Transitions funéraires, périodisation et changement social dans l’histoire de l’Occident
p. 7-31
Texte intégral
1Les historiens ne semblent pas avoir pris toute la mesure de la mutation actuelle, anthropologique pourrait-on dire, que connaissent les sociétés occidentales dans leur rapport à la mort et aux morts. Depuis plusieurs décennies, en effet, les pratiques funéraires font l’objet de transformations majeures, comme cela a pu être le cas en d’autres moments de l’histoire : celles-ci tiennent notamment à la déchristianisation ainsi qu’à la diffusion d’un pluralisme religieux (qui peut prendre les formes très individuelles qui l’apparentent parfois à un bricolage croyant) et sont entre autres marquées par une montée en puissance de la crémation (au terme de près de deux millénaires durant lesquels l’inhumation fut le mode de sépulture ordinaire, voire exclusif). Mais au-delà de ces transformations dans les pratiques, c’est l’acte de mourir voire la mort elle-même qui sont en pleine redéfinition1, alors que s’est mise en place, dans le monde industrialisé et riche, une structure démographique inédite dans l’histoire de l’humanité, caractérisée par un allongement de l’espérance de vie. Cette mutation s’inscrit dans le prolongement d’une autre transformation, quant à elle mieux repérée et décrite par les historiens, qui a touché, entre le XVIIIe et le XIXe siècle, l’ensemble du monde occidental (y compris dans ses extensions coloniales) : la fin de l’inhumation associée aux édifices cultuels et l’éloignement des sépultures des agglomérations. Elle a bouleversé l’ensemble des pratiques funéraires qui s’étaient progressivement imposées après la fin de l’Antiquité. Il nous a dès lors paru légitime d’interroger dans cet ouvrage le nombre et la nature des changements majeurs qui ont pu marquer l’histoire longue des usages funéraires en Occident, ainsi que d’évaluer leur portée pour l’étude des sociétés du passé et du présent2.
I. Transitions, cultures et régimes funéraires
2Ce livre traite des pratiques funéraires. Est « funéraire » ce qui concerne le funus, les « soins dus aux morts » selon l’expression d’Augustin, auteur au début du Ve siècle d’un traité De cura pro mortuis gerenda : soit les actes ou les gestes volontaires qui construisent la place des morts dans une société donnée et fixent leurs relations avec les vivants. De telles pratiques sont toujours articulées à des représentations, et nous nous intéressons, dans ce volume, aux unes et aux autres3. C’est toutefois moins la question des attitudes face à la mort, à laquelle ont été consacrées de grandes fresques historiques, tout particulièrement en France dans les années 1970-1980 à la suite des travaux de Philippe Ariès4, que celle de l’accompagnement, puis du devenir des morts, qui nous a servi de fil rouge5. Les morts (et les vivants) ne trouvent leur place qu’au terme d’un processus – individuel mais aussi collectif – dont Robert Hertz, Arnold Van Gennep, Sigmund Freud et quelques autres ont, à partir des premières années du XXe siècle, montré la complexité et les enjeux pour la reproduction sociale. Si, contrairement à l’anthropologue, au sociologue ou au psychanalyste, l’historien et l’archéologue ne peuvent observer ce processus de manière directe, notamment pour les périodes les plus anciennes, ils en perçoivent des traces, matérielles, figées dans le sol, et immatérielles, cristallisées dans des discours.
3Quelle que soit la diversité de leurs approches, les auteurs de ce volume s’accordent à peu près tous sur un triple postulat qui nous a guidés pour parcourir cette histoire des pratiques et des représentations funéraires. Il faut certes prendre acte de la variété, y compris au sein d’une même société, des dispositifs et des gestes, que certains courants historiographiques tendent cependant à mettre aujourd’hui en exergue, en donnant une image très éclatée, voire aléatoire, des processus funéraires, au risque parfois de dissoudre l’objet même de la recherche. Nous pensons quant à nous i) qu’il est le plus souvent possible de cerner, pour une société donnée, des pratiques et des représentations dominantes, quand bien même une large marge de manœuvre aurait été laissée aux acteurs sociaux ; ii) que celles-ci composent un ensemble cohérent, ou un système de pratiques et de représentations, qu’il convient de reconstituer ; iii) qu’elles se transforment au fil du temps, ce qui nous amène à prendre en considération leur temporalité et donc la question des transitions historiques, la perspective de notre enquête collective étant moins comparatiste que diachronique.
4En organisant un programme de recherches sur les « transitions funéraires », nous voulions, en effet, nous attacher à la dynamique des relations entre les vivants et les morts, en renouant avec une histoire de longue durée qui a été délaissée après les années 1980, en raison notamment de la spécialisation croissante de la recherche historique. L’une des originalités du panorama proposé dans cet ouvrage, grâce aux compétences réunies de différents spécialistes, tient notamment à l’intégration des réalités du monde antique (alors que les grandes synthèses des années 1970-1980 ne remontaient habituellement pas au-delà d’un Moyen Âge, du reste très immobile, incarnant le monde traditionnel) et, comme nous l’avons déjà suggéré, à la prise en considération de la mutation actuelle de notre vision du mourir et de notre rapport aux défunts.
5La notion de « transition funéraire » que nous avons adoptée pour désigner l’objet de cette enquête collective est empruntée à l’historien Régis Bertrand qui en use pour qualifier le bouleversement survenu dans les pratiques funéraires entre le XVIIIe et le XIXe siècle, et que symbolise notamment le déplacement des morts hors des espaces habités, leur éloignement à la périphérie des villes6. Cette mise à distance a de multiples causes et ne représente que l’un des aspects d’une transformation profonde. Historien de la Révolution française et historien de la mort, Michel Vovelle avait à ce propos parlé de la « révolution des cimetières » des années 1750-18507. La notion de « transition » renvoie quant à elle à un changement moins brutal ou rapide que ce qu’implique souvent l’usage du mot « révolution »8 : une transition peut, en effet, s’étendre sur une, deux ou trois générations, voire sur plusieurs siècles ; elle n’est en outre pas toujours perçue de manière consciente par les acteurs sociaux ; elle s’accompagne enfin de phénomènes de coexistence, de réaménagements, d’hybridations qui ne sont guère compatibles avec la radicalité révolutionnaire. Si les études ici réunies évoquent ces différents cas de figure, dans notre perspective, une « transition funéraire » n’en désigne pas moins un bouleversement profond dans l’organisation ou le système funéraire d’une société. Celui qui s’est produit entre la seconde moitié du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle n’a certes pas affecté au même moment l’ensemble de la population occidentale – c’est de ce point de vue qu’il y a bien une phase « transitionnelle » –, mais il a néanmoins profondément et durablement modifié les rapports des vivants aux morts. Si l’éloignement des restes des morts, pour reprendre cet exemple, fut relativement synchrone dans les villes (ce fut l’affaire de quelques décennies), il n’en a pas été de même dans les campagnes, où la transition a été beaucoup plus lente. Vu dans la longue durée, le changement est néanmoins indéniable et important. D’autres transformations relatives à la place des morts dans la société s’y sont, en outre, greffées par la suite. À l’éloignement des défunts a succédé, en effet, dans la seconde moitié du XXe siècle, une forme de relégation ou d’occultation des mourants et des morts, sur laquelle des sociologues ont très tôt attiré l’attention. La tendance actuelle à la non-localisation, voire à la volatilité des restes des morts – que manifestent l’extension de la pratique de la crémation dans une partie au moins de la population européenne et, de manière plus générale, la mondialisation et les mobilités qu’elle engendre dans certaines sociétés – parachève en quelque sorte le processus de séparation topographique des vivants et des morts initié il y a deux siècles.
6Certes, les transformations sont perpétuelles dans l’histoire des sociétés. Celles-ci constituent d’ailleurs l’objet même du travail de l’historien : l’histoire est la science du changement et non celle du passé, disait Marc Bloch9. Si tout se transforme sans cesse, dans la vie collective comme dans la vie individuelle, la notion de « transition » suppose néanmoins qu’il existe des changements plus significatifs, ou plus génériques, que d’autres, des moments ou des phases historiques dans lesquels leur rythme s’accélère, qui font basculer d’un état de société à un autre10. L’historien doit dès lors distinguer la dynamique sociale, soit le fait que toute société évolue sans cesse, et les transitions, c’est-à-dire les phases de basculement du système social (ou les révolutions quand celui-ci est brusque et volontaire). Pour identifier des « transitions funéraires », il faut certes avoir défini au préalable des « régimes funéraires », c’est-à-dire des états stables, constants ou en équilibre relatif, qui font système – mais qui peuvent donc se modifier ou se reconfigurer pour donner naissance à de nouveaux états ou équilibres relatifs11. La succession et l’articulation de régimes et de transitions funéraires posent en somme des questions classiques mais fondamentales d’appréhension du changement, de terminus a quo, ad quem, de tuilages, ou de rythme dans les transformations et de décalages temporels selon les pays et les régions, les villes et les campagnes ; elles permettent aussi de s’interroger sur la perception des mutations sociales par les contemporains.
7Sur le plan pratique, il est souvent difficile de distinguer la variabilité (ce qui change d’un groupe à l’autre ou d’un individu à l’autre), la dynamique et le changement structurel ou systémique. Le problème est soulevé dans plusieurs contributions de ce volume, et les auteurs n’accordent d’ailleurs pas tous le même poids ni la même signification aux variations ou aux transformations qu’ils repèrent. Pour apprécier ce qui change, il est en tout cas important de distinguer au moins trois niveaux de réalité : celui des pratiques funéraires (soit les gestes que l’on peut observer ou reconstituer), celui des cultures funéraires (ensembles récurrents de pratiques articulées à des représentations) et celui des grands régimes funéraires (ce qui structure la société et constitue un état stable, représentatif d’une époque). Selon que l’on observe tel ou tel de ces niveaux de réalité, on ne se situe pas à la même échelle d’analyse et les changements relevés ne sont pas de même nature12.
8Les enjeux de notre enquête sont multiples. Nous nous demanderons tout d’abord ce que deviennent les pratiques funéraires dans les grandes phases de transformation historique – qu’il faut donc identifier, en reconnaissant des états stables et des phases de basculement. Nous chercherons ensuite à apprécier dans quelle mesure la transformation des pratiques funéraires est un indicateur du changement social13. Enfin, nous accorderons une place aux questions historiographiques dans la mesure où celles-ci participent pleinement aux « transitions funéraires » : l’écriture de l’histoire ne peut-elle aussi être un symptôme de la transformation des liens entre vivants et défunts ?
II. Une succession de régimes funéraires
1. Un régime des cités antiques
9L’idée d’inclure l’Antiquité dans cet ouvrage répond en premier lieu à la volonté de mener une réflexion sur le temps long. Il s’agit en outre d’observer une période qui a connu une importante transition, à l’origine du régime funéraire spécifique qui s’est constitué dans l’Europe médiévale. L’Antiquité, toutefois, y est convoquée également comme objet propre d’analyse. Un tel projet est naturellement ambitieux et il ne va pas totalement de soi. La première difficulté est celle des espaces et de la chronologie. Dans la mesure où ce volume considère essentiellement l’espace européen occidental, ce découpage présente, pour la période antique, une forme d’arbitraire. Il est en effet difficile de l’isoler des espaces méditerranéens avec qui les échanges économiques ou culturels furent réguliers et marqués. Au sein même des territoires correspondant ensuite à cet Occident médiéval se développèrent des communautés politiques, sociales et culturelles d’une indéniable diversité : peuples de l’Italie préromaine, étrusques ou italiques, auxquels on ajoutera les Grecs de l’Italie du Sud, peuples celtiques, pour n’en citer que quelques-uns. Pour des raisons évidentes, il était impossible de proposer des synthèses sur chacun d’entre eux. De fait, l’ouvrage livre des éclairages sur une partie seulement de ces espaces : le monde grec, en particulier le monde grec colonial, l’Étrurie, l’Italie romaine, la Gaule du Sud-Est. La variété de ces espaces pose aussi le problème de la chronologie : il a été ainsi décidé de ne pas remonter au-delà du VIIIe siècle av. J.-C., c’est-à-dire à la période archaïque. Nous verrons que ce choix n’est pas totalement arbitraire.
10De plus, les pratiques et les systèmes funéraires antiques ont longtemps été abordés à partir des textes anciens. Or, leur histoire ne peut plus s’écrire désormais sans les apports de l’archéologie. Il ne s’agit pas seulement de chercher dans les vestiges des illustrations de faits décrits ou signalés par les textes. D’une part, les données archéologiques sont, pour de nombreuses aires culturelles, les seules que nous ayons véritablement à notre disposition ; d’autre part, l’archéologie s’est depuis longtemps constituée en une discipline dont la finalité est de parvenir, notamment par le biais des observations dans la sphère funéraire, aux structures sociales et à leurs évolutions14. L’archéologie de la mort s’est ainsi trouvée au cœur de ces questionnements et du problème de la périodisation, qui est centrale dans cet ouvrage. Le développement de ses méthodes de terrain et d’interprétation, en particulier l’archéothanatologie, a aussi ouvert de nouvelles perspectives dont on commence seulement à percevoir toutes les potentialités15. Cette diversité des types documentaires, qui n’est pas propre aux périodes anciennes mais qui y est particulièrement prégnante, est un enjeu central et un élément sous-jacent qui doit rester présent à l’esprit16.
11« Ce qui gêne dans les rites funéraires, c’est leur diversité17. » Ce constat a souvent été relevé par les historiens et les archéologues des périodes antiques. Certes, il n’a jamais totalement fait obstacle aux tableaux synthétiques portant sur de vastes périodes et de larges espaces politiques ou culturels. Mais, plus qu’ailleurs, en raison de la diversité de ces espaces et d’une certaine fragmentation qui résulte des données archéologiques, cette variété peut faire de toute tentative d’isoler des traits caractéristiques d’un régime funéraire spécifique une entreprise illusoire ou du moins susciter le scepticisme. Cependant, elle n’est peut-être pas totalement impossible, pour peu que l’on prenne deux précautions : choisir des échelles d’observation pertinentes ; ne pas se faire aveugler par l’illusion rétrospective ni s’engager dans une démarche téléologique prenant pour unique point de référence le régime funéraire qui s’est constitué à la fin de l’Antiquité et au cours du haut Moyen Âge.
12L’une des constantes dans les territoires considérés fut, du moins à un certain moment de leur histoire, la topographie des lieux voués aux morts. Les espaces que l’on désigne commodément comme « nécropoles » étaient très fréquemment établis à la périphérie des villes, hors de l’espace urbain, délimité ou non par une enceinte. Cet usage se retrouve un peu partout dans la zone géographique considérée, où il s’est constitué à des époques diverses. Il fut respecté indépendamment de la configuration spatiale des nécropoles, de la typologie des tombes ou encore des modalités de leur implantation – il pouvait s’agir d’espaces destinés voire planifiés par la collectivité, comme dans certaines cités grecques, étrusques ou romaines, ou constitués par l’agrégation d’édifices installés sur initiative privée. Dès lors, on a souvent parlé de l’exclusion des morts de l’habitat ou d’une séparation (radicale) du monde des vivants. Ces formulations sont inexactes ou réductrices. Non seulement, il existait des exceptions – les tombes d’enfants immatures, les tombes de bienfaiteurs voire de « héros », toutes deux en raison du statut des défunts –, mais la promiscuité quotidienne avec les morts, notamment comme conséquence du développement urbain hors de son emprise originelle, n’était pas rare. L’organisation même des nécropoles le long des voies donnait une visibilité aux défunts dans des lieux qui n’étaient que très rarement masqués par une enceinte. Si l’on ne voyait pas directement les morts, du moins voyait-on leurs tombes18.
13Il est difficile de trouver une explication univoque à cet usage qui s’est imposé comme une norme, car les sources, tant grecques que latines, ne sont pas explicites. Les motifs hygiénistes ou préventifs sont parfois invoqués par les historiens modernes en référence à certains textes antiques – crainte des maladies, pour les inhumations, et plus encore crainte des incendies19. Mais c’est souvent le motif religieux qui a été retenu, décliné de plusieurs manières : un motif religieux non explicité ; la peur des morts (δεισιδαιμόνια) ; la crainte de la « souillure » (μίασμα). Ce qu’il faut toutefois relever en premier lieu, c’est que la topographie des morts dans l’espace périurbain était étroitement liée à la construction de la cité dans le monde grec à partir du VIIIe siècle av. J.-C. Elle fut adoptée ailleurs, en particulier lors de l’exportation du modèle de la cité, dans des contextes grecs ou romains. L’usage ne s’est pas toujours traduit dans la loi – il le fut à Rome, apparemment pas en Grèce –, mais il semble donc en corrélation étroite avec l’organisation d’une communauté sociale en cité, quelle qu’en fût par ailleurs la réalisation institutionnelle concrète20.
14Cette topographie des sépultures est révélatrice du contrôle que ces sociétés exerçaient sur leurs défunts, dont les modalités et les expressions furent variées. L’une d’entre elles fut peut-être, précisément, la « souillure » que l’on associait aux morts. Celle-ci ne saurait être réduite à une représentation que l’on a longtemps jugée universelle de l’horreur suscitée par le cadavre et sa putréfaction. Touché par le μίασμα, un cercle déterminé de proches partageait momentanément l’état transitoire du défunt qui, exclu de la communauté des vivants, attendait son inclusion définitive dans la communauté des morts. C’était donc un état contextuel, une construction sociale qui manifestait ce statut intermédiaire dans l’attente de sa stabilisation par la prise en charge rituelle21. La « souillure » était liée à la fois au deuil et à la nécessité de neutraliser le désordre que pouvait engendrer ce mort en transition. Bien que le latin n’ait pas de terme équivalent à celui de μίασμα, les historiens ont placé cette notion de souillure de la mort ou de pollution par les morts au cœur des pratiques romaines. La prégnance de cette notion dans les attitudes face aux morts a été récemment discutée, dans une étude qui propose à juste titre de remettre à plat son emploi par les historiens ou les archéologues, qui en ont souvent mis en œuvre des conceptions floues ou même contradictoires22. L’examen des textes anciens ou des situations archéologiques ne s’accorderait pas, du moins jusqu’au IIIe siècle apr. J.-C., avec l’idée d’une « peur métaphysique de la saleté » ou d’une « pollution » occasionnée par les défunts. L’émergence d’une telle conception de la mort comme crainte de causer une souillure par contagion serait en réalité tardive et liée au développement du culte des martyrs et de leurs reliques dont il sera question plus loin. Cependant, cette hypothèse est peut-être trop radicale, en ce qu’elle supposerait l’apparition d’une conception et d’attitudes de manière assez brutale et donc sans véritables précédents – à moins de se tourner vers le monde grec. Surtout, elle cherche à réfuter, justement, une conception trop « métaphysique » de la souillure ou de la pollution. Tout donne à penser qu’elle était plutôt, déjà pour les Romains de cette époque, la manifestation d’un état transitoire ou d’un désordre à résorber : le décès, en premier lieu, mais aussi la présence de morts dans un lieu ou une situation où les usages ou les normes les écartaient. La « souillure », ou ce qui lui en tenait lieu pour les Romains, n’était pas un principe surnaturel : elle était contextuelle et situationnelle. Ainsi, on retrouve à Rome, à l’époque républicaine et impériale, des traits qui évoquent le monde grec. L’une des constantes fut, notamment, d’éviter ou, à tout le moins, de maîtriser les interactions des morts avec les dieux de la collectivité – que ce soit en empêchant le contact avec ses représentants, les prêtres, ou bien la présence de sépultures dans les sanctuaires. Des précautions similaires concernèrent l’espace public – d’où étaient exclues les sépultures – et les représentants de la communauté, les magistrats (qui avaient, du moins à Rome, des responsabilités religieuses). Dans la cité, le sacré et le public ne s’accommodaient pas, ou rarement, de la présence des morts.
15Il ne s’agit pas de revenir ici au postulat d’études anciennes qui, dans les attitudes antiques, faisaient de la peur des défunts ou encore de leur souillure le socle sur lequel s’étaient construites les pratiques ou les représentations collectives de la mort. Ce que traduisent ce scrupule et sa prise en charge, religieuse ou institutionnelle, c’est bien la nécessité pour la communauté d’opérer un contrôle sur la mort et sur les morts, avec pour finalité la préservation d’un ordre jugé fondamental : une cohabitation régulée avec les défunts d’une part et avec les dieux de la cité d’autre part. Que l’on puisse trouver des exceptions, et qu’elles aient tenu à l’incurie, à l’indifférence ou encore à l’aménagement de ces principes, ne semble pas de nature à les remettre fondamentalement en question.
16Mettre l’accent sur ces principes ne fait pas nécessairement non plus perdre de vue la variété des pratiques dans les funérailles, dans la manière dont était constituée la sépulture, dans le culte des défunts ou encore dans les formes de commémoration. Peut-être, du reste, faudrait-il parler de variations, de reconfigurations et, naturellement, d’évolutions, ancrées aussi bien dans les dynamiques des sociétés entières que dans celles de groupes particuliers qui la composaient. Les usages dans le traitement des corps, inhumation ou crémation, qui alternèrent de manière régulière et coexistèrent parfois, en sont une belle illustration. Il faut en outre les replacer dans un système qui inclut, entre autres, le mobilier d’accompagnement, les rituels associés ou les formes de regroupement et d’organisation de sépulture. Arthur Darby Nock a parlé à cet égard d’une longue histoire kaléidoscopique des pratiques funéraires antiques23. De ce fait, le processus d’affirmation de l’inhumation entre le milieu du IIe siècle et la seconde moitié du IIIe siècle, à Rome puis dans les provinces occidentales, doit aussi être reconsidéré. Souvent jugée cruciale dans le passage vers un nouveau régime funéraire, sa place doit être redimensionnée à l’aune des usages des siècles précédents. Le choix de ce traitement des corps ne fut pas en tant que tel une nouveauté ni même une rupture. C’est bien plus son ampleur qui fut remarquable, du moins en Occident. Celle-ci fut très vraisemblablement une conséquence d’abord de l’intégration de ces régions et de ces sociétés à l’Empire. Quant aux dynamiques mêmes qui portèrent ce phénomène, elles furent complexes, mais ne relevèrent pas principalement de la diffusion du christianisme, ainsi que l’a déjà relevé A. D. Nock. Comme le suggère Éric Rebillard dans sa contribution à ce volume, les usages et la pensée des chrétiens à ce propos s’inscrivirent dans un processus plus général d’attention portée au corps des défunts, qui traversa alors l’ensemble de la société impériale, dans les pratiques et dans certaines productions culturelles. La généralisation de l’inhumation n’en reste pas moins, en définitive, une manifestation remarquable de transformations dans les pratiques de cette époque.
17Tandis que la cité défendait le droit à la sépulture quand il était reconnu, qu’elle encadrait la localisation des lieux funéraires et garantissait leur protection, les rites funéraires et la prise en charge des morts restèrent très généralement dans le domaine de l’initiative des familles – dont les définitions et les configurations varièrent. Ce souci des morts demeura donc principalement de l’ordre de la sphère privée. Il ne faut pas comprendre cette prérogative comme la concession d’un espace de liberté et d’initiative personnelle, mais plutôt comme le cadre intermédiaire dans lequel se construisait ou se réaffirmait la place des individus, y compris des morts, au sein de la collectivité, sur le mode de la participation et non pas seulement de l’appartenance. C’est aussi la raison pour laquelle les pratiques funéraires antiques révèlent des utilisations sociales des morts et de la mort, en particulier pour signifier des statuts civiques ou une hiérarchie sociale. Dès lors, la référence était en premier lieu la tradition, surtout locale car liée à cette communauté d’appartenance, et dont la valeur venait de sa reconnaissance collective. Cette tradition, non écrite, qui ne s’appuyait ni sur un dogme religieux ni sur une quelconque doctrine, même si elle était entretenue par des représentations collectives dont les textes nous livrent des bribes, était nécessairement dotée d’une certaine plasticité, et laissait donc potentiellement la porte ouverte à des reconfigurations voire parfois à des innovations plus radicales.
18Il nous a semblé utile de privilégier dans cet ouvrage des périodes ou des moments où, précisément, certaines communautés ou certains espaces ont connu des transformations. C’est le cas, dans des contextes très différents, de l’analyse proposée par Reine-Marie Bérard des pratiques funéraires liées à l’implantation de colonies grecques en Occident, de l’étude d’Enrico Benelli sur les mutations des espaces, des monuments et de certaines pratiques funéraires dans l’Étrurie des derniers siècles avant notre ère, ou, encore, des analyses de Frédérique Blaizot sur les transformations des formes de sépultures et des rituels dans la Gaule du Sud-Est. De même, un tableau d’ensemble sur les évolutions qui ont marqué les usages funéraires à Rome puis dans l’Italie romaine permet de mettre en évidence la constitution de certaines spécificités récurrentes qui, malgré toutes leurs variations, ont défini une façon romaine de mourir, qui a fini par essaimer dans nombre de territoires intégrés à son empire. Les trois dernières études suggèrent en outre que ces évolutions ou ces reconfigurations, qui ne sont pas toujours univoques, ne furent pas simplement l’effet de contacts culturels, ni même de l’affirmation d’une domination politique, mais qu’elles furent concomitantes de moments de réorganisation des communautés – et, dans le cas de la Gaule, de l’assimilation du cadre de la cité. Elles renforcent aussi l’idée que ces transformations dans les usages funéraires ne sont pas à imputer à une simple forme d’acculturation, mais furent les manifestations d’une participation à la construction d’une société en cours de redéfinition.
19Ces transformations, dès lors, furent-elles des « transitions » ? La réponse dépend indéniablement du contexte originel et de l’échelle d’observation. Dans le cas gaulois par exemple, les évolutions introduisirent une rupture tangible avec certains usages passés. Ce fut aussi le cas pour l’Étrurie, mais dans une moindre mesure, car les communautés étaient déjà structurées sous forme de cités lorsqu’elles passèrent dans le giron romain. À Rome même, les évolutions engagées à partir de la fin du IIe siècle av. J.-C., reflet entre autres des évolutions sociales causées par l’expansion territoriale et par les crises de la République, se traduisirent par des changements notables. Pourtant, à chaque fois et à des degrés divers, il existait sans doute des points de convergence avec les usages antérieurs. Même si leurs manifestations et leurs fonctions étaient différentes, la place du culte rendu aux morts ou encore celle des rituels de sociabilité associés aux funérailles ou aux commémorations, comme le banquet, formaient des points de contact au sein de cultures différentes. Ce furent souvent les cultures funéraires qui se différenciaient, bien plus que les régimes funéraires, du moins pour les sociétés antiques organisées autour du modèle de la cité24. Ce modèle que promut Rome au sein de l’empire, particulièrement dans des régions qui ne le connaissaient pas, fut donc aussi le terreau où, très progressivement, se constitua un nouveau régime funéraire, entre la fin de l’Antiquité et le haut Moyen Âge.
2. Le régime ecclésial d’un long Moyen Âge
20Peter Brown a vu dans l’instauration aux IVe et Ve siècles du culte de ces « morts très spéciaux » qu’étaient les saints un changement religieux considérable au sein du christianisme et un important vecteur de transformation sociale25. Cette vision des choses paraît prolonger un constat formulé par un certain nombre d’érudits entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, à l’époque même où se transformaient à nouveau, dans le monde occidental, les relations entre les vivants et les morts. C’est ainsi qu’en quelques formules bien trempées de son Decline and fall of the Roman Empire, Edward Gibbon (mort en 1794) avait évoqué le tournant religieux mais aussi politique qu’a représenté au début du IVe siècle l’édification de l’église Saint-Pierre, au Vatican, sur les tombes des apôtres Pierre et Paul :
Dans le siècle qui suivit la conversion de Constantin, les empereurs, les consuls et les généraux des armées visitaient dévotement les sépulcres d’un faiseur de tentes et d’un pêcheur ; et l’on déposa respectueusement leurs os sous les autels du Christ, où les évêques de la ville impériale faisaient tous les jours à Dieu l’offrande de leur sacrifice.
21Gibbon avait également mentionné la profanation de la « terre sacrée » du temple d’Apollon dans l’ancien bocage de Daphné, près d’Antioche, par l’ensevelissement de la dépouille mortelle d’un martyr, Babylas, et par les « cérémonies funéraires du christianisme », puis la réaction, sans lendemain, d’un Julien l’Apostat soucieux de « délivrer son dieu opprimé de l’odieuse présence des chrétiens morts ou vivants26 ». Les historiens ont aujourd’hui abandonné cette représentation dramatique d’un affrontement entre « paganisme » et « christianisme ». Dans ce volume, Didier Méhu revient néanmoins sur ce moment capital en suggérant que l’articulation inédite entre les tombeaux des saints, les lieux de culte architecturés et les sépultures des fidèles fut à l’origine d’un système original de relations entre vivants et défunts, constitutif de cette ecclesia qu’un certain nombre d’évêques, nouveaux spécialistes du sacré, entendaient construire. Du « régime des morts », ainsi qu’il l’appelle justement, qui fut ainsi inauguré, Thomas Laqueur pense qu’il aurait « duré grosso modo de 300 à 1800 de notre ère27 ».
22On vient d’évoquer la diversité des pratiques funéraires dans les sociétés antiques, en même temps que leur inscription au sein de traditions longues. Les choses ne furent pas très différentes au Moyen Âge, et ce sont encore les données archéologiques qui permettent d’en prendre toute la mesure. Particulièrement nombreuses et riches pour la fin du monde antique et les débuts du Moyen Âge, ce qui explique la place que nous avons voulu leur accorder dans ce livre, les fouilles récentes montrent la permanence, dans une bonne partie de l’Occident, de l’Italie au monde anglo-saxon en passant par la Gaule, d’une grande variété de coutumes et de lieux funéraires, mais également une dynamique forte qui aboutit, au terme de plusieurs siècles, à la mise en place d’un nouveau régime funéraire. Trois éléments le caractérisent : i) une articulation aux lieux sacrés des espaces destinés aux morts (les corps sont ensevelis à l’intérieur et autour des églises, dans une terre consacrée, soit une situation de recouvrement du funéraire et du sacré opposée aux conceptions antiques) ; ii) une cohabitation, désormais ordinaire, des vivants et des morts (les restes de ces derniers étant inhumés à proximité immédiate, puis, de manière de plus en plus systématique, au sein des agglomérations) ; iii) une prise en charge des « soins dus aux morts » par l’institution ecclésiale (les clercs remplaçant les familles)28. L’intégration des défunts aux zones habitées et aux lieux sacrés paraît assurément très éloignée de toute conception d’une souillure attachée, quelles qu’en fussent les raisons et la durée, au contact avec les corps des morts. Se pose néanmoins la question de la chronologie et des modalités de la transition vers ce régime, que l’on nommera ecclésial plutôt que chrétien ou médiéval parce qu’il ne renvoie pas à quelque essence du christianisme, parce qu’il fut organisé par les ecclésiastiques et se fondait sur une représentation de la société comme ecclesia, faite d’échanges entre les vivants et les morts, et enfin parce qu’il perdura bien au-delà de la période historique généralement qualifiée de Moyen Âge.
23De même qu’il y eut dans le monde antique des exceptions à la règle, plus ou moins explicitée, de séparation entre l’espace public de la cité et les sépultures, ce ne sont tout d’abord que certaines tombes, celles des saints, qui furent introduites au sein des lieux fréquentés par les vivants. Quant aux gestes qui entouraient les restes des saints, ils ne constituèrent dans un premier temps que l’un des aspects d’une attention singulière mais diffuse portée aux corps des morts : dans ce volume, Éric Rebillard en relève diverses manifestations, en montrant que l’intérêt pour les corps dans les rituels funéraires, qui prit alors des formes inédites, que les cadavres fussent brûlés ou inhumés, concernait les non-chrétiens comme les chrétiens29. En d’autres termes, le souci des corps des morts aurait progressivement défini la culture funéraire de l’Antiquité tardive, mais l’évolution de celle-ci n’aurait pas immédiatement transformé le régime funéraire.
24À partir des enquêtes archéologiques dont on a dit le récent et formidable essor, Giulia Zornetta (pour l’Italie septentrionale et méridionale), Frédérique Blaizot et Isabelle Cartron (pour la Gaule et le monde franc) et Élisabeth Lorans (pour les espaces anglo-saxons) mettent ici en évidence le caractère très progressif de la mise en place du régime funéraire dont quelques évêques avaient énoncé les principes à partir du IVe siècle. Tout en définissant un système ecclésial structuré par les rapports des vivants et des morts, les autorités n’avaient pas entrepris d’uniformiser des coutumes et des rites funéraires variés, largement déterminés par des critères de cohésion et de hiérarchie sociales. La dissociation opérée par Augustin entre des coutumes qui mettaient en jeu les corps des morts et n’avaient d’utilité que sociale et la foi chrétienne au regard de laquelle seul comptait le sort des âmes explique le maintien au sein des groupes chrétiens d’une pluralité de traditions funéraires30.
25L’association des dépouilles mortelles, des lieux sacrés et de l’habitat qui définit le régime ecclésial mit ainsi plusieurs siècles avant de s’accomplir : l’obligation d’inhumer les morts au sein d’un « cimetière » lié à une église est exprimée pour la première fois au IXe siècle, dans un contexte missionnaire, lorsque les autorités carolingiennes interdisent aux Saxons de brûler les corps de leurs défunts et de les placer sous des tertres funéraires31, et ce n’est pas avant les XIe et XIIe siècles que se généralisa le système « paroissial » qui rattachait les habitants d’un lieu à une église et à son cimetière. Ce système participait à la structure sociale : églises et cimetières contribuaient à polariser, attirer, parfois enraciner localement les populations, processus crucial dans un monde où les rapports de domination étaient fondés sur le contrôle conjoint des terres et des personnes et où, comme l’écrit Alain Guerreau, « l’impératif catégorique était de fixer les hommes au sol par des mécanismes efficaces, sans qu’il fût besoin de recourir à la violence physique32 ». Les lieux destinés aux morts jouèrent à l’évidence ce rôle33.
26Alors que l’Occident se constituait en une mosaïque de petites communautés rassemblées autour de leurs morts dans le cadre de « paroisses », les mauvais chrétiens étaient « privés de sépulture » comme le disent les documents médiévaux, c’est-à-dire éloignés de l’espace sacré de la communauté : certains étaient jetés dans des fossés, dans des silos ou des puits à l’abandon, comme le relèvent les archéologues ; d’autres se trouvaient ensevelis avec davantage de soin, mais à l’extérieur du cimetière, parfois dans son voisinage en attendant une réconciliation qui pouvait être obtenue grâce aux réparations (et aux dons) de leurs parents et amis. Les infidèles furent également mis à l’écart. La généralisation des cimetières chrétiens – modèle très dominant dans l’Occident médiéval – semble contemporaine de la mise en place de lieux d’inhumation nettement séparés pour les juifs. L’emplacement des aires funéraires destinées aux populations juives (à l’extérieur de l’habitat), les modalités de leur organisation (absence de recoupement des tombes, contrairement à la situation courante au sein de l’espace cimétérial) et de leur gestion (par les familles) se distinguaient nettement de celles des chrétiens, de même que s’en démarquaient les nécropoles musulmanes d’Espagne ou de Sicile.
27Pour ses fidèles, l’institution ecclésiale approfondit et explicita, à partir des XIIe et XIIIe siècles, une doctrine des suffrages des vivants pour les morts qui renvoyait à une économie du salut (et à une organisation sociale) dont le purgatoire devint la pièce maîtresse. Comme le montrent ici Robert Marcoux et Haude Morvan, la réapparition dans l’Occident de la fin du Moyen Âge d’un art des tombeaux et le développement d’une iconographie funéraire mettant en scène les rites et les lieux ecclésiaux de l’intercession consolidèrent le rôle de médiation des clercs entre les vivants et les morts. Quelles que furent les formes d’une culture funéraire, qui exploita alors toutes les possibilités offertes par le langage des corps, ce sont les échanges nécessaires et constants entre vivants et défunts qui se trouvèrent valorisés, jusque dans les représentations les plus « macabres » de l’automne du Moyen Âge34.
28Le régime ecclésial de relations entre les vivants et les morts semble bien coïncider avec le « long Moyen Âge » évoqué par Jacques Le Goff, « qui s’étire de la fin de l’Antiquité classique à la révolution industrielle, non sans crises ni sans innovations35 ». Quelles « crises » ? La deuxième pandémie de peste, survenue dans un contexte climatique dégradé, entraîna à partir du milieu du XIVe siècle le décès subit du tiers de la population occidentale, mais historiens et archéologues débattent aujourd’hui encore de l’impact social et culturel d’un tel écroulement démographique36. Si certains aspects de la culture funéraire de la fin du Moyen Âge ont pu s’en trouver affectés, le régime ecclésial ne fut cependant guère ébranlé. Quant aux « innovations », le refus des Églises protestantes de toute communication avec les défunts, mentionné dans ce volume par Christian Grosse et Vanessa Harding, a également contribué à la transformation de la culture funéraire dans plusieurs pays européens, comme l’attestent de premiers déplacements de cimetières hors des agglomérations ainsi que la volonté d’abolir les suffrages pour les défunts37. Il n’en reste pas moins que le rôle joué par les « soins dus aux morts » dans la structuration de la société et l’attachement des populations à leurs traditions maintinrent le régime funéraire dominant, réaffirmé par la Contre-Réforme qu’évoque ici Diego Carnevale. Et même lorsque, en dehors des pays catholiques, ils n’étaient plus associés à une église, les lieux funéraires continuèrent d’être envisagés et désignés comme des churchyards38. La disparition véritable du régime ecclésial n’est pas antérieure aux XVIIIe et XIXe siècles : dans toute l’Europe, en quelques décennies, par un mouvement qui paraît exactement inverse à celui qui s’était produit à la fin de l’Antiquité, les morts s’éloignèrent de l’espace des vivants et se détachèrent des établissements sacrés.
3. La transition vers un régime moderne
29Cette transition, décrite par Régis Bertrand, est la mieux identifiée de toutes. C’est pour la désigner que ce dernier a forgé la notion de « transition funéraire ». On peut dire que dans sa phase initiale, elle couvre, en France et en Europe, la période 1770-1840. Deux événements significatifs en balisent le cours. En amont, la déclaration royale de mars 1776 par laquelle Louis XVI interdit, à quelques exceptions près, les inhumations dans les églises et recommanda le transfert des cimetières en périphérie d’agglomération dans « les bourgs et les villes ». L’arrêt des inhumations dans les églises fut rapide, sans être total, les transferts prirent plus de temps, mais les choses étaient bien avancées au moment de la Révolution : près de la moitié des villes du Royaume s’y étaient déjà soumises. En aval, l’ordonnance royale de décembre 1843 par laquelle Louis-Philippe Ier, roi des Français, après avoir un temps hésité à supprimer les concessions funéraires dévoreuses d’espace, les consacra en organisant le système et étendit aux communes rurales la recommandation de transférer les cimetières. Entre les deux prit place le fameux décret du 12 prairial an XII (12 juin 1804), dit décret de Prairial, qui posa les bases de la police des cimetières jusqu’à nos jours et dans lequel Philippe Ariès a vu « l’acte de naissance du culte des morts du XIXe siècle », même si ses rédacteurs, tout à leur préoccupation de mettre au point un système optimal de combustion naturelle des corps, étaient loin de prévoir l’ampleur de la révolution dans le rapport aux morts qui allait s’y engouffrer. Anne Carol montre bien l’intrication dans celle-ci des enjeux funéraires et médicaux. On retrouve de façon très marquée dans la genèse de cette transition moderne le thème de la souillure déjà croisé pour la période antique. En l’occurrence, sous l’influence de l’hygiénisme montant de l’époque des Lumières, le danger supposé pour la santé des « miasmes » et autres « exhalaisons » putrides émanant des cimetières urbains.
30Moins de soixante-dix ans séparent la déclaration de 1776 de l’ordonnance de 1843, soit moins de trois générations en termes démographiques. Il était donc possible pour les contemporains de constater le changement dans leur existence et de s’interroger sur sa signification. Chateaubriand, rappelant au sortir de la Révolution la campagne qui avait mené aux premiers transferts de la fin de l’Ancien Régime, écrivait dans le Génie du christianisme en 1802 :
[Le christianisme] a placé la cendre des fidèles dans l’ombre des temples du Seigneur, et déposé les morts dans le sein du Dieu vivant. […] Les raisons humaines qu’on a opposées à ces raisons divines sont bien loin d’être convaincantes. Meurt-on moins en France que dans le reste de l’Europe, où les cimetières sont encore dans les villes ? […] C’est lorsqu’on vient à toucher à ces bases fondamentales de l’édifice que les royaumes trop remués s’écroulent. Encore si l’on s’était contenté de changer simplement le lieu des sépultures ! mais, non satisfait de cette première atteinte portée aux mœurs, on fouilla les cendres de nos pères, on enleva leurs restes, comme le manant enlève dans son tombereau les boues et les ordures de nos cités. Il fut réservé à notre siècle de voir ce qu’on regardait comme le plus grand malheur chez les anciens, ce qui était le dernier supplice dont on punissait les scélérats, nous entendons la dispersion des cendres ; de voir, disons-nous, cette dispersion applaudie comme le chef-d’œuvre de la philosophie39.
31Texte assez génial mais fort tendancieux, qui témoigne d’une relecture précoce de cette histoire qui allait avoir de profonds échos dans le monde catholique des XIXe et XXe siècles, notamment en France au moment de la politique de laïcisation des cimetières de la Troisième République. Il annonce le texte non moins saisissant de Philippe Muray sur le transfert du cimetière des Saints-Innocents à Paris à la veille de la Révolution, qui ouvre son grand livre Le XIXe siècle à travers les âges40.
32Qui dit transition, même rapide, dit décalages dans le temps et l’espace. En France, Tours fut en 1859 la dernière grande ville à transférer son cimetière. L’ordonnance de 1843 marqua le moment où la transition, achevée dans les villes, commença à la campagne. Le transfert du cimetière fut la grande question du Second Empire à Hautefaye en Dordogne, le « village des cannibales » qui allait se faire connaître en 1870 par un épisode de lynchage collectif qui éberlua toute la France et auquel Alain Corbin a consacré un livre célèbre41. Simultanément, commença à se poser dans les villes en croissance, où le tissu urbain avait déjà rattrapé les cimetières transférés de la fin du XVIIIe ou du début du XIXe, la question de transferts de seconde génération. C’est dans ce contexte que fut formulée pour la première fois en France, en 1856, l’idée que la crémation industrielle pourrait être un moyen radical de régler le problème.
33Ces décalages spatiotemporels font partie de la transition parce que celle-ci est un mixte d’innovations et de résistances. Françoise Zonabend a montré que dans le village de Minot, dans le Châtillonnais, la transition n’était pas complètement achevée au début des années 196042. Le cimetière était resté autour de l’église, les caveaux étaient rares, on n’avait pas encore commencé à y vendre des concessions et les restes des défunts étaient manipulés sans façon lors des exhumations. Les familles avaient leur « portion » de cimetière, héritée d’un lointain passé, et on y chercherait en vain des allées, mais on visitait ses morts régulièrement à la manière urbaine, avec dépôts de fleurs et affectivité moderne. Philippe Ariès, commentant le tableau, concluait : « Il y a eu ici comme une greffe du modèle romantique sur le modèle archaïque. Celui-ci n’a pas disparu tout à fait. Celui-là n’a pas développé toutes ses conséquences. Le cimetière médiéval a été réhabilité, et non pas détruit, par la religion à la fois séculière et chrétienne du XIXe siècle43. »
34Dans les cimetières transférés en périphérie d’agglomération ou modernisés sur place, à commencer par le Père-Lachaise qui en serait le laboratoire à partir de 1804, se développa une nouvelle religion des morts que l’on peut définir comme un culte familial du souvenir et de la tombe, d’origine plutôt laïque au départ mais vite récupéré et catholicisé par l’Église, qui serait un des ancrages anthropologiques et culturels les plus répandus et les plus unanimes du XIXe siècle. Elle devint vraiment populaire dans les années 1850-1860.
4. Sommes-nous en train de vivre une transition funéraire ?
35Qu’en est-il aujourd’hui ? Assisterions-nous, tout à la fois acteurs et témoins, à un nouveau changement de régime funéraire, comparable à la naissance du cimetière moderne au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, ou, plus modestement, à un nouvel avatar ou une « seconde étape » (Gaëlle Clavandier) de la grande transition qui court de la fin du XVIIIe siècle à nos jours ? S’il est difficile de répondre en l’état des connaissances et du processus lui-même, on peut toutefois distinguer les principaux aspects de cette nouvelle situation.
36La naissance, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, de la « nouvelle histoire de la mort » (pour reprendre l’expression d’Emmanuel Le Roy Ladurie en 1972) était déjà en soi le signe d’un bouleversement en cours de l’ancien rapport à la mort. Philippe Ariès, qui en a été le pionnier, l’a dit clairement. En 1966, dans l’article qu’il a consacré au culte des morts du XIXe siècle44, il ne paraissait aucunement se douter d’un possible déclin de ce culte toujours populaire dans la société de son temps. Dès l’année suivante cependant, dans son fameux article sur La mort inversée45, le ton était tout autre : il y reprenait en les développant des intuitions de Geoffrey Gorer, dont Martin Robert retrace dans ce volume les origines, en expliquant que la mort était devenue le grand tabou contemporain en lieu et place de la sexualité. Il a expliqué plus tard que c’était à ce moment-là seulement, vers 1966-1967 donc, alors qu’il comptait au départ étudier les origines proches et lointaines de la religion des morts du XIXe siècle, qu’il avait vu changer les attitudes contemporaines devant la mort, de sorte que la perspective d’ensemble de ses travaux sur la mort s’en était trouvée profondément modifiée46. Concrètement, après un onzième chapitre sur « La visite au cimetière », il en rajouta un douzième, correspondant à une cinquième partie, intitulée « La mort inversée », qui donnait une tout autre fin à cette histoire. Damien Boquet revient sur ces grandes thèses de Philippe Ariès et l’usage qu’en peut faire aujourd’hui une histoire des émotions qui s’est certes en partie définie contre ce type d’approche mais qui, à distance, pose un regard plus équilibré sur leur force persistante dès lors qu’on les lit de près.
37Le premier trait caractéristique de cette transition est la relégation des mourants (et non plus seulement des morts) à la périphérie du monde des vivants, à travers un double processus, de diffusion de la mort à l’hôpital d’une part, de dépossession relative du mourant de sa mort par la médecine et les médecins de l’autre. Cette révolution capitale est évoquée dans ce volume par Michel Castra et Gaëlle Clavandier. On sait que ce fut le grand thème de cette première histoire de la mort, et l’objet d’un vrai débat, en France à partir du milieu des années 1970. Le moribond à l’hôpital, hérissé de tubes bienfaisants et cerné par les écrans, est rapidement devenu une image populaire plus terrifiante que le transi ou le squelette des anciennes rhétoriques macabres – et contrairement à la figure du transi ou du squelette, cette image nouvelle ne favorise assurément pas la communion entre le monde des vivants et celui des morts. Curieusement, on manque encore d’études précises sur la chronologie de cette mutation fondamentale, ses décalages spatiotemporels, ses modalités concrètes, mais nul doute qu’il y ait eu là, dans les mentalités occidentales, un événement capital, plus marquant que la généralisation de la naissance à l’hôpital qui avait précédé. Il est vrai que la mort à l’hôpital avait toujours été considérée comme celle du pauvre et redoutée comme telle. Il est curieux de constater qu’à la faveur de sa généralisation dans un hôpital pourtant transformé de fond en comble, ce caractère répulsif a persisté. Les personnes âgées ont longtemps continué à demander à être rapatriées chez elles pour y mourir, même si cette répulsion procédait désormais le plus souvent d’autres motifs : la solitude, l’excès de la technique, le « vol » de la mort. On a vu alors émerger par réaction deux courants promis à un bel avenir : les soins palliatifs d’une part, d’origine anglo-saxonne mais acclimatés en France dans les années 1980, et celui favorable à la légalisation de l’euthanasie de l’autre.
38Le deuxième trait de cette transition est la crise de la ritualité funèbre traditionnelle qui a eu lieu dans les mêmes années, tout particulièrement au sein du catholicisme. Elle contraste avec la situation antérieure dans laquelle la mort était, à bien des égards, ce qu’il y avait de plus populaire et ce qui « marchait le mieux », si l’on peut dire, dans les pratiques religieuses. Ses manifestations ont été multiples : fin des prières des agonisants, fin des veillées funèbres, disparition de la liturgie de la mise en bière, fin de la conduite du défunt par le clergé du domicile à l’église, puis de l’église au cimetière (ou alors en civil), quasi-invisibilité des corbillards automobiles dans une circulation devenue par ailleurs massive, simplification de la cérémonie d’enterrement (fin des tentures, des enfants de chœur, de l’eau bénite, de l’encens), tendance à dispenser les enfants de l’assistance aux obsèques et de la visite des cimetières (toute une génération va ainsi être élevée dans le tabou de la mort), fin de l’étiquette traditionnelle du deuil avec ses temps spécifiques (« grand », « second », « demi-deuil ») et ses prescriptions vestimentaires (recul du noir), progrès dans les rubriques nécrologiques de la presse des obsèques dites « dans l’intimité familiale », silence du clergé sur les fins dernières, baisse de la fréquentation des cimetières en dehors de la Toussaint et des Rameaux, succès des tombes en granit (moins coûteuses). De cette crise, les causes sont diverses, religieuses pour une part, dans le sillage du concile Vatican II (1962-1965) (mais la suppression des classes d’enterrement a précédé immédiatement), et sociales (toute une partie de la bourgeoisie et des classes moyennes se met à se distinguer « à l’envers » des classes populaires par la déritualisation et la désolennisation des rites subsistants). En définitive, un événement anthropologique majeur – la privatisation de cette émotion éminemment collective et ritualisée qu’était jusqu’alors le deuil – s’est engouffré dans cette mutation globale, sans que les contemporains, à commencer par le clergé, en aient eu nécessairement conscience47.
39Enfin, last but not least, l’essor de la crémation. Cette dernière avait disparu en Europe de l’Ouest au tournant des IIe et IIIe siècles, même si elle a pu résister jusqu’au premier Moyen Âge dans les pays scandinaves ou en Europe de l’Est. L’idée est revenue à la faveur de la Révolution française dans un contexte marqué par l’imitation du modèle antique et une forte dimension antichrétienne, voire antireligieuse. Elle a donné lieu à tout un débat sous le Directoire sans qu’on passât, sauf exception, au stade de l’exécution. Après avoir connu une phase de latence dans la première moitié du siècle, le débat a été relancé en France en 1856 sous des formes nouvelles. L’idée était désormais d’avoir recours à des procédés de type industriel (dérivés du four métallurgique), et non plus au bûcher antique, pour des raisons avant tout sanitaires (les mêmes qu’au XVIIIe siècle) et urbanistiques (gagner de l’espace dans la ville en croissance). Le débat a pris une grande ampleur et une tournure nettement anticatholique dans l’Italie du Risorgimento, dont Fulvio Conti a reconstitué ici les grandes lignes. Les premiers fours furent construits en 1876 à Milan, en 1885 dans le cimetière de Woking en Angleterre, en 1887 au Père-Lachaise. La pratique devint légale dans les mêmes années en Europe, en France à la faveur de la loi sur la liberté des funérailles du 15 novembre 1887 (même si son objet principal et véritable enjeu était l’enterrement civil).
40Force est de constater cependant que la diffusion de la pratique de la crémation a d’abord été très lente, voire marginale, surtout dans les pays de culture catholique. En Europe, c’est en Grande-Bretagne (étudiée ici par Hilary Grainger) et dans les pays scandinaves qu’elle a connu ses premiers succès. Quand le pape Jean XXIII l’a autorisée sous condition pour les catholiques en 1963, levant l’interdiction de son prédécesseur Léon XIII, il n’y avait en France que 0,2 % de défunts incinérés. Pratiquement personne n’y avait recours, y compris parmi les militants laïcs les plus résolus. La pratique connut ses premiers frémissements dans les années 1970, mais déjà les sondages montraient qu’elle séduisait une fraction non négligeable de la jeunesse. La barre des 1 % fut franchie en 1980, des 10 % en 1990. La crémation concerne aujourd’hui plus du tiers des défunts et plus de la moitié dans les grandes villes, et beaucoup plus dans les pays d’Europe du Nord et de Scandinavie. Les courbes devraient a priori continuer à monter mais rien ne dit qu’elles ne viendront pas butter à un moment sur de nouvelles aspirations ou contraintes, écologistes notamment, à l’instar des « cimetières durables » décrits par Pierre-Yves Kirschleger.
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Zonabend 1973 = F. Zonabend, Les morts et les vivants : le cimetière de Minot en Châtillonnais, dans Études rurales, 52, 1973, p. 7-23.
Notes de bas de page
1 La définition de la mort est, en effet, passée d’une définition de type cardiorespiratoire ou circulatoire à une autre, liée à l’activité électrique du cerveau, en lien avec les progrès des techniques de réanimation médicale d’une part, et la transplantation d’organes de l’autre. En France, le changement est acté par l’Académie de médecine en 1966 et entre dans le droit par la circulaire Jeanneney du 24 avril 1968.
2 Cet ouvrage est le résultat d’un programme dirigé par les trois signataires de cette introduction et porté par l’École française de Rome (2017-2021), avec le soutien récurrent de l’université Côte d’Azur (notamment de l’UMR 7264 du CNRS, Cultures, environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge – CEPAM) et de l’université Paris-Est Créteil (surtout de l’EA 4392, Centre de recherches en histoire européenne comparée – CRHEC). Il a aussi bénéficié du soutien de l’Università degli Studi di Padova et de l’Università degli Studi di Napoli Federico II. Les textes de V. Harding et de H. Grainger ont été traduits grâce à une contribution du Centre d’Histoire du XIXe siècle (UR 3550) des universités Paris I Panthéon-Sorbonne et Sorbonne-Université. Le programme a notamment donné lieu à cinq rencontres de travail, qui ont permis à une cinquantaine de chercheurs français, italiens, anglais et canadiens, représentant plusieurs disciplines des sciences historiques et sociales, de se réunir et d’échanger autour de cette thématique. Une présentation du programme et des rencontres se trouve à la page transfun.hypotheses.org. Nous tenons à remercier vivement Anne-Sophie Bourg, responsable des Publications de l’École française de Rome, et Alban du Boisguéheneuc pour leur implication dans le suivi et la préparation de cet ouvrage.
3 On peut de ce point de vue distinguer le « mortuaire » (les faits qui concernent les morts) et le « funéraire » (la prise en charge volontaire des morts, que manifestent donc des représentations et des pratiques).
4 On pense évidemment à la somme d’Ariès parue en 1977.
5 La question du devenir des restes des morts est au cœur de l’ouvrage récent de Laqueur 2015 (trad. fr. : Laqueur 2018), qui, tout en soulignant sa dimension universelle et en renouant avec la grande fresque historique, traite surtout des époques moderne et contemporaine.
6 Bertrand 2011, p. 21-56.
7 Vovelle 1983 ; Vovelle – Bertrand 1983.
8 Concernant l’époque contemporaine pour laquelle elle a été conçue, la notion n’est pas sans lien avec celle de « transition démographique », ainsi qu’avec l’abandon tendanciel en histoire économique du terme « révolution industrielle ». On revient dans la postface de cet ouvrage sur l’articulation entre pratiques funéraires et mouvements démographiques.
9 Dans Apologie pour l’histoire (1941-1942), M. Bloch remarquait : « On a dit quelquefois : “L’histoire est la science du passé.” C’est à mon sens mal parler. Car d’abord, l’idée même que le passé, en tant que tel, puisse être objet de science est absurde. Des phénomènes qui n’ont d’autre caractère commun que de ne pas avoir été nos contemporains, comment sans décantage préalable en ferait-on la matière d’une connaissance rationnelle ? » Il établit alors que l’histoire est plutôt la « science des hommes », avant d’ajouter : « des hommes dans le temps ». Or le temps « est, par nature, un continu. Il est aussi perpétuel changement. De l’antithèse de ces deux attributs viennent les grands problèmes de la recherche historique ».
10 Sur la notion de « transition », les changements au sein des « systèmes » sociaux et les basculements d’un « régime » à un autre, voir les contributions dans Müller – Heintz 2016 (en particulier J. Revel, « Essai de synthèse. Transition : usages, abus et limites d’une catégorie historiographique », p. 21-38). Au cours des dernières années, la notion de « transition » a été notamment utilisée dans le cadre de l’archéologie spatiale, pour cerner la dynamique des systèmes de peuplement dans l’histoire des sociétés : voir notamment les contributions réunies dans Sanders 2017 (en particulier F. Favory, H. Mathian, L. Schneider, « Transition 7 : du monde antique au monde médiéval, IVe-VIIIe siècles », part. p. 273).
11 La reconnaissance de « régimes funéraires » particuliers est une opération qui relève certes de l’abstraction, comparable à la construction d’idéal-types.
12 La distinction entre pratiques, cultures et régimes funéraires peut permettre de concilier des interprétations qui pourraient paraître autrement divergentes.
13 La transformation des rapports des vivants et des morts pourrait même être un élément moteur du changement.
14 Nizzo 2015.
15 Duday 2005 ; Scheid 2008 ; Van Andringa 2021.
16 Elle est sans doute renforcée par la tendance actuelle à l’enfermement dans des spécialités ou des disciplines qui organise le travail académique.
17 Schnapp – D’Agostino 1982, p. 18.
18 Voir, pour le monde romain, Emmerson 2020a.
19 Voir par exemple Cicéron, Traité des lois, 2, 23, 58 ; Isidore de Séville, Étymologies, 15, 11.
20 Pour le monde grec, voir la synthèse de Schörner 2007, qui traite aussi de certaines données romaines.
21 Parker 2019 (1983), p. 62-98.
22 Emmerson 2020b.
23 Nock 1932, p. 359.
24 Ces deux notions, de culture et de régime funéraire, permettent de distinguer ce qui, dans la lignée de l’école anthropologique « de Paris », est synthétisé par certains archéologues ou historiens dans l’expression « idéologie funéraire » : « On rassemble sous le nom d’idéologie funéraire tous les éléments significatifs qui, dans les pratiques comme dans les discours relatifs aux morts, renvoient aux formes de l’organisation sociale, aux structures du groupe, traduisent les écarts, les équilibres, les tensions au sein d’une communauté, portent témoignage sur sa dynamique, sur les influences subies, sur les changements opérés » (Vernant 1982, p. 5-6).
25 Brown 1981, p. 24 (trad. fr. : Brown 1984, p. 38).
26 Gibbon 1819, p. 415-416.
27 Laqueur 2018, p. 136, qui mentionne les analyses de Peter Brown et évoque à plusieurs reprises l’œuvre de Gibbon.
28 Lauwers 2005.
29 Les soins apportés aux corps des morts (parfois la volonté de les préserver) et les manipulations rituelles dont les corps saints firent l’objet renvoient à un phénomène de médiatisation des rapports entre les vivants et les morts par le corps. Les pratiques de superposition, réduction, recoupement des dépouilles mortelles bien attestées dans les espaces funéraires dès le début du Moyen Âge gagneraient à être interprétées dans cette perspective, de même que toutes les formes de perturbation des sépultures de cette époque aujourd’hui mises en évidence par les archéologues : cf. Klevnäs et al. 2021 et Noterman et al. 2021.
30 Pour Augustin, la sépulture et le soin des corps ne sont d’aucune utilité pour assurer le salut des défunts : « Les fidèles ne perdent rien lorsque la sépulture est refusée à leur corps, de même que les infidèles ne gagnent rien si on la leur offre » (Augustin, De cura pro mortuis gerenda, éd. J. Zycha, Vienne, 1900 (CSEL, 41), p. 621-660, ici chap. 9). Sur ce texte, cf. Rose 2013. Comme le montre ici Éric Rebillard, des pratiques variées – par exemple, la crémation et l’inhumation – pouvaient avoir une même fonction et témoigner d’une même préoccupation.
31 Interdiction de « faire consumer par les flammes le corps d’un homme défunt » et d’inhumer sous les « tertres des païens », obligation de porter les corps « dans les cimetières de l’Église » (Capitulatio de partibus Saxoniae, 7 et 22, dans MGH Capitularia, I, p. 68 et 69).
32 Guerreau 1999, p. 397.
33 Cette fonction sociale des cimetières explique aussi qu’ils cristallisèrent toutes sortes de pratiques constitutives de la vie des communautés. La présence des morts au centre des villages et des villes est un phénomène caractéristique du monde occidental jusqu’au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.
34 Les représentations dites « macabres », évoquées dans cet ouvrage par Robert Marcoux, doivent être replacées au sein d’un ensemble plus vaste de productions culturelles dont elles constituent une modalité particulière, comme c’est le cas pour les productions culturelles de l’Antiquité tardive.
35 Le « long Moyen Âge » a d’abord été évoqué par Le Goff 1964, puis Le Goff 1983 (Le Goff 1985, p. 7-13).
36 Des travaux menés dans le domaine de l’archéothanatologie tendent à montrer que les crises de mortalité n’ont pas toujours bouleversé en profondeur les rites funéraires et les formes de la mémoire des morts (Castex – Kacki 2022). Ce constat contraste néanmoins avec les analyses de certains historiens. Lors de l’une des tables rondes du programme sur les « Transitions funéraires », Jacques Chiffoleau a soulevé ce problème important. Le mouvement d’urbanisation de l’Occident, qui provoqua le déracinement de nombre d’individus, a pu autant sinon davantage que les crises de mortalité menacer les échanges entre les vivants et leurs ancêtres, ainsi que l’a suggéré J. Chiffoleau dans un livre désormais classique : Chiffoleau 1980, rééd. 2011.
37 Au-delà des questions confessionnelles et doctrinales, certains des éléments de la culture funéraire du début de l’époque moderne tiennent également à des conceptions nouvelles concernant l’urbanisme et l’hygiène.
38 Laqueur 2018, p. 169-174.
39 F.-R. de Chateaubriand, Génie du christianisme, II, éd. 1966, p. 94-95.
40 Muray 1984, p. 21-59.
41 Corbin 1990.
42 Zonabend 1973, p. 7-23.
43 Ariès 1977, p. 548.
44 Ariès 1966, repris dans Ariès 1975, p. 155-168.
45 Ariès 1967, p. 169-195, repris dans Ariès 1975, p. 177-210.
46 Sur ce changement de perspective, voir Cuchet 2020, p. 240.
47 Voir a contrario l’article inspiré du sociologue dominicain Serge Bonnet (Bonnet 1985, p. 16).
Auteurs
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Université Paris-Est Créteil, EA 4392 CRHEC
Université Côte d’Azur, CNRS, UMR 7264 CEPAM
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