Chapitre I. La morale, le droit et la gestion de l’Annone
p. 13-112
Texte intégral
1– L’INSTITUTION ANNONAIRE ROMAINE ET LA THÉOLOGIE MORALE
Les étapes de la formation de la Préfecture de l’Annone
1L’ensemble de compétences et de pouvoirs spécifiques assumés par les autorités camérales se construit dans la longue gestation de la Préfecture de l’Annone : commencé avec la fin du Grand Schisme, ce n’est que dans la seconde moitié du xvie siècle que le processus peut être considéré clos, et la forme définitive de l’Annone acquise.
2Les autorités centrales de l’État acquièrent les compétences en matière annonaire de façon progressive : au début elles côtoient les autorités municipales, pour les remplacer ensuite définitivement et complètement dans toutes les fonctions concernant le contrôle du ravitaillement alimentaire de la ville1. Dans le cadre du processus général de réorganisation des structures étatiques, Martin V confie au Camerlengo, la plus haute autorité après le pape, la gestion du problème, sans pour autant priver les autorités municipales de tout pouvoir dans la matière2. A ce stade il semble exister encore une sorte de division implicite des tâches entre les deux administrations. Pendant tout le xve siècle, les interventions les plus importantes de la Chambre concernent les problèmes de la production, tandis que le contrôle du marché du blé et du pain demeure entre les mains de magistraux municipaux, les Conservatori del Popolo romano3.
3En 1512, dans le cadre de la réorganisation globale des institutions de la Chambre Apostolique, Jules II confie la charge de l’Annone à un clerc de chambre, ne laissant au Camerlengo que les prérogatives dont il dispose en tant qu’autorité supérieure4. En 1557, Paul IV crée la charge de Préfet de l’Annone, de durée annuelle. La Préfecture est désormais dotée d’une structure administrative embryonnaire, dans laquelle seront successivement encadrées des fonctions et des compétences polyvalentes, qui concernent à la fois la gestion du ravitaillement romain et le contrôle sur la production et le commerce des autres provinces de l’État.
4Avec le Motu Proprio Inter coetera Pastoralis, du 7 mai 1576, Grégoire XIII définit les fonctions et les compétences du Préfet de l’Annone. Les pouvoirs du magistrat s’étendent à tous les secteurs : la production, la commercialisation des céréales en ville, la panification, le contrôle des marchés et des prix, les exportations. Le Préfet exerce en premier lieu un contrôle sur la production céréalière au moyen des assegne, les déclarations jurées sur l’extension des emblavures que les producteurs doivent présenter au moment des semailles – assegne dei seminati – comme celles qui doivent être présentées après la récolte, sur les quantités de blé globalement disponibles – assegne dei grani5. L’instrument des assegne est censé être la base sur laquelle s’appuie la politique annonaire dans les phases suivantes, et en particulier celle des achats de blé effectués par l’Annone pour alimenter ses stocks et assurer le ravitaillement de la ville en cas de déficit de la production locale. En réalité, les assegne sont des moyens fragiles, pouvant fournir des données fausses ou du moins imprécises, du fait de l’intérêt des producteurs à cacher l’état véritable de la production6. Ainsi, la stratégie annonaire se fonde surtout sur les données concernant l’afflux de blé en ville. Des normes précises établissent le calendrier que les producteurs locaux doivent respecter pour conduire leurs blés, selon la distance des exploitations de la capitale7. Des fonctionnaires de l’Annone sont préposés à l’enregistrement de tout contingent de blé franchissant les portes de la ville. Ces informations servent à obtenir l’image la plus précise que possible de l’état réel des disponibilités présentes, et à mettre en œuvre les mesures adéquates à la situation. Il s’agit notamment de régler les distributions de blé de l’Annone aux boulangers, et de fixer le calmiere du pain, c’est-à-dire de déterminer le poids de la miche produite et vendue par le boulangers pour le prix d’un baiocco. Ces deux activités, la distribution du blé des stocks publics et la fixation du calmiere, sont exercées, comme on le verra, en étroite solidarité l’une avec l’autre8.
5Le Préfet est aussi responsable du bon fonctionnement du marché céréalier, strictement contrôlé par les mesureurs du blé qui dépendent de son pouvoir, et de la boulangerie. Ce dernier secteur est crucial, puisque la plupart de la demande urbaine s’adresse au pain et non pas au blé. Il s’agit là d’abord d’une conséquence du mode dominant d’exploitation de la propriété foncière locale qui, fondé principalement sur l’affermage des grands domaines aux mercanti di campagna et comportant le paiement des redevances en argent, fait dépendre la majorité de la population urbaine du marché. Pour éviter les risques d’accaparement et de monopole, pour obtenir aussi un contrôle plus efficace sur le blé et pour mieux répartir la consommation, les autorités romaines contraignent la demande à passer par des intermédiaires – les boulangers – qu’elles peuvent contrôler plus aisément que les particuliers. La panification privée est strictement limitée, et représente un privilège n’étant octroyé qu’à quelques institutions ecclésiastiques et familles nobles9. Il existe à Rome trois sortes de boulangers. Les casarecci, qui sont autorisés à la transformation du blé fourni par leurs clients, représentent un groupe nettement marginal, puisque le seul endroit où les particuliers peuvent acheter directement du blé est la place du Campo de’ Fiori, dont les ventes ne dépassent que rarement 10 % du total des transactions annuelles10. Les deux catégories principales qui se partagent environ 80 % du marché de blé, sont celles des baioccanti et des decinanti.
6Les baioccanti, qui forment le groupe le plus important, ne sont autorisés qu’à produire le pain soumis au calmiere et destiné à la consommation populaire. Comme on verra, ils sont les plus touchés par les réglementations annonaires, à cause de leur rôle à l’égard de la subsistance des classes populaires qui sont aussi les plus politiquement dangereuses. Les decinanti, préposés à la fabrication du pain de luxe, dit a decina, forment un groupe plus restreint et moins strictement contrôlé par les autorités publiques, bien qu’ils soient soumis, eux-aussi, à l’autorité du Préfet, qui accorde les autorisations d’ouverture des fours et effectue les contrôles de qualité requis sur leur production, de même qu’il le fait pour les baioccanti. Ce sont en outre les deux catégories auxquelles s’adressent en priorité les distributions des blés de l’Annone. Celles-ci sont effectuées selon deux modalités : a contanti et a rinnovo. Dans le premier cas, il s’agit de véritables ventes, tandis que dans le second l’Annone donne le blé aux boulangers qui s’engagent à le lui rendre successivement, selon un calendrier et des modalités établis par l’administration.
7Le stockage de blé est l’une des activités principales de l’Annone romaine, depuis ses origines. Les sources font mention de réserves publiques de blé, avec une certaine continuité à partir du milieu du xve siècle11. Il faudra néanmoins attendre la moitié du siècle suivant pour que l’écoulement des stocks publics devienne une pratique courante de l’Annone pontificale, alors déliée des urgences conjoncturelles pour devenir un instrument central du contrôle du marché. C’est Pie V qui, en 1566, impose à l’Annone la distribution aux boulangers du blé des stocks publics à prix contrôlés, en inaugurant ainsi la politique d’intervention directe des autorités sur le marché de la capitale12. Cette nouvelle fonction des réserves annonaires en affecte aussi l’importance quantitative. Sous le pontificat de Grégoire XIII, en vue du jubilé de 1575, l’administration entame la construction des bâtiments expressément destinés à la conservation des stocks et qui seront successivement agrandis par Paul V et Urbain VIII, suivant les exigences croissantes de l’Annone. Le site choisi est celui de la colline du Viminal, notamment à cause des conditions climatiques et de localisation estimées favorables à une meilleure conservation des céréales. Dans la deuxième moitié du xviie siècle, deux nouveaux projets de construction de greniers voient le jour, mais ils ne seront pas mis en route : l’un devait se situer dans le centre commercial de la ville, à côté du Campo Vaccino, dans un quartier où l’Annone louait depuis un certain temps des entrepôts utilisés pour les exigences courantes ; l’autre était prévu dans les environs du port de Ripa Grande, sans doute pour faciliter et réduire les coûts et les risques du transport du blé parvenu par le fleuve. Ce sont probablement des considérations d’ordres climatiques à être responsables de l’abandon de ces projets : la zone de Campo Vaccino présentait une humidité et des insuffisances de ventilation peu favorables, tandis que la proximité du fleuve ne mettait pas le blé public à l’abri d’éventuelles crues du Tibre13. La création du dernier des greniers de l’Annone est ordonnée en 1704, sous le pontificat de Clément XI : un entrepôt est alors bâti à côté des autres, dans la zone de Termini.
8Le ravitaillement des greniers de l’Annone se fait à la fois grâce aux prélèvements imposés aux producteurs des provinces annonaires, directement soumis à l’autorité de l’administration romaine14, et aux achats que l’Annone effectue à l’intérieur des provinces comme dans le reste de l’État et à l’étranger.
9Dans les provinces annonaires, l’Annone dispose d’un vaste réseau de commissaires qui ont la charge d’exercer les contrôles sur la production et d’effectuer les prélèvements sur les récoltes prévus par l’administration15. Dans le Distretto et dans l’Agro romain – les deux circonscriptions administratives dans lesquelles sont organisées les provinces annonaires – les commissaires de l’Annone ont la charge d’accaparer une partie des récoltes à venir, en moyennant des avances aux agriculteurs ; le solde sera fait sur la base des prix courants au Campo de’ Fiori dans les deux semaines centrales du mois d’août. Selon ses besoins, l’Annone peut acheter aussi après la récolte ; dans ce cas, les prix sont négociés avec les producteurs, et ils ne sont pas forcément liés de façon étroite aux cours du marché romain16. Cette deuxième formule est aussi adoptée pour les achats dans les autres régions de l’État et sur le marché international.
10L’insuffisance des provinces annonaires à satisfaire complètement les besoins de la capitale, amène les autorités à essayer d’élargir leur pouvoir de contrôle sur les ressources des autres provinces de l’État. En 1562, Pie IV confie à la Préfecture romaine l’octroi des permis d’exportation du blé de toute province de l’État, sous le contrôle stricte du Camerlengo et du pape. C’est l’acte qui consacre la centralisation définitive de la gestion annonaire par rapport aux exigences de la capitale, du moins pour ce qui concerne le secteur crucial du commerce intérieur et extérieur17. Au niveau administratif, la gestion des Annones locales, instituées pour surveiller le ravitaillement des villes provinciales, reste dans les mains des autorités locales. Toutefois, lorsque une crise générale survient, l’administration centrale prend le relais, et soumet à son pouvoir les administrateurs provinciaux18.
11Cette politique de soumission au centre de toutes les provinces de l’État est poursuivie par Sixte V, qui ordonne l’institution d’entrepôts de blé réservés à l’Annone de Rome dans les provinces des Marches et de Romagne19. En outre, il augmente les taxes d’exportation du blé de ces régions, dont le commerce était tourné vers les États voisinants plutôt que vers Rome.
12Parallèlement, l’administration pontificale dirige ses efforts vers l’augmentation de la production locale, notamment dans l’Agro romano. Le chemin pris par Sixte V est celui du crédit foncier : il établit un fond de 200 000 écus destinés aux prêts aux agriculteurs et gérés par une congrégation explicitement instituée à cette fin20. Il s’agit d’une mesure exceptionnelle et, pourrait-on dire, expérimentale. Cette fonction de crédit foncier est définitivement acquise par l’Annone quelques décennies plus tard, sous le pontificat de Paul V, qui charge le Mont-de-Piété, après autorisation de la Congrégation pour l’Annone, de prêter aux agriculteurs des sommes inférieures à 2 000 écus, à un intérêt de 2 %21.
13Le pape Borghese conclut le processus de formation de l’Annone romaine, en introduisant, le 23 décembre 1605, la Tariffa perpetua per li fornai di Roma. Celle-ci établit la relation devant subsister entre le poids du pain à baiocco fixé par les autorités et le prix du blé distribué a contanti aux boulangers par l’Annone22.
14Aucune modification essentielle des compétences et des pouvoirs de la Préfecture n’est véritablement accomplie par la suite, jusqu’à la suppression de la magistrature au début du xixe siècle23. Les polémiques sur son fonctionnement ne manquent cependant pas. Elles amènent, en 1689, à une révision du rôle de la Préfecture visant notamment à réduire ses pouvoirs d’achat des blés dans les provinces annonaires et sa participation au marché urbain. Des plaintes des boulangers et des marchands de blé, qui accusent l’Annone d’imposer des prix plus élevés que ceux pratiqués dans le réseau privé et de saturer le marché, conduisent le pape Alexandre VIII à réduire les stocks publics de blé, à modérer les achats sur le marché romain et à supprimer les ventes aux boulangers de la part de l’Annone24. Pour le renouvellement des stocks, l’Annone garde les distributions a rinnovo. Cette réforme ne sera que partielle et temporaire : les réserves de blé ne sont pas véritablement réduites, et les ventes a contanti recommencent à peine quelques années après, ainsi que les achats sur le marché romain, ces derniers sollicités directement par les producteurs frappés par une suite d’années d’abondance25.
15La description des fonctions de la Préfecture de l’Annone ne suffit pas à rendre compte de l’originalité du système mis en place par les autorités pontificales. Les compétences et les pouvoirs dont elle dispose sont tout à fait semblables à ceux dont les institutions annonaires des autres villes européennes sont douées à la même période. Il existe bien sûr des différences, dues plus à l’ensemble dans lequel les éléments typiques des Annones sont réunis, qu’à la spécificité de chacun d’eux. Ce qui constitue la particularité de l’Annone romaine est, d’une part, l’usage qu’elle fait des moyens traditionnels à la disposition des autorités publiques dans la gestion du ravitaillement ; et, d’autre part, la façon dont elle organise le réseau d’échange des grains et du pain en ville. Dans les deux cas, la politique pontificale manifeste des liens très étroits avec l’élaboration théorique de la scolastique concernant aussi bien les faits et les actions économiques que la représentation de la société.
Les contraintes de la morale
16Dans toute activité relevant du problème annonaire, qu’il s’agisse de la formation des règlements qui organisent les transactions commerciales, de la détermination des formes de concession de la liberté d’exporter, de la constitution et du maintien de stocks publics de céréales, ou encore de l’établissement des prix du blé et du pain, les autorités ne jouent pas un rôle de simples gestionnaires de l’existant ; bien au contraire, et de façon active, elles proposent un modèle précis de relations sociales, économiques et politiques. Ce-lui-ci trouve ses racines les plus profondes dans le débat théologique et juridique. Le droit et la théologie ne donnent cependant pas lieu à l’élaboration d’une « théorie annonaire » explicite et globale, servant de modèle à la fois normatif et pratique pour l’exercice de l’une des fonctions centrales et parmi les plus délicates de l’administration d’Ancien Régime. Mais ils représentent les champs du savoir dans lesquels sont abordés les problèmes économiques généraux, parmi lesquels ceux relevant du domaine spécifique de l’Annone. Il est impossible de comprendre la logique des institutions et des politiques liées au ravitaillement des villes, à la gestion des marchés, à la fixation des prix, sans faire référence au système de pensée avec lequel les autorités analysent la réalité dont elles ont affaire.
17Cette démarche n’implique pas une correspondance stricte, qui serait inévitablement forcée, entre théorie et pratique. Elle n’implique pas non plus une explication de la logique annonaire en termes de conformité ou déviation par rapport aux normes juridiques ou morales, comme si le problème principal des autorités était celui de la cohérence entre pensée et action. A partir de la prise en compte de l’existence d’une relation forte entre la pratique annonaire et une conception tant des faits économiques que du rôle de la politique dans leur gestion, il s’agit plutôt de définir les modalités de leurs relations, tout en saisissant les incohérences, les problèmes, les particularités que celles-ci présentent.
18Le respect des règles morales fondamentales est contraignant tant pour le simple citoyen que pour l’autorité la plus élevée au sein de la communauté. Comme l’affirme très clairement, parmi d’autres, Molina, non seulement les autorités peuvent commettre un péché mortel si, à l’occasion d’une décision politique ou législative, elles agissent contre l’une des normes morales prévues pour ce cas spécifique ; mais elles ont aussi la tâche d’assurer le salut des sujets en favorisant leur moralité grâce à l’adoption de lois justes26. Au cas où l’attitude des autorités serait jugée contraire aux lois éthiques, le respect même des décisions du souverain pourrait être mis en cause, et la rébellion deviendrait alors légitime. La théologie et le droit, lieux de la production normative, représentent dans ce sens les bancs d’essai pour mesurer la légitimité des solutions adoptées par les autorités dans leur tentative permanente pour conformer leur politique et leurs objectifs aux impératifs éthiques.
19Dans les procès-verbaux des Congrégations annonaires, on trouve des indices du lien existant entre la pratique courante et les prescriptions ou les interdits moraux abordant les mêmes problèmes que les autorités s’apprêtent à affronter. Il s’agit tout d’abord de la soumission de certaines mesures, considérées particulièrement délicates, au jugement de légitimité juridique et morale qui peut être exprimé par les juristes et les théologiens. Pour ne citer qu’un seul exemple, l’application du chirographe de Paul V qui autorise le Mont-de-Piété à prêter aux agriculteurs des sommes d’argent considérables, au taux de 2 %, du fait du risque de l’usure qu’il contient, demande une vérification auprès des théologiens et des canonistes, requise d’ailleurs par la Congrégation elle-même27.
20Derrière les mesures de crédit au bénéfice des agriculteurs, il faut d’ailleurs voir les évolutions du débat sur l’usure et l’intérêt qui préoccupe particulièrement l’Église aux xve et xvie siècles. Celui-ci débouche d’abord sur la création des Monts-de-Piété, destinés à prêter gratuitement aux pauvres ; ensuite, il porte à légitimer la perception d’un intérêt sur les prêts accordés, conçu comme une forme de paiement des coûts de gestion28. Une fois ce processus déclenché, des évolutions plus substantielles surviendront, amenant à un changement profond du rôle premier des Monts-de-Piété. La légitimation des prêts aux agriculteurs, qui rompt avec la tradition de ces institutions, entraîne l’extension des prêts à d’autres catégories de personnes : Paul V lui-même autorise les familles nobles, les ordres religieux et les institutions ecclésiastiques à emprunter sur gage de leurs biens.
21Le lien entre pratique annonaire et pensée morale est encore témoigné par la façon dont les autorités observent la réalité, et par les termes dans lesquels elles traduisent leur analyse et formulent leurs propos. Presque toute action économique qui relève des compétences et de l’intervention de l’Annone est discutée par les théologiens. Qu’il s’agisse du droit des autorités de contraindre les particuliers à la vente du blé excédent leur consommation personnelle dans les périodes de disette, ou d’interdire tout déplacement des grains ; de la fixation légale des prix ; des formes dans lesquelles les ventes et les achats doivent se dérouler et des prix auxquels les transactions entre particuliers doivent se réaliser ; pour chacun de ces cas, et pour d’autres encore, les théologiens offrent des exemples, jugent des attitudes, présentent les différentes possibilités d’action acceptées par la tradition. Les autorités lisent d’abord les comportements des acteurs à travers la casuistique proposée ; elles les classent ensuite selon la catégorie à laquelle ils appartiennent ; finalement, elles se placent et situent leur action par rapport à cette classification. Ce procédé est manifeste lorsque les autorités proposent des étiologies des disettes, dont le but est de mettre en œuvre une réaction appropriée. Mais c’est également évident lorsqu’elles se posent le problème plus général d’adopter des mesures justes. L’emploi du mot juste, qui revient fréquemment dans les textes produits par l’Annone, est à considérer sérieusement et littéralement, car il renvoi directement au contexte de l’élaboration traditionnelle concernant l’économie.
22Du fait de son importance pour l’interprétation de l’Annone, la pensée économique à laquelle les autorités font référence doit être interrogée directement et préalablement à toute analyse de la politique concrète des autorités. Les prochains paragraphes seront consacrés, d’une part, à l’encadrement de la réflexion économique des scolastiques dans son contexte propre, à savoir la théologie morale et, en particulier, la justice ; de l’autre, à situer l’Annone et ses compétences par rapport à ce discours et aux ambiguïtés qui se manifestent dans son sein.
La place de la réflexion économique dans la théologie morale
23La première étape du chemin que je me suis proposée de parcourir consiste à chercher à définir la place occupée par les problèmes économiques dans le cadre plus général de la théologie morale. Il s’agit en particulier de mettre en lumière les liens existant entre ces problèmes et l’ensemble de relations humaines dans lequel ils sont insérés.
24Les questions concernant les échanges, les prix et l’usure, qui résument l’essentiel de l’articulation de la pensée économique des scolastiques, sont abordées par la théologie morale dans le domaine de la justice, définie par Thomas d’Aquin comme « l’habitus par lequel on donne, d’une perpétuelle et constante volonté, à chacun son droit »29.
25La justice s’articule en deux figures : la distributive et la commutative. Elles ne diffèrent ni dans le genre, ni dans leur substance, mais uniquement par le mode de leur fonctionnement.
26La justice distributive est censée gérer les rapports de la communauté avec chacun de ses membres. Les individus y sont considérés en fonction de la place qu’ils occupent à l’intérieur d’une formation hiérarchique fondée tout d’abord sur les différences naturelles entre les hommes. De ce fait, l’attitude de la communauté dans la répartition de ses ressources doit être guidée par le souci de maintenir, après la répartition, le même ordre proportionnel qui existait auparavant. La communauté traite alors ses membres avec justice lorsqu’elle établit des proportions entre les choses données ou demandées et les personnes à qui elles sont adressées ou requises, compte tenu de la position de chacun dans l’ensemble30.
27La justice commutative, en revanche, règle les relations des individus entre eux. Dans ce contexte, la mesure de l’équité est fondée sur une proportionnalité arithmétique d’égalité entre la chose donnée et la chose reçue. En tant que relation entre particuliers, les échanges et tous les aspects qui les concernent – notamment celui du prix – sont soumis à ce type de justice et de proportionnalité31.
28La recherche des critères de validité morale des échanges, qui occupe la réflexion théologique dans le domaine « économique », se traduit ainsi dans l’examen et l’évaluation des conditions nécessaires à la parfaite égalité entre les choses échangées, à savoir entre leur valeur et leur prix. Dans ce sens, la position sociale des individus devrait être écartée de l’analyse : dans l’acte d’échange, elle devrait être sans influence. Toutefois, les échanges entre particuliers se situent bien au sein d’une communauté qui détermine leur position relative et qui fonde la hiérarchie à travers laquelle les individus se perçoivent et sont perçus par les autres. Même dans les relations qui, en tant que relations entre particuliers, requerraient l’application des principes de la justice commutative, l’existence des disparités et de rapports hiérarchiques naturels peut entraîner l’intervention légitime du type d’équivalences propre de la justice distributive.
29Cela est clairement mis en évidence par Giovan Battista De Luca, l’un des derniers grands juristes de la seconde scolastique, dans sa définition de la justice distributive et dans l’énonciation des champs de son application32. Tout en reconnaissant que la pratique de la justice distributive revient d’abord au souverain et aux autorités publiques dans leurs relations avec les sujets, il n’hésite tout de même pas à élargir son champ d’application à toute relation, même entre particuliers, où il existe disparité et hiérarchie. Ce qui règle la rémunération d’un soldat de la part de son capitaine, ou le salaire payé par le maître à son serviteur, ou encore la reconnaissance d’un père envers son fils, n’est pas, en dernière analyse, la justice commutative. Celle-ci n’agit que dans le contrat passé entre le maître et chacun de ses serviteurs : à ce moment, il doit y avoir égalité entre la prestation donnée et le salaire payé. C’est l’existence de ce contrat qui empêche le subordonné de revendiquer en justice quelque chose au-dessus de la valeur établie pour son travail. Mais cela n’empêche pas que l’égalité initialement et théoriquement postulée soit remise en cause par l’attitude du maître, lorsqu’il décide de payer plus cher les services reçus du fait de leur qualité, ou pour toute autre raison.
30Les considérations de De Luca sont importantes, car elles mettent en lumière un point capital de la pensée économique des scolastiques, non tant du point de vue de son contenu, mais certainement de celui de sa logique. On retrouve ces mêmes principes dans les critères de détermination du juste prix, dont le salaire est d’ailleurs une forme spécifique.
31Comme le répètent les théologiens, le juste salaire, ainsi que le juste prix, est soumis aux équivalences de la justice commutative. Ces règles ne s’appliquent toutefois que dans une relation bilatérale et privée, qui est la seule à être prise en compte dans l’analyse afférent à ce type de justice. Dès que l’on change de perspective, et que d’une relation bilatérale on passe à envisager le même problème dans un cadre de relations à plusieurs, on se met à réfléchir, je dirais presque automatiquement et sans souci particulier, avec les critères de la justice distributive.
32La parabole biblique des ouvriers engagés à des différentes heures de la journée offre un exemple très clair de ce type de raisonnement et de décalage, et peut en constituer un antécédent justificatif. Un maître de maison embauche, au début de la journée, des ouvriers pour les travaux de sa vigne. Il négocie avec eux un salaire d’un denier. Tout au long de la journée, il en engage d’autres en leur offrant une rémunération « raisonnable ». Le soir, une fois les travaux terminés, il donne à chacun d’eux la même somme d’un denier, bien que certains aient travaillé toute la journée et d’autres à peine quelques heures. Les premiers ouvriers, en constatant qu’ils ont été payés autant que les derniers, s’adressent au maître en plaidant l’injustice de tel traitement :
Ces derniers n’ont travaillé qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons supporté la fatigue du jour et la chaleur33.
33Le maître de maison, en répondant à l’objection, explique et justifie son attitude :
Mon ami, je ne te fais pas tort ; n’es-tu pas convenu avec moi d’un denier ? Prends ce qui te revient, et va-t-en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi. Ne m’est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux ? Ou vois-tu de mauvais œil que je sois bon ?34
34L’équivalence entre prestation de travail et salaire, qui serait requise par la justice commutative, est, ici aussi, résiliée au contrat passé entre le maître et chacun de ses ouvriers. De ce fait, toute opposition à la validité du contrat fondée sur son injustice est repoussée. Tout ce que le maître veut donner au-dessus du prix négocié devient une distribution de ses biens, dont il dispose complètement et librement. La seule contrainte qui peut être posée à sa libéralité, est le respect des proportions existant entre les individus auxquels ses actes s’adressent. Le respect du statut de chaque personne et de sa position relative à l’intérieur de la communauté est prioritaire. Pour que cela soit possible lorsque plusieurs individus sont impliqués dans une distribution, il faut adopter les principes propres de la justice distributive35.
35Du reste, même les définitions du salaire que l’on trouve dans l’élaboration théologique font référence à des critères sociaux. Chez les théologiens, il n’est pas explicité ce que le salaire doit payer. En revanche, il est dit ce à quoi il doit servir : il doit permettre au travailleur de vivre convenablement à son état et à sa position sociale. Le travailleur se trouve donc déjà situé à l’intérieur d’un ensemble ; et c’est cet ensemble qui le définit en tant qu’individu, en définissant au même temps ses besoins qui correspondent à ceux de tous les autres individus appartenant à la même classe.
36Du fait de la représentation hiérarchique de l’ordre social, dans lequel les individus ne sont considérés que par leur statut, et du fait de l’insertion des activités économiques dans le contexte plus général des relations humaines, une analyse de la pensée économique se référant uniquement aux principes de la justice commutative serait fallacieuse. Bien que l’articulation concrète entre les deux figures de la justice pose un problème sérieux, dont la solution est loin d’être facile, il est clair que la justice commutative intervient seulement lorsque la répartition des ressources au sein de la communauté est accomplie selon les proportions de la justice distributive.
37Dans l’élaboration catholique, jusqu’à des temps récents, la tentative de conciliation entre les rôles respectifs de la justice distributive et de la justice commutative va dans ce sens. Je prendrai ici comme exemple l’œuvre d’un dominicain, P.D. Dognin, qui a consacré trois articles à préciser le rôle de la justice distributive dans la conception économique thomiste36. Dans le premier de ces articles, l’auteur analyse un cas de figure spécifique : l’attitude d’une banque dans sa relation habituelle avec ses clients, et dans une situation d’urgence, lorsque, prise d’assaut par tous ses créanciers simultanément, elle est contrainte d’établir des critères de répartition d’un capital insuffisant pour régler toutes ses dettes. Dans le premier cas, seules les règles de la justice commutative entrent en jeu. Le banquier
(...) se sait assez riche pour pouvoir satisfaire un créancier sans avoir actuellement le souci de satisfaire les autres37.
38En revanche, lorsque le banquier se découvre dans une situation d’insolvabilité, la justice commutative n’est plus suffisante pour régler sa relation avec ses clients. Dans ce cas, avant de payer un client, il doit prendre en compte l’ensemble des créanciers, afin d’établir des proportions à l’intérieur de ce groupe :
(...) la pénurie lui impose une circonspection infiniment plus grande. Il ne peut payer l’un sans tenir compte des autres. Il doit reproduire dans les biens la proportion des personnes qu’il découvre dans la communauté38.
39Ce n’est qu’après avoir établi cette proportion que les rapports entre la banque et les clients seront à nouveau gérés selon les règles de la justice commutative. La priorité de la justice distributive dépend du fait qu’elle règle entre les hommes la répartition originelle du droit sur des biens qui, par nature, leur sont communs. En effet, la propriété n’est qu’un « aménagement d’un dominium commun », dont la justice distributive donne les règles39.
40Aux yeux des théologiens, l’inégalité de cette répartition est tout à fait naturelle, puisqu’elle a été établie par la divine providence40. Elle est aussi symétrique à la division hiérarchique de la société. C’est grâce à l’existence d’une disparité structurelle et originelle entre les individus, ainsi que dans la répartition des biens, que peuvent être pratiquées les vertus, au premier rang desquelles est placée la charité. Répondant à l’objection selon laquelle celui qui s’approprie d’un bien commet un péché si la jouissance du bien était destinée à tous, Thomas d’Aquin affirme que
le riche n’est pas injuste, lorsque s’emparant le premier de la possession d’un bien qui était commun à l’origine, il en fait part aux autres41.
41Et il cite Saint Ambroise, qui demandait
Pourquoi es-tu dans l’abondance, et lui dans la misère, sinon pour que tu acquières les mérites du partage et lui pour qu’il obtienne le prix de la patience ?42
42L’aumône elle-même, acte principal de la charité43, a ses règles, qui ne doivent pas contredire l’ordre fondamental de la vertu à laquelle elles sont soumises. Le problème est posé par Thomas d’Aquin dans l’article six de la quaestio 32, où il demande si le devoir de charité s’étend aussi aux biens nécessaires à la vie de celui qui fait l’aumône. La réponse débute avec une définition du « nécessaire », dont l’auteur reconnaît deux acceptions. Cette notion désigne premièrement tout ce qui est indispensable à la survie personnelle et familiale : à une exception près44, on ne doit jamais faire la charité en se séparant de ce type de biens, car il est interdit de se donner la mort volontairement, ou de la procurer à ceux dont on a la responsabilité. Il existe cependant un deuxième sens du terme, beaucoup plus étendu :
Le nécessaire peut encore signifier ce qui est indispensable pour vivre selon les exigences normales de sa condition ou de son état, et selon les exigences des autres personnes dont on a la charge45.
43Les limites sont dans ce cas plus larges. Selon Thomas d’Aquin, il est possible d’ajouter ou d’enlever une certaine quantité à ces biens, sans pour autant modifier le train de vie approprié à son état. L’aumône de ces biens n’est pas un impératif moral, mais une possibilité, qui ne trouve de limites que dans le respect de sa propre condition. Aussi Thomas estime-t-il que
Faire l’aumône en prenant sur ce nécessaire est bon, mais c’est un conseil et non un précepte. Ce serait au contraire un désordre de prélever pour ses aumônes une part telle de ses biens qu’il serait désormais impossible de vivre avec ce qui reste de façon conforme à sa condition et aux affaires qu’on doit traiter ; car personne n’est obligé de vivre d’une façon qui ne conviendrait pas à son état46.
44Tout comme la doctrine de la charité, la réflexion théologique sur les échanges, les prix et l’activité marchande est soumise à l’exigence fondamentale du respect des différences naturelles entre les hommes et du principe hiérarchique qui organise la société. On peut même dire que c’est autour de cette exigence que les affirmations souvent contradictoires des théologiens sur la légitimité des attitudes économiques trouvent leur cohérence.
45L’échange est conçu comme l’un des moyens pour répartir le nécessaire entre les membres d’une communauté. Après Aristote, tous les auteurs le définissent d’abord en tant qu’institution indispensable, introduite dans la société en raison de son élargissement progressif. Une fois perdue la communion des biens propre à la famille, l’échange devient le moyen principal grâce auquel chaque cellule de la société peut se procurer ce dont elle a besoin47. D’abord elle le fait sous la forme du troc ; celui-ci est ensuite perfectionné avec l’introduction de la monnaie : inventée pour faciliter les transactions, celle-ci donne rapidement lieu à une activité nouvelle, dont la fin n’est que son accumulation. La chrématistique, opposée à l’économique, qui a pour but l’acquisition des biens nécessaires à la vie familiale, est condamnée par Aristote parce qu’elle est pratiquée par les uns aux dépenses des autres48. Cette conception de l’échange comme jeu à somme nulle, où le profit tiré par une partie implique forcément une perte pour l’autre, caractérise globalement la pensée économique pré-classique49. Ce n’est qu’entre la fin du xviie siècle et la moitié du siècle suivant que s’impose une inversion radicale de cette conception, et que l’acte d’échange commence à être considéré comme également avantageux pour les deux partenaires50.
46La conception pré-classique de l’échange rend nécessaire de réglementer juridiquement et moralement la sphère économique, surtout lorsque les transactions concernent des biens fondamentaux pour la survie des individus. Karl Polanyi a souligné l’interdiction qui, dans les sociétés tribales, touche tout échange lucratif concernant les victuailles : des transactions de ce genre commencent à se réaliser là où il a été possible de les rendre indépendantes du profit, grâce à l’établissement officiel d’équivalences entre les biens échangés51. La définition de critères garantissant la réciprocité de l’avantage a une importance évidente pour la survie de la communauté. Elle ne peut donc pas être entièrement confiée à la volonté individuelle des partenaires commerciaux. Dans ce domaine, le problème principal de la théologie morale est précisément de codifier l’échange au maximum, pour éviter qu’il ne soit laissé au bon plaisir des individus, à leur évaluation personnelle52. Le recours à la détermination légale des prix, ou à la communis aestimatio53, représente dans ce sens la remise de l’établissement des équivalences dans les mains de la communauté dans son ensemble. Elles seront ainsi établies en fonction de critères et de valeurs qui lui sont propres. Rien n’empêche que les équivalences comprennent des formes de profit : ce qui est important est que celles-ci aussi soient codifiées par des règles communes. En dehors de ces règles, tout ce qui est gagné est illégitime et condamné. Polanyi voit dans ce type de raisonnement le fondement logique du juste prix54.
47Dans cette perspective, l’organisation morale est apparentée avec les contrôles concrets exercés par les autorités sur les transactions commerciales, notamment ceux qui concernent le domaine annonaire. Qu’il s’agisse du for intérieur, gouverné par la morale, ou du for extérieur, où règnent le droit et la politique, il n’y a qu’un seul problème : comment empêcher que le conflit inhérent à la relation d’échange ne devienne un puissant agent de désagrégation de la société. Pour cela, on emprunte le chemin de l’adéquation entre l’activité économique et les normes générales qui gèrent les relations des individus entre eux et de la communauté avec chacun de ses membres, c’est à dire aux principes de la justice : l’activité économique est en effet conçue comme un cas particulier d’un ensemble plus large qui comprend toutes les relations humaines. Elle doit donc être gérée par les mêmes normes morales55.
Entre justice commutative et distributive : la place ambiguë de l’activité annonaire
48Du fait de ses fonctions et des problèmes auxquels elle est confrontée, l’Annone représente un biais excellent pour enquêter sur la relation entre les deux sphères de la justice dans les activités économiques. D’un côté, en tant que mode d’organisation des échanges entre individus, elle implique l’application des principes propres à la justice commutative. Le contrat d’achat et de vente est en effet soumis à ce type de justice. Le système d’équivalence est ici fondé sur l’égalité entre les choses échangées : le prix doit correspondre parfaitement à la valeur de la marchandise que l’on reçoit. Toute altération de ce rapport doit être corrigée, en rétablissant une égalité parfaite par un acte de restitution. L’analyse de l’échange menée par les théologiens est centrée sur la recherche des critères de justice propres à ce type de contrats, c’est-à-dire sur le rapport entre valeur et prix, et sur la reconnaissance de tous les facteurs qui peuvent légitimement intervenir pour modifier soit l’un de deux termes, soit leur relation.
49D’autre part, l’institution annonaire est également chargée de répartir les ressources alimentaires détenues par la communauté dans son ensemble, ressources qui peuvent se révéler insuffisantes pour satisfaire les besoins de tous ses membres. Dans l’accomplissement de cette tâche, les autorités font valoir des prérogatives juridiquement reconnues : elles peuvent contraindre les propriétaires d’un bien, s’ils disposent d’une quantité de ce bien supérieure à leurs besoins, à en vendre à ceux qui en manquent ; elles ont aussi le pouvoir de limiter les achats des particuliers pour favoriser une distribution plus large et plus équilibrée des marchandises. Ce type d’action est soumis aux principes de la justice distributive. Le rapport d’équivalence doit alors être établi non plus directement entre les choses échangées, mais selon une proportionnalité géométrique entre choses et personnes. Il y a là un conflit potentiel et violent entre deux aspects gérés par des principes d’équivalence différents.
50L’une des recompositions possibles de ce conflit dans le domaine annonaire, consiste en une définition des fonctions de l’Annone selon la conjoncture : dans les périodes d’abondance, les autorités doivent se limiter à assurer la régularité de la production et des échanges, ne s’engageant que dans la prévention des risques éventuels pour le long terme ; en revanche, lorsque l’État ou la ville sont frappés par une disette, le pouvoir politique doit intervenir directement pour garantir une répartition correcte des ressources. C’est la solution prônée de façon claire par De Luca dans ses différentes ouvrages et en particulier dans le Theatrum veritatis et iustitiae, publié entre 1669 et 1673. Dans Il principe cristiano pratico (1680), se référant de façon sinon explicite du moins transparente à la réalité de l’État pontifical, il consacre un chapitre à l’examen des fonctions annonaires, en suggérant quelques règles de comportement que tout souverain devrait suivre. Selon De Luca – qui reprend dans cela une conception classique –, les compétences de l’Annone sont du ressort du Prince pour deux ordres de raisons. Premièrement, le Prince étant l’époux virtuel de la République, laquelle lui apporte comme dot la cession des ses rentes, juridictions et raisons, est tenu de lui assurer la nourriture56 ; deuxièmement, puisque la disette génère des révoltes contre le pouvoir, l’Annone doit être une institution centrale du gouvernement politique et un souci fondamental pour l’intérêt de l’État57.
51La subsistance matérielle de la République concerne cependant les « corps physiques » des sujets qui la composent : par rapport aux personnes concrètes, le Prince doit adapter son attitude aux circonstances. Dans les périodes d’abondance, il n’est pas censé leur assurer directement le ravitaillement, dont chacun doit avoir la charge, en se procurant la nourriture soit par son propre « travail et peine », soit par le moyen de l’aumône. Toute distribution que le souverain veut accomplir dépend alors de sa libéralité et de sa magnanimité, mais ne rentre pas dans ses obligations spécifiques. Dans ces conjonctures, sa tâche principale concerne la prévention de la disette. De Luca dresse une liste des principales causes de celle-ci. Pour lui, comme pour la plupart des juristes et des autorités politiques, elle peut être provoquée par des causes naturelles ou divines aussi bien que par des interventions humaines :
(...) par l’accident de la guerre, lorsque des ennemis ou des alliés ravagent les campagnes, en entraînant l’agriculture ; ou parce que l’on a négligé l’agriculture, ou à cause des inondations, ou des exportations de blé (...), ou du fait des monopoles des marchands qui, en s’appropriant de tous les grains et les autres victuailles achetés aux agriculteurs, en fixent arbitrairement le prix58.
52La tâche du Prince, en cas de disette provoquée par des causes naturelles, est de prévoir à temps la difficulté, pour pourvoir la République du blé nécessaire, en l’achetant à l’étranger. Mais le Prince est aussi tenu pour responsable de la « malice des hommes ». Le défaut de cultures peut en effet dépendre de plusieurs causes, contre lesquelles on peut réagir. Si l’on n’ensemence pas à cause de « la paresse et [du] manque d’application des paysans », ou du fait du banditisme qui ravage les campagnes, il faut agir pour obtenir une correction des mœurs des habitants, et prendre des mesures impitoyables contre les fainéants et les malfaiteurs. Lorsque la pénurie est due à la condition trop misérable des agriculteurs, et à une trop faible rémunération de leur activité agricole, les solutions se situent évidemment sur un autre plan. Les mesures suggérées par De Luca préfigurent une politique de soutien à l’agriculture : l’introduction de prêts gratuits, en argent et en semences, l’abolition du droit de préemption dont l’Annone jouit sur le produit local, l’adoption d’une forme de protectionnisme empêchant, en temps normal, l’afflux du blé étranger et, en parallèle, l’octroi systématique et régulier de permis d’exportation du produit local, le contrôle du marché, de façon à éviter la constitution de monopoles et à garantir des négociations libres, afin que le blé soit vendu à son juste prix.
53La gestion annonaire courante doit aussi comporter la formation de stocks publics de blé, et la taxation du pain. Pour De Luca, le prix du pain doit être le plus stable possible, afin surtout de parvenir à un équilibre dans les coûts de gestion des réserves publiques : les profits réalisés par l’administration dans les périodes d’abondance, lorsqu’elle vend son blé plus cher par rapport aux prix de marché, compenseront les pertes subies dans l’écoulement à un prix politique lors des disettes et des conjonctures de hausse. Avec ce système, l’avantage dont le peuple est privé dans les périodes d’abondance est largement compensé par l’absence de disettes dans les moments critiques59. La médiation politique fonctionne, et elle est jugée positivement, puisqu’elle assure aux sujets une juste répartition de leurs pertes et de leurs profits.
54Une telle idée de répartition est sous-jacente à la description des tâches du souverain en cas de disette. Il doit alors pourvoir directement au maintien de la République et de ses membres, en assumant envers eux les fonctions d’époux et de père60. Dans ce cas, la stratégie d’intervention s’articule autour de trois phases. Il faut d’abord rassembler les informations sur les disponibilités générales de blé à l’intérieur de l’État, et évaluer les besoins afin d’organiser d’éventuelles importations et d’assurer une redistribution équitable des ressources entre les sujets. Il s’agit d’une opération compliquée et délicate : d’un côté, les règles du bon gouvernement exigeraient
de ne pas faire sortir de l’argent de la Principauté pour les choses dont on peut se pourvoir à l’intérieur ; il est ainsi plus approprié d’acheter de ses propres sujets, même en payant plus cher, puisque l’argent qui reste dans la Principauté peut se dire du Prince61 ;
55d’un autre côté, on ne peut pas faire subir la famine à ceux que la nature à fait jouir de l’abondance, en leur soustrayant le produit pour le donner à d’autres. Cela est valable même lorsqu’il s’agit de ravitailler la capitale qui, selon De Luca, doit demeurer le centre des attentions et des soins du souverain. Le cas échéant, la révolte des sujets discriminés serait une réaction légitime :
(...) lorsque le Prince, ou toute autre autorité, demande cela, les Ecrivains affirment avec raison que, sans commettre aucun péché de désobéissance et de rébellion, on peut lui résister au nom de la défense de sa propre vie, permise par toute loi ; tandis que la soustraction d’aliments est un meurtre (...)62.
56Ces considérations n’empêchent pas que la deuxième et la troisième phase de l’intervention soient fondées sur la lutte contre toute forme de monopole et d’accaparement, sur l’obligation faite aux possesseurs de blé de le vendre, même à un prix imposé, et sur la limitation des achats individuels. Dans une situation d’urgence, le blé a en effet un double statut : bien privé, ne pouvant pas être arbitrairement soustrait à son possesseur, il est aussi une ressource publique qui, en tant que telle, doit être équitablement distribuée. Ici encore, De Luca, sous forme de prescriptions aux gouvernants, ne fait que reprendre les opinions et les concepts exprimés par la plupart des théologiens et des juristes du siècle précédent63.
57Précis lorsqu’il détaille le comportement du souverain à l’occasion des disettes, De Luca est beaucoup plus allusif en ce qui concerne la gestion courante de l’Annone. D’ailleurs, comme il le dit explicitement, dans les périodes d’abondance, le Prince n’est pas soumis à l’obligation de procurer directement le ravitaillement de ses sujets. Il n’est pas pour autant dispensé de tout rôle. Il doit notamment exercer une politique de prévoyance pour éviter la disette causée par les comportements des hommes. La disette est en effet essentiellement provoquée, selon De Luca, par un désordre dans l’accomplissement des fonctions sociales de chacun des acteurs participant au processus du ravitaillement, qu’il s’agisse des producteurs ou des autorités publiques elles-mêmes64. Les premiers devraient assurer une production adéquate aux besoins de la communauté, tandis qu’aux autorités reviendrait la tâche de garantir à chacun d’eux la juste rémunération de leur travail. Lorsque l’un des deux n’accomplit pas son devoir, les cultures sont délaissées et la crise se manifeste. Les autorités doivent alors agir afin de rétablir l’harmonie. Leur action se traduit notamment par l’établissement des conditions permettant d’assurer que toute transaction de blé soit faite au juste prix. Ce n’est que par ce moyen que les parties en cause reçoivent ce qui leur revient de droit du fait de leur position dans l’ensemble communautaire.
58La formation de la Préfecture de l’Annone et la mise en place de ses compétences – dont on vient de montrer les principales étapes – se justifient donc tant du point de vue politique que moral : aux exigences de ré-organisation générale de l’État qui se manifestent dès le retour à Rome de la papauté, font écho les débats des théologiens concernant la place des transactions commerciales dans le plus vaste ensemble des relations sociales. Le domaine de la justice, son articulation problématique entre commutative et distributive est le cadre fondamentale de toute réflexion dans le domaine de l’« économique ».
59L’Annone y occupe une place toute particulière en raison du rôle des autorités politiques, censées à la fois repartir des ressources limitées au sen d’une communauté structurée à partir de la reconnaissance des différences entre ses membres, et de contrôler les échanges qui se réalisent entre les particuliers, membres ou non de la communauté. La notion clé dans toutes ces questions est celle de juste prix, qui se trouve au cœur même de la réflexion scolastique sur les échanges, et qui alimente les débats entre théologiens depuis le xiiie siècle. C’est ce débat qu’il faut interroger pour y chercher les fondements de la politique annonaire romaine et du système économique mis en place par les autorités pontificales pendant l’époque moderne.
2–LE FONDEMENT DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE SCOLASTIQUE : LA DOCTRINE DU JUSTE PRIX
60La doctrine du juste prix représente pour l’ensemble de la scolastique, y compris pour ses derniers représentants du XVIIe siècle, l’encadrement de toute élaboration économique, la clé fondamentale, pourrait-on dire, servant à la reconnaissance de la légitimité de toute transaction économique et commerciale.
61La notion du juste prix subit des évolutions profondes entre le xiiie siècle, qui est le moment où elle est formalisée par les premiers docteurs scolastiques, et la période comprise entre le xvie et le xviie siècle, qui nous intéresse directement ici. Ces évolutions sont dues à la fois à un processus interne à la scolastique, à une élaboration théorique qui suit son propre chemin, et aux nouveaux problèmes qu’elle est appelée à régler, du fait des transformations économiques qui interviennent au cours de ces quatre siècles. Si l’on veut interpréter correctement la notion du juste prix, et son importance tant dans la perception des faits économiques, que dans leur gestion, il faut tout d’abord l’insérer dans le parcours accompli par la théologie morale. La structure donnée par les premiers scolastiques a eu en effet une importance fondamentale pour les moralistes et les juristes de l’époque moderne. Tous reprennent les mêmes questions, et se considèrent les continuateurs de leurs maîtres, même lorsqu’ils parviennent à des solutions sensiblement différentes.
62Avant d’analyser la doctrine telle qu’elle se présente aux xvie et xviie siècle, il est donc nécessaire de se pencher sur ses origines. Pour cela, j’ai choisi d’examiner de près les deux principaux courants théologiques du xiiie siècle : le thomisme et le nominalisme. Leurs philosophies s’opposent sur maints points, et il est pour cela intéressant de les confronter sur le problème du juste prix. Une partie de la critique contemporaine a cru voir des différences capitales dans la définition que ces deux écoles donnent de cette notion, notamment en ce qui concerne les conditions d’établissement du juste prix. Raymond De Roover, qui est le principal défenseur de la différence entre les deux théories, affirme par exemple que pour le thomisme le juste prix correspond au prix naturel du marché, établi par l’estimation commune, tandis que pour les nominalistes il correspond au prix de revient, ou encore au prix légal, fixé par les autorités65. Sans vouloir nier les différences profondes qui séparent ces deux courants, je voudrais montrer que celles-ci n’interviennent pas dans l’élaboration originelle de la notion de juste prix. Elles s’affirment plutôt aux xvie et xviie siècles, en correspondance, d’une part, avec le conflit qui oppose au sein de l’Église les dominicains, représentants de la pensée thomiste, et les franciscains, qui adoptent, en 1633, la doctrine de Duns Scot comme doctrine officielle de l’Ordre66 ; de l’autre, avec la modification radicale de la situation économique et l’apparition de nouveaux problèmes qui rendent la présence d’éléments subjectifs dans la détermination du juste prix, légitimée par les nominalistes, très dangereuse pour la survie du système social traditionnel.
63A la présentation de ces deux formulations de la doctrine du juste prix, il m’a paru nécessaire, dans un chapitre consacré à l’analyse des ses origines, d’ajouter un paragraphe sur Thomas de Vio. Le cardinal Cajetan représente en effet l’intermédiaire entre la pensée de Thomas d’Aquin, dont il est l’un des principaux commentateurs, et la scolastique ultérieure. Sa volonté d’être fidèle à l’élaboration thomiste en matière de juste prix se heurte à la difficulté d’application littérale d’une doctrine élaborée environ deux siècles auparavant. Dans l’effort de préciser et d’adapter la doctrine thomiste à son temps, il fournira l’une des premières définitions du concept de juste prix.
Thomas d’Aquin
64La rédaction de la Summa Theologiae, composée par Thomas d’Aquin au milieu du xiiie siècle, représente l’une des principales étapes de l’histoire de la théologie catholique. En incorporant la doctrine des Pères de l’Église et en adaptant la philosophie aristotélicienne, elle renouvelle en profondeur la théologie médiévale. La morale, cadre dans lequel les thèmes économiques sont traités, n’est pas encore conçue comme une discipline indépendante. Elle fait partie intégrante d’un projet global, théocentrique et christocentrique. Ce n’est que bien après sa rédaction, et sans doute en opposition avec le projet originel, que la deuxième partie de l’ouvrage, la Secunda Secundae, s’affirme comme une théologie morale indépendante, et commence à circuler de façon autonome du reste de la Summa67.
65L’essentiel de la pensée économique thomiste est développé dans les questions 77 et 78 de la Secunda Secundae, consacrées aux péchés d’injustice pouvant être commis dans les échanges volontaires : la fraude, lors de contrats d’achat et de vente (question 77) ; et l’usure pratiquée dans les prêts (question 78)68. Les prémisses de cette organisation sont contenues dans l’article 3 de la question 61, entièrement consacrée à la distinction entre les types de justice. Thomas y propose une définition des échanges volontaires et de la façon dont ils mettent en jeu un problème de justice commutative :
Les échanges sont appelés volontaires quand quelqu’un transfère volontairement sa propriété à autrui. Si le bien est transféré à titre gratuit, comme dans la donation, ce n’est pas un acte de justice, mais de libéralité. Le transfert volontaire d’une propriété concerne la justice dans la mesure où il soulève une question de dette. Ce qui peut arriver de trois manières : 1o Quelqu’un transmet simplement sa propriété à un autre en compensation de la propriété d’autrui : c’est le cas de l’achat et de la vente. 2o Quelqu’un cède sa propriété à autrui en lui concédant l’usage de ce bien, à charge pour le cessionnaire de le rendre. Si cet usage est concédé gratuitement, il s’appelle usufruit pour tout ce qui peut produire un fruit ; prêt ou avance pour tout ce qui est incapable d’en donner, comme l’argent, les instruments, etc. Si l’usage n’est pas gratuit, on a une location ou un bail. 3o Quelqu’un confie une propriété avec l’intention de la reprendre, et non pas à fin d’usage, mais à fin de conservation, comme lorsqu’on met son bien en gage, ou lorsqu’on se porte caution pour un autre.
Dans tous les actes de cette sorte, volontaires ou involontaires, le juste milieu se détermine de la même manière : l’égalité de la compensation ; et c’est pourquoi toutes ces actions relèvent d’une seule espèce de justice : la justice commutative69.
66Le transfert volontaire de propriété concerne les contrats d’achat et de vente, d’usufruit, de location, de prêt, et de prêt sur gage. Tous sont soumis aux principes de la justice commutative, car ils soulèvent un problème de dette : pour qu’ils soient valides, il faut qu’il y ait une équivalence parfaite entre le doit et l’avoir : à la fin de la transaction, il ne doit y avoir aucun déséquilibre entre les deux parties. Si cela se produisait, il faudrait rétablir l’égalité à travers un acte de restitution.
67Dans la question 77, intitulée De la fraude – donc dans un contexte très spécifique –, l’auteur aborde les problèmes concernant l’achat et la vente. Des quatre articles qui la composent, les deux premiers concernent les cas d’injustice de la vente du fait du prix (article 1) et de la marchandise (article 2) ; les deux autres se focalisent sur les comportements des contractants, et leur conformité avec les principes de la justice : l’article 3 propose les arguments répondant à la question de savoir si le vendeur doit ou non déclarer les défauts de sa marchandise, tandis que l’article 4 discute du droit de vendre une marchandise à un prix supérieur à celui auquel elle a été achetée. C’est dans cet article que le problème du commerce et de l’activité marchande est abordé.
68Il n’est évidemment pas dans les intentions de l’auteur de construire une théorie économique générale : comme pour les moralistes qui lui succéderont au cours des siècles, il s’agit de réglementer de façon éthique certains comportements particuliers selon les principes qui gèrent ce type de relations. On ne trouvera donc pas chez Thomas d’Aquin une théorie de la valeur, et il est quasiment impossible d’y déceler une définition univoque et précise du « juste prix ».
69Cette question est abordée par Thomas dans le cadre d’une discussion sur la conformité de certains comportements aux principes de la justice commutative gérant l’échange. Entre ce qui est vendu et le prix payé, il faut qu’il y ait égalité parfaite : cette égalité fait défaut dans le contrat d’achat et de vente lorsqu’on échange un bien à un prix supérieur ou inférieur à sa valeur70. La définition de la valeur demeure toutefois problématique et ambiguë, et laisse ouvert le problème de la justice du prix.
70Sur ce point les difficultés principales se rencontrent dans l’article 2, sur l’injustice dans le contrat d’achat et de vente due aux défauts éventuels de la marchandise. Dans l’examen des défauts qui peuvent affecter la valeur d’un bien, l’attention de l’auteur est attirée par les attitudes humaines, et par le jugement moral qu’il faut porter sur des actes précis. La proposition et l’illustration des trois catégories de classement des défauts – défauts de nature, de quantité et de qualité –, sert avant tout à juger les pratiques que l’on peut observer dans les échanges. Chacune est considérée indépendamment, et traitée comme un cas à part. C’est pour cela que, dans le même article, peuvent coexister des conceptions différentes de la valeur, sans qu’elles soient perçues comme conflictuelles ou contradictoires.
71Un premier groupe de comportements jugés illégitimes et frauduleux se dessine autour d’un défaut dans la nature de la marchandise. La vente d’une substance altérée, par exemple du vin coupé d’eau, au prix de la substance pure, représente un péché, car « ce qui est mélangé perd sa nature propre »71 ; de même, est illégitime l’achat d’un bien sous-estimé par un vendeur qui en ignore la nature : l’acheteur doit compléter la somme payée jusqu’au prix réel du bien. Contre la thèse selon laquelle, si deux marchandises peuvent servir aux mêmes fins, elles peuvent se remplacer l’une l’autre et être vendues au même prix, Thomas affirme que l’utilité de la chose n’est pas le seul élément en déterminant la valeur, et qu’il faut aussi prendre en compte la pureté et la noblesse des matériaux dont une marchandise est faite. Ainsi, on ne peut pas vendre de l’or et de l’argent fabriqués par les alchimistes comme de l’or ou de l’argent authentiques :
Ce qui fait la cherté de l’or et de l’argent, ce n’est pas seulement l’utilité des objets qu’ils servent à fabriquer ou les autres usages auxquels on les emploie ; mais aussi la noblesse et la pureté de leur substance. C’est pourquoi si l’or ou l’argent issu du creuset des alchimistes n’a pas la substance véritable de l’or ou de l’argent, la vente en est frauduleuse et injuste(...)72.
72Ce n’est que dans le cas où les alchimistes produiraient de l’ » aurum verum », que celui-ci pourrait être légitimement vendu « pro vero ». Il y a fraude dans ce type de vente d’abord parce qu’il y a tromperie sur la nature du bien vendu. Que cette ruse puisse avoir des conséquences quant à l’usage que l’on peut faire du bien, ce n’est pour Thomas qu’une raison accessoire de condamnation du contrat73. Les moralistes ultérieurs revaloriseront ce second aspect, marginal, de l’argumentation : pour légitimer les comportements condamnés par Thomas, ils abandonneront progressivement toute considération sur la nature du bien, en ne faisant appel qu’à son utilité74. Ce concept n’est cependant pas étranger à Thomas, qui l’introduit dans la discussion sur les défauts de qualité.
73Traditionnellement, on considérait qu’un défaut dans la qualité de la marchandise n’était pas suffisant pour invalider une vente, car il est quasiment impossible de connaître les qualités intrinsèques d’un bien75. Mais Thomas oppose à cet argument la facilité qu’il y a à cerner les caractéristiques d’utilité du dit bien, ce qui lui permet de condamner ce type de vente frauduleuse. En citant Augustin76, il affirme que, dans l’échange, l’utilité représente un élément capable de modifier l’ordre naturel des choses : ainsi un cheval peut être estimé à un prix supérieur à celui d’un esclave, bien que, du point de vue de la hiérarchie des espèces, les hommes soient supérieurs aux animaux77. Du point de vue pratique, dans l’évaluation des choses échangées,
(...) il n’est donc pas nécessaire que le vendeur ou l’acheteur connaisse les qualités cachées de l’objet en vente, mais seulement celles qui le rendent apte à servir aux besoins humains78 :
dans le cas d’un cheval, par exemple, ce qui est important c’est la force, non pas la beauté.
74Dans les échanges on ne peut pas se servir de l’utilité subjective d’un bien pour en augmenter le prix au-delà du juste. On ne peut vendre une chose au-delà de sa valeur intrinsèque que dans le cas où l’acheteur en aurait un besoin spécial et que le vendeur, en s’en privant, subirait un dommage. Le seul besoin, ou la seule utilité, de l’acheteur n’est pas un titre légitime pour vendre la chose à un prix supérieur à sa valeur, car en agissant ainsi, on vendrait ce que l’on ne possède pas :
parce que l’avantage dont bénéficie l’acheteur n’est pas au détriment du vendeur, mais résulte de la situation de l’acheteur : or on ne peut jamais vendre à un autre ce qui ne vous appartient pas, bien qu’on puisse lui vendre le dommage que l’on subit79.
De cette façon, le prix finit pour comprendre plusieurs choses différentes, dont la valeur est donnée sans être autrement précisée ni quantifiée.
75Le travail représente à son tour une sorte d’« adjonction » à la valeur d’un bien. Une allusion au rôle du travail dans l’accroissement du prix des marchandises est faite par Thomas dans sa troisième réponse de son article 4 : il y admet la possibilité qu’une chose puisse être revendue légitimement plus cher que son prix d’achat à cause des améliorations qu’on lui a apportées80. Cela signifie d’abord que le prix de vente peut être justement augmenté par rapport au prix d’achat à cause de la modification de sa valeur, due à l’amélioration qui en a changé la qualité ; et ensuite que l’augmentation du prix représente le payement du travail accompli, qui doit être ajouté à la valeur de la chose, tout comme il est permis d’augmenter le prix du fait d’un dommage subi par le vendeur du fait de la vente81. L’écart entre la valeur de la chose – dont l’estimation est liée à la fois à sa nature intrinsèque, due à la place occupée par la classe à laquelle la chose appartient dans l’ordre hiérarchique de la création, et à l’utilité de la même classe –, et le juste prix, dépend de ce que, dans certaines conditions particulières, on vend quelque chose d’autre qui s’ajoute à la chose elle-même : le dommage subi, ou le travail accompli82. L’objet de l’analyse est précisément la détermination de ces circonstances.
76La divergence alors re-introduite entre valeur et juste prix, ouvre encore une fois le problème de la détermination de ce dernier. Un seul passage de la question 77 aborde directement le problème : dans l’article 1, Est-il permis de vendre une chose plus cher qu’elle ne vaut83, en réponse à l’objection selon laquelle il semblerait licite de vendre une chose au-dessus de sa valeur, puisque la loi civile le permet, Thomas pose la différence entre loi civile et loi divine, et affirme :
Mais rien de ce qui est contraire à la vertu ne reste impuni au regard de la loi divine. Or la loi divine considère comme un acte illicite le fait de ne pas observer l’égalité de la justice dans l’achat et dans la vente. Celui qui a reçu davantage sera donc tenu d’offrir une compensation à celui qui a été lésé, si toutefois le préjudice est notable. Si j’ajoute cette précision, c’est que le juste prix d’une chose n’est pas toujours déterminé avec exactitude, mais s’établit plutôt à l’estime, de telle sorte qu’une légère augmentation ou une légère diminution de prix ne semble pas pouvoir porter atteinte à l’égalité de la justice84.
77Derrière cette affirmation, qui demeure assez floue, il y a la question de la restitution, fondamentale dans l’éthique économique scolastique, mais qui pose de gros problèmes du point de vue pratique85. Thomas énonce simplement qu’il faut pratiquer l’acte de restitution lorsque le dommage subi par l’un des deux partenaires est vraiment significatif, car le juste prix n’est qu’une estimation forcément approximative, et non une quantité précise. Il ne dit pas comment le juste prix doit être estimé, mais seulement que sa précision ne peut pas être arithmétique86.
78Les variations du juste prix dans l’espace et dans le temps sont implicitement prises en compte dans deux passages de la question 77. Dans l’une des objections présentées à l’article 2, il est dit que, puisque les mesures ne sont pas universellement déterminées, ni uniformes, un défaut dans la quantité de la marchandise étant inévitable, il ne peut pas rendre illégitime la transaction. A cet argument, Thomas répond que les mesures varient d’un lieu à l’autre « selon l’abondance ou la pénurie de ces produits » ; mais que c’est aux autorités locales d’établir, pour chaque lieu, des justes mesures. Pour que la vente soit valide, il faut que les mesures – ou les coutumes – du lieu où la transaction s’effectue soient respectées.
79Dans l’article suivant, la réponse fournie à une autre objection repose sur un critère semblable, qui concerne cette fois le temps. Dans l’article 3, on demande si le vendeur, pour se comporter conformément à la justice, est ou n’est pas obligé de révéler les défauts des marchandises. La réponse est floue : si les vices sont cachés, et qu’ils peuvent compromettre l’usage pour lequel la chose est achetée, le vendeur est censé les révéler à l’acheteur ; en revanche, si les défauts sont manifestes et visibles, il peut bien les taire sans commettre de péché :
Si ces vices sont cachés et que le vendeur ne les révèle pas, la vente sera illicite et frauduleuse, et il sera tenu de réparer le dommage.
Mais si le défaut est manifeste, comme s’il s’agit d’un cheval borgne ; ou si la marchandise qui ne convient pas au vendeur, peut convenir à d’autres, et si par ailleurs le vendeur fait de lui-même une réduction convenable sur le prix de la marchandise, il n’est pas tenu de manifester le défaut de sa marchandise. Car à cause de cela, l’acheteur pourrait vouloir une diminution de prix exagérée. Dans ce cas, le vendeur peut licitement veiller à son intérêt, en taisant le défaut de la marchandise87.
80Dans ce contexte, l’auteur présente le cas du marchand connaissant l’arrivée imminente de grandes quantités de blé – entraînant donc une chute des cours –, qui la cache aux acheteurs et ne cesse pas de vendre son blé au prix courant88. Cette attitude, selon Thomas, est conforme à la justice, puisque
(...) le vendeur peut, sans blesser la justice, vendre sa marchandise au taux du marché où il se transporte, sans avoir à révéler la baisse prochaine89.
81La prévision de l’arrivée d’importantes quantités de blé n’est pas considérée comme de la même nature qu’un défaut de la marchandise : bien que l’effet soit le même – la baisse du prix –, dans le cas d’une augmentation de l’offre, la baisse se situe dans le futur, tandis que dans l’autre elle est actuelle et immédiate. Il est demandé au marchand de se conformer à la justice présente, non pas à celle à venir. De même qu’il n’est pas tenu, en toute justice, d’aider ou de donner à l’acheteur des conseils qui puissent lui nuire90, de même il peut faire usage d’une connaissance personnelle, privée91, pour en tirer un bénéfice. La reconnaissance du rôle exercé sur le prix par l’augmentation ou la baisse de l’offre est implicite ; mais Thomas ne dit rien de plus, ni ne laisse entendre que le juste prix correspond au prix naturel du marché.
82Ce passage a été largement utilisé pour démontrer que Thomas d’Aquin reconnaît et accepte les lois du marché. Sur la définition du juste prix et de la valeur chez Thomas, le débat entre historiens a été vif. Deux interprétations ont été proposées. D’un côté, celle présentée par Selma Hagenauer et reprise, avec des conclusions différentes, par Armando Sapori92 : selon ces deux historiens, la valeur des choses, donc leur juste prix, serait déterminé en premier lieu par le travail et les coûts de production. Cette interprétation amènerait à l’établissement d’une parenté étroite entre le juste prix scolastique, déterminé par des critères objectifs, et le prix dans l’économie classique, fondée sur la théorie de la valeur-travail qui a été reprise et élaborée par Marx, à partir des écrits de Ricardo. A cette interprétation s’en oppose une autre, selon laquelle le juste prix des scolastiques correspondrait au prix courant du marché, influencé principalement par les variations de l’offre et de la demande. L’auteur le plus représentatif de cette tendance est Raymond De Roover93. Dans ses articles, cet auteur s’est proposé de démentir un groupe d’historiens qui affirmaient un lien étroit entre juste prix et conception médiévale de la hiérarchie sociale : celle-ci agirait de façon à faire peser sur le prix une rémunération du travail proportionnelle au maintien des conditions de vie du travailleur et de sa famille en fonction de sa position sociale94. Le système corporatif lui semble être la conséquence pratique de cette doctrine. Il polémique ainsi avec Selma Hagenauer qui aurait sélectionné les passages de l’œuvre de Thomas favorables à la démonstration de sa thèse95. En analysant d’autres passages, et notamment la question 77 de la Secunda Secundae, De Roover parvient à une conclusion très nette : le juste prix thomiste coïncide avec le prix du marché. Son argument principal est la réponse donnée par Thomas dans le cas du marchand de blé. Pour cet historien, le passage où l’auteur affirme le caractère licite d’un tel comportement « (...) destroys with a single blow the thesis of those who try to make Aquinas into a Marxist, and proves beyond doubt that he considered the market price as just »96. De Roover cite Armando Sapori comme un défenseur de sa propre thèse. Mais s’il est vrai que le commentaire de Sapori sur le même cas est proche de celui de De Roover, il n’en reste pas moins vrai que son analyse de la conception du juste prix chez Thomas est bien plus complexe, et que ses conclusions ne sont pas aussi catégoriques. Dans son étude, Sapori vise d’abord à mettre en relation la théorie thomiste du juste prix et la pratique économique de l’époque. Partant des conclusions de Selma Hagenauer sur la conception de la valeur et du prix chez Thomas, il s’en écarte, en admettant une influence directe des conditions de marché dans la théorie du juste prix97 ; cependant, pour ce qui est de la réalité économique du XIIIe siècle, il souligne l’existence de pratiques différentes de celle que l’on peut rencontrer dans les marchés au sens actuel du terme. En particulier, il souligne le rôle des corporations dans la fixation des coûts de production, dans la limitation de la concurrence, et dans la condamnation de certaines pratiques que l’on retrouve soumises au jugement des moralistes de l’époque, ainsi que les nouveaux développements de l’économie qui allaient alors s’intégrer aux pratiques habituelles. Thomas devient ainsi l’un des plus intelligents représentants et interprètes de son temps, capable de saisir, même si c’est de façon implicite, les contradictions et les problèmes posés par une situation de transition98.
83Parmi les tentatives faites pour expliquer la coexistence, chez Thomas, de deux conceptions de la valeur et du juste prix, il faut rappeler celles de Samuel Hollander et de Amleto Spicciani99. Ces deux auteurs se rejoignent sur l’interprétation de l’ambivalence de la théorie thomiste du prix, due à la coexistence au sein des villes médiévales de deux systèmes économiques parallèles : l’organisation corporative d’un côté, l’apparition de formes d’économie marchande « libre », concernant plutôt le commerce à longue distance de l’autre100.
84Plus récemment, André Lapidus a donné une interprétation qui, par sa démarche, tranche définitivement sur la question de l’assimilation du juste prix thomiste au prix naturel de marché101. Il reconnaît dans le juste prix un critère « d’évaluation sociale du monde matériel, un élément normatif assurant la reproduction des structures de la société », et il nie fermement qu’il puisse représenter « la résultante d’un mécanisme de marché mettant en jeu les préférences individuelles d’un grand nombre d’agents économiques »102. Sa démonstration repose sur deux points : premièrement, l’encadrement de la pensée économique de Thomas d’Aquin dans le vrai contexte de son analyse, à savoir la société, organisée selon un principe hiérarchique naturel et immuable ; deuxièmement, la façon dont les transactions économiques sont abordées chez les scolastiques. La représentation organiciste de la société enlève toute signification à la notion d’intérêt individuel, pourtant centrale dans la conception contemporaine du fonctionnement du marché. De plus, la perspective juridique qui caractérise l’analyse des échanges, implique que l’on ne considère que des transactions isolées, et jamais des marchés où se produit la rencontre entre de nombreux vendeurs et acheteurs.
85En ce qui concerne le rôle de la justice distributive dans la compréhension du système thomiste de prix, la position de Lapidus est encore plus extrême par rapport aux interprétations traditionnelles. Selon cet auteur, c’est précisément cette figure de la justice qui le détermine, tandis que la justice commutative ne fait qu’assurer l’uniformité de tous les prix dans un lieu et un temps donnés. Les deux figures de la justice peuvent tranquillement coexister dans le système des prix parce qu’elles interviennent à deux stades différents de sa formation. Cette conclusion implique, selon Lapidus, une correspondance parfaite entre les fonctions économiques des partenaires commerciaux et leur position sociale ; au cas où il y aurait un écart, l’équivalence de chose à chose, prévue par la justice commutative dans les échanges, ne pourrait plus être pratiquée, car elle comporterait un risque de bouleversement dans la distance sociale des deux partenaires. Lapidus saisit bien la gravité du problème soulevé par ses conclusions, mais il la repousse, affirmant qu’une situation où, selon son exemple, « [...] le blé porté au marché est susceptible d’être offert aussi bien par un seigneur, participant au gouvernement de la Cité, que par un esclave affranchi »103 est exceptionnelle dans la réalité du xiiie siècle. Les principes du juste prix thomiste mis en évidence par Lapidus demeurent néanmoins valables pour les moralistes suivants, car ils représentent le fondement de la doctrine correspondante. Face à des nouvelles conditions, dans lesquelles il est possible de constater un écart fréquent entre fonctions économiques et fonctions sociales des partenaires de l’échange, les moralistes devront trouver de nouveaux arrangements théoriques pour légitimer des activités commerciales qui ne rentrent pas dans les cas prévus par la tradition. L’un des plus importants, sera celui de la division sociale des circuits commerciaux, qui trouvera dans le contexte romain une application concrète exemplaire.
Scotisme et nominalisme104
86A la conception thomiste de l’économie on a souvent opposée celle de Duns Scot et de ceux qui par la suite en ont repris les thèses centrales105.
87Duns Scot106 donne une organisation originale aux problèmes économiques qui va jouer un rôle particulier dans l’histoire de la pensée économique de l’Église dans les siècles suivants. Non seulement le scotisme représentera l’un des principaux courants de la scolastique du xvie siècle ; mais – comme on l’a dit – il sera adopté comme doctrine fondamentale par l’ordre franciscain au Concile de Tolède en 1633. Le conflit entre cet ordre religieux et les dominicains, tenaces défenseurs de la pensée thomiste, s’enrichit ainsi d’une nouvelle composante philosophique et théologique107. Bien que la pensée économique franciscaine ait une originalité propre108,proposant, pour certains problèmes, des solutions extrêmement modernes, du point de vue qui nous intéresse ici, les différences entre les deux écoles restent plutôt limitées.
88Les deux éléments autour desquels on a construit une opposition entre elles concernent les critères à suivre dans la détermination du juste prix et le rôle assigné à l’autorité politique dans la réglementation des échanges. La condamnation des idées de Duns Scot exprimée par une partie de la scolastique du xviie siècle, et notamment par Molina et De Lugo, est centrée sur l’introduction dans la détermination du prix d’éléments individuels risquant de porter préjudice à une évaluation commune et unique de la valeur des marchandises, laissant une place exagérée à la subjectivité des partenaires commerciaux. Cet élément qui, on le verra, représente dans la conception et dans l’organisation des échanges de l’époque, le biais principal à travers lequel on parvient à la désintégration de l’ » économie morale » traditionnelle, a été presque complètement ignoré par les historiens. De Roover, par exemple, ne souligne que la coïncidence entre le juste prix ainsi conçu et le prix de revient, son détachement de toute détermination du marché, et la préférence accordée par ces auteurs à l’élargissement à la majorité des biens de la fixation politique des prix109. Ces éléments coexistent dans l’ouvrage de Duns Scot, encadrés dans une organisation linéaire, nuancée par les auteurs qui en reprennent les thèses par la suite.
89Dans le commentaire au livre IV des Sentences de Pierre Lombard110, la question de l’échange est abordée dans le cadre du problème de la restitution. Bien qu’il s’agisse de l’organisation classique, que l’on retrouve aussi chez Thomas, ici la mise en œuvre du thème est beaucoup plus complexe. Après s’être penché sur la recherche des origines de la répartition des biens entre les hommes et de la propriété privée ; et après avoir établi la légitimité du dominium des particuliers sur les choses, Duns Scot passe à l’analyse des formes légitimes de transfert de ce dominium d’une personne à une autre111. Ce n’est que lorsque ce passage est effectué de manière inique qu’il faut réparer par la restitution, en rétablissant ainsi l’équité.
90La possession individuelle échappe aux règles de la loi naturelle, selon lesquelles « sunt omnia communia omnibus » ; c’est à dire que l’usage des biens doit être commun, et étendu à tous les hommes. Pour que cette condition puisse être pleinement réalisée, la loi positive, suivant un principe rationnel, introduit une répartition primitive du dominium entre les membres de la communauté112. La justice de cette répartition renvoie à la justice de la loi et par conséquent à la légitimité du pouvoir du législateur :
Le premier partage des terres put être juste soit par une loi équitable ou parce que donnée par le père, le prince ou la communauté exerçant son pouvoir légitimement. Car après le Déluge, Noé partagea les terres entre ses fils afin que chacun les occupe, pour soi ou pour ses fils et descendants ou les divise entre eux d’un commun accord113.
91Une fois esquissé le cadre où l’échange est inséré, Duns Scot se livre à l’examen des différents types de transactions. On peut en effet transférer le dominium, ou simplement l’usus : les règles de la justice changent selon qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre cas. Les transferts du dominium comprennent toutes les transactions décidées autoritairement par les pouvoirs publics, qui disposent du droit primitif de répartir la possession commune entre les individus. Ils comprennent aussi toutes les transactions accomplies par les particuliers : don, troc, achat et vente, prêt. Pour que ces transactions soient valables, il faut d’abord qu’il y ait pleine liberté des contractants et volonté à céder leur propre dominium sur un bien spécifique, ou bien volonté de le recevoir des autres.
92Le troc, l’achat et la vente et le prêt ne diffèrent que pour les biens qui se trouvent confrontés dans l’acte matériel du transfert : dans le premier cas, il s’agit d’un transfert immédiat entre des biens utiles ; dans le second, de l’échange d’un bien utile contre argent ; et dans le dernier, de l’échange entre des quantités équivalentes d’argent.
93Pour que le troc et l’achat et vente soient justes, il faut observer, sans fraude, l’« aequalitatem valoris » ; comme chez Thomas d’Aquin, les figures possibles de fraude concernent la substance, la quantité et la qualité des biens. Par rapport à Thomas, Duns Scot consacre quelques mots de plus à la nature de l’égalité à respecter dans l’échange. Il réaffirme, suivant Augustin, l’existence d’une hiérarchie d’évaluation propre à l’échange et dans laquelle le concept d’utilité est central ; ensuite, il affirme que l’équivalence « secundum rectam rationem » n’est pas un point indivisible, mais qu’elle jouit d’une certaine extension, de manière que tout prix se situant à l’intérieur de cette espace est juste. Par rapport à Thomas, il introduit une précision importante :
La loi positive ou la coutume peuvent dire comment l’écart entre les prix est juste et quelle est son amplitude114.
94Lorsque la loi positive, incarnée par l’autorité légitime, ne fixe pas de règles quant à l’extension du juste prix, celui-ci peut être légitimement établi par les contractants eux-mêmes. Duns Scot parle de consensus ou d’habitude, jamais d’estimation commune ; dans les paragraphes suivants, face à une possible indétermination de la justice, il ajoute que les protagonistes de l’échange peuvent déroger à la justice requise en superposant à l’échange une donation de « aliquid de illa indivisibili iustitia »115.
95Duns Scot ouvre ainsi le chemin à l’affirmation d’un droit subjectif dans l’évaluation de la raison d’échange, en effaçant – ou du moins en réduisant – le rôle exercé par la communauté au moyen de la communis aestimatio. Toute déviation par rapport au prix normal peut en effet être expliquée et justifiée par la superposition au contrat d’achat et vente d’un don : celui-ci, bien qu’appartenant à la même espèce de contrat, ne comporte par définition aucune sorte de contrepartie.
96Il faut se demander si, à partir de ces prémisses, la notion de juste prix a encore un sens dans le discours scotiste. La réponse est pourtant sans aucun doute positive, ne serait-ce que parce que, dans l’histoire de la théologie morale il n’y a pas d’analyse du prix en dehors de celle qui concerne les conditions de sa justice. Il est cependant clair que, de façon cohérente avec ses prémisses, Duns Scot confie presque entièrement l’évaluation des règles de justice à la loi positive exercée par l’autorité politique : si elle peut légitimement répartir les biens communs entre les sujets, elle peut aussi, de façon également légitime, établir les équivalences qui régissent les transferts de dominium sur ces biens, afin que la justice de la répartition initiale ne soit pas altérée. Ainsi, non seulement les autorités peuvent fixer les prix ; mais, du moment que le législateur est supposé juste, ces prix sont nécessairement équitables.
97A l’intérieur de cette organisation théorique existe toutefois l’idée d’un « prix naturel » qui échappe au contrôle de la sphère politique et des individus, et qui représente un terme de référence obligé. Cette perspective, éclairée successivement par d’autres auteurs, peut être saisie dans la discussion consacrée à l’activité commerciale.
98Après avoir exposé les conditions de justice qui règlent les transactions non commerciales, c’est-à-dire celles qui permettent de se procurer des biens pour un usage personnel, Duns Scot passe à l’examen de l’activité marchande proprement dite, dans laquelle
échanger signifie acquérir en plus, parce qu’on achète non pour son usage personnel mais pour revendre plus cher. On qualifie ce commerce de pécuniaire ou lucratif116.
99Dans ce cas, il y a deux conditions supplémentaires qui s’ajoutent aux autres pour faire la différence entre activité marchande juste et injuste. La première concerne l’utilité de cette activité pour la République : grâce à l’activité des marchands, la communauté peut compter sur la disponibilité permanente de biens dont elle ne dispose pas naturellement, ou qui peuvent manquer dans certaines conjonctures. En effet, la tâche des marchands est de procurer les biens utiles et nécessaires qui font défaut, en les achetant ailleurs, puis celle de les conserver
pour qu’elles puissent être trouvées rapidement par ceux qui en ont besoin et qui veulent les acheter117.
100De cette première condition, qui exclut de la juste mercatura tous ceux qui n’exercent pas ces fonctions, en découle une deuxième : de cet exercice, utile, voire indispensable, à la communauté, les marchands doivent tirer une rémunération adéquate. Cette rémunération, permettant au marchand de pourvoir à ses besoins et à ceux de sa famille de façon conforme à son statut, est considérée en quelque sorte le niveau minimum de son salaire, ou de son profit ; cependant, puisque son action a une utilité considérable pour tous les membres de la communauté, il doit être payé aussi pour l’industriam et la sollicitudinem qu’il manifeste dans l’exercice de son travail. Comme on peut quantifier et ajouter au juste prix le dommage qui peut être subi dans certaines circonstances particulières (par exemple lorsqu’on vend à la demande d’autrui des choses dont la perte cause un dommage), la difficulté du métier et l’habileté nécessaire dans son exercice sont à ajouter aux coûts de production et au prix normal du travail :
Celui qui transporte des marchandises d’une région à une autre doit faire preuve de beaucoup de métier qui est ce qui lui permet d’apprécier de quoi le pays regorge et ce dont il manque : il peut recevoir à bon droit une rétribution supérieure à ses besoins et à ceux de sa famille, salaire qui lui est dû en raison de son habileté118.
101En plus de légitimer une rétribution fondée sur des critères particuliers, dépassant ceux habituellement reconnus, Duns Scot fait une autre concession aux marchands, fondée à nouveau sur leur rôle pour le bien-être collectif : le danger de perdre ce que l’on s’est procuré avec difficulté, ou ce que l’on conserve pour le public, représente un titre légitime pour augmenter le prix de vente. Scot se réfère au risque individuel, et justifie l’augmentation du prix pratiquée par le marchand qui, par malchance, a perdu la moitié de ses biens, et augmente le prix de ce qui lui reste pour compenser la perte :
Le marchand qui commerce par mer peut percevoir un gain correspondant aux risques encourus et surtout, si en étant ainsi au service de la communauté, il a subi un dommage dont il n’est pas responsable, soit qu’il ait perdu un navire chargé de biens précieux, soit qu’un incendie involontaire ait détruit des biens qu’il conservait pour la république119.
102Cette position est âprement critiquée par la plupart des théologiens et des moralistes ultérieurs, à cause de la place donnée à l’évaluation privée des risques, des pertes et donc des prix. Tous gardent néanmoins l’idée que les risques et les dangers propres à l’activité commerciale doivent être rémunérés120. Au critère individuel, la plu-part d’entre eux en opposent toutefois un autre, fondé sur l’estimation commune, garantissant une évaluation sociale des coûts, de la valeur spécifique de l’industria et des risques de l’activité marchande. Dans l’application de ce critère, apparaît avec évidence le rôle joué par l’organisation corporative121. Il faut du reste souligner que Duns Scot modère l’individualisation et la personnalisation de la justice de l’échange en recourant au pouvoir politique : il revient au législateur de proposer l’équivalence représentée par le prix et comprenant tous les éléments que l’on a cités. Ce n’est qu’en l’absence d’une fixation légale des prix que le marchand peut essayer de façon autonome, à travers la vente, de récupérer ce qui lui est dû selon justice.
103Les idées de Duns Scot sont reprises par une tradition qui passe par un ensemble d’auteurs franciscains et par Gabriel Biel, dont le commentaire à l’œuvre de Pierre Lombard est publié, de façon posthume, en 1499122. Dans le commentaire du livre IV de Pierre Lombard, Biel consacre un article à la discussion sur le contrat d’achat et de vente, qui débute par une défense significative du commerce : la mercatura perd ici sa neutralité morale, en devenant explicitement bonne et juste en tant qu’activité nécessaire à l’« humano convictui »123. L’activité des marchands est comparée à celle de toute personne travaillant au bien-être de la communauté : comme les agriculteurs, les gouvernants, les prêtres et les soldats, les marchands sont indispensables à la République puisqu’ils lui procurent les biens dont elle a besoin. C’est pour cela qu’ils doivent être rémunérés correctement :
En raison de son habileté, de son application, de ses soins, de ses efforts, ses dépenses, etc., [le marchand] doit percevoir une juste rémunération appelée profit124.
104Ce jugement sur l’activité commerciale est toutefois nuancé par le danger, encouru par les acteurs économiques, de pécher lors des transactions. La justice dans l’achat et la vente est évaluée par rapport à six éléments. Le contrat peut être illicite par rapport à l’objet échangé, à l’empêchement des contractants, à la façon dont la vente est effectuée, au lieu et au temps dans lesquels elle se déroule, aux caractéristiques spécifiques de l’un des deux partenaires, au dommage qui peut en découler à la communauté ou à une injustice dans le prix.
105La considération selon laquelle le commerce est bon et juste en lui-même et a priori, n’empêche pas qu’il puisse y avoir des activités marchandes profondément déplorables ; elles s’identifient notamment avec
(...) le négoce de ceux qui ne transportent pas des marchandises d’un lieu à un autre, ne les améliorent pas par leur art, ne les entreposent pas, mais les achètent pour les revendre aussitôt plus cher125.
106Comme l’activité des détenteurs d’un monopole, fermement condamnés en tant que dangereux pour la vie de la communauté, on condamne celle de ceux qui se contentent d’acheter sur place pour revendre au plus vite à un prix plus élevé. En effet, cette pratique a une incidence directe sur le prix, qui est considéré comme injuste, puisque le prix doit correspondre à la valeur de la chose. Biel saisit la difficulté de la détermination de la valeur et la nature problématique de la notion de juste prix. A la nécessité de l’équivalence, due à la raison même pour laquelle l’échange a été introduit, il oppose la difficulté de son évaluation :
Mais il est difficile de trouver chez les individus la même appréciation de la valeur. Car la raison humaine s’égare facilement dans une telle estimation, comme il ressort de la multiplicité des avis différents des théologiens en ce domaine126.
107Néanmoins, il propose quelques règles générales qui aident à formuler un jugement. Les marchandises doivent d’abord être considérées par rapport à la hiérarchie de leur usage, et non pas sur la base de leur hiérarchie naturelle. La deuxième et la troisième règle concernent les critères sur lesquels il faut fonder la relation entre valeur et prix. Puisqu’il est difficile de déterminer ce qui est juste en la matière, et que le législateur est supposé être le plus avisé de tous, il est de son devoir d’accomplir cette tâche :
Il lui revient d’établir le juste prix, en prenant soigneusement en considération le petit nombre de marchandises ou le grand nombre des besoins, leur inutilité ou leur utilité, en comparant les biens nécessaires avec la difficulté pour se les procurer, leur rareté et l’effort qu’elles ont exigé127.
108Le prix fixé par l’autorité n’est donc pas arbitraire : il dépend de certaines conditions jugées capables de le modifier, même là où il n’y a pas de fixation politique de l’équivalence. Biel n’envisage aucun conflit entre prix légal et prix naturel, comme le feront la plupart des moralistes ultérieurs : sa préférence va sans aucun doute au premier, car il fournit aux protagonistes de la transaction d’assez bonnes marges de certitude quant à l’égalité entre valeur et prix ; l’absence d’une valeur officielle peut être compensée par la coutume du lieu, celle-ci étant considérée comme une excellente interprète de la loi :
Après toutes ces prudentes considérations, le législateur peut estimer et fixer le juste prix des marchandises. Là où les prix sont décidés et fixés de sorte que les contractants soient raisonnablement assurés de l’égalité de la valeur et de la justice du prix, ils sont tenus de se conformer, sans préjudice ni fraude. De la même façon, l’absence de décision légale est remplacée par la coutume du marché, considérée comme une excellente interprète des lois128.
109Ce n’est que dans les cas où l’estimation de la place (forum) ne peut pas remplacer le prix légal que
chacun peut établir le juste prix de sa marchandise et de son travail, en tenant compte des conditions précitées, des risques encourus, des soins, de son habileté et aussi des dommages qu’il subit du fait de la vente129.
110Comme chez Duns Scot, le dommage individuel peut être apprécié et intervenir dans l’échange, et au contrat d’achat et de vente peut être superposée une donation.
111Il existe tout de même des limites à la volonté individuelle et au pouvoir de chacun sur la chose possédée. Certaines découlent de la loi naturelle, d’autres de la loi positive, mais toutes font que l’exercice de la liberté individuelle n’est légitime que « citra legem charitatis, naturae vel positivae transgressionem »130.
112Le but de l’action est d’une importance extrême pour son évaluation morale. Comme chez Thomas d’Aquin, il s’agit, semble-t-il, de condamner toute activité commerciale menée uniquement pour l’obtention d’un gain, sans utilité, ou nuisible pour la communauté. Celui qui vend un bien à un prix supérieur à celui auquel il l’a acheté, n’est donc condamné que s’il l’a acheté avec l’intention de le revendre, ou s’il le revend immédiatement, dans le même lieu, sans lui avoir apporté aucune modification.
113Dans l’ensemble, les nominalistes n’adoptent pas une position radicalement différente de celle de Thomas d’Aquin sur le problème du juste prix, bien que son encadrement et sa formalisation diffèrent, et qu’ils abordent certains problèmes, comme celui de l’activité commerciale, d’une façon plus approfondie. Certes, l’introduction de critères subjectifs pouvant entrer en jeu dans la détermination du juste prix représente une nouveauté importante, capable de remettre en cause les fondements de la doctrine ; mais ils s’arrêtent à sa formulation, sans en tirer les conséquences131, qui seront bien saisies et combattues par les représentants de la seconde scolastique au xviie siècle.
Thomas De Vio
114La pensée thomiste, reléguée dans l’ombre pendant deux siècles environ par le succès du nominalisme, revient impérieusement au centre des débats théologiques entre la fin du xve et le début du xvie siècle. Presque en même temps, en Allemagne, en France et en Italie on rédige des commentaires de la Summa : Conrad Koellin commente la Prima Secundae ; en 1509 l’œuvre de Thomas d’Aquin est adoptée par Pierre Crockaert comme texte pour ses leçons à l’Université de Paris, en remplacement des Sentences de Pierre Lombard ; Thomas De Vio – le cardinal Cajetan – la glose entièrement, après l’avoir adoptée pour ses cours de théologie à l’Université de Pavie132. La réaffirmation de la pensée de Thomas passe inévitablement par la médiation de ces auteurs, laquelle n’est pas neutre. Le thomisme moderne, qui est l’une des bases théoriques essentielles de la seconde scolastique, est le produit tant de l’élaboration intellectuelle de Thomas lui-même que du travail de mise à jour de ses principaux commentateurs.
115Du fait de l’importance qu’il aura par la suite et des nouveautés qu’il comporte par rapport à la Summa, le commentaire de Thomas De Vio mérite une attention particulière.
116Dans la glose à la question 77, De Vio propose une définition générale de juste prix, tâchant de donner une explication théoriquement irréprochable des pratiques économiques courantes justifiées empiriquement.
117Son commentaire se focalise presque exclusivement sur l’article 1, Utrum aliquis licite possit vendere rem plus quam valeat ; le cardinal souligne comment le texte laisse la possibilité d’une interprétation ambiguë du juste prix, et se demande en particulier si le juste prix coïncide avec « quantum communiter vendi solet absolute in tali loco » ; ou s’il faut aussi le mettre en relation avec les formes dans lesquelles la vente peut être effectuée. Le problème est celui de la conciliation entre la notion de juste prix et la possibilité qu’une même marchandise ait, dans un même temps et dans un même lieu, des prix différents. En effet, l’observation de la réalité démontre que l’on peut vendre selon diverses modalités : les mercatores exposent leur marchandise à un certain prix, « attendant » les acheteurs ; en revanche, d’autres personne, sur lesquelles De Vio ne donne pas de précisions, offrent spontanément, pour des multiples raisons, les mêmes biens, « attirant » les acheteurs133 ; finalement, dans les ventes aux enchères publiques, les mêmes choses sont vendues à ceux qui offrent le prix plus élevé. Dans chacun de ces cas, on aboutit à des prix différents, en général inférieurs dans le deuxième et le troisième par rapport au premier qui, pour De Vio, correspond sans équivoque au prix auquel on vend communiter. Par rapport à ces formes déviantes, les deux options interprétatives du juste prix proposées par De Vio présentent chacune une difficulté. Si l’on admet que le juste prix coïncide absolument et uniquement avec le prix habituel d’une marchandise en un lieu donné, sans que d’autres facteurs interviennent, comme la modalité de la vente, il faut admettre que, dans les ventes aux enchères on achète et on vend de façon injuste, car les biens sont échangés à des prix généralement inférieurs aux prix communs. Dans ce cas, il faudrait donc condamner les autorités, promotrices de pratiques moralement injustes134.
118D’autres part, le fait d’accepter que la modalité de la vente puisse influencer le juste prix, peut conduire à la reconnaissance de la légitimité d’acheter à un prix inférieur à la valeur des biens à ceux qui, poussés par le besoin, « ultro vendunt longe minus quam eadem res in eodem loco communiter vendantur »135, c’est-à-dire à ceux qui vont à la recherche des acheteurs en offrant de façon spontanée et directe le bien à vendre.
119L’auteur soumet à l’attention du lecteur un cas particulier :
(...) ce drap est couramment vendu par les marchands pour cent livres ; moi, qui en ai à vendre et cherche un acquéreur, je n’en ai pas trouvé qui veuille m’en donner plus de quatre-vingts ; ainsi, puisque je le vends pour quatre-vingts livres, il sera acheté pour beaucoup moins que sa valeur courante136.
120La différence dans le prix, dit-il, peut être analysée du point de vue du « modus vendendi » ou de celui de la « causam vendendi ».
121La recherche d’acheteurs par celui qui possède un bien et souhaite le vendre, déprécie traditionnellement le bien, comme l’affirme le proverbe « ultronae merces vilescunt pro tertia parte »137. Du moment que l’on est de toute façon en présence d’une estimation commune, et que « pretia rerum determinanda sunt prout res aestimantur ab hominibus »138, cette diminution semble rationnelle et justifiée. En revanche, si le même phénomène était analysé sous l’angle de la cause qui provoque la vente, la conclusion serait opposée. Celui qui vend à un prix sensiblement inférieur au prix commun, ne le fait pas volontairement, mais poussé par la nécessité : dans les ventes aux enchères, par exemple, sont vendus les biens de pauvres qui n’ont pas trouvé d’autres moyens pour payer leurs créanciers.
122La cause de la vente, dit De Vio, ne doit pas intervenir dans la détermination du juste prix : celui-ci doit définir un rapport d’égalité étroite entre la marchandise et l’argent offert en contrepartie, sans prendre en compte des facteurs qu’il qualifie d’accidentels. Le prix ne peut donc ni augmenter ni diminuer en fonction des raisons qui poussent le propriétaire à la vente139 : il s’agit là de l’un des fondements de la justice commutative, dont le respect est exclusivement fondé sur l’équivalence entre les biens échangés. Ainsi, si deux hommes, l’un pauvre et l’autre riche, poussés par des raisons différentes, offrent une marchandise au même prix, inférieur à celui auquel on vend habituellement cette marchandise sur la même place, la justice de cette réduction doit être évaluée sans tenir compte de la condition du vendeur. Si le prix est considéré comme juste, il l’est pour le riche comme pour le pauvre ; de même, s’il est injuste, il l’est pour l’un et pour l’autre.
123Cependant, il reste à expliquer si le mode de vente peut influencer le prix, et comment ; c’est à dire pourquoi, dans le cas d’une offre libre et spontanée de la part du vendeur, le prix peut être inférieur à celui de la même marchandise vendue selon les modalités typiques des mercatores. En réalité, la forme de la vente n’est qu’une cause mineure de l’écart par rapport au prix commun, dont la raison principale est la faiblesse de la demande :
(...) la modalité de la vente est peut-être une cause de cette baisse, mais la vraie raison est la carence d’acheteurs ; si, en effet, il y avait autant ou presque autant d’acheteurs que de vendeurs, on achèterait les marchandises offertes au même prix qu’elles valent chez les marchands. Mais puisque au moment où l’on veut vendre les acquéreurs manquent, on vend moins cher140.
124On repère ainsi dans la variation de la demande une cause, déterminante et légitime, de variation des prix. Le manque d’acheteurs explique et justifie les variations sensibles des prix de certains biens à la suite de guerres ou d’épidémies, ou la diminution de leur niveau que l’on constate à la fin des foires.
125On arrive ainsi à la définition du juste prix comme
celui qui peut être trouvé maintenant par les acheteurs, à condition qu’il y ait une information commune, et en l’absence de toute fraude ou contrainte141.
126Cette définition sert à l’auteur à résoudre quelques problèmes moraux posés par le comportement des vendeurs qui offrent spontanément leur marchandise, ou par les ventes aux enchères, ou encore par ceux qui « recedere volunt, nec amplius expectare », et ceux qui, par besoin, ne peuvent pas « attendre les acheteurs » : personne ne pèche, puisque tous achètent et vendent au juste prix.
127La solution de De Vio pour résoudre ces difficultés, conduit à la reconnaissance de la coexistence de plusieurs « justes prix », et ouvre la possibilité théorique d’une division du marché en plusieurs circuits.
128Plus de deux siècles se sont écoulés entre la rédaction de la Summa Theologiae et le commentaire du cardinal Cajetan : la situation économique a changé, et la morale doit affronter des situations inédites, et juger des comportements ou des pratiques qui, souvent, n’ont pas encore trouvé de définition théorique précise. L’élargissement des échanges, le changement d’échelle de l’économie imposent la réadaptation des règles qui étaient à l’arrière-plan de l’élaboration thomiste. Et c’est sans doute l’expansion de formes commerciales échappant aux institutions traditionnelles de contrôle et aux normes codifiées de comportement professionnel, formes adoptées par des intervenants qui n’ont pas encore de définition propre, qui amène De Vio à ce type de lecture de l’article 1 de la question 77, entièrement centrée sur le problème du juste prix. Ses arguments représentent une tentative, souvent tortueuse, pour faire place au nouveau sans détruire l’ancien.
129Une fois analysées les raisons pour lesquelles les prix pratiqués par ceux qui « ultro offerunt et quaerunt emptores » sont en général plus bas que ceux pratiqués par les « mercatores, expectantes emptores », et une fois établi que les causes de cette baisse ne sont pas illégitimes, les deux prix sont simplement juxtaposés, et considérés pareillement justes. De Vio ne précise pas les facteurs qui rendent justes les prix des mercatores, utilisés clairement comme la référence pour les autres142. Il est sans doute juste parce qu’il exprime la valeur « absolue » de la chose. La diminution du nombre d’acheteurs peut provoquer la baisse du prix d’une maison, qui peut donc être justement vendue pour mille alors que, en l’absence d’une telle circonstance, elle vaudrait quatre fois plus :
Nous voyons, après les guerres qui ont dévasté les villes, des propriétaires de maisons qui, ne pouvant pas attendre les acheteurs qui achèteront lorsque les choses auront retrouvé leur ordre et la ville aura été reconstruite, vendent pour mille livres leur maison qui, dans d’autres conditions, en vaudrait quatre mille143.
130Cependant, l’augmentation de la demande ne peut pas faire monter les prix au-delà du niveau de ceux qui sont proposés par les expectantes emptores :
S’il y avait autant ou presque autant d’acheteurs que de vendeurs, on achèterait les marchandises offertes au même prix de celles qui sont vendues par les marchands144.
131La fidélité à l’esprit thomiste n’empêche pas De Vio d’élaborer une pensée autonome sur le juste prix. Dans la Summula, rédigée quelques années après son commentaire sur la Somme145, le juste prix est un concept bien défini, qui jouit d’une précision absente dans la pensée de Thomas.
132Rédigée à l’usage des confesseurs, la Summula suit l’ordre alphabétique, comme la plupart des ouvrages de ce genre, qui se développe massivement dans la période146. On y trouve un court article concernant l’activité marchande et les conditions de légitimité de son exercice ; deux autres traitent de l’emptio, dont l’un entièrement consacré à préciser le juste prix ; et un article sur la venditio. De Vio y présente de façon concise tous les cas où le contrat d’achat et de vente est injuste et doit être condamné ; pour tout approfondissement en la matière il renvoie au commentaire de la Summa.
133La définition du juste prix qu’il propose semble prendre en compte la difficulté surgie lorsqu’on a laissé théoriquement ouverte une possibilité de coexistence pour plusieurs justes prix dans un même lieu et un même temps. Le juste prix devient ainsi
non seulement celui qui court normalement dans le pays, mais celui qui peut être trouvé ici et maintenant, selon la modalité de la vente ou de l’achat147.
134Dans les passages qui suivent, après avoir renvoyé le lecteur aux considérations développées dans le commentaire de la Secunda Secundae, De Vio éclaircit sa pensée avec un exemple spécifique :
Une maison vendue par celui qui attend l’acheteur est vendue à sa valeur absolue, tandis qu’une maison vendue par celui qui n’attend pas, est vendue au prix que l’on trouve. Et alors il est vrai qu’elle est vendue au prix qu’elle vaut à présent, en étant proposée, bien qu’elle ne soit pas vendue au prix qu’elle vaudrait chez ceux qui attendent les acheteurs148.
135Il s’agit d’une précision qui n’a de sens qu’en sous-entendant l’existence de plusieurs circuits où l’on peut acheter et vendre à des prix différents au même moment. Cela est clair si l’on songe à la légitimation de la vente à un prix différent de celui qui est courant par ceux qui, ayant l’intention de conserver leur marchandise afin de la vendre au moment où les prix seront plus favorables, vendent actuellement au prix que l’on prévoit être courant dans un avenir proche :
Si quelqu’un n’a pas l’intention de vendre actuellement ses marchandises, mais les entrepose en attendant des temps où vraisemblablement elles vaudront plus cher, on ne dira pas qu’il vend au-delà du juste prix s’il vend plus cher que ce qu’elles valent maintenant149.
136Toute la difficulté consiste alors dans l’évaluation exacte du prix futur. L’affirmation du cardinal Cajetan n’est pas tout à fait originale. Dans les Decretales de Grégoire IX, la considération du prix futur d’un bien, quand il n’y a pas intention de le vendre dans l’immédiat, représente une circonstance atténuante au péché d’usure commis par toute personne qui vendrait à un prix supérieur à la valeur150. Thomas d’Aquin avait déjà envisagé ce cas, mais avait limité la possibilité de vendre une marchandise à un prix supérieur à celui payé pour son achat à la revente effectivement située dans le futur et à celui qui n’a pas acheté afin de revendre, mais pour utiliser le bien personnellement, et qui donc n’est pas considéré comme un negotiator stricto sensu.
137Grâce au recours à la législation ecclésiastique, donc à une source reconnue de légitimation de sa proposition, De Vio peut dépasser l’obstacle qu’est la restriction posée par Thomas. L’évolution de la théologie morale au sujet du juste prix et de l’activité marchande et commerciale, est évidente.
138Chez Cajetan, la conception explicite de l’activité marchande ne diffère pas beaucoup de celle de Thomas : la « mercatura nuda », orientée exclusivement vers le gain, est condamnée, tandis que la même activité, exercée à des fins politiques ou économiques – pour le bien des citoyens ou de la famille –, n’est pas critiquable lors-qu’elle se déroule sans fraudes ni mensonges151. Face à cette immobilité conceptuelle, la réglementation concrète de l’activité économique, grâce à la reconnaissance de la non-immoralité de certaines pratiques, finit par favoriser l’activité commerciale. L’élasticité introduite par Thomas dans la détermination du juste prix, lorsqu’il affirme que, s’agissant d’une estimation, des variations légères n’en mettaient pas en cause la justice152, se transforme progressivement en l’affirmation d’une tripartition du juste prix d’un bien en un prix maximum, un prix moyen et un prix minimum153. De Vio semble avoir parfaitement intégré cette évolution en affirmant que
le juste prix n’est pas une valeur unique, mais se distingue entre prix charitable, modéré et sévère154.
139Cette affirmation a des conséquences importantes notamment sur la conception de l’achat et de la vente à crédit. De Vio dit en effet que
le juste prix n’est pas unique, mais se divise en trois éléments, ce qui fait que la même marchandise peut être vendue au même endroit et au même moment dix, onze et douze livres. C’est dans cet écart que réside ce qu’on appelle le juste prix. C’est pourquoi si un vendeur décide de vendre à dix à celui qui paie immédiatement, et ne veut pas vendre à moins de douze à celui qui paiera dans un an, il n’est pas malhonnête, car il n’a pas dépassé les limites du juste prix. Mais s’il exigeait quatorze livres, il serait malhonnête et commettrait une usure155.
140L’analyse de la pensée thomiste a montré les fondements de la doctrine du juste prix. Si celui-ci doit coïncider exactement avec la valeur des biens, selon une la logique stricte de la justice commutative, plusieurs éléments peuvent entrer en jeu, s’ajouter au prix-valeur pour le faire augmenter de façon licite. Duns Scot et les nominalistes, dont la doctrine ne s’éloigne pas radicalement de celle de Thomas, admettent – contrairement à ce dernier et à la scolastique successive – l’intrusion légitime d’éléments subjectifs dans la détermination du juste prix.
141Les théologiens des xve, xvie et xviie siècles repartiront de ces deux « classiques » pour réaffirmer la doctrine du juste prix : convaincus le plus souvent de leur fidélité absolue aux « pères », ils en modifieront souvent le sens et les implications concrètes, comme le montre clairement le plus célèbres des commentateurs de Thomas, le Cardinal Cajetan. Dans ses écrits, il propose deux définitions assez extensives du concept du juste prix. D’abord, il estime juste tout prix « trouvé » par les acheteurs à un moment donné, à condition qu’il se soit formé sans fraude ni contrainte. La faiblesse de la demande est la cause principale de l’existence de prix inférieurs au prix qu’il estime normal, à savoir celui pratiqué par les vendeurs qui offrent leurs marchandises en attendant les acheteurs. Dans la deuxième définition du juste prix que le cardinal Cajetan donne, il précise que l’écart de ce prix du fait des modalités de la vente ou de l’achat ne compromet pas la justice du prix payé ou reçu, le prix des mercatores étant considéré comme le prix courant dans un lieu défini.
142Ces définitions lui permettent de résoudre un problème concret, dépassant l’obstacle représenté par le constat de la présence contemporaine de plusieurs prix pour une même marchandise. Elles n’impliquent toutefois pas la reconnaissance du marché comme lieu de formation du juste prix. Les acheteurs « trouvent » un prix, qui est déterminé ailleurs, bien qu’il puisse être soumis à de légères variations. La référence à l’existence d’un prix « normal », qui correspond à celui des mercatores, renvoie plutôt à l’identification du juste prix avec le prix de revient, estimé par les corporations qui gèrent l’organisation de la production et déterminent les coûts et la rémunération du travail.
143A partir des définitions de De Vio, les moralistes ultérieurs s’interrogeront plus particulièrement sur les causes des variations et sur le rapport entre les différents justes prix. Le problème principal qui va les occuper, sera celui des moyens, à la fois théoriques et pratiques, pour sauvegarder le principe d’une évaluation sociale des prix, sans laisser de place à aucun élément subjectif.
3–COMBIEN Y-A-T-IL DE JUSTES PRIX ? DÉBATS ET CONTROVERSES AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES
144L’attention des moralistes du xvie et du xviie siècles a été retenue, d’un côté par l’analyse de cas particuliers présentant des problèmes de plus en plus précis et subtils ; d’autre côté, par la volonté d’aborder, de la façon la plus exhaustive que possible, toutes les questions relatives au contrat d’achat et de vente, dans l’intention d’affiner les vieilles définitions et d’intégrer les pratiques nouvelles à l’intérieur des schémas connus. Les sollicitations du monde économique, ainsi que l’évolution interne de la théologie morale, du point de vue formel et substantiel, poussaient dans cette direction. Un rôle important a été joué par la rencontre entre le thomisme et la tradition nominaliste, réalisée notamment par les représentants de l’Ecole de Salamanque, qui tentent une sorte de fusion ou de conciliation entre les deux courants156. La morale thomiste est alors séparée du reste de l’œuvre et considérée comme indépendante en dépit du rôle qui lui avait été assigné dans un projet théologique global : on en précise le caractère pratique et partiel, en extrapolant le « catalogue des vertus » : à beaucoup d’entre elles seront désormais consacrés des traités spécifiques.
145L’influence de cette nouvelle organisation de la morale est évidente dans l’expansion et le succès obtenu par les manuels des confesseurs, les Summae de cas de conscience157. Le Concile de Trente exprime le souhait que le clergé régulier les utilise pour sa formation. Les théologiens les plus connus sont invités à tenir de leçons de cas de conscience dans les cathédrales des villes, et la discussion prend souvent la forme d’une dramatisation théâtrale de chaque cas. En 1587 paraît un recueil des réponses données à Bologne en 1580 et en 1581 par un théologien, Louis Beja Perestrelo158 ; on y ajoute une courte Istruttione per li confessori con alcune regole generali circa i contratti di vendita col patto di francare, acciò sappiano avvertire i Penitenti di alcune cose principali, e necessarie da saper-si in tali contratti159, réputée utile parce que concernant un contrat typique très utilisé à Bologne :
Dans cette ville et dans ce diocèse, il est fréquent et ancien l’usage de vendre et louer avec contrat de rétrocession, à savoir de francare. Puisque dans ce genre de contrat au cours des années il y eut maints abus et maintes usures cachées, qui rendent ces contrats malhonnêtes et usuraires au grand préjudice des âmes, Monseigneur a donc estimé qu’il devait signifier à tous les confesseurs et autres personnes intéressées par le problème quelques orientations générales que l’on devra suivre pour savoir si de tels contrats sont licites et fiables sur le plan moral, en laissant pour l’instant le plan juridique. Et ce, après avoir longuement consulté de nombreux théologiens, canonistes et autres docteurs, sages et expérimentés160.
146Cette allusion aux pratiques courantes ne doit toutefois pas amener à considérer ce genre d’ouvrages comme des fidèles miroirs de la réalité, dans lesquels l’on pourrait voir les comportements et les problèmes de la vie quotidienne. Malgré leur forme, les cas débattus dans beaucoup de recueils de ce type semblent avoir très peu de rapports avec la réalité : ils proposent sans cesse les mêmes problèmes, ils examinent et jugent les mêmes pratiques, dont l’origine est une ré-élaboration, souvent purement formelle, des questions de la Secunda Secundae. Le Dictionnaire des cas de conscience, publié à Paris en 1715, est un exemple de la fortune et de la diffusion de ces textes161. On met en scène plusieurs personnages, chacun étant confronté à un problème précis, présenté selon l’ordre alphabétique. La ressemblance des cas proposés dans des textes rédigés dans des périodes et des lieux différents, et la réduction de la casuistique à un seul schéma, reconduit aux questions discutées par la plupart des moralistes, enlève tout doute quant à la nature de ces ouvrages.
147Le probabilisme, dont les caractères se précisent dans ces mêmes années162, n’est pas étranger à cette façon de traiter la morale. Dans les cas douteux, la légitimation de tout comportement préalablement accepté par une auctoritas, amène, d’une part, à la réduction de tout nouveau cas aux cas déjà connus et commentés ; d’autre part, au raffinement de plus en plus précis de toutes les circonstances qui pourraient faire changer de signe moral l’acte soumis au jugement. Les Resolutiones Morales du théatin Antonino Dia-na sont très représentatives des conséquences de cette approche : la première édition, publiée à Lyon dès 1629, contient la discussion de 28 000 cas, réduits par la suite de façon draconienne et publiés dans de courts abrégés. L’auteur ne fait que proposer, en les juxtaposant, les opinions des théologiens les plus importants de l’époque sur des problèmes moraux précis. On ne trouve chez lui aucune discussion théologique, mais plutôt une classification des comportements aidant le confesseur à formuler rapidement son jugement sur leur légitimité.
148La réaction au probabilisme commence à se manifester dans les premières décennies du xviie siècle. Les dominicains se font alors les promoteurs d’un retour à la morale thomiste. Cela n’empêche pas l’introduction, sans doute inconsciente et involontaire, de profondes nouveautés, là même où la fidélité à la pensée de Thomas se voudrait totale. Cette tentative doit se mesurer avec l’organisation de la morale proposée par les œuvres de marque probabiliste ; son efficacité dépend d’une redéfinition du contexte dans lequel chaque comportement était traité par Thomas. Dans deux ouvrages parus à distance de quelques décennies en Italie et en France, la morale de Thomas est ainsi ré-ordonnée de façon alphabétique, d’où la perte, inévitable, du dessin global de l’œuvre originale. La Summa theologiae moralis Doctori Angelici du dominicain Francesco Ghezzi reprend littéralement le contenu de la Summa à propos de certaines pratiques économiques163 ; elles ne sont toutefois plus jugées dans le cadre de la fraude, mais dans celui de la Venditio. C’est désormais dans ce cadre que l’on retrouve les arguments concernant le contrat d’achat et de vente : la définition, les conditions de légitimité de l’acte, le problème des mesures et du juste prix. Le cas du marchand qui vend son blé au prix courant, tout en sachant que dans un délai très court d’autres contingents de blé vont arriver et que le prix va baisser, est traité comme un cas isolé et indépendant auquel il faut fournir une réponse pratique et immédiate, capable d’aider à formuler le jugement. En revanche, l’article consacré à la fraude est très limité, à peine quelques lignes, dans lesquelles la discussion économique n’a pas de place : c’est signe que désormais cette problématique appartient complètement à un autre champ conceptuel.
149L’œuvre d’un autre dominicain, Louis Bancel, professeur de théologie thomiste à l’Université d’Avignon, va dans la même direction164. L’unité de la question 77 est rompue : les trois premiers articles et les objections qui s’y rapportent, donnent lieu à douze questions indépendantes, présentées à l’article Venditio ; en revanche, l’article 4, où Thomas aborde le problème de l’activité marchande, est organisé de façon autonome, et il lui est consacré l’article Negotiatio, composé de quatre questions165.
150Une fois mis de côté le contexte moral dans lequel ces questions étaient inscrites à l’origine, elles assument le caractère de règles permettant de juger des comportements pratiques, et elles se rapprochent beaucoup plus des normes juridiques. En effet, la jurisprudence joue un rôle fondamental pour la théologie des xvie et xviie siècles. Les théologiens, et notamment les jésuites, sont aussi des juristes ; et les juristes deviennent à leur tour des théologiens, avec pour but de donner une nouvelle légitimité au droit166. Ainsi, des traités spécifiques et partiels sur des sujets juridiques et moraux se développent à côté des sommes destinées aux confesseurs : c’est la grande époque des traités De Iustitia et Iure167. C’est là que l’on trouve les plus grandes nouveautés, en rapport avec une analyse particulièrement raffinée de la réalité contemporaine et de l’évolution de certaines pratiques.
151Deux auteurs abordent une discussion très importante sur la légitimité des prix fixés par les autorités politiques : Molina et De Lu-go. Tous deux jésuites et espagnols, bien que l’un opère dans la péninsule ibérique et l’autre en Italie, ils écrivent chacun un traité De Iustitia et Iure168. Avec Léonard Lessio169, lui-aussi jésuite et auteur d’un traité publié sous le même titre, ils ont été considérés comme parmi les auteurs les plus représentatifs de leur temps et de sa doctrine économique170 : leurs positions ont été confondues, bien qu’il existe des différences significatives entre elles, dues notamment aux différences des contextes dans lesquels chacun d’eux a été actif.
152Dans ces mêmes années, le processus d’émancipation de la théologie morale par rapport à la dogmatique est accompli. Des traités de morale indépendants apparaissent alors, d’abord avec un but pratique très marqué – celui de fournir au clergé un instrument commode mais complet d’apprentissage de la matière, plus exhaustifs et ambitieux que les sommes des péchés. Le premier exemple est représenté par les Institutiones Morales (1600-1611) du jésuite Juan Azor171 : dans cette œuvre, rédigée pour l’enseignement de la morale172, les cas de conscience présentés dans les manuels de confesseurs sont ordonnés et enrichis de quelques notions fondamentales, extraites surtout de la Prima Secundae de la Summa theologiae173 ; l’ordre alphabétique est remplacé par un ordre méthodique, fondé sur les Dix Commandements. Ce modèle va être utilisé par les jésuites dans la rédaction de nombre de traités de théologie morale, qui consacrent la morale en tant que discipline autonome. Dans ces œuvres, la liste des auctoritates s’allonge avec l’intégration des positions les plus récentes d’un groupe fourni de théologiens, qui vont désormais acquérir une position de « classiques », comme Lessio, Lu-go, Medina, Molina. Il s’agit de la reconnaissance d’une tradition intellectuelle qui, à travers les vicissitudes variables qui en ont sensiblement modifié le contenu, se reconnaît toujours dans la pensée de Thomas d’Aquin, tout en essayant d’en renouveler la validité grâce à l’introduction de nouveautés dans le schéma de base. Certains des ouvrages de cette période sont proposés dans des abrégés, plus maniables et présentant souvent une autre organisation de la matière traitée. La théologie morale de Martino Bonacina, par exemple, publiée à Lyon en 1624, est résumée par Jean De la Val Belga, à l’usage explicite des confesseurs174 : le modèle utilisé est celui des textes qui, dans la même période, résument la morale de Thomas. Les franciscains poursuivent une tentative de synthèse du même genre à partir de la morale de Duns Scot175. De leur côté, les juristes proposent des aménagements théoriques globaux de la matière économique semblables à ceux des théologiens : l’immense Theatrum veritatis et iustitiae de Giovan Battista De Luca aborde les mêmes questions, dans le même ordre, mais avec une attention particulière au for extérieur, sans entrer dans le détail d’un jugement sur les consciences individuelles176.
153Les discussions principales sur le juste prix s’articulent autour de deux pivots : d’un côté, la reconnaissance des causes légitimes de variation du prix ; de l’autre, les différentes modalités de détermination du juste prix, par rapport notamment aux différences entre les biens à estimer.
154Ce n’est pas un hasard si les auteurs les plus importants de la période sont des espagnols et opèrent essentiellement dans le monde ibérique177. L’arrivée massive en Europe de l’or et de l’argent américain, l’expansion des trafics internationaux, l’inflation qui a touché en premier lieu l’Espagne, sont des réalités qui ont posé problème et qu’il a fallu inclure rapidement dans un schéma moral permettant de retrouver des repères assurés.
155La tradition propose deux critères pour la détermination du juste prix : l’estimation commune et les coûts de production. Le recours à la communis aestimatio représente le moyen le plus efficace pour préserver le principe de l’équité sociale de l’échange, mais elle risque d’être en conflit avec l’idéal de stabilité et d’immutabilité que le concept de juste prix tend à représenter, traduisant ainsi un idéal cher à la société médiévale. Cette faiblesse est sans doute perçue par les partisans de cette interprétation. Ils éprouvent le besoin de s’opposer de façon explicite à toute solution visant à déplacer la détermination du juste prix de l’estimation commune vers les coûts de production des marchands, pris individuellement. Une critique argumentée et détaillée des doctrines de Duns Scot voit ainsi le jour. Elle est d’autant plus significative qu’elle se développe dans le contexte des difficultés rencontrées par la pensée scolastique pour intégrer les nouveautés qui se présentent à un rythme accéléré, tout en continuant à faire valoir un critère social de détermination de la valeur des biens.
156Duns Scot considérait le juste prix d’un bien vendu par un marchand comme la somme des coûts entraînés par l’achat, le transport et la conservation, et de la « justa mercede pro industria, laboribus et periculis »178. De Lugo s’oppose à cette thèse :
Cette règle est erronée, premièrement parce qu’elle prévoit que si un marchand subissait un grave dommage à cause d’un naufrage, ou si ses marchandises étaient volées, il pourrait exiger légitimement un prix supérieur pour celles qui lui restent, tandis que les mêmes marchandises sont vendues moins cher par d’autres ; et cela est faux, parce que les choses ne sont pas couramment estimées autant, mais elles peuvent avoir un prix plus bas. Deuxièmement, parce que ceux qui ne sont pas marchands ne peuvent ni ne doivent suivre cette règle, mais doivent mesurer autrement le juste prix. Donc ces marchands peuvent et doivent vendre à ce prix, tout comme les autres, car la marchandise est estimé à ce prix au moment où ils vendent. Troisièmement, parce qu’il arrive souvent que des marchandises ont été transporté dans un lieu où elles étaient rares, et cela a été fait sans dépenses importantes, ni danger de la part du marchand ; du seul fait de l’abondance d’acheteurs et du manque des marchandises, celles-ci peuvent être vendues au-dessus du juste prix179.
157La légitimité du profit marchand, due à la différence de prix des marchandises d’un lieu à l’autre, est reconnue180 ; mais on maintient un principe d’évaluation collective des dépenses, des risques, des profits. La catégorie des marchands voit son activité légitimée, comme le montre la possibilité qui leur est accordée d’ajouter quelque chose au prix des biens vendus, en tant que rémunération de leur fonction spécifique181 ; mais cela revient aussi à empêcher que des individus socialement et économiquement inclassables puissent venir bouleverser les règles hiérarchiques qui régissent la société par le biais d’une activité incontrôlée.
158Il faut à ce propos s’interroger sur les interprétations de la pensée économique de la scolastique données par l’historiographie. Certaines d’entre elles, et notamment celle de De Roover182, établissent une parenté entre d’une part, les partisans du juste prix comme résultat de l’estimation commune et les économistes néo-classiques et, d’autre part, entre les positions scotistes et celle de Ricardo et de Marx. Mais l’opposition entre les deux courants, on l’a vu, n’a pas vraiment raison d’exister : la référence à l’estimation commune n’implique pas le reniement de toute influence des coûts de production sur le prix, et elle ne présuppose pas que les prix se forment sur le marché. D’autre part, le recours à la fixation légale des prix, soutenu par les nominalistes, implique aussi la reconnaissance d’une évaluation commune de la valeur des marchandises. L’opposition entre thomisme et nominalisme a pu être posée parce qu’on a laissé de côté l’analyse des conditions dans lesquelles la communis aestimatio se manifeste, à savoir celle des conditions matérielles des échanges et du fonctionnement du marché. Ainsi, l’estimation commune a pu être identifiée avec l’action des forces impersonnelles de l’offre et de la demande. On abordera le problème de la relation entre le concept d’estimation commune et le concept de marché dans le chapitre suivant. Ici, on peut se tenir aux termes de la discussion qui oppose les deux courants à la fin du xvie siècle. L’objection fondamentale exprimée par les thomistes à l’égard des positions de Duns Scot, concerne le rôle des éléments subjectifs dans l’évaluation des coûts et, par conséquent, du juste prix. Les thomistes n’opposent pas l’estimation commune aux coûts de production ; ils disent simplement que ces derniers ne doivent pas prendre en compte les risques ou les dépenses individuels. Dans ce sens, à travers le recours à l’estimation commune, ils défendent les règles de fixation des prix qui découlent d’une organisation corporative de la production.
159Si l’on considère l’appel à l’estimation commune comme une tentative pour sauvegarder la structure économique et sociale traditionnelle, corporative, du marché ; et si l’on songe aux conséquences « individualistes » que peut avoir l’association entre juste prix et coût de production, lorsqu’elle suppose aussi une évaluation personnelle de la rémunération légitime rapportée aux exigences individuelles de statut ainsi qu’à une évaluation des dépenses supportées par les individus, il faut sans doute reconsidérer les termes de la parenté établie entre les différents courants de la pensée scolastique et l’économie néo-classique. On peut en effet, à bon droit, penser que le biais principal pour l’acceptation du « principe de marché » est celui de la pensée scotiste et nominaliste. C’est par le développement des thèses subjectives nominalistes que peut s’affirmer une interprétation des prix en termes de comportements individuels et, de ce fait, on peut aboutir à la reconnaissance du marché en tant que « lieu » de formation des prix183. Le thomisme moderne, dans sa défense acharnée de la tradition et des règles socialement admises, prend en revanche tout autre chemin.
160Le fait d’insister sur l’estimation commune comme critère central pour la définition du juste prix s’accompagne de l’énonciation des causes légitimes de variation des prix. Chaque communauté estime différemment les choses : le juste prix varie donc tout d’abord selon les lieux. Plusieurs circonstances peuvent ensuite intervenir pour modifier la valeur assignée par l’estimation commune aux choses mises en vente : le déficit ou l’abondance des marchandises, la quantité des acheteurs et de monnaie disponible, les modalités de la vente184. La variation de chacun de ces éléments peut provoquer des changements tout à fait acceptables dans l’évaluation du juste prix, qui ne mettent pas en cause la validité du contrat.
161Le respect du juste prix naturel, ainsi nommé pour en souligner l’indépendance par rapport à toute loi humaine185, est contraignante pour le vendeur et pour l’acheteur : toute transgression, même minime, peut entraîner l’annulation du contrat, et exige un rétablissement de l’égalité de l’échange à travers l’acte de restitution. Cependant, la répartition du prix naturel en trois prix, maximum, moyen et minimum, représente la voie principale vers la reconnaissance de pratiques de moralité douteuse. Le développement du commerce, et la force acquise progressivement par une classe de négociants de plus en plus indispensables à la vie des États et des communautés, imposent de nouvelles réflexions sur la fonction du marchand, ainsi que sur les modalités d’exercice de son métier, les sources et les niveaux de leurs profits considérés comme légitimes, les nouvelles pratiques commerciales qui se développent. L’histoire du droit montre, pour ces siècles, l’importance, y compris quantitative, des débats, des reconnaissances et des condamnations de pratiques et de contrats commerciaux. L’attention se focalise autour des contrats soupçonnés de cacher quelque forme d’usure, mais aussi sur le problème du juste prix186.
162Le jugement sur l’activité marchande exprimé par Thomas d’Aquin, et, de façon encore plus marquée, par Duns Scot et Antonin de Florence, aident les moralistes ultérieurs dans leur tâche. A l’article 4 de la question 77 de la Secunda Secundae, comme on l’a vu, une distinction est faite entre deux formes d’activité marchande, dont seule celle orientée vers le profit est proprement commerciale. Prise en elle-même, cette activité « quantam turpitudinem habet », à cause de la fin qu’elle poursuit. Mais cette fin, qui en elle-même n’implique rien ni d’honnête ni de nécessaire, n’implique rien non plus de contraire à la vertu. S’il est à son tour dirigé vers des buts nécessaires et honnêtes, le profit peut rendre honnête la negotiatio :
C’est ce qui a lieu quand un homme se propose d’employer le gain modéré qu’il demande au négoce, à soutenir sa famille ou à secourir les indigents, ou encore quand il s’adonne au négoce pour l’utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire, et quand il recherche le gain, non comme une fin, mais comme salaire de son effort187.
163L’acceptation de l’activité marchande passe d’un côté par la réaffirmation de l’utilité sociale des marchands et, de l’autre, par l’établissement d’une casuistique de plus en plus précise des comportements légitimes. Une attention très marquée est portée aux pratiques commerciales pouvant permettre des gains disproportionnés, qui perturbent la justice des échanges et remettent en cause la stabilité de la société.
164Les causes légitimes de variation du juste prix dans le temps et dans l’espace permettent déjà de reconnaître la légitimité de marges de profit pour ceux qui s’adonnent au transfert des marchandises d’un lieu à l’autre. L’existence parallèle de trois justes prix autorise à son tour des marges supplémentaires. La différence de prix dans une vente à crédit est justifiée à condition que le prix perçu ne dépasse pas le iustum rigorosum. On l’a vu chez De Vio, et on le voit dans les solutions aux cas de conscience soumis au cardinal Beja Perestrelo dans les années 80 du xvie siècle. Le troisième cas présenté à la Congrégation, le 24 janvier 1581188 concerne un marchand qui vend ses marchandises à un prix supérieur à leur valeur (« pluris quam valerent ») à ceux qui achètent à crédit. « Pro decisione huius casus », dit le cardinal, « presuppono iustum pretium non consistere in indivisibili, sed habere latitudinem » ; le confesseur devra ainsi vérifier si le prix reçu par le marchand représente le juste prix « rigoureux », ou s’il le dépasse. Dans le premier cas, le marchand n’aura commis aucune usure :
(...) et on n’est pas tenu à quelque restitution lorsqu’on a vendu une chose réellement à son juste prix, même s’il s’agit du rigoureux, et que l’on n’a pas accepté quelque chose au-dessus ; quiconque, en effet, peut faire de ce qui lui appartient ce qu’il lui plaît, à l’intérieur des limites de la justice189.
165Il y a toutefois des cas particuliers où il est permis aux vendeurs de demander un prix supérieur au juste maximum. Thomas d’Aquin avait déjà envisagé la possibilité de recevoir quelque chose en plus de la stricte valeur de la chose vendue, en dédommagement pour la privation de cette chose190. L’admission de trois titres, le damnum emergens, le lucrum cessans et le periculum sortis, progressivement introduite en matière de prêts, surtout grâce au travail des canonistes191, s’étend aux contrats d’achat et de vente. Elle permet la réalisation de transactions à des prix supérieurs au juste maximum. Bonacina insère ces titres dans la liste des causes pour lesquelles il est légitime de vendre « aliquid pluris... quam alioquin venderetur », avec la « multitudo emptorum et copia pecuniae » et l’« affectum ad rem, quae venditur »192.
166L’application la plus répandue du principe du lucro cessante concerne ceux qui, disposant de blé dans une saison de bas prix, ont l’intention de le garder jusqu’à une période de hauts prix, et décident de le vendre sur sollicitation spéciale d’un acheteur :
Diogène a, au mois de septembre, dix muids de blé à vendre ; mais, parce que le blé ne vaut alors que 60 livres le muid, et qu’il n’a pas besoin d’argent, il a résolu de le garder jusqu’au mois de juin suivant, où il a coutume être plus cher qu’en toute autre saison, surtout quant la récolte n’est pas abondante. Antoine le presse de lui en vendre un muid et de lui faire crédit jusqu’à la Saint-Jean. Diogène le lui vend 80 livres, sous prétexte que, selon toute apparence, il vaudra alors ce prix et même davantage. Cette vente est-elle exempte de toute usure ?193.
167La vente est légitime à certaines conditions : d’abord que le vendeur ait véritablement l’intention de garder le blé jusqu’au moment choisi pour fixer le prix ; ensuite qu’à ce prix il soustraie quelque chose, « ratione custodiae et periculi quod subiisset venditor servando triticum »194.
168De même, l’application de ce titre pose certains problèmes. Pour démontrer que la vente représente réellement une perte de gain, il faut d’abord démontrer la réalité de l’intention de garder le blé jus-qu’au moment où les prix seront plus élevés ; il faut ensuite réellement vendre au prix que l’on attend pour ce moment. Comme dans le cas de l’intérêt légitime que l’on peut tirer d’un prêt, le lucrum ces-sans et les autres titres du même genre sont surtout valables pour les marchands, c’est à dire pour ceux dont on peut supposer qu’ils ont une stratégie d’utilisation des ressources économiques. Pontas précise la différence entre lucrum cessans proche et lointain : un marchand possédant une somme d’argent qu’il a l’intention d’investir le jour même pour l’achat de marchandises, en étant moralement certain que leur vente va lui procurer un profit de 20 %, peut prêter cette somme à un intérêt qui compense le manque de profit et donc le dommage subi à cause du prêt. Si toutefois la somme d’argent est contenue dans un coffre-fort, et que le marchand n’a pas l’intention de l’utiliser dans l’immédiat, il ne peut demander aucun intérêt, « parce que ce gain cessant n’est qu’éloigné et en idée seulement »195.
169La soustraction d’une somme par rapport au prix que le blé est supposé valoir à un moment donné, représente une autre condition fondamentale pour la régularité du contrat : les coûts de conservation économisés et le fait d’éviter tout risque d’accident doivent être quantifiés et déduits du prix : si l’on estime que le blé vaudra 20 à un moment donné, et si l’on évalue à 2 les dépenses et les dangers, le juste prix sera 18. Il n’est pas exigé que le vendeur aie une certitude absolue quant à la valeur future du blé ; mais on recommande, en cas d’hésitation entre deux valeurs, d’établir un prix intermédiaire. Si le pacte stipulé avec l’acheteur prévoit le payement du prix courant à un certain moment, sans en préciser la valeur exacte, ce qui revient à reporter au moment en question le règlement du solde, le prix ne peut de toute manière pas correspondre au juste maximum, car le vendeur ne saurait être sûr de vendre réellement son blé à ce prix196.
170Bonacina présente un cas où l’on voit clairement les conséquences possibles de l’application du principe du gain cessant :
(...) un marchand qui vend ici à Milan des vêtements qu’il avait décidé de transporter en Pannonie où ils valent davantage, peut exiger le même prix qu’ils valent en Pannonie, moins les dépenses et le danger du transport. En revanche, s’il n’avait pas l’intention de les transporter en Pannonie, il ne peut pas exiger un prix supérieur à celui fixé par la loi ou par l’estimation commune197.
171L’introduction de ces titres rend sans doute floue la notion de juste prix, qui varie non seulement selon les lieux, les temps et les circonstances, mais aussi selon les caractéristiques des vendeurs. La reconnaissance, par De Vio, des modalités de la vente en tant qu’éléments aptes à modifier le juste prix, ouvrait les portes à la coexistence de plusieurs circuits commerciaux, sans qu’ils soient mieux caractérisés. On assiste désormais à un processus de particularisation progressive de l’ensemble des marchands, considérés comme un groupe ayant des règles précises de fonctionnement, différentes de celles d’autres groupes de vendeurs. Pour la plupart des auteurs, cette séparation et ces privilèges sont sous-entendus ; certains pourtant déclarent de façon explicite que les marchands peuvent ajouter quelque chose au prix de leur marchandises, en tant que récompense de leur fonction économique et sociale198.
172La valeur et l’importance du recours permanent à un paramètre objectif garantissant la justice du prix, indépendamment de la volonté des particuliers, peut être perçue à partir de l’observation des critères qui gèrent la fixation du juste prix pour certaines marchandises spéciales. Il y a en effet des biens qui n’ont pas une diffusion et une commercialisation suffisantes pour donner lieu à une évaluation fondée sur l’estimation commune : il s’agit des biens de luxe, comme les pierres précieuses, les animaux rares, les objets d’art. Ils sont considérés comme étrangers aux règles coutumières qui gouvernent la formation du prix. Le problème de leur évaluation est important, et les positions des différents auteurs divergent ici sensiblement.
173Le dominicain Giovan Battista Corradi, dans son recueil de cas de conscience, aborde le problème du prix, en se demandant « an res tanti vendi, et emi liceat, quanti possit »199. Il opère une distinction préalable entre, d’une part, les biens nécessaires à la survie, comme la nourriture et les vêtements, dont les prix font l’objet d’une évaluation collective, ou d’une réglementation de la part des autorités ; et, d’autre part, les choses « quae non sunt ad vitae necessitatem », pour lesquelles il est permis de demander et payer tout prix, à condition que la transaction se fasse sans « fraus, vis, dolo et ignorantia ». Cette opinion est toutefois contestée par la majorité des auteurs pour lesquels, comme pour Friderich :
Aucune chose, bien que rare, étrange, précieuse, etc., ne peut être vendue au prix auquel le vendeur veut la vendre et l’acheteur l’acheter200.
174L’argument central est alors le refus d’admettre une influence quelconque d’éléments subjectifs sur le prix :
Le prix des choses ne dépend pas du désir ou de l’usage de chacun, mais de l’usage commun201.
175Dans le cas des biens de luxe, la fonction de l’estimation commune est exercée par des experts, des « gens du métier » qui ont pour tâche d’éviter les abus générés par une évaluation individuelle. Voici la réponse donné par Pontas au bijoutier imaginaire mis en scène dans le Dictionnaire des cas de conscience202 : pour un saphir qu’il estime 200 livres, Gracilien arrive à négocier un prix spécialement avantageux, en ne le payant que 90 livres. Il le fait tailler et il le vend à un autre bijoutier pour 330 livres. Aux objections qu’on lui fait sur son comportement, il répond, entre autres choses
que ces sortes de marchandise n’ayant pas de prix que celui qu’elles tirent de la vaine estimation des hommes, on peut les vendre aussi cher que l’on peut.
176Mais il brise la règle de base du contrat d’achat et vente, celle de l’égalité entre la chose vendue et le prix. Cette règle reste aussi valables pour les marchandises rares et précieuses. Selon Pontas
(...) le prix d’un diamant, d’un tableau, etc. n’est pas tellement arbitraire qu’il ne dépend que de la volonté des marchands. Les gens du métier quand ils sont instruits, savent à peu près à quoi s’en tenir203.
177Pour être en règle avec sa propre conscience, et pour rétablir l’égalité dans la transaction, il faut que
Gracilien en consulte un ou deux, qui estimeront son saphir, le travail qu’il y a fait faire, le profit auquel il a droit ; et sur cette estimation il dédommagera le vendeur et l’acheteur (...)204.
178Avant Pontas, Molina avait abordé un problème semblable, mais concernant les marchandises qui apparaissent pour la première fois sur un marché, tels que
ce bois, qui sert à teinter, lorsqu’il fut importé pour la première fois du Brésil en Espagne205.
179Le prix de ces marchandises est un type spécial de prix naturel, mais son établissement demande, au moins une fois, l’intervention des prudentes206 :
Quand une marchandise nouvelle est importée dans une région, on doit établir et estimer son prix avec prudence, en tenant compte de sa qualité, de son utilité, de sa rareté ou son abondance, et également des frais et des risques encourus, des difficultés à son acheminement, ainsi que de la nouveauté qui la rend plus précieuse. Le juste prix doit être établi soit par les dirigeants de la république, soit par les acheteurs et vendeurs eux-mêmes, compte tenu des circonstances que l’on a citées et d’autres encore. De ce fait, il n’est pas condamnable un prix injuste en raison du grand bénéfice, si la marchandise est rendue précieuse par sa rareté ou sa nouveauté et qu’elle a de nombreux acheteurs. Et sur ce problème il n’y a pas d’autre règle fiable207.
180Ces prudentes, du moment où ils ne font que remplacer l’estimation commune, qui ne peut pas s’exprimer, doivent en assumer les fonctions, en prenant en compte tous les éléments qui interviennent de façon légitime dans la formation du prix.
181Aux xvie et xviie siècles, la morale s’autonomise, se détachant de la dogmatique qui était son cadre de référence traditionnel. La nécessité de contrôler de près tout comportement individuel qui se manifeste avec vigueur au sein de l’Eglise post-tridentine, affecte significativement aussi le domaine économique. Les moralistes reprennent alors la tradition scolastique, mais des divergences de taille se manifestent entre théologiens de tradition thomiste et de fidélité nominaliste, les premiers essentiellement représentés par les dominicains, les derniers par les franciscains. Entre ces deux courants les positions se durcissent : tous les moyens sont mis en place par les thomistes pour empêcher que des éléments d’évaluation subjective interviennent dans les échanges, comme le soutiennent en revanche les nominalistes : cela comporterait en effet un grave danger pour la stabilité de l’ordre social, reposant sur une évaluation exclusivement collective des biens et de leurs prix.
182Face aux changements et aux nouveautés que l’on enregistre dans la sphère économique, l’exigence de réaffirmer des critères sociaux d’évaluation des biens et, par conséquent, de détermination du juste prix, amène les moralistes du xvie et du xviie siècle à focaliser leur attention sur les trois sources de cette évaluation sociale et légitime des biens. L’estimation commune du forum, la taxation des prix par l’autorité politique, l’opinion des experts, représentent chacun un moyen pour parvenir à ce résultat. On peut accorder sa préférence à un moyen plutôt qu’à un autre, sans que la structure du raisonnement change. Du reste, l’émergence du probabilisme permet une coexistence non conflictuelle entre des positions différentes. La question la plus importante, et qui donnera origine à des solutions divergeantes, est celle de la relation qui s’instaure entre ces trois critères du juste prix lorsqu’ils sont tous présents. Si le recours aux experts se limite à certaines marchandises rares et précieuses, en revanche l’estimation commune et la taxation des prix concernent les mêmes biens, et notamment les biens de subsistances. La question du rapport entre prix qui se forment à la suite de transactions particulières et prix imposés par les autorités, acquiert ainsi une position centrale dans le débat.
4–L’ESTIMATION COMMUNE ET LA CONCEPTION DU MARCHÉ
183Le concept de communis aestimatio est très ambigu, car il est lié aux modalités concrètes des échanges, souvent passées sous silence tant elles étaient évidentes aux yeux des contemporains. Si, dans la plupart des cas, l’estimation commune se concrétise avec l’action de la « place de marché »208, parfois, on l’a vu, elle peut être représentée par des « experts », ou par les autorités politiques. L’importance de ce concept réside dans la capacité qu’on lui assigne de représenter les véritables conditions de marché ; l’estimation commune devrait, pour ainsi dire, représenter la garantie que la rareté des marchandises, des acheteurs ou des vendeurs, de l’argent, est réelle, due à la variation naturelle de la production, ou à la liberté respective de tous les protagonistes, et non pas à l’avidité de quelques-uns.
184La condamnation de toute forme de monopole s’explique d’abord par ces raisons. Bonacina en décrit quatre209. La première est représentée par l’accord entre vendeurs ou acheteurs pour vendre ou acheter à un prix fixé arbitrairement par eux-mêmes. Si le prix est supérieur au juste rigoureux, ou inférieur au minimum, les monopolistes commettent un péché contre la justice, et cela nécessite la restitution ; en revanche, s’il se situe à l’intérieur des limites du juste prix, on pèche alors contre la charité. Dans ce cas les acheteurs lésés peuvent légitimement s’accorder pour combattre le monopole par un autre monopole.
185On a une deuxième forme de monopole lorsqu’un petit nombre de vendeurs achètent toutes les marchandises présentes sur place, en se mettant ainsi en situation d’établir le prix et de provoquer « notabilem inopiam et caritatem ». Les moralistes ne sont pas, dans ce cas, unanimes sur la gravité du péché. Certains, comme Medina et Navarro considèrent cette attitude comme opposée à la justice, puisque ces acheteurs abusifs causent un dommage à la République et aux citoyens ; de plus, le prix auquel ils revendent ensuite est injuste, car il existe une législation contraire à cette modalité de formation des prix. Un autre courant de pensée, au premier rang duquel figure Molina, estime en revanche que de tels actes ne vont pas contre la justice, et que ceux qui les accomplissent ne sont pas tenus à restitution. En effet, ils achètent au prix courant, juste ; et la conservation des biens jusqu’au moment où l’offre baisse et où, par conséquent, les prix augmentent, ne représente pas une attitude illégitime. L’ensemble des théologiens jugent toutefois coupables contre la justice tous ceux qui empêchent autrui d’acheter, et qui accaparent toutes les marchandises : ils se retrouveraient seuls à déterminer les prix au moment de la vente. L’attitude de ceux qui transportent du blé à l’extérieur d’un État, afin d’en faire augmenter les prix à l’intérieur, est considérée comme relevant de cette forme de monopole. Pour Bonacina, le péché commis n’est pas contre la justice, mais contre la charité et contre l’obéissance due au souverain et aux lois qui interdisent, en règle générale, l’exportation non autorisée.
186Un troisième cas de monopole est constitué par ceux qui interdisent l’accès au marché local à d’autres vendeurs, afin de vendre leurs propres marchandises à un prix plus élevé : ceux-ci
causent un dommage injuste aussi bien aux marchands, qui sont injustement empêchés de conduire et importer leurs marchandises, qu’à la République, car ils produisent une augmentation injuste des prix210.
187Cette action n’est contraire à la justice que si elle est accomplie par la force ou la violence. Si les vendeurs en puissance sont persuadés de façon pacifique, et convaincus de ne pas apporter leurs biens sur le marché, le péché n’est plus contre la justice, mais contre la charité.
188Les concessions privatives de vente pour un bien – « (...) quando Princeps alicui concedit privilegium quo solus certum genus mercium vendere valeat » –, sont en principe considérées comme une forme de monopole. Cependant, dans la pratique, ces privilèges se justifient par la reconnaissance de leur utilité pour la communauté. Les conditions requises pour la légitimité ne portent alors que sur les modalités de fixation du prix : ce n’est pas aux concessionnaires du privilège que revient le pouvoir d’établir un prix, mais au Prince, ou aux « vires prudentes », supposés considérer tous les éléments qui doivent normalement intervenir dans la détermination du juste prix.
189A côté de la définition du monopole, les théologiens abordent quelques questions précises le concernant. Sans aboutir à une conclusion unique, les auteurs discutent en particulier de la moralité du vendeur qui, sans être à l’origine d’un prix de monopole, accepte de vendre ses marchandises au prix qui se forme dans une telle situation. Ceux qui nient la légitimité de ce comportement, et condamnent le marchand, s’appuient sur le fait qu’un prix ne saurait être au même temps juste et injuste ; les autres, qui reconnaissent, eux, le bon droit du marchand, affirment que la vente est alors effectuée au prix commun ; il est donc juste, même s’il est formé par des comportements injustes211. Bonacina, sans estimer complètement improbable cette deuxième opinion, observe que la justice du prix commun ne peut pas être simplement affirmée, mais doit être prouvée. Il ne suffit pas de dire que l’attitude du marchand est légitime parce qu’il se conforme au prix courant ; il faut encore démontrer que celui-ci est juste ; et le prix ne peut être juste qu’en vertu des conditions de sa formation. L’estimation commune n’est donc pas une condition pour la détermination du juste prix, mais un moyen pour en saisir la valeur212.
190La critique de toute forme de monopole a été interprétée comme la preuve de l’acceptation, de la part de la scolastique dans son ensemble, du marché de concurrence, et par là, de la coïncidence du juste prix avec le prix naturel du marché, dû exclusivement à la variabilité du rapport entre offre et demande213. Mais la condamnation des monopoles n’implique pas forcément l’acceptation de la concurrence comme alternative légitime, du moins dans le sens de la concurrence comme mécanisme qui permet de rééquilibrer l’offre et la demande à travers les prix. Selon ce modèle, lorsqu’il se produit un déséquilibre entre offre et demande, et que la première est supérieure à la seconde, seuls pourront rester sur le marché les vendeurs qui, grâce à des coûts de production plus faibles, peuvent soutenir la baisse du prix conséquent à l’affaiblissement de la demande. Pour pouvoir affirmer que les moralistes accueillent ce principe, il faut alors voir d’abord s’ils admettent la possibilité individuelle de baisser les prix proposés aux acheteurs ; ensuite, si cette pratique est considérée légitime dans le cadre des relations entre vendeurs.
191On a vu que le cardinal Cajetan admettait l’existence de plusieurs prix pour une même marchandise, dans le même lieu et au même temps. A tous, il reconnaissait la qualité de justice requise pour que l’échange soit équitable. Toutefois, il n’envisageait pas que les différents vendeurs agissent sur le même circuit, ni que les prix inférieurs pratiqués par les vendeurs « non professionnels » puissent affecter le niveau des autres prix, imposant une révision à la baisse. En d’autres termes, les différents prix n’étaient pas encadrés dans un système concurrentiel. De plus, il sous-entendait que les prix des mercatores étaient la référence et qu’il représentaient les prix normaux. Ceux-ci étaient, tout naturellement et légitimement, établis par les corporations de métier. Or, dans l’organisation corporative de la production, non seulement les coûts et la rémunération des producteurs sont déterminés par les corporations, en tenant compte aussi de la hiérarchie existant entre elles ; mais celles-ci interdisent explicitement la concurrence entre leurs membres. En analysant la doctrine du juste prix chez Thomas d’Aquin, Armando Sapori se réfère explicitement à ces coutumes corporatifs, et il rappelle que, dans les statuts des corporations de métiers, on interdisait toutes les pratiques visant, par exemple, à soustraire des clients aux autres marchands, par l’offre de cadeaux, par des présentations trop attirantes des marchandises, ou encore par la proposition d’une réduction sur le prix d’achat214. Bien que le discours des moralistes du xvie et du xviie siècle ne soit pas explicite sur ce point, si on l’examine soigneusement, on peut voir que leur perspective n’est pas très différente.
192Certains textes présentent une liste des péchés pouvant être commis par les marchands, d’où l’on peut saisir, par antithèse, les attentes concernant les attitudes correctes. Busembaum propose quinze comportements coupables, tirés, sous la forme d’une liste, des solutions aux différents cas de conscience. Un marchand peut pécher parce qu’il accepte de vendre des marchandises interdites, comme des poisons ou d’autres substances dangereuses, bien qu’il soupçonne qu’un usage illégitime en sera fait ; ou parce qu’il vend des marchandises défectueuses, qu’il mélange des qualités différentes d’une même marchandise, qu’il altère les mesures, qu’il vend des biens volés ; ou parce qu’il vend ou achète pendant les jours fériés, lorsque toute transaction commerciale est interdite ; il pèche encore lorsqu’il est à l’origine d’une forme de monopole ; et, finalement, lorsqu’il adopte un comportement qui a une influence sur le prix ou lui permet de réaliser des profits excessifs ou injustes. On condamne l’intention même d’accepter n’importe quel prix, indépendamment de sa justice. Busembaum dit que le marchand pèche
s’il est prêt à accepter de l’acheteur n’importe quel prix, même injuste215.
193A la suite de cette liste de comportements, Busembaum mentionne des condamnations spécifiques qui visent la transgression du juste prix. Il est interdit de vendre au-dessus du maximum de celui-ci en arguant du délai de paiement ; on ne peut pas spéculer sur le fait que le vendeur ou l’acheteur ignore la valeur réelle des choses ; on ne peut pas mentir lorsqu’on est interrogé sur la somme payée pour l’achat d’un bien, étant donné que c’est à partir de la différence entre prix d’achat et prix de vente que l’on calcule le gain légitime de l’activité marchande216.
194Les marchands voient en outre limitée la possibilité de conquérir des clients. De même que le monopole représente aussi un péché contre les autres marchands, à qui il faut rendre le « lucrum cessantem » causé par cette attitude, de même la tentative de soustraire des acheteurs aux autres vendeurs n’est pas vue d’un bon œil. L’une des questions qui apparaissent dans l’article Mercator de la Prompta bibliotheca... de Lucio Ferraris, concerne précisément la légitimité de la concurrence :
Un marchand qui détourne les acheteurs d’un confrère comment pèche-t-il et quand est-il tenu de restitution ?217.
Pour la réponse, l’auteur renvoie à l’article Magistri :
Les maîtres qui par la violence, la ruse, les mensonges et autres crimes attirent auprès d’eux des élèves qui fréquentaient d’autres écoles, commettent un grave péché et sont tenu de restituer en proportion des bénéfices lésés et des dommages causés, car non seulement ils pèchent contre la charité, mais aussi contre la justice218.
195Il est permis d’arriver au même but par des moyens licites, comme la persuasion. Il faut de même observer que, depuis Thomas d’Aquin, vendre une marchandises au-dessus ou en-dessous des limites du juste prix est réputé illégitime, et que cette pratique est classé dans l’ensemble des fraudes219. Il semble donc probable que Ferraris, ainsi que la majorité de ses prédécesseurs, considère frauduleux de baisser les prix pour s’assurer des quotas de marché220.
196Deux cas particuliers examinés par les moralistes éclairent la conception du prix et du marché. Friderich, dans la discussion sur les causes de variation du prix naturel, consacre de longs paragraphes à l’analyse du rôle joué dans ces variations par le travail et par les coûts de production. Il conclut en affirmant que, même pour la détermination de la valeur du travail et des coûts, le critère à suivre est celui de l’estimation commune. En vertu de ce critère, il s’oppose à la position scotiste, en interdisant au marchand d’augmenter le prix lorsque, pour une raison quelconque, celui-ci a dû faire face à des dépenses supérieures à la norme. Mais puisque les facteurs individuels ne doivent pas entrer en ligne de compte dans la détermination du prix, on ne peut non plus admettre que la vente au-dessous du juste prix, faite par celui qui, grâce à son habileté personnelle, arrive à réduire les coûts, soit légitime, et qu’elle puisse pour cela donner lieu à une redéfinition des prix et de l’estimation commune. Si le prix du blé est taxé par les autorités, énonce Friderich, par rapport aux coûts affrontés communément par les marchands qui l’importent, le vendeur local peut bénéficier de la différence dans les dépenses tout en continuant à vendre son blé au prix taxé, même si son profit est supérieur. La même chose est valable pour ceux qui produisent avec une dépense de travail inférieure un bien semblable à celui vendu ordinairement : ils peuvent le vendre au prix courant, « etiamsi aeque parum aut minus laboris et sumptus impendat ». Selon Friderich, la raison en est que
ainsi que celui qui a eu de plus grands frais ou a plus travaillé ne peut pas pour autant dépasser le prix ordinaire, car c’est le prix ordinaire et habituel et donc juste. Ainsi pour la même raison, celui qui a moins travaillé ou moins dépensé que d’autres, n’est pas tenu à diminuer ce prix221.
197La concurrence, donc, qui pourrait être déterminée par une baisse des coûts de production, n’agit pas comme mécanisme produisant une baisse conséquente du juste prix.
198Il faut interpréter dans le même sens le cas, proposé par presque tous les moralistes, de ceux qui, détenant un vin d’une qualité nettement supérieure à celle du vin couramment vendu, l’altèrent en y ajoutant de l’eau pour pouvoir le vendre, sans dommage, au prix commun. Sur ce point très délicat les théologiens ont des positions diversifiées : certains condamnent ce mélange, tandis que d’autres en affirment la validité et la légitimité, pourvu que le produit dérivé ne cause aucun dommage222. En effet, « aestimatio rei desumitur per ordinem ad usus humanos »223. Cette solution, ainsi que le sens attribué à l’utilité dans l’évaluation des prix, démontre de façon claire l’évolution de la doctrine. Pour Thomas d’Aquin, ce mélange est à condamner, car il altère la nature de la chose, et constitue donc un défaut du bien qui en rend la vente frauduleuse224. Dans ce cas, la qualité du bien vendu est jugée en elle-même, sans référence aux qualités des biens du même genre mis en vente dans le même lieu. Par la suite, l’altération devient un moyen pour ramener un produit, dont la qualité est excessive, au niveau des produits normalement présents sur le marché. Elle est légitime à condition qu’elle ne nuise pas à l’acheteur. Cependant De Lugo, bien que reconnaissant la légitimité de cette pratique, en limite l’usage aux seuls cas où le prix n’est pas fixé par la loi225. La présence d’un prix légal rend ce comportement spécialement injuste : puisque le prix se réfère au vin pur,
celui qui a cent amphores de vin pur et les coupe avec deux amphores d’eau, vend chaque amphore de vin pur à un prix qui dépasse la taxe, car la taxe se réfère seulement au vin pur226.
199L’injustice donc dépend du fait que l’on vend à un prix supérieur au prix légal. Là où le prix n’est pas taxé, ce mélange ne lèse aucun principe de justice.
200Bonacina fait un nouveau pas en avant, en effaçant toute distinction entre les deux situations. Il estime légitime de couper le vin avec de l’eau, ou de mélanger du blé avec du seigle, et ceci pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’un vendeur peut ramener ses marchandises à une qualité équivalente à celle des marchandises proposées par les autres vendeurs : il n’est en effet pas tenu d’offrir à l’acheteur, pour le même prix, des choses meilleures. Ensuite, si le mélange est aussi utile que le produit dans son état pur, il ne commet aucune fraude, puisque l’estimation se fait par rapport à l’usage de la chose ; enfin,
comme le vendeur peut diminuer la mesure chaque fois que le juste prix ne peut pas être extorqué à l’acheteur par un autre moyen ; ainsi il semble devoir être exempté de restitution celui qui a coupé d’eau un vin généreux, étant donné que cette opération n’a pas rendu le vin moins bon que celui vendu habituellement par d’autres227.
201Pourquoi n’envisage-t-il pas la possibilité que le vendeur puisse vendre son vin, d’une meilleure qualité que celui qui est normalement offert sur le marché, à un prix supérieur ? Cela renvoie à une conception spécifique des échanges et du fonctionnement du marché où, dans ce cas spécifique, le prix du vin se formerait avant qu’il n’arrive sur le marché, même s’il n’est pas taxé. Comme dans le cas analysé précédemment, où une réduction subjective des coûts de production n’est pas vue comme un moyen permettant de faire baisser le prix commun, le fait de proposer un produit d’une qualité plus élevée par rapport à celle des produits du même genre que l’on trouve en commerce, n’est pas une bonne raison pour le vendre plus cher228.
202Ces deux arguments me paraissent confirmer l’hypothèse que la concurrence entre vendeurs pour l’acquisition de parts de marché n’est pas véritablement acceptée par les théologiens. Je voudrais argumenter ici cette affirmation en anticipant des considérations qui seront développées plus précisément dans la dernière partie de ce travail.
203A Rome, comme ailleurs, le blé qui arrive sur le circuit commercial de la ville, y est vendu à des prix différents, bien qu’en étant de la même espèce. Il y a plusieurs raisons à ces différences, parmi lesquelles la considération de la qualité du blé. On sait en effet qu’il existe de qualités différentes de froment, qui influencent leurs prix respectifs. Mais elles ne la justifient pas directement ; elles sont immédiatement traduites en termes des différents usages que le froment peut avoir par sa qualité. Et, comme on l’a vu entre autres chez Bonacina, l’estimation des choses se fait par rapport à leur usage. Dans le cas du froment, l’usage est déterminé par une catégorie précise d’acheteurs : il y a le blé apte à la consommation de la cour pontificale, celui qui sert mieux les boulangers decinanti qui produisent le pain blanc, et celui pouvant être utilisé par les boulangers baioccanti229. La traduction de la qualité en termes d’usage permet de considérer les différentes sortes de froment comme des marchandises tout à fait différentes, dont les prix ne doivent pas être uniformes et évalués de la même façon. Mais cette traduction aboutit aussi à la détermination d’un marché particulier pour chaque qualité de blé, ce qui réduit la concurrence entre les blés, ainsi qu’entre les vendeurs et les acheteurs. Bien évidemment, la communication entre les divers circuits qui se forment de ce fait à l’intérieur du marché, n’est pas fermée, et il existe normalement de nombreuses superpositions ; mais cela n’affaiblit pas la structure du raisonnement.
204Ni monopole, donc, ni concurrence : les moralistes ne reconnaissent pas le marché. En réalité, ils ne le connaissent pas. Ils ne connaissent que des lieux – les fori – dont le fonctionnement est réglementé par les autorités publiques ou les corporations, et qu’ils affirment être les lieux où, grâce à l’estimation commune, le juste prix peut être reconnu. Le forum n’est d’ailleurs pas la seule forme dans laquelle peut être traduit le principe de l’estimation commune. La fixation légale des prix, si elle est établie selon des principes justes, représente une alternative tout à fait valable à l’estimation faite par la place de marché. Lorsque les deux formes coexistent, il se pose néanmoins le problème du rapport entre les deux estimations, notamment dans le cas où elles ne coïncideraient pas. C’est là l’un des thèmes centraux du débat de moralistes au xvie et xviie siècle, qui met en cause la question de l’intervention des pouvoirs politiques dans les échanges, de ses droits et de ses limites.
5– PRETIUM LEGALE, PRETIUM NATURALE : LES MORALISTES FACE À L’INTERVENTION POLITIQUE SUR LES ÉCHANGES ET SUR LES PRIX
205Aux autorités politiques est assigné un rôle d’interprètes de l’estimation commune semblable à celui reconnu aux experts, notamment pour les biens nécessaires à la survie. Le prix légal est reconnu par tous les auteurs comme une seconde forme de juste prix, parallèle au prix naturel. Ce n’est que dans la tradition scotiste et nominaliste que le prix légal acquiert une sorte de priorité par rapport au prix naturel, et que les auteurs penchent plutôt pour l’extension maximale de la réglementation législative des prix. La plupart des auteurs de la seconde scolastique considèrent en revanche le prix naturel comme prioritaire, et évaluent la justice du prix légal sur la base de la relation qu’il entretient avec le prix naturel. Le sujet est abordé surtout par les théologiens espagnols et portugais, qui répondent ainsi à la pratique traditionnelle de fixation légale des prix du blé dans la péninsule ibérique. L’observation de l’écart souvent présent entre prix imposé par les autorités et prix enregistrés sur le marché amène à une réflexion serrée sur la relation entre les deux et sur leur justice respective. Cette discussion aboutit au problème des conditions de légitimité de l’intervention du pouvoir politique en matière de réglementation des prix.
206L’ensemble des positions exprimées par les théologiens du xvie et du xviie siècle sont résumées, en 1700, par un moraliste jésuite, Melchior Friderich qui leur consacre un long article dans son ouvrage concernant le contrat d’achat et de vente. La définition ne présente aucun problème : le prix légal, ou légitime
est indivisible, et il n’y a pas de marge, parce que l’amplitude du juste prix à été réduite à un par les pouvoirs publics230.
207Tous les théologiens admettent que le pouvoir politique a le droit d’intervenir dans la fixation des prix. C’est un droit qui s’inscrit dans le cadre des circonstances spécifiques permettant aux autorités de contraindre les sujets à acheter ou à vendre, en opposition avec la définition même du contrat d’achat et de vente, qui prévoit le plein consensus des parties comme condition essentielle de validité de la transaction. La source de ce droit est d’abord la loi naturelle, à laquelle va s’ajouter le précepte fondamental de la loi divine, l’amour du prochain. Les autorités peuvent obliger les particuliers à accomplir des transactions pour trois raisons : le bien commun, la religion et le respect de l’équité naturelle, imposant « servandi proximum illaesum sine nostro dispendio »231. En cas de disette, le Prince peut imposer à tous, même à ceux qui n’exercent pas le commerce, de vendre leurs excédents de blé, une fois leurs propres nécessités satisfaites. Pareillement, il peut restreindre la possibilité d’achat des particuliers. Lorsque le prix du blé, à cause de l’avidité des « riches et des étrangers », atteint un niveau excessif qui empêche les pauvres de l’acheter, les magistrats sont autorisés à forcer ceux qui possèdent du blé en abondance, à le vendre à un prix imposé aux « pauperibus, incolis aut civibus ». Ils sont également autorisés à les empêcher de le vendre à d’autres personnes, même si celles-ci offraient un prix plus avantageux. Pour la même raison de sauvegarde du bien public, les citoyens peuvent être obligés d’acheter du blé lorsque, à cause d’une production surabondante, il y en a un excédent important. Si l’on redoute que la ville soit assiégée, ou que d’autres événements portent préjudice à son ravitaillement, les autorités peuvent contraindre les citoyens à acheter tout ce qui est nécessaire pour affronter une situation d’urgence. De plus, les lois peuvent établir un ordre dans les ventes. Si les ressources sont limitées, les citoyens sont privilégiés par rapport aux étrangers. Cette hiérarchie est calquée sur la règle de la charité, qui impose de pourvoir aux besoins des autres dans le respect d’une hiérarchie de proximité232.
208A travers la référence au bien public et à la justice, s’ajoutant à la charité, comme justifications immédiates des exceptions proposées à la règle générale, on introduit l’influence de la justice distributive dans un contexte qui, par définition, ne lui est pas soumis. La possibilité de ce glissement est déjà présente chez Thomas d’Aquin. Suivant en cela Aristote, Thomas reflétait la difficulté et l’ambiguïté que recèle le fait d’attribuer à l’échange marchand la tâche de repartir les ressources fondamentales pour la survie des particuliers et de la communauté233. Dans la question 77, à l’article 4, il reprenait la distinction aristotélicienne entre types d’échange : il y a, d’une part, celui propre au père de famille et au chef de la cité, qui doit assurer ce qui est nécessaire à la vie aux individus dépendants de lui ; et, d’autre part, le commerce proprement dit, dont le but est le seul gain234. Ainsi, non seulement il définissait le contexte d’appartenance de tout ce qui concerne la survie matérielle ; mais, à travers le rôle spécifique du père de famille et du chef de la cité, il indique aussi le mode de répartition de ce qui est nécessaire. Là où le bien commun est représenté par une équitable répartition des ressources, comme dans les cas de disponibilité limitée de biens alimentaires décrits par Friderich, l’équité répond à une proportionnalité entre chose et personne, typique de la justice distributive, et non pas à la relation d’équivalence entre les choses, exigée par la justice commutative. La détermination du juste prix qui, normalement, dans l’achat et la vente, doit coïncider directement avec la valeur de la chose, est ainsi libérée de la contrainte d’égalité avec une valeur commerciale : voici justifiée la fixation politique des prix235.
209Sur ce type d’intervention des autorités, les théologiens sont partagés. La première question débattue est celle de l’utilité d’une telle mesure. En dehors des situations exceptionnelles, certains l’estiment inutile par rapport à ses mêmes objectifs236. Pour d’autres, elle demeure un instrument important pour soustraire le prix au bon gré et à l’avarice des marchands : les magistrats, grâce à leur impartialité et à leur neutralité dans l’acte d’échange, sont des meilleurs interprètes que les particuliers des circonstances intervenant dans la formation des prix237. La décision, selon Friderich, peut être laissée aux politiques qui, mieux que les théologiens et les juristes, savent évaluer l’utilité de la disposition par rapport à la spécificité de la situation :
On ne peut définir aucune règle certaine qui ait valeur universelle, car tout commerce dépend des lieux, des époques, des personnes, de la qualité, de l’abondance ou de la rareté des biens, des vendeurs et des acheteurs, et surtout des besoins du marché, et de leur avarice et cupidité ; tous ces critères varient selon les lieux et les époques238.
210Il souligne par ailleurs que la nécessité de taxer les prix est maximale pour les biens fondamentaux, comme la nourriture, dont l’achat ne peut être différé dans l’attente d’une baisse naturelle des prix.
211Ce qui soulève les problèmes majeures, c’est la relation entre prix légal et prix naturel, ainsi que les règles à respecter dans le cas d’une différence sensible entre leur niveau. Friderich présente plusieurs cas de figure. D’abord celui où le prix taxé est supérieur au prix naturel. Un premier critère, général, doit prendre en compte la fin pour laquelle la taxation a été établie : si elle a été faite « in gratiam emptorum »239, il faut donner une priorité au prix naturel, qui répond mieux aux intentions du législateur ; si l’imposition légale est « in gratiam venditorum », il faut en revanche respecter le prix fixé par les autorités. Dans le cas contraire, où le prix légal est inférieur au prix naturel,
il est illicite d’exiger le prix courant et c’est même un péché très grave contre la justice que de ne pas respecter un prix fixé par la loi240.
212L’écart entre les deux estimations, celle qui est commune et celle du législateur, pose le problème de leur compatibilité. La discussion se développe surtout autour du cas où le prix légitime est fixé à un niveau inférieur à celui du minimum naturel : il s’agit en effet du cas le plus fréquent dans la politique des États, et de celui qui pose le plus de problèmes théoriques. Les deux prix concernent une même marchandise, vendue selon une seule modalité : aucune des causes de variation traditionnellement reconnues n’intervient pour justifier la différence entre les deux valeurs. La controverse se situe inévitablement autour de la légitimité de la mesure législative : si la loi fixant le prix est juste, le prix qu’elle fixe est juste aussi, et le prix naturel est de ce fait, injuste :
Si la loi est juste, alors ne sera pas juste le prix coutumier auquel étaient vendues les marchandises avant l’établissement de cette loi, mais sera juste le prix que la loi a fixé, même si le prix coutumier était inférieur241.
213Trois auteurs expriment brillamment la variété des positions qui coexistent sur ce problème à l’intérieur de la théologie morale.
214L’une des positions les plus radicales en faveur de la suprématie du prix naturel, est celle de Molina. Dans la deuxième partie du De Iustitia et Iure, consacrée à l’examen des contrats, il aborde l’analyse de l’achat et de la vente ainsi que du juste prix. Il en reconnaît deux : le prix légal, établi par les autorités ; et le prix naturel, ainsi appelé parce qu’il se forme « seclusa quacunque humana lege ac decreto ». Il se consacre d’abord à l’analyse de ce dernier. Il n’est pas, dit-il, un prix immuable ; comme l’expérience en témoigne, il dépend de plusieurs circonstances, variables à leur tour :
Ainsi le prix ne tient pas simplement à la nature de la chose, mais dépend des circonstances, qui sont variables, et qui plus est, du désir des hommes, et de l’estimation des choses selon leur plaisir242.
215Pour cette raison il est caractérisé par une certaine extension, et n’est pas indivisible comme le prix légal. Ce dernier ne peut être fixé qu’à l’intérieur des limites du juste prix naturel ; son rôle n’est que celui d’obliger les particuliers, au nom du bien public, à utiliser dans les transactions une seule valeur, ponctuelle et définie, choisie à l’intérieur de l’éventail du juste prix naturel. Cette loi ne contraint en conscience que lorsqu’elle est juste : c’est à dire lorsqu’elle ne contredit pas la valeur naturelle. Le cas échéant, la transgression ne représente pas un péché contre la justice, même si elle demeure un acte de désobéissance au pouvoir.
216La fixation d’un prix sans référence au prix naturel, représente un péché contre la justice commis par le souverain ou ses représentants. Lors d’une disette, par exemple, le fait de laisser inchangés les prix fixés en période d’abondance, rend la loi « irrationabilis et iniusta », et par conséquent libère les sujets de l’obligation de la respecter.
217Ces principes de base fixés, Molina consacre le chapitre suivant à la pratique portugaise de fixation du prix du blé. La discussion concerne un point crucial : s’il est juste, dans une période de disette, de fixer le prix du blé sans tenir compte de tous les facteurs qui en influencent normalement le niveau, en ne privilégiant que la possibilité pour les acheteurs de se pourvoir de blé.
218La réponse est négative, et soutenue à travers la contestation systématique de tous les arguments proposés à l’appui de la légitimité d’une telle pratique. L’obligation de venir à la rencontre des nécessités vitales de son prochain, en lui fournissant tout ce dont il a besoin pour vivre, n’autorise nullement les autorités à fixer un prix injuste : mais
on concède seulement aux pouvoirs publics la faculté de modérer le prix et de contenir l’avarice des vendeurs entre les limites du juste prix que le froment aurait naturellement étant donné les circonstances243.
219De même que celui qui possède un médicament essentiel à la vie d’un autre peut être contraint à le lui vendre, mais non pas à le lui offrir, ou à recevoir en contrepartie un prix différent de celui qui est juste, de même ceux qui possèdent du blé en abondance peuvent être contraints à le vendre en période de disette, mais uniquement au prix correspondant à sa valeur réelle du moment. La miséricorde, la libéralité, la charité ou le bien public ne peuvent intervenir dans la détermination des équivalences qui a lieu dans l’échange, où n’agit que la justice commutative.
220Il est légitime, en conscience, de transgresser une loi qui ne présente pas les qualités nécessaires à sa justice ; la réalisation de la vente au juste prix naturel est donc dans ce cas parfaitement légitime, et celui qui l’accomplit n’est pas tenu à restitution :
La raison est que cette loi ne constituait pas un juste commutatif, qui consiste dans l’égalité entre la valeur de la chose et le prix, mais elle recommandait à bon droit que le froment soit vendu à ce prix pour le bien commun. C’est pourquoi ceux qui transgressent cette loi pèchent contre l’obéissance due au prince et surtout contre la charité envers la patrie et le prochain, mais ils ne pèchent pas contre la justice et donc ils ne sont pas tenus à restitution244.
221Le bien public n’est pas un titre suffisant pour s’écarter du respect ponctuel du prix naturel. Sa sauvegarde demeure néanmoins l’une des tâches fondamentales des autorités. Dans ce domaine aussi, il existe tout de même des principes d’équité à respecter : aucun bénéfice public ne peut découler d’une mauvaise répartition des avantages et des charges entre les différentes composantes de la société. Molina ne nie pas le droit et le devoir des autorités à intervenir dans les situations exceptionnelles : mais il affirme que toute action concernant l’achat et la vente doit être menée dans le respect total des principes de la justice commutative ; et il détourne l’action politique vers d’autres domaines, comme la redistribution exceptionnelle de blé, ou les mesures coutumières de charité envers les pauvres245.
222Le radicalisme de cette position n’est pas partagé par tous les auteurs, bien que tous en acceptent la structure conceptuelle de base. Dans le discours moral, on peut dégager des tentatives de médiation entre la rigueur théorique de Molina et les impératifs politiques des gouvernements.
223Martino Bonacina, dont la Theologia moralis (1624) est publiée quelques décennies après l’œuvre de Molina, s’exprime, lui-aussi, en faveur du respect de la relation nécessaire entre prix légal et prix naturel ; cependant, il est plus modéré dans l’évaluation des circonstances qui peuvent permettre de transgresser le prix imposé. Les autorités fixent les prix, par exemple, avec l’intention de réduire le droit à la transgression. Le prix imposé pour le blé peut ne pas être respecté lors d’une disette uniquement s’il a été fixé en période d’abondance ; en revanche, s’il a été établi afin de pourvoir à la pénurie, on est obligé de le respecter : dans ce cas,
la taxe est d’habitude fixé non pour les années d’abondance, mais pour les années de stérilité, et le prince doit d’abord favoriser les acheteurs plutôt que les vendeurs qui sont, eux, moins nombreux et travaillent dans un moindre dénuement246.
224L’auteur ajoute une autre circonstance pouvant porter préjudice à la justice du prix légal. Lorsque le niveau de la taxation ne permet pas à ceux qui sont censés la respecter, d’obtenir un gain juste et légitime, ceux-ci sont autorisés en conscience à ne pas respecter la loi. L’exemple proposé est celui des boulangers :
On peut parfois excuser les boulangers qui font des pains plus petits que ne l’exigerait la taxe, ou qui vendent au-dessus de celle-ci, si, compte tenu de tous les facteurs qui entrent en jeu, et notamment du prix du froment, du travail..., il ne leur reste une juste rémunération moyenne pour leur travail en vendant le pain au prix fixé par la loi247.
225Avec cette affirmation, Bonacina touche au cœur des politiques annonaires des autorités d’Ancien Régime, notamment dans l’espace italien où la fixation du prix du blé n’est pas très répandue, tandis que le calmiere du pain est partout présent248. Et il ouvre une nouvelle perspective d’interprétation du sens des calmieri.
226La valeur et le rôle du calmiere, et plus généralement, du prix légal, consistent dans leur capacité à contrôler les niveaux de profit de tous les acteurs de l’échange, en reliant de façon inextricable le prix du blé et celui du pain. Le choix du niveau du calmiere est bien évidemment lié aux mouvements des prix du blé, ainsi qu’à l’évaluation des coûts de transformation de la boulangerie ; mais il répond aussi à des considérations d’ordre politique concernant les attentes des producteurs et des consommateurs, le niveau des prix que l’on estime conforme à ses propres besoins, ou proportionné à la production, le rôle de l’autorité dans le domaine des subsistances, et l’équilibre général entre les parties de la société qu’un niveau de prix donné contribue à créer. Ni l’estimation commune, ni le prix naturel ne peuvent obtenir ce résultat, entièrement confié à la médiation politique qui, de cette façon, se révèle partiellement indépendante des critères mis en œuvre dans les échanges entre particuliers. Les équivalences que le juste prix légal est censé déterminer ne correspondent pas tout à fait à celles que l’on demande au prix naturel pour qu’il soit juste. Dans certains cas, elles doivent privilégier la majorité et les plus démunis, dans d’autres assurer le juste gain de tous : dans les deux, elles doivent assurer une répartition des coûts et des bénéfices conforme à la position sociale de chacun. On retrouve, encore une fois, des éléments propres à la justice distributive.
227Un autre auteur va plus loin encore que Bonacina. Jésuite espagnol travaillant à Rome dans les premières décennies du xviie siècle, Jean De Lugo consacre à cette discussion un chapitre de ses Disputationes scholasticae et morales. Dans la section V de la disputatio XXVI, intitulée Dubia aliqua circa taxationem pretii frumenti, après avoir présenté les arguments des auteurs espagnols, et notamment de Molina, De Lugo affirme ce qui lui paraît indiscutable du point de vue du droit. D’abord, en reproposant des thèmes acceptés par tous les autres théologiens, il affirme qu’il n’y a pas de doute sur le fait que la loi humaine peut fixer le juste prix des choses, et que, dans les cas d’incertitude sur la légitimité des estimations publiques, on doit donner raison à ce qui a été établi par la loi, faute de preuve certaine. Contre Molina, il ajoute qu’il peut exister des situations gravissimes, exceptionnelles, qui justifient la fixation d’un prix inférieur au prix naturel précédant la taxation, bien que ce dernier soit juste et produit par les mêmes circonstances :
(...) on doit admettre que certaines circonstances peuvent se produire dans lesquelles la loi peut fixer justement le prix du blé et des autres denrées, même en dessous du prix courant le plus bas qu’elles avaient avant cette loi. Et ceci non seulement quand le prix courant provient de la malhonnêteté des vendeurs qui, par l’exercice de monopoles ou par des moyens iniques ont fait augmenter le prix jusqu’à ce niveau ; dans ce cas, il n’est pas douteux qu’on peut, par une loi juste, détruire cette mauvaise cause ou en corriger les effets et réduire le prix au niveau qu’il aurait si de tels artifices n’avaient pas été utilisés ; mais aussi, et à bon droit, quand le prix est généré par des circonstances naturelles249.
228De façon cohérente, il déclare que celui qui vend au-dessus du prix taxé est tenu à restitution, puisque la loi fixant le prix est juste.
229La raison fondamentale avancée par De Lugo concerne la priorité qui, dans ces cas exceptionnels, doit être assignée au bien public par rapport aux intérêts individuels : cet argument est rejeté par Molina, qui le place en dehors des principes valables dans le champ des échanges250. De Lugo oppose aux arguments de Molina une attitude plus pragmatique : l’utilité de la loi peut être opposée à sa adéquation aux principes théoriques généraux. La République peut disposer des biens de ses sujets afin de garder la paix et la tranquillité, en n’étant attentive qu’à éviter de produire des dégâts plus graves que le mal qu’elle veut combattre ; elle a donc le droit de fixer un prix différent du prix naturel lorsqu’elle l’estime nécessaire, et lorsque cette fixation permet d’obtenir des résultats moralement bons :
La loi, en effet, peut décider ce qui est nécessaire pour les sujets, pour le bon gouvernement de la république et pour sa paix et tranquillité, chaque fois que des préjudices graves ne sont pas à craindre de l’existence de cette loi. Donc, si l’expérience, et un jugement droit dictent qu’il est nécessaire pour le bien de la république et pour sa tranquillité, d’empêcher que le prix du blé ne dépasse un certain seuil, malgré la pénurie des marchandises et l’abondance des acheteurs, et si des inconvénients plus graves ne sont pas à craindre de cette taxation, mais des avantages plus grands peuvent être espérés, on ne peut nier au législateur l’autorité dans cette question, pour qu’il décide ce qui est nécessaire à bien gouverner la communauté251.
230L’accent se déplace ainsi vers l’examen des circonstances qui rendent la loi opportune, donc juste. L’évaluation est donc confiée aux autorités, qui sont ainsi déliées du respect des principes absolus auxquels Molina les avait soumises.
231Si Bonacina se limitait à admettre le caractère exceptionnel de certaines circonstances spécifiques, en les soustrayant à la rigueur de la justice commutative, De Lugo, lui, déplace radicalement le jugement sur les fins de la loi et sur le caractère des situations spécifiques, en laissant aux politiques le soin d’évaluer quels sont les instruments les plus aptes à garantir le bien public. La priorité absolue que Molina donnait au prix naturel, quels que soient les coûts sociaux qui en découlent, est la conséquence inévitable de sa volonté d’ancrer les transactions économiques dans la sphère de la justice commutative. Pour introduire des exceptions, Bonacina passe par la notion de « gain légitime », tout en en confiant la détermination en partie aux particuliers, comme l’avaient déjà fait plusieurs nominalistes. De son côté, en cas de conflit, De Lugo privilégie le bien commun, même s’il faut pour cela contourner les règles de l’échange équitable. En dépit des différences, ces trois positions représentent autant de variations d’un seul discours, dont les prémisses peuvent être retrouvées dans la pensée économique et sociale de la scolastique. Ce que tous essaient de faire, c’est de ramener l’ensemble des phénomènes économiques observés à des coordonnées connues, à des règles capables de protéger l’organisation sociale.
232La « révolution des prix » a remis en cause l’idée, souvent implicite mais très enracinée, d’une immuabilité du juste prix ; en même temps, elle a imposé une réflexion sur les causes de variation des prix, orientée surtout vers une nouvelle prise en compte des critères de jugement moral en ce qui concerne les actions économiques. Dans de nouvelles conditions, on repense aussi le rôle du pouvoir, et on redessine les limites de son action. Quelle que soit la position en matière de réglementation des prix et de rapport entre prix légal et prix naturel, aucun théologien ne dénie aux autorités politiques le droit d’intervenir dans le domaine des échanges, pas même Molina qui exprime pour autant la position la plus extrême : ce qui est en question chez lui n’est pas la fin poursuivie par la politique de gestion de l’économie ; il ne soutient pas non plus l’idée que la rencontre entre les intérêts particuliers puisse, seule, aboutir à la réalisation du bien commun. Mais il prétend le respect parfait, de la part de la loi, des principes qu’elle est censée défendre.
233Cette discussion et les différentes positions exprimées par les théologiens, mettent en lumière l’un des problèmes principaux de la pensée économique des scolastiques. La justice commutative, en tant que forme de justice appliquée aux échanges entre particuliers, ne peut pas assurer la réalisation du bien commun. Lorsque celui-ci est en cause, parce que, dans une situation exceptionnelle, la communauté n’est plus en mesure de garantir à chacun de ses membres ce qui lui revient du fait de sa position, on est obligé de faire appel aux principes sur lesquels se fonde l’ordre social. Dans ce genre de situation, le conflit entre les principes des deux formes de justice devient explicite et flagrant. La théologie n’est pas en mesure de le résoudre, et chaque moraliste choisit de souligner un aspect partiel du problème : pour Molina ce sera la conformité de la loi aux règles de la justice commutative, pour Bonacina et De Lugo, la primauté du bien public. Le règlement du conflit et la solution théorique à ces problèmes, viendra de l’affirmation du postulat que les intérêts individuels sont en mesure d’assurer, sans autre intervention, le bien commun.
234La difficulté est néanmoins ressentie par tous les théologiens. La plupart des auteurs acceptent le principe d’une certaine autonomie du pouvoir politique dans son action ; mais tous visent à la réduire au maximum. Friderich résume ainsi la médiation entre des positions fort différentes, dont aucune n’arrive à s’imposer complètement :
La nécessité de diminuer le juste prix naturel n’est pas facile à évaluer et doit être très grave. De là nous disons que normalement la diminution du juste prix naturel ne peut pas être effectuée252.
6–LES AUTORITÉS ROMAINES ET LA FIXATION DU PRIX DU BLÉ : L’EXEMPLE DE LA CRISE DE 1715-1716
235L’action menée par les autorités pontificales à l’occasion de la crise qui frappe l’État en 1715-1716, me paraît un excellent exemple de l’application concrète des solutions théoriques débattues par les théologiens ; de plus, elle met en évidence la construction du discours nécessaire pour agir dans le respect des prescriptions morales.
236En 1715, à cause des mauvaises récoltes dans plusieurs régions de l’État, les autorités pontificales créent une Congrégation qui se charge de la gestion de la crise. Suivant la tendance de l’Annone romaine à concentrer les pouvoirs qui dans les périodes normales relèveraient des compétences locales, le Préfet devient le centre d’une importante activité de redistribution des ressources céréalières de l’État entre les différentes provinces, selon les nécessités que chacune d’elles manifeste progressivement. Toutes les requêtes passent par Rome où la Congrégation trie, décide, pourvoit là où il y a besoin.
237La situation dans l’État est fort différenciée. La Romagne a eu de bonnes récoltes, que la Congrégation bloque dans un premier temps. Le 16 août 1715, le cardinal-légat de Bologne demande l’autorisation de se ravitailler en Romagne et dans les Marches. Le Préfet, avant de la lui accorder, le détourne vers le Milanais et la région de Mantoue où, selon les informations qui lui sont fournies par le car-dinal-légat lui-même, les excédents sont importants253. Le blé de Romagne peut servir à d’autres régions, dont la communication avec l’extérieur de l’État est moins bonne. Les marchés sont donc immobilisés pendant un certain temps, afin de mieux organiser la distribution des denrées. La bonne production locale pose néanmoins aux producteurs de la région des problèmes d’écoulement de leurs récoltes ; et ils le manifestent au Préfet à travers le cardinal-légat :
Les possédants de la province de Romagne, auxquels les ordonnances interdisent de vendre leurs blés aux étrangers, ne pouvant pas les écouler aux citoyens ni aux paysans, car ils en sont déjà abondamment fournis jusqu’à la nouvelle récolte, supplient de pouvoir les vendre aux étrangers, faute de quoi ils ne seront pas en mesure d’avoir d’argent pour payer leurs impôts, pour maintenir leurs familles, et notamment pour remplacer les animaux morts dans l’épidémie, mais nécessaires pour les nouvelles semailles254.
238Le Préfet les adresse vers Montefeltro, qui a demandé l’autorisation d’acheter 500 rubbia de blé en Romagne. Réponse faible qui entraîne, faute d’une meilleure organisation, la réouverture des marchés de Romagne en novembre.
239Foligno demande, en août, 2 000 rubbia de blé aux communes de Loreto, Recanati, Tolentino, Fermo et Osimo : toutes les réponses sont négatives. On sait par ailleurs que Loreto déclare un déficit de 4 600 rubbia pour bien finir l’année, et demande 3 000 rubbia à Recanati. Cette dernière supplie en revanche le Préfet pour qu’il mette fin aux exportations ordonnées par Pallavicino, envoyé dans les Marches comme visiteur apostolique :
Le peuple et les pauvres de Recanati supplient [le Préfet] d’ordonner que le blé ne soit plus exporté de la ville, en songeant au fait qu’il y a 25 personnes, ecclésiastiques et laïcs confondus, qui ont du blé à vendre et qui le vendent inconsidérément aux étrangers, qui l’exportent, tandis qu’à Recanati il y a des milliers de familles ayant besoin de blé et ne sachant pas à qui s’adresser pour en obtenir une coppa255.
240A ce stade, les autorités locales s’appellent, même contre l’action des autorités centrales, à l’une des mesures traditionnelles et légitimées par la morale et le droit : lorsque les ressources sont limitées, elles doivent être d’abord réparties entre les membres de la communauté.
241Les autorités annonaires n’ont pas une connaissance précise des disponibilités de blé dans la région, ce qui pose un grave problème d’organisation. La première résolution de Pallavicino est d’ordonner des nouvelles assegne pour gérer tout d’abord le ravitaillement local, et être ensuite en mesure de pourvoir aux besoins des autres localités de l’État256.
242Le problème le plus grave qui se pose dans les Marches est toutefois celui des prix, qui grimpent sans cesse. A la pression d’une demande plus importante venant de l’extérieur de la province s’ajoute la panique qui se répand dès les premiers signes de disette et l’attitude spéculative de ceux qui possèdent du blé. Le 13 décembre, Pallavicino écrit à la Congrégation pour dénoncer la hausse, dont la responsabilité est attribuée aux spéculateurs :
(...) dans la province des Marches, le prix du blé est en train de monter de façon exorbitante, car ceux qui ont des blés en reportent la vente aux mois de mars, avril et mai, lorsque la pénurie sera plus importante, avec l’espoir d’un gain plus élevé ; ou bien ils les vendent en établissant le prix à leur gré, en spéculant sur ceux qui l’achètent poussés par le besoin (...)257.
243L’analyse de Pallavicino sur les causes qui déterminent la hausse soudaine des prix est centrée sur deux éléments qui sont aussi au cœur du débat économique des moralistes. Premièrement, la cardinal vise l’attitude de ceux qui, ayant des contingents de blé, décident de les garder jusqu’aux périodes de hausse naturelle des prix. La plu-part des théologiens, on l’a vu, admettent comme licite ce comportement, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une forme d’accaparement ou de monopole, et qu’au moment de la vente ils respectent le juste prix ; de plus, ils admettent aussi que les personnes ayant l’intention de conserver le blé jusqu’à une saison plus favorable à la vente, et qui sont poussées à le vendre avant le temps prévu, puissent ajouter au prix courant le prix du manque de gain qu’ils subissent du fait de la vente anticipée. Il n’en va pas de même pour ceux qui profitent du besoin d’autrui pour s’écarter des règles de formation du juste prix. Sur ce point, les théologiens sont unanimes lorsqu’il s’agit de biens fondamentaux et qui font l’objet d’une estimation commune : non seulement le juste prix doit découler de l’estimation commune, sans que des éléments individuels entrent en jeu ; mais surtout il est interdit d’ajouter à la valeur de la chose vendue, la valeur d’une chose – le besoin de l’acheteur – que l’on ne peut pas vendre puisqu’on ne la possède pas.
244Celle de Pallavicino est sans doute une analyse partiale de la situation, qui ne prend pas en compte d’autres facteurs produisant la hausse enregistrée. Le choix des arguments est ciblé, visant à renforcer une proposition dont il connaît les risques et qui peut poser des problèmes moraux : la taxation du prix du blé. Pour qu’elle soit acceptée par les autorités centrales, il faut qu’elle se situe dans le cadre d’une situation d’urgence, justifiant des mesures exceptionnelles. L’accord de la Congrégation est en effet lié à la reconnaissance d’une situation de crise, qui demande l’application d’une autre logique pour rétablir la justice qui a été violée par les comportements des spéculateurs. Les réflexions suscitées par la proposition de Pallavicino de taxer le blé montrent très clairement comment les autorités se réfèrent à l’élaboration des moralistes pour adopter des mesures inhabituelles :
La taxe sur le prix du blé vendu par les particuliers, mesure à laquelle la Congrégation n’a jamais été spécialement favorable, semblerait aujourd’hui nécessaire, selon le sentiment de Monseigneur le Visiteur, car les possesseurs de blé, contre justice, cherchent avec tous les moyens de faire hausser les prix du blé de telle sorte que, en vendant le pain dans les fours publics et le blé dans les entrepôts de l’Annone à des prix inférieurs pour soulager les pauvres, bientôt ces mesures adoptées avec autant de peine se révéleront inutiles si l’on n’intervient pas avec l’adoption de cette taxation générale et obligatoire même dans les contrats.
Il semble toutefois que l’on pourrait douter de l’efficacité de ce remède. En effet les possesseurs, bien que sollicités de vendre leur blé au prix taxé, pourront refuser de le faire ; il y aura donc toujours le même problème de voir les entrepôts et les fours publics se vider à cause de l’affluence majeure d’acheteurs. Il faut alors se demander et évaluer s’il ne faudrait pas ajouter à la taxation l’obligation pour les possesseurs de la vente au prix taxé ; il apparaît d’ailleurs que, dans des périodes de disette, il est conforme à la justice de forcer ceux qui ont des excédents de blé de les vendre aux pauvres au prix taxé comme juste par le Prince (...)258.
245Comme on l’a vu, le problème de la justice et la légitimité de la taxation du blé occupe une place centrale dans le débat des moralistes du xvie et du xviie siècle. Au radicalisme de Molina, qui nie le droit et l’utilité de fixer le prix du blé en cas de disette, s’oppose la flexibilité de Bonacina et De Lugo qui, au nom du bien commun, reconnaissent aux pouvoirs publics le droit de taxer les prix, même si leur niveau s’écarte de celui des prix naturels. L’assomption des conclusions de ces deux auteurs impose toutefois la reconnaissance d’une situation de véritable urgence justifiant l’éloignement des règles générales de formation du juste prix et de la relation entre prix naturels et prix légaux. Ce n’est en effet qu’en présence d’un danger pour le bien public que l’on peut avoir recours à ce type d’intervention, qui peut aussi comporter l’obligation pour les sujets de vendre ce qu’ils possèdent en excédent.
246La crise impose l’adoption d’attitudes inhabituelles dans la gestion courante de l’Annone. Tout d’abord, elle entraîne une centralisation poussée des pouvoirs dans les mains du Préfet de l’Annone de Rome, au détriment des autorités locales qui, en temps normal, sont autonomes. Une notion élargie de communauté se manifeste dès que le besoin se présente, et le gouvernement pontifical ne peut pas se soustraire à ses responsabilités à l’égard de l’ensemble de ses sujets. Cela ne remet pas en cause la priorité accordée à la capitale, ni la supériorité de ses moyens expérimentés de défense et de protection face aux disettes259. En revanche, la crise bouleverse la logique des privilèges qui fonctionne en temps normal.
247Les ecclésiastiques propriétaires fonciers sont soumis aux mêmes obligations que tout autre producteur. La Congrégation justifie cette mesure exceptionnelle qui assimile les clercs aux laïcs, par l’obligation de la charité. Cela est très clair lorsqu’elle demande aux abbayes des Marches de se conformer à la taxation du blé adoptée par Pallavicino :
(...) pour que les pauvres ne soient excessivement accablés, on a délibéré que même les cardinaux, pour les blés récoltés dans leurs abbayes comprises dans cette province, aient l’amabilité de souffrir le poids commun des contributions et la petite baisse du prix des blés, car tout cela est fait pour le nécessaire soulagement des pauvres260.
248Le problème principal qui se pose à l’occasion des pénuries est celui d’une équitable distribution des ressources présentes sur le territoire de l’État. Mais les difficultés de réalisation d’un tel objectif sont nombreuses. La communication entre les régions de l’État est difficile et coûteuse. Les autorités de Foligno le soulignent en décembre, lorsqu’elles sollicitent à nouveau la Congrégation pour obtenir le blé des Marches : on pourrait faire des achats dans le Patrimoine et à Castro mais, en raison de la distance à parcourir, le blé serait trop cher261. Le gouverneur de Pérouse le répète au même moment, en soulignant les conséquences sur le poids du pain au cas où il serait obligé d’acheter dans le Patrimoine :
(Le gouverneur) sollicite des mesures notamment pour le blé des Marches, qui sont plus proches, où il dit avoir acheté le blé, mais où le Visiteur Apostolique refuse les traites ; il affirme que s’il fallait se pourvoir de blé dans la province du Patrimoine, à cause des coûts de transport, le pain devrait être réduit à 4 ou 5 once (...)262.
249Manque, risques de spéculations, communications difficiles, mauvaise organisation : tout cela amène les autorités romaines, d’un côté, comme on l’a vu dans le cas de Bologne, à détourner les régions périphériques vers les États limitrophes ; d’autre côté, à entamer une campagne d’achats à l’étranger. La Congrégation sollicite donc les tratte pour des contingents importants de blé dans le Royaume de Naples, à Parme, Plaisance et en Lombardie, à la fois pour pourvoir aux besoins de l’État et pour tâcher de faire baisser les prix où existent des soupçons fondés d’accaparement et de spéculation, comme dans les Marches263.
250La gestion de cette crise représente un exemple de l’application du schéma d’analyse et d’action modelé sur les principes établis par la théologie morale. Celle-ci fournit plusieurs réponses à une telle situation, tout en garantissant leur adhésion à des principes légitimes d’intervention. Aux autorités publiques sont laissés des marges de manœuvre considérables, qui leur permettent d’adapter leur politique à la situation particulière dans laquelle elles se trouvent, sans pour autant s’écarter des prescriptions morales.
251Le problème de la compatibilité entre la politique adoptée par les pouvoirs publics et les principes moraux exprimés par les théologiens et les juristes, se pose aussi dans des situations « normales », dans la gestion annonaire courante. La réponse, investissant l’ensemble des compétences et des moyens à la disposition de l’Annone, est globale, et affecte aussi bien les mesures pratiques adoptées que l’organisation du système d’échange de blé en ville. C’est cette réponse qui fera l’objet des parties suivantes de ce travail.
252L’analyse de la doctrine scolastique du juste prix et de son évolution entre les premières formulations au xiiie siècle et les controverses du xviie, a permis de voir, d’une part, son enracinement profond dans la préoccupation de sauvegarder, inchangé, un ordre social représentant d’un ordre naturel d’origine divine ; d’autre part, les adaptations qu’elle subit du fait des changements internes à la structure de la théologie morale et de ceux qui se produisent, dans cette longue période, dans le domaine économique.
253Dans une structure sociale hiérarchique, où chaque groupe a une place, à laquelle correspondent des devoirs précis, et les différentes fonctions sociales, auxquelles correspondent également des fonctions économiques, ne se superposent pas, le respect strict des principes de la justice commutative assure au mieux le maintien de cette structure. Les problèmes surgissent lorsque les fonctions sociales et les fonctions économiques de chaque groupe ne coïncident pas, et que des groupes sociaux différents participent au même type d’activité économique et se rencontrent sur les mêmes circuits commerciaux.
254Toutes les considérations concernant les marchands sont à ce propos des indicateurs efficaces. Leur activité est suspecte, car elle se résume dans l’achat de biens afin de les revendre, inchangés, plus chers. De ce fait, le prix ne coïncide plus avec la valeur du bien. On légitime cette activité, d’une part, grâce à la reconnaissance d’un travail accompli par le marchand qui consiste dans le transfert des marchandises d’un lieu à un autre et dans leur conservation ; de l’autre, grâce à l’affirmation de l’utilité sociale de telle activité. Par conséquent, ils peuvent bien recevoir en paiement un prix dépassant la valeur de la chose, car cet excédent les récompense de leur travail et de leur utilité.
255On arrive ainsi à définir les marchands en tant que groupe, auquel seront par la suite reconnues des possibilités supplémentaires d’adjonction au prix, et notamment celles dépendant de l’application des trois titres extrinsèques : le lucrum cessans, le damnum emergens et le periculum sortis.
256L’application privilégiée de ces titres aux marchands, entraîne deux sortes de conséquences, que je veux ici saisir dans leurs aspects extrêmes. Tout individu voulant vendre un bien au-dessus de sa valeur, doit justifier ses prétentions en s’assimilant aux marchands, en acquérant, donc, tout d’abord un statut social qui puisse légitimer ses attitudes économiques. De ce fait, on peut trouver des cas de figures où une même marchandise est vendue à des prix différents selon l’appartenance sociale du vendeur. Lorsque des vendeurs différents se retrouvent sur le même circuit, face aux mêmes clients potentiels, les problèmes se multiplient, et imposent la recherche des solutions à la fois théoriques et pratiques. L’estimation commune de la place de marché ne peut pas se traduire dans un seul prix ; on introduit ainsi l’idée que le juste prix n’est pas ponctuel, mais il est composé par deux extrêmes et un milieu, dont d’ailleurs on ne donne pas les valeurs. Cela règle un certain nombre de problèmes, notamment ceux concernant la pratique courante de vendre et acheter à crédit ; néanmoins il en laisse d’autres encore ouverts. Pourquoi, face à une même marchandise offerte par des vendeurs différents à des prix différents, les acheteurs devraient-ils s’adresser à ceux qui vendent plus cher ? Et puisqu’il est moralement interdit de vendre ou acheter une marchandise à un prix qui ne soit pas le juste prix, et que celui-ci peut aussi comprendre tous les éléments que l’on a évoqué, comment peut-on assurer que le prix reçu par un marchand soit juste pour lui, si l’on ne peut pas garantir l’écoulement de ses biens, ou si l’on confie la détermination du prix au jeu du marché de l’offre et de la demande ? Si les auteurs scolastiques n’aboutissent pas à la formulation de ces problèmes, c’est parce que l’organisation et la réglementation des places de marché évite ces risques, en réduisant la communication et la concurrence entre vendeurs appartenant à des catégories différentes264. Toutes les considérations développées par les moralistes se réfèrent aux situations concrètes qu’ils pouvaient bien observer. Ils constataient l’existence de prix différents sur le même marché ; ils connaissaient les attitudes économiques des marchands, ainsi qu’ils savaient établir des différences entre les attitudes économiques de types divers de producteurs. En d’autres termes, leur analyse de la réalité n’est pas naïve, ni lourdement déficitaire, au niveau des instruments analytiques, par rapport à celle qui la suivra265. Mais l’élaboration économique des scolastiques n’est pas descriptive ; elle est normative. Les auteurs ne cherchent pas à interpréter la réalité, mais à la maîtriser, à la soumettre à des règles et à un projet global de société qui s’exprime aussi à travers leurs réflexions économiques. Même lorsqu’ils reconnaissent les causes des phénomènes économiques, ils ne les légitiment pas obligatoirement avant de les avoir soumises à une évaluation morale.
257S’il existe un rapport entre leur élaboration et la réalité concrète qui était sous leurs yeux, dont l’organisation spécifique des échanges bâtie par les autorités politiques fait partie, il n’en est pas moins vrai que l’élaboration d’une politique économique, ou annonaire se fait non seulement à partir des prescriptions des moralistes ou des juristes, mais aussi à partir de la structure logique du raisonnement, de sa grammaire profonde. Celle-ci amène tout d’abord à donner une lecture particulière de la réalité, à identifier ses protagonistes et, par là, à leur attribuer le rôle spécifique qu’ils doivent avoir dans l’ensemble de la structure sociale. Seulement une fois que ce processus d’identification du rôle est accompli, on passe à la définition des règles de communication et d’interaction capables d’assurer au mieux le respect des prescriptions morales.
Notes de bas de page
1 Selon Nicolai, 1803, vol. III, p. 61-62, les papes intervenaient déjà au xiie siècle, à côté du Préfet de Rome, lorsque les disettes imposaient le recours aux importations : ils faisaient alors valoir leur pouvoir pour faciliter la concession des permis d’exportation des autres États. Le processus de centralisation des compétences et des pouvoirs de l’Annone est semblable à celui qui a lieu en France, décrit par Meuvret 1977, vol. I, p. 22 et sqq.
2 Pastura Ruggiero, 1984.
3 La répartition des pouvoirs, et le domaine d’intervention concrète de l’administration centrale, ne sont pas tout à fait clairs pour cette période. Cf. Nicolai, 1803 ; Tomassetti, 1910 ; De Cupiis, 1911.
4 Au même moment, la municipalité romaine est réintégrée dans la surveillance de l’agriculture, ce qui confirmerait l’hypothèse avancée concernant la division des pouvoirs entre autorités centrales et municipales dans la première phase de construction de l’Annone romaine. Cf. Tomassetti, 1910, vol. 1, p. 212.
5 Pastura Ruggiero, 1984, p. 80.
6 Les producteurs peuvent avoir intérêt à déclarer des récoltes moins importantes, afin d’en soustraire une partie aux prélèvements de l’Annone ; en revanche, ceux qui espèrent pouvoir disposer des tratte peuvent surestimer la production pour s’assurer la concession des permis d’exportation. Cf. infra, chap. II. Les assegne, en tant qu’instruments de connaissance de l’état de la production seront remises en cause vers la moitié du xviie siècle, sans pour autant être abandonnées. Cf. infra, chap. II.
7 ASR, Bandi, Annona, b. 455, Bando sopra il condurre Grani e Legumi a Roma, 1 août 1631. Le bando est répété chaque année en début de l’année-récolte. Cf. d’autres copies du même texte pour les années 1631, 1640, 1641, et jusqu’en 1707.
8 Cf. Infra, chap. III.
9 Revel, 1975, p. 466. La panification domestique est largement répandue, à la même époque, dans beaucoup de villes européennes. Pour des éléments de comparaison, et pour les conséquences sur l’ensemble de l’organisation annonaire, Cf. surtout Guenzi, 1982 ; Wiedmer, 1993 ; Zanetti, 1964.
10 Cf. Infra, chap. III.
11 Da Gai, 1990 ; Pastura Ruggiero, 1984, p. 77.
12 Nicolai, 1803 vol. iii, p. 88. Cette même mesure fut adoptée exceptionnellement par Clément VII qui, en mai 1533, avait obligé les boulangers à acheter le blé de l’Annone. Pastura Ruggiero, 1990, p. 42.
13 Da Gai, 1990.
14 Sur le statut des provinces annonaires, voir infra, chap. II.
15 Depuis le pontificat de Jules II (1503-1513), les chefs-lieux des provinces annonaires et les principaux lieux d’intérêt de l’Annone ont des commissaires permanents. Des commissaires extraordinaires peuvent être nommés lorsque l’Annone veut effectuer des achats dans d’autres lieux. Cf. Pastura Ruggiero, 1990, p. 23 ; Reinhardt, 1991, p. 194-195. On n’a pas de renseignements précis sur le montant des prélèvements de l’Annone. Alexandre VI (1492-1503) négocie, en 1499, avec les autorités de Corneto, la division de la production locale en tiers, dont l’un est destiné à l’Annone de Rome. En 1539, Paul III (1534-1549) impose aux feudataires romains l’envoi de contingents de blé à l’Annone. Le montant est probablement établi sur la base des données sur la production moyenne de chaque fief. Cf. Pastura Ruggiero, 1990, p. 24 et p. 46-47. Les prélèvements effectués directement par l’Annone de Rome, sans l’intermédiaire des commissaires provinciaux, s’élèvent, dans la période 1585-1590, à 16 154 rubbia, pour une moyenne annuelle de 3 230. Cf. Falchi, 1990, p. 105.
16 BAV, Chigi H III 63, f. 193 vo.
17 Delumeau, 1957-59 et 1961. Pastura Ruggiero, 1990, p. 67 anticipe l’accomplissement du processus de centralisation des pouvoirs de l’Annone au pontificat de Paul IV (1555-1559) lorsqu’en 1555 le pape ordonne la fermeture de toutes les exportations des Marches.
18 Un exemple, celui de la gestion de la crise de 1715-1716, sera analysé infra, chapitre II.
19 J. Delumeau, 1961.
20 Bulle Abundantes divinae gratiae, 16 mars 1588. Le texte est publié dans Nicolai, 1803, vol. II, p. 44-48. Cf. aussi Falchi, 1990, p. 104.
21 Constitution Pastoralis officii, 19 octobre 1611. Le texte est publié dans Nicolai, 1803, vol. II, p. 59-62.
22 La Tariffa est publiée dans Ibid., vol. ii, p. 57.
23 Motu proprio della Santità di Nostro Signore Papa Pio VII, in cui si prescrive un nuovo sistema annonario e di libero commercio in materia di grani, 2 septembre 1800. Le texte est publié dans Nicolai, 1803, vol. ii, p. 91-102.
24 Chirographe du 26 novembre 1689, cit. dans Marconcini, s.d., p. 112.
25 Les distributions a contanti aux boulangers recommencent en 1694-1695. Cf. ASR, Presidenza dell’Annona, Nota dei grani introdotti e venduti in Roma, 1694, vol. 363. Les achats de l’Annone sur le marché romain reprennent en 1719, approuvés par Clément XI, avec le chirographe du 27 septembre 1719. Cf. Reinhardt, 1991, p. 509-565 ; De Cupiis, 1911, p. 288 et sqq.
26 L. Molina, De Iustitia et Iure, Conchae, 1593-1600, t. II, De contractibus, 1597, disp. 364 et 365
27 L’appel aux théologiens et aux canonistes est explicite dans BAV, Barb. Lat. 4862, Libro delle risoluzioni della Congregazione sopra l’Annona e la Grascia di Roma..., mercredi 8 janvier 1612, « Conditioni da osservarsi con gli agricoltori che vorranno danari per servitio dell’agricoltura ».
28 La bibliographie sur l’usure et les positions de l’Église à l’égard du prêt à intérêt est très imposante. Je ne citerai ici que quelques-uns de ces textes. Une excellente synthèse du débat se trouve dans Le Bras, 1946 ; parmi les études classiques sur le problème, cf. Nelson, 1949 ; De Roover, 1971. Un examen très détaillé des évolutions de la doctrine sur l’usure chez les canonistes se trouve dans Mac Laughlin, 1939. Dempsey, 1943, propose une comparaison entre les théories contemporaines de l’intérêt et les analyses menées par les représentants de la seconde scolastique, notamment Louis Molina, Léonard Lessius, et Jean de Lugo. Une mise en perspective anthropologique du problème a été faite par Clavero, 1984 et 1996. Sur les Monts-de-Piété, cf. Parsons, 1941, p. 3-28 ; Weber, 1920 ; Tamilia, Il Sacro Monte di Pietà di Roma, 1900.
29 Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, IIa-IIae, q. 58, art. 1. L’analogie avec la définition d’Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 5, 17 (1134 a 1), est soulignée par Thomas lui-même.
30 L’équité de la justice distributive, en effet, « (...) s’établit non de chose à chose (...) mais de chose à personne, chaque membre du corps social recevant en honneurs ou en bénéfices, comme d’ailleurs en devoirs, ce qui correspond à sa situation dans l’ensemble. (...) Deux citoyens inégaux en valeurs sociales reçoivent inégalement ; mais ils n’en sont pas moins traités également ; car ce que reçoit chacun est à chacun ce que la chose reçue par l’autre est à l’autre », Dictionnaire de théologie ..., 1909-47, vol. 8, col. 2012.
31 « [Dans les échanges] ce qui est dû est dû à cause d’une chose qui, appelant une autre chose, en détermine la quotité ou la nature. L’égalité se fait donc de chose à chose, non de chose à personne. Il en résulte que cette égalité sera arithmétique, non géométrique (...). Si j’ai reçu dix, je rends, en équivalent, dix. Alors je suis en règle avec la justice », Ibid., col. 2013.
32 G.B. De Luca, Il dottor volgare, Rome, 1673.
33 Matthieu, 20, 12.
34 Matthieu, 20, 13-16.
35 De Luca est explicite sur ce point. Cf. De Luca, Il dottor volgare, cit., t.I, chap. X, Della distinzione tra la giustizia distributiva e la commutativa, e della descrizione dell’una e dell’altra, surtout p. 58.
36 Dognin, 1955, 1961 et 1962. Pour le point de vue catholique sur le rapport entre la pensée catholique et le capitalisme, Cf. Schumacher, 1949 ; Castellano, 1992.
37 Dognin, 1955, p. 21. Souligné dans le texte.
38 Ibid., p. 23.
39 La position de Dognin sur ce point me paraît intéressante, et elle mérite d’être citée : « (...) La distributive aménage artificiellement une possession naturellement commune. La commutative prend soin de ces aménagements et évite ainsi qu’on soit sans cesse obligé de recommencer le travail. Ces deux justices déploient leurs soins autour du même dominium (...). La distributive aménage ce terrain. La commutative tend de toute sa force à la conservation de ces aménagements. (...) La distributive, qui est au premier contact entre les personnes et les biens, utilise une égalité de proportions. La commutative peut se contenter, au contraire, d’une égalité pure et simple, d’une égalité absolue. Mais il faut bien souligner que cette seconde justice ne peut atteindre à cette simplicité qu’en se libérant de la considération des personnes sur la base des résultats qui lui transmet la première. Il n’y aurait pas de commutative qui soit vertueuse et humaine, s’il n’y avait pas de distributive. Et la distributive doit même rester en quelque sorte constamment sous-jacente à la commutative, un peu comme la cause transcendante reste sous-jacente à l’effet qu’elle produit », 1955, p. 34-35. Sur la conception de la propriété chez les théologiens médiévaux, voir, entre autres, Le Bras, 1963 ; Grossi, 1972 et s.d. ; Spicciani, 1977.
40 Le Bras, Ibid. ; Spicciani, Ibid.
41 dives non illicite agit si, preoccupans possessionem rei quae a principio erat communis, aliis communicat, Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 66, art. 2.
42 cur tu abundas, ille vero mendicat, nisi ut tu bonae dispensationis merita consequaris, ille vero patientiae praemiis coronetur ?, Ibid. IIa-IIae, q. 66, art. 2. Sur la centralité de la charité dans l’anthropologie économique catholique, voir Clavero, 1996.
43 Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 32, art. 1.
44 L’exception concerne le cas où l’on se prive du nécessaire au profit d’une personnalité ecclésiastique ou politique de haut rang, pouvant représenter des exigences collectives supérieures à celle de l’individu, et auxquelles il faut se plier.
45 Ibid., IIa-IIae, q. 32.
46 Ibid., IIa-IIae, q. 32.
47 La définition de l’échange, chez Aristote, est dans le livre premier de sa Politique, 1257a (éd. franç. Paris, Les Belles Lettres, §§ 5-7).
48 Aristote, Politique, I, 1257a-1258b.
49 C’est la thèse soutenue par Dumont, 1977. Son point de vue est partagé aussi par Pribram, 1983. Plus critiques envers cette interprétation sont par contre De Roover, 1971 et Hirschmann, 1980.
50 C’est ce changement qui rend possible, pour Dumont, 1977, l’émergence d’une catégorie économique autonome.
51 Polanyi, 1977.
52 La légitimité de l’intervention d’éléments individuels dans l’évaluation des biens et dans la formation des prix, est très restreinte. Seul le courant scotiste et nominaliste en propose une reconnaissance large, qui sera l’objet d’une violente attaque lancée par les néo-scolastiques du xvie et du xviie siècle, et notamment par Louis Molina et Jean De Lugo. Voir Infra, chap. II.
53 Pour la définition de ce concept, et les problèmes qu’il pose, notamment pour la conception du marché, voir Infra, chap. II.
54 « (...) Loin d’être l’expression d’un vœu pieux ou d’une noble pensée sans rapports avec les « réalités économiques », comme les économistes classiques orthodoxes tendaient à le croire, le juste prix était une équivalence dont la valeur exacte était fixée par les autorités municipales, ou par l’action sur le marché des membres des corporations, mais dans l’un et l’autre cas conformément à des déterminations adéquates à une situation sociale concrète », Polanyi, 1977, p. 104.
55 Ce sera la reconnaissance du fait que des actions marquées par l’égoïsme – et donc moralement inacceptables – peuvent néanmoins produire, dans leur association, des résultats socialement bons, que permettra leur émancipation de la morale, et la création d’un champ d’analyse autonome et indépendant. Voir Dumont, 1977 ; Hirschmann, 1980. Il faut souligner d’autre part, que la critique catholique du libéralisme est centrée sur le fait que cette doctrine rend complètement autonome l’activité économique de tout jugement moral.
56 La métaphore du mariage virtuel entre le Prince et la République, en tant que source principale du devoir du souverain de s’occuper de l’Annone, doit renvoyer, pour un juriste tel que De Luca, à la réglementation juridique et morale des « relations alimentaires » entre particuliers. Dans la relation matrimoniale, l’époux est normalement tenu à assurer à son épouse le nécessaire vital. Il y a toutefois une casuistique très détaillée d’exceptions à la règle générale. Voir, par exemple, Jo. Petri Surdi, Tractatus de alimentis..., Cologne, 1595, tit. I, quaest. XXXII. La même considération est valable pour ce qui concerne la métaphore du « bon père de famille » dont De Luca fera usage dans la description des tâches du souverain au moment de la disette. Les relations entre époux, et celles entre père et fils représentent d’ailleurs une partie importante, voire centrale, de l’ » économie » dans le sens pré-classique du terme. Voir, par exemple, Finley, 1975, et ses citations de Francis Hutcheson, dont Adam Smith fut élève.
57 De Luca, Il principe cristiano pratico, Rome, Stamperia della Reverenda Camera Apostolica, 1680, p. 515-518.
58 (...) dall’accidente della guerra ; siche da’ nemici, et anche dagli amici sia spianata la campagna, et impedita l’agricoltura ; overo dalla negligenza dell’agricoltura, o dalla inondazione del paese, overo dalle estrazioni del grano (...) o da’ mono-poli de’ mercanti, i quali mettendosi in mano tutti li grani e le vittouaglie comprate dagli agricoltori, ne alterano a loro arbitrio il prezzo, Ibid., p. 532-533.
59 De Luca fait sans doute référence au cas romain où le calmiere du pain reste inchangé pour de longues périodes. Sa structure spécifique fait que son niveau pèse en premier lieu sur le prix du blé annonaire ; il conditionne donc de façon directe les profits et les pertes de l’administration. Voir Infra, chap. III.
60 De Luca élargit son discours à tous les biens de consommation, tout en soulignant la priorité du blé en tant que bien plus essentiel que les autres. Cf. De Luca, Il principe... cit., p. 517-518.
61 Di non estrarre dal proprio principato il denaro per quelle cose, che in esso possonsi avere ; siche più espediente sia il comprare da propri sudditi, anche a qualche prezzo più caro, perché il denaro che rimane nel Principato può dirsi del Principe, Ibid., p. 523.
62 (...) quando il Principe, o altro superiore ciò comandasse, dicono gli scrittori con fondamento, che senza incorrere il delitto della disubbidienza, e della ribellione, se gli può resistere per quella difesa della propria vita, che di ogni legge si permette ; mentre il togliere gli alimenti è un uccidere (...), Ibid., p. 523-524.
63 Voir Infra, chap. II.
64 Dans le texte de De Luca, manque toute référence aux marchands. A mon avis, cela dépend du fait qu’à Rome, qui représente la situation à laquelle il fait référence, il n’y a pas d’intermédiaires, tels que les marchands, entre les producteurs et les acheteurs. Voir Infra, chap. III.
65 De Roover, 1958 et 1971.
66 Enciclopedia filosofica, 1957, s.v.
67 Haring, Vereecke, 1955 ; Pinckaers, 1985.
68 L’analyse présentée dans les pages qui suivent est limitée à la question 77, où Thomas d’Aquin aborde le problème du juste prix. Bien que cette approche puisse paraître limitée, étant données l’ampleur et la complexité de l’œuvre de Thomas, c’est dans la question 77 que les problèmes économiques sont traités de la façon la plus systématique et cohérente. Chronologiquement, par rapport aux autres parties des ses écrits où il traite du juste prix, c’est la dernière à avoir été rédigée, autour de 1270. Cependant, dans d’autres écrits, tels que les commentaires à la Politique et à l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, il introduit des considérations et des analyses qui, refusées dans la Summa, seront reprises par les auteurs successifs et déboucheront sur des systématisations plus avancées, notamment en ce qui concerne la théorie de la valeur. Voir Spicciani, 1977, p. 151. Les références principales de ces auteurs seront toutefois principalement celles tirées de la Summa. D’autre part, les historiens qui ont discuté les positions économiques de l’auteur ont limité leurs analyse à ces deux questions. Parmi les nombreuses études consacrées à la pensée économique du Doctor angelicus, il faut citer : De Roover, 1958 et 1971 ; Hagenauer, 1931 ; Sapori, 1955 ; Baldwin 1959 ; Noonan, 1957 ; Hollander, 1965 ; Watt, 1930 ; Schumpeter, 1954 ; Pribram, 1983 ; Spicciani, 1977.
69 Voluntarie autem commutationes dicuntur quando aliquis voluntarie transfert rem sua in alterum. Et si quidem simpliciter in alterum transferat rem suam abque debito, sicut in donatione, non est actum iustitiae, sed liberalitatis. Intantum autem ad iustitiam voluntaria translatio pertinet inquantum est ibi aliquid de ratione debiti. Quod quidem contingit tripliciter. Uno modo, quando aliquis transfert simpliciter rem suam in alterum pro recompensatione alterius rei : sicut accidit in venditione et emptione. – Secundo modo quando aliquis tradit rem suam alteri concedens ei usum rei cum debito recuperandi rem. Et si quidem gratis concedit usum rei, vocatur usufructus in rebus quae aliquid fructificant ; vel simpliciter mutuum seu accommodatum in rebus quae non fructificant, sicut sunt denarii, vasa, et hujusmodi. Si vero nec ipse usus gratis conceditur, vocatur locatio et conductio.
– Tertio modo aliquis tradit rem suam ut recuperandam, non ratione usus, sed vel ratione conservationis, sicut in deposito ; vel ratione obligationis, sicut cum quis rem suam pignori obligat, seu cum aliquis pro alio fideiubet.
In omnibus autem huiusmodi actionibus (...) est eadem ratio accipiendi medium secundum aequalitatem recompensationis. Et ideo omnes istae actiones ad unam speciem iustitiae pertinent, scilicet ad commutativam, Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 61, art. 3.
70 Ibid., IIa-IIae, q. 77, art. 1.
71 quod permixtum est patitur defectum quantum ad speciem, Ibid., art. 2. Cette question, et le problème des substances mélangées, donc impures, connaîtra une évolution sensible et significative, due aussi à l’acceptation de l’opinion opposée, qui affirme la possibilité et la légitimité, dans certains cas, de pratiquer ces mélanges. Cf. Infra, chap. II.
72 quod aurum et argentum non solum cara sunt propter utilitatem vasorum quae ex eis fabricantur, aut aliorum huiusmodi, sed etiam propter dignitatem et puritatem substantiae ipsorum. Et ideo si aurum vel argentum ab alchimicis factum veram speciem non habeat auri et argenti, est fraudulentia et iniusta venditio, Ibid., sol. 1.
73 Karl Pribram est un défenseur ténace de la conception thomiste de la valeur comme dépendante en premier lieu de la « (...) bonitas intrinseca, une qualité attribuée à la classe à laquelle la chose a été assignée dans le processus de la création divine (...) », 1983, p. 24. Sur la fidélité de Thomas au « principe hiérarchique d’ordre divin », voir aussi Sapori, 1955, p. 200.
74 La plupart des auteurs discuteront le cas du vin coupé d’eau. Au xviie siècle, bien qu’il y ait encore un bon groupe de théologiens prêts à condamner cette pratique, la majorité des moralistes prononceront le jugement contraire. Voir Infra, chap. II.
75 C’est l’objection proposée par Thomas dans le texte.
76 Augustin, De civitate Dei, L. XI, c. 16.
77 On trouve l’expression d’un ordre différent dans la hiérarchie des choses dans le domaine de l’échange, fondé sur le besoin, dans une autre œuvre de Thomas d’Aquin, In decem libros Ethicorum Aristotelis ad Nichomacum Expositio, lectio IX, 981. Cf. Spicciani, 1977, p. 163-164.
78 non oportet quod venditor vel emptor cognoscat occultas rei venditae qualitates : sed illas solum per quas redditur humanis usibus apta (...), Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 77, art. 2, sol. 3.
79 Quia utilitas quae alteri accrescit non est vendente, sed ex conditione ementis : nullus autem debet vendere alteri quod non est suum, licet possit ei vendere damnum quod patitur, Ibid., art. 1.
80 (...) quia in aliquo rem melioravit, Ibid.
81 Cela ne veut pas dire que la valeur de la chose en elle-même soit donnée par le travail, et que Thomas ait une théorie de la valeur-travail. Pour la discussion sur ce point de l’interprétation de la pensée thomiste, voir Infra.
82 Dans cette même perspective sont à interpréter les notions de damnum emergens et de lucrum cessans : le prix des choses est juste, même s’il s’écarte de leur valeur, puisque l’on vend quelque chose de plus (le dommage, en tous les cas). Il me semble que cette interprétation du rôle du travail dans l’augmentation du prix de la chose peut amener à une détermination sociale du prix. Si l’on paie aussi l’amélioration, à savoir le travail ajouté, le prix d’une même chose peut varier selon le prix du travail, qui est socialement déterminé. Les conséquences pratiques de cette position théorique, qui amènerait à une définition subjective du prix, ne sont pas envisagées par Thomas : l’organisation corporative de la production aide d’ailleurs à la détermination commune du prix du travail. Toutefois, on retrouvera ce même problème dans les débats suivants, lorsque les théologiens se demanderont si les marchands peuvent vendre une chose plus cher que d’autres vendeurs dans la mesure où le « plus » que l’on rajoute au prix représente la valeur du métier de « marchand ». Voir Infra.
83 Utrum aliquis licite possit vendere rem plus quam valeat.
84 Sed lex divina nihil impunitum relinquit quod sit virtuti contrarium. Unde secundum divinam legem illicitum reputatur si in emptione et venditione non sit aequalitas iustitiae observata. Et tenetur ille qui plus habet recompensare ei qui damnificatus est, si sit notabile damnum. Quod ideo dico quia iustum pretium rerum quandoque non est punctualiter determinatum, sed magis in quadam aestimatione consistit, ita quod modica additio vel minutio non videtur tollere aequalitatem iustitiae, Ibid., art. 1, sol. 1.
85 La question 62 est entièrement consacrée à ce problème, pour déterminer combien il faut restituer, par qui, à qui. La théologie postérieure prêtera une attention particulière à la réglementation du problème.
86 Chez les théologiens postérieurs on trouvera plus de précisions sur la valeur du juste prix ; et, avec une référence au droit romain, qui établit la nullité du contrat lorsque le prix dépasse, ou bien il est inférieur, à la moitié du juste, ils introduiront une tripartition du juste prix. Voir Infra.
87 Si vero vitium sit manifestum, puta cum equus est monoculos ; vel cum usus rei, etsi non compÉtat venditori, potest tamen esse conveniens alii ; et si ipse propter huiusmodi vitium subtrahat quantum oportet de pretio : non tenetur ad manifestandum vitium rei. Quia forte propter huiusmodi vitum emptor vellet plus subtrahi de pretio quam esset subtrahendum. Unde potest licite venditor indemnitati suae consulere, vitium rei reticendo, Ibid., art. 3.
88 Le cas est tiré de Cicéron, De officiis, II, 12-13. Cicéron donne à ce cas la solution morale opposée.
89 (...) venditor qui vendit rem secundum pretium quod invenit, non videtur contra iustitiam facere si quod futurum est non exponat, Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 77, art. 3, sol. 4. La traduction française de « pretium quod invenit » comme « au taux de marché » me paraît donner une interprétation anachronique de la pensée thomiste, en introduisant d’arbitre une conception moderne de marché, tandis que l’expression latine est beaucoup plus neutre.
90 [non est] necessarium quod home alteri semper det auxilium vel consilium pertinens ad esius qualecumque promotionem (...), Ibid.
91 Tous ceux qui ont des charges publiques, ou les administrateurs politiques, sont exclus de cette condition.
92 Hagenauer, 1931 ; Sapori, 1955.
93 Surtout De Roover, 1958.
94 « According to a widespread belief – found in nearly all books dealing with the subject – the just price was linked to the medieval concept of a social hierarchy and corresponded to a reasonable charge which would enable the producer to live and to support his family on a scale suitable to his station of life », Ibid., p. 418.
95 Ibid., p. 421.
96 Ibid., p. 422.
97 Sapori, 1955, surtout p. 200-211 et p. 224.
98 Ces arguments ne vont pas dans le même sens de ceux proposés par De Roover, dont l’un des buts est de refuser tout soutien de la part des théologiens au système corporatif. Cf. De Roover, 1958.
99 Hollander, 1931 ; Spicciani, 1977.
100 Spicciani, 1977, p. 165.
101 Lapidus, 1986.
102 Ibid., p. 18.
103 Ibid., p. 26.
104 Les historiens de la pensée économique ont souvent associé et confondu ces deux courants. Il est vrai que, du point de vue de la doctrine économique, les différences ne sont pas très significatives : Duns Scot propose des principes qui seront globalement repris par la tradition franciscaine et occamiste. Cf. Pribram, 1983 ; Schumpeter, 1954 ; De Roover, 1958 et 1971 ; Trugenberger, 1951 ; Spicciani, 1977 et 1987. Dans ce paragraphe, j’ai pris comme exemples de cette tradition deux auteurs, Duns Scot et Gabriel Biel. Leur importance et le rôle qu’ils ont eu dans l’histoire de la pensée économique est sans aucun doute inégal ; le choix a été fait pour présenter la continuité et la durée d’un courant alternatif au thomisme, même à l’extérieur du milieu franciscain.
105 Pour ce qui concerne la critique aux thèses de Duns Scot et à celles du nominalisme, qui se font de plus en plus serrées dans la deuxième moitié du xvie et au début du xviie siècle, notamment avec les écrits de Molina et De Lugo, cf. infra. Parmi les historiens, De Roover a pris en considération, comme exemple des théories de ce courant, la pensée de Henry de Langestein, pour en critiquer l’orientation et pour en affirmer la marginalité dans la période moderne. Selon De Roover, ses thèses ne seront reprises que par l’Encyclique sociale de Léon XIII. Cf. les textes cités de De Roover, et en particulier 1958.
106 Sur la biographie, l’œuvre et la doctrine de Duns Scot, voir Gilson, 1986, p. 591-621 ; Spicciani, 1977, p. 220-242 ; sur la fortune de Duns Scot et du scotisme, cf. Enciclopedia filosofica, 1957.
107 La structure globale des deux discours philosophiques et théologiques diffère de façon sensible. Cf. Gilson, 1986.
108 Cf. notamment Grossi, 1972.
109 De Roover, 1958 et 1971.
110 J. Duns Scot, Perutiles questiones in IIII libros Sententiarum et Quodlibetales cum collationibus atque resolutionibus fidelissime recognitae... a R.P.F Paulino Berti..., Venise, ex. typ. J. Salis, 1617.
111 Sur les conceptions de dominium et de usus, centrales dans l’économique franciscaine, cf. Grossi, 1972. Cette théorie de la propriété est partagée par la majorité des scolastiques, dont Thomas d’Aquin.
112 Sur la conception de la loi naturelle et son rapport avec la loi positive qui sera exprimée par Occam, cf. Dumont, 1983, et notamment l’essai « La catégorie politique et l’État à partir du xiiie siècle ».
113 (...) prima distinctio dominiorum potuit esse iusta a lege positiva iusta sive data a patre, sive principe, sive communitate iuste regnante vel regente. Et in hoc modo probabile est factum fuisse. Nam vel post diluvium Noe filiis suis distinxit terras, quas singuli occuparent pro se vel filiis suis, et posteris, vel ipsi de communi concordia inter se diviserunt (...), Duns Scot, op. cit., Libri IV, dist. XV, q. II.
114 quare autem sit iusta latitudo, et ad quantum se extendat quandoque ex lege positiva, quandoque ex consuetudine innotescit, Ibid.
115 Ibid. ; en réalité, plus que d’une possibilité il s’agit du constat que souvent, dans les contrats, on envisage de s’offrir réciproquement un pareil don.
116 (...) commutans intendit mercari de re quam aquirit, quia emit non ut utatur, sed ut vendat et hoc carius, et haec negociativa dicitur pecuniaria, vel lucrative, Ibid.
117 ut prompte possint inveniri ab indigentibus volentibus illas emere, Ibid. Cette définition est reprise d’Aristote, Politique cit., livre I. Thomas aussi reconnaît l’existence d’une activité marchande utile. Cf. Summa... cit., IIa-IIa, q. 77, art. 4.
118 Industria illius transferentis res de patria ad patriam requiritur magna, ut consideret quibus, quae patria abundat, et indigeat : ergo potest iuste ultra sustentationem necessariam pro se, et familia sua ad istam necessitatem deputata recipere pretium correspondens industriae suae, Duns Scot, op. cit., Libri IV, dist. XV, q. II. Schumpeter affirme que c’est un mérite de Duns Scot « d’avoir mis en relation le juste prix avec le coût », Schumpeter, 1954, p. 115. Selon De Roover, la définition du juste prix comme résultant des coûts de production et de la rémunération convenable selon le statut social du vendeur, est typique des nominalistes, et notamment de Henry de Langestein, qui reprend les positions de Duns Scot. Cf. De Roover, 1958 et 1971, p. 62-65. Il me semble pourtant que l’évaluation sociale des rétributions est une position commune à toute la scolastique, à laquelle Duns Scot ne fait qu’ajouter l’évaluation de l’industria personnelle et des risques individuels. Sur la conception du salaire chez Thomas, cf. Sapori, 1955 ; pour une vue d’ensemble sur le problème des salaires chez les scolastiques, voir Rocha, 1933.
119 Propter huiusmodi periculum potest secure aliquid accipere correspondens, et maxime si quandoque sine culpa sua in tali servitio communitatis damnificatus est, mercator transferrens quandoque omisit navem onustam maximis bonis, et alius quandoque ex incendio casuali amittit preciosissima, quae custodit pro repubblica, Duns Scot, op. cit., Libri IV, dist. XV, q. II.
120 Avec le damnum emergens et le lucrum cessans, le periculum sortis représente un titre légitime pour se faire rembourser, dans un prêt, quelque chose en sus de la somme réellement pretée. Ces trois titres entrent pareillement en jeu dans l’achat et la vente : ils légitiment l’obtention d’un surplus sur le juste prix. Cf. Infra. Un examen très détaillé de ces trois titres a été fait par Mac Laughlin, 1939 ; Le Bras, 1946.
121 Il ne faut pas oublier que dans le contexte pratique auquel ces observations se réfèrent, la détermination de ces valeurs était souvent confiée aux corporations, qui accomplissaient, comme par procuration de la part de la communauté, la tâche de l’estimation commune.
122 G. Biel, Ephitoma pariter et collectorium circa quatuor Sententiarium libros..., Coppingen, 1499. Biel a été considéré aussi comme le dernier des scolastiques par Pribram, 1983. Ce jugement n’est pas partagé par De Roover, 1955, ni par Schumpeter, 1954. J’ai choisi d’utiliser l’œuvre de cet auteur pour exemplifier les caractères principaux de la conception nominaliste de l’économie parce que, pour des raisons tout d’abord chronologiques, il résume une longue tradition de pensée, franciscaine et non.
123 G. Biel, op. cit., dist. XV, q. X.
124 (...) per suis industria, solicitudinibus, curis, periculis, laboribus, expensis, et similibus debetur remuneratio condigna, quae lucrum dicitur, Ibid.
125 (...) negotiatio eorum, qui nec transferunt merces de loco ad locum, nec sua industria meliorant, nec conservant ; sed emunt ut statim carius vendant, Ibid. Sur les problèmes de l’activité commerciale, voir l’analyse de Spicciani, 1977.
126 Sed unde taxetur haec valoris aequalitas, difficile est in singulis invenire. Nam in hoc iudicio facile errat ratio umana, quod satis probat multa diversitas doctorum in hac materia diversa sententium, G. Biel, op. cit., dist. XV, q. X.
127 (...) ad ipsum spectat iustum precium statuere attenta indigentia humana rerum paucitate, vel abundantia, ac indigentium multitudine, ac paucitate ac rerum commoditate, aut necessitate, comparandi res necessarias difficultate, preciositate et labore, Ibid.
128 Ex omnibus his prudenter consideratis potest legislator aestimare et statuere precia iusta rerum, et ubi haec statuta sunt et taxata, ut sufficientem certitudinem habent contrahentes de aequalitate valoris et iustitia precii, cui se conformare tenentur sine dolo et fraude. Similiter ubi statutum legis deficit, supplet currens fori consuetudo, quae legum optima interpres dicitur, Ibid.
129 quilibet potest rei suae, et labori operis precium iustum constituere, attendendo conditiones supradictas simul et pericula curam suam, ac industriam, damnum quoque, quod ex venditione rei patitur (...), Ibid. C’est une position qui se rapproche de celle qui sera ensuite exprimée par les moralistes appartenant à d’autres courants de pensée : bien qu’ils posent des limites étroites à l’intervention de tout élément individuel dans l’évaluation des prix des marchandises, ils reconnaîtront néanmoins un statut particulier aux biens rares et précieux qui, pour leur unicité ou leur rareté, n’ont ni de prix fixé par les autorités, ni d’évaluation commune. Cf. Infra.
130 Ibid.
131 On trouve des observations intéressantes sur ce point dans Lapidus, 1986.
132 Haring-Vereecke, 1955.
133 L’expression latine utilisée par De Vio pour ce type de vente est « ultro offerre et quaerere emptorem », en opposition à celle utilisée pour les marchands, « expectantes emptorem ».
134 Le problème est particulièrement délicat, puisque cette modalité de vente concerne aussi les Monts-de-Piété. Cf. aussi G.B. Corradi, Responsa ad cuiuscunque pene generis Casuum conscientiae..., Pérouse, 1596, q. 158.
135 Thomas De Vio, Commentaria in Summa theologica S. Thomae, 15071520. J’utilise ici le texte publié dans Thomas d’Aquin, Opera omnia, Romae, 1882-1971, t. 9, p. 149.
136 (...) pannus iste a mercatoribus communiter venditur centum ; ego, qui ultro offero et quaero emptorem, non invenio qui velit mihi dare plus quam octoginta ; et sic, vendente me pro octoginta, longe minus quam communiter valet emitur, Ibid., p. 149.
137 Cité par De Vio, ibid., p. 146.
138 Ibid.
139 Le dommage subi par la vente d’une chose subjectivement précieuse à celui qui en ait besoin et qui la demande, est, comme déjà pour Thomas d’Aquin, un titre légitime pour vendre au-dessus du juste prix. Par la suite, on indiquera tous les titres permettant de vendre au-dessus du juste prix. Cf. M. Bonacina, Theologia moralis, Lyon, 1624.
140 [...] modus vendendi licet forte sit cum-causa diminutionis huiusmodi, vera tamen causa est defectus emptorum. Si enim adessent emptores tanti, aut quasi tanti, emeretur ultronea merces quanti retenta apud mercatores. Sed quoniam protunc quando iste vult vendere, desunt emptores ideo minus venditur, Thomas de Vio, Commentaria... cit., p. 148.
141 illud quod nunc potest inveniri ab emptoribus, praesupposita communi notitia, et remota omni fraude et coactione, etc., Ibid.
142 Le prix que inveniri nunc potest, facta promulgatione rei venalis est en effet juste quamvis sit notabiliter minus quam pretium quod communiter currit apud expectantes emptores.
143 Videmus quod post bella et devastatas urbes, habentes domos nec potentes expectare emptores qui, compositis rebus et refecta urba, emunt, vendunt pro mille domos valentes quatuor millia si casus hic non esset (...), Ibid.
144 Si (...) adessent emptores tanti, aut quasi tanti, emeretur ultranea merces quanti retenta apud mercatores, Ibid.
145 Thomas De Vio, Summula de peccatis, 1523.
146 Haring-Vereecke, 1955. Le genre n’est pas nouveau. Les premiers manuels pour les confesseurs apparaissent au xiiie siècle, à la suite du IVe Concile du Latran (1215), qui introduit le devoir de la confession régulière. Les dominicains en ont le presque monopole jusqu’en 1237, lorsque les franciscains reçoivent le droit à la confession. Parmi les principales Sommes il faut rappeler celle de Raymond de Penafort, rédigée entre 1223 et 1234, qui eut de nombreuses ré-éditions jus-qu’au xve siècle. Divisée en trois livres, elle est ordonnée autour de trois thèmes : les péchés contre Dieu, contre le prochain et les irrégularités. Les Sommes franciscaines, dont la première est de 1280, adoptent par contre l’ordre alphabétique, qui sera ensuite très suivi. Cf. Deman,1936 ; Turrini, 1991 ; Pinckaers, 1985.
147 non solum (...) illud quod communiter in illa patria currit, sed illud quod nunc, hic, sub hoc vendendi, seu emendi modo potest communiter inveniri, Thomas De Vio, Summula... cit.
148 Domus expectans emptorem venditur quantum valet absolute, domus autem non expectans venditur quantum invenitur. Et tunc vere venditur quantum valet nunc hic exposita, quamvis non vendatur quantum valeret expectans emptorem, Ibid.
149 (...) siquis merces suas non esset in veritate nunc venditurus, sed servaturus, in temporis aliud in quo creduntur verisimiliter plus valiturae quam nunc, non intelligitur vendere pluris iusto pretio, si pluris vendat quam nunc valeant (...), Ibid.
150 Corpus Iuris Canonici, livre V, tit. XIX, chap. 19, Naviganti.
151 Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 77, art. 4 ; T. De Vio, Summula... cit., art. « Mercatura » p. 378.
152 Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 77, art. 1 sol. 1.
153 La tripartition du juste prix en trois valeurs a été introduite par Antonin de Florence, dans la Summa moralis, composée vers 1474.
154 (...) iusta pretia non consistunt in puncto, sed distinguntur in pium, moderatum et rigorosum (...), Thomas De Vio, Summula..., cit.
155 Non (...) consistit iustum pretium in puncto, sed distinguitur trisariam. (...) Hinc enim fit ut res eadem in eodem loco ac tempore vendatur 10, 11 et 12 : ita intra huiusmodi latitudinem reputatur precium iustum. Et propterea si venditor solventi nunc dat pro decem, et soluturo ad annum non vult dare nisi pro duodecim, iniustus non est : quia non exite terminos iusti pretii. Sed si vellet 14, iniuste venderet, et ad usuram reducitur (...), Ibid. Pour tous les moralistes ultérieurs il sera tout à fait légitime d’augmenter ou diminuer le prix selon la forme de paiement convenue entre les partenaires commerciaux, à condition que la variation se situe entre le juste minimum et le maximum. Cf. Infra. C’est un concept emprunté au droit romain, qui prévoyait la rescision du contrat lorsque le prix dépassait, vers le haut ou vers le bas, le juste prix de la moitié.
156 Haring-Vereecke, 1955.
157 Ibid. ; Pinckaers, 1985, p. 269 et sqq. La diffusion de ce type d’ouvrages est énorme. Pour des données concernant l’espace italien, dans la période 1460-1650, cf. Turrini, 1991, p. 315 et sqq.
158 L. Beja Perestrelo, Responsiones casuum conscientiae qui omnibus curatis ac poenitentiariis singulis mensibus coram illustriss. ac reverendiss. card. Paleoto archiepiscopo Bonon. proponuntur..., Bologne, 1587. M. Turrini,1991, présente d’autres cas analogues : entre autres, Agostino Guerrieri, Decisioni di alcuni casi di coscienza..., Venise, 1584, in-12o, c. 150 ; Carlo Zamberti, Casuum conscientiae singulis mensibus praeteriti anni 1636 [1637, 1639-41] in congregationibus archipresbyterialibus diaecesis Bononiensis discussorum decisiones..., Bologne, s.d. [mais 1637-42], in-4o, 5 voll.
159 Beja Perestrelo, op. cit., p. 381-396, en italien dans le texte.
160 Perché in questa città e diocese è molto frequente et antico l’uso di vendere, e locare con patto di retrovendita, overo di francare : et essendo che in simil contratti col successo del tempo sono scorsi vari abusi, e modi palliati, che spesse volte rendono i contratti ingiusti e feneratitii con gran pregiuditio delle anime : ha giudicato Monsignor Illustrissimo (...) di significare a tutti i Confessori, et altre persone, a chi spetta, alcuni avvertimenti generali alli quali si dovrà avere riguardo, per conoscere se tali contratti (...) in foro conscientiae siano leciti e sicuri ; non si toccando per ora in foro exteriore ; et essendosi il tutto maturamente consultato con molti Theologi, e canonisti et altri huomini di dottrina, bontà et isperientia, Ibid., p. 381.
161 J. Pontas, Dictionnaire des cas de conscience, ou décisions des plus considérables difficultés touchant la morale..., Paris, 1715.
162 Deman, 1936 ; Pinckaers, 1985, p. 276-279.
163 Francesco Ghezzi, Summa theologiae moralis Doctoris Angelici D. Thomae... ex omnibus ejus operibus deprompta, Plaisance, 1628-1629.
164 Louis Bancel, Moralis D. Thomae Aquinatis... ex operibus ipsius (ad modum dictionari), Avignon, 1655.
165 L’article Fraus, présent dans le texte de Bancel, a une seule question, An legem violet, qui aliquid facit in fraudem legis ; il ne comporte aucune référence à la question 77, ni à celles concernant la justice. Cf. L. Bancel, op. cit.
166 Sur le rapport entre théologie et droit dans la seconde scolastique, Cf. Legendre, 1980 ; Haring-Vereecke, 1955, p. 683 ; Grossi éd., s.d.
167 Haring-Vereecke, 1955, p. 683.
168 L. Molina, De Iustitia et Iure, Conchae, 1593-1597 ; J. De Lugo, De Iustitia et Iure, Madrid, 1583. Sur Molina et De Lugo, Cf. Dempsey, 1943, p. 118 et sqq.
169 L. Lessio, De Iustitia et Iure, Anverse, 1605. Cf. Dempsey, 1943, p. 122-123.
170 Dempsey, 1943.
171 Jésuite espagnol (1536-1603), professeur au Collegio romano, il est parmi les rédacteurs de la Ratio Studiorum. Cf. Haring-Vereecke, 1955, p. 686-687 ; Pinckaers, 1985, p. 263-269.
172 L’indépendance de la morale du reste de la théologie est déclarée par la Ratio Studiorum jésuite, qui l’insère dans le curriculum d’études en rendant son étude obligatoire.
173 La Prima Secundae est considérée la morale générale de l’œuvre de Thomas, tandis que la Secunda Secundae est la morale spéciale. Cf. Haring-Veerecke, 1955, p. 677 ; Pinckaers, 1985.
174 Joanne De La Val Belga, Martini Bonacinae...operum omnium de Morali Theologia... compendium absolutissimum, omnibus curam animarum..., Lyon 1640.
175 Par exemple, Bonaventura Teoli, Scotus Moralis pro confessariis..., Venise, 1652.
176 G.B. De Luca, Theatrum Veritatis... cit. ; Id., Il dottor volgare... cit.
177 Une analyse spécifique de la pensée économique de l’Ecole de Sala-manque a été faite par Grice-Hutchinson, 1952.
178 Duns Scot, op. cit., lib.IV, dist.XV, quaest. 2, cit. dans J. De Lugo, op. cit., disp. XXVI, sectio IV, « De pretio justo in emptione, et venditione servando », 41, p. 274.
179 Haec tamen regula fallit primo, quia, si mercator aliquis majus damnum passus fuisset propter naufragium, vel furta merces asportando, posset licite majus pretium pro illis exigere, quando ab aliis vilius venderentur : quod est falsum, cum res illa communiter non tanti aestimetur, sed viliori pretio haberi possit. Secundo, quia alii, qui mercatores non sunt, non debent nec possunt illam regulam observare, sed aliunde debent justum pretium mensurare. Illo ergo eodem pretio possunt et debent mercatores vendere, sicut alii, cum res illa eo tempore tanti aestimetur. Tertio, quia saepe contingit merces aliquas non magnis expensis, aut periculo ab aliquo adductas fortuito ad eum locum, ubi earum magna penuria et indigentia erat, quo casu ob moltitudinem emptorum et mercium penuriam, magno pretio jus-to vendi possunt, Ibid, p. 275. Molina avait exprimé le même jugement contraire aux positions de Duns Scot. Cf. L. Molina, op. cit., t. II, De contractibus, disp. 348, Naturale pretium unde iustum, aut iniustum iudicandum.
180 Il faut rappeler que cette possibilité n’était pas reconnue par Thomas. Dans l’article 4 de la question 77, il admettait la possibilité de vendre une chose à un prix supérieur à celui auquel on l’a achetée lorsqu’on l’a modifiée, ou transportée d’un lieu à un autre. Cette condition ne pouvait s’appliquer qu’à ceux qui l’avaient achetée sans l’intention de la revendre : les marchands étaient par conséquent exclus. La seconde scolastique admet désormais les gains marchands dérivants de la différence des prix d’un lieu à l’autre. Cette légitimation est faite sur la base de mêmes raisons que celles admises par Thomas, mais appliquées à des sujets économiques et sociaux différents.
181 Les racines sont déjà dans Thomas et dans la reconnaissance sociale de l’activité marchande, mais surtout dans la pensée de Duns Scot.
182 De Roover, 1958 et 1971.
183 Sur cet aspect, cf. P. Grossi, 1972 ; Dumont, 1983 ; Lapidus, 1986, p. 41-45.
184 Sur ces critères, qui ne sont pas nouveaux, il y a unanimité parmi les théologiens.
185 Il s’agit de la définition aristotélicienne des normes de justices : celles-ci peuvent être soit légales soit naturelles. Cf. Aristote, Ethique à Nicomaque, cit., V, chap. 7, cité par L. Molina, op. cit., t. II, disp. 347, « De pretio iusto rei in se, et de lege taxato. Itemque de pretio rigoroso, medio et infimo ». La définition de « prix naturel » est toujours présentée en opposition avec celle de « prix légal ».
186 Sur le rapport entre nouvelles pratiques commerciales et usure, voir, entre autres, Le Bras, 1946 ; Mac Laughlin, 1939.
187 Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 77, art. 4.
188 L. Beja Perestrelo, Responsiones... cit., troisième cas, congrégation du 24 janvier 1581, p. 19-22.
189 (...) nec teneri ad aliquam restitutionem, cum revera vendiderit rem iusto pretio, rigoroso tamen, nec aliquid ultra sortem acceperit quilibet enim de suo potest facere quod sibi libet intra iustitiae terminos, Ibid., p. 20 ; Cf. aussi A. Diana, Resolutiones morales, Palerme, 1629, res. XX, Utrum sit licitum vendere res credita pecunia pretio rigoroso, et postea illas statim emere numerata pecunia pretio infimo vel medio ? ; V. Filliuci, Compendium quaestionum moralium, Rome, 1626, tract. XXXV, pars I De emptione et venditione, q. 5, De nonnullis venditionibus in particulari : et primo de ea quae fit anticipata, vel dilata solutione.
190 Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 77, art. 1. Cf. Supra.
191 Ces titres sont d’abord élaborés pour légitimer la perception d’un intérêt sur des sommes prêtées. Le damnum emergens permet de recevoir quelque-chose en sus de la somme prêtée lorsque le prêt représente une perte pour le prêteur ; l’application du principe de lucrum cessans amène au même résultat, mais lorsque le prêteur subit un manque de gain du fait du prêt de son capital. Le periculum sortis s’applique à tous les cas où il existe un risque de perdre le capital prêté. Cf. Mac Laughlin, 1939, p. 145-147. Ces titres entrent également en jeu dans le contrat d’achat et de vente, lorsqu’il faut justifier un écart du juste prix et de la valeur.
192 M. Bonacina, Theologia moralis... cit., disp. III, q. IV, « Quanti res vendi vel emi potest », §§ 14-15.
193 J. Pontas, Dictionnaire des cas de conscience cit., art. « Vente », cas XXXVIII.
194 M. Bonacina, op. cit., § 16. Les théologiens sont unanimes sur ce point. Voir, entre autres, G.B. Corradi, op. cit., q. 224, Quaeritur an mutuare liceat frumentum mense septembris, quo vili venditur, intentione illud repetendi mense Maii, quo carius valiturum praesumitur : et an sit quoque licitum vetus mutuare, ut novum recipiatur ; L. Ferraris, Prompta bibliotheca canonica, iuridica, moralis, theologica..., Bologne, 1746, t. III, Emptio et venditio, art. 3, p. 48 et sq. ; J. Gibalin, De universa rerum humanarum negotiatione, tractatio scientifica, utrique foro perutilis. Ex iure naturali, ecclesiastico, civili, romano, gallico..., Lyon, 1663, lib. IV, chap. 4, « De emptione et venditione », art. III, « De pretio rerum vaenalium », p. 63.
195 J. Pontas, op. cit., art. « Vente », cas XLVI, col. 953.
196 M. Bonacina, op. cit. Disp. III, q. IV, § 16.
197 (...) venditorem qui hic Mediolani vendit vestes, quas decreverat transferre in Pannoniam, ubi plures valent, posse pretium exigere quo valent in Pannonia, detractis expensis et periculo transportationis. Secus, si non erat transportaturus in Pannoniam, non enim licet aliquid accipere supra pretium a lege vel a communi aestimatione taxatum (...), Ibid. Cet argument peut avoir des conséquences extraordinaires dans la diversification des prix du blé lorsque celui-ci peut bénéficier des permis d’exportation. Cf. Infra, chap. II et III.
198 L. Lessio, op. cit., chap. 21, dub. 4, cit. par J. Gibalin, op. cit., chap. IV, art. III ; T. Tamburini, Expeditae decalogi explicationis decem digestae libris..., Palerme, 1654, lib. VIII, tract. III, De restitutione, chap. VII, art. 4, « De pretio iusto rerum », p. 199, restreint cette possibilité au cas où il n’y a pas de prix légal.
199 G.B. Corradi, op. cit., q. 130.
200 Res quantumvis rarae, peregrinae, pretiosae, etc., non possunt vendi tanti, quanti voluerit venditor vendere, et emptor emere M. Friderich, Emptio et venditio ad legem Dei et humanam formata foroque interno conscientiae et externo, sacro ac profano..., Dillinger, 1700, pars III, De pretio iusto et iniusto, art. 3, « An rebus omnibus sit determinatum pretium », § 263.
201 (...) pretia rerum non ex affectu, nec utilitate singulorum, sed communiter funguntur, Ibid.
202 J. Pontas, op. cit., art. « Achat », cas XVI, col. 85.
203 Ibid.
204 Ibid.
205 (...) lignum illud, quo res tinguntur, quando primo ex Brasilica regione in Hispanias fuit allatum, L. Molina, op. cit., disp. 348.
206 Ce mot signifie experts, mais dans le Digeste est utilisé aussi dans le sens de jurisconsulte.
207 Quando de novo aliquid in provinciam aliquia asportatur, pretium iustum prudentium arbitrio est constituendum et iudicandum, attenta qualitate, utilitate, multitudine, aut paucitate rei, quae asportatur, attentisque expensis et periculis, ac difficultatibus in ea afferenda, re etiam novitas pretiosiorem illam fecit. His itaque et aliis circumstantiis expensis, pretium iustum eius rei est constituendum, vel per Reipublicae moderatores, vel per ispos emptores ac venditores. Neque idcirco pretium tanquam iniustum est damnandum, quia lucrum multum fit, si res sui raritate ac novitate pretiosa abeatur plurimosque emptores habeat : neque certa alia regula hac de re potest statui, L. Molina, op. cit., disp. 348.
208 Sur ce concept et son opposition au principe de marché, voir Kaplan, 1988.
209 M. Bonacina, op. cit., disp. III, chap. 2, art. V, « Utrum monopolia, quibus aliquid pluris, vel minoris venditur, licita sunt ».
210 « sunt causa iniusti damni non solum mercatoribus, qui iniuste impediuntur, ne merces advehant, et importent, sed etiam reipublicae, quatenus sunt causa iniusta augmenti pretii », Ibid.
211 Ibid. ; A. Diana, op. cit., res. XXIV.
212 Lapidus, 1986, p. 19, souligne précisément que la reconnaissance du juste prix, de la part du marché, n’implique pas que celui-ci soit déterminé par le marché.
213 C’est notamment la position soutenue par De Roover dans l’ensemble de ces écrits.
214 Sapori, 1955, p. 220-221.
215 si paratus sit quodcumque pretium, etiam iniustum, ab emptore accident, H. Busembaum, Medulla theologiae moralis facili ac perspicua methodo resolvens casus conscientiae..., Munster, 1645, lib. IV, dubium X, « Quae obligationes mercatorum, opificium, et caeterorum saecularium ? », resp. 2.
216 Mercator peccat :
si venenum vel alia prohibita vendat, cum sispicione pravi usus ;
si paratus sit quodcumque pretium, etiam iniustum, ab emptore accipere ;
rem carius, quam supremo pretio, vendat ob dilatam solutionem ;
mercium difectum gravem occultum non aperiat, pondus et mensuram imminuat ;
si in emptorum iniuram monopolium iniustum instituat, merces omnes unius generis sibi comparet, immoderato quaestu pro libitu vendendas ;
si merces ab eo qui non novit emat pretio minore, vel cariore vendat ignoranti ;
si merces veteres et inutiles novis admisceat et vendat eodem pretio utrasque ;
si iusta tributa defraudet ;
si tempore debito cum possit non solvat creditoribus, cum gravi eorum damno ;
si mercibus solvat quod pecunia debet, contra creditoris voluntatem ;
si diebus festis publice emat vel vendat contra consuetudinem permissam ;
si iuret falso se tanto pretio merces comparasse ;
si contractum ineat quemcumque, dubitans de eius iustitia ;
si emat res furtivas, Ibid. On retrouve la même liste de péchés dans L. Ferrari, op. cit., art. « Mercator », p. 252.
217 Mercator an quomodo et quando peccet et teneatur ad restitutionem, si ad se trahat eos, qui alios frequentat ?, L. Ferrari, op. cit., art. « Mercator », p. 252.
218 Magistri qui vi, fraude, mendaciis, criminationibus cum aliorum prejudicio curant ad se trahere illos discipulos qui aliorum scholas frequentabant, peccant graviter et tenentur ad restitutionem juxta propositionem boni ipsis impediti, et damni causati, quia tales nedum peccant contra caritatem, sed etiam contra justitiam, Ibid., art. « Magistri », §§ 14-16.
219 Il faut rappeler que dans la Summa l’analyse des échanges et du contrat d’achat et vente, fait partie de la question 77, intitulée De fraude.
220 Dans la pratique du commerce pendant l’Ancien Régime, on trouve du reste des résistances, de la part des commerçants, à baisser le prix, même lorsque la baisse s’avèrerait le seul moyen de réagir à la faiblesse de la demande. Cf. Perrot, 1975 ; Grenier, 1987.
221 (...) sicut ille, qui majores sumptus fecit, aut plus laboravit, non propterea excedere potest pretium ordinarium, quia est ordinarium et consuetum, et sic justum : ita ob eandem causam, non tenetur illud diminuere, qui minus laboravit, vel expendit, quam alij (...), M. Friderich, op. cit., art. V, « De causis ex quibus pretium naturale rerum crescit et decrescit », art. I, § 304.
222 Les différentes positions des théologiens, ainsi que leurs arguments, sont présentées par A. Diana, op. cit., res. LI.
223 Ibid.
224 Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 77, art. 2, in corp.
225 J. De Lugo, op. cit., disp. XXVI, sectio IV, § 67.
226 (...) qui habet centum amphoras vini puri, et admiscet illis duas aquae, iam vendit singulas amphoras vini puri pretio excedente taxam, quae sola refertur ad vinum purum, T. Tamburini, Iuris divinis, naturalis, et ecclesiastici expedita moralis explication..., Palerme, 1661 (j’utilise l’édition de Lyon, 1665), tract. V De emptione et venditione, §2.
227 sicut venditor potest minuere mensuram, quando alia ratione non potest iustum pretium extorquere ab emptorem (...) ita videtur excusandus a restitutione, qui vino generoso apponit aquam, cuius appositione vinum non fit deterius eo quod passim ab aliis venditur (...), M. Bonacina, op. cit., disp. III, chap. 2, art. 6, « Utrum in venditione vitia rei aperienda sint, iisque non manifestatis, contractus sit invalidus », § 17.
228 La vente d’un bien à un prix supérieur à sa valeur intrinsèque avait déjà été discuté par Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 77, art. 4. Il admettait la possibilité que l’amélioration de la qualité d’une chose pouvait provoquer une augmentation légitime de son prix. Mais, bien que semblable, le cas n’est pas tout à fait équivalent à celui proposé ici. Il s’agissait en effet de savoir si on pouvait légitimement vendre une chose au-dessus du prix payé pour son achat, du fait de l’amélioration de sa qualité. Cf. supra.
229 Les expressions grano a decinanti et grano a baioccanti, sont couramment utilisées comme critères de reconnaissance de la qualité des grains. Cf. ASR, Presidenza dell’Annona, bb. 67-68, Liste dei misuratori del grano.
230 consistit in indivisibili et latitudinem non habet, quia latitudo iusti pretii ad unum restringitur a publica potestate, M. Friderich, op. cit., pars III, art. II, « Unde habeatur determinatio iusti pretii », §§ 257-262.
231 Ibid., pars II, art. 1.
232 (...) cum ordo charitatis postulet ut prius domesticis quam alienis succurratur, Ibid.
233 Sur ce problème, Cf. Polanyi, 1977.
234 Thomas d’Aquin, Summa... cit., IIa-IIae, q. 77, art. 4. La distinction est dans Aristote, Politique, III, 12-15 (1257 a 19 ; b. 1) et 23 (1258 a 38).
235 De son côté, la tradition nominaliste avait suivi son propre parcours, aboutissant à la légitimation a priori de la répartition des ressources au sein de la communauté ; par conséquent, l’acceptation du droit absolu des autorités politiques de fixer les prix des marchandises, et en particuliers des biens de première nécessité, ne représente pas un problème. Il me semble toutefois important de souligner la façon dont cette idée peut s’encadrer dans la tradition thomiste : le problème de la gestion annonaire ne peut pas être assigné à un courant spécifique de la scolastique, et on ne peut pas faire référence à une seule tradition morale. Ce qui est important est de souligner que, quelque soit le côté par lequel on aborde le problème, la question annonaire demeure suspendue entre la justice des échanges et celle de la répartition équitable des biens de la communauté. Du reste, c’est bien cette position qui permet d’en saisir et d’en expliquer les ambiguïtés.
236 M. Friderich, op. cit., pars III, art. II, « Unde habeatur determinatio iusti pretii », §§ 257-262, expose les différentes positions des théologiens.
237 Ibid.
238 (...) Nulla certa regula definire potest, quid universim sit consultus, cum totum negotium dependeat a particularibus locorum, temporum, ac personarum circumstantiis, qualitate, et copia vel penuria mercium, ac venditorum, emptorumque, et maxime forum necessitate, et illorum avaritia ac cupiditate : quae omnia pro variÉtate locorum ac temporum sunt varia et diversa, Ibid., pars III, art. II, § 260.
239 Ibid. § 259. Le prix légal peut être déterminé « in utilitatem ementium » ou bien « in utilitatem vendentium ». Dans le premier cas, il ne serait pas légitime de vendre à un prix supérieur, mais il serait parfaitement admis d’acheter à un prix inférieur. Dans le deuxième, ce serait l’inverse.
240 non est licitum exigere vulgarem sed est peccatum ex suo genere grave contra justitiam discedere à pretio lege taxato, Ibid, art. IV, « An liceat pretium lege definitum excedere », §§ 268-286.
241 Si enim lex iusta est, tunc non jam pretium vulgare, quo vendebantur merces ante latam legem, justum erit, sed illud quod lex determinavit, quamvis illo vulgari etiam infimo minus, Ibid., § 285.
242 eiusmodi pretium non mere ex naturis rerum consurgit, sed a circumstantiis, quibus variatur, pendet, et quod plus est, ab hominum affectu, ac aestimatione rerum pro suo beneplacito (...), L. Molina, op. cit., disp. 347, « De pretio iusto rei in se, et de lege taxato. Itemque de pretio rigoroso, medio et infimo ».
243 solum concedit potestatibus publicis facultatem moderandi pretium et comprimendi avaritiam vendentium intra limites iusti pretii, quod triticum ex natura rei tunc, spectatis circumstantiis omnibus concurrentibus, habeat, Ibid., disp. 365, « Utrum expediat, in Lusitano praesertim regno, taxari frumentum eo quo consuevit modo ».
244 Ratio autem est quoniam ea lex non constitueret iustum commutativum, quod in aequalitate qui ad valorem inter rem et pretium consistit, sed solum licite praeciperet frumentum eo pretio vendi in commune bonum : quare transgredientes eam legem peccarent quidem contra obedientiam principis, et forte contra charitatem patriae, ac proximorum, posita praesertim ea lege, non tamen contra iustitia et idcirco ad restitutionem non tenerentur, Ibid.
245 At nunc cogi possunt illud vendere moderato pretio, ut natura rei, spectatis circunstantiis concurrunt, postulat, atque ut communiter ab aliis in eodem loco venditur. Imo autoritate publica vendi posset, ac distribui, ut commune bonum eius populi effagitaret, reddito illis pretio iusto, relictoque eisdem frumento toto, quod communi bono, ac necessitatibus populi, in quo illud habent, necessarium non est, Ibid.
246 (...) taxa constitui solet non pro annis abundantiae, sed pro annis sterilitatis, et princeps magis favere debet emptoribus, quam venditoribus, qui pauciores sunt, et minori laborant egestate, M. Bonacina, op. cit., disp. III, q. IV, Quanti res vendi vel emi possit ; Voir aussi V. Filliuci, op. cit., tract. XXXV, pars I, art. 4, « De legali ac iusto pretio ».
247 (...) aliquando excusari possunt pistores, qui panes minores taxa conficiunt, aut vendunt supra taxam, si omnibus consideratis, videlicet pretio tritici, la-bore, etc., non remaneat illis iustum moderatum stipendium sui laboris, ac pecuniarum, vendendo panem ad taxam, M. Bonacina, op. cit., disp. III, q. IV, « Quanti res vendi vel emi possit ».
248 Voir infra, chap. III.
249 (...) concedere debent omnes, posse tales circumstantias concurrere, in qui-bus lex iuste taxare possit pretium tritici, vel aliarum mercium etiam infra pretium infimum vulgare, quod ante talem legem habebant. Et hoc quidem non solum, quando pretium vulgare currens ortum haberet ex iniquitate vendentium, qui monopoliis vel artibus iniquis pretium ad eum statum crescere fecerunt, quo casu non est dubium posse lege iuste infectam illam radicem, et ejus effectus corrigi, et reduci pretium ad eum statum quem haberet si tales artes non praecessissent ; sed etiam quando iuste et ex ipsis naturalibus circumstantiis pretium subortum esset, J. De Lugo, op. cit., §59.
250 L. Molina, op. cit., disp. 364, « De pretio legitimo, hoc est, lege, publicave autoritate, taxato, circa frumentum praesertim ».
251 Lex enim potest circa subditos, et eorum bona statuere ea omnia quae ad bonam reipublicae gubernationem et ejus pacem ac tranquillitatem necessaria sunt, quando graviora mala ex illa lege non timentur. Si ergo experentia, vel recta ratio dictet necessarium esse ad bonum reipublicae, et ad ejus tranquillitatem, quod non obstante mercium penuria, et copia emptorum pretium tritici non ascendat supra talem summam, neque ex taxatione graviora mala timentur, sed bona majora, negari non potest auctoritas in legislatore ad id totum praecipiendum, quod ad bonum communitatis gubernandae necessarium existimatur, J. De Lugo, op. cit. § 59.
252 Verum hujusmodi necessitas diminuendi pretium naturale iustum non facile potest praesumi, debetque esse gravissima. Unde dicimus, regulariter non posse iuste fieri ejusmodi diminutionem pretii iusti naturalis, M. Friderich, op. cit., pars III, art. IV, §§ 270.
253 ASR, Congregazioni particolari deputate, b. 55, Province (lettre du 16 août 1715).
254 I possidenti nella provincia della Romagna, à quali con rigorosi editti viene proibito il vendere i loro grani à forestieri non potendo quelli esitare né ai cittadini né ai terrazzani per essere sufficientemente provvisti sino alla nuova raccolta, supplicano permetterli di vendere li loro frumenti à forastieri, altrimente li si rende impossibile di fare denaro e pagare i pubblici pesi e per mantenere le loro famiglie e massime per comprare animali bovini in gran parte morti per la notoria influenza per fare la nuova semente, Ibid., sans date (mais septembre).
255 Ibid. Lettre de Recanati du 15 novembre 1715.
256 Ibid., Lettre de Mons. Pallavicino, sans date [mais avant décembre 1715]
257 (...) nella provincia della Marca il prezzo del grano va esorbitantemente crescendo poiché chi ha grano ò ne differisce la vendita nei mesi più penuriosi di marzo, aprile, maggio con la fiducia di maggior lucro, ò lo vende crescendo il prezzo à sua discrezione con angariare chi lo compra astretto dal bisogno (...), Ibid., Lettre de Pallavicino, 13 décembre 1715.
258 La tassa del prezzo del grano che vendono i particolari possidenti alla quale per lo passato la Sacra Congregazione non ha inclinato, pare che ora, secondo il sentimento di Monsignor Visitatore, si renda necessaria, mentre detti possidenti contro il giusto cercano ogni via per accrescere detto prezzo in modo che spacciandosi il pane del forno venale e vendendosi il grano ne magazzini dell’abbondanza a prezzo minore per sovvenire li poveri, ben presto queste provisioni con tanta fatica stabilite resteranno inutili e consunte se non si rimedia con detta tassa generale da osservarsi anco ne contratti.
Pare però che possa dubitarsi se questo rimedio sia sufficiente poiché li possidenti benché richiesti a vendere il loro grano al prezzo tassato potranno ricusare di venderlo onde sempre seguirà il medesimo inconveniente di esaurire li magazzini dell’abbondanza et i forni pubblici con la maggiore affluenza de compratori, che però conviene ponderare se insieme con detta tassa del prezzo debba anco ordinarsi che li possidenti non possino ricusare dal vendere li loro grani al prezzo come sopra tassato ; parendo anche appoggiato alla giustizia che in tempo di penuria chi ha grano di avanzo sia forzato à venderlo alli indigenti al prezzo tassato come giusto dal Principe (...), Ibid., réponse de la Congégation à Monseigneur Pallavicino.
259 La saison 1715-16 se termine, pour Rome, avec un afflux de blé de 103 100 rubbia. Les provinces annonaires lui en fournissent à peine 84 600. Les réserves de l’Annone et le blé resté de la saison précédente, permettent néanmoins de faire face à la mauvaise récolte et d’assurer la consommation courante d’environ 120 000 rubbia. Cf. Reinhardt, 1991, p. 544.
260 (...) acciò li poveri non restino soverchiamente gravati, si è risoluto che anco i cardinali per li grani raccolti nelle loro abbazie possedute in questa provincia si compiaccino soffrire il peso comune della contribuzione e la poca diminuzione del prezzo dei grani contribuiti, mentre tutto ciò si fa in necessario sovvenimento de poveri, ASR, Congregazioni particolari... cit., délibération de la Congrégation du 6 décembre 1715.
261 Ibid. Lettre du 6 décembre 1715.
262 (il governatore) richiede provvedimenti massime dalla provincia della Marca più vicina, dove dice essersi partitato del grano, ma negarsi l’estrazione da quel Monsignor Visitatore, e quando si dovesse provedere nella provincia del Patrimonio, per la maggior spessa della conduttura, dice che la pagnotta si ridurrebbe à 4 ò 5 oncie (...), Ibid., Lettre du gouverneur de Pérouse, 6 décembre 1715.
263 Ibid., 6 décembre 1715.
264 Cela est flagrant dans le cas romain que l’on analysera dans la dernière partie de ce travail. Mais il me semble qu’une préoccupation de ce genre peut être utilisée comme clé de lecture aussi pour d’autres systèmes d’organisation des échanges.
265 Voir l’analyse de la pensée des scolastiques faite par Schumpeter, 1954, deuxième partie, chap. 2.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Thermalisme en Toscane à la fin du Moyen Âge
Les bains siennois de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle
Didier Boisseuil
2002
Rome et la Révolution française
La théologie politique et la politique du Saint-Siège devant la Révolution française (1789-1799)
Gérard Pelletier
2004
Sainte-Marie-Majeure
Une basilique de Rome dans l’histoire de la ville et de son église (Ve-XIIIe siècle)
Victor Saxer
2001
Offices et papauté (XIVe-XVIIe siècle)
Charges, hommes, destins
Armand Jamme et Olivier Poncet (dir.)
2005
La politique au naturel
Comportement des hommes politiques et représentations publiques en France et en Italie du XIXe au XXIe siècle
Fabrice D’Almeida
2007
La Réforme en France et en Italie
Contacts, comparaisons et contrastes
Philip Benedict, Silvana Seidel Menchi et Alain Tallon (dir.)
2007
Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Âge
Jacques Chiffoleau, Claude Gauvard et Andrea Zorzi (dir.)
2007
Souverain et pontife
Recherches prosopographiques sur la Curie Romaine à l’âge de la Restauration (1814-1846)
Philippe Bountry
2002