons pour lesquelles les nobiles parviennent plus facilement au consulat : le prestige de leur famille leur permet, plus que leur richesse et au moins autant que leur clientèle, d’attirer des électeurs traditionnellement enclins à confier le pouvoir à des individus au nom connu et aux ancêtres respectables43.
31Une fois passée l’étape des comices, l’honos confère d’importants moyens d’action. Plus un homme politique détient de prestige, plus il pourra influer sur les affaires publiques. En février 43, au cœur de sa lutte contre Antoine, Cicéron déplore l’état des forces du sénat :
Quamquam egregios consules habemus, sed turpissimos consularis; senatum fortem, sed infimo quemque honore fortissimum.
« Il est vrai que nous avons des consuls extraordinaires, mais des consulaires tout à fait honteux ; des sénateurs courageux, mais les plus courageux sont ceux qui ont le moins de prestige. »
(Cic. Fam. XII, 4, 1).
32Cicéron regrette que les sénateurs les plus courageux ne soient pas les consulaires, situés au sommet de la hiérarchie interne du sénat, mais ceux qui ont le moins d’honos, c’est-à-dire les magistrats de rang inférieur. Pour pouvoir passer à l’action et orienter les décisions du sénat, il faut en effet détenir un honos important ; être courageux ne suffit pas, encore faut-il pouvoir convaincre les autres, par son prestige, de se montrer courageux également. Dans une société structurée par des hiérarchies internes et attentive aux préséances, l’honos est une source de pouvoir politique. L’honneur n’est pas à Rome l’aura glorieuse de l’homme de pouvoir qui s’ajoute par surcroît à son autorité ; il est ce qui fait d’un homme public un homme de pouvoir. L’honos confère une légitimité supérieure qui facilite l’acceptation par les administrés de l’autorité. Verrès a commis une erreur capitale en emmenant avec lui en Sicile, pour l’assister dans son activité, un ramassis de truands : un promagistrat doit veiller à s’entourer de gens honnêtes et compétents afin de rester considéré, pour que son pouvoir ne soit pas ressenti comme une oppression mais comme une autorité légitime44. Le magistrat doté d’un fort capital symbolique, reposant sur des mérites réels, transforme la relation d’obéissance des administrés en une relation de respect pour son honneur qui rend la contrainte du pouvoir plus acceptable45. Dans une société dotée de forces de police limitées, le pouvoir doit s’imposer par le respect plus que par la contrainte et le prestige est un élément essentiel pour susciter ce respect46. Les marques concrètes d’honneur jouent aussi de ce point de vue une grande importance car elles matérialisent l’estime, renforcent le prestige de l’homme public et donc son pouvoir. Elles participent directement à ce double processus de renforcement et de légitimation de l’autorité publique. C’est la raison pour laquelle Cicéron s’indigne que, lors de sa visite chez les Mamertins, on ne lui ait pas offert l’hospitalité alors qu’il est sénateur de Rome :
Qui honos non homini solum habetur, sed primum populo Romano, cuius beneficio nos in hunc ordinem uenimus, deinde ordinis auctoritati, quae nisi grauis erit apud socios et exteras nationes, ubi erit imperi nomen et dignitas?
« Cet honneur n’est pas rendu seulement à la personne, mais avant tout au peuple romain dont les bienfaits nous ont placé dans le sénat, ensuite à l’autorité de l’ordre sénatorial ; car si elle n’est puissante auprès des alliés et des peuples étrangers, où résidera le renom et la dignité de notre souveraineté ? »
(Cic. Verr. II, IV, 25 ; trad. Rabaud modifiée).
33L’hospitalité dans une cité de l’empire est un honos attendu pour un sénateur, une marque d’honneur presque protocolaire. Pour autant, son oubli représente une grave omission car cet honos met en jeu la stabilité de l’imperium Romanum. La marque d’honneur est en effet perçue comme ce qui rend grauis celui qui la reçoit, ce qui lui donne poids et sérieux. C’est de cette accumulation de marques d’honneur que proviennent le renom et la dignité de l’empire de Rome. La négligence des Mamertins, si elle était imitée des autres peuples, serait compromettante pour le pouvoir de Rome car ce dernier repose en partie sur des symboles qui manifestent la soumission des cités, tels que les honores octroyés aux hommes d’État romains. Les marques d’honneur sont l’une des clefs de la suprématie romaine car elles montrent la respectabilité de Rome, sa dignitas, à un large cercle de spectateurs étrangers47.
34Ce fort pouvoir symbolique des marques d’honneur, dont la nature de signe est ici pleinement mobilisée, explique qu’elles aient fait l’objet d’une attention particulière dans les périodes de guerre civile : quand le pouvoir au sommet de l’État n’est pas précisément repérable, il devient crucial de détenir les honores qui permettent de le symboliser. Le symbole est alors aussi important que ce qu’il représente et détenir des marques d’honneur revient à détenir le pouvoir véritable. C’est pourquoi les imperatores du Ier siècle ont redoublé d’efforts pour obtenir des statues ou faire détruire celles de leurs adversaires48. On le voit très bien dans les années 44-43, où le conflit opposant Antoine aux sénateurs qui lui sont hostiles donne lieu à une lutte pour l’obtention d’honores. Cicéron plaide ainsi dans la troisième Philippique pour l’octroi d’honores à la légion de Mars et à la 4e légion qui ont abandonné Antoine et dans la cinquième Philippique pour des honneurs à D. Brutus, Lépide, Octave et Egnatuleius qui ont pris la tête de la rébellion contre Antoine49. À la même époque, Antoine se fait décerner une statue équestre dorée au nom des trente-cinq tribus de Rome et une autre statue lui est élevée, à lui et à Q. Tremulus, sur le forum50. Le conflit se joue donc aussi sur le terrain symbolique.
35Le pouvoir conféré et légitimé par l’honos n’est cependant pas toujours un pouvoir politique s’exerçant au plus haut niveau de l’État. L’honos permet aussi à son détenteur d’avoir dans les autres espaces de la vie civile une influence plus diffuse qu’un pouvoir officiel mais bien réelle. C’est à cela que les textes font allusion quand ils évoquent l’auctoritas qui découle de l’honos51. Au début de son discours Sur les pouvoirs de Pompée, Cicéron justifie en ces termes son droit à prendre la parole :
[…] cum et auctoritatis in me tantum sit, quantum uos honoribus mandandis esse uoluistis.
« […] fort de l’autorité qu’il vous a plu de m’accorder en m’élevant aux honneurs. »
(Cic. Imp. Pomp. 2 ; trad. Boulanger).
36Pour son premier discours à la tribune aux harangues, Cicéron souligne qu’il peut prendre la parole en public grâce à son auctoritas. Cette dernière résulte des honores, et notamment de la préture, que le peuple a bien voulu lui accorder. En conférant à Cicéron un honos, le peuple lui a simultanément donné le droit d’intervenir dans différents champs de la vie publique et d’exercer une influence sur les autres citoyens52. Cette dernière est un pouvoir non institutionnel qui s’exprime notamment par des avis et des conseils. L’auctoritas permet de donner son opinion et d’être écouté quand on le fait53. On le voit très bien dans le texte cité ci-dessus : l’autorité donnée par l’honos permet de prendre la parole en public et d’exposer son avis. C’est valable aussi dans un contexte non politique, comme dans les Res rusticae de Varron. Quand Agrasius demande à ce qu’on l’instruise sur ce qu’un agriculteur doit savoir et se demande si ce savoir constitue une ars, Stolon réagit ainsi :
Stolo cum aspexisset Scrofam: Tu, inquit, et aetate et honore et scientia quod praestas, dicere debes.
« Stolon regarda Scrofa : C’est toi, dit-il, puisque tu l’emportes par l’âge, l’honneur et le savoir, qui dois parler. »
(Varr. RR I, 3, 1).
37L’honos, associé à l’âge et à la science, fait que l’on est consulté avant les autres : c’est parce que Cn. Tremelius Scrofa a été préteur puis a participé à la commission chargée par César de l’allocation des terres de Campanie qu’il est interrogé en premier54. L’autorité repose ainsi sur des qualités traditionnelles plutôt que sur un savoir scientifique55. Mais l’auctoritas va au-delà de ce droit à la parole : c’est une véritable influence sur les autres. Le détenteur de l’honos a une autorité qui fait que son avis s’impose aux autres. C’est un atout pour Cicéron dans le De Imperio Pompei mais c’est aussi ce qui fait la difficulté de sa tâche car ses adversaires aussi jouissent de l’honos et, par conséquent, de l’auctoritas : Hortensius et Catulus, hostiles à la lex Manilia, ont tous deux des ornamenta honoris56 et opposent ainsi leur propre autorité à celle de Cicéron57. Ce poids de l’auctoritas apporté par l’honos explique qu’il faille prêter attention à la personne que l’on choisit pour porte-parole : un individu dépourvu d’honos ne sera pas écouté ou ne parviendra pas à emporter l’adhésion des auditeurs58. L’auctoritas que donne l’honos permet d’agir sur les décisions et les actions d’autrui : plus qu’un pouvoir pratique, c’est un pouvoir moral59.
38L’influence procurée par l’honos possède une seconde caractéristique qui l’identifie encore à l’auctoritas. L’honneur sert de garantie à ses propres actions ou à celles d’un tiers que l’on soutient. On retrouve ici le paradigme économique de l’honneur : ce dernier sert de « caution », dans tous les sens du terme, et permet, par la mise en jeu de cette caution, d’obtenir en retour des bénéfices. Salluste nous renseigne en ces termes sur les députés envoyés en Afrique pour porter secours à Adherbal attaqué par Jugurtha :
Legantur tamen in Africam maiores natu nobiles, amplis honoribus usi; in quis fuit M. Scaurus, de quo supra memorauimus, consularis et tum senatus princeps. « On envoie cependant en Afrique des personnages d’âge et de naissance, ayant rempli les plus hautes charges ; de ce nombre était M. Scaurus dont nous avons parlé plus haut, personnage consulaire et pour lors prince du Sénat. »
(Sall. Iug. 25, 4 ; trad. Ernout).
39L’exercice des plus hauts honores par les députés est perçu comme la garantie de leur sérieux. Or cette garantie apportée par l’honos est précisément un aspect de la notion d’auctoritas, terme que Salluste utilise quelques lignes plus loin au sujet des émissaires60. Dans ses emplois juridiques, l’auctoritas est une garantie, un supplément de validité qui permet à son détenteur de s’attirer la fides des autres61. Il en va de même de l’influence apportée par l’honos. Pour preuve que son client Roscius est innocent de ce dont on l’accuse, Cicéron rappelle qu’il est hébergé et aidé par Caecilia, la fille de Q. Caecilius Metellus Balearicus, qui est pourvue d’un grand honos en raison de l’excellence de sa famille. L’honos de Caecilia sert de garantie à l’innocence de Roscius62. Dans un contexte plus politique, l’honos des grands hommes est aussi utilisé au bénéfice d’un tiers qui se porte candidat à une charge. Le Commentariolum petitionis souligne l’importance des amis illustres :
Deinde sunt instituendi cuiusque generis amici: ad speciem homines inlustres honore ac nomine, qui etiam si suffragandi studia non nauant tamen adferunt petitori aliquid dignitatis.
« Puis il faut se créer des amis de différentes sortes : pour l’apparence, des hommes illustres par leur honneur et leur renommée, qui, même s’ils ne font rien pour le recommander, apportent cependant au candidat un supplément de considération. »
(Q. Cic. Comm. 18 ; trad. Constans modifiée).
40Le fait d’avoir dans ses relations des personnages inlustres honore ac nomine augmente la dignitas du candidat car le prestige de ces grands hommes rejaillit sur leur entourage et constitue un gage supplémentaire de la valeur du petitor. L’honos n’est pas ici la source d’un pouvoir légal mais d’un rayonnement, d’une aura puissante, dont on peut faire bénéficier ses amis. Ce fonctionnement de l’honos comme garantie, outre qu’il confirme la prégnance du modèle économique de l’honneur, rapproche encore l’honos du concept de capital symbolique. Bourdieu observe en effet que, lors de la négociation d’un mariage kabyle, les deux familles font intervenir des alliés de grand prestige, pourvus d’un capital symbolique élevé, qui représentent « une arme dans la négociation et une garantie de l’accord conclu63 ». L’individu qui mobilise son honos pour cautionner les actes d’un ami agit selon le même modèle, en utilisant son prestige comme garantie pour autrui.
41C’est encore selon un paradigme économique qu’est appréhendé un dernier aspect du pouvoir procuré par l’honos, le crédit. La personne in honore inspire en effet confiance aux autres : on se fie à elle plus facilement qu’à quelqu’un qui ne possède aucun honos et l’on a aisément foi en sa parole. La collectivité lui « fait crédit » de ses dires sans exiger leur vérification immédiate, à la manière d’un vendeur qui n’exige pas de paiement sur-le-champ. L’individu qui possède l’honos a ainsi le pouvoir d’accumuler un certain nombre de créances, symboliques ou réelles, et son seul honos suffit à assurer qu’elles seront acquittées. C’est pourquoi il y a, dans les discours judiciaires, un usage stratégique de l’honos. Si l’orateur montre que lui-même ou les témoins favorables à son client sont pourvus du plus grand honos c’est parce que cela inspire la confiance des juges et donne du crédit aux propos tenus. Dans le Pro Fonteio, où Cicéron défend le préteur Fonteius accusé de concussion par ses anciens administrés, les Gaulois, l’orateur souligne combien le témoignage de ces gens, des barbari brutaux et sans honneur, est dépourvu de valeur et ne saurait provoquer la fides des juges64. À l’inverse, dans les Verrines, dans une affaire de concussion assez semblable, Cicéron indique que les témoignages contre Verrès sont accablants :
His ego iudicibus non probabo C. Verrem contra leges pecuniam cepisse? Sustinebunt tales uiri se tot senatoribus, tot equitibus Romanis, tot ciuitatibus, tot hominibus honestissimis ex tam inlustri prouincia, tot populorum priuatorumque litteris non credidisse […]?
« Ne pourrai-je pas prouver, moi, à ces juges, que Gaius Verrès a pris de l’argent de manière illégale ? Des hommes comme eux auront-il le courage de ne pas croire tant de sénateurs, tant de chevaliers romains, tant de cités, tant d’hommes très estimés d’une si illustre province, tant de preuves écrites issues de peuples entiers ou de particuliers […] ? »
(Cic. Verr. II, I, 10).
42Le témoignage des sénateurs, des chevaliers et des habitants de Sicile, qui sont tous des honestissimi, des personnes bénéficiant d’un très grand honos, ne peut être récusé : il est impossible de ne pas les croire (non credidisse)65. Avoir du prestige permet de situer la vérité de son côté et d’emporter l’adhésion. La confiance que suscite l’homme in honore apparaît aussi dans les textes juridiques, où l’on voit par exemple qu’un testament doit être confié en dépôt à un individu amplioris honoris plutôt qu’à un inferiori66 : l’homme de prestige est plus digne de foi que les autres. Ces différents cas de figure révèlent que l’honos confère de la fides à son détenteur, du « crédit » qui inspire confiance à l’entourage67. La collectivité prête plus volontiers, des biens ou de la confiance, à celui qui est in honore. Ici encore, l’honos fonctionne comme un capital symbolique que son possesseur peut utiliser à des fins de pouvoir :
« Si l’on sait que le capital symbolique est un crédit, mais au sens le plus large du terme, c’est-à-dire une espèce d’avance, d’escompte, de créance, que la croyance du groupe peut seule accorder à ceux qui lui donnent le plus de garanties matérielles et symboliques, on voit que l’exhibition du capital symbolique (toujours fort coûteuse sur le plan économique) est un des mécanismes qui font que le capital va au capital. »68
43À Rome aussi l’honos fonctionne comme un crédit et le « capital va au capital » car c’est par la mobilisation du capital symbolique, du prestige, que l’homme à l’honneur peut accumuler d’autres bienfaits, de nature politique, sociale et parfois matérielle69.
44L’honos apporte donc un pouvoir qui peut prendre trois aspects : une capacité légitime d’action politique, une garantie mobilisable pour cautionner ses propres actions ou celles d’un proche (auctoritas), un crédit qui permet de s’attirer la confiance d’autrui (fides). Celui qui détient l’honos possède ainsi bien plus que l’estime de son entourage. Le pouvoir procuré par les marques d’honneur et le prestige est d’autant plus efficace qu’il ne prend pas directement la forme de la contrainte : l’honos reste un capital symbolique qui peut être converti en pouvoir mais n’est pas par lui-même un pouvoir coercitif.
2. Les contraintes
45L’éclat, le rang social et le pouvoir conférés par l’honos peuvent apparaître comme des avantages démesurés, conférant à la personne in honore une supériorité écrasante sur les autres individus. Il n’en est rien en réalité car la distinction de l’homme de prestige est aussi avantageuse que contraignante : l’honos confère des privilèges qui sont indissociables d’une série d’obligations.
2.1. La reconnaissance (gratia)
46L’honos, nous l’avons vu, peut répondre à un service rendu et signifier ainsi la reconnaissance, la gratia, de celui qui a été aidé70. Mais la relation de l’honos à la gratia est complexe car la reconnaissance peut aussi être un effet de l’honos : on attend de celui qui reçoit une marque d’honneur qu’il témoigne sa gratitude pour l’hommage qui lui est fait. Dans son analyse des mécanismes de la bienfaisance, Sénèque accorde une grande place à la gratia et en montre toute l’importance. Il distingue dans son étude deux aspects de la reconnaissance : le fait de ressentir un sentiment de gratitude, d’une part, et le fait de rendre des bienfaits concrets en retour de ceux obtenus, d’autre part. Sénèque commence par soutenir le paradoxe stoïcien selon lequel « recevoir de bon cœur, c’est avoir rendu le bienfait »71 : le vrai beneficium se passe de rétribution concrète. Cependant, cette conception, concède-t-il, heurte le sens commun qui estime qu’il faut répondre au bienfait par un autre bienfait72 ; Sénèque précise alors qu’une telle façon de penser ne doit pas être totalement écartée, mais que le retour concret ne doit être qu’une conséquence accessoire du bienfait reçu. On retrouve dans les textes concernant l’honos les deux formes de la réponse au bienfait, la reconnaissance spirituelle et la réponse par un autre bienfait, qui sont ressenties comme des obligations. Le sentiment de gratitude suscité par l’honos apparaît dans le passage du Stichus que nous citions concernant les honores conjugaux. À propos de son mari disparu en mer, Panégyris déclare à sa sœur :
Nolo ego, soror, me credi esse immemorem uiri,
Neque ille eos honores mihi quos habuit perdidit.
Nam pol mihi grata acceptaque huiust benignitas.
« Je ne veux pas, ma sœur, qu’on pense que j’ai oublié mon mari,
Ni que les honneurs qu’il m’a conférés ont été donnés en pure perte.
Car, par Pollux, j’accepte et je lui suis reconnaissante de sa bienveillance. »
(Pl. St. 48-50).
47Panégyris ne veut pas se montrer ingrate pour les honores que son mari lui a accordés : elle souhaite en préserver le souvenir et rester fidèle à son époux, même si son absence se prolonge indéfiniment. La bienveillance de l’époux, sa benignitas, marquée par les honores, doit être grata, reçue avec reconnaissance. On retrouve dans ces vers les deux éléments essentiels de la gratia qui figurent dans la définition qu’en donne le De inuentione, à savoir la memoria et la remuneratio73 ; Panégyris veut se souvenir des honores, ne pas être immemor, et elle souhaite payer en retour les hommages reçus en restant fidèle au disparu. La reconnaissance suppose, d’une part, de préserver dans son esprit le souvenir des hommages, et, d’autre part, d’y répondre par des actes précis qui signifient visiblement la gratia. La gratia, en somme, fonctionne ici comme l’honos qui la génère : des marques concrètes, visibles (remerciements) servent à signifier un sentiment (reconnaissance). Les différents honores appellent tous la gratia de celui qui les reçoit. Le patronus qui a défendu avec succès un client en justice, lui conférant un authentique honos, attend de lui de la gratia, seul type de rétribution qu’il puisse exiger74. L’obtention d’une magistrature contraint également à manifester sa reconnaissance au peuple qui l’a conférée : les électeurs attendent ainsi des édiles élus qu’ils organisent des jeux publics somptueux75. L’obligation de manifester sa gratia se ressent particulièrement quand on n’y satisfait pas et que cela provoque le dépit. Cicéron se dit ainsi très peiné que Lépide n’ait pas rendu grâce au sénat pour les grands honores qui lui ont été décernés76. Comment expliquer cette réaction ? Il nous semble que c’est la nature de l’obligation de gratia qui rend son omission particulièrement dommageable. Une lettre de L. Munatius Plancus à Cicéron nous laisse entrevoir la manière dont est envisagée cette obligation. Plancus a obtenu, à l’instigation de Cicéron, plusieurs marques d’honneur et il souhaite manifester sa gratitude pour ces bienfaits77. On lit dans un de ses courriers à Cicéron :
Opto ut mihi liceat iam praesenti pietate meorum officiorum tua beneficia tibi facere iucundiora.
« Je souhaite qu’il me soit possible de te rendre tes bienfaits plus agréables, en m’acquittant dès à présent avec respect de mes propres devoirs. »
(Cic. Fam. X, 23, 7 ; trad. Beaujeu).
48Plancus souhaite répondre aux honneurs et aux bienfaits qui lui ont été accordés en s’acquittant de ses officia. Cela lui permettrait d’agir avec pietas et de ne pas passer pour un ingrat. L’obligation de rendre grâce pour des bienfaits relève donc des officia, c’est-à-dire des devoirs attachés aux liens sociaux comme ceux de l’amicitia78. Témoigner sa reconnaissance est un impératif social dont l’observation est importante pour le maintien des relations entre individus. La nécessité de témoigner de la gratia et de répondre à l’honos par un bienfait dessine entre l’honos et la gratia une interaction qui rappelle celle qui existe entre le motif d’honneur et l’honneur lui-même. Comme nous l’avons vu, la qualité morale d’un individu, l’exploit qu’il a accompli ou le service qu’il a rendu créent, selon un paradigme économique, une dette en sa faveur auprès de son entourage, dette dont il faut s’acquitter en octroyant un honos. L’obligation de répondre à l’honos par la gratia fonctionne de manière très similaire : celui qui reçoit un honos se retrouve, à son tour, endetté vis-à-vis de celui qui l’a honoré et doit régler cette dette en manifestant sa gratia. S’il ne le fait pas, il ne répond pas aux obligations sociales de l’officium et se déconsidère. La lecture spirituelle que fait Sénèque de l’échange de bienfaits et de la reconnaissance ne correspond pas au paradigme économique sur lequel fonctionne l’honos à l’époque républicaine car l’honos impose une contrepartie concrète79. L’analogie entre honos et acte d’évergétisme réapparaît ici80 : le bienfaiteur d’une cité qui dépense de sa bourse pour l’embellir est en effet en droit d’attendre de la reconnaissance de la part des citoyens qui bénéficient de ses largesses. En échange de leurs bienfaits, les évergètes attendent des distinctions, des remerciements, des décrets, des statues81. Les citoyens sont contraints de manifester leur gratitude envers les notables pour leurs bienfaits : comme pour l’honos, l’action d’un individu impose un retour de la part de celui qui profite de cette action82. L’interaction de l’hommage et de la reconnaissance rapproche également le fonctionnement de l’honos de celui du don. Mauss a consacré une bonne partie de ses travaux sur la question à l’étude de l’obligation faite, à celui qui reçoit un don, de le rendre. Tout don appelle un contre-don et l’absence de contre-don conduit à la disgrâce sociale83. Ce contre-don repose, comme la gratia appelée par l’honos, sur une relation de crédit car il n’est pas accordé dès la réception du premier cadeau : le premier donateur, pendant un certain temps « fait crédit » à son obligé et n’exige le contre-don que lorsque le terme du crédit échoit84. Le même paradigme financier structure la relation de don et celle d’honos.
49Ce parallèle doit nous inciter à prêter une attention particulière à l’échange instauré par l’honos et la gratia. Le bienfait donné pour signifier la gratia sert de rétribution pour l’honos obtenu. Or ce dernier est déjà lui-même une rétribution pour un mérite ; c’est patent quand l’honos est donné en retour d’un service. Il y a ainsi entre celui qui honore et celui qui est honoré un échange réciproque de bienfaits, sous forme d’honos dans un sens, et de marques de gratia dans l’autre sens. Et cet échange est susceptible de se prolonger durablement, lorsque la marque de gratia reçue en retour de l’honos est à son tour perçue comme un honos et oblige à rendre un nouveau bienfait. Il se crée ainsi, entre les deux protagonistes, un endettement mutuel persistant qui provoque une circulation potentiellement infinie des marques d’honneur. Nous en avons un exemple au début de l’Aulularia, lors du prologue prononcé par le lare. Ce dernier se réjouit d’avoir été bien traité par la fille d’Euclion :
Vbi is obiit mortem qui mihi id aurum credidit,
Coepi obseruare, ecqui maiorem filius
Mihi honorem haberet quam eius habuisset pater.
Atque ille uero minus minusque impendio
Curare minusque me impertire honoribus.
[…]
Huic filia una est ; ea mihi cottidie
Aut ture aut uino aut aliqui semper supplicat;
Dat mihi coronas. Eius honoris gratia
Feci thesaurum ut hic reperiret Euclio,
Quo illam facilius nuptum, si uellet, daret.
« Lorsqu’il mourut, celui qui m’avait confié son or,
J’ai commencé à observer si son fils
Me ferait plus d’honneurs que son père.
Mais voilà qu’il se soucie encore moins – et beaucoup moins ! –
De m’octroyer des honneurs.
[…]
Il a une fille unique ; elle, c’est tous les jours
Qu’elle me fait des offrandes : de l’encens, du vin, toujours quelque chose ;
Elle me donne des couronnes. Pour lui rendre hommage,
J’ai fait découvrir le trésor par cet Euclion,
Pour qu’il puisse la marier plus facilement, s’il en a envie. »
(Pl. Aul. 15-19 et 23-27).
50À la différence de son père et de son grand-père, la fille d’Euclion a octroyé au lare les honneurs qui lui sont dus en tant que dieu. C’est parce que le lare a reçu des honores de la jeune fille (encens, vin, couronnes) qu’il va, à son tour, lui conférer un honos : le trésor a été mis au jour eius honoris gratia (v. 25), pour l’honorer. Cet argent devrait en effet permettre de lui constituer une dot et donc de réaliser un bon mariage. Attribuer un honos revient à s’attirer à son tour un honos, pour son propre bénéfice : l’honos passe d’une main à l’autre. Cette circulation est caractéristique des beneficia dans l’analyse qu’en donne Sénèque. Dans le commentaire qu’il fait du mythe des Trois Grâces, il estime en effet que la manière dont elles sont figurées, c’est-à-dire formant une chaîne ininterrompue en se donnant la main, est analogue du fonctionnement des beneficia : la chaîne des Gratiae représente la manière dont les bienfaits passent de main en main de manière continue85. L’honos se trouve, de manière similaire, au cœur d’une relation d’échange.
51Cet échange est symbolique, puisqu’il est chargé de signifier l’estime et la reconnaissance mais il ne faut pas en méconnaître la dimension économique. La gratia mobilise des objets qui sont des signes mais aussi des biens de valeur ou des services et l’on peut se demander si l’invocation de la gratia et de l’honos ne sert pas en réalité à masquer une relation somme toute assez prosaïque de donnant-donnant dans des contextes où il n’est pas approprié que cette relation économique apparaisse. C’est le cas des marques d’honneur échangées par des hôtes, par exemple. Dans le Persa de Plaute, Timarchide donne des recommandations pour l’arrivée à Athènes d’un de ses hôtes, un Perse :
Operam atque hospitium ego isti praehiberi uolo
Qui tibi tabellas adfert. Cura quae is uolet,
Nam is mihi honores suae domi habuit maxumos.
« Que l’on donne assistance et hospitalité, je le veux,
À celui qui t’apporte ces tablettes. Prends soin de faire tout ce qu’il veut,
Car il m’a gratifié de très grands honneurs dans sa demeure. »
(Pl. Pers. 510-512).
52Timarchide est très soucieux du bien-être du Perse et recommande que l’on prenne soin de lui. Toutes ces prévenances sont justifiées et expliquées (nam) par les grands honneurs reçus par Timarchide quand il était chez son hôte en Perse. Il lui faut compenser les dépenses fastueuses engagées par le Perse en le recevant à son tour de manière somptueuse. Il y a donc un échange de biens entre les deux hommes, mais cet échange économique prend la forme d’une relation d’hommage et de gratitude : le contexte de l’hospitium occulte la nature de transaction de l’échange. De la même façon, les services rendus par un client à son patron, quoique très concrets, ne prennent pas la forme d’un paiement financier, ce qui est interdit, mais d’un acte de gratia qui répond à un honos. De même, la dimension économique des dépenses personnelles engagées par l’édile pour le peuple reste au second plan car ces frais sont présentés comme des gestes de gratitude pour l’honos obtenu. Tout se passe comme si l’aspect financier de l’échange d’honos et de gratia était refoulé sous l’aspect symbolique de ce dernier. Le rapport objectif de donnant-donnant est supplanté par un rapport non marchand d’hommage et de gratitude86.
2.2. La dignité et l’honorabilité (dignitas et honestas)
53La deuxième obligation créée par la détention de l’honos est de nature morale. L’honneur singularise son détenteur et l’élève au-dessus des autres mais, en attirant ainsi sur lui le regard de la collectivité, il lui impose également de se conformer de manière plus stricte aux règles de conduite de la société et peut, en outre, lui imposer le respect d’autres normes de comportement plus exigeantes87. La première exigence morale à laquelle doit se soumettre celui qui reçoit l’honos consiste à se montrer digne de l’honneur qui lui est fait. C’est la raison pour laquelle Cicéron s’en prend aux consulaires qui favorisent Antoine, perçu par l’Arpinate comme un ennemi de la république :
Et quidem dicuntur uel potius se ipsi dicunt consulares. Quo nomine dignus est nemo, nisi qui tanti honoris nomen potest sustinere.
« Et cependant, on les nomme ou plutôt ils se nomment consulaires. De ce titre n’est digne que celui qui est capable de le soutenir, quand il s’agit du titre d’un tel honneur. »
(Cic. Phil. VII, 5 ; trad. Wuilleumier modifiée).
54Dans l’optique cicéronienne, un ancien consul doit en permanence se rendre digne de l’honos qui lui a été fait. Il est inacceptable que des consulaires transigent avec Antoine car ils contribuent ainsi à la ruine de la res publica, ce qui est en totale contradiction avec les fonctions que le peuple leur a autrefois accordées88. Il est aussi nécessaire, une fois que l’on est à l’honneur, de ne pas renoncer aux mérites qui fondent son acquisition. Il convient de persister dans l’excellence morale qui a permis de gagner l’honos : puisque la marque d’honneur signifie l’estime, ce serait trahir son sens que de ne plus faire preuve des qualités qui sont à la racine de cette estime. C’est pourquoi Cicéron recommande à son frère de veiller à préserver les merita qui lui ont permis de recevoir des honneurs : la prolongation de la bonne conduite permet de conserver les honores acquis89. Les règles de comportement existent indépendamment de l’honos mais deviennent plus rigoureuses une fois ce dernier obtenu. Leur contrainte se fait sentir plus fortement car un manquement entraîne, outre les sanctions sociales ou juridiques habituelles, une mise en péril de l’honneur. L’existence de cette obligation morale nous ramène à la notion de dignitas. Nous avons vu qu’elle constituait un effet positif de l’honos sous la forme d’une supériorité de rang et d’une respectabilité. Cependant cette dignitas a un statut mêlé car c’est à la fois une supériorité avantageuse et un état moralement contraignant. La dignitas recouvre de façon indissociable des prérogatives et des obligations. Elle est « dignité » au sens de « prestige », mais aussi « dignité » au sens de « conduite digne » voire « devoir »90. C’est au nom de la dignitas que des individus haut placés se jugent tenus de venir en aide à leurs compatriotes, que des sénateurs orientent leurs décisions, que des soldats s’interdisent de fuir, qu’un jeune homme fait preuve de discrétion sur sa vie privée91. La dignitas consiste à faire ce qui est digne de soi et de son statut.
55Outre cette obligation de dignité, l’honos impose un second faisceau de contraintes morales qui sont de l’ordre d’une « honorabilité », c’est-à-dire d’un code de conduite issu précisément de cet honos et propre aux gens à l’honneur. Le passage de Cicéron que nous citions au début de notre ouvrage nous permet de cerner plus précisément le fonctionnement de ces normes :
Ego autem Varro (dicam enim ut res est), dum me ambitio dum honores dum causae, dum rei publicae non solum cura sed quaedam etiam procuratio multis officiis implicatum et constrictum tenebat, animo haec inclusa habebam et ne obsolescerent renouabam cum licebat legendo; nunc uero et fortunae grauissimo percussus uulnere et administratione rei publicae liberatus doloris medicinam a philosophia peto et otii oblectationem hanc honestissimam iudico.
« Quant à moi, Varron (je dirai les choses comme elles sont), tant que l’ambition, les honneurs, les affaires judiciaires, le souci de la république et plus encore son administration me tenaient enfermé et enserré par de nombreuses obligations, je conservais ces connaissances philosophiques en moi et, pour ne pas qu’elles dépérissent, je les ravivais quand je le pouvais par des lectures. Mais à présent que je suis atteint par la fortune d’une très grave blessure et que je suis libéré de la gestion des affaires publiques, je cherche dans la philosophie un remède à ma douleur et je considère ce doux loisir comme tout à fait honorable. »
(Cic. Ac. Post. I, 11).
56Cicéron montre dans ce texte qu’il est libéré des obligations qui pesaient autrefois sur lui et l’empêchaient de se consacrer à la philosophie. Dans le contexte des Seconds Académiques, écrits en 45, la domination de César sur la vie publique le prive en effet de toute possibilité d’activité politique ou rhétorique, ce qui lui permet de se tourner légitimement vers d’autres occupations. Mais le loisir intellectuel n’est rendu acceptable que par ces circonstances exceptionnelles ; un tel otium est inconvenant pour celui que l’ambitio et les honores maintiennent dans la vie politique. L’exercice des honores s’accompagne en effet de nombreux devoirs. Mais le texte va plus loin. La fin du passage indique en effet que la philosophie est désormais pour Cicéron honestissima, « parfaitement honorable », ce qui n’était pas le cas quand il était engagé en politique. Cicéron articule ainsi l’honos et l’honestas, la marque d’honneur et l’honorabilité. Seule la détention de l’honos empêche le loisir intellectuel d’être honestus : dès l’instant où les honores ne pèsent plus sur l’individu, cet otium peut entrer dans le champ des conduites honestae. La définition de ce qui est honorable, honestum, dépend ainsi de l’honos de l’individu. De la sorte, le « code de l’honneur » romain est d’abord, si l’on peut dire, un code de l’honos, un ensemble de règles de conduite définies par le prestige et les marques d’honneur que détient le sujet. Ce code de comportement n’est donc ni universel ni inné92.
57Nous aurons l’occasion de revenir sur la nature de ce code d’honneur et sur les règles de l’honestas93 mais nous pouvons d’ores et déjà noter que l’honorabilité définie et imposée par l’honos touche fréquemment aux convenances sociales et à l’activité publique. Dans les Académiques, l’exercice des honores interdit de se livrer à la philosophie, qui est du domaine de l’otium, et fait coïncider l’honestas avec l’intérêt pour les affaires publiques et le mépris du loisir et des plaisirs.
58À Atticus qui regrettait que, dans le De oratore, Scaevola n’apparaisse plus après le livre I, Cicéron explique ainsi cette absence :
Multo ego magis hoc mihi cauendum putaui in Scaeuola, qui et aetate et ualetudine erat ea qua eum esse meministi et iis honoribus ut uix satis decorum uideretur eum pluris dies esse in Crassi Tusculano.
« J’ai pensé qu’il fallait encore plus faire attention à cela avec Scaevola qui, tu t’en souviens, était âgé et de santé fragile, et couvert d’honneurs tels qu’il paraissait tout juste convenable pour lui de rester plusieurs jours dans le Tusculanum de Crassus. »
(Cic. Att. IV, 16, 3).
59C’est d’abord par souci de vraisemblance que Cicéron n’a pas voulu faire figurer trop longtemps dans son dialogue un homme faible et âgé. Mais c’est aussi pour respecter le decorum, les convenances. Il n’est pas approprié, en effet, pour un homme couvert d’honores, de passer plusieurs jours à converser sur la rhétorique. Q. Mucius Scaevola, consul en 117, s’était distingué par son courage, en prenant part à la répression contre Saturninus et surtout en refusant de décréter Marius ennemi public comme le souhaitait Sylla en 88. Il ne serait pas convenable que ce personnage digne et respecté soit figuré dans une situation d’otium litteratum prolongé94. Les honores interdisent que l’on consacre trop de temps à une activité qui ne bénéficie pas directement à la res publica. Dans le même ordre d’idées, parler d’activités qui passent pour frivoles, comme la poésie ou l’art dramatique, n’est pas convenable pour un individu in honore : dans le Pro Sestio, Cicéron s’excuse d’évoquer, pour les besoins de sa démonstration, le jeu d’un acteur qui s’en est pris à Clodius en lui criant à la figure un vers à double sens ; il sait que cela n’est pas en accord avec la grauitas des juges, avec la dignitas de Sestius ni avec son propre honos mais fait une exception dans l’intérêt de son client95. Ici encore, s’intéresser au domaine de l’otium est une conduite suspecte pour celui qui jouit d’un grand prestige.
2.3. Le poids des responsabilités (onus)
60Le dernier type de contrainte qui s’impose à qui bénéficie de l’honos est l’obligation d’exécuter plusieurs tâches, souvent pénibles ou périlleuses. Le pouvoir que l’honneur apporte doit en effet être employé pour mener des actions d’importance. Celui qui fait à son frère l’honos de lui léguer par testament des terres et des fermes l’oblige à se charger de la gestion de ces biens96. Le donateur impose ainsi, indirectement, des contraintes à celui qu’il honore. Mais c’est surtout avec l’honos politique qu’échoient d’importantes responsabilités : quand le peuple décerne une magistrature, il donne à l’homme d’État la charge du gouvernement de la res publica. Cicéron, après son élection au consulat, le souligne dans ses discours sur la loi agraire, comme lorsqu’il évoque une disposition de la loi prévoyant l’envoi de colons à Capoue :
Si est omnibus uobis maioriue uestrum parti, quamquam me uester honos uigilare dies atque noctes et intentis oculis omnis rei publicae partis intueri iubet, tamen paulisper, si ita commodum uestrum fert, coniuebo.
« Si vous devez en être tous – ou du moins la majeure partie d’entre vous –, bien que l’honneur que vous m’ayez décerné m’oblige à veiller jour et nuit et à tenir les yeux ouverts sur toutes les affaires publiques, je veux bien, si vous y trouvez votre avantage, fermer les yeux un instant. »
(Cic. Agr. II, 77 ; trad. Boulanger).
61Cicéron se déclare prêt à accepter cette disposition si la majorité des citoyens en est d’accord. Mais ce sera tout à fait exceptionnel car l’honos qu’il a reçu l’oblige à veiller sur l’intérêt de la res publica et à préserver le bien commun. Il s’agit là, pour Cicéron, d’une contrainte très puissante : l’honos ordonne (iubet) de surveiller les affaires publiques. Il confère du pouvoir mais ce pouvoir est assorti d’un impératif qui oriente son exercice dans un sens bien précis, l’intérêt de la collectivité. L’honos donne ainsi au magistrat une grande responsabilité, parfois perçue comme très pesante. Conférer l’honos, c’est donner, dans tous les sens du terme, une « charge », ce qu’exprime parfaitement ce fragment d’une comédie anonyme :
Onus est honos qui sustinet rem publicam.
« C’est un poids que la charge de celui qui soutient la république. »
(CRF inc. frg. 63).
62La paronomase du vers est révélatrice. La fonction publique est perçue comme une « charge » dans tous les sens du terme car elle suppose d’exercer des responsabilités publiques et de « prendre en charge » la république, de la porter sur ses épaules97. Cicéron, lui, est conscient des responsabilités qui sont les siennes et déclare à propos de l’édilité qu’il a obtenue :
Tametsi mihi iucundissimus est honos populi, tamen nequaquam capio tantum uoluptatis quantum et sollicitudinis et laboris […]
« Bien que l’honneur que m’a fait le peuple me soit très agréable, je n’en reçois nullement autant de plaisir que de souci et de peine […]. »
(Cic. Verr. II, V, 37).
63L’honos procure du plaisir à celui qui le reçoit mais il reste inférieur au labor qui attend le magistrat, au travail pénible qu’il doit effectuer, et à la sollicitudo, aux soucis qui accompagnent l’exercice de l’autorité. On voit ainsi se construire aux IIe et Ier siècles avant notre ère un thème promis à un bel avenir, celui du fardeau du pouvoir et des honneurs. Salluste, qui a été plus malheureux que Cicéron dans son expérience politique, le développe plus particulièrement. Les préfaces de la Conjuration de Catilina et de la Guerre de Jugurtha soulignent les périls qui accompagnent l’exercice des honores et les tourments générés par l’ambition98. Dans les Histoires, le début du discours de Lepidus, prononcé contre Sylla à la fin du règne du dictateur, évoque de manière dramatique les labores associés à l’honos :
Itaque illa quies et otium cum libertate, quae multi probi potius quam laborem cum honoribus capessebant, nulla sunt: hac tempestate seruiendum aut imperitandum, habendus metus est aut faciendus, Quirites.
« C’est pourquoi ce repos, ce loisir dans la liberté, que beaucoup d’honnêtes gens préféraient à la peine qui accompagne les honneurs, sont réduits à néant : maintenant, il faut servir ou commander, avoir peur ou faire peur, citoyens. »
(Sall. Hist. frg. I, 55, 7-10 Reynolds).
64Dans le contexte de la dictature de Sylla, il n’est plus possible, selon Lepidus, de continuer à vivre dans l’otium. Il faut, même si cela est pénible, renouer avec les honores et le labor. Accepter ces honneurs, c’est renoncer à son indépendance personnelle, à sa libertas, pour s’enchaîner aux affaires publiques mais cet engagement est nécessaire pour ne pas vivre dans la servilité. L’honos impose ainsi des contraintes qui ne sont pas dépourvues de grandeur.
3. L’articulation des avantages et des contraintes
65La présentation successive des avantages et des contraintes propres à l’honneur a permis d’isoler les différents effets de l’honos pour celui qui en bénéficie. La distinction que nous avons établie entre effets positifs et effets négatifs ne doit cependant pas nous amener à considérer qu’il s’agit de deux conséquences de l’honos indépendantes l’une de l’autre. Les privilèges et les obligations apportés par l’honneur sont étroitement liés et il nous appartient de préciser la manière dont ils s’articulent.
66Il est frappant de constater, en premier lieu, que les avantages sont indissociables des contraintes. Les impératifs qui s’imposent à l’homme in honore ne viennent pas s’ajouter dans un second temps aux bienfaits qu’il reçoit : ils sont l’autre face de ces bienfaits. En conférant de la visibilité, l’honos octroie une splendeur source de légitime fierté mais place aussi sous la stricte surveillance de la collectivité. La dignitas agrège à une élite et impose le respect à l’entourage mais provoque par là-même l’obligation de tenir son rang et de surveiller sa conduite. De même, le pouvoir apporté par l’honos confère une capacité d’action mais expose du même coup aux peines et aux dangers ; il est contrainte sur les autres mais aussi contrainte sur soi.
67Cette étroite conjonction nous paraît s’expliquer par deux facteurs : d’une part, les avantages sont légitimés par les contraintes et, d’autre part, les avantages compensent les contraintes. Concernant le premier facteur, c’est parce que le sujet jouissant de l’honos se soumet aux contraintes propres à ce prestige qu’il peut, en retour, bénéficier de certaines prérogatives sans qu’elles n’apparaissent comme des privilèges outranciers. L’acceptation des obligations liées à l’honos fonde l’acquisition des avantages. On le perçoit dans le récit que fait Scipion Émilien des débuts de la République au livre II du De republica. Après la sécession de la plèbe, note-t-il, le prestige des sénateurs n’a pas faibli :
Quorum auctoritas maxime florebat, quod, cum honore longe antecellerent ceteris, uoluptatibus erant inferiores nec pecuniis ferme superiores.
« Ils disposaient d’une très grande influence car, tout en étant supérieurs à tous les autres par l’honneur, ils vivaient moins dans les plaisirs et n’étaient guère supérieurs par les richesses. »
(Cic. Rep. II, 59 ; trad. Bréguet modifiée).
68Les sénateurs, par leur honos, l’emportent sur les autres citoyens et cet honneur leur confère notamment de l’auctoritas. Or Scipion assigne à cette auctoritas un fondement précis : c’est parce que (quod) ils méprisaient l’argent et les plaisirs qu’ils pouvaient bénéficier, par le truchement de leur honos, de l’auctoritas. Leur autorité est incontestable parce qu’ils adoptent un mode de vie exemplaire. Les sénateurs acceptent de bon gré la contrainte morale imposée par l’honos et peuvent donc à bon droit exercer le pouvoir lié à l’honos99.
69Le second facteur de cette réunion réside dans la compensation des contraintes par les avantages. Les contraintes sont nécessaires pour légitimer les avantages aux yeux de celui qui octroie l’honos mais les avantages, réciproquement, sont nécessaires pour corriger l’effet néfaste des contraintes aux yeux de celui qui les subit. Les périls encourus du fait de l’exercice des honores, l’interdiction faite aux hommes de prestige d’avoir certaines conduites jugées inconvenantes, l’obligation de témoigner sa gratitude en échange de l’honos, sont contrebalancés par la détention du pouvoir, d’une supériorité sociale et d’une distinction enviable. Dans le texte du Pro Cluentio que nous citions en introduction, Cicéron déclare que ces avantages permettent de mitigare molestiam, d’adoucir la pénibilité de l’honos, comme on ameublit une terre dure ou on adoucit un vin âpre100. Mais l’image à nos yeux la plus caractéristique apparaît quelques lignes auparavant :
Quam multa sunt commoda quibus caremus, quam multa molesta et difficilia quae subimus! atque haec omnia tamen honoris et amplitudinis commodo compensantur. Conuerte nunc ad equestrem ordinem atque in ceteros ordines easdem uitae condiciones: non perferent.
« De combien d’avantages ne sommes-nous pas privés ! À combien de désagréments et d’embarras sommes-nous exposés ! Et tout cela cependant est compensé par les avantages de l’honneur et de l’importance sociale. Impose maintenant à l’ordre équestre et aux gens des autres classes de l’État les mêmes conditions de vie : ils ne les supporteront pas. »
(Cic. Clu. 150 ; trad. Boyancé modifiée).
70L’honos s’accompagne de désagréments qui sont compensés (compensantur) par des avantages. Les prérogatives pondèrent les peines et rééquilibrent la situation de l’homme in honore. Compensare, c’est rétablir un équilibre perturbé, contrebalancer un poids par un autre101. Le mot est ici employé dans un sens abstrait mais il connaît un usage concret, notamment dans la langue juridique où il désigne la compensation accordée pour régler une dette ou un autre type de déficit102. On retrouve donc ici le paradigme économique qui structure en profondeur l’honos : les obligations de l’honneur créent une dette qu’il faut régler par l’octroi d’avantages. C’est pourquoi, dans l’argumentation de Cicéron, les chevaliers ne peuvent être soumis aux mêmes contraintes juridiques que les sénateurs : ayant renoncé aux bénéfices de l’honos, ils ne peuvent en voir peser sur eux les impératifs car ils seraient créanciers d’une dette dont le paiement ne serait pas prévu. Ce système de compensation fonctionne d’ailleurs aussi dans l’autre sens : l’obtention de privilèges contraint la personne honorée à accepter de bon gré les contraintes de l’honos car elle crée une dette dont il faut s’acquitter : on reçoit (de la distinction, du rang social, du pouvoir) donc il faut donner (de la gratia, des preuves d’excellence morale, des efforts)103.
71Cette obligation de compenser l’avantage ou la contrainte par son contraire relève d’un mode de pensée romain caractéristique. Dans le Pro Cluentio, Cicéron déclare qu’il est iniquum pour les chevaliers d’obéir aux contraintes de l’honos sans recevoir les avantages qui y sont attachés104. Seul ce phénomène de compensation garantit que le fonctionnement de l’honos est aequum, autrement dit conforme à l’équité. Cet aequum n’est pas une stricte égalité, où tout citoyen reçoit autant que les autres, mais une égalité perfectionnée, proportionnelle, où celui qui s’investit davantage reçoit davantage. La compensation mise en œuvre par l’honos est, autrement dit, en phase avec le principe de l’égalité géométrique105. L’organisation du census repose sur cet idéal : celui qui possède plus de biens a davantage de droits, notamment politiques, mais aussi davantage de devoirs, notamment fiscaux et militaires106. Cette égalité proportionnelle est aussi à l’œuvre dans le domaine de la guerre ; la militia est un devoir pesant et dangereux, mais c’est aussi un moyen d’acquérir des avantages matériels par le biais du butin et d’augmenter son prestige107.
Conclusion
72La marque d’honneur étant envisagée dans bien des cas comme une rétribution et le prestige comme un capital, il importait de voir quel profit l’honos pouvait générer pour son détenteur. Trois avantages majeurs issus de l’honneur ont ainsi été isolés : l’honos permet en premier lieu de construire une image sociale éclatante en donnant une supériorité et en préservant la memoria dans le temps. En second lieu, l’honos procure de la dignitas, c’est-à-dire un statut élevé au sein de la cité, statut qui intègre à l’aristocratie et impose le respect. Enfin, l’honos est une source de pouvoir. Ce dernier, cependant, ne relève pas fréquemment de l’autorité officielle dotée de moyens de coercition. Le pouvoir de l’honos est plus diffus et moins direct, ce qui ne veut pas dire moins efficace. Il s’exerce notamment par la mobilisation du capital de prestige pour servir de « garantie » aux actions (auctoritas) et pour augmenter le « crédit » de son détenteur (fides). Ces différents avantages sont compensés par des contraintes qui leur sont étroitement liées. L’obtention d’un honos oblige celui qui le reçoit à témoigner sa reconnaissance aux donateurs et à rendre un bienfait contre l’honos. Témoigner sa gratia est un officium et le respect de ce devoir instaure une relation d’échange durable entre les protagonistes de l’hommage, amenés à rivaliser de gratitude. L’honos oblige aussi celui qui l’obtient à en être digne, en faisant preuve de dignitas dans sa conduite, et à adopter le code de comportement propre à ceux qui jouissent de l’honos, à savoir l’honestas, qui est une forme de code d’honneur. Enfin, l’honos donne des responsabilités qui peuvent être ressenties comme un vrai fardeau. Toutes ces obligations sont cependant inséparables des avantages liés à l’honos : elles en sont le revers nécessaire. En effet, d’une part, l’acceptation des contraintes légitime l’exercice des prérogatives de l’honos aux yeux de ceux qui le donnent. D’autre part, aux yeux de ceux qui le reçoivent, les privilèges compensent les efforts consentis et les impératifs à suivre. L’honos fonctionne donc selon la logique de l’égalité géométrique : celui qui a davantage de droits a aussi davantage de devoirs.
73L’étude des effets de l’honos met ainsi en lumière le rôle structurant de l’échange au sein de l’honneur. L’octroi d’un pouvoir s’accompagne nécessairement de contreparties pesant sur celui qui l’exerce : le pouvoir est ainsi une contrainte sur les autres mais il est aussi contrainte sur soi. Il procure une autorité sur l’entourage mais donne aussi prise à cet entourage sur soi. En recevant des avantages, l’homme in honore doit donner en retour et le peuple qui donne l’honos attend de recevoir en échange. Se développe ainsi une perpétuelle recherche de compensation et d’équilibre qui rend l’usage de l’honos particulièrement délicat et explique, rétrospectivement, les règles qui ont progressivement été fixées. Notre examen des effets de l’honneur a enfin permis de voir combien l’honos était étroitement lié à d’autres notions romaines essentielles. Il procure de la dignitas (comme statut) de l’auctoritas et de la fides et contraint, par là-même, à la dignitas (comme conduite digne), à la gratia, à l’honestas et au respect de l’officium. Notre objet n’est pas isolé dans les représentations qu’en ont les Romains mais situé dans un réseau de notions qu’il contribue à rendre dynamiques. Ce dynamisme et cette efficacité de l’honos sur celui qui le reçoit en font un instrument susceptible d’être employé à des fins diverses par le donateur. Ce sont ces fonctions de l’honos qui vont à présent nous intéresser.
Notes de bas de page
1 Voir supra p. 54-58.
2 Cic. Clu. 153.
3 C’est ce qu’É. Terraillon nomme les « éléments égoïstes de l’honneur » : l’estime est recherchée en partie pour les bénéfices qu’elle apporte (E. Terraillon, L’Honneur, sentiment et principe moral, Paris, F. Alcan, 1912, p. 27). L’analyse sémantique a montré l’importance du sème du /bienfait/ dans le sémantisme d’honos (voir p. 47-49 pour le sens « hommage » et p. 70-71 pour le sens « considération »).
4 Voir supra p. 70-71.
5 Supra p. 281 et 295.
6 Supra p. 57.
7 C’est aussi le cas à Rome (Cic. Rep. I, 18 ; Plut. Sull. 5).
8 L’honos rendu aux défunts permet de même de les distinguer des vivants en les plaçant dans un lieu à part, religiosus, en dehors de la cité et en leur faisant rejoindre les rangs des dieux mânes (Toynbee, Death and Burial in the Roman World, p. 35-36 ; Ducos, « Le tombeau, locus religiosus »).
9 Sur l’œuvre, A. Pociña, El tragediógrafo latino Lucio Acio, Grenade, Universidad de Granada, 1984, p. 34-38. Selon R. Degl’innocenti Pierini, Studi su Accio, Florence, CLUSF, 1977, p. 66-67, le fragment que nous citons est issu d’un discours tenu par Accius devant le collegium poetarum.
10 Lucr. DRN V, 1124-1126.
11 Voir par exemple les statues de ce type octroyées à César (Lahusen, Untersuchungen zur Ehrenstatue in Rom, p. 53).
12 Voir supra p. 274 sqq. sur l’interprétation des insignes du triomphateur. Même si l’on estime que les insignes du triomphateur sont ceux du roi, il y a tout de même une élévation considérable au-dessus de la foule des spectateurs.
13 « Cette association de l’éloge et de l’amplification a constitué dans la théorie rhétorique antique une sorte de dogme, réaffirmé à toutes les époques, depuis la Rhétorique à Alexandre jusqu’aux auteurs de la fin de l’Antiquité » (Pernot, La Rhétorique de l’éloge, p. 676-677).
14 Cic. Brut. 62 ; Liv. VIII, 40, 4. Sur ce point, voir R. T. Ridley, « Falsi triumphi, plures consulatus », Latomus, 42, 1983, p. 372-382.
15 Dans l’interprétation donnée par J. Scheid du triomphe, il y a une figuration à double niveau car le général représente, plutôt que le dieu, la statue cultuelle du dieu (J. Scheid, « Le flamine de Jupiter, les Vestales et le général triomphant. Variations romaines sur le thème de la figuration des dieux », Le temps de la réflexion, 7, 1986, p. 213-230).
16 Sur ce sens de monumentum et le rapport du mot avec moneo, voir DELL p. 412. Sur le rôle mémoriel du tombeau, voir H. Lavagne, « Le tombeau, mémoire du mort » in La Mort, les morts et l’au-delà dans le monde romain, Caen, Centre de publications de l’Université de Caen, 1987, p. 159-165 et Ducos, « Le tombeau, locus religiosus » qui renvoie à la définition du Digeste, XI, 7, 2, 6 : Monumentum est quod memoriae seruandae gratia existat. On trouve chez Cic. Verr. II, II, 157 un honos sous forme de monumentum où le terme renvoie simultanément à un objet matériel érigé et à un moyen de commémoration.
17 Voir par exemple notre étude des épitaphes des Scipions, chapitre 14. L. Lamoine, « Les lecteurs de l’elogium de Scipion Barbatus », ArchClass, 51 (N.S. 1), 1999-2000, p. 361-368 note à propos du premier occupant du tombeau de la famille des Scipions que « par la composition de l’elogium, sa gravure dans la pierre et sa lecture, les Scipions du IIe siècle offrent à Barbatus ‘quelques instants de vie’, annulent le passé donc l’oubli » (p. 363).
18 Cic. Phil. IX, 4. Sur la dimension commémorative des statues, Lahusen, Untersuchungen zur Ehrenstatue in Rom, p. 135.
19 Cic. Phil. IX, 10. Sur l’honos pour empêcher l’oubli, voir aussi Cic. Phil. XIV, 33.
20 Cette notion peut donc désigner le « mérite » à la source de l’honos (voir p. 76) mais aussi, par une sorte de circularité, différents avantages sociaux qui résultent de l’honos. Sur la dignitas comme avantage social, voir Wegehaupt, Die Bedeutung und Anwendung von dignitas ; Hellegouarc’h, Vocabulaire, p. 389 sqq. ; Drexler, « Dignitas » ; Piscitelli Carpino, « Dignitas in Cicerone » ; Lind, « The Tradition of Roman Moral Conservatism » ; Pöschl, « Politische Wertbegriffe in Rom » ; Fëdorov, « La genèse de la composante esthétique » ; Thome, Zentrale Wertvorstellungen der Römer, vol. 2, p. 117-134.
21 Sur cet aspect de la dignitas, Hölkeskamp, Die Entstehung der Nobilität, p. 212. Sur le rapport privilégié de la notion de dignitas au rang social, Rilinger, « Ordo und dignitas als soziale Kategorien der römischen Republik ».
22 Sur ces points, voir Liv. XXXIII, 23, 6 et le commentaire de Maxfield, The Military Decorations, p. 70.
23 Nicols, « Zur Verleihung öffentlicher Ehrungen in der römischen Welt », p. 244. Sur le rôle respectif des honneurs et de l’argent dans l’élévation sociale, voir Macmullen, Rapports, p. 102.
24 Bourdieu a donné un exemple de la conversion du capital symbolique à propos des Kabyles (Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, p. 367) : le prestige d’une famille peut être converti en capital économique car il lui sert à obtenir des crédits ou à participer avantageusement à des échanges marchands. Voir aussi l’analyse de Goode, The Celebration of Heroes sur la manière dont le prestige peut être utilisé comme « risk capital » (p. 42).
25 La notion est associée de manière privilégiée à la nobilitas, frange supérieure de l’aristocratie : Sall. Iug. 41, 5 ; Cic. Rosc. Amer. 16. Voir Wegehaupt, Die Bedeutung und Anwendung von dignitas, p. 12-14 ; Hellegouarc’h, Vocabulaire, p. 549-550 ; Piscitelli Carpino, « Dignitas in Cicerone », p. 258-259.
26 Sur ce point, Beck, Karriere und Hierarchie, p. 11.
27 Sur l’importance de la ségrégation visible dans la constitution des élites, voir Elias, La Société de cour, p. 85. Voir aussi Veyne, Le Pain et le cirque, p. 278-279 pour qui les honneurs servent, dans le monde grec, à créer une « inégalité de prestige ».
28 Sur ce sens d’honos, voir supra p. 82 sqq. Sur l’honos et l’Amtsorientierheit de l’aristocratie, Hölkeskamp, Die Entstehung der Nobilität, p. 210.
29 Lintott, The Constitution of the Roman Republic, p. 68-69 et Nicolet, Rome et la conquête, p. 198 sqq. et 367. On connaît quelques cas de particuliers intégrés au sénat sans avoir été magistrats au préalable, en 216 et en 80 notamment (Ibid. p. 199). Cependant l’exercice d’une magistrature n’était pas suffisant : il fallait posséder une qualification censitaire minimale et faire preuve de bonne moralité pour être inscrit par les censeurs sur l’album du sénat (Ibid. p. 200 et 365-367). L’exercice de professions infamantes comme celles de gladiateur, laniste, marchand d’esclave, entrepreneur de pompes funèbres, etc. interdisait l’accès au sénat.
30 Sur le rang des sénateurs et l’ordre dans lequel ils sont interrogés, voir Bonnefond-Coudry, Le Sénat de la République romaine et F. X. Ryan, Rank and Participation in the Republican Senate, Stuttgart, F. Steiner, 1998.
31 Voir supra p. 294-295 pour la définition de la nobilitas et le rôle essentiel de l’honos politique.
32 Sur la commendatio maiorum et les imagines, voir Flower, Ancestor Masks, p. 65 et 90.
33 Sur ce gradus dignitatis, voir Beck, Karriere und Hierarchie, p. 12 ; Hölkeskamp, Reconstruire une République, p. 83.
34 Sur les obligations qui s’imposent à l’entourage de celui qui détient la dignitas, voir par exemple Cic. Rosc. Amer. 54 et Liv. XXVI, 49, 15.
35 Cic. Inu. I, 103. Voir aussi Inu. I, 107.
36 Cic. Verr. II, I, 67 ; II, II, 16 et II, II, 112.
37 Voir par exemple l’analyse faite par M. Godelier de l’aoulatta, le « Grand guerrier » des Baruya de Nouvelle-Guinée : sa bravoure guerrière lui confère un grand prestige militaire, qui peut devenir un pouvoir dans la tribu en temps de paix. Il est écouté et règle des conflits : « Son autorité prenait donc source dans sa bravoure et dans la crainte que celle-ci inspirait, et par-là son prestige se transformait en pouvoir social » (Godelier, La Production des grands hommes, p. 174).
38 « Les espèces du capital, à la façon des atouts dans un jeu, sont des pouvoirs qui définissent les chances de profit dans un champ déterminé » (Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, p. 294).
39 L’analyse donnée par Lendon de l’autorité conférée par le prestige reste très générale et ne fait pas ressortir assez les particularités de l’ascendant donné par l’honos (p. 55-60).
40 Sur la nature de la potestas et de l’imperium, voir supra p. 293.
41 David, La République romaine, p. 30.
42 Sur l’importance de la notoriété du candidat dans l’élection, voir Gruen, The Last Generation of the Roman Republic, p. 121-122.
43 Voir sur ce point Nicolet, Métier, p. 419. La confiance accordée aux nobles en matière politique apparaît dans l’anecdote rapportée par Valère Maxime au sujet de Scipion Nasica Serapio. Un tribun avait proposé des mesures pour faire face à l’augmentation du prix des denrées alimentaires, mesures auxquelles Nasica s’opposa publiquement, suscitant immédiatement des récriminations de la plèbe. Il la fit taire par ces paroles : ‘Tacete, quaeso, Quirites, inquit, plus ego enim quam uos quid rei publicae expediat intellego.’ Qua uoce audita omnes pleno uenerationis silentio maiorem auctoritatis eius quam suorum alimentorum respectum egerunt. « ‘Taisez-vous Citoyens, je vous le demande, dit-il : je sais mieux que vous ce qui est utile à la république’. À ces paroles, tous marquèrent un silence plein de respect, montrant plus de considération pour son autorité que pour leur ravitaillement » (Val. Max. III, 7, 3).
44 Voir l’analyse de Cic. Verr. II, II, 28-29.
45 Sur la « rhetoric of concealment » mise en œuvre par l’honneur, qui requalifie des relations de pouvoir en relations d’honneur, voir Lendon, Empire of Honour, p. 24. On se rapproche ici de la notion de « violence symbolique » analysée par Bourdieu. Le capital symbolique parvient à obtenir « des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s’appuyant sur des ‘attentes collectives’, des croyances socialement inculquées » (Bourdieu, Raisons pratiques, p. 190).
46 Pour C. Nicolet, « la majesté du pouvoir réside en fait dans le respect qu’il doit imposer, c’est-à-dire dans le consensus, plus que dans la force » (Nicolet, Métier, p. 435).
47 Cf. l’importance, à l’échelle de la ville de Rome, des insignia honoris que sont les licteurs ou la chaise curule. Privés de ces symboles, le magistrat voit son pouvoir considérablement affaibli (Cordier, Nudités romaines, p. 97 sqq.).
48 P. Jal, La Guerre civile à Rome. Étude littéraire et morale de Cicéron à Tacite, Paris, P.U.F., 1963, p. 169-170.
49 Cic. Phil. III, 7 et V, 35-38.
50 Cic. Phil. VI, 12 et 13. Voir aussi les honores évoqués en Phil. VI, 14.
51 Sur la notion d’auctoritas, voir supra notre comparaison entre honos et auctoritas avec la note bibliographique p. 77.
52 Sur le lien entre honos et auctoritas, voir aussi Cic. Rep. II, 59.
53 Voir J. Béranger, Recherches sur l’aspect idéologique du principat, Bâle, F. Reinhardt, 1953, chap. 2 et Hellegouarc’h, Vocabulaire, p. 295 sqq.
54 Sur ce personnage, J. Heurgon (éd.), Varron. L’Économie rurale, Paris, Les Belles Lettres, 1978, vol. 1, p. 110, n. 30.
55 Sur cette assise de l’autorité et sa critique au Ier siècle, C. Moatti, La Raison de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la République (IIe-Ier siècle avant Jésus-Christ), Paris, Seuil, 1997, p. 183 sqq.
56 Cic. Imp. Pomp. 51.
57 Auctoritatem apud uos multis locis plurimum ualuisse : « Leur autorité, en maintes circonstances, a exercé une influence considérable sur vos décisions » (Imp. Pomp. 51). Sur l’honos d’Hortensius et l’influence qui en découle, voir aussi Cic. Quinct. 72.
58 C’est le cas de Méandrius, choisi par la cité de Tralles pour transmettre ses plaintes contre Flaccus : sa moralité douteuse et son absence de prestige en font un bien piètre orateur (Cic. Flac. 52). C’est aussi le cas d’Héraclide (Cic. Flac. 45).
59 Sur cette définition de l’auctoritas, Heinze, « Auctoritas ».
60 Sall. Iug. 25, 6. Sur la garantie que constitue l’auctoritas, voir supra p. 78.
61 Hellegouarc’h, Vocabulaire, p. 296-297. L’auctoritas est, dans le droit, un pouvoir issu d’un tiers qui permet de mener à bien l’action d’un agent (Ricca-Barberis, « Auctoritas e potestas »). L’auctoritas du vendeur, par exemple, est la garantie qu’il apporte lors d’une vente (Pl. Curc. 498).
62 Cic. Rosc. Amer. 147.
63 Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, p. 355.
64 Cic. Font. 4 ; 23 ; 31.
65 Même idée en Cic. Verr. II, I, 128 et 156 et en Tull. 24. Sur les effets positifs de la considération en contexte judiciaire, voir aussi Pommeray, Études sur l’infamie en droit romain, p. 77 sqq.
66 Dig. XXII, 4, 6 (commentaire d’Ulpien à l’édit du préteur).
67 Fides possède un double sens, actif et passif : c’est la confiance qu’on donne et aussi celle qu’on obtient, donc le crédit (Freyburger, Fides, p. 37 sqq.).
68 P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 203-204.
69 Cf. l’analyse faite par A. Jouanna de l’honneur au XVIe siècle (A. Jouanna, « Recherches sur la notion d’honneur au XVIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 15, 1968, p. 597-623) : les avantages matériels et le pouvoir que procure le prestige permettent de « canaliser vers les qualités socialement approuvées les biens matériels et les richesses et de transformer la hiérarchie d’estime en hiérarchie de pouvoir, de dignité et de richesse » (p. 620).
70 Voir l’étude sémantique p. 53-54.
71 Sen. Ben. II, 31, 1 : qui libenter accipit, beneficium reddidisse.
72 Sen. Ben. II, 32, 1.
73 Cic. Inu. II, 66. Voir le texte supra p. 229 n. 95.
74 Toute rétribution financière du patronus est interdite par la lex Cincia (J.-M. David, Le Patronat judiciaire au dernier siècle de la République romaine, Rome, E.F.R., p. 121).
75 Il n’y a pas en revanche, autant que dans le monde grec, d’évergétisme ob honorem à Rome à l’époque républicaine (Veyne, Le Pain et le cirque, p. 348). C’est à partir du IIe siècle après J.-C. que se développe ce type de dépense des magistrats (N. Hayashi, « Die pecunia in der pollicitatio ob honorem », Klio, 71, 1989, p. 383-398).
76 Cic. Fam. X, 27, 1.
77 Cic. Fam. X, 13, 1.
78 Hellegouarc’h, Vocabulaire, p. 154. Sur l’officium dans la tradition romaine, voir supra n. 71 p. 321. Sur l’officium qu’il y a à rendre un bienfait reçu, Cic. Off. I, 47 et Lentano, « Il dono e il debito », p. 132-133. Sur l’obligation de rendre théorisée dans le De officiis, voir C. Feuvrier-Prévotat, « ‘Donner et recevoir’ : remarques sur les pratiques d’échanges dans le De officiis de Cicéron », DHA, 11 (1), 1985, p. 256-290.
79 Cf. Sen. Ep. 81, 18. Sénèque note ailleurs dans cette lettre qu’en latin on parle souvent du beneficium en utilisant le vocabulaire relatif à l’aes alienum, à la dette (Ep. 81, 9). Sur cet aspect, Lentano, « Il dono e il debito », p. 132-133.
80 Sur cette analogie, voir supra p. 251.
81 Veyne, Le Pain et le cirque, p. 269.
82 Cette situation n’est pas propre à l’Antiquité. Au Mexique et dans les Andes, certaines communautés pratiquent le système des cargos par lequel un individu reçoit un statut honorifique qui l’élève au-dessus des autres mais le charge aussi de l’organisation des fêtes de la Vierge et des saints (A. Métraux, Religion et magie indiennes, Paris, Gallimard, 1967 et F. Cancian, Economics and Prestige in a Maya Community, Stanford, Stanford University Press, 1965). En Mélanésie, les membres de certaines tribus, grâce à leurs qualités personnelles (talent oratoire, capacité à accumuler des richesses agricoles, passage de certains rituels, etc.) gagnent le statut prestigieux de Big Men mais se voient du même coup dans l’obligation de distribuer leurs biens et d’accomplir certains travaux (M. D. Sahlins, « Poor Man, Rich Man, Big Man, Chief : Political Types in Melanesia and Polynesia », Comparative Studies in Society and History, 5, 1963, p. 285-303 ; Godelier, La Production des grands hommes, p. 253-290).
83 Les conséquences de l’absence de contre-don peuvent même être beaucoup plus sérieuses : chez les Maori, le cadeau possède une force spirituelle, un hau, qui occupe l’esprit du destinataire et devient dangereuse si on ne répond pas à ce cadeau par un autre cadeau (Mauss, Sociologie et anthropologie, p. 160). Cette interprétation faite par Mauss de la force magique de l’objet donné a été critiquée par Lévi-Strauss (« Introduction à l’œuvre de Mauss » in Mauss, Sociologie et anthropologie, p. xxxviii) et M. Godelier (Godelier, L’Énigme du don, p. 26 sqq. et 69 sqq.).
84 Mauss, Sociologie et anthropologie, p. 199.
85 Sen. Ben. I, 3, 3-4.
86 Le don aussi peut en venir à masquer, sous des dehors symboliques, un échange économique plus prosaïque. Voir Bourdiue, Raisons pratiques, p. 180 : le fait que le contre-don soit différé joue alors un rôle essentiel dans la dissimulation du principe de donnant-donnant.
87 Voir la remarque de Salluste : Qui magno imperio praediti in excelso aetatem agunt, eorum facta cuncti mortales nouere. « Ceux qui, revêtus d’un grand pouvoir, vivent au faîte des grandeurs, ne peuvent rien faire dont tout le monde ne soit informé » (Sall. Cat. 51, 12 ; trad. Ernout). L’idée se trouve déjà chez Xénophon (Xen. Ages. 5, 6).
88 Le reproche fait aux consulaires de trahir leur titre est récurrent dans les Philippiques (Phil. I, 10 ; VIII, 20-22 et 29-32 ; XIV, 13-19).
89 Cic. Q. fr. I, 1, 30-31. Caton l’Ancien considérait déjà comme periniurium de changer son mode de vie une fois l’honos obtenu car cet honos se fonde sur les mores (Cat. frg. XVIII, 93 ORF).
90 Sur la proximité de la dignitas et du devoir, voir Klose, « Altrömische Wertbegriffe (honos und dignitas) » et Hellegouarc’h, Vocabulaire, p. 393. Sur les devoirs liés à la dignitas, voir Wegehaupt, Die Bedeutung und Anwendung von dignitas, p. 24-29 ; Drexler, « Dignitas », p. 238. La dignitas oblige à prouver continuellement qu’on la mérite (Hölkeskamp, Die Entstehung der Nobilität, p. 212).
91 Respectivement, Cic. Clu. 49 ; Liv. XXIII, 4, 2 ; Caes. BG VII, 66, 5 ; Ter. Heaut. 576. Avec Cicéron, la dignitas reçoit un sens philosophique plus marqué et est apte à désigner une des qualités du sage (Tusc. II, 31 et 33 ; Off. I, 67 et 69).
92 On voit même, à travers la correspondance de Cicéron, que le souci de l’honestas se fait plus aigu dès l’instant où il devient consul (Cic. Att. I, 12 et Q. fr. I, 1, 19).
93 Au chapitre 10.
94 Il prend congé des protagonistes du dialogue au terme du livre I (Cic. De or. I, 265).
95 Cic. Sest. 119. Cicéron déclare savoir quid […] meus honos postulet, « ce que mon honneur exige ».
96 Cic. Quinct. 14.
97 On retrouve ce rapprochement entre honos et onus quand Cicéron reproche à Verrès de ne pas avoir mesuré l’importance des obligations attachées à la magistrature que le peuple romain lui a confiée (Cic. Verr. II, V, 38).
98 Respectivement, Sall. Iug. 3, 1-4 et Cat. 3, 5. Sur ce thème sallustéen, voir chapitre 20.
99 L’auctoritas se fonde ainsi indirectement sur l’excellence morale. J. E. Goodwin, « Cicero’s Authority », Ph&Rh, 34 (1), 2001, p. 38-60 montre comment l’auctoritas de Cicéron dans le Pro Sulla est assise sur sa dignitas.
100 Sur cet usage de mitigare, voir Cic. ND II, 130 ; Plin. NH XIV, 149.
101 Compenso se rattache à pendo, « suspendre » et donc « peser » (DELL, p. 494).
102 Val. Max. IX, 1, 4 ; Gai. Inst. IV, 66 ; Dig. XXIV, 1, 32, 9 ; XXIV, 3, 22, 3 ; XXXII, 11, 19.
103 L’obligation de rendre s’étend donc au-delà de la gratia pour concerner l’ensemble des avantages et contraintes de l’honos. Cf. la nécessité pour l’oligarchie du monde hellénistique de « compense[r] par les largesses son monopole du pouvoir » (Veyne, Le Pain et le cirque, p. 218).
104 Cic. Clu. 154.
105 Sur l’aequum et l’égalité géométrique, voir supra p. 302-304.
106 Sur l’organisation censitaire, voir DH. IV, 19 ; Liv. I, 43 ; XXVI, 36, 2. Voir aussi Nicolet, Métier, p. 82-83. Sur le rôle des centuries équestres dans les élections, Nicolet, L’Ordre équestre, p. 126-138.
107 Nicolet, Métier, p. 127.
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