Chapitre 10
« Mouvement vers Rome » et raidissement intransigeant
p. 417-458
Texte intégral
1Durant la première moitié du XIXe siècle, l’Église de France se trouva régulièrement divisée par des polémiques qui impliquaient tant les ecclésiastiques que les laïcs. Parmi celles-ci, les deux plus importantes portaient sur les rapports des catholiques français à la papauté et sur leur relation au monde moderne. La question romaine entra en résonance avec ces débats. Ceux-ci expliquent assez largement l’intérêt qu’elle put susciter en France et, en retour, elle vint les porter à leur paroxysme.
2Depuis le début du XIXe siècle, le catholicisme français était marqué par ce qu’il est coutume d’appeler, en reprenant une expression utilisée en 1849 par l’évêque d’Amiens, Mgr de Salinis, le « mouvement vers Rome ». Le processus de recentrage du catholicisme autour de la papauté avait débuté au moment de la Révolution française et avait connu un renouveau durant les premières années du pontificat de Pie IX. Il ne s’était toutefois pas produit sans susciter des résistances au sein de l’Église de France, notamment au sein d’une frange de l’épiscopat peu encline à accepter les ingérences de Rome dans les affaires diocésaines. La question romaine permit une accélération de ce processus. Celui-ci eut des répercussions à la fois sur le plan ecclésiologique, conduisant au renforcement de l’autorité pontificale dans l’Église, sur le plan de l’imaginaire, avec la redécouverte du caractère catholique de la ville de Rome, et sur le plan de la piété, par le développement d’une véritable dévotion au pape sans précédent dans l’histoire du catholicisme.
3La question du rapport des catholiques à la modernité s’était quant à elle trouvée posée à plein en France à partir de la fin des années 1840 et, surtout, du début de la décennie 1850, avec la constitution de l’opposition entre catholiques intransigeants et catholiques libéraux. Le catholicisme intransigeant profita largement de la question romaine, qui paraissait confirmer le danger que représentait pour l’Église la modernité libérale telle qu’elle était incarnée par l’État piémontais puis italien.
I. Le « mouvement vers Rome » et la question romaine
1. L’affirmation de l’autorité pontificale
4Le XIXe siècle fut marqué par un processus de recentrage du catholicisme autour de la papauté. Si cette évolution avait commencé au moment de la Révolution française, comme en témoigne la publication par Mauro Cappellari – le futur Grégoire XVI – du Triomphe du Saint-Siège et de l’Église en 17991, elle connut cependant une accélération notable sous le pontificat de Pie IX2.
5On ne saurait surestimer la place qu’eurent en France dans ce processus deux penseurs, l’un laïc, l’autre ecclésiastique, dont l’influence fut durable. Après s’être fait le contempteur de la Révolution française en 1797 dans un ouvrage où il avait mis en avant ses conceptions théocratiques3, Joseph de Maistre4 publia en 1819 Du Pape. L’ouvrage était articulé autour de quatre livres. Le penseur savoyard y traitait successivement de l’infaillibilité, qu’il présentait comme une caractéristique nécessaire de toute souveraineté, des pouvoirs temporels de la papauté, du rôle civilisateur qu’avaient joué les papes dans l’histoire européenne et, enfin, de ce qu’il appelait les Églises « schismatiques », c’est-à-dire du protestantisme et de l’orthodoxie5. Minimisant le rôle des conciles et, plus largement, de l’épiscopat, Maistre présentait l’Église comme une monarchie absolue dirigée par le pape. Il faisait par ailleurs l’éloge de l’Europe médiévale, dans laquelle, selon lui, les rois avaient accepté de voir leur pouvoir être borné par la papauté et avaient en échange vu leurs trônes affermis par la légitimation que leur apportait la religion6. Il prenait ainsi le contrepied des doctrines qui s’étaient développées sous l’Ancien Régime dans nombre d’États européens – en premier lieu la France et l’Autriche –, qui avaient conduit d’une part à l’affirmation d’une certaine autonomie des Églises nationales par rapport à l’autorité pontificale et d’autre part à leur encadrement plus ou moins fort par les États. Du Pape contenait un certain nombre de motifs qui seraient par la suite amplement repris pour défendre le pouvoir temporel et plus largement la papauté. De ce point de vue, il importe de ne pas réduire la pensée de Joseph de Maistre à une simple matrice du catholicisme intransigeant. Son influence transcenda largement au cours des décennies qui suivirent la distinction entre catholiques intransigeants et catholiques libéraux. Veuillot comme Montalembert se réclamèrent du penseur savoyard.
6La volonté de délivrer l’Église de la surveillance et de l’ingérence des pouvoirs politiques se trouvait par ailleurs au cœur de l’œuvre de Félicité de Lamennais7, un prêtre breton qui s’était acquis une renommée européenne en publiant en 1817 son Essai sur l’indifférence en matière de religion. Lamennais se fit en effet le pourfendeur des quatre articles de 16828 ainsi que, plus généralement, de la soumission de l’Église à l’État et il exalta en contrepoint l’autorité pontificale. En 1825, il écrivait ainsi dans De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil :
Il est donc prouvé par l’expérience et par les aveux formels de tous les ennemis du catholicisme, que sans pape, point d’Église, sans Église, point de christianisme, sans christianisme, point de religion et de société : de sorte que la vie des nations européennes a, comme nous l’avons dit, sa source, son unique source, dans le pouvoir pontifical9.
7Comme Maistre, Lamennais eut sur le catholicisme du XIXe siècle une influence considérable, qui s’exerça aussi bien sur le clergé10 que sur les laïcs. Les hommes qu’il avait accueillis auprès de lui à La Chênaie11 se firent ainsi, après sa condamnation, les propagateurs de ses idées et comptèrent parmi les principaux représentants du mouvement vers Rome dans la France des décennies suivantes12.
8Au cours de la première moitié du XIXe siècle, les idées de Joseph de Maistre et de l’abbé de Lamennais concernant la papauté se diffusèrent assez largement en France, en particulier au sein d’un bas clergé qui pouvait voir dans la papauté un contrepoids salutaire au « despotisme épiscopal » instauré par le Concordat napoléonien13. Parmi les intermédiaires qui permirent leur diffusion, on ne saurait surestimer l’importance de L’Univers. Le journal comptait du reste au sein de sa rédaction plusieurs anciens disciples de Lamennais, Melchior Du Lac et Jules Morel, et le premier joua un rôle fondamental dans l’apprentissage religieux de Louis Veuillot lorsque celui-ci intégra la rédaction en 1843. En raison de ses qualités de plume et de son zèle de converti, Veuillot devint par la suite le meilleur propagandiste des idées romaines en France.
9Davantage qu’un phénomène impulsé par Rome, l’importance croissante accordée par les catholiques français à la papauté avait donc été principalement due à un mouvement de la base. Tocqueville le souligna en 1856 dans une lettre célèbre :
Croyez-vous que ce soit l’action du pape qui détruise le gallicanisme et qui fasse adopter les maximes ultramontaines à la plupart des prêtres et des fidèles en France ? Nullement. Les catholiques français se portent de ce côté d’eux-mêmes, par un mouvement vif qui leur est propre et naît de causes (trop longues à expliquer ici) qui sont étrangères à l’influence de la cour romaine. Le pape est plus excité par les fidèles à devenir le maître absolu de l’Église, qu’ils ne le sont par lui à se soumettre à cette domination. […] L’attitude de Rome dans ce que nous voyons est bien plus un effet qu’une cause14.
10Si le diagnostic était dans l’ensemble juste, il tendait cependant à perdre de sa pertinence à l’époque où Tocqueville écrivait ces mots. En effet, les années 1850 avaient vu l’action du nonce Fornari redoubler celle de L’Univers et d’évêques comme Mgr Parisis ou Mgr de Salinis en faveur du renforcement de l’autorité de la papauté sur l’Église de France. Cela avait notamment conduit à une ingérence croissante des congrégations romaines dans les affaires des diocèses du pays. Celle de l’Index avait ainsi condamné plusieurs ouvrages de tendance gallicane qui se trouvaient à la base de l’enseignement dans les séminaires, conduisant à leur amendement ou à leur remplacement par des ouvrages plus favorables à la papauté15. Par ailleurs, diverses revues imprimées à Rome furent diffusées à la même époque en France à un niveau qui, s’il restait quantitativement restreint, leur permettait toutefois de toucher une partie de l’élite catholique du pays. En plus de La Civiltà cattolica, dont la langue était un frein à la diffusion, La Correspondance de Rome joua un rôle important. Elle fut éditée à partir de 1848 par un prêtre français installé dans la Ville, l’abbé Chaillot, de tendance nettement intransigeante. Son importance venait du fait que, grâce à ses contacts au sein de la Curie, elle pouvait rendre compte avec une certaine précision des travaux des congrégations romaines. Ses attaques violentes contre tout ce qu’elle considérait comme gallican lui valurent cependant de solides inimitiés au sein de l’épiscopat et elle fut supprimée en 1852 à la demande de la France16. Devenu consulteur de la Congrégation des évêques et des réguliers en 1860, Chaillot la fit reparaître la même année. Si sa diffusion était très limitée17, la revue était reçue par plusieurs des principales figures du catholicisme intransigeant et ses articles pouvaient être reproduits dans les journaux français.
11Le renforcement de l’autorité romaine se traduisit par l’importance nouvelle qui fut accordée à la papauté comme centre de l’Église enseignante. La papauté elle-même avait favorisé un tel processus, en particulier par le recours massif que Pie IX fit, comme jamais aucun pape ne l’avait fait avant lui, aux encycliques, en s’appuyant sur les progrès des moyens de communication qui permettaient une diffusion plus rapide de la parole pontificale. Le pape publia ainsi au cours de son règne quarante et une encycliques, c’est-à-dire en moyenne plus d’une par an, et les questions italienne et romaine furent évoquées dans neuf d’entre elles pour la période qui nous occupe18. Si les encycliques étaient en théorie des documents adressés par le pape aux évêques, elles devinrent en réalité de plus en plus des instruments destinés à diffuser la parole pontificale à l’ensemble du monde catholique. En témoigne notamment l’insistance de la nonciature de France pour que les évêques donnent connaissance de ces textes aux fidèles à travers des mandements ou des lettres pastorales les reproduisant et les explicitant. En témoigne, surtout, leur publication dans la presse religieuse, qui pouvait par ailleurs les commenter durant plusieurs jours.
12Dès la décennie 1850, le renforcement du magistère pontifical avait par ailleurs trouvé des prolongements en matière de dogme. La proclamation de l’Immaculée Conception en 1854 avait en effet été faite sans que l’épiscopat y occupât la place qu’il prenait habituellement dans ce genre de décision. Si Pie IX, à travers l’encyclique Ubi primum, avait consulté les évêques au sujet de l’opportunité de la définition du nouveau dogme, la bulle de sa proclamation ne faisait ainsi pas mention de leur approbation, de sorte qu’elle laissait entendre que l’autorité du pape suffisait.
13La question romaine porta ce mouvement de resserrement des catholiques autour de la papauté à son paroxysme. Les différentes étapes de la disparition du pouvoir temporel donnèrent lieu à une multiplication des discours exaltant l’autorité pontificale. Ainsi, comme cela a souvent été remarqué, l’époque même qui voyait le pape perdre son pouvoir temporel fut également celle qui porta son autorité spirituelle au plus haut point. La question romaine cristallisa autour de Pie IX des sentiments qui renforçaient son autorité morale au sein de l’Église. Il devint désormais plus difficile aux évêques d’exprimer leurs réticences à l’égard de la centralisation romaine, et le mouvement vers Rome s’en trouva accéléré. À la fin de l’année 1859, en réaction à la situation du pouvoir temporel, l’archevêque de Rouen, Mgr de Bonnechose, décida ainsi de hâter l’introduction dans son diocèse de la liturgie romaine, qui avait été décidée en 1856 et qui fut effective en 186119. Plus largement, Jacques Gadille a pu noter que bon nombre d’évêques, qui, nommés au cours des années 1850, avaient jusque-là suivi une ligne modérée, se rapprochèrent des positions romaines et passèrent à l’intransigeance durant la décennie 1860 sous l’influence des périls qui pesaient sur le pouvoir temporel : ce fut le cas de Mgr Plantier (Nîmes), de Mgr Boudinet (Amiens), de Mgr Regnault (Chartres), de Mgr Sergent (Quimper), de Mgr Landriot (La Rochelle, puis Reims), de Mgr Delamare (Luçon) et de Mgr de Langalerie (Belley)20.
14Les liens entre disparition du pouvoir temporel et renforcement de l’autorité pontificale dans l’Église apparaissent également dans les formes prises par l’action des défenseurs du pape. En effet, à la fin des années 1860, certains des procédés dont les catholiques avaient usé en faveur du pouvoir temporel furent mobilisés pour promouvoir la proclamation de l’infaillibilité pontificale. À la veille de l’ouverture du Concile, la rédaction de L’Univers choisit ainsi d’ouvrir dans ses colonnes, comme elle l’avait fait en 1867 au moment de Mentana, une souscription destinée à récolter des fonds pour l’événement. Le nombre important des souscripteurs ainsi que les montants des offrandes visaient à témoigner du soutien que les catholiques apportaient à la proclamation du nouveau dogme, que le journal défendait avec ferveur.
15Cette proclamation avait été favorisée par le fait que, durant toute la décennie 1860, les écrits, ecclésiastiques ou laïcs, touchant la question romaine avaient été le lieu d’une exaltation de l’autorité pontificale et, plus généralement, de l’action de la papauté sur le monde. S’y affirmait une ecclésiologie centrée sur l’autorité pontificale21, dont étaient rappelés les fondements scripturaires. Le Tu es Petrus et super hanc petram aedificabo Ecclesiam meam, et portae inferi non praevalebunt (Matthieu, XVI, 18) devint ainsi un lieu commun des publications temporalistes, qui permettait de rappeler que la papauté avait été instituée par le Christ. Nombre d’écrits vinrent du reste magnifier le lien unissant le pape et le Christ. En 1860, dans sa petite brochure Le Pape : questions à l’ordre du jour, Mgr de Ségur notait ainsi :
L’autorité du Pape, c’est l’autorité du Christ ; son infaillibilité doctrinale est l’infaillibilité divine de Jésus-Christ ; et lorsque nous nous agenouillons en présence du Pape pour recevoir ses bénédictions et lui témoigner nos respects religieux, ce n’est pas devant un homme, mais devant Jésus-Christ lui-même que nous nous prosternons22.
16Dans une instruction synodale adressée à son clergé, Mgr Pie affirmait quant à lui dès 1856, de manière encore plus forte : « À part la présence réelle de Jésus-Christ dans le sacrement eucharistique, rien ne nous fait sentir et toucher de plus près la personne du Sauveur que la vue de son vicaire en terre23. »
17Des réflexions de nature historique venaient redoubler ces idées. Dans le sillage de Joseph de Maistre, les écrivains intransigeants proposèrent une interprétation de l’histoire européenne centrée sur l’action de la papauté. En témoigne par exemple la vaste Histoire populaire des papes en vingt-quatre volumes publiée par Joseph Chantrel entre 1860 et 1862. Dans la préface à sa réédition, le journaliste notait : « C’est elle [la papauté] qui a présidé au développement de la civilisation moderne ; c’est grâce à son impulsion que le christianisme s’est répandu jusqu’aux extrémités de la terre ; c’est elle encore qui maintient dans le monde le règne de la vérité et de la véritable indépendance de la conscience24. »
18Dès 1859, Louis Veuillot avait du reste publié un ouvrage qui, sous le titre De quelques erreurs sur la papauté, tendait à magnifier le rôle des papes dans l’histoire européenne. Le journaliste y signalait que la papauté médiévale avait connu depuis une trentaine d’années une réhabilitation complète. Les papes, « calomniés par une conspiration de trois siècles », apparaissaient désormais « comme la tête divine de l’humanité, comme l’esprit de Dieu sur la terre »25. Dans une perspective providentialiste, Veuillot définissait ainsi l’histoire de la papauté comme « l’idéal du gouvernement chrétien et l’histoire des actes de Dieu par l’intermédiaire des Souverains Pontifes26 ».
19L’exaltation de la papauté ne se limitait ainsi pas à la mise en avant de son magistère sur l’Église. Elle conduisait plus largement les auteurs catholiques à insister sur son rôle en Europe. Les écrivains intransigeants évoquaient le rôle civilisateur de la papauté dans un monde qui, sans elle, retomberait dans la barbarie la plus féroce. Les catholiques libéraux insistaient quant à eux davantage, dans une perspective conservatrice, sur le fait que la papauté, dont la souveraineté était la plus ancienne et la plus légitime d’Europe, représentait la pierre de touche de l’ordre social européen et que les principes au nom desquels ses adversaires appelaient à sa fin conduiraient immanquablement à la chute de tous les souverains et à la destruction de la propriété27.
20S’affirma ainsi au milieu du XIXe siècle une ecclésiologie centrée sur l’autorité pontificale, qui s’appuyait sur des raisonnements à la fois théologiques, historiques et sociaux. Le développement de celle-ci dut sans doute beaucoup à certains facteurs matériels, et en particulier au progrès des moyens de transport et de communication, sans lequel l’intensification des relations entre les catholiques français et Rome n’aurait pas été possible. Cette ecclésiologie était notamment fondée sur une conception organiciste de l’Église, qui présentait la papauté comme la tête de celle-ci. Mgr de Ségur écrivait ainsi dans une petite brochure populaire en 1863 :
Sans Chef, l’Église ne serait plus une ; ce serait un cadavre, un corps sans nom, ou plutôt ce ne serait plus un corps ; ce ne serait plus qu’une multitude de membres épars, d’individus étrangers les uns aux autres ; ce ne serait plus une famille, une armée, un troupeau. […]
L’Église ne peut pas plus se passer d’un Chef qu’un corps vivant ne peut se passer d’une tête28.
21L’exaltation de la papauté put prendre des formes qui se situaient à la limite de l’orthodoxie. Évoquant l’arrivée de Pierre à Rome, Veuillot écrivait ainsi : « Pierre […] descendit du Calvaire à Rome, capitale de l’univers, et en prit possession, inaugurant cet ordre de miracles plus grands que ceux mêmes que Jésus avait faits29. »
22En 1870, le Concile marqua à la fois un point culminant et un coup d’arrêt à ce processus. Si la constitution Pastor aeternus proclama l’infaillibilité pontificale, celle-ci se trouvait limitée et restreinte aux paroles prononcées par le pape ex cathedra comme docteur de l’Église universelle qui touchaient à la foi et aux mœurs. Tout en marquant l’arrêt de mort du néo-gallicanisme, cette définition, comme Roger Aubert l’a remarqué, mettait un terme aux conceptions maximalistes de certains intransigeants, à l’instar de la rédaction de L’Univers en France, qui défendaient une conception plus bien large de l’infaillibilité30.
2. La redécouverte de la Rome chrétienne
23Le « mouvement vers Rome » n’était pas qu’une simple mutation de l’ecclésiologie conduisant à un renforcement de l’autorité pontificale. Il était marqué également par une transformation de l’imaginaire catholique, qui se manifesta par une resacralisation de Rome. Comme l’a noté Philippe Boutry, « la Rome chrétienne est, à bien des égards, une invention du premier XIXe siècle31 ». La période fut en effet marquée par une redécouverte de la Ville par les catholiques français, qui passa par une réaffirmation de son caractère religieux. Celle-ci rompait avec la sécularisation qu’avaient opérée à partir du XVIIIe siècle la plupart des écrits des voyageurs et des antiquaires par leur insistance sur son passé préchrétien. Au cours de la décennie 1820, face à la « profanation » qu’avait représentée l’occupation française, Léon XII et les « zelanti » avaient déjà tenté une resacralisation de la ville, dont le point culminant avait été le jubilé de 182532. L’indéniable échec de cette tentative n’avait pas été total puisqu’elle avait contribué à changer la perception religieuse de la ville.
24Dans les années qui suivirent, la redécouverte de la Rome chrétienne par les catholiques français fut notamment permise par la multiplication des voyages vers la Ville, tant des pèlerins que d’évêques, en lien avec le renouveau de la pratique des visites ad limina. Ces voyages donnèrent lieu à de nombreuses publications, qui contribuèrent à forger les nouvelles représentations catholiques de la Ville. Alors que les guides sur Rome avaient jusque-là surtout mis en avant les ruines de la cité antique33, celles-ci se trouvèrent progressivement délaissées en faveur des monuments chrétiens.
25En 1843, Eugène de La Gournerie publia Rome chrétienne ou Tableau historique des souvenirs et des monuments chrétiens de Rome. L’ouvrage suivait un plan chronologique et présentait l’histoire de la Rome chrétienne, des origines à la période contemporaine. Son auteur justifiait ainsi son œuvre :
La plupart de nos voyageurs qui font le pèlerinage de Rome possèdent à fond Tite-Live et Tacite ; et le Forum où parlait Cicéron, le théâtre de Pompée où périt César, la Voie Sacrée que parcouraient les triomphateurs, le Panthéon d’Agrippa, les thermes, les amphithéâtres, les statues préoccupent à l’avance, absorbent leur imagination. Mais les entendrez-vous s’informer de l’école de saint Augustin, de la maison de saint Ambroise, de la demeure où saint Jérôme enseignait les divines Écritures à Paula, à Fabiola, à Marcelle, ces filles de consuls de la vieille Rome ? […] Non, parce que Rome chrétienne n’est pas connue ; parce qu’autant on a pris soin de déterrer Rome païenne, et de populariser son histoire, autant il semble qu’on ait craint de révéler l’histoire de Rome chrétienne et de faire admirer la merveilleuse influence qu’elle a exercée sur le monde. Il y avait donc là une lacune à remplir dans nos études34.
26Si l’ouvrage de La Gournerie tenait davantage du livre d’histoire que du guide descriptif, l’année suivante, en 1844, l’abbé Gerbet, un ancien mennaisien qui avait vécu dans la Ville pendant dix ans, faisait paraître le premier volume de son Esquisse de Rome chrétienne35. Gerbet ambitionnait d’offrir à un public qui fût cultivé sans être pour autant savant un livre qui ferait voir la Rome chrétienne. L’ouvrage connut un important succès, dont attestent ses multiples rééditions. Quelques années plus tard, en 1847, l’abbé Gaume, qui avait effectué un voyage en Italie de novembre 1841 à avril 1842 et avait à cette occasion séjourné à Rome pendant près de trois mois36, faisait quant à lui paraître Les Trois Rome37. Le livre se présentait sous la forme d’un récit de voyage et était divisé en trois parties, la première consacrée à la Rome chrétienne, la seconde à la Rome païenne et la troisième à la Rome des catacombes ainsi qu’au reste de l’Italie.
27L’opposition de la Rome païenne et de la Rome chrétienne s’avérait ainsi fondamentale chez Gerbet comme chez Gaume, qui s’inscrivaient en cela dans la lignée des auteurs romantiques qui avaient avant eux délaissé l’histoire préchrétienne de la ville pour focaliser leur attention sur la Rome des papes38. Les ruines de la Rome ancienne devenaient dès lors moins des marques de la gloire passée de la Ville que des témoignages de la défaite du paganisme, vaincu par le christianisme. L’intérêt de Gerbet et de Gaume pour les catacombes, qui étaient alors l’objet d’importantes fouilles et dont on extrayait les reliques des premiers chrétiens pour les envoyer dans toute la chrétienté39, signalait bien que les centralités géographiques de la ville n’étaient plus celles qui avaient été jusque-là mises en avant.
28Ce processus de redécouverte de la Rome chrétienne se poursuivit au cours des années 1850. En 1856, Edmond Lafond publia Rome, lettres d’un pèlerin40. L’ouvrage, de forme épistolaire, se plaçait dans la lignée de ceux de Gerbet et de Gaume et était lui aussi partiellement fondé sur l’opposition de la Rome païenne et de la Rome chrétienne. Dans cette opposition, Lafond voyait la métaphore de l’histoire humaine, dans laquelle se renouvelait depuis près de deux mille ans la lutte du christianisme contre le paganisme et ses multiples épigones.
29À partir de 1856, cette place nouvelle de Rome dans l’imaginaire catholique contribua à renforcer l’émotion causée par les événements italiens et par les menaces qui pesaient sur le pouvoir temporel. Réciproquement, les péripéties de la question romaine accentuèrent l’importance accordée par les fidèles à la Ville. Les grandes cérémonies organisées par la papauté en 1862, en 1867 et en 1869-1870 vinrent réaffirmer son caractère catholique. Elles furent l’occasion de multiples pèlerinages et visites ad limina qui témoignaient de la centralité de Rome pour les fidèles. Face aux attaques dont était victime la papauté, de nombreux évêques publièrent, à leur retour de la Ville, des mandements ou lettres circulaires destinés à glorifier la Rome des papes et à affirmer son caractère catholique et non italien. Mgr Parisis le fit dès 1856, au lendemain d’un voyage à Rome qu’il avait entrepris en mai, dans une lettre pastorale qui répondait aux critiques adressées au gouvernement pontifical à l’occasion du congrès de Paris. Quelques années plus tard, rendant hommage aux soldats tombés à Castelfidardo, Mgr Pie pouvait par ailleurs dire : « Il est pour nous une autre Jérusalem meilleure, plus précieuse, plus nécessaire que celle de la Palestine. Celle-ci est une grande relique […]. Rome, au contraire, c’est le siège vivant et permanent de la lumière, de la grâce et de l’autorité du Christ ; c’est la tête animée de l’Église41. »
30Tout au long de la décennie 1860, les discours sur la Ville tendirent à se multiplier. Les évêques se firent ainsi les propagateurs auprès du peuple chrétien d’une image largement idéalisée de Rome, répondant point par point aux critiques portées par les adversaires du pouvoir temporel. De nombreux laïcs publièrent également des relations de leurs voyages à Rome. Au sein de cette littérature, se distinguait par ses qualités littéraires et son ampleur Le Parfum de Rome de Louis Veuillot, rédigé après la suppression de L’Univers. Paru en 186242, l’ouvrage fut l’objet de rééditions tout au long de la décennie. Reprenant la forme du récit de voyage dont avait déjà usé l’abbé Gaume, Veuillot se livrait à une exaltation totale de Rome, à la fois religieuse, politique, sociale et esthétique. De la cité pontificale, il faisait l’exact contraire des grandes capitales modernes – quelques années plus tard paraîtraient d’ailleurs, comme en pendant, Les Odeurs de Paris43. Plaçant explicitement son œuvre dans le sillage de celles de La Gournerie, de Gerbet, de Gaume et de Lafond44, Veuillot portait à son paroxysme l’opposition que ceux-ci avaient dessinée entre la Rome païenne et la Rome chrétienne. Alors que, tout en exaltant la Rome des papes, ses prédécesseurs n’étaient pas allés jusqu’à nier toute grandeur à la Rome antique, Veuillot ne voyait plus dans cette dernière que le lieu de la tyrannie la plus féroce45. À ce titre, il accordait dans l’économie de son écrit une place toute particulière au Colisée, symbole du despotisme des Césars et de la barbarie du monde avant sa conversion, qui avait vu périr nombre de martyrs.
31Au-delà d’une simple ville catholique, Rome était par ailleurs décrite par la plupart de ces auteurs comme le centre de l’Église. Dans son Esquisse de Rome chrétienne, Gerbet avait déjà insisté sur la triple présence de nombreux tombeaux et reliques de saints et de martyrs, d’églises représentant aussi bien les différentes époques de l’histoire du christianisme que la diversité des nations qui composaient le monde chrétien et de la papauté pour qualifier la Ville de « chef-lieu de cette patrie dans laquelle tous les peuples sont appelés à ne former qu’un seul peuple46 ». Au cours de la décennie 1850, les progrès de la centralisation pontificale avaient encore renforcé cette position de la Ville, comme l’attestèrent les multiples fondations de séminaires nationaux47. Lorsque le pouvoir temporel se trouva menacé, cette centralité fut mise en avant dans le but de faire pièce aux revendications des Italiens. À la capitale de l’Italie se trouvait opposé le centre du monde catholique.
32Cette centralité religieuse de Rome se trouvait accentuée par l’insistance sur le lien spécial qui unissait la ville au christianisme et à la papauté et rendait illusoires les projets des hommes qui proposaient de déplacer la papauté hors de la Ville. Ce lien était mis en avant à l’aide d’arguments qui tenaient d’une histoire revisitée. Plusieurs auteurs intransigeants signalaient ainsi que le choix de Rome comme siège de la papauté avait été réalisé par la Providence elle-même. En 1856, Mgr Pie évoquait dans une instruction synodale la « prédestination chrétienne de Rome »48, en s’appuyant sur des considérations théologiques fondées sur les Écritures, sur la géographie et sur l’histoire49. De nombreux auteurs analysaient ainsi dans une perspective providentialiste l’expansion de l’Empire romain préchrétien comme une première unification du monde destinée à favoriser par la suite la propagation d’un christianisme centré sur la papauté.
33Le lien historique qui unissait les pontifes à la Ville, dont ils avaient été à la fois les souverains, les protecteurs et les bienfaiteurs, était par ailleurs mis en avant. Gerbet avait ainsi fait de la papauté le « principe générateur » de la ville :
Au milieu des monuments que Rome chrétienne a produits de siècle en siècle, s’élève une institution toujours ancienne et toujours jeune, qui a présidé à leur construction à chaque époque, qui a pourvu à leur entretien ou à leurs réparations, qui veille avec piété sur les débris de ceux qui ne sont plus, qui en fait surgir de nouveaux, qui a été, en un mot, soit directement, soit par l’impulsion qu’elle a donnée, le principe générateur de la cité monumentale : cette institution, c’est la Papauté50.
34Les écrivains catholiques purent également insister sur le fait que c’était la sollicitude des fidèles qui avait enrichi la ville tout au long des siècles et lui avait permis de devenir ce qu’elle était. Cela donnait selon eux aux catholiques un droit de regard sur les affaires de Rome et rendait par avance illégitime toute révolte des habitants de la Ville contre la papauté51. Faire de la ville le centre du monde catholique permettait ainsi aux écrivains religieux de désitalianiser la question romaine. Celle-ci ne pouvait plus être l’affaire des seuls Romains ou même des Italiens mais devenait une question concernant l’ensemble du monde chrétien.
35À la Rome des patriotes italiens, les auteurs catholiques opposèrent ainsi une Rome chrétienne, dernier bastion de la religion dans une Europe largement sécularisée. Ils insistèrent pour ce faire sur l’histoire de la ville des papes au détriment de celle des anciens Romains et mirent en avant des centralités géographiques distinctes de celles qui avaient été celles des touristes et des antiquaires en ce qu’elles accordaient une place prédominante aux monuments religieux. Un changement était cependant survenu entre les écrits des voyageurs catholiques des années 1840-1850 et ceux de la décennie 1860. Alors que, dans les premiers, le cœur du pèlerinage à Rome restait, comme au cours des époques antérieures, la visite des principaux édifices chrétiens de la ville, et notamment des tombeaux des apôtres, les seconds accordaient au contraire une place de plus en plus centrale au moment de l’audience auprès du pape52. Cette transformation reflétait la place grandissante de la papauté aux yeux des fidèles, qui tenait notamment à la personnalité de l’homme qui occupait alors le siège de Pierre et aux liens particuliers qu’il avait noués avec les fidèles.
3. L’image de Pie IX et la dévotion au pape
36À bien des égards, le pontificat de Pie IX fut un moment charnière dans l’histoire des relations entre la papauté et les catholiques. Il fut en effet marqué par le développement sans précédent d’une dévotion populaire au pape. En France, ce phénomène venait renforcer des tendances décelables dès les pontificats de Pie VI et de Pie VII. Les voyages de ces papes avaient en effet contribué à en faire des personnages plus familiers. Ainsi en fut-il du séjour de Pie VII en France pour le couronnement de Napoléon (1805-1806)53 mais également des voyages forcés de Pie VI, mort à Valence en 1799, ou de Pie VII, jusqu’à Fontainebleau, en juin 1812. Surtout, le retour de ce dernier en Italie après sa captivité suscita l’intérêt des foules massées pour le voir (janvier-février 1814)54. Plus généralement, les malheurs des papes durant la Révolution et l’Empire avaient considérablement impressionné les contemporains et rehaussé leur prestige. Au lendemain de la chute de Napoléon, la papauté pouvait apparaître comme une institution qui avait résisté à l’empereur jusqu’à la défaite de celui-ci, et comme une incarnation des principes d’ordre et d’autorité face aux périls révolutionnaires.
37Au milieu du XIXe siècle, le pontificat de Pie IX vint renforcer la dévotion au pape. Le mouvement débuta au cours des premières années du règne du nouveau pontife et avait alors une portée libérale, puisqu’il était lié à son œuvre réformatrice55. La révolution romaine de 1848-1849 en changea cependant l’orientation : c’était désormais un pape victime de ses ennemis qui était exalté. Dès cette époque, la renaissance du denier de Saint-Pierre ainsi que l’envoi d’adresses massivement signées56 avaient montré l’intérêt que les fidèles accordaient à la cause du pape. Les événements de 1859-1860 donnèrent par la suite à ce processus une ampleur inédite, en le faisant basculer définitivement du côté de l’intransigeance. La lutte entre Pie IX et l’Italie fut fréquemment comparée, notamment par le bas clergé, à celles de Pie VI et de Pie VII contre la Révolution et l’Empire et ne semblait ainsi être qu’un nouvel épisode du conflit plus général qui opposait l’Église et le monde moderne. La simplicité d’une telle grille de lecture paraît avoir facilité l’implication émotive des fidèles.
38La dévotion au pape prit alors d’autant plus de force qu’elle pouvait s’appuyer sur les progrès des moyens de transport et de communication. Le chemin de fer et le navire à vapeur facilitèrent considérablement le voyage jusqu’à Rome des pèlerins et les progrès de l’imprimerie permirent la diffusion à bas prix de très nombreux ouvrages sur le pape et d’images de piété le représentant. Ces dernières pouvaient toucher un large public, notamment parmi les catégories populaires. En 1862, au moment où furent placés les billets de la seconde loterie pontificale, on imprima dix-huit mille portraits de Pie IX, qui furent offerts à tous les acquéreurs de vingt billets57. En 1869, une œuvre fondée à Coulommiers (Seine-et-Marne) se donna pour objectif « de faire pénétrer en tous lieux l’image vénérée du Saint-Père et de perpétuer à jamais le précieux souvenir de Pie IX dans tous les cœurs58 ». Certains journaux religieux favorisèrent également la diffusion de portraits du pontife59. Des moyens d’action plus modernes encore purent être utilisés pour donner à voir le pape aux fidèles. Au début de l’année 1866 fut ainsi organisée à Toulouse une exposition d’images en relief de Rome, à l’aide d’un appareil optique appelé aléthoscope. Pour cinquante centimes, il devenait possible aux visiteurs de voir la Ville ainsi que le pape dans son cabinet de prière et de travail60.
39Les contacts entre la papauté et la France se multiplièrent par ailleurs. Tout au long de la décennie 1860, les évêques français ne manquèrent pas d’envoyer des témoignages de la sollicitude de leurs diocésains à l’égard du pape et celui-ci répondait généralement par des brefs dont les prélats donnaient connaissance aux fidèles. De même, nombre d’auteurs d’écrits en faveur du pouvoir temporel envoyèrent leurs ouvrages à Rome, souvent par l’intermédiaire de la nonciature, dans l’espoir d’obtenir du pape une décoration pontificale61 ou un bref, qu’ils pourraient tirer à part ou faire figurer dans une réédition de leurs écrits. De tels échanges contribuaient à établir un lien direct entre Rome et les croyants. Pie IX n’était ainsi plus une simple figure d’autorité lointaine mais devenait un personnage familier. Ce rapport nouveau à la papauté et la dévotion qui en découlait ont pu être comparés aux phénomènes de culte du chef repérables dans le domaine politique durant les XIXe et XXe siècles62. Si la comparaison n’est pas sans limites, les deux phénomènes étaient fondés sur la même réduction du pouvoir à des structures simples, mettant en relation un chef et des masses en réduisant le rôle des corps intermédiaires et en plaçant la relation qui les liaient dans le domaine de l’affectif, à travers notamment une sémantique issue du vocabulaire de la famille.
40Cette dévotion se développa d’autant plus facilement qu’elle pouvait s’appuyer sur un certain nombre de traits de caractère du pape, qui paraissent avoir touché ses contemporains. Pour reprendre la terminologie wébérienne, le pape n’incarnait plus seulement une autorité de type traditionnel, exercée en vertu de sa position de successeur de Pierre, mais également une autorité charismatique. L’attestent nombre de relations de voyages à Rome, qui brossent un portrait idéalisé du pontife. Après s’être rendu à Rome en juin 1862, l’abbé Petit, un prêtre du diocèse de Nantes, écrivait ainsi :
Comment peindre ce visage auguste tout empreint d’une sérénité céleste ? Ce front si pur et si beau, ce regard si limpide et si doux, ce sourire si fin et si gracieux, qui s’épanouit toujours sur ses lèvres ? Comment redire ce calme parfait, cette angélique résignation, la joie et l’espérance qui transpirent dans l’expression de son visage, à côté de je ne sais quoi qui semble trahir une douleur intime mais contenue ? Ah ! vraiment quand on regarde Pie IX, on ne sait trop si c’est un homme ou un ange que l’on contemple63 !
41Les très nombreuses biographies de Pie IX qui furent publiées au cours des années 1860, bien souvent par des auteurs de tendance intransigeante, présentaient ainsi un souverain pontife doté de toutes les qualités. L’abbé Dumax décrivait le pape comme « l’un des plus vertueux pontifes qui aient régi l’Église, l’une des personnifications les plus aimables de Jésus-Christ64 ».
42Ces qualités personnelles se trouvaient bien souvent illustrées dans les récits par de nombreuses anecdotes édifiantes destinées à susciter la sympathie ou l’admiration du lecteur envers le pontife. En réponse aux publications anticléricales qui dénonçaient le despotisme du gouvernement pontifical, les écrits catholiques insistaient sur la bienveillance du pontife, qui, selon une assimilation de la communauté politique à la communauté familiale courante chez les contre-révolutionnaires du temps, se comportait envers ses sujets comme un père envers ses enfants. Les catholiques libéraux de la tendance du Correspondant et les catholiques intransigeants ne différaient guère sur ce point. Sans nier que le gouvernement pontifical possédât des défauts, Montalembert écrivait ainsi en 1859 : « La plus stricte équité oblige de reconnaître que le Pape […] ne le cède en vertus à aucun des souverains de l’Europe, et qu’après avoir été le prince le plus populaire de son siècle, il en est demeuré le plus irréprochable65. »
43Lorsqu’un écrivain catholique reconnaissait les défauts du gouvernement pontifical, la faute en incombait généralement, selon un processus classique, non à Pie IX lui-même mais à certains de ses ministres, et en particulier à son secrétaire d’État. Le cardinal Antonelli était de fait loin de jouir en France de la même popularité que le pape. Son réalisme froid et sa piété peu expansive, dont d’aucuns allaient jusqu’à remettre en cause la sincérité, en faisaient une sorte de miroir inversé de Pie IX.
44Nombre d’écrits mettaient en effet en avant la piété du pape. Ses biographes insistèrent souvent sur sa dévotion à Marie, dont il avait proclamé l’Immaculée Conception. Certains signalèrent par ailleurs l’importance toute particulière qu’il accordait à la prière. Dans les récits de tendance intransigeante, celle-ci était présentée comme la principale arme du pape contre ses adversaires. De telles notations laissaient paraître une pensée prompte à insister sur l’action de Dieu sur le monde et à affirmer la supériorité de l’ordre spirituel sur l’ordre matériel. Le motif du pape priant avait du reste l’intérêt de pouvoir se muer en outil de mobilisation des masses catholiques, invitées à prier elles aussi pour le triomphe de l’Église.
45Chez les auteurs la poussant au plus loin, l’exaltation des qualités religieuses de Pie IX alla jusqu’à la mise en évidence de faits prodigieux qui accompagnaient son existence. En 1866, un mariste, le R. P. Huguet, auteur d’une série d’ouvrages sur le pape de sensibilité intransigeante, fit ainsi paraître les Faits surnaturels de la vie de Pie IX. L’ouvrage, qui connaîtrait plusieurs rééditions jusqu’en 1871, rapportait différentes anecdotes autour de la vie du pontife, qui tenaient du prophétisme – l’élection de Pie IX avait été annoncée par de saintes religieuses66 –, ou de la thaumaturgie et qui montraient le soutien que la Providence accordait au pape – une colombe blanche s’était posée sur la voiture du cardinal Mastai alors qu’il se rendait à Rome pour participer au conclave67. Plus largement, il semble que se soient multipliées en France à partir de 1866, année qui correspond par ailleurs à la diffusion de prophéties de type apocalyptique dans certaines campagnes en lien avec le retrait des troupes françaises de Rome, les rumeurs concernant des guérisons miraculeuses opérées grâce au pape. Cette année-là, un certain Charles Desperrins rapporta la guérison de son fils de quatorze ans, paralysé d’une jambe, après qu’il lui eut fait enfiler un bas qui avait appartenu au pontife68. On signala également la guérison en juillet d’une religieuse de Digne au moment même où Pie IX lui avait envoyé sa bénédiction et, en octobre, celle d’une domestique de Paris, grâce à un morceau de la soutane du pape69. Comme souvent dans ce genre de phénomènes, c’étaient avant tout des femmes et des enfants issus de milieux pieux qui étaient concernés.
46Ces différentes rumeurs reflétaient la diffusion de la dévotion au pape et elles contribuèrent en retour à l’accélérer. Une telle dévotion était favorisée par certains motifs récurrents des discours temporalistes, qui furent nombreux à mettre en parallèle la vie du pape et celles du Christ, de Pierre et même de la Vierge. Un certain Gabriel Alcyoni publia ainsi en 1862 le texte d’un « mois de Marie » fondé sur une comparaison entre la vie de Pie IX et celle de la Vierge70. Le 18e jour évoquait ainsi l’« évasion de Pie IX du Quirinal » et le « départ secret de la sainte Famille sur l’avertissement d’un ange » ; le 22e le « retour de Pie IX à Rome » et le « retour de Marie en Judée » ; le 29e la « majesté de Pie IX au milieu de ses malheurs » et la « grandeur de Marie au Calvaire » et le 31e l’« amour à Pie IX » et l’« amour à la Vierge ». Pour donner un ancrage affectif et populaire à la dévotion au pape, l’ouvrage faisait ainsi fond sur un exercice de dévotion né en Italie à la fin du XVIIIe siècle et qui connaissait alors un véritable succès en France71. Le procédé était typique de ce que l’on a pu qualifier de « piété ultramontaine72 ».
47Les comparaisons avec le Christ souffrant furent sans doute les plus nombreuses. Évêques comme laïcs, dans leurs écrits, recoururent aux motifs de la couronne d’épines et du Calvaire pour décrire la situation de Pie IX, afin de rapprocher le pape dépossédé de ses États du Christ crucifié. En janvier 1861, un prêtre du diocèse de Laval, l’abbé Sauvé, poussa la comparaison jusqu’à publier le texte d’un chemin de croix qui pour chaque station mettait en parallèle la situation du pape et celle du Christ pendant la Passion73. Ici encore, en se fondant sur un exercice pénitentiel typique de l’essor de la piété ultramontaine au XIXe siècle74, les fidèles étaient donc amenés à tourner leur regard vers le pape et à partager ses souffrances.
48La comparaison de Pie IX avec Jésus conduisit par ailleurs certains écrivains catholiques à assimiler les ennemis du pape à ceux du Christ. Dans un chapitre du Parfum de Rome, Veuillot qualifiait ainsi de « Judas » le « prêtre ennemi de l’Église », c’est-à-dire celui qui se déclarait favorable à la fin du pouvoir temporel75 – le chapitre en question visait probablement l’abbé Michon. En raison de son refus d’intervenir en Italie pour rendre à Pie IX les Romagnes révoltées, Napoléon III fut pour sa part, comme on l’a vu, comparé à Ponce Pilate par Montalembert et par Mgr Pie.
49Les comparaisons entre Pie IX et saint Pierre furent également nombreuses, notamment en 1867, au moment des fêtes du dix-huitième centenaire des martyrs de Pierre et Paul, et en 1871, lorsque Pie IX devint le premier pape à « voir les années de Pierre ». Le 16 juin 1871, Louis Veuillot pouvait ainsi écrire dans L’Univers :
Lorsque le premier Pierre accomplit sa vingt-cinquième année, il était crucifié la tête en bas. Dans toute cette immense Rome que Dieu lui avait donnée, rien, selon le jugement du monde, n’était à lui […]. À son tour, le second Pierre ne possède plus rien dans Rome, et son Vatican même, son calvaire n’est plus à lui.
50Les discours promouvant la dévotion au pape s’appuyaient ainsi sur une comparaison de celui-ci au Christ de la Passion, au Pierre crucifié ainsi qu’à divers martyrs de l’histoire chrétienne – le motif récurrent du Non possumus adressé par Pie IX à ceux qui l’enjoignaient de transiger avec l’Italie était du reste un rappel des martyrs d’Abitène76. Cette présentation du pape en martyr connut son apogée après le 20 septembre, alors que Pie IX avait décidé de rester à Rome, « prisonnier du Vatican ».
4. Prier pour Pie IX
51À la fin de l’année 1860, l’abbé Dumax publiait un opuscule intitulé Nos devoirs envers le pape dans les circonstances actuelles. Il y mettait en avant trois moyens par lesquels les fidèles pouvaient apporter leur aide au pontife : l’engagement au sein des zouaves pontificaux, les offrandes au denier de Saint-Pierre et « par-dessus tout, et de préférence à tout », la prière77.
52Durant toute la décennie 1860, face aux périls qui entouraient la papauté, les fidèles furent ainsi invités à aider Pie IX par la prière et, plus généralement, par toute une série d’exercices spirituels qui paraissent avoir été d’efficaces instruments de mobilisation populaire. Dans ce domaine, les initiatives spontanées issues du laïcat se mêlèrent aux actions suscitées par la papauté ou par l’épiscopat. Plusieurs encycliques pontificales appelèrent ainsi les fidèles à prier pour l’Église et pour la papauté assaillie par ses ennemis et, vers 1860, la plupart des évêques ajoutèrent l’oraison Pro papa à la messe dominicale. Se formèrent par ailleurs des associations de fidèles destinées à encourager les prières en faveur du pontife.
53Celles-ci se multiplièrent notamment à partir de 1865, alors que le début de l’évacuation de Rome par les troupes françaises paraissait rendre encore plus nécessaires les secours spirituels à une papauté qui se trouvait désormais privée du soutien matériel du gouvernement français. Une association de la prière pour Pie IX fut ainsi créée à cette époque, avec l’approbation du pape, semble-t-il dans le diocèse de Lyon. Elle se propagea par la suite dans divers diocèses – l’évêque de Verdun l’approuva en novembre 186678. Son but était d’« offrir au Vicaire de Jésus-Christ les puissants secours de la prière, par l’offrande quotidienne du Saint-Sacrifice et de la Communion ». Chacun de ses membres devait choisir un jour dans le mois pour dire ou faire dire la messe ou pour communier, de manière à ce qu’il n’y ait aucune interruption dans cette offrande quotidienne. De la même manière, sur le modèle d’associations existant déjà en Italie et en Angleterre, Mgr de Ségur encouragea en 1868 dans un petit ouvrage la mise en place de « volontaires de la prière79 ».
54Parmi les intercesseurs auxquels il était fait appel pour aider Pie IX à vaincre les ennemis de l’Église, la Vierge occupait une place centrale, en lien avec le renouveau que son culte connaissait à cette époque80. La relation spéciale de Marie avec la papauté, et plus précisément avec le pape qui avait fait de son Immaculée Conception un dogme, était à ce titre souvent mise en avant. Une image pieuse éditée en 1869, à la veille du Concile, par la maison parisienne Bouasse-Jeune représentait ainsi le pape assis sur son trône et protégé par la Vierge, qui tenait l’enfant Jésus dans ses bras et piétinait le serpent, selon un motif classique de l’iconographie mariale (fig. 1)81. À partir du XVIe siècle, ce motif avait représenté la victoire sur les hérésies ; au milieu du XIXe siècle, il était désormais utilisé pour donner à voir de manière simple au peuple chrétien le triomphe de l’Église sur les périls que faisait peser sur elle la civilisation moderne82.
55Le texte figurant au dos de l’image confirmait sa dimension militante :
Ô Marie, reine, patronne et divine adjutrice de l’Église, ô vous que l’esprit saint couvrit de son ombre au jour de l’Incarnation […], obtenez pour l’Église qui va se réunir sous la présidence du successeur vénéré de Pierre, les lumières et les grâces dont elle a besoin pour continuer l’œuvre du cénacle et d’Éphèse […]. Ô Vierge à la triple couronne, vous devez à l’Église et à Pierre la reconnaissance de deux sublimes prérogatives : votre maternité divine et votre conception sans tache […]. Fils de l’Église et serviteurs de Pierre, nous vous demandons en retour de vouloir bien affermir et exalter l’Auguste Siège pontifical contre lequel se sont ligués tous les ennemis de votre nom.
Ainsi soit-il.
56À deux reprises, la papauté mit par ailleurs à profit des anniversaires concernant les fonctions religieuses de Pie IX pour renforcer la dévotion des fidèles à son égard. Le 11 avril 1869, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ordination sacerdotale du pape, furent ainsi célébrées ses noces d’or, qui donnèrent lieu dans plusieurs pays européens à une intense mobilisation des catholiques. Des souscriptions furent ouvertes en Italie et, rapidement, les semaines religieuses des diocèses français suivirent ce mouvement, accompagnées par L’Univers. Le journal de Louis Veuillot récolta plus de deux cent mille francs, tandis que plusieurs journaux de province obtenaient chacun des montants s’élevant à plusieurs dizaines de milliers de francs. Ces souscriptions venaient apporter, selon Mgr Mabile, l’évêque de Versailles, « la preuve irrésistible que le mouvement de retour vers Rome, loin de se ralentir, s’accél[érait] de jour en jour83 ». Dans le but d’accroître encore les manifestations de dévotion, le 16 mars, un bref de Pie IX accorda l’indulgence plénière et la rémission de tous leurs péchés
à tous les fidèles de l’un et de l’autre sexe qui, le 11 avril de cette année, assistant au saint sacrifice de la messe, dans quelque église ou oratoire que ce soit, vraiment pénitents, s’étant confessés et ayant reçu la sainte communion, adresseront à Dieu de pieuses prières pour la conversion des pécheurs, la propagation de la foi catholique, la paix et le triomphe de l’Église romaine84.
57Le 11 avril, aux grandes fêtes qui furent célébrées à Rome firent écho celles organisées dans la plupart des cités épiscopales françaises, qui prenaient les formes habituelles des célébrations publiques : églises ornées de bannières aux couleurs pontificales, maisons pavoisées, processions auxquelles participaient les autorités civiles, bâtiments illuminés le soir. De multiples messes furent célébrées pour permettre aux fidèles de communier et de bénéficier ainsi de l’indulgence plénière accordée par le pape.
58Après la chute du pouvoir temporel, le vingtième-cinquième anniversaire de l’élection de Pie IX, le 16 juin 1871, donna à nouveau aux catholiques l’occasion de manifester leur sollicitude à l’égard du « prisonnier du Vatican ». Le fait que Pie IX fût le premier pape à « voir les années de Pierre » put être interprété comme un signe du soutien de la Providence. Des délégations de toute l’Europe se rendirent pour l’occasion à Rome. Celle de France était conduite par l’évêque de Nevers, Mgr Forcade, qui déposa aux pieds du pape une adresse assortie de deux millions de signatures. L’Univers avait également envoyé Arthur Loth dans la Ville avec une adresse comptant plus de six cent mille signatures85. Ces documents témoignaient à nouveau du caractère massif que prenait la dévotion au pape, grâce à l’encadrement efficace de l’épiscopat et de la presse religieuse.
59À la même époque, Louis Veuillot fit remarquer dans L’Univers que cet anniversaire coïncidait avec le jour de la fête du Sacré-Cœur de Jésus86. Il saisit l’occasion pour promouvoir la dévotion à celui-ci, qui rencontrait en France un succès croissant depuis la défaite. Cette dévotion avait pris au cours du pontificat de Pie IX un sens nettement politique et allait de pair avec l’idée de reconstruction d’une société dirigée par le clergé87. Le développement qu’elle connaissait alors était partiellement lié à la cause pontificale – aussi les Volontaires de l’Ouest avaient-ils arboré le Sacré-Cœur sur leur bannière. De même, lorsqu’il avait, à la suite d’Alexandre Legentil88, mis en avant le vœu d’ériger à Paris une église au Sacré-Cœur, le jésuite Henry Ramière89 avait signalé que celle-ci aiderait à obtenir la double délivrance du pays et du pape. L’action de Veuillot témoignait parfaitement du fait que la dévotion des fidèles pour Pie IX put à plusieurs reprises être utilisée pour favoriser au sein des masses la propagation de nouvelles formes de piété.
60Dès la deuxième partie des années 1860, le jésuite Léonard Cros avait du reste suivi une telle stratégie afin d’amener les fidèles à une pratique plus fréquente de la communion. En janvier 1865 avait été fondée au sein de la maison du Sacré-Cœur de Layrat (Lot-et-Garonne) une œuvre qui visait à secourir Pie IX par la prière des enfants. Plusieurs écoles bordelaises la rejoignirent rapidement90 et Léonard Cros l’organisa sous le nom de « milice du pape ». Ne pouvant s’engager en raison de leur âge au sein des zouaves pontificaux, les enfants lutteraient au moyen d’armes adaptées à leur condition. Le centre de l’œuvre fut établi dans le collège Saint-Joseph-de-Tivoli de Bordeaux91. L’objectif était de mettre à profit l’intérêt que le combat des zouaves pontificaux suscitait au sein des milieux catholiques pour raffermir davantage encore la dévotion au pape92 ainsi que celle envers Joseph et Marie. L’œuvre s’inscrivait par ailleurs dans le mouvement plus vaste de promotion de la communion fréquente, qu’avait encouragé Henry Ramière à travers l’Apostolat de la prière. Léonard Cros écrivait ainsi : « Je porterai les enfants à la dévotion au Pape, pour les conduire à la dévotion envers Joseph et Marie, et surtout pour les amener à la communion fréquente93. »
61Léonard Cros, aidé dans son entreprise par Henry Ramière, en fixa les statuts dans une petite brochure intitulée La milice du pape dans les maisons d’éducation. En intégrant la milice du pape, un enfant s’engageait à offrir à Dieu, chaque jour, une heure de silence et une heure de travail, à passer une récréation parfaite et à communier tous les dimanches pour le triomphe de la cause du pape – un aménagement était prévu pour les enfants qui n’avaient pas encore fait leur première communion. Les enfants qui ne voudraient pas communier chaque dimanche pourraient être admis dans un corps spécifique, celui des légionnaires, à condition d’accomplir les autres obligations et de communier au moins deux fois par mois pour le pape – on retrouvait dans cette multiplicité des formes d’engagement les traces de l’inégal prestige des zouaves pontificaux et de la Légion romaine dans l’imaginaire des catholiques. Dans chaque établissement, les enfants remettaient tous les mois au supérieur la somme exacte des œuvres ainsi accomplies et les plus méritants étaient distingués. L’œuvre fut dotée d’indulgences et de privilèges spéciaux par Pie IX en 1868 et 1870 et connut au cours des décennies suivantes un important développement94. Elle témoignait de la large diffusion de la dévotion au pape au sein des milieux catholiques95.
62L’essor du mouvement vers Rome, dans sa triple dimension de renforcement de l’autorité pontificale, de réaffirmation du caractère catholique de Rome et de dévotion au pape, conduisait l’Église à se heurter de plus en plus frontalement aux progrès du libéralisme en Europe. De fait, la question romaine participa largement au triomphe d’une position d’intransigeance à l’égard du monde moderne.
II. Catholicisme intransigeant, question romaine et monde moderne
1. Une certaine idée de l’histoire
63L’interprétation intransigeante de la question romaine résultait d’une vision de l’histoire de l’humanité dont la trame principale était la lutte sans cesse renouvelée de Dieu avec Satan96. La question italienne s’en trouvait à la fois déshistoricisée – peu importait le contexte historique puisque c’était la même lutte qui se jouait depuis la naissance du christianisme – et dépolitisée – les revendications nationales, libérales ou démocratiques des Italiens n’étaient qu’une mystification destinée à cacher le véritable objectif des adversaires de la papauté, à savoir la destruction de la religion. Louis Veuillot pouvait ainsi écrire dans Le Parfum de Rome :
J’achève de lire divers écrits sur ce que l’on appelle la question romaine ; question de savoir si l’Église est de Jésus-Christ, et au fond, si Jésus-Christ est Dieu, et au fond encore, s’il y a un Dieu ; car les principes moteurs de cette guerre au temporel du Pape sont le protestantisme et le scepticisme, et derrière, l’athéisme97.
64Et le journaliste de brosser tout au long de l’ouvrage l’histoire de la lutte opposant les papes à leurs adversaires depuis saint Pierre en ne manquant pas de noter les ressemblances avec la situation contemporaine de l’Église. Ainsi, après avoir énoncé les idées de l’empereur Frédéric II au moment de la lutte du sacerdoce et de l’Empire, il concluait en les résumant ironiquement par la formule cavourienne « l’Église libre dans l’État libre98 ».
65L’interprétation intransigeante de la question romaine dépendait d’une vision de l’histoire qui s’était imposée au sein du catholicisme du XIXe siècle en réponse au traumatisme qu’avaient représenté la Révolution et la sécularisation des États européens et qui conduisait à la quadruple condamnation de la Réforme, des Lumières, de la Révolution et de l’État libéral99. Après que la Réforme eut conduit à l’affranchissement de l’homme vis-à-vis de l’Église, les Lumières et la Révolution avaient affirmé sa liberté dans le domaine politique. C’était « l’esprit de révolte contre l’autorité légitime100 » qui s’imposait ainsi et conduisait à la remise en cause de la mission de l’Église, aussi bien d’un strict point de vue pastoral que plus généralement du point de vue social. Récurrent était à ce titre, dans les écrits intransigeants, le motif du Non serviam, qui permettait d’établir un lien direct entre Satan et la Révolution101.
66En réaction à la rupture représentée par la Révolution française et face au modèle de l’État libéral sécularisé qui tendait à s’imposer en Europe occidentale, les catholiques cherchèrent à reconstruire une société chrétienne en érigeant comme contre-modèle une chrétienté médiévale largement idéalisée102. Celle-ci était notamment caractérisée par la domination exercée par l’Église, et en premier lieu par la papauté, sur la société européenne. Pour Joseph de Maistre, les rois du Moyen Âge avaient accepté que le pape fût l’arbitre de l’Europe et pût limiter leurs pouvoirs. Une telle situation avait préservé les peuples de la tyrannie tandis que les trônes s’étaient trouvés renforcés par une légitimation religieuse. La chrétienté médiévale était ainsi présentée comme l’idéal de ce que devait être la relation entre l’Église, les États et la société civile103.
67Cet attrait pour le Moyen Âge n’était pas l’apanage des seuls catholiques intransigeants. Nombre de catholiques libéraux le partageaient – Montalembert n’avait-il pas écrit une Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie ainsi qu’une Histoire des moines d’Occident tandis que, quelques années plus tôt, Ozanam avait publié son Dante104 ? Sur ce point, comme sur bien d’autres, les idées d’un Arnaud de l’Ariège, qui dénonçait dans le Moyen Âge une « période barbare […] où fut tentée par les papes la réalisation de ce vaste système de théocratie destiné à mettre le monde tout entier dans la main du prêtre105 », étaient bien minoritaires au sein du catholicisme de son temps. Toutefois, si catholiques intransigeants et catholiques libéraux participaient ensemble du même mouvement de réhabilitation du Moyen Âge, ils n’en défendaient pas la même vision, et par conséquent n’en tiraient pas les mêmes conclusions. En 1860, dans son Histoire des moines d’Occident, Montalembert pouvait ainsi renvoyer dos-à-dos l’interprétation des libéraux anticléricaux, qui faisaient du Moyen Âge des temps obscurs séparant les deux brillantes périodes que furent l’Antiquité et la Renaissance, et celle des catholiques intransigeants. Il condamnait ces derniers en des termes qui mettaient à jour l’ambiguïté que la référence médiévale avait chez les catholiques de l’époque :
On s’est fait un Moyen Âge de fantaisie, où l’on a placé l’idéal des théories aventureuses et des passions rétrogrades qu’ont fait éclore les bouleversements et les palinodies de nos derniers temps. L’école littéraire, qui a lancé un décret de proscription contre les chefs-d’œuvre de l’antiquité classique, est venue grossir les rangs de l’école politique qui s’est retournée avec une confiance éperdue vers la force comme vers la meilleure alliée de la foi, qui a placé sous cette garde humiliante la religion et la société, et qui se fait une joie perverse d’écraser sous d’étranges et insupportables prétentions la conscience et la dignité humaine. Au mépris de la réalité des faits et de tous les monuments authentiques du passé, toutes deux se complaisent à chercher dans les souvenirs du Moyen Âge falsifiés par leur imagination, des armes contre les droits de la raison et l’avenir de la liberté ; toutes deux ont fait à la chrétienté de nos aïeux l’injure de la donner pour modèle de l’état intellectuel et social qu’ils rêvent et qu’ils prêchent au monde moderne106.
68Montalembert plaçait ainsi son analyse du Moyen Âge à distance aussi bien de la dépréciation opérée par les libéraux anticléricaux que de l’exaltation qu’en faisaient les intransigeants à l’instar de Veuillot – car c’est bien lui que visait ici le comte sans le nommer. Pour lui, comme pour bien d’autres catholiques libéraux, le Moyen Âge avait été avant tout marqué par l’alliance de la religion et de la raison ainsi que par une liberté qui résultait de l’indépendance de l’Église à l’égard des pouvoirs temporels107. Le Moyen Âge des intransigeants était quant à lui avant tout centré sur le rôle de la papauté en Europe. C’était le temps de la théocratie pontificale triomphante et du pouvoir indirect des papes sur les princes, l’époque de Grégoire VII et de Boniface VIII. Maistre avait déjà exalté en Charlemagne l’idéal du prince chrétien, soumis à l’Église, et cette figure fut largement reprise, notamment par Veuillot. La Renaissance et la Réforme étaient venues briser cette situation et, dès lors, les périodes qui avaient suivi le Moyen Âge ne pouvaient plus être interprétées qu’en termes de déclin.
69Si, de leur conception de l’histoire, les intransigeants tiraient la vision d’une lutte sans cesse renouvelée entre l’Église et ses ennemis, dont la question romaine n’était que l’ultime épisode, ils y puisaient également la certitude de la victoire finale de la papauté. Celle-ci, cependant, pourrait être précédée d’une victoire provisoire de ses adversaires. Certes, jusqu’au 20 septembre, l’espoir resta grand, au sein de certains milieux intransigeants, notamment romains, d’une intervention extraordinaire de la Providence, qui ne laisserait pas les ennemis de l’Église dépouiller le pape108. Mais, alors que les événements paraissaient rendre la disparition du pouvoir temporel de plus en plus inélucatable, se multiplièrent les écrits empreints de références apocalyptiques, qui témoignaient des craintes que suscitait la situation de l’Église109. Si la grande période du prophétisme apocalyptique fut, en France, la décennie 1870, on trouve ainsi des antécédents dès les années 1860110. Ce prophétisme renvoyait généralement à l’idée que la France et, plus largement, l’Europe avaient besoin d’expier leurs péchés avant de connaître une régénération.
70Dans ses Considérations sur la France, Joseph de Maistre avait ainsi déjà présenté les événements révolutionnaires comme une punition de la Providence contre une France qui avait oublié, au XVIIIe siècle, ses devoirs de nation chrétienne. En 1870-1871, au lendemain de la prise de Rome par les Italiens, de la défaite de la France contre la Prusse et de la Commune, les discours de ce type se multiplièrent. S’efforçant de repérer les traces de l’intervention de Dieu dans l’histoire, leurs auteurs cherchaient notamment à déchiffrer les « signes du temps » et soulignaient la concomitance des événements qui touchaient la papauté et la France. Dans une brochure intitulée Où en sommes-nous ?, l’abbé Gaume soutint ainsi l’idée que la victoire de la Prusse était le châtiment imposé à une nation qui avait failli à ses devoirs111. Veuillot brossa une analyse semblable dans L’Univers le 20 septembre 1871, un an après l’entrée des Italiens à Rome, et concluait par une série de vingt-six dates marquées par des événements à la fois à Rome et en France. Le journaliste entendait ainsi montrer la simultanéité des malheurs du pape et de la France, de manière à suggérer l’existence d’un lien de causalité entre eux (Cum hoc ergo propter hoc).
71Le pessimisme historique du catholicisme intransigeant qu’exprimait son versant apocalyptique était cependant tempéré par la certitude de la victoire finale de l’Église sur ses adversaires112. Nombre d’écrits intransigeants se terminaient ainsi sur l’annonce du triomphe final de l’Église et la description d’un pape serein face aux périls qui le menaçaient113. Le motif de la tempête apaisée, emprunté aux Évangiles, fut de même mobilisé de manière récurrente pour décrire la situation de l’Église qui, assaillie de toutes parts et menacée de sombrer, triompherait immanquablement114. Les images pieuses qui circulaient alors en nombre et permettaient au discours intransigeant de toucher un large public, relayaient fréquemment ce motif. Une gravure, publiée par l’éditeur poitevin Bonamy, vraisemblablement durant la décennie 1860, et intitulée La Barque de Pierre, représentait ainsi sur un navire en proie à une tempête le Christ dormant ainsi que Pie IX et deux zouaves à la manœuvre (fig. 2). Elle signifiait que l’Église, malgré les assauts de ses ennemis, bénéficiait de la protection divine et sortirait par conséquent triomphante des événements contemporains.
72Très présents dans les écrits intransigeants, de tels motifs étaient largement absents de ceux des catholiques libéraux, ce qui témoigne des divergences qui séparaient ces deux sensibilités sur la question de l’action de Dieu dans l’histoire humaine. Alors que les catholiques libéraux, sans la nier, tendaient à réduire celle-ci à des moments exceptionnels, les intransigeants diffusaient au contraire une conception maximaliste du rôle de la Providence qui les portait à considérer que celle-ci agissait continuellement sur le monde de manière spectaculaire pour secourir ou punir les hommes115.
2. Le rejet de l’État moderne
73L’interprétation du Risorgimento comme étant le dernier avatar des ennemis de l’Église explique en grande partie l’intransigeance de Pie IX à l’égard du mouvement national. Giacomo Martina l’a montré, le pape avait pourtant initialement une authentique sympathie pour la cause italienne, qui n’avait d’ailleurs pas totalement disparu dans les années 1860. Mais, au-delà même des menaces qu’il faisait peser sur le pouvoir temporel, le mouvement national italien s’opposait à la conception de la papauté des rapports entre les États et l’Église. La question italienne, en effet, n’était pas une simple question nationale. Elle posait aussi plus généralement le problème de la progression en Europe occidentale d’un libéralisme sécularisateur qui remettait en cause la situation de l’Église dans la société. Davantage qu’en 1848-1849, ce fut du reste surtout au cours des années 1850, lorsque le Piémont adopta une importante législation anticléricale, que la papauté se fit définitivement l’adversaire implacable du mouvement national, car il était alors évident que celui-ci étendrait l’application de ses lois à l’ensemble de la péninsule. La papauté rejetait ainsi la mise en place d’un État qui mettrait un terme à la position privilégiée de l’Église, considérée comme une condition nécessaire à l’accomplissement de sa mission116. Cette situation explique notamment l’intransigeance de Pie IX au sujet des territoires perdus en 1859-1860. Aux yeux du pape, ce n’était pas seulement la question du pouvoir temporel qui se trouvait en jeu mais également celle du salut de ses sujets, qui serait compromis s’ils venaient à être gouvernés selon la législation piémontaise.
74Dès lors, l’opposition de la papauté et des catholiques français à l’unification italienne doit être comprise comme une manifestation de leurs craintes plus générales à l’égard de la consolidation de l’État libéral moderne. Ce dernier était caractérisé par l’idée d’une origine humaine du pouvoir, qui faisait de la loi l’expression de la volonté générale et la détachait par conséquent de tout fondement divin. Il tendait à manifester son indifférence en matière de religion, en mettant fin progressivement aux privilèges dont avait joui jusque-là l’Église117. « Le principe d’émancipation de la société humaine par rapport à l’ordre religieux […] est l’essence de ce qu’on appelle les temps nouveaux118 », écrivait ainsi Mgr Pie en 1871. L’État moderne rompait par conséquent avec l’idéal du prince chrétien mis en avant par la théologie classique, qui faisait de la religion l’origine et la fin du pouvoir politique – tirant son autorité de Dieu, le souverain devait conduire ses sujets vers leur salut. À terme, il risquait selon les catholiques d’aboutir à une société sans Dieu. La sécularisation de l’État et son émancipation des normes religieuses furent du reste condamnées avec force par Pie IX lui-même, qui, dans le Syllabus, dénonça l’idée selon laquelle « en tant qu’origine et source de tout droit, l’État jouit d’un droit qui n’est circonscrit par aucune limite » (proposition 39).
75En France, les craintes des catholiques au sujet de l’État moderne étaient par ailleurs redoublées par le traumatisme de la Révolution française, notamment pour la brève période où fut menée une politique de déchristianisation active. Sa mémoire conduisit les catholiques à un rejet de la centralisation. Catholiques intransigeants et catholiques libéraux partageaient ces inquiétudes et participèrent à ce qu’Emiel Lamberts a qualifié dans une formule suggestive de « lutte avec le Léviathan119 », c’est-à-dire avec un État sécularisé plus puissant que ceux du passé. La question romaine vint porter ces craintes à leur paroxysme car elle paraissait remettre en cause l’autorité spirituelle du pape, considérée comme un contrepoids aux pouvoirs grandissants des États européens. Un catholique libéral comme Albert de Broglie pouvait ainsi écrire dans Le Correspondant en janvier 1860, à propos des pouvoirs de l’État en France :
C’est la main d’un pouvoir immense, que dix révolutions, chose étrange ! ont successivement accru : pouvoir très différent de toutes les vieilles autorités de l’Europe qui vivent de traditions et de souvenirs, et dont les débris s’écroulent à chaque souffle du temps nouveau : pouvoir retrempé, au contraire, dans les eaux populaires, et porté dans les flancs de la société moderne. À ce pouvoir, l’administration donne mille bras et la centralisation une seule tête. Il a une armée incomparable qu’il peut jeter à volonté à droite et à gauche. Sa pensée vole avec la rapidité de l’éclair, et ses canons vont atteindre ceux même qui n’en entendent pas le bruit. Une combinaison savante de vieilles et de nouvelles lois a mis entre ses mains toutes les sources et tous les fruits de l’activité sociale : la justice, la publicité et la richesse. À ce pouvoir, je ne connais qu’un seul égal et même un seul supérieur, c’est celui de l’Église catholique. Sur la surface de la France, je ne conçois qu’une seule autorité qui ne relève pas de lui, c’est l’Église. Je ne connais qu’une seule porte dont il n’ait pas la clef, c’est celle de la prière et de la conscience. Conçoit-on pourquoi il est grave, en face d’un tel pouvoir, d’amoindrir, fût-ce d’une ligne, la seule tête qui soit de niveau avec lui, et qui puisse le regarder en face ? Conçoit-on quel danger il y a à lui donner une prise nouvelle sur le représentant du seul domaine où il n’ait pas encore pénétré120 ?
76Broglie usait pour défendre le pouvoir temporel de la papauté d’une argumentation typiquement libérale de balance des pouvoirs, selon laquelle la papauté était le seul pouvoir apte à contrebalancer la force nouvelle d’un État moderne rendu incomparablement plus puissant que ses prédécesseurs par la combinaison de la centralisation, de la légitimation populaire et d’un progrès technique qui démultipliait ses moyens de surveillance et d’action. La défense de la papauté se trouvait ainsi fondée sur une vision mécaniste des rapports de forces dans laquelle une situation d’équilibre ne pouvait être obtenue que lorsqu’un pouvoir se trouvait contrebalancé par un pouvoir de force égal. En brisant l’équilibre général de l’Europe, l’affaiblissement de la papauté ne pourrait que conduire au despotisme.
77Ce furent les catholiques intransigeants qui donnèrent à ces craintes leur expression la plus forte, parce qu’elles trouvaient un écho particulier dans leur conception des rapports entre Église et État. À l’image d’un Montalembert, les catholiques libéraux avaient plus ou moins renoncé à l’idée que seuls les privilèges que lui reconnaissait l’État pouvaient permettre à l’Église d’exercer sur la société la mission spirituelle qui était la sienne. Ils réclamaient désormais pour l’Église les libertés communes. Les intransigeants, au contraire, n’avaient pour leur part pas abandonné l’idéal selon lequel l’Église ne serait jamais aussi influente que sous un pouvoir fort qui lui assurerait une position privilégiée121. L’accroissement des pouvoirs d’un État qui tendait à se détacher des normes religieuses et à affirmer de plus en plus ouvertement son autonomie – au sens premier du terme – à l’égard de l’Église remettait par conséquent en cause aux yeux des intransigeants la possibilité même pour l’Église d’exercer sa mission et risquait dans le futur de conduire les gouvernements à chercher à asservir la religion. Démultipliées par la question romaine, ces craintes se retrouvèrent tout au long de la décennie 1860 au sein des écrits intransigeants. Dans une lettre pastorale publiée en janvier 1866 sous le titre Pie IX, défenseur et vengeur de la vraie civilisation, Mgr Plantier dénonça ainsi les deux écoles révolutionnaire et césarienne, qui se distinguaient par la forme de gouvernement qu’elles prônaient mais se retrouvaient en ce qu’elles avaient comme principe commun de proclamer la supériorité de l’État sur l’Église et la reconnaissance du droit de celui-ci à dominer celle-là. De telles idées risquaient aux yeux de l’évêque de Nîmes de faire de l’État « un colosse d’airain, autorisé à broyer tout ce qui se permettra de croire et de prier autrement qu’il ne voudra122 ».
78L’une des réponses que les théologiens apportèrent à la menace d’une ingérence des États dans les affaires de l’Église que la question italienne faisait peser fut la mise en avant, pour décrire l’Église, du concept de société parfaite (societas perfecta)123. Déjà utilisé par Bellarmin, le concept visait à réaffirmer l’autonomie de l’Église par rapport à l’État. Dès le 26 mars 1860, dans la lettre apostolique Cum catholica ecclesia, Pie IX employait l’expression pour rappeler que l’Église ne devait être soumise à aucun pouvoir civil dans l’exercice de son magistère – et qu’elle avait par conséquent besoin du pouvoir temporel en tant que garantie de son indépendance spirituelle. L’expression réapparut par la suite dans l’allocution Maxima quidem, prononcée le 9 juin 1862 à l’occasion de la canonisation des martyrs du Japon. Sa signification se trouvait précisée : l’Église, société sui generis, possédait ses droits propres, qu’elle tenait de Dieu et qu’aucun prince ne pouvait remettre en cause124. En 1864, la proposition 19 du Syllabus reprenait ce passage de l’allocution. Nombre des propositions concernant les droits de l’Église et ses rapports avec l’État que condamnait le document pontifical trouvaient du reste un écho dans la situation italienne, qu’il s’agît du rejet de la séparation de l’Église et de l’État, que pouvait laisser craindre à terme la formule cavourienne « l’Église libre dans l’État libre », de la fin des immunités ecclésiastiques ou encore de la remise en cause des propriétés ecclésiastiques.
79Face à l’émergence de l’État moderne sécularisé, les catholiques intransigeants érigèrent l’État pontifical en un contre-modèle donnant l’exemple de ce que devaient être les rapports entre Église et État.
3. L’État romain comme modèle
80Si les auteurs catholiques libéraux conservaient dans l’ensemble – sinon dans leurs écrits publics, du moins dans leur correspondance – un regard nuancé sur l’État pontifical, les intransigeants en vinrent au contraire à le présenter comme un État-modèle. L’État romain leur apparaissait en effet comme le dernier État d’Europe qui eût été préservé des méfaits de la civilisation moderne et qui pût encore être qualifié de chrétien. Il devenait dès lors d’autant plus important de le défendre que sa chute laisserait sans obstacle la progression du libéralisme sécularisateur. Mgr Pie pouvait ainsi écrire en 1860 :
Le gouvernement temporel du Vicaire de Jésus-Christ est aujourd’hui l’asile à peu près unique de la politique orthodoxe. Quel triomphe pour l’enfer si cette dernière forteresse du droit public chrétien était forcée et renversée !… La crise actuelle est moins politique et internationale que religieuse et ecclésiastique. C’est un effort suprême de la révolution […] pour introduire les principes de 89 dans toute l’Italie et jusque dans les États de l’Église, afin que l’Église n’ait plus ni la pensée, ni la possibilité de rétablir les principes du droit chrétien dans les sociétés civiles125.
81La défense de l’État romain par les intransigeants reposait à la fois sur une vision idéalisée de la situation à Rome et sur la mise en avant de valeurs contraires à celles promues par les libéraux. La faiblesse de l’industrie dans les États pontificaux, loin d’être analysée en termes de retard, était au contraire regardée comme une bonne chose. Un des principaux lieux communs de la littérature intransigeante était ainsi de comparer l’État romain aux États d’Europe occidentale et Rome aux grandes capitales modernes afin de montrer que la modernité exaltée par les adversaires de l’Église était loin d’être désirable. En 1858, Giacomo Margotti, le directeur du journal catholique turinois L’Armonia, avait ainsi publié sous le titre Roma e Londra un ouvrage qui visait à répondre aux critiques des libéraux envers l’État pontifical. Traduit en français dès 1859126, le livre était fondé sur une opposition entre Rome et Londres qui renversait les arguments des adversaires de la papauté en mettant en évidence le caractère destructeur de la modernité industrielle.
82En France, l’écrivain catholique qui brossa avec le plus de verve l’opposition entre l’État moderne et l’État romain fut Louis Veuillot, dans son Parfum de Rome. Loin de chercher à démontrer la fausseté des critiques portées à l’encontre de l’archaïsme de l’État pontifical et de l’inefficacité de son administration, Veuillot se plaisait à les confirmer pour les retourner et en faire des titres de gloire. Face aux accusations de mauvaise gestion lancées contre l’État pontifical, il répondait ainsi par une argumentation antimatérialiste :
L’abaissement des esprits fait descendre cette dispute sur un terrain qui rabaisse le bien comme le mal. […]
En général, la question romaine se traite comme une affaire de police. On dirait que le point est uniquement de décider si la Papauté peut ou non se rendre capable d’administrer deux à trois millions de sujets temporels. Peut-elle entretenir des routes, balayer des villes, faire produire au sol toutes ses richesses ? Ce gouvernement peut-il s’élever aux vertus et aux talents qui distinguent le Russe, le Hanovrien et les autres127 ?
83Veuillot rejetait l’idée d’un despotisme du gouvernement pontifical en mettant en avant le fait que le peuple romain, contrairement aux Français ou aux Anglais, n’avait pas à subir les méfaits de la centralisation administrative, qui se traduisait par la conscription et des impôts élevés. Face aux calculs de rationalité économique, il mettait par ailleurs en avant une défense esthétique de la Rome des papes, qui, avec ses petites rues sinueuses était l’antithèse du Paris haussmannien aux grands boulevards tracés au cordeau. Il dénonçait dès lors la figure du « sot municipal », qui serait prompt à défigurer la Ville éternelle pour des motifs de rationalité économique si les Italiens venaient à s’en emparer :
« Des églises, des couvents, des terrains improductifs, il y en a trop ! C’est mal servir la religion que de l’ériger en obstacle au bien public.
On rend la religion détestable en l’opposant à tout progrès. […] »
Le sot municipal ne peut comprendre la beauté en dehors de la ligne droite, ni la vie en dehors des larges rues pleines de fiacres. Il veut des rues de Rivoli, des boulevards de Sébastopol ; des boutiques, des boutiques.
Il méprise le gouvernement des prêtres, qui méconnaît l’alignement et la boutique. Il répand un venin pernicieux. Il dit aux propriétaires que le mètre carré monterait à deux cents livres.
C’est lui, c’est le sot municipal qui détruira Rome, qui mettra la pioche sur les églises, qui grattera les sept collines, qui déplacera les obélisques, qui « régénérera » le Colisée, où il plantera des cactus et des hortensias.
La sottise municipale ne sera contente que si elle peut donner au Forum la physionomie d’un quartier du palais de Cristal. Alors elle y placera des tourniquets, et l’on payera dix baïoques pour passer sous l’arc de Titus128.
84Ce rejet des calculs économiques prenait également la forme d’une dénonciation de l’industrialisation. Loin d’être le signe de l’arriération de l’État pontifical, le faible développement de l’industrie était dès lors à porter au crédit de la papauté. Dans la lignée de Bonald, Veuillot dénonçait le caractère aliénant des grandes inventions modernes, et en premier lieu des machines, qui asservissaient l’homme : « Ailleurs, l’homme est premièrement un outil ; à Rome, il est premièrement une âme129 ».
85Les auteurs intransigeants tendaient ainsi à proposer du peuple romain une image largement idéalisée. Au contraire des ouvriers qui composaient une part de plus en plus importante de la population des grandes capitales modernes, les habitants de Rome et de sa campagne étaient préservés des ravages du paupérisme. Dans une lettre pastorale de 1856, Mgr Parisis pouvait ainsi écrire que Rome comptait « relativement beaucoup moins de pauvres que nous et [que] ses pauvres [étaient] incomparablement moins misérables ». Il décrivait ainsi le peuple romain comme étant « certainement un des plus heureux du monde entier »130. Quant à Mgr Pie, il affirmait la même année à propos du peuple romain : « Il est le plus heureux de toute l’Europe ; il mange du bon pain et de la viande ; il paie peu d’impôts ; il dispose d’autant plus de libertés pratiques qu’elles ne sont point écrites dans les constitutions131. »
86Le discours catholique intransigeant au sujet de l’État romain conduisait ainsi moins à appréhender celui-ci tel qu’il était qu’à l’ériger comme une antithèse des États modernes. Son rejet de la modernité technique poussait notamment Veuillot à passer totalement sous silence la timide modernisation que l’État pontifical connaissait alors, sous l’impulsion de Pie IX, qui avait rompu avec les préventions de son prédécesseur à l’égard du « chemin de fer, chemin d’enfer », et de Mérode132.
4. Le monde sans le pape selon Louis Veuillot
87Louis Veuillot donna aux préoccupations des catholiques intransigeants autour de la question romaine et de la modernité libérale leur expression paroxystique. Dans L’Univers ainsi que dans deux de ses ouvrages, Le Pape et la Diplomatie (1861) et Le Parfum de Rome (1862), il fit en effet le tableau de ce que deviendrait le monde si, son pouvoir temporel ayant été détruit, le pape était contraint de se réfugier dans les catacombes et de laisser provisoirement l’humanité abandonnée à elle-même. Inspiré par Joseph de Maistre et Juan Donoso Cortès, le journaliste se livrait à la description d’un monde sans le pape qui condensait nombre des principaux traits de la mentalité catholique intransigeante, en mêlant ecclésiologie centrée sur la papauté, rejet absolu de la modernité sous toutes ses formes et prophétisme apocalyptique133. En ce sens, si l’on se gardera de faire du journaliste le parfait représentant du catholicisme de son temps, ses écrits sont remarquables en ce qu’ils poussaient jusqu’à leurs limites des tendances bien ancrées chez ses contemporains.
88Le 22 juillet 1859, alors que l’armistice de Villafranca venait d’être signé, Veuillot publiait sous le titre « Le canon rayé » un article où il annonçait à ses lecteurs la constitution future d’une tyrannie sans pareille, dont la conclusion heureuse de la guerre n’avait fait que repousser l’avènement. Il signalait que les armes nouvelles qu’avait engendrées le progrès technique conduiraient à une période de guerre dévastatrice à l’issue de laquelle naîtrait un empire universel. Le nouveau souverain, afin que ne subsistât aucun obstacle à son pouvoir, pas même dans les consciences, contraindrait alors le pape à retourner dans les catacombes. Là, le pontife conserverait la religion tandis que le monde s’en trouverait privé :
À la place du Pape, pour pasteur de l’Humanité, il y a ce maître de la Force, ce représentant du Prince des Ténèbres, qui est aussi le Prince de ce monde, ce vicaire du diable, ce César universel, le pape à cheval. Le vieux rêve de Byzance et de l’empire allemand, le rêve de tous les schismes et de toutes les hérésies est enfin accompli comme il devait s’accomplir, par la coalition de toutes les incrédulités : l’Empereur est pontife ; c’est le vrai pape.
Un pape à cheval ; un collège de cardinaux à épée, grands surintendants de police ; des évêques porteurs de sabre, grands commissaires de police ; un clergé porteur de bâtons, formant le corps ou plutôt l’armée de la police, armée dont on ne voit aujourd’hui que le linéament et l’ébauche.
Dans le peuple, une dévotion prompte, profonde, ardente : la terreur134.
89La description du monde sans le pape chez Veuillot était influencée par sa conception de la papauté comme garante de la liberté du monde. Le journaliste se plaçait ce faisant dans le sillage de Joseph de Maistre, qui avait analysé dans Du Pape la Russie orthodoxe comme un État où, le pouvoir politique et l’autorité religieuse étant mêlés, rien n’empêchait le monarque d’exercer une tyrannie sans limite sur ses sujets. Pour Maistre comme pour Veuillot, la papauté était la seule institution qui fût capable de borner les pouvoirs des souverains. Dans nombre de ses écrits, le journaliste dénonça ainsi le césaropapisme byzantin et ses épigones comme le pire des despotismes, car il s’exerçait aussi bien sur les corps que sur les âmes. Dès lors, si le pape était contraint de retourner dans les catacombes, et par conséquent de ne plus exercer sur le souverain universel son rôle régulateur, l’humanité reviendrait à la situation qu’elle avait connue sous Néron. Mais, précisait Veuillot, le monde sans le pape ne serait cependant pas l’exacte copie du monde avant le pape. En effet, le développement de la bureaucratie et le progrès technique donnaient désormais aux États une puissance sans égale et pourraient dès lors permettre à la tyrannie de s’exercer sans limite :
Sa police vole sur les chemins de fer, ses décrets volent sur le fil électrique.
Le fil électrique ! Les hommes d’aujourd’hui sont fort entichés de cette machine. Qu’ils lisent l’apologue de l’hirondelle et des oisillons ! Le télégraphe électrique, disent-ils, porte nos pensées avec la rapidité de la foudre. Vous voilà bien fiers d’avoir mis vos pensées dans le bulletin de la Bourse ! Un jour, le télégraphe électrique vous portera les pensées du maître, c’est-à-dire ses ordres ; et il rapportera vos protestations d’obéissance, qui seront vos seules pensées. On verra éclater des servilités inconnues, inouïes, encore invraisemblables maintenant ; et les hommes, que ces bassesses paraîtront surprendre, dès le lendemain étonneront de leurs avilissements ceux qui la veille les auront étonnés. Quel que soit le caprice du maître, quelque insulte qu’il se plaise de faire à l’espèce humaine, l’espèce humaine obéira par le télégraphe électrique ; et il y aura toujours une prime proposée au savant qui trouvera quelque chose de plus prompt135.
90Veuillot reprenait ici une critique de la technologie qu’il n’était pas le premier à mettre en œuvre. Dans un ouvrage important, Michel Lagrée a montré que, durant l’époque contemporaine, le rapport des catholiques au progrès technique avait dans l’ensemble été marqué par un certain pragmatisme, qui les avait conduits à se saisir des avantages que l’œuvre pastorale pouvait en tirer136. Parallèlement à cette attitude, se développèrent cependant des courants, minoritaires sans être à proprement parler marginaux, marqués par la méfiance si ce n’est l’hostilité à l’égard de la technologie137. Cinquante ans avant Veuillot, Louis de Bonald l’avait illustré à merveille. Surtout, au milieu du siècle, Juan Donoso Cortès avait défendu de telles idées pour en développer les conséquences dans le domaine politique. Dans son « discours sur la dictature138 », qui influença profondément Veuillot139, l’homme politique espagnol avait ainsi annoncé que, en supprimant les distances, chemin de fer, navire à vapeur et télégraphe préparaient la voie à l’établissement d’une tyrannie universelle sans rapport avec celles qui avaient pu s’exercer dans le passé140. Lorsqu’il décrivait le monde sans le pape, Louis Veuillot se plaçait ainsi directement dans le sillage du penseur espagnol, dont il articulait la pensée avec la conception maistrienne du rôle de la papauté comme contrepoids aux pouvoirs politiques.
91Émancipé de toute limite spirituelle par la disparition de la papauté, affranchi de toute limite matérielle par le progrès technique, l’empire universel exercerait sur le monde une tyrannie sans précédent, inspirée par les principes de la Révolution. Lorsqu’il la décrivait, Veuillot reprenait une argumentation qui n’est pas sans rappeler les critiques adressées par Tocqueville dans un des plus célèbres chapitres de De la démocratie en Amérique à l’encontre de ce que l’on appellerait bientôt « l’État providence141 ». Il écrivait ainsi :
Ce sera un état très régulier, une civilisation très brillante. Les sciences, en continuel progrès, entasseront miracles sur miracles. La perfection de la police et de l’administration fera régner une égalité parfaite, comme dans l’ancienne Turquie ; tout homme pourra toujours monter, toujours descendre ; nul n’aura d’ancêtres ni de postérité, nul de possèdera rien qui ne soit au public. […]
La police prendra soin que l’on s’amuse, et ses freins ne devront jamais gêner la chair. L’Administration dispensera le citoyen de tout souci. Elle fixera sa situation, son habitation, sa vocation, ses occupations. Elle l’habillera, et lui attribuera la quantité d’air qu’il doit respirer. Elle lui aura choisi sa mère, elle lui choisira son épouse temporaire ; elle élèvera ses enfants ; elle le soignera dans ses maladies ; elle ensevelira et brûlera son corps, et déposera ses cendres dans un casier, avec son nom et son numéro142.
92La description du monde sans le pape par Veuillot témoignait ainsi parfaitement de la façon dont la question romaine, loin de se résumer au simple problème de la souveraineté temporelle du pape, venait cristalliser autour d’elle tout un ensemble de traits saillants de la sensibilité intransigeante. En plus de témoigner d’une ecclésiologie centrée sur l’autorité pontificale, au point que le repli du pape dans les catacombes était considéré comme la fin de l’Église, elle révélait pleinement les tendances apocalyptiques de ce catholicisme, que la question romaine venait raviver. Elle manifestait par ailleurs plus largement une méfiance radicale à l’égard de la modernité qui était loin de se résumer à ses seules formes politiques.
93Les répercussions de la question romaine sur le catholicisme français furent d’autant plus fortes qu’elles venaient redoubler des processus à l’œuvre depuis le début du XIXe siècle. L’intransigeance face à la modernité et l’affirmation d’une papauté capable d’instaurer une relation directe avec les masses témoignaient du caractère ambivalent du rapport que le catholicisme entretenait avec le monde moderne en ce milieu du XIXe siècle143. Afin de résister à la modernité, entendue comme un ensemble de valeurs conduisant à l’autonomisation de vastes secteurs de l’activité humaine, l’Église entamait à cette époque une indéniable modernisation, c’est-à-dire une adaptation des moyens utilisés pour faire passer son message et défendre sa cause144. Tout en réaffirmant le caractère intangible de ses principes, elle n’hésitait pas, pour les promouvoir, à utiliser pleinement les nouvelles ressources qu’offraient les mutations politiques et sociales qui caractérisaient l’époque. Le rôle nouveau joué par les laïcs en son sein en fut l’une des principales conséquences.
Notes de bas de page
1 Pelletier 2004, p. 499‑507 ; Ramón Solans 2016.
2 Boutry 1991.
3 Maistre 1797.
4 Sur la pensée de Joseph de Maistre : Armenteros 2013.
5 Latreille 1906.
6 Gadille 1975, p. 190.
7 Milbach 2021.
8 Rédigée par Bossuet, la déclaration des quatre articles adoptée par une assemblée extraordinaire du clergé du royaume de France en 1682 était l’un des fondements du gallicanisme. Les articles organiques rendaient son enseignement obligatoire dans les séminaires. L’attention qui lui était portée avait par conséquent été revivifiée sous l’Empire puis sous la Restauration. De Franceschi 2016.
9 Cité dans Gadille 1985a, p. 30.
10 Boudon 2006.
11 Il faut citer, parmi bien d’autres, Montalembert, Lacordaire, Gerbet, Rohrbacher, Guéranger, Gousset ainsi que Salinis. Plusieurs des anciens disciples de Lamennais devinrent évêques au cours des décennies qui suivirent : Hilaire 1984.
12 L’exception la plus notable était Louis Veuillot, dont la conversion fut postérieure à la condamnation de Lamennais. Paradoxalement, en raison de la manière dont il mena son action au sein de l’Église, le journaliste peut pourtant à bien des égards être considéré comme le principal héritier du maître de La Chênaie au milieu du XIXe siècle.
13 Blenner-Michel 2012.
14 Lettre à Henry Reeve, 7 novembre 1856. Publiée dans Tocqueville 1864, p. 352.
15 Gough 1996.
16 Ibid., p. 221-228.
17 Une statistique du bureau de l’Imprimerie et de la Librairie recensait à cette époque 123 exemplaires distribués en France, en majorité à des ecclésiastiques. Parmi les lecteurs de la revue, on comptait le nonce, les députés Lemercier et Plichon, Louis Veuillot, l’abbé Migne, Dom Guéranger, le général de Lamoricière et plusieurs membres de l’épiscopat de sensibilité intransigeante : les archevêques de Bourges et de Reims ainsi que les évêques d’Arras, de Chartres, du Mans, de Moulins, de Séez et de Versailles. AN, F18 548.
18 Cum Sancta Mater (27 avril 1859), Qui nuper (18 juin 1859), Nullis certe verbis (19 janvier 1860), Quanto conficiamur (10 août 1863), Quanta Cura (8 décembre 1864), Levate venerabiles fratres (27 octobre 1867), Respicientes ea (1er novembre 1870), Ubi nos (15 mai 1871) et Beneficia Dei (4 juin 1871).
19 AHDi Poitiers, Pie, 12, lettre de Mgr de Ségur à Mgr Pie, 31 décembre 1859.
20 Gadille 1967, I, p. 22.
21 Congar 1960.
22 Ségur 1860, p. 4.
23 Instruction synodale adressée au clergé diocésain, assemblé pour la retraite et le synode, sur Rome considérée comme siège de la papauté (12 et 13 septembre 1856). Publié dans Pie 1883-1884, II, p. 533.
24 Chantrel 1862a, p. 13.
25 Veuillot 1859, p. 59‑60.
26 Ibid., p. 62.
27 Par exemple : Dupanloup 1867a.
28 Ségur 1863, p. 10.
29 Veuillot 1859, p. 282. Nous soulignons.
30 Voir les remarques à ce sujet de Giacomo Martina : Martina 1990, p. 232‑232.
31 Boutry 1993, p. 203.
32 Sur cette question, voir la thèse d’État inédite de Philippe Boutry : Boutry 1993. Une présentation de ses principales conclusions a été publiée dans id. 1997.
33 Ibid, p. 333.
34 La Gournerie 1843, p. iv‑v.
35 Gerbet 1844. Un second volume paraîtrait en 1850. Le troisième, que Gerbet n’avait pas eu le temps de terminer, connaîtrait une publication posthume en 1876, avec des compléments d’Augustin Bonnetty.
36 Moulinet 1995, p. 33‑40.
37 Gaume 1847.
38 Bruley 2002, p. 62‑64.
39 Boutry 1979.
40 Lafond 1862.
41 Pie 1883-1884, IV, p. 50‑51.
42 Veuillot 1862.
43 Veuillot 1867.
44 Le journaliste les cite parmi les meilleurs livres qu’il ait lus sur Rome et réserve une place toute particulière à l’ouvrage de Gerbet. Veuillot 1862, II, p. 269‑270.
45 Le mépris pour la Rome préchrétienne était répandu chez les catholiques intransigeants, qui ne pouvaient révérer une période antérieure au christianisme. En témoigne la querelle autour de l’usage des auteurs classiques païens dans les séminaires suscitée par l’abbé Gaume au début des années 1850, et dans laquelle Louis Veuillot joua justement un rôle majeur. Moulinet 1995.
46 Gerbet 1844, p. 84.
47 Sur le séminaire français, fondé en 1853 : Levillain – Boutry – Fradet 2004. Son recrutement a été étudié par Hilaire 1967.
48 Instruction synodale adressée au clergé diocésain, assemblé pour la retraite et le synode, sur Rome considérée comme siège de la papauté (12 et 13 septembre 1856). Publié dans Pie 1883-1884, II, p. 486.
49 Ibid, II, p. 480‑484.
50 Gerbet 1850, p. 5.
51 On retrouve l’argument tant chez les catholiques libéraux que chez les intransigeants. Voir par exemple : Montalembert 1856, p. 32‑33 et Veuillot 1862, I, p. 197.
52 Rusconi 2010, p. 342.
53 Ticchi 2005, 2007.
54 Boutry 1991, p. 424‑426.
55 Veca 2018b.
56 Horaist 1995.
57 Chaurand 1986, p. 223.
58 Annales du denier de Saint-Pierre : bulletin des œuvres pontificales, 1869, p. 127.
59 Sempere 1975, III, p. 115‑116.
60 Ibid., p. 117‑118.
61 Sur les décorations pontificales au XIXe siècle : Dumons 2009.
62 Papenheim 2001.
63 Cité dans Launay 1983, p. 148.
64 Dumax 1860b, p. 7.
65 Montalembert 1859, p. 48.
66 Huguet 1871, p. 8.
67 Ibid., p. 18.
68 Desperrins 1866.
69 N.-S. Jésus-Christ 1866.
70 Alcyoni 1862.
71 Sur l’essor de la pratique du mois de Marie au XIXe siècle : Martin 2017a.
72 La pertinence de la notion de « piété ultramontaine » a pu être remise en question parce que celle-ci associe deux domaines en théorie distincts, celui de la dévotion et celui de l’ecclésiologie : Savart 1984. Comme le note Guillaume Cuchet, la notion peut cependant être défendue en mettant en avant le fait que la diffusion en France des nouvelles formes de piété venues d’Italie a pu offrir un fondement affectif au mouvement « ultramontain » et contribuer à orienter la dévotion des fidèles vers Rome. Cuchet 2013, p. 58‑59.
73 Sauvé 1861.
74 Ticchi 2010.
75 Veuillot 1862, I, p. 320.
76 Les martyrs d’Abitène étaient un groupe de chrétiens d’Afrique du Nord exécutés en 304 après avoir été surpris en train de participer à la célébration de l’eucharistie dominicale. Alors qu’on l’avait interrogé sur la raison pour laquelle il avait enfreint la loi romaine, l’un d’entre eux aurait répondu : Sine dominico, non possumus.
77 Dumax 1860a, p. 28.
78 Association de la prière 1866.
79 Ségur 1868.
80 Hilaire 2005. Une étude de cas fondamentale sur le lien entre dévotion mariale et politique, dans le contexte espagnol, est constituée par : Ramón Solans 2014.
81 Martin 2017b.
82 Camaiani 1972, p. 506.
83 Ricard 1869, p. 32‑33.
84 Ibid. 1869, p. 42‑43.
85 L’Univers, 16 juin 1871.
86 Ibid., 15 juin 1871.
87 Menozzi 2001, p. 107.
88 Benoist 1992, p. 209‑240.
89 Sur Henry Ramière et son rôle dans la diffusion de la dévotion au Sacré-Cœur : Menozzi 2001, p. 107‑155.
90 Il s’agissait des écoles dirigées par les religieuses de l’Immaculée Conception et de l’école des Frères de la paroisse Saint-Bruno. La milice du pape 1868, p. 6.
91 Ibid.
92 Laborde 1921, p. 296.
93 Cité dans Laborde 1921, p. 299.
94 Beringer 1905, p. 155.
95 Cette dévotion fut un phénomène durable. Sur ses prolongements durant le pontificat de Léon XIII : Zambarbieri 1996.
96 Camaiani 1972.
97 Veuillot 1862, I, p. 214.
98 Ibid., p. 150.
99 Boutry 2004, p. 39.
100 Ségur 1869, p. 92.
101 Par exemple : Ségur 1861b, p. 14‑15.
102 L’importance du mythe de la chrétienté dans le catholicisme contemporain a été mise en évidence par Giovanni Miccoli et par la suite étudiée par Daniele Menozzi. Sur cette question, on se réfèrera en priorité à : Miccoli 1985 ; Menozzi 2000, 2005.
103 Miccoli 1985, p. 22.
104 Ozanam 1839.
105 Arnaud 1860a, p. 8.
106 Montalembert 1860a, p. ccxxxvii‑ccxxxviii.
107 Milbach 2010b, p. 194.
108 Martina 1971.
109 Camaiani 1976.
110 Mayeur 1972a ; Multon 2002. Une analyse du phénomène dans les États du pape au moment de la Révolution est faite par Cattaneo 1995. Pour une étude sur une échelle temporelle plus vaste : Airiau 2000.
111 Gaume 1871.
112 Sur le lien entre décadence et régénération dans le discours intransigeant : Multon 2008.
113 Par exemple : Gerbet 1862, p. 91‑92.
114 Par exemple : Sauvé 1861, p. 25.
115 Cuchet 2012.
116 Martina 1985, p. 114.
117 Latreille 1960, p. 282‑283.
118 Instruction pastorale sur les malheurs actuels de la France (carême 1871), reproduite dans Pie 1883-1884, VII, p. 100.
119 Lamberts 2018.
120 Le Correspondant, janvier 1860.
121 L’Univers, 18 et 19 novembre 1852.
122 Plantier 1866, p. 12‑13.
123 Minnerath 1982, p. 37‑48 ; Jankowiak 2007, p. 342-357.
124 Minnerath 1982, p. 41.
125 Cité dans Catta 1959, p. 118.
126 Margotti 1859.
127 Veuillot 1862, I, p. 214‑215.
128 Id. 1926, p. 174.
129 Veuillot 1926, p. 177.
130 Parisis 1858, p. 343.
131 Cité dans Catta 1959, p. 163.
132 Gurreri 1989 et Brice 1998, p. 14‑16.
133 L’analyse qui suit reprend en partie les éléments d’une communication faite en janvier 2016 au VIIe congrès de la Société des études romantiques et dix-neuviémistes sous le titre « Catholicisme intransigeant, progrès technique et modernité politique au milieu du XIXe siècle. La dystopie d’un “monde sans le pape” chez Juan Donoso Cortès et Louis Veuillot ». Publication électronique : https://serd.hypotheses.org/2168.
134 L’Univers, 22 juillet 1859.
135 Ibid.
136 Lagrée 1999.
137 Les critiques de la technologie étaient du reste, dès cette époque, loin de venir uniquement des catholiques : Jarrige 2014.
138 Prononcé le 4 janvier 1849 devant la Chambre des députés espagnole, le discours, connu par la suite sous le nom de « discours sur la dictature », avait pour objectif de défendre les mesures exceptionnelles prises par le gouvernement conservateur de Narváez afin d’empêcher la propagation en Espagne du mouvement révolutionnaire qui touchait alors l’Europe. Il fut rapidement traduit en français.
139 On peut se reporter à ce sujet à l’article publié dans L’Univers le 19 juin 1853 sous le titre « D’une opinion de Donoso Cortès », ainsi qu’à l’introduction rédigée par le journaliste pour la publication d’une traduction française des œuvres de l’Espagnol : Donoso Cortés 1858, p. xlv‑xlviii.
140 Donoso Cortés 1858, p. 341.
141 Tocqueville 1840, p. 313‑315.
142 L’Univers, 22 juillet 1859.
143 Les considérations de Marie-Humbert Vicaire sur ce point n’ont aujourd’hui rien perdu de leur pertinence : Vicaire 1952.
144 Langlois 1991.
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