Introduction
p. 359-363
Texte intégral
1Les premiers chapitres ont été consacrés à la sphère de la souveraineté, tandis que les deux derniers ont envisagé la question des instruments et des agents de la domination. Nous avons toutefois constaté qu’en Sicile, comme dans d’autres espaces au Moyen-Âge mais de manière peut-être plus systématique, l’aristocratie, en partie servile, qui gouverne, diffère pour l’essentiel de l’aristocratie latine et même grecque. Or, les Latins sont, pour une part, les conquérants qui ont accompagné les Hauteville, et, pour une autre, des immigrants postérieurs. Il est évident que la dynastie au pouvoir ne peut les exclure des formes d’agrégation des élites qu’elle développe : ce sera un des objectifs de la troisième partie que de comprendre comment elle le fait, ou tente de le faire. On ne parlera guère de noblesse ici pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons1, mais il convient d’analyser plus étroitement l’articulation entre sphère de la souveraineté et sphère de la domination.
2Parallèlement à leur participation à l’administration et au gouvernement, qui est limitée au niveau central dans le cadre sicilien, les magnats latins sont parvenus à s’imposer en partie par la mise en place d’un conseil des familiers du roi et dans les assemblées de barons, un des instruments les plus répandus afin de favoriser l’agrégation de l’aristocratie. Au-delà, le moyen privilégié de cette dernière réside dans la redistribution des revenus, essentiellement agricoles, qui est une des caractéristiques des sociétés médiévales. Celle-ci peut prendre la forme de concessions foncières ou fiscales, les premières n’étant pas exclusives des secondes2.
3Cette exigence doit être accordée, dans le cas sicilien, avec la construction ou la réorganisation d’un État centralisé qui veille aux rentrées fiscales et à la gestion du domaine royal, mais réserve également une partie, au moins, des concessions au bénéfice des magnats ou des simples milites latins qui s’installent en Sicile. L’état de la documentation ne permet pas de savoir si cette organisation concerne l’ensemble du territoire insulaire. Il est probable que, comme ailleurs, revenus provenant des impôts et de la rente se combinent. La question est de savoir si l’on est fondé ou non à penser que le premier l’emporte sur le second.
4Avant d’aborder cette question épineuse et d’analyser la solution promue par les Hauteville, il convient de rappeler qu’elle se révéla efficace. La dynastie a incontestablement construit un État riche dont les ressources ont permis de répondre à une série de dépenses importantes. Parmi ces dernières figurent l’entretien d’une capitale d’envergure et un programme de constructions qui la dépassait3 ; la mise en place d’une administration qui semble articulée et coûteuse, quelle que soit son efficacité ; mais, surtout, une activité militaire impressionnante, qui se déploya à la fois sur le continent4, en direction de l’Ifrīqiya, puis de l’Égypte et du Levant5, mais aussi contre l’empire byzantin. De ce point de vue, l’appel final au saint empire romain germanique par Guillaume II ne doit pas être perçu comme l’aboutissement obligatoire d’une politique qui a échoué. Rappelons également que le comté, puis le royaume de Sicile ont suscité des convoitises : on en veut pour preuves le mariage d’Adélaïde avec Baudouin Ier, roi de Jérusalem, dont la motivation principale était les richesses du comté, et des alliances matrimoniales au plus haut niveau avec les dynasties de l’Occident latin (ainsi du mariage de Guillaume II avec Jeanne II de Plantagenêt). Enfin, la révolte des grands latins qui aboutit en 1161 à brûler les registres fiscaux à Palerme6 et la précipitation mise à les reconstituer par la suite, sous le contrôle de Mathieu d’Aiello, sont, au même titre que les éléments avancés jusqu’ici, autant d’indices de la réalité de cette administration aux yeux de ceux qui étaient soumis.
5Les lacunes des sources siciliennes engendrent une véritable frustration. On aimerait savoir quelle part du domaine royal était exploitée directement7, quels revenus étaient tirés des monopoles royaux, quelle était la répartition de la propriété foncière au-delà des quelques aperçus que l’on en a et, en particulier, quelle était la place des grands propriétaires arabo-musulmans, notamment dans la partie occidentale et sud-occidentale de l’île, régions pour lesquelles les sources du XIIe siècle sont maigres. De manière plus générale, on aimerait connaître la part de la fiscalité sur le commerce dans les revenus de l’État ou dans ceux des bénéficiaires de concessions. De même, les voies d’approvisionnement des villes siciliennes et les transports internes sont fort mal connus8. Ces questions, auxquelles il est souvent impossible de répondre, doivent être rappelées afin de tenter de donner aux vestiges documentaires du XIIe siècle un sens qui ne soit ni tautologique ni le fruit d’extrapolations invérifiables.
6L’intérêt du contexte sicilien est de mettre à la disposition des Hauteville deux grands modèles. Le premier est siculo-calabrais et fait une place prépondérante à la fiscalité et au rôle de l’État, le second est celui de la « féodalité », propre, sous des formes extrêmement variées, à l’Occident latin et à une partie de l’Italie méridionale. La dynastie dispose donc d’une certaine latitude pour déterminer les modalités d’agrégation d’une aristocratie importée, qu’elle veut encadrer mais dont elle ne peut, ni ne souhaite probablement, se passer complètement. En effet, se posent la question des ressources militaires du royaume, mais aussi celle du risque réel ou supposé de voir les élites arabo-musulmanes établir des relations avec les dynasties islamiques voisines. Le recours à des combattants qualifiés de « sarraceni » par les sources latines, notamment sur le continent italien, répond pour une part à la première de ces nécessités mais ne saurait être la seule solution retenue. Une manière de répondre à la seconde difficulté a consisté pour les Hauteville à donner un horizon en partie islamique à leur politique méditerranéenne.
7Les historiens, surtout depuis une ou deux décennies il est vrai, ont insisté sur l’histoire distincte des différentes régions de l’Italie méridionale et mis en avant son impact sur l’organisation du territoire et la composition des élites9. Au-delà des modèles théoriques qui opposent des systèmes tributaires à d’autres qui ne le sont pas10, une des variables importantes réside dans la richesse et l’organisation des communautés rurales, tout système étant susceptible d’évoluer en cas d’affaiblissement ou de renforcement de l’État ou des communautés rurales.
8La question de la distribution des revenus en relation avec les modalités d’agrégation des élites et de l’organisation du territoire est essentielle parce que non seulement elle détermine en partie l’articulation entre État, souverain et élites mais aussi entre vainqueurs et vaincus, chacun de ces ensembles étant traversé par des tensions et des intérêts divergents, mais jouant un rôle dans l’évolution des institutions, de la répartition des revenus, etc. La politique menée par le souverain et par ses plus proches conseillers est le fruit d’un ajustement et d’une adaptation constants à cette situation fluide. Nous verrons, dans le livre IV, ce qu’il en est de l’organisation des communautés rurales siciliennes, mais il importe d’abord de se demander si la politique menée en Sicile suggère que les Arabo-musulmans ont le droit d’être riches, de jouir d’une protection, etc.
9Ce sont ces tensions parfois contradictoires qui expliquent partiellement le « paradoxe » (quand il n’est pas interprété comme l’indice d’une duplicité politique des Hauteville) entre la « tolérance » manifestée au plus haut niveau à l’égard des Arabo-musulmans ou individus d’origine arabo-musulmane et la « soumission » qui caractériserait les communautés rurales locales, voire la violence que les Latins, et en particulier le souverain, exerceraient contre ces dernières. Nous avons montré que cette « tolérance » non seulement n’existait pas, mais n’avait aucune raison d’exister dans le contexte de la Sicile médiévale, il importera de s’interroger sur le second volet du « paradoxe ». Il nous semble en effet que la situation est plus fluide et moins stable que l’on a souvent voulu le dire en mettant en avant des catégories juridiques censées avoir des effets structurants : le vilainage, la féodalité, etc.
10Des inconnues pèsent sur l’analyse à mener. Elles concernent le degré d’islamisation de la fiscalité, les modalités d’accès des élites aux terres et à leurs revenus, en Sicile à la fin de la domination islamique, tout comme les conséquences de cette période sur l’organisation territoriale11.
11Si l’on ne peut mesurer exactement l’impact de l’islamisation de la population insulaire, on peut fournir deux types d’indices. La toponymie d’époque normande ne peut nous renseigner sur l’organisation du territoire, mais permet de mesurer l’évolution linguistique de la population et de ses repères spatiaux. Or, ces deux données conditionnent en partie la mise en place d’une domination économique et sociale au niveau local, dans un contexte où bonne partie des conquérants n’utilisent pas la même langue que la majorité des habitants12.
12L’analyse toponymique est conçue comme le préambule à une enquête qui porte sur l’organisation du territoire sicilien aux XIe-XIIe siècle (chapitre 6). Le deuxième volet de cette étude concerne les modalités de distribution du produit de la terre et des revenus fiscaux. On se demandera, en particulier, si le « féodalisme » (et la féodalité ?), souvent associé à l’arrivée des Normands, s’est développé en Sicile, ou si des formes de continuité avec un système de domination antérieur peuvent être mises en lumière, les deux propositions n’étant pas exclusives (chapitre 7).
Notes de bas de page
1 Et qui ont été en partie analysées par I. Mineo, Nobiltà di Stato.
2 C. Wickham, Framing the Middle Ages.
3 Rappelons en effet qu’à côté du palais royal de Palerme et des résidences de villégiature des souverains normands, l’aménagement de la cathédrale, de l’arsenal et des défenses de la ville, mais aussi la construction du palais de Messine et d’un certain nombre de cathédrales, notamment celles de Cefalù et de Monreale, figurent parmi les réalisations des Hauteville de Sicile.
4 Et somme toute avec succès dans un contexte où ne se privaient d’intervenir ni la papauté, ni l’empire d’Occident, ni Constantinople, au gré des événements.
5 Cette dimension sera abordée dans le dernier chapitre.
6 Cf. les deux derniers chapitres.
7 On sait que la conception commune veut que les terres relevant du domaine royal aient été très étendues, mais cette estimation, comme de nombreuses autres, semble surtout reposer sur des données postérieures, qui datent de Frédéric II, c’est-à-dire d’une période où les casaux ruraux se vident sous l’effet de l’émigration des paysans arabo-musulmans. Pour un bon exposé de cette conception, cf. D. Abulafia, « The Crown and the Economy under Roger II and His successors », dans Italy, Sicily and the Mediterranean, Londres, 1987, (Variorum Reprints) et, pour le canevas général : The two Italies.
8 L. Arcifa, « Facere fossa et victualia reponere. La conservazione del grano nella Sicilia medievale », MEFRM, 120, 1 (2008), p. 39-54, spéc. p. 39-45.
9 Ce point est clairement exposé dans l’introduction à I. Mineo, Nobiltà di stato ; pour des exemples méridionaux, on verra J.-M. Martin, La Pouille et L. Feller, L. Feller, Les Abruzzes médiévales : territoire, économie et société en Italie centrale du IXe au XIIe siècles, Rome, 1998 (BEFAR, 300).
10 Nous renvoyons ici aux développements de P. Guichard, Les musulmans de Valence.
11 L’islamisation de la fiscalité a été souvent postulée plus que démontrée. L’organisation en districts (iqlīm/s) centrés autour de chefs-lieux est également un des résultats attribués à la domination islamique.
12 La formule est volontairement floue car chacun des deux ensembles est caractérisé par son multilinguisme.
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