Introduction
De Critias à Théodose, lectures pratiques de charismes politiques antiques
p. 1-14
Texte intégral
1La question du charisme politique dans l’Antiquité1 n’est certes pas nouvelle, mais elle est tout sauf évidente et consensuelle2. L’objectif de la rencontre qui s’est tenue à Rome les 15 et 16 janvier 2019, puis de la présente publication qui en est issue, est de proposer une série de « mises en pratiques » aptes à susciter plusieurs niveaux de discussion. Comme y a incité V. Azoulay dans un article qui a fait date3, il s’agit de recourir au concept wébérien en évitant le double écueil qui consiste à le réifier soit en totem soit en métaphore, c’est-à-dire en s’abstenant de le dégrader par une utilisation « à tort et à travers4 ». Il importe en effet de ne pas le réduire à une de ces notions faibles, « molles » ou « maximalistes5 » qui peuvent être facilement mises en exergue dans le champ des sciences sociales, selon des modes qui, souvent, se suivent et se ressemblent. Au contraire, en historicisant, dans le champ de l’Antiquité grecque et romaine, le phénomène psychologique et social qui aboutit à placer un individu au-dessus des autres, l’objectif de chacun des chapitres de ce livre est de réinterroger le charisme et, par ricochet, la typologie des légitimités chez Weber6. La notion de charisme7, comme on l’a maintes fois relevé, n’avait rien chez lui d’organique et de définitif, en raison même de ses apparitions multiples et dispersées dans son œuvre. De là l’impression de récurrence, de polyvalence, pour ne pas dire de flou ou de confusion, qui a régulièrement été reprochée au charisme, catégorie universellement applicable, hors du champ religieux, dont elle est issue. De la figure du magicien à celle de Napoléon, de Périclès au Smith fondateur du mouvement Mormon, le charisme paraît protéiforme, avec pour seul point commun entre tous ses avatars sa neutralité axiologique, puisqu’il ne suscite pas de jugement de valeur. Tout cela a été dit et redit, et on peut renvoyer à l’ouvrage devenu une référence dans la bibliographie francophone : Que faire du charisme ? Retours sur une notion de Max Weber, paru en 20148. Dès lors, pourquoi y revenir, à peine quelques années plus tard9 ?
Actualiser et historiciser le charisme
2D’abord parce que l’œuvre de Weber dans son ensemble a suscité un intérêt accru ces dernières années, notamment à l’occasion des cent ans de la mort du savant, disparu en 1920. Ainsi en témoigne le colloque international qui s’est tenu à Cerisy-la-Salle en septembre 2022 (mais était prévu à l’été 2020), intitulé « Penser les sociétés et les pouvoirs avec Max Weber ». Le programme de cette rencontre donne un aperçu des multiples manières dont l’œuvre wébérienne est aujourd’hui (re)travaillée par les sociologues, politistes, philosophes, économistes ou historiens, l’ampleur de cette œuvre donnant l’occasion d’aborder des objets aussi variés que le progrès, l’altérité, le politique, la ville, la question agraire, l’eurocentrisme, l’obéissance et, évidemment, le charisme. En histoire ancienne, les propositions de Weber n’ont d’ailleurs pas manqué d’être récemment réinterrogées. Un signe éloquent en est le dynamisme du groupe de recherche « Young Weber Scholars », dévolu à une étude de la réception de l’œuvre du sociologue, ce qui témoigne de l’indéniable vitalité des études sur Weber. C’est dans un tel cadre que s’inscrivent les travaux en cours de Julien Faguer, qui considère, avec l’aide de Weber, les dynamiques foncières et juridiques de l’Athènes du début de l’époque hellénistique (voir notamment une communication de 2017 intitulée « Max Weber und die Agrarfrage im klassischen und hellenistischen Griechenland »). Profitant d’un même élan, le concept de charisme fait, lui aussi, l’objet de réflexions très récentes de la part des antiquisant.e.s. Dans sa thèse de doctorat, soutenue fin 2018 et en cours de publication chez Ausonius, dont le titre est « La bonne mesure du charisme : rois et sujets à l’époque hellénistique », Paul Cournarie tente de déterminer ce qu’est le charisme, dans ses formes exceptionnelles ou quotidiennisées, afin de saisir le caractère spécifique des régimes apparus après la mort d’Alexandre le Grand. En histoire romaine, le « charisme de fonction » a fait l’objet des réflexions cerisyennes de J.‑M. David, alors qu’une étude en cours de Pascal Montlahuc (Prince et citoyen. Essai sur le charisme de l’empereur romain, d’Auguste à Sévère Alexandre) entend éclairer la singularité d’un système à mi-chemin entre le respect des normes républicaines et la construction d’une monarchie liée au charisme du prince, avec le souci de saisir un charisme adaptable et modulable selon que l’empereur interagissait avec les premiers citoyens ou avec le collectif du populus.
3Si la publication du présent volume participe de cette actualité (dont on a seulement donné ici un infime aperçu), le lecteur ne doit pas s’y tromper : cet ouvrage n’est pas, stricto sensu, comme pouvait l’être celui publié en 2014, un livre sur Weber. Il mobilise une petite partie seulement de son œuvre, dans la double ambition de soumettre le charisme wébérien à l’épreuve de la compréhension des sociétés grecque et romaine, tout en espérant apporter une contribution venue de l’histoire antique aux discussions relatives au charisme wébérien, en conciliant la spécificité sociologique du concept et des analyses politiques contextualisées10. Les spécialistes de Weber n’auront donc pas à s’étonner de la place accordée au concept de « emotionale Vergemeinschaftung », rarement présent dans l’œuvre du sociologue, mais dont le caractère opératoire a retenu l’intérêt de plusieurs contributeurs. On l’aura compris, le concept wébérien sera donc considéré ici autant comme un moyen d’allonger le questionnaire historique que comme un défi pour les historien.ne.s.
4Et c’est là, sans doute, une autre raison de revenir à Weber et au charisme. Car d’un point de vue proprement historique, la définition wébérienne du charisme n’est pas sans soulever plusieurs problèmes, que n’ignoraient pas les auteurs des contributions qui constituent ce recueil, mais qui avaient été résolument placés dans leur ligne de mire. Tout d’abord, elle ne permet pas de comprendre précisément comment s’effectue la construction sociale du charisme supposé d’un individu, puisque les critères épistémologiques évoqués demeurent généraux et vagues. En second lieu, s’il a souligné l’importance théorique de la réactivation périodique du charisme, Weber a paradoxalement fort peu exploré les modalités concrètes d’entretien du charisme politique, c’est-à-dire les pratiques politiques liées au phénomène lui-même. Pourtant, le charisme est fondé non sur une qualité innée ou acquise qu’il suffirait de constater, mais sur la capacité du chef (et de ses alliés) à séduire et entraîner derrière lui les membres d’un groupe. Ce processus, la « communautarisation émotionnelle » des « adeptes » du chef, agit principalement dans le cadre de petits groupes, qui peuvent rester en contact direct avec le prétendant au charisme, mais il importe également de l’observer dans des dispositifs plus complexes et à l’échelle de groupes plus vastes – cité, royaume ou empire. Il faut alors s’astreindre à l’étude de la mise en scène régulière et ritualisée du pouvoir du chef, sans négliger pour autant la prise en compte de (re)distributions de ressources, en réponse aux éventuelles demandes de la communauté. Bref, embrasser la dimension plurielle du concept afin de discuter la pertinence de son emploi ; cerner précisément les domaines d’application du charisme antique sans le postuler a priori et sans non plus métamorphoser la grille de lecture wébérienne en lit de Procuste ; chercher à en dégager de potentiels invariants, notamment en scrutant la réactivation périodique par des pratiques politiques, sociales et religieuses de légitimation, tels étaient les enjeux des différentes études envisagées.
5Cette entreprise n’a rien d’aisé puisque, dans le champ des études antiques, et en dépit de l’intérêt manifesté par Weber lui-même pour différents moments de la vie politique de l’Antiquité – plus souvent du côté romain que grec –, divers facteurs se sont combinés pour venir minimiser l’impact du concept de charisme. L’ombre portée de Mommsen puis de l’approche institutionnelle et constitutionnaliste d’une part, d’autre part l’absence de réflexion sur le problème de l’autorité et le primat accordé au rôle des masses au détriment de celui des chefs dans la pensée marxiste ont eu leur part dans cette situation11. Plus étrangement sans doute, deux des auteurs majeurs dont on aurait pu attendre a priori un recours opératoire au charisme wébérien, M. Finley et P. Veyne, sont restés distants à l’égard de ce dernier. Le premier, ayant considéré que Weber tenait, à tort, la cité grecque pour une forme de domination charismatique, s’autorisa à récuser le caractère universel du charisme comme idéal-type, catégorie dont il fut pourtant adepte dans d’autres domaines12. Le second lui a consacré quelques pages dans Le Pain et le cirque en 1976, mais sans entraîner la conviction, comme l’a récemment rappelé R. Laignoux13. Il se confirme donc bien que le charisme wébérien peut être à bon droit considéré comme un spectre, au double sens du terme : plus ou moins impensé, il hante les études du politique antique ; pour les mondes grec et romain comme ailleurs, il connaît, ou plutôt subit, toute une gamme de réactions ou d’emplois, du rejet sceptique ou farouche14 à un usage extensif et ductile qui tend à l’anémier irrémédiablement.
6Pour espérer poser des questions nouvelles à notre documentation, tout en repoussant le péril de l’essentialisme, de toute évidence, il faut exclure d’emblée toute démarche simpliste, pour ne pas encourir les reproches qui ont été adressés, entre autres, à Finley, à savoir prendre les trois types-idéaux classiques de dominations et de légitimités (traditionnelle/légale-rationnelle/charismatique) pour des catégories empiriques organisées en typologie. Conduite sous l’angle des mises en pratique, l’analyse historique met au jour, bien au contraire, leur association, leur combinaison, leur intrication ou leur hybridation – pour reprendre le vocabulaire employé, dans les pages qui suivent, par les différents contributeurs. De même, sous peine d’écarter de l’analyse des témoignages où les mots ne correspondent que partiellement aux choses, il ne saurait être question de nous limiter à considérer les seuls termes antiques associés (de manière plus ou moins nette) au charisme, c’est-à-dire, en grec, χάρις – » la grâce », dont V. Azoulay a souligné les liens avec le charisme chez Xénophon15 – et χάρισμα – qui, chez Paul de Tarse, souligne la faveur divine associée à une personne ou à un acte (c’est ce terme qui fut repris par R. Sohm puis neutralisé et défini par Weber) ou, en latin, auctoritas, un terme dont l’assimilation au charisme fait ici l’objet d’une discussion rigoureuse de la part de Fr. Hurlet16.
7Enfin, le questionnement comparatiste, clé de voûte de la méthodologie wébérienne, doit être sollicité dans toute la mesure du possible. C’est uniquement à cette double condition qu’on peut espérer « accommoder » le charisme dans toutes les acceptions de ce verbe, usité aussi bien en cuisine qu’en ophtalmologie, y compris dans ses sens classiques ou littéraires, plus ou moins désuets selon les cas, d’aménager et arranger, de concilier des points de vue différents, d’adapter, d’approprier et de mettre en conformité. Ce pouvoir, voire ce talent, d’accommodation, doit reposer sur un va-et-vient constant entre contextes antiques et charisme wébérien, entre l’individuel et le collectif, entre les différentes déclinaisons, civiles ou militaires, civiques, royales ou impériales, du charisme politique.
8Par ailleurs, est-il besoin de dire que les lectures « pratiques » qui étaient attendues des participant.e.s à la rencontre n’excluaient nullement, bien au contraire, un effort de théorisation ou, à tout le moins, une visée théorique et critique axée sur les faciès antiques du phénomène charismatique ? On relèvera à cet égard que les usages de l’œuvre du sociologue varient en fonction des contributions : certains contributeurs fondent la quasi-intégralité de leurs réflexions sur celles de Weber, là où d’autres utilisent plutôt son œuvre comme point de départ pour développer des pistes connexes ; certains insistent plutôt sur l’aspect émotionnel, stratifié ou combinatoire du charisme, quand d’autres s’arrêtent sur le problème des transpositions sémantiques entre notions antiques et modernes. La boîte à outils wébérienne permet une mobilisation plus ou moins extensive et c’est aussi ce qui la rend actuelle, ou actualisable. Ainsi, penser, et surtout repenser, le charisme s’impose d’autant plus à nous que la phase actuelle des démocraties européennes voit à la fois l’émergence de charismes nouveaux et l’expression d’une appétence vers des formes de pouvoirs charismatiques souvent pétris de contradictions et de surcroît inévitablement destinés à entrer en conflit17. Comme on va le voir au fil des dossiers étudiés dans ce livre, l’outil conceptuel proposé par Weber, pour qui le charisme, dans les époques traditionalistes, constituait une « grande force révolutionnaire », se révèle précieux tant pour éclairer les périodes de crise et de mutation, le temps court de la rupture ou de la subversion, que pour considérer la longue durée des communautés antiques.
9Prenant le pari et le risque de la diachronie et du comparatisme, le colloque s’organisait en quatre sessions et se structurait en « binômes » d’interventions complétées par une « réponse », fondée sur la lecture préalable du texte de la communication de chaque intervenant.e ainsi apparié.e, selon une trajectoire chronologique qui menait de la Grèce classique au Haut-Empire romain. Les sessions retenues abordaient ainsi « le charisme et la polis dans le monde grec classique » ; « la “bonne mesure du charisme” des rois hellénistiques » ; « charismes en lutte, charismes en crise : Rome à la fin de la République » ; enfin « (re)compositions impériales du charisme ». Les inévitables vicissitudes qui séparent les journées d’étude de la remise du manuscrit et la prise de recul par rapport aux fructueux échanges et aux conclusions qui en ont émergé ont cependant incité à organiser ce volume d’une autre manière. S’il a paru stimulant de suggérer une lecture qui alterne différentes études de cas dans les mondes grec et romain, la répartition des contributions est surtout sous-tendue par l’une des idées essentielles de Weber (pour qui le charisme pur n’existe, pour ainsi dire, qu’à l’état naissant), à savoir la notion qu’on traduit désormais par « quotidiennisation » (ou parfois quotidianisation, Veralltäglichung) du charisme (plutôt que par routinisation, comme les traductions anglo-saxonnes avaient fini par l’instiller).
10C’est donc autour du charisme, de son surgissement et de sa possible permanence que se noue l’intrigue de ce livre : les analyses de la première partie s’inscriront ainsi dans un temps court (quelques mois ou années), alors que celles de la seconde discutent l’inscription du charisme sur une plus longue durée.
Le charisme ou la naissance perpétuelle
La création d’une domination charismatique dans le sens « pur » qui a été décrit est toujours le fruit des situations extérieures inhabituelles, politiques ou économiques notamment, ou bien de configurations spirituelles internes, en particulier religieuses, ou bien les deux à la fois ; elle est le produit de l’excitation, commune à un groupe d’hommes, suscitée par l’extraordinaire, et de l’abandon à un héroïsme, quel qu’en soit le contenu18.
11L’état naissant était pour Weber le seul véritable état du charisme19, mais l’empan du concept incite à ouvrir les études de cas par trois figures ou, mieux, trois configurations historiques qui s’inscrivent dans un cadre politique en tension. Voici donc les circonstances extraordinaires, analysées et interprétées respectivement par V. Azoulay, P. Cournarie et B. Augier, dans lesquelles seront, au fil d’une première partie intitulée « Le charisme dans la crise, le charisme en crise ? », étudiées les modalités de reconnaissance des qualités charismatiques : Athènes frappée par la terreur oligarchique de la fin du Ve s. a.C., la même cité qui, un siècle plus tard, voit un roi s’installer au Parthénon comme dans une auberge, enfin la Rome sur-militarisée et déchirée durant les dernières décennies de la République. Comme de coutume et de bonne méthode, pour espérer appréhender le charisme politique, l’élucidation scrupuleuse et critique des sources constitue un préalable indispensable, car il s’agit bel et bien ici de débusquer d’emblée des charismes « de papier ». Dans l’épisode des Trente20, sans un pas de côté par rapport à la question du chef pour poser celle du leader collectif ou du « groupe charismatique », la figure de Critias resterait un artéfact, rétros-
pectif et trompeur, de « plus méchant des hommes » et de pseudo-chef charismatique, qu’il convient au contraire, avant toute chose, de déconstruire/reconstruire, comme s’y emploie V. Azoulay. De même, considérer, comme on l’a longtemps fait, que Démétrios Poliorcète fut soit synnaos theos d’Athéna soit son partenaire de hiérogamie repose sur des approximations et n’introduit que des confusions qu’il y a urgence à dissiper. Enfin, vouloir décrypter les fondements charismatiques du césarisme oblige non seulement à un détour par le « réseau de compétences topiques » prêté à son adversaire Pompée, puis par les critiques acrimonieuses que subit cet autre « seigneur de guerre », mais aussi à une réinterprétation des sources qui donnent à voir le charisme guerrier sur le champ de bataille.
12Le commun dénominateur de ces trois premières contributions pourrait donc être formulé ainsi : comment penser le charisme dans une cité « en stress21 » ? Sans surprise, la pratique charismatique du pouvoir sous le gouvernement des Trente suspend, ou plutôt mine, le fonctionnement des institutions de la démocratie athénienne, mais elle s’en prend aussi, radicalement, à la structuration séculaire du corps civique. Comment comprendre la surenchère et la croissance exponentielle des honneurs votés en faveur d’un souverain et de son entourage direct, alors que celui-ci, Démétrios Poliorcète, polarise intégralement la vie politique de la cité ? Si les Athéniens construisent alors une fiction qui traite le maître de la cité comme un dieu, c’est, comme le montre P. Cournarie, qu’ils « se sont simplement donné des raisons d’obéir ». Pour mener l’analyse à son terme, il faut avoir interrogé, par anticipation, le degré de pertinence de la prise en compte des entités et des motifs psychologiques, et, notamment, avoir maîtrisé, voire évacué, la question de la sincérité. À Rome, l’image stéréotypée de soldats dévoués corps et âme à leur chef et en quête de profit personnel doit, elle aussi, être révisée. Comme le suggère B. Augier, même dans le terrible contexte des guerres civiles de la fin de la République, c’est sans doute le respect de la « convention républicaine » qui éclaire, plus et mieux que le charisme22, la domination exercée par un imperator sur ses troupes. Mais il est toutefois nécessaire de recourir, pour quelques figures impératoriales exceptionnelles – et donc des cas extrêmes de légitimité – à la notion de « charisme situationnel », intrinsèquement lié à une configuration politique précise.
13Quelles pistes d’investigation faut-il retenir, en première approche, des raisonnements qui sont ici proposés ? Trois pistes principales sans doute. D’abord, ne jamais oublier qu’un charisme apparent peut en cacher un autre, dont les fondements et les enjeux dépassent souvent le strict contexte politique de la crise elle-même. Ensuite, même dans le temps court des épisodes ici disséqués, il semble capital de toujours préserver à l’analyse une pleine et efficiente capacité de mettre au jour les « dynamiques charismatiques », à repérer et éclairer les signes d’impermanence, les décrochages ou dérapages. Enfin, il paraît déterminant de s’adonner à une étude attentive, mais sans a priori, de la communautarisation émotionnelle : ici la philia oligarchique, clé de compréhension, ou son envers, la trahison ; là, l’émotion soulevée par le souverain ou la liesse de la cité ; ailleurs, les liens affectifs tissés avec les subordonnés au sein des armées, mais aussi des formes de négociation et d’expressions du consensus politique.
14Les analyses de ces trois chapitres, placées sous le signe de l’instabilité et du charisme en temps de crise, pourront donner l’impression, en première lecture, de s’éloigner (et donc d’éconduire le lecteur) des cadres tracés par la sociologie wébérienne de la domination et d’entrer en discordance avec eux. Toutefois l’échec des Trente (ou de Sextus Pompée) s’avère bien lié à l’absence de « confirmation » comme le formulait Weber ; la compréhension de l’attitude des Athéniens face à Démétrios Poliorcète réinterroge la double définition de la croyance (comportement objectif ou assertion subjective) qu’il posait ; l’évolution tardo-républicaine et proto-impériale du titre d’imperator, dans sa dualité, peut parfaitement être pensée en fonction du maniement des types-idéaux que préconisait le sociologue allemand : elle renvoie formellement au charisme d’institution (ou de fonction), mais, tout aussi bien, donne encore à réfléchir sur sa conception de l’éducation charismatique. Ainsi, ces contributions révèlent que l’acceptation de la pertinence du concept de charisme pour une étude de l’Antiquité grecque et romaine dépend directement de l’effort mené pour définir et « ajuster » le concept wébérien à la situation antique. Un tel ajustement implique de reconstituer le plus finement possible les conditions politiques et sociales qui permettent l’émergence effective de modes de dominations charismatiques. Au fil de ces trois études de cas, les recompositions très rapides de la politique et du politique apparaissent comme un terreau favorable, sinon nécessaire, à l’émergence d’une domination de type charismatique. Le charisme n’est pas un « accident de l’Histoire » ou seulement un « je-ne-sais-quoi » qui serait uniquement explicable par le recours à la figure trompeuse du « grand homme », mais un phénomène qui peut donner lieu à des analyses contextualisées, relationnelles et évolutives portant sur des pratiques socio-politiques qui contribuent à expliquer les conditions d’éclosion du charisme et son éventuelle durabilité. Ainsi, ce premier faisceau de conclusions ou d’hypothèses conduit, insensiblement mais inexorablement, au réexamen, sur nouveaux frais, de la « quotidiennisation » : c’est là l’ambition qui guide la seconde partie du livre, intitulée « le charisme dans la durée : la “quotidiennisation” en question(s) ».
Le charisme au quotidien
Tout événement qui s’écarte des rails du quotidien fait surgir des puissances charismatiques, toute compétence extraordinaire enflamme la croyance charismatique qui, dans le quotidien, perd ensuite à nouveau de son importance23.
15Les quatre contributions de la seconde partie peuvent être lues comme une tentative de résolution de la contradiction logée au cœur même du concept de charisme chez Weber et entendent interroger ses mises en pratique pour mettre en exergue certaines configurations historiques au sein desquelles le charisme pouvait se construire, se maintenir et côtoyer des formes de dominations légales-rationnelles ou traditionnelles, sans pour autant se « quotidienniser » ou leur céder toute la place. Il s’agit d’aller vers « le quotidien et l’intéressant » afin de voir que, quoique menacé dans la durée, le charisme pouvait se maintenir ou se réactiver en prenant des formes moins irrationnelles, moins émotionnelles ou moins strictement individuelles que celles proposées par Weber. Car ce dernier fondait son concept sur l’idée de sentimentalisme des « adeptes », une faiblesse qu’il est possible de contourner par une historicisation générale, qui comprend celle des phénomènes émotifs. Cette manière d’envisager le charisme antique résulte notamment d’un déplacement du regard depuis une lecture individuelle, voyant dans le charisme une qualité, vers une analyse des pratiques faisant du charisme un processus que l’on peut, précisément parce qu’il est processus, considérer à diverses échelles temporelles. Car si le chef antique (qu’il soit tyran, roi, imperator, triumvir ou empereur) pouvait disposer d’un capital charismatique dès son accession au pouvoir – qu’il en ait hérité, qu’il soit parvenu au pouvoir dans une situation exceptionnelle ou les deux –, le maintien de son charisme provenait de sa capacité à séduire ceux que Weber nomme « adeptes » et, de manière corrélée, de son aptitude à rappeler l’exceptionnalité de sa position. Ce sont ces « adeptes » qui confèrent au chef son aura, à condition que le pouvoir dudit chef soit régulièrement mis en scène et que les demandes de la communauté soient satisfaites. Aborder la question de l’ancrage temporel du charisme implique donc de considérer les problèmes liés à sa transmission (héréditaire, mais non pas seulement), les modalités et stratégies de construction d’une forme d’autorité qui s’apparente – ou non – au charisme (ici l’auctoritas), enfin l’agencement durable du charisme avec les dominations traditionnelle et légale-rationnelle, jugées plus pérennes par Weber. Autant de pistes que ces chapitres tentent d’emprunter.
16Ainsi que le rappelle C. Atack, le charisme du bon chef (Cyrus, Évagoras, Agésilas) apparaît, chez Xénophon et Isocrate, comme transmissible à ses sujets par le biais d’une exemplarité dont le souverain fait preuve afin de séduire ses adeptes, et qu’il exhorte ces derniers à reproduire, cette fois dans le but de lui plaire. Le maintien du charisme passerait ainsi par une logique systémique des vertus, qui toutefois ne va pas sans poser problème. D’abord, le rapport de domination, ontologiquement vertical, entre souverain et sujets met en question l’efficacité du procédé d’imitation en tant que facteur de maintien du charisme. Ensuite, il faut considérer les potentiels décalages avec les pratiques des chefs non-athéniens dépeints par des auteurs qui écrivaient pour un lectorat athénien et entendaient repenser le rôle du chef au miroir des mutations du politique engendrées par la fin de la guerre du Péloponnèse. Dans sa contribution, Fr. Rohr Vio insiste, quant à elle, sur le caractère pragmatique de l’aura construite par le jeune Octavien : ce dernier parvint à tirer profit de sa condition d’héritier de César, à mobiliser des clientèles en activant des logiques de don et de contre-don qui impliquaient le maintien des mesures prises par César en faveur des soldats, ou à mettre en exergue ses rapports privilégiés avec les dieux. Ces stratégies lui permirent d’instaurer une forme particulière d’autorité qui contribua à sa victoire dans les guerres civiles autant qu’elle fut un préalable nécessaire à l’auctoritas difficilement explicable d’Auguste.
17Cette relation entre charisme et auctoritas fait l’objet des réflexions de Fr. Hurlet qui rappelle que, sous la République comme à l’époque du Principat, le premier concept ne saurait être un simple décalque du second, même si l’auctoritas est peut-être le concept émique qui s’éloigne le moins de l’idée wébérienne de charisme. Plusieurs éléments différencient l’auctoritas du charisme et on put obéir au prince en raison de son auctoritas plutôt que de son charisme. Il n’en demeure pas moins que l’un des points de rencontre entre ces deux concepts réside dans l’idée de construction permanente : « l’auctoritas n’était pas une donnée de fait institutionnelle, qu’il suffisait d’activer dans des circonstances déterminées. Elle constituait plutôt un instrument de domination politique qui se construisait au quotidien dans le jeu des interactions sociales, et qui avait besoin avant tout d’être reconnue pour exister. » Fr. Hurlet pose également la question des rapports mouvants entre les trois types de domination wébériens, une discussion que prolonge la contribution de P. Montlahuc. Ce dernier entend montrer que la civilitas attendue de la part du bon empereur, entre l’époque d’Auguste et celle de Sévère Alexandre, le conduisait à s’abaisser périodiquement au niveau des autres citoyens, afin de générer une forme de charisme faussement paradoxale. Extraordinaire en soi, la capacité consentie du prince à se conformer à des règles héritées de la res publica aristocratique créait le charisme du « prince citoyen ». Ces pratiques évitaient en partie la quotidiennisation du charisme en ce qu’elles réaffirmaient en permanence l’exceptionnalité de l’abaissement autant que de l’élévation du prince. Ce charisme singulier a pu s’estomper au cours d’un règne ou sur le temps long du Principat, mais il a perduré pendant les deux premiers siècles p.C. parce qu’il s’appuyait sur le respect de modalités légales-rationnelles et traditionnelles de domination, auxquelles les Romains restaient sensibles.
18Au terme de cette brève introduction, il reste à remercier chaleureusement l’École française de Rome, et tout particulièrement N. Laubry, pour son soutien à cette manifestation scientifique ainsi que pour son accueil à place Navone. Les UMR 8210 AnHiMA et 6298 ArTeHis ont également participé au financement de ces deux journées, dans le cadre du programme « Habitus et Praxis : pratiques, représentations et lieux du politique dans le monde romain, du IIe s. av. J.‑C. au IVe s. apr. J.‑C. », qui associe l’UR 4027 CREHS de l’Université d’Artois et l’UMR 8164 HALMA de l’Université de Lille. La rencontre romaine s’inscrivait, enfin, dans les actions du centre interdisciplinaire de recherche sur le politique à Université Paris Cité (CRIPOLIS).
Notes de bas de page
1 Cette introduction s’appuie en partie sur l’argumentaire de présentation du colloque élaboré par les éditeurs du volume. Elle a tiré profit des suggestions des experts anonymes du conseil scientifique de l’EFR, qui doivent être ici remerciés.
2 On peut même noter, bien au-delà du cercle des Antiquisants et à simple titre de curiosité, qu’il a existé naguère un bref forum, encore accessible, sur Internet discutant la question suivante : « Y avait-il des hommes charismatiques dans l’Antiquité ? Surtout dans le monde politique. » De fait, le charisme désigne, dans le sens commun, l’aura dont jouit celui (ou, plus rarement, celle) qui incarne personnellement, par ses qualités ou ses actions, les valeurs qui fondent et conservent l’ordre social dans une société donnée.
3 Azoulay 2014, p. 170.
4 Nippel 2014, p. 107.
5 Hatscher 2000 paraît ainsi témoigner d’une tendance à interpréter l’ensemble de la vie politique romaine comme une manifestation charismatique.
6 Les choix d’éditions et de traductions relatifs aux œuvres de Max Weber sont précisés au début de la bibliographie finale du présent volume.
7 » Qualité en raison de laquelle un personnage est considéré comme doté de forces et de qualités surnaturelles ou surhumaines, ou au moins spécifiquement extra-quotidiennes qui ne sont pas accessibles à tous, ou comme envoyé par Dieu, ou comme exemplaire, et qui, pour cette raison, est considéré comme “chef” » (Weber 1995 1971, p. 320 : trad. revue par H. Bruhns). Sauf mention contraire (comme ici), toutes les traductions françaises d’Économie et société au sein du présent volume sont celles de J. Freund (Weber 1995 1971).
8 Bernadou et al. 2014. Bruhns 2000 et 2014, Nippel 2000a et 2014, Dericquebourg 2007, Monod 2017 [2012], Sensibilités 2016 et Chazel 2016 offrent aussi, avec des points de vue différents et complémentaires, de stimulantes pistes de réflexion.
9 Si ce n’est pour dissiper ou nuancer l’« approche volontairement sceptique », voire les « conclusions pessimistes » que relevait Samuel Hayat dans sa recension de Bernadou et al. 2014, parue dans la Revue française de science politique (65, 2015, p. 680-681).
10 Si notre parti pris, par choix théorique et par souci de renouvellement des différents contributeurs, a été de ne pas se focaliser sur les seules grandes figures charismatiques de l’Antiquité (Périclès, Alexandre le Grand, César), on trouvera dans Nippel 2000a de solides études sur ces trois personnages (respectivement par P. Spahn, W. Schuller et H. Bruhns) et, en dernier lieu, des mises au point synthétiques dans Zúquete 2021 (respectivement par J. Roisman et M. Kahlos).
11 F. L. Neumann est sans doute l’un des seuls à avoir abordé la notion de domination charismatique avec une optique marxiste dans Béhémoth. Structure et pratique du national-socialisme, 1933-1944, dont la première édition date de 1942.
12 Non sans paradoxe, la remise en question des paradigmes finleyiens en matière d’économie et de société a ensuite plutôt nui à l’impact potentiel de l’œuvre de Weber chez les antiquisants.
13 Laignoux 2017. C’est seulement dans une version ultérieure de son fameux article sur l’apparat monarchique, la lisibilité des images et la propagande que Veyne mobilise la notion de charisme pour rendre compte de la position d’Auguste et pour écarter celles de propagande ou de faste (voir Veyne 2005b, p. 414-418).
14 Ainsi, pour J. Lendon, toute lecture du Principat en termes wébériens est inutile, au sens où un pouvoir établi n’avait pas à se soucier de légitimer sa position dominante (Lendon 2006).
15 Azoulay 2004a.
16 Pour continuer d’interroger les écarts et convergences entre charisme et auctoritas, voir David – Hurlet 2020.
17 Il n’est sans doute pas indifférent de rappeler qu’au moment même où se réunissait le colloque trônait sur les étals des librairies françaises un best-seller intitulé Qu’est-ce qu’un chef ?, composé par un ancien chef d’état-major des armées, démissionnaire à la suite de dissensions avec le chef des armées – président de la République lui-même aux prétentions charismatiques –, et militaire haut gradé considéré comme un recours possible par certaines des figures de proue, elles-mêmes mises en exergue par des médias nouveaux et souvent tenues pour charismatiques, d’un mouvement de contestation sociale qui se développait depuis l’automne 2018. La question mériterait par ailleurs un examen approfondi.
18 Weber 2015 [2013], p. 285.
19 Comme le rappelle l’exergue du présent paragraphe, pour Weber, le charisme à l’état « pur » implique émotionnellement et s’inscrit dans un événementiel extraordinaire.
20 Récemment réexaminé dans Azoulay – Ismard 2020.
21 Qu’il s’agisse d’une cité en phase de brutalisation, voire, comme l’Athènes aux mains de l’oligarchie, en prise à une véritable « phobocratie », ou d’une polis sous l’emprise et la pression d’un souverain en apparence omnipotent, alors que les élites locales se déchirent, enfin d’un monde romain divisé, dont les armées sont, de surcroît, secouées de défections ou de mutineries.
22 Les deux peuvent évidemment se combiner et s’articuler, la seconde, la convention charismatique, n’intervenant en général qu’à l’arrière-plan.
23 Weber 2015 [2013], p. 304.
Auteurs
Université Paris Cité – UMR 8210 ANHIMA – Jean-Pierre.Guilhembet@u-paris.fr
Université Paris Cité – UMR 8210 ANHIMA – Pascal.Montlahuc@hotmail.fr
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