Cinquième partie. Les lettres de Pierre de la Vigne, matrice stylistique et juridique du moyen âge tardif
Enquête sur la diffusion d’un style et ses limites (xive-xve siècles)
p. 539-873
Texte intégral
1À l’orée du xive siècle, les Lettres constituées en somme sont désormais une « forme stylistique », un miroir des formes d’écriture en usage à la chancellerie impériale pour la rédaction de différents types de documents au temps de Frédéric II. Elles entament, après une phase de tâtonnements initiaux correspondant à l’élaboration des différentes collections ordonnées, une diffusion spectaculaire, principalement sous la forme de la collection classique, à travers toute l’Europe. De reflet stylistique des théories de l’ars dictaminis, les Lettres sont donc à leur tour devenues des modèles pour la composition rhétorique, dans un mouvement dialectique qui correspond à la lente révolution des styles politiques médiévaux liée à l’histoire désormais biséculaire de l’ars dictaminis.
2Certains des lieux majeurs de leur réutilisation potentielle peuvent être localisés grâce à l’histoire de la troisième et de la quatrième génération des notaires campaniens porteurs du style des Lettres. C’est ainsi qu’à la suite de Rodolphe de Poggibonsi, ancien notaire de Frédéric II, de Pierre de Prezza, protonotaire de Conradin, d’Henri d’Isernia et Étienne de San Giorgio, amis et probables élèves de Nicolas de Rocca, les Lettres apparaissent en Castille, en Bohême, en Angleterre. L’histoire sociale du milieu campanien de rédaction des lettres encore isolées se confond entre 1268 et 1290 avec l’histoire sociale de l’acclimatation des premières formes des Lettres constituées en sommes dans les chancelleries européennes.
3Mais cette réutilisation n’est certainement ni simple, ni univoque. Les problèmes de transmission et de compréhension diagnostiqués lors de la réception précoce des lettres isolées indiquent la probabilité d’une réutilisation multiple, liée à la fois au degré de compréhension des documents et à l’intention des notaires-utilisateurs susceptibles d’opérer des lectures variées en fonction de leur culture personnelle et de leur encadrement institutionnel.
Problématique de l’enquête sur la réutilisation des Lettres
4La dernière partie de cette enquête doit donc repartir de l’ensemble de ces données pour tenter de comprendre ce qu’a signifié la réutilisation des Lettres dans la société tardo-médiévale, dans une perspective à la fois philologique, stylistique, sociale et juridicoinstitutionnelle. Les questions posées seront principalement de trois ordres.
5Il s’agira en premier lieu d’établir la démonstration positive de l’utilisation des Lettres dans les différents lieux indiqués comme potentiellement prometteurs, soit par l’histoire sociale de leur milieu d’élaboration (Angleterre, Bohême), soit par l’histoire de la tradition manuscrite (universités du nord de la France, chancellerie impériale, Italie du nord).
6Ce travail de mise en évidence de l’utilisation des Lettres débouchera sur une analyse des techniques d’écriture mises en œuvre dans leur exploitation. Au fur et à mesure de la progression de l’enquête, on tentera de cerner les caractéristiques propres aux différents lieux d’utilisation des Lettres, en dégageant des éléments de comparaison à travers l’espace et le temps.
7Enfin, de cette mise en perspective de la diversité des réemplois des Lettres, se dégageront par étapes les éléments d’une lecture typologique de leur fonction dans les pratiques culturelles tardo-médiévales. L’opposition entre des niveaux de lecture et de réutilisation plus ou moins complexes selon les milieux et les institutions de réception permettra de mettre en valeur l’existence, et parfois la superposition, de trois niveaux de lecture essentiels – rhétorico-stylistique, administrativo-juridique et littéraro-historique. L’analyse de l’utilisation disjointe ou conjointe de ces différents aspects des Lettres donnera la clé du rôle et du fonctionnement exacts de cette matrice stylistico-juridique dans la culture du xive siècle et ses prolongements au xve siècle.
Plan de la cinquième partie
8Le plan choisi pour cette dernière partie de l’enquête correspond à un dispositif simple, quatre sections géographiques encadrées par deux synthèses.
9Elle s’ouvre par une analyse préliminaire des enseignements sur les mécanismes de diffusion et les milieux de réception et d’utilisation qui peuvent être extraits des manuscrits des Lettres. Ce premier tour d’horizon à l’échelle européenne est complété par une présentation méthodologique des conditions de démonstration de la réutilisation des Lettres. Les bases sociales et stylistiques de l’enquête sont ainsi assurées (5.1. Diffusion et utilisation des Lettres à l’échelle européenne : considérations préliminaires et méthodologiques).
10Commence alors l’enquête géographique sur la réutilisation des Lettres proprement dite. La mise en évidence de leur exploitation en France à la chancellerie royale, de Philippe le Bel à Charles V, permet de présenter pour la première fois en détail les méthodes de travail des notaires dans tous leurs aspects (5.2. La chancellerie royale française au xive siècle : une utilisation classique des Lettres).
11L’élargissement du champ de l’enquête à l’Angleterre conduit ensuite à préciser les conditions et les techniques d’utilisation. On peut désormais passer plus rapidement sur la démonstration philologique et l’analyse stylistique, tout en commençant à mettre en place les éléments d’une réflexion comparatiste (5.3. La chancellerie royale anglaise d’Édouard Ier à Édouard III : une utilisation virtuose des Lettres).
12Le passage à l’Empire entraîne un saut qualitatif, en démontrant la différence entre la réutilisation médiatisée des Lettres en France et en Angleterre, et la récupération idéologique et juridique plus forte dans des lieux institutionnels revendiquant directement l’héritage politique de Frédéric II. L’analyse progresse alors à la fois en prenant une dimension comparatiste plus accentuée, et en approfondissant la réflexion sur la diversité fonctionnelle des Lettres et les liens entre la réflexion rhétorique, juridique et mémorielle dans l’écriture politique tardo-médiévale qu’elle révèle (5.4. La terre d’élection des Lettres : l’Empire).
13Enfin, l’étude de la réutilisation des Lettres en Italie permet de redonner l’intégralité de sa profondeur à la valeur des Lettres dans la société médiévale, en ajoutant à ces différents aspects une réflexion sur leur rôle de modèle proprement littéraire, à travers l’élaboration consciente de nouvelles cultures linguistiques par les notaires italiens dont les Lettres sont un référent culturel majeur. L’analyse s’est donc peu à peu ouverte de la simple mise en valeur de la réutilisation des Lettres et de ses modalités à une réflexion sur l’ensemble des rapports entretenus par cette utilisation avec la redéfinition complexe de la langue du pouvoir dans l’ensemble de la culture tardo-médiévale (5.5. Les Lettres en Italie entre pratique notariale et réflexion humaniste).
14Il est alors temps de conclure, après avoir présenté plus brièvement la réutilisation des Lettres dans les régions moins intensivement explorées (Europe orientale, péninsule ibérique), par un bilan qui fait la synthèse des éléments dégagés (5.6. Les Lettres de Pierre de la Vigne dans les chancelleries européennes au xive-xve siècle : sondages périphériques, éléments de comparaison et bilan provisoire).
5.1. DIFFUSION ET UTILISATION DES LETTRES À L’ÉCHELLE EUROPÉENNE : CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES ET MÉTHODOLOGIQUES
15Tous les manuscrits inclus dans le catalogue de Lettres de Pierre de la Vigne élaboré par Hans Martin Schaller1 ne laissent pas automatiquement deviner leur origine géographique et ne portent pas de noms d’utilisateurs, mais la moisson de renseignements qui peut être tirée d’une analyse de l’ensemble de ces données, complétée par les indications tirées de certains testaments, témoignages ou inventaires, est suffisamment riche pour permettre d’esquisser une histoire de la diffusion des Lettres à l’échelle de l’Europe, et d’opérer une première analyse de leurs milieux de réception et d’utilisation.
5.1.1. Diffusion et utilisation d’une summa dictaminis : l’enseignement des manuscrits
16La destruction ou la dispersion des collections médiévales et la constitution des grandes bibliothèques modernes ont abouti à une répartition qui ne correspond que d’assez loin à la diffusion probable des manuscrits des Lettres vers 1500. Les bibliothèques monastiques ou ecclésiastiques ont bénéficié d’une meilleure préservation que les grandes bibliothèques laïques, ce qui fausse la perspective dans le cas de des Lettres, très probablement à disposition d’un nombre considérable de grandes chancelleries laïques.
5.1.1.1. La circulation moderne des manuscrits et leur valeur relative
17Or, il est rare qu’on puisse affirmer avec certitude qu’un manuscrit des Lettres subsistant provient d’une de ces chancelleries, une exception éclatante étant le manuscrit München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 21 242, objet d’un travail de complément à la chancellerie impériale en 1312-1313, avant de terminer sa course dans la bibliothèque de l’humaniste Heinrich Neithart au xve siècle2.
18D’autre part, la constitution à l’époque moderne et contemporaine des grandes collections de manuscrits de la Bibliothèque Vaticane et de la Bibliothèque nationale de France a abouti au regroupement en deux masses d’une bonne partie des manuscrits qui n’étaient pas nécessairement italiens dans un cas et français dans l’autre, et dont l’origine est souvent moins facilement retraçable que pour bien des manuscrits anglais ou allemands3.
19Enfin, il faut bien constater que si, à l’exception de ces deux cas particuliers, l’abondance de manuscrits dans certaines régions d’Europe est tout de même un indice notable de leur importance dans la zone géographique concernée, on ne peut en dire autant de leur absence. Les manuscrits sont ainsi fort rares dans l’ensemble des bibliothèques du sud de l’Europe (six pour l’ensemble formé par la péninsule ibérique et l’Italie du sud à l’exception de Rome).
20Or, sur la seule base du travail mené par Hillgarth sur la culture livresque dans les Baléares, il est possible de constater la circulation de trois exemplaires des Lettres de Pierre de la Vigne, semble-t-il aujourd’hui perdus, dans la seule île de Majorque entre 1300 et 15004. Le nombre des manuscrits des Lettres en circulation à la fin du xve siècle devait donc être considérablement plus élevé que les deux cent quarante-six manuscrits répertoriés par Schaller, et leur répartition géographique assez différente de l’actuelle, et peut-être un peu plus homogène, même s’il est assez probable qu’ils aient été peu nombreux dans l’Italie méridionale. Leur absence des inventaires siciliens analysés par Henri Bresc dans son enquête sur Livre et société en Sicile (1299-1399), indice d’un apparent désintérêt pour les Lettres, invite en effet à ne pas généraliser trop hâtivement le « cas majorquin »5.
21Pour reconstituer la diffusion des Lettres, il importe également d’avoir présente à l’esprit la grande hétérogénéité des manuscrits regroupés dans le catalogue de Hans Martin Schaller. Sur les quelques deux cent cinquante manuscrits comptabilisés, à peu près la moitié seulement sont réellement des manuscrits de Lettres de Pierre de la Vigne, appartenant à l’un des quatre types de collections précédemment examinés, ou regroupant au moins plusieurs dizaines de lettres ordinairement contenues dans une des ces quatre collections.
22Une grande partie des cent vingt autres sont des manuscrits incluant au sein de diverses collections de lettres de tradition et de datation souvent fort différentes une proportion parfois très faible de lettres contenues dans la collection classique de Pierre de la Vigne6. Dans un nombre non négligeable de cas, seule la lettre PdV I, 1 (Collegerunt pontifices) ou une autre lettre des plus célèbres est présente au sein d’un ensemble totalement hétérogène7.
23On ne saurait donc accorder une égale importance pour l’histoire de leur diffusion à ces deux catégories de manuscrits, mais il n’est pas non plus possible d’exclure radicalement ceux de la seconde catégorie, témoins d’une diffusion quantitativement plus restreinte mais qualitativement fondamentale des Lettres. Le fait que la lettre PdV I, 1 ait été réutilisée à divers endroits et à diverses époques avec une fréquence exceptionnelle n’est pas sans lien avec cette forme de diffusion particulière, et certaines collections aberrantes présentant peu de lettres issues de la collection classique, mais incluses dans des collections de lettres de notaires méridionaux qui ont joué un grand rôle dans leur propagation (par exemple Henri d’Isernia ou Pierre de Prezza) sont des témoins précieux des premières étapes de leur diffusion.
5.1.1.2. La dynamique de diffusion des manuscrits à travers l’Europe
24Deux modélisations de la dynamique de diffusion des Lettres sont proposées, chacune avec ses avantages et ses inconvénients. Dans les deux tableaux, les manuscrits ont été inclus par siècle et pays d’origine à partir de leur lieu d’origine statistiquement le plus probable, c’est à dire le plus ancien lieu de conservation attesté, ou de production, quand il a pu être déduit de particularités codicologiques ou paléographiques8. Le premier tableau inclut les manuscrits contenant au moins dix lettres présentes dans la collection classique, donc l’ensemble des manuscrits ordonnés et une bonne partie des manuscrits non ordonnés (en tout quelques cent quatre-vingt manuscrits).
25Le second tableau obéit à des principes analogues, avec deux ajustements. D’une part, les bornes chronologiques ont été légèrement déplacées, afin de tenter de distinguer plus précisément les débuts et la fin de la production. D’autre part, n’ont cette fois été sélectionnés que les manuscrits appartenant au premier groupe (comprenant les quatre grands types de collections ordonnées) et les rares manuscrits de collections non ordonnées contenant au moins vingt lettres PdV9 (en tout quelques cent trente manuscrits) :
26Certains renseignements accessibles dans le premier tableau n’apparaissent plus dans le second cas. Il en va ainsi en ce qui concerne le rôle de la Bohême dans la diffusion précoce des Lettres, lié à la dispersion à partir des collections de Pierre de Prezza de collections atypiques contenant peu de lettres PdV. En revanche, la dynamique de diffusion des collections se lit avec plus de sûreté : l’élimination des manuscrits les plus atypiques permet de confirmer et de préciser les données du premier tableau, en grossissant certaines tendances du tableau précédent. On aperçoit ainsi plus nettement la disparition des manuscrits au xve siècle en Angleterre, ou leur absence en Pologne avant le xve siècle.
Contraste entre le quatorzième et le quinzième siècle
27On peut résumer les données dégagées à partir d’une moyenne faite entre ces deux tableaux de la manière suivante.
28Les manuscrits ont connu une diffusion précoce (avant 1300) avant tout en Italie et en France, avec une extension notable vers l’Angleterre et la Bohême, qui correspond en grande partie aux mouvement d’émigration notariale analysés dans la troisième partie11.
29Le quatorzième siècle représente l’apogée de la production, harmonieusement répartie entre l’Italie et le reste de l’Empire, et secondairement la France, l’Angleterre et la péninsule ibérique. La papauté itinérante puis avignonnaise semble avoir tenu un rôle non négligeable dans la diffusion des manuscrits, même s’il doit sans doute être relativisé, puisqu’un bon nombre de manuscrits appartenant à des collections cardinalices ou papales ont dû être mieux préservés que leurs homologues laïcs.
30Enfin, le quinzième siècle voit l’effondrement radical de la production en Italie, en France et en Angleterre, tandis qu’à l’inverse elle augmente encore dans l’Empire et atteint l’Europe orientale à travers la Pologne. Ce phénomène est en partie lié à un effet de rattrapage culturel général de l’Europe centrale et orientale sensible dans la création des universités et l’essor de la vie urbaine pendant toute la fin du Moyen Âge12. Les Lettres ne semblent donc plus guères recopiées dans tout l’Ouest de l’Europe et en Italie13, alors qu’elles jouissent apparemment toujours d’une grande faveur en Europe centre-orientale. Dans ce dernier cas, il n’y a pas vraiment d’interruption entre la production manuscrite médiévale et les premières éditions partielles du xvie siècle (à partir de 1529). Si l’on ne peut exclure un simple effet de saturation produit par le nombre de manuscrits existants en Europe occidentale, il est tout de même tentant de mettre cette rupture en rapport avec les changements des habitudes stylistiques avérés pour l’Italie ou l’Angleterre au xve siècle, à opposer à une certaine continuité dans la pratique de modèles rhétoriques dérivés de l’ars dictaminis en Europe centrale.
5.1.2. La circulation des Lettres dans le monde de l’écrit : copistes, notaires et universitaires
31Ces données très générales doivent être complétées par une analyse plus détaillée des milieux de production et de conservation des Lettres. Un premier ensemble de données est fourni par les indications de lieux de conservation qui permettent de se faire une idée des types d’institutions susceptibles d’abriter des collections des Lettres.
5.1.2.1. Lieux de conservations
32Aux nombreuses abbayes dont les bibliothèques abritaient des manuscrits de ce type à la fin du xve ou au xvie siècle, et qui ont pu représenter aussi bien des lieux de simple conservation que d’utilisation de ce type de documents14, on peut ajouter une poignée de bibliothèques liées à des chapitres cathédraux15, des chancelleries, et surtout des institutions d’enseignement : universités de Paris et de Montpellier et collège de Navarre pour la France16, universités d’Oxford et de Cambridge pour l’Angleterre17, université de Heidelberg18, collège de la nation tchèque de l’université de Prague19, Collegium amplonianum d’Erfurt dans l’Empire, enfin université de Cracovie en Europe orientale20. L’inclusion ancienne d’un manuscrit dans une collection royale ou ducale est peu attestée. C’est le cas pour le manuscrit Paris, BnF lat. 8563 exploité dans la partie précédente. Rédigé à la Curie avant 1318 par Gilles de Roquedur, il faisait partie de la bibliothèque des ducs de Milan quand elle fut annexée aux collections de la bibliothèque royale française en 1499 par Louis XII21.
5.1.2.2. Rédacteurs
33L’exploitation des données prosopographiques fournies par les manuscrits et certains inventaires permet de préciser les premières impressions qui se dégagent de ces données, en dévoilant l’appartenance sociale précise des possesseurs de manuscrits, gravitant ou non autour de ces institutions. Leur liste est loin d’être négligeable, puisqu’on possède près de cinquante noms pour les xive et xve siècles, auxquels s’ajoutent vingt-deux noms de rédacteurs. Parmi ces derniers, il faut mettre à part le cas du clerc bavarois Albert Behaim, atypique par la précocité de sa collection, constituée à partir des lettres en circulation à l’époque de Frédéric II22. Dans le groupe des vingt autres rédacteurs, dont on peut supposer que la plupart ont été notaires de carrière, se détachent surtout des noms italiens23 et allemands24, avec un clerc catalan, Raymundus Bidaudi25. Le provençal Gilles de Roquedur, dont on a analysé le travail de copie dans la dernière section de la partie précédente26, et surtout Nicolas Campellensis de Fractis27, tous deux en activité à la chancellerie pontificale au début du xive siècle, sont un peu mieux connus, grâce à leurs rapports avérés avec la Curie.
5.1.2.3. Possesseurs
34La liste beaucoup plus longue des personnages qui ont possédé, acheté ou vendu les Lettres aux xive et xve siècles mêle à de simples noms des figures historiques évoluant dans différentes strates de la société. Les quatre groupes les plus importants sont tous en rapport avec l’exercice du droit, qu’il s’agisse de notaires professionnels, de professeurs de droit, d’ecclésiastiques (chanoines ou cardinaux) pour lesquels une solide culture juridique était un bagage souvent indispensable, ou enfin de gens de robe aux compétences juridiques particulières (chanceliers, greffiers, conseillers) gravitant autour de cours princières, et souvent issus d’un des trois milieux précédents.
Notaires...
35Parmi les premiers, on compte deux notaires italiens, le célèbre Andrea Lancia et l’obscur Conrad de Trente28, un notaire de la ville de Marseille, Laurent Aycard29, un notaire majorquin, Jean Falco30, et encore un important notaire aixois mort en 1437, Lazare Bertrand31. Les Lettres faisaient donc potentiellement partie du bagage pratique et symbolique du notariat urbain méditerranéen, et pas seulement italien, aussi bien que des notaires des grandes chancelleries princières d’Europe du nord ou du sud, même si le contre-exemple sicilien montre que cette constatation n’est pas systématiquement généralisable.
Docteurs...
36La liste des universitaires confirme l’importance des Lettres dans la formation des juristes. Le milieu le mieux connu est celui des professeurs des universités d’Empire florissantes au xve siècle, et de leurs prolongements dans le monde slave. On rencontre ainsi Albert de Ricmestorp, saxon, recteur des écoles de Saint Stéphane de Vienne32, le célèbre Amplonius Ratink de Berta, recteur d’Erfurt, qui donna son nom au collegium amplonianum33, Andreas Grzimala, docteur en médecine qui légua les Lettres à la librairie de l’université de Cracovie34, Andreas Rüdiger, doctor theologie et iuris canonici et recteur de l’université de Leipzig en 145735, Conrad de Fribourg, decretorum doctor, qui les offrit quant à lui à la chancellerie des archevêques de Trêves en 1467, Marsile d’Inghen (mort en 1396), élève de Buridan et recteur-fondateur de l’université de Heidelberg36, Conrad Peutinger, doctor utriusque iuris vers 150037, et le maître tchèque Simon de Rokyzcana, actif à Prague entre 1390 et 142038. Quelques mentions isolées concernant la France ou l’Angleterre viennent compléter cet ensemble, avec à mi-chemin entre le monde notarial et celui des universités le jurisconsulte marseillais Audebert Maccelli, ou John Bohun qui donna un exemplaire à l’un des collèges d’Oxford (Merton)39.
Clercs...
37La diffusion dans le monde des gens d’Église et d’abbaye apparaît très hétérogène, correspondant dans bon nombre de cas à la fin de parcours de manuscrits légués par leurs possesseurs à des représentants d’institutions ecclésiastiques, même si la présence répétée des lettres dans des inventaires de bibliothèques cardinalices est un indice intéressant de leur diffusion dans les hautes sphères de la Curie aux xiiie, xive et xve siècles. Simples frères (Heinrich Kalteisen o. p., du couvent des Dominicains de Coblence40), abbés (Jean IV de Hulst, abbé de Ter Doest en 141241) ou sacristains (Jean Vilanova, à sainte Eulalie de Majorque42) côtoient chanoines (Matthieu de Launau, chantre et chanoine de l’église de Varma43), évêques et cardinaux (parmi ces derniers Vasco Martins, évêque de Lisbonne, Pierre Corsini, évêque de Porto, mais aussi Nicolas de Cues, et remarquablement, aussi tôt que dans la décennie 1290, Pierre Peregrosso de Milan, camérier de l’Église de Rome, qui avait reçu les Lettres, ensemble avec les sommes de Thomas de Capoue et Richard de Pofi, en gage de Cristoforo Tolomei, prieur de l’église Santa Maria di Salteano, dans le diocèse de Sienne44).
...chanceliers et polygraphes
38Enfin, divers personnages, parfois fort haut placés dans la hiérarchie sociale des gens de droit, ou particulièrement connus pour des raisons historiographiques, ont possédé les Lettres. Parmi les plus illustres se trouvent Nicolas de Baye, greffier au parlement de Paris, le secrétaire et notaire de Charles VI Nicolas de l’Espoisse45, mais aussi le chancelier de Bourgogne Jean Canard et toujours dans le même milieu bourguignon, Thibaud Gherboud, conseiller du duc de Bourgogne46 ; pour l’Allemagne le notaire impérial Hermann von Stockach au début du xive siècle47 ; et au xve siècle aux deux extrémités de l’Europe, le procureur royal du royaume de Majorque Grégoire Burges, tout comme le chancelier polonais Pierre le Hongrois48.
39On peut enfin ajouter à cette liste trois personnages atypiques : un juif Moïse qui fait de la revente de manuscrits à Avignon au xive siècle49 ; et deux érudits célèbres du xve siècle, Heinrich Neithart (à Ulm50) et Jean Pic de la Mirandole51.
5.1.2.4. Première approche de la polyvalence des Lettres
40Ce dernier nom fait toucher du doigt un aspect particulier des Lettres. Fortement liées à la formation rhétorique des praticiens du droit en tant que modèles d’un art de dicter associé au monde des écritures publiques, les lettres n’en étaient pas moins dès cette époque des objets d’une lecture plus gratuite, ou au moins à visée moins directement professionnelle. Déjà appréciées par les érudits ou les lettrés sans doute à la fois pour leur réputation rhétorique et pour le contenu proprement historique des plus célèbres d’entre elles, elles ont été précocement un objet de méditation historique.
41Dans certains cas, elles furent consultées par des lettrés à la recherche d’arguments polémiques contre la papauté, une caractéristique qui se retrouverait au xvie siècle. Un cas extrême, lié au contexte politique de l’époque, est présenté par la réutilisation de l’une d’entre elles, la lettre PdV I, 3, Etsi cause, qui contient une réfutation des arguments employés par Innocent IV à Lyon pour déposer Frédéric II, dans une questio scolastique sur la nature du pouvoir papal dont la rédaction est liée aux problèmes théologiques et politiques qui agitèrent le pontificat de Jean XXII. Cette utilisation originale a été remarquée et analysée par Concetta Luna52.
42L’exploitation des Lettres comme source historique est l’un des aspects théoriquement les mieux connus et les plus facilement retraçables de leur histoire. Leur présence dans une chronique éditée est indiquée dans les Regesta imperii53. Elles furent par exemple réutilisées par l’historien de la Chronique des ducs de Brabant, Edmond de Dynter, que son activité professionnelle de secrétaire du duc de Bourgogne pour le Brabant avait sans doute conduit à se familiariser avec les Lettres pour de tout autres raisons54, ou par Dietrich de Nieheim, d’abord notaire d’un juge de la rote à Avignon, puis scriptor de la chancellerie d’Urbain VI55, enfin chanoine de Saint-Servais à Maastricht, que sa formation conduisit également probablement à rassembler de nombreuses lettres qu’il utilisa pour la constitution de ses non moins nombreuses chroniques, et notamment du célèbre Viridarium imperatorum et regum Romanorum (1411)56. Les manuscrits eux-mêmes donnent parfois des indications fort concrètes sur la valeur polémique que les Lettres pouvaient prendre à la fin du Moyen Âge, voire au-delà. Elles sont à l’occasion stigmatisées par une mention manuscrite au xvie siècle, époque où leur contenu fut abondamment exploité par la réforme à des fins de propagande antipapale. Leur encadrement dans certains manuscrits médiévaux donne également à penser. Dans le manuscrit 9 Praha, Národní Knihovna Ceské Republiky, Cod. 781, le pamphlet Collegerunt pontifices et sa réponse papale57 se trouvent ainsi placés entre deux séries de traités théologiques portant sur les controverses hussites58, tout comme dans un registre plus ancien de Pierre d’Etampes, une sélection de lettres précède un certain nombre de pièces relatives au conflit entre Philippe le Bel et Boniface VIII59.
5.1.3. La recherche des réutilisations des Lettres de Pierre de la Vigne : exposition du problème et considérations méthodologiques
43Les indications contenues dans les manuscrits et dans les inventaires de bibliothèques ou les testaments apportent donc suffisamment de renseignements pour reconstituer les dynamiques de diffusion des sommes et donner une idée précise des milieux de consommation et des lieux de conservation des Lettres, ainsi qu’un certain nombre d’indices sur leur fonction. Mais pour comprendre celle-ci, c’est la mise en évidence de leur réutilisation qui reste l’élément déterminant.
5.1.3.1. Les trois degrés de communauté stylistique
44Cette recherche n’est toutefois pas réductible à la simple mise en évidence de convergences. En effet, l’inscription déjà soulignée des Lettres dans l’ensemble documentaire beaucoup plus vaste des modèles de dictamen du xiie et xiiie siècle, dont se détachent les grandes sommes de dictamen issues de la pratique quasiment toutes compilées à la fin des années 1260, pose de sérieux problèmes méthodologiques pour la mise en évidence de parallèles, puisque par définition les textes présentés dans les Lettres n’offrent que des variantes d’une langue relativement stéréotypée, où l’originalité des formules est tempérée par la récurrence de chevilles rhétoriques qui peuvent se retrouver dans maint autre document contemporain de leur rédaction, et notamment dans les textes contenus dans les deux summe papales de Thomas de Capoue et Richard de Pofi.
45La mise en évidence d’un parallèle peut donc être invalidée soit par la banalité de l’élément commun aux lettres et au document examiné, trop vague pour qu’une certitude sur sa source d’inspiration puisse être dégagée, soit par sa longueur trop restreinte, qui pose les mêmes problèmes60, soit, et c’est l’écueil le plus délicat à éviter, par l’existence d’une source antérieure en fait commune aux deux passages mis en rapport, et dont ils dépendent l’un et l’autre.
46Pour limiter les risques inhérents à la mise en évidence de parallèles abusifs, il importe donc de distinguer entre différents degrés de proximité à l’intérieur d’un même cadre stylistique général où l’emploi du cursus et la construction des périodes épousent en gros les préceptes généraux de l’ars dictaminis.
Premier degré : la communauté stylistique générale de l’ars dictaminis
47Le premier degré de communauté est principalement lexical. On pourrait l’appeler « communauté stylistique simple ». Il ne met guère en évidence que la conformité plus ou moins grande du document examiné aux modèles épistolaires classiques écrits entre 1200 et 1270 dont les Lettres font partie, et une éventuelle proximité de vocabulaire un peu plus poussée par rapport aux Lettres.
48Il peut déjà être un indicateur de proximité notable, dans la mesure où un dictamen en apparence de facture proche de celui de nos Lettres s’en démarque le plus souvent par une absence fort nette de recoupements lexicaux, qui indique le recours à une source d’inspiration différente. On comparera ainsi l’exorde d’une lettre d’Édouard Ier Plantagenêt datée de 1297 et adressée au pape :
Cum iuxta sacre scripture irrefragabilem veritatem ab exordio sui casus malignus spiritus et pervigil humani generis inimicus invidie stimulis agitatus non cessat circumeundo decipere et decipiendo ovem gregis domini devorare...61
à celui d’une ordonnance de Jean le Bon :
Quoniam et demonis instinctu et hominis consensu, a perhenni fonte sapiencie miserabiliter decidimus, in hanc idcirco lacrimarum et miserie convallem dejecti, inter ceteros humane nature deffectus, passionem oblivionis incurrimus...62
49Dans le premier cas, outre les termes les plus communs, l’ensemble des termes pour lesquels le notaire disposait d’une certaine latitude (irrefragabilem, exordio, pervigil, invidie, circumeundo, decipere, devorare) se retrouve dans les Lettres de Pierre de la Vigne63. Il y a donc une communauté stylistique de base, même si elle ne va guère plus loin que ces recoupements lexicaux (puisqu’aucune des expressions complexes : pervigil humani generis, stimulis agitari, circumeundo decipere, oblivionis incurrere ne se retrouve dans les Lettres). En revanche, dans le second cas, ni per(h)ennis, ni convallem n’apparaissent dans le vocabulaire des Lettres.
50Dans le premier cas, les notaires de la chancellerie d’Édouard Ier qui dans la décennie 1280 sont chargés de la correspondance internationale suivent donc un style structurellement très proche de celui des Lettres64 ; dans le second, les notaires de la chancellerie royale de Jean le Bon s’inspirent ici d’exordes enracinés dans la tradition française, qui n’ont pas toujours directement à voir avec le style des Lettres.
Second degré : la « communauté stylistique renforcée »
51Le second degré de proximité stylistique est caractérisé par la récurrence de groupes lexicaux et de structures d’enchaînements qui indique une communauté lexicale renforcée, et un degré de proximité stylistique très important. C’est par exemple le cas du début d’une lettre d’Édouard Ier sur le conflit qui l’oppose au comte de Flandre datée de 1292 :
Inter gentes nostras de Anglia, Vasconia Baionia et aliis terris nos-tris et gentem comitis Flandrie, gravis discordie et turbationis nuper suborta materia datisque hinc inde dampnis non paucis et iniuriis irrogatis, ex quibus rerum dispendia et corporum innumera proveniebant pericula non facile numeranda ;
Tandem nobilis vir dominus Gwydo, comes Flandrie, ob bonum pacis inter gentes procurandam easdem et ad predictas sopiendas discordias et sedandas, personaliter ad presentiam nostram accedens ; nobis humiliter supplicavit ut ad pacem inter gentem nostram et suam super dictis discordiis et perturbationibus reformandam curare-mus benignius inclinari65...
52La communauté stylistique renforcée se caractérise non seulement par la similitude lexicale, mais également par la reprise de courts enchaînements lexico-syntaxiques (rerum dispendia66 ; ad presentiam nostram accedens ; humiliter supplica(vit) ; benignius inclina (ri)67) communs avec les Lettres de Pierre de la Vigne. C’est un indice d’une possible réutilisation, mais il est impossible d’en dire plus : étant donné la grande banalité et la longueur encore restreinte des éléments réutilisés (en général des enchaînements de deux, ou au plus trois unités syntaxiques), la source d’imitation peut être un document tiers, par exemple un document issu des summe dictaminis papales contemporaines.
Troisième degré : la réutilisation patente des Lettres
53La probabilité d’une réutilisation des Lettres de Pierre de la Vigne devient suffisamment importante pour être prise en compte dans le cas où le document reprend fidèlement une chaîne syntaxique formant tout ou partie d’une clausule, voire d’une période des Lettres de Pierre de la Vigne, ou présente à courte distance plusieurs réutilisations d’une succession de termes pouvant être mise en rapport avec la structure d’une partie d’une des Lettres. Il est parfois difficile de trancher entre une communauté stylistique renforcée et une réutilisation patente, mais en général, dans le dernier cas, les indices sur la manière dont le document a été réutilisé sont suffisamment clairs pour lever toute ambiguïté. Les deux exemples donnés ci-dessous, respectivement dus aux chancelleries française et anglaise en 1375 et 1345, seront ultérieurement analysés dans le contexte de leur rédaction. Ils représentent deux tendances dans la réutilisation des Lettres qui posent des problèmes d’analyse assez différents à l’historien :
54Comme on le constate, la réutilisation des Lettres par la chancellerie française se caractérise ici par sa massivité et sa servilité. Le notaire a extrait deux préambules du sixième livre et les a adaptés pour former un troisième document en les encastrant et en opérant un nombre minime de modifications, qui peuvent être pour partie dues à l’état du manuscrit des Lettres à partir duquel il travaillait. Dans ce cas précis, la longueur de l’adaptation, l’exploitation de deux lettres provenant du même livre et la très grande lisibilité du processus de réagencement semblent exclure tout scepticisme. Ces réutilisations massives de préambules ou de longs extraits de lettres, particulièrement caractéristiques de l’exploitation du sixième livre concernant les privilèges, sont les plus aisément repérables et analysables. On en rencontrera de nombreux exemples dans les pages suivantes, aussi bien en Allemagne et en Angleterre qu’en France ou en Italie.
55Le second cas correspond à une exploitation moins mécanique des ressources rhétoriques fournies par les Lettres. Le notaire anglais, cherchant une conclusion adaptée à une lettre de propagande anti-Valois, vers le début de la guerre de Cent ans, a été attiré par la célèbre métaphore de l’enclume qui devient marteau contenue dans la lettre frédéricienne antipapale PdV I, 18. L’originalité de cette image rhétorique qui n’apparaît pas dans les documents contenus dans les sommes de Thomas de Capoue ou Richard de Pofi semble offrir une certaine garantie que le modèle initial est bien la summa de Pierre de la Vigne. La probabilité d’une réutilisation directe est encore accentuée si l’on examine l’ordre de succession des unités lexicales communes aux deux textes :
56On constate sans difficulté que le notaire anglais a procédé à une réduction rhétorique du modèle extrait des Lettres de Pierre de la Vigne, en procédant à l’élimination (enim, hactenus) ou à la modification des syntagmes adverbiaux (diu devient devote), à la substitution d’une forme verbale par une autre de longueur et de sens équivalents (subivimus devient portavimus), à l’élimination d’un membre de phrase central, et à la réorganisation de la fin de la période pour la faire rentrer dans sa nouvelle structure syntaxique (mallei officium assumamus devient mallei officium assumere compellimur).
5.1.3.2. Réutilisations postulées et réutilisations avérées
57La mise en évidence de cette technique de travail plus subtile met sur la voie d’une utilisation des Lettres qui semble correspondre à une maîtrise plus grande de leur contenu de la part des notaires responsables. Seule l’intériorisation du contenu des Lettres et une très bonne maîtrise des règles de l’ars dictaminis, notamment celles concernant l’amplificatio et la reductio, devaient permettre aux notaires d’intégrer par touches subtiles des modèles rhétoriques extraits des Lettres dans des documents apparemment originaux en fonction de leurs besoins. Mais cette constatation place aussi le chercheur devant un problème quasiment insoluble, en indiquant les limites potentielles dans l’analyse des techniques de réutilisation des Lettres : plus cette dernière a été subtile, plus la probabilité qu’elle passe inaperçue, ou qu’elle ne puisse être prouvée, mais seulement postulée, augmente.
58Il semble pourtant contre-productif de se limiter à la présentation des cas statistiquement les plus assurés, qui ne correspondent qu’à une facette de l’utilisation des Lettres, celle qui introduit le moins loin dans les procédés de mémorisation et de recomposition des notaires. Il faut donc prendre un minimum de risques pour faire aboutir l’enquête.
59Un dernier problème méthodologique est enfin causé par les interférences entre les imitations de la somme de Pierre de la Vigne et celles des sommes les plus voisines de par leur style et leur contenu, particulièrement les sommes papales de Thomas de Capoue et de Richard de Pofi. J’ai volontairement inclus dans la cette partie quelques exemples d’analyses où la démonstration apparemment probante d’une réutilisation des Lettres de Pierre de la Vigne est dans un second temps infirmée par la mise en évidence d’une meilleure adéquation du document examiné avec un modèle très proche, issu d’une de ces deux sommes papales71. Le problème est encore compliqué par la mise en évidence d’une utilisation en réseau des trois sommes qui vient occasionnellement renforcer l’utilisation isolée d’une ou plusieurs lettres issues d’une de ces trois grandes summe dictaminis72. La plus grande prudence est donc de mise, car la mise en évidence d’un parallèle très long n’est pas une garantie absolue d’un rapport d’imitation entre un texte des Lettres et un document ultérieur. Dans le cadre de ce travail, j’ai tenté de prendre systématiquement en compte ces trois sommes dans l’examen des documents, ce qui n’exclut pas la possibilité d’erreurs liées à une analyse insuffisante, ou au fait que certaines utilisations postulées cachent l’exploitation d’autres sommes moins diffusées et de style moins voisin de celui des Lettres. Tel quel, ce contre-examen réduit tout de même la marge d’erreur, tout en permettant de donner une idée de l’utilisation conjointe de ces instruments de travail par les notaires.
60La validité des présentations qui vont suivre est donc nécessairement statistique et conditionnée par un ensemble de facteurs. Elle doit s’appuyer sur un socle d’exemples, de loin les plus nombreux, où la longueur des parallèles, l’emploi conjoint de différentes lettres issues de la somme, la lisibilité des techniques d’adaptation, garantissent la solidité de la démonstration. La mise en évidence de ces réutilisations récurrentes permet d’établir qu’une chancellerie donnée utilisait régulièrement les Lettres. Cette démonstration quantitative permet dans un second temps d’aborder avec un peu plus de confiance l’examen de documents rédigés dans les mêmes institutions, où des réutilisations ponctuelles, plus discrètes ou plus subtiles, sont postulées sans bénéficier du même degré de certitude.
61Dans un certain nombre de cas-limites, il est toutefois légitime d’hésiter entre une « communauté stylistique renforcée » ou une utilisation avérée des Lettres. J’ai tenté d’indiquer moi-même les cas où l’on devait parler d’hypothèse plutôt que de preuve, mais je pense également que la démonstration de l’utilisation récurrente des Lettres dans les grandes chancelleries royales du nord de l’Europe et dans diverses institutions italiennes légitime amplement de pousser occasionnellement le jeu de la recherche jusqu’à ses limites ultimes, car c’est en passant de la recherche de réutilisations très étendues et grossières, et donc prouvables, à celles de réminiscences ou recréations qui peuvent s’assimiler à des automatismes d’écriture, postulables, mais improuvables en l’état, qu’on a le plus de chances de comprendre les mécanismes d’intériorisation des Lettres mis en œuvre par les notaires de la fin du Moyen Âge. Mais pour valider ces postulats méthodologiques, il faut à présent commencer cette enquête sur la réutilisation des Lettres à l’échelle européenne, en débutant par le royaume de France.
5.2. LA CHANCELLERIE ROYALE FRANÇAISE AU xive SIÈCLE : UNE UTILISATION CLASSIQUE DES LETTRES
62Il suffit d’examiner les données prosopographiques et institutionnelles livrées par les manuscrits des Lettres, certains inventaires des Archives nationales et les mentions de quelques testaments du début du xve siècle, pour subodorer l’importance des Lettres tant dans l’enseignement que dans la culture des notaires, et plus précisément dans celle du haut personnel administratif de l’État capétien à la fin du xiiie siècle, comme encore aux grandes heures de l’État va-lois, un siècle plus tard.
5.2.1. La France de Philippe le Bel à Charles VI en première approche : valeur symbolique des Lettres
63Les Lettres apparaissent en France comme un apanage des clercs au service du roi pendant toute la fin du Moyen Âge.
5.2.1.1. Les Lettres et la culture des gens du roi
64Sous les derniers Capétiens directs, les deux personnages-clés auxquels les Lettres semblent associées sont Jean de Caux, clerc royal et supposé archiviste de saint Louis et Philippe III, dont on sait qu’un registre perdu, achevé en 1286 et rubriqué par Pierre d’Étampes dans son inventaire contenait un grand nombre des lettres incluses dans les collections ordonnées73, et Pierre d’Étampes (mort en 1324) lui-même, son successeur, notaire royal et premier archiviste en titre de la couronne sous Philippe le Bel, rédacteur d’un registre indépendant du premier conservé au Trésor des chartes (JJ. 28 B) dans lequel il a sélectionné les lettres les plus célèbres du premier livre, et certaines du second, à la suite d’une documentation d’une actualité alors plus brûlante sur les démêlés de Philippe le Bel avec Boniface VIII74.
65L’importance de ces deux personnages et l’organisation du registre de Pierre d’Étampes conduisent à souligner la valeur potentielle des Lettres à l’époque de la crise entre Philippe le Bel et la papauté et de ses suites, où les allusions voilées puis ouvertes à Frédéric II et à ses démêlés avec Grégoire IX et Innocent IV n’ont pas manqué de part et d’autre75. Ces indices ont jadis incité à chercher dans les lettres publiques de Philippe le Bel et dans les mémoires et discours de Guillaume Nogaret ou Guillaume de Plaisians en rapport avec son conflit avec Boniface VIII une inspiration directe en provenance des Lettres de Pierre de la Vigne76.
66Mais cette association entre les Lettres et les grands (ou moins grands) commis de l’État royal se retrouve encore, dans un contexte tout différent, à un siècle d’intervalle. Patrick de Winter, dans son étude sur la bibliothèque de Philippe le Hardi, relève ainsi en passant, non sans quelque confusion77, la possession par le chancelier de Bourgogne Jean Canard des Lettres de Pierre de la Vigne, prouvée par son testament enregistré en 1405 au parlement. Cette grande figure de l’État bourguignon dans sa première époque y lègue les dites lettres à son neveu, abbé de Saint-Rémy de Reims, et pour l’heure enseignant en droit à Paris78. Jean Canard avait été avocat au parlement de Paris, puis avocat du roi à partir de 1380, membre éminent du conseil du roi, enfin chancelier de Bourgogne en 1385, et évêque d’Arras en 139279. On retrouve également cette association étroite des Lettres avec les études juridiques et le parlement de Paris en la personne de Nicolas de Baye, un des héritiers du précédent80, greffier et avocat au parlement dont l’inventaire après décès de 1419 révèle qu’il possédait deux recueils des Lettres, ou pour être plus précis, un recueil des Lettres et ce qui était apparemment une anthologie commençant vraisemblablement par les constitutions contre les hérétiques incluses vers la fin du premier livre dans les collections classiques81. Dans les mêmes mois, le testament de Nicolas de l’Espoisse, notaire et secrétaire du roi, qui mentionne également un recueil des Lettres, apporte un troisième témoignage sur la valeur pratique et symbolique qu’on leur accordait dans le milieu des gens de lettres au service du roi82.
5.2.1.2. Les lieux d’enseignement des Lettres : preuve de leur utilisation à Orléans ?
67Cette possession des Lettres par des notaires royaux, des avocats du parlement et des docteurs en droit renvoie à leur formation juridique, dont un apprentissage rhétorique passant par la connaissance des Lettres semble avoir été un corollaire. Rien d’étonnant dans cette mesure à ce que trois manuscrits d’origine française des toutes dernières années du xiiie siècle ou du début du xive siècle aient pu être rangés dans la catégorie de ces exemplaria universitaires que l’université de Paris (ou celle d’Orléans ?), en accord avec les libraires, avait mis au point pour assurer une copie rapide et à bas prix de ses livres les plus consultés83, ni à ce que parmi les possesseurs parisiens des Lettres se trouve le collège de Navarre84 ou l’école Saint-Victor85. Le manuscrit Biblioteca Apostolica, Ottob. lat. 1778, sans doute un exemplaire de l’université de Paris composé autour de 1300, permet de toucher du doigt la fonction didactique des Lettres, malheureusement sans livrer la clé de cet enseignement. Apparemment confectionné vers 1300, il contient un certain nombre de remarques en français, dont l’une datée de 1315. Hélas, il semble qu’elles aient été l’œuvre d’un ou plusieurs apprentis-notaires dans des moments où ils songeaient plutôt à s’échapper de leur scriptorium qu’à autre chose. Ce sont des défoulements de mauvais élèves, qui reflètent surtout des soucis d’argent, des rêves de grandeur, des rivalités d’étudiants...86 Ces notes marginales permettent au moins de confirmer que les Lettres de Pierre de la Vigne faisaient, d’une manière ou d’une autre, partie du matériel de formation notarial dans le cadre d’un cursus d’études juridiques qui prévoyait une formation rhétorique ad hoc, et peut-être plus généralement des classes de rhétorique des grands centres d’enseignement. Relativement aisées à se procurer au moins à partir de 1310 étant donné leur grande diffusion, elles entrèrent souvent plus tard dans la composition des bibliothèques des gens de loi.
68S’il reste difficile de préciser quelle était l’utilisation exacte que les écoliers et les enseignants faisaient de cette somme dans les centres d’enseignement du droit, quelques indices permettent de lever un coin du voile en ce qui concerne leur rôle dans les techniques d’apprentissage du dictamen proprement dit dans le centre le plus important d’études juridiques en France, Orléans, à l’époque cruciale de la première vague de diffusion des collections, vers 1290. Anne-Marie Turcan-Verkerk a naguère édité les deux versions d’un recueil de lettres correspondant en fait à deux saisons successives d’un cours de dictamen pris en note par un étudiant vraisemblablement tourangeau à Orléans, vers 1289/129087. L’enseignement dispensé, tout en étant tant bien que mal adapté à un contexte et à des attentes plutôt provinciaux, reflète dans ses grandes lignes l’impact des dictatores du sud européen dont les modèles se diffusent avec rapidité à cette époque en France d’oïl, en Angleterre et en Allemagne. Anne-Marie Turcan-Verkerk a relevé les emprunts effectués aux sommes de Pons le provençal et du bolonais Guido Faba88. Mais un examen attentif suggère que les textes proposés par le professeur ne sont pas uniquement dépendants de modèles purement théoriques.
Les Lettres, compléments didactiques probables des artes dictaminis dans l’enseignement
69Dans la lettre B 28, qui a pour thème une demande de remplacement d’un mauvais abbé par une communauté, une première phrase : in angelum lucis aliquando se transformat angelus tenebrarum ut simplices et incautos subtilius fallere valeat sua versutia multiformi, évoque fortement un passage de la lettre PdV I 1489. L’expression est toutefois trop vague (elle se retrouve d’ailleurs dans Pierre de Blois90) pour qu’une filiation directe puisse être établie. Deux autres passages de lettres-modèles dans chacun des deux recueils semblent moins équivoques, et confirmeraient que les Lettres, en l’occurrence la plus célèbre d’entre elles, Collegerunt pontifices (PdV I, 1), ont servi d’inspiration au rédacteur. Le fait que le maître de rhétorique ait réutilisé la même lettre dans deux compositions différentes apporte d’ailleurs une confirmation supplémentaire qu’il ne s’agit pas là d’une rencontre de hasard, mais d’une réutilisation consciente. On se trouverait en présence d’une utilisation précoce d’une des collections qui commencent tout juste alors à circuler au nord des Alpes (le pamphlet Collegerunt pontifices ouvrant les quatre collections ordonnées, il est impossible de préciser laquelle).
70À ce stade précoce de leur diffusion, le maître en dictamen orléanais a peut-être une connaissance relativement limitée des Lettres. Il aurait surtout retenu les premières pages du livre, en l’occurrence le pamphlet Collegerunt pontifices qui ouvre les recueils des collections ordonnées et se servirait de la plainte sur Jérusalem pour composer son modèle de lettre d’incitation à la croisade, et de la satire mordante de la voracité papale comme modèle d’une lettre de reproche dans une sordide querelle de voisinage. C’est un des premiers exemples postulables de réutilisation des Lettres dans le cadre d’un enseignement rhétorique à destination de notaires en formation dans un centre d’enseignement du droit, en l’occurrence Orléans, à la fin du xiiie siècle.
5.2.1.3. L’utilisation polémique et symbolique des Lettres sous Philippe le Bel : malentendus et problèmes d’interprétation
71Après avoir récolté ces indices concernant la circulation des Lettres dans les grands centres d’enseignement du royaume et parmi les hommes de loi des derniers Capétiens et des premiers Valois, on pourrait s’attendre à ce que leur influence se fasse immédiatement sentir dans une bonne partie des créations en langue latine de la chancellerie royale. Or, il ne semble pas que tel ait toujours été le cas, pour des raisons qu’on devine multiples, mais qu’on ne peut que suggérer.
72D’une part, à la différence de la chancellerie du royaume de Bohême ou de la cour anglaise vers 1300, le milieu des notaires royaux français pendant toute la période se caractérise par sa forte cohérence sociale, rétive à toute intrusion extérieure94. Il ne semble pas y avoir en France de place analogue pour des Italiens susceptibles d’influencer lourdement, de l’intérieur, les techniques d’écriture de la chancellerie, et donc pas vraiment de piste praticable pour retracer la progression de ce style à partir d’un afflux de notaires italiens dans les centres du pouvoir comme ailleurs en Europe, avec l’arrivée d’Henri d’Isernia à Prague ou d’Étienne de San Giorgio à Londres95. D’autre part, la chancellerie disposait de traditions autonomes bien affirmées qu’elle a peut-être tendu à privilégier par rapport aux « innovations » souabes pour la rédaction de la partie la plus ordinaire de ses actes en langue latine.
Les recherches de réutilisations directes dans la propagande antipapale sous Philippe le Bel
73Ces raisons d’ordre général n’expliquent que partiellement pourquoi la recherche de parallèles dans les textes de l’époque de Philippe le Bel a jadis donné des résultats décevants. Pour comprendre à quels problèmes cette recherche s’est heurtée, il faut en présenter rapidement la méthode et les présupposés. Les travaux d’Hélène Wieruszowski, qui a le plus directement affronté ce problème, étaient l’aboutissement de recherches allemandes guidées par la quête des origines intellectuelles de la réforme96. Il s’agissait de mener dans cette perspective une étude comparative sur la « publicistique » antipapale à travers les écrits de propagande politique de Frédéric II et de Philippe le Bel, pour dégager à partir de traits communs l’évolution des modes de pensée concernant les relations entre l’Empire et le sacerdoce entre le début et la fin du xiiie siècle.
74Wieruszowski a attaché dans son analyse une grande importance à la recherche des similitudes formelles entre les lettres antipapales des deux chancelleries, d’autant plus qu’elle disposait déjà des remarques de Huillard-Bréholles sur la présence dans les registres de Pierre d’Étampes d’une partie des Lettres de Pierre de la Vigne97. Elle a donc étudié les passages qui pouvaient avoir été inspirés par la rhétorique des Lettres dans les documents les plus célèbres du combat de Philippe le Bel contre Boniface VIII98. Mais les parallèles mis en valeur par Wieruszowski n’en sont pas vraiment. Les rapprochements concernent soit des expressions isolées, soit plus souvent des idées relativement semblables, mais formulées avec des mots différents99.
Inspiration formelle et inspiration conceptuelle : deux problèmes séparés ?
75Un bon exemple de ce malentendu entre la forme et le fond est fourni par le célèbre discours de Nogaret de mars 1303, Fuerunt pseudoprophete, qui résume l’ensemble des accusations portées contre le pape devant le roi et les États assemblés en parlement. Le thème proposé Fuerunt pseudo prophete in populo, sicut et in vobis erunt magistri mendaces et certains éléments de son développement ont un vague air de ressemblance avec le début du pamphlet Collegerunt pontifices, et cette ressemblance est renforcée par le début de la seconde période du discours : Sedet enim in cathedra beati Petri mendaciorum magister. Mais au-delà de cette intéressante mais tout de même très vague communauté d’inspiration, la recherche de parallèles au sens strict du terme se révèle décevante100. L’examen de l’ensemble des grands manifestes de ce type (par exemple la célèbre lettre Antequam essent clerici101) confirme l’absence d’imitation formelle directe des Lettres dans ces documents polémiques célèbres de l’époque de Philippe le Bel.
Un écart probablement conscient
76Les notaires royaux auraient consciemment évité de reprendre des expressions des Lettres de manière trop marquée, a fortiori, des passages entiers mot à mot. Après tout, à cette époque précise, les Lettres étaient recopiées et connues à la fois à Paris et à la Curie102, et une imitation un peu trop caractérisée de leurs passages les plus polémiques eût certainement été une arme précieuse dans les mains de la chancellerie pontificale : on se souvient de la réaction effrayée d’une partie de l’opinion publique informée quand, cinquante ans plus tôt, les nobles français reprirent simplement quelques mots d’une lettre contemporaine de Frédéric II dans la conclusion d’un de leurs manifestes. C’est là un des paradoxes de cette somme de Lettres, banalement réutilisable par n’importe quel maître de province pour des exercice scolaires, mais dont le contenu pouvait redevenir brûlant dès qu’il entrait en résonance avec un conflit du même type que celui qui avait motivé la rédaction des plus violentes d’entre elles103. Aussi ne doit-on pas s’attendre à trouver dans les lettres les plus célèbres de la propagande antipapale de Philippe le Bel des parallèles stylistiques avec les Lettres correspondant strictement aux parallèles thématiques mis en valeur depuis longtemps.
77Il faut donc chercher d’éventuelles réutilisations plus spectaculaires des Lettres de Pierre de la Vigne par la chancellerie royale française ailleurs que dans ce type d’écrits. Mais ce n’est pas non plus dans la correspondance administrative interne la plus courante qu’on peut les trouver. Là, les habitudes de rédaction et les techniques de formalisation bien rodées des notaires en fonction de formes juridiques locales rendaient les actes, sinon imperméables à des influences stylistiques extérieures, du moins peu adaptés à des recherches stylistiques nécessitant le recours à une rhétorique ornée du type de celle des Lettres104. Le type d’acte susceptible d’avoir été inspiré par les Lettres de Pierre de la Vigne, s’il ne pouvait être une de ces lettres publiques dirigées contre la papauté, devait être suffisamment solennel pour faire l’objet d’un travail rhétorique soigné.
L’emploi des Lettres dans la chancellerie royale sous Philippe le Bel et ses conditions
78On approche d’un document de ce genre avec certains passages d’un mémoire élaboré par la chancellerie pour inciter le pape Clément V à supprimer l’ordre des Templiers en 1308 et édité par Edgard Boutaric105. Le ton et la vigueur des accusations sont ceux des grands écrits contre Boniface VIII, mais l’adversaire n’étant plus la papauté, et Philippe s’érigeant en gardien de l’orthodoxie, les notaires ont pu relâcher un peu leur attention et laisser affleurer sous leur plume des expressions révélant une proximité stylistique notable avec certains passages des Lettres. Deux proverbes sont visiblement dérivés d’un vers d’Horace, dont l’utilisation par les notaires d’Honorius III et Frédéric II a déjà été commentée dans cette étude106. Une maxime juridique est également commune à ce mémoire et à l’une des Lettres. Mais ces indices, un peu plus consistants que les communautés d’inspiration relevées par Wieruszowski, sont encore bien faibles pour prouver une filiation directe entre les Lettres et les écrits de la chancellerie française.
La rhétorique de défense du royaume contre les rebelles
79C’est l’exorde d’une ordonnance portant défense à tout habitant du royaume d’en sortir sans permission, datée de 1302, au plus fort du conflit avec Boniface VIII, qui offre le premier exemple chronologique d’une possible imitation des Lettres en France dans un acte de la pratique, mais un exemple encore bien incertain107 :
80Les expressions employées sont relativement générales, mais leur longueur et la provenance identique des deux dernières, toutes deux présentes dans la lettre PdV I, 30, sur l’invasion mongole, augmentent la probabilité que les Lettres soient bien la source d’inspiration : dans le premier cas, c’est une clausule entière qui aurait été reprise, tandis que dans le second, le notaire royal se serait inspiré d’une circu(m)itio (defensionis clipeo) pour fabriquer une tournure verbale (defensetur clypeis). Le genre du document expliquerait l’emploi des Lettres comme modèle. Il s’agit d’une ordonnance qu’on veut solenniser pour en souligner l’importance, en lui donnant un long exorde (un véritable préambule), et elle est bâtie autour d’une rhétorique de la protection des sujets contre des rebelles audacieux pour laquelle notre somme offre une mine quasi-inépuisable. Dans cet acte utilisant un vocabulaire très semblable à celui des notaires de Frédéric II, l’inspiration donnée par les Lettres se marierait harmonieusement avec la structure d’un exorde dont le bâti est pour le reste très traditionnel, s’enracinant dans les antécédents de la chancellerie capétienne110.
Une matrice rhétorique pour un thème particulier ? Mort d’un mauvais pape, avènement d’un bon pape
81Un autre exemple possible, sur la validité duquel il est difficile de se prononcer, est fourni par un document adressé à un pape, en l’occurrence Benoît XI, successeur éphémère de Boniface VIII, pour l’avènement duquel la chancellerie royale a composé une lettre de félicitations particulièrement soignée, ce qui a peut-être entraîné un travail de réélaboration à partir des Lettres de Pierre de la Vigne111. La possibilité de cette dérivation avait été pressentie par Hélène Wieruszowski112 :
82On se trouve ici à la limite qualitative de la communauté stylistique renforcée et de la réélaboration. L’existence d’un parallèle de longueur non négligeable avec la lettre PdV I, 11 (qui predecessoris erronea corrigat malefacta reformet, pacem nutritat) semble tout de même un indice d’une possible réutilisation, en dépit de la conventionnalité du propos, d’autant plus que la formule ne se retrouve dans aucune lettre de Richard de Pofi ou de Thomas de Capoue, mais suffit-il a établir que la lettre dépend directement d’une exploitation de notre somme ? Si tel était le cas, le notaire royal qui a composé ce document serait allé chercher dans sa mémoire le parallèle le plus long en toute connaissance de cause, dans la lettre PdV I, 11, sur la mort de Grégoire IX, qui contient des vœux de Frédéric II concernant le règne du prochain pape, destiné à ramener la justice sur terre.
83Ces deux exemples de réutilisation possible des Lettres datant du règne de Philippe le Bel, mis en regard de l’usage qu’en fait le maître de dictamen anonyme à l’université d’Orléans vers 1290 et des indications données par le registre de Pierre d’Étampes, permettent de postuler prudemment que les Lettres de Pierre de la Vigne étaient non seulement connues, lues et probablement discutées pour leur valeur polémique à la chancellerie de Philippe le Bel, mais que, tout comme elles étaient employées par les enseignants dans les chaires de rhétorique, elles étaient utilisées à l’occasion par les notaires de la chancellerie royale comme source d’inspiration pour la rédaction de documents. Les lettres polémiques antipapales des légistes, en revanche, s’inspiraient peut-être de l’esprit des Lettres, mais n’en imitaient la forme que de loin. La fragilité de ces témoignages français nous place néanmoins encore sur un terrain très glissant. Des réutilisations d’une toute autre ampleur, un demi-siècle plus tard, offrent une prise plus solide à la recherche.
5.2.1.4. La confrérie des notaires royaux et la charge symbolique des Lettres au milieu du xive siècle
84L’analyse de la circulation et de la diffusion des manuscrits indique que l’intérêt pour ces derniers a peut-être subi une première érosion très relative dans la seconde moitié du xive siècle, mais a dû se maintenir à un niveau important sans doute jusque vers les années 1420, si l’on en croit les témoignages fournis par les testaments de Jean Canard, Nicolas de l’Espoisse et Nicolas de Baye. Ce n’est qu’au xve siècle que la production d’origine française des Lettres PdV semble se raréfier radicalement, sans peut-être disparaître tout à fait114. Mais c’est bien dès le xive siècle que s’accomplit au sein de la chancellerie royale une mutation déterminante dans les pratiques d’écriture au détriment de la langue même des Lettres. Par à-coups, avec un fort arrêt sous le règne de Jean le Bon, le français supplante lentement mais sûrement le latin, confiné dès le règne de Charles VI dans un rôle résiduel de langue technique réservée à certains documents spécialisés (sauvegardes, lettres d’anoblissement), ou employé pour certains actes solennels de caractère très particulier concernant par exemple des décisions d’importance relatives au grand schisme, ou la correspondance internationale à destination de certaines entités politiques de l’Empire115. Cette situation semblait rendre a priori la découverte de réutilisations des Lettres de plus en plus improbable à mesure que l’on progresserait dans le xive siècle. Pourtant, deux actes solennels datés l’un de 1351 et l’autre de 1365, que leur haute valeur symbolique met au centre de la production des notaires royaux, offrent un exemple non équivoque de réutilisation des Lettres de Pierre de la Vigne en plein xive siècle.
Un exemple de réutilisation des Lettres dans un contexte symbolique essentiel : les chartes de fondation et de confirmation de la confrérie des notaires
85Les documents sont étroitement liés entre eux. Le premier est une charte solennelle, privilège de Jean le Bon en faveur des notaires royaux, qui les autorise à construire une église et à fonder une confrérie, écrit en mars 1351 à Paris. Il a été l’objet d’un très dense travail d’analyse de Sébastien Barret qui a montré que la première partie de son préambule exploitait abondamment une source d’inspiration papale, mais a laissé pendante la question de l’origine de la section dont l’analyse nous concerne plus particulièrement116. Ce document central a été également analysé par Serge Lusignan dans son récent livre La langue des rois au Moyen Âge, car il est emblématique de l’idéologie des notaires d’un roi, Jean II, qui promeut à son accession au trône un retour en force du latin117.
86Le second document, étroitement lié au premier par sa forme et sa fonction, est une confirmation des statuts de cette nouvelle confrérie par Charles V en 1365, également donné à Paris118. Or ils reprennent tous deux, dans des parties différentes de leurs préambules exceptionnellement développés, d’importants fragments des Lettres119 :
87Il y a une certaine ironie à voir les notaires français développer la pieuse rhétorique de leur dévotion en réutilisant une lettre du premier livre où Frédéric II ordonnait aux officiers du royaume de Sicile de forcer les prêtres récalcitrants à célébrer la messe malgré l’interdit qui pesait sur le royaume. Il semble que cette ‘remotivation’ sur le fond ait valeur d’exemple quant au sens à donner au réinvestissement d’un certain nombre de passages des Lettres dans une bonne partie des actes médiévaux. Leur contexte d’origine n’importe guère au notaire qui les adapte, au moins en France. L’exorde de la lettre PdV I 23 devient ainsi, retravaillé par Denis de Collors, un parfait modèle d’orthodoxie.
Une utilisation conjointe de deux summe dictaminis : Pierre de la Vigne et Richard de Pofi
88Comme on le voit, ce procédé de réutilisation des Lettres est fondamentalement différent de ceux postulés dans les exemples précédents. Le notaire rédacteur du document, dans le premier cas, a collé quasiment tel quel à la suite d’un long préambule un des modèles d’exorde épars dans les deux derniers livres des lettres, qu’il n’a que très légèrement retouché en remplaçant habilis par proclivis. La première partie du préambule, dont Sébastien Barret a pointé l’origine papale, reprend d’ailleurs strictement la même logique. C’est en fait une réutilisation très mécanique de deux modèles fournis par la lettre no 261 de la summa dictaminis de Richard de Pofi121, l’une une des sommes papales contemporaines de la naissance des Lettres et qui leur est souvent associée dans les manuscrits médiévaux. Elle est suivie par un passage apparemment original122, lui-même complété par une seconde citation très littérale d’une autre lettre de la summa de Richard de Pofi (no 273123). Le préambule tout entier est donc une sorte de montage à partir de trois blocs pris à deux summe dictaminis, intégrant une partie centrale originale :
89Dans le second document, qui ne semble en revanche s’inspirer que de la lettre extraite du sixième livre de notre summa, la technique de construction est à peine plus complexe. Le notaire a remplacé la seconde et la fin de la troisième période d’un exorde introductif d’un mandat de Frédéric II contenu dans le premier livre par des créations apparemment autonomes. Les passages repris de cette lettre PdV forment donc deux blocs suivis de deux espaces où Denis de Collors a substitué un autre texte à celui du modèle « vinéen ». Dans ces extraits tirés de la lettre PdV I, 23, la seule modification d’importance est le remplacement de la formule culminis nostri felicitas par le plus général regnantium felicitas.
Réflexion sur les techniques de composition et le contexte culturel français
90Cette technique de composition, qui donne à première lecture l’impression d’une adaptation laborieuse ou au moins très mécanique par opposition aux exemples précédents, s’explique en fait assez bien par la nature très différente du travail effectué. Dans les procédés de réutilisation postulés avec vraisemblance pour le maître de dictamen orléanais et un peu moins sûrement pour les notaires de la chancellerie de Philippe le Bel vers 1300, il s’agirait d’exercices scolaires ou pratiques de composition rhétorique entrant dans la catégorie et la logique du dictamen tel qu’il se pratiquait au xiiie siècle, et concernant l’ensemble d’un document à écrire en fonction d’exigences rhétoriques encore fort proches de celles des notaires de Frédéric II.
91Dans le cas de ces deux privilèges, il s’agit pour les notaires de procéder avec une solennité particulière à la composition d’un préambule en suivant les traditions de composition et de modification par collage des exordes dans la logique de la chancellerie royale française au milieu du xive siècle124. Si l’on en élimine la partie imitée d’une lettre papale et celle reprise des Lettres, il ne reste par exemple plus grand chose à attribuer à l’effort propre des notaires royaux dans l’acte de 1351, à part les ajustements nécessaires pour lier entre eux les différents segments du document.
92Il ne s’agit donc pas tant d’un travail de dictamen où les Lettres serviraient d’appoint pour fournir un alliage de termes brillants ou une idée générale habilement utilisée à partir du pivot d’une ou deux expressions, que d’une sorte de patchwork125 où l’unité de composition est (plus ou moins) un exorde ou un fragment d’exorde de plusieurs lignes. D’une certaine manière, cette constatation, qui relativise toute tentation trop hâtive de jugement sur les capacités techniques des notaires, permet de mesurer la distance entre les compositions rhétoriques de la chancellerie de Philippe le Bel précédemment étudiées et la composition de ces préambules, à une époque où une grande partie des travaux d’élaboration des actes en langue latine semble se réduire à ce type de collage126.
93Cette différence ne tient pas qu’à une question d’époque : on a vu qu’à la chancellerie de Frédéric II, comme dans toutes les autres chancelleries médiévales, on procédait parfois dans la création des actes, et pas toujours seulement de leurs préambules, par rapiéçage assez brutal de blocs tirés d’actes plus anciens. Mais dans un contexte de relative raréfaction du latin au profit du français et de survie du premier dans des formes le plus souvent figées à la chancellerie, le recours à cette technique de collage de morceaux d’exordes, éventuellement issus de plusieurs summe dictaminis différentes, prendrait peut-être déjà également dans ces deux actes une autre signification, celle d’un relatif éloignement de la culture rhétorique des notaires royaux à Paris, passé le milieu du xive siècle par rapport à leurs devanciers siciliens des années 1240.
Latin du dictamen, latin scolastique et évolution stylistique en France au xive siècle
94De fait, une analyse sommaire des récurrences lexicales des grandes pièces de composition latines comme la création de l’Ordre de l’Étoile ou la réunion du duché de Bourgogne au domaine royal127, mais surtout de pièces plus tardives émanant de la chancellerie de Charles VI et Charles VII, montrerait sans doute que dans les parties originales des pièces où les notaires ont dû nécessairement s’aventurer en terrain inconnu, ce qui n’était pas une de leur activités favorites, ils ont suivi une logique rhétorique de plus en plus autonome – marquée par le latin scolastique et par les travaux de traduction des grands lettrés français du temps, un Oresme ou plus tard un Gerson – par rapport à celle qui prévalait à l’époque de la composition des Lettres et n’ont pas recouru massivement à leur style et à leur vocabulaire128. Cette impression serait sans doute corroborée par une analyse proprement rhétorique de ces pièces129. Paradoxalement, l’imitation plus servile du style des sommes italiennes des années 1260, copiées au mot près, serait donc le symptôme d’un relatif éloignement par rapport à leurs techniques de composition, d’une moindre maîtrise du latin, qui se reflèterait donc dans les choix sémantiques et syntaxiques assez différents des actes ou préambules, ou passages d’actes ou préambules plus autonomes par rapport à cette tradition prestigieuse mais déjà lointaine.
La valeur référentielle des Lettres, symbole professionnel
95Pourtant, l’utilisation des Lettres de Pierre de la Vigne par les notaires dans la rédaction des préambules de deux actes qui avaient une importance cruciale pour eux, en 1350 et 1365, indique sans ambiguïté la place exceptionnelle attribuée à cette somme par le corps professionnel des notaires royaux à cette date tardive. Ce n’est peut-être pas par hasard, mais au contraire avec une intention précise, que les notaires officialisant leur identité professionnelle par la création d’une confrérie, choisirent de donner au préambule de ces actes hors série une « touche » particulière en y encastrant deux exordes des Lettres. On peut penser que les Lettres de Pierre de la Vigne avaient pour les notaires une fonction symbolique autoréférentielle, d’autant plus remarquable que cette allusion ne pouvait être saisie que par des professionnels ayant manié au cours de leurs études ou de leur travail la somme des Lettres130. Or les conclusions récentes de Serge Lusignan montrent que ce groupe professionnel de notaires royaux actifs au milieu du xive siècle eut suffisamment de poids pour opérer un retour radical au latin pendant tout le règne de Jean II : c’est donc en quelque sorte le latin « campanien » de Pierre de la Vigne (mais aussi de Thomas de Capoue et Richard de Pofi) qui aurait été la norme mise en avant par ces spécialistes pour opérer le retour à une orthodoxie linguistique qu’ils considéraient menacée par la montée en puissance de la langue vernaculaire131.
96Ainsi, la réutilisation de ces deux exordes à la chancellerie royale française aurait en quelque sorte, à plus d’un siècle de distance et à un degré différent, la même fonction d’autoaffirmation que les jeux de mots spéculaires sur la forme des lettres renvoyant à l’enseignement de l’ars dictaminis, que les notaires impériaux ne pouvaient s’empêcher de glisser çà et là dans leurs compositions. Et il n’est sans doute pas exagéré de dire que, de même que les Lettres faisaient partie du vade-mecum pratique, mais peut-être plus, à mesure que les décennies passaient, symbolique, des hommes de loi, Pierre de la Vigne, le notaire par excellence, fonctionnait certainement pour ces notaires et secrétaires royaux comme une sorte de figure tutélaire de leur profession.
97On s’expliquerait par là assez bien le décalage perceptible entre la diffusion encore très grande des Lettres, leur rôle symbolique, et leur exploitation stylistique apparemment déjà restreinte quelques soixante ans après la rédaction de ces deux actes, à l’époque du décès de Nicolas de Baye, Jean Canard et Nicolas de l’Espoisse, au début du xve siècle132.
98Ces deux documents présentent en tout cas certainement un cas particulier : celui de lettres autoréférentielles où l’affirmation d’une identité professionnelle se conjugue au goût des emblèmes cachés et des énigmes bien caractéristique des deux derniers siècles du Moyen Âge pour aboutir à cette présence insistante de Pierre de la Vigne dans les statuts des secrétaires du roi.
5.2.2. Les Lettres, forme privilégiée pour la rédaction d’actes solennels : leur influence dans la construction des préambules de la chancellerie royale de Philippe le Bel à Charles V
99Les réutilisations analysées jusqu’ici sont trop espacées dans le temps et trop peu nombreuses pour donner à l’enquête une base suffisante pour dégager des constantes.
5.2.2.1. Un corpus représentatif : les préambules des actes solennels au xive siècle
100Le corpus de quelques cinq cent-cinquante préambules formant les pièces justificatives du travail à paraître de Sébastien Barret sur les préambules de la chancellerie royale française (1285-1380)133 permet de compléter ces informations en examinant systématiquement l’utilisation des Lettres dans la rédaction des préambules d’actes solennels écrits en latin à la chancellerie royale française au milieu du xive siècle, sous le règne de Jean II le Bon, pour lequel Sébastien Barret a réalisé un dépouillement exhaustif incluant également des adaptations en moyen français. Il y ajoute suffisamment d’exemples en amont et en aval pour que les conclusions obtenues à partir du règne de Jean II puissent être étendues aux règnes de Philippe de Valois, Charles V, et même dans une certaine mesure de Philippe IV le Bel. Pendant cette période, les notaires de la chancellerie royale recouraient aux Lettres de Pierre de la Vigne pour rédiger l’introduction solennelle de certains actes faisant l’objet d’une attention rhétorique particulière, et recevant à ce titre des préambules : pour le seul règne de Jean II le Bon, j’ai pu isoler dix de ces réutilisations.
101Cette utilisation des Lettres dans les seuls actes latins disposant d’un préambule solennel est quantitativement négligeable, puisqu’ils forment une infime minorité de la masse totale des actes émis par la chancellerie. Mais il s’agit précisément d’actes distingués par leur forme exceptionnellement soignée et dont l’importance symbolique est à la mesure de leur rareté. Aussi la réutilisation des Lettres pour leur rédaction a-t-elle un sens tout particulier. Les notaires avaient visiblement recours à cette ‘forme’ prestigieuse quand ils voulaient donner un cachet particulier à leurs préambules, et la mise en valeur de cette utilisation sélective pour la confection d’un nombre non négligeable de préambules est donc venue confirmer l’hypothèse d’un usage symbolique et auto-référentiel des Lettres dans les actes en rapport avec la confrérie des notaires. Les Lettres sont bien, au xive siècle, une des formes privilégiées, sinon la forme privilégiée par les secrétaires du roi quand ils veulent se hisser jusqu’à ce qu’ils considèrent comme le langage de l’autorité par excellence. Cette place des Lettres avait d’ailleurs été pressentie par Sébastien Barret, qui avait repéré l’influence d’une probable source « vinéenne » dans l’un des préambules les plus importants pour sa démonstration134, et souligné le poids des Lettres de Pierre de la Vigne dans la culture des notaires rédacteurs de son corpus135.
Le corpus des préambules royaux réunis par Sébastien Barret : composition
102Reste à dire un mot sur les sources mises à disposition. Le corpus de préambules, pour la plupart en langue latine, réunis à partir de ses dépouillements aux archives nationales et de diverses collections imprimées par Sébastien Barret, va du règne de Philippe le Bel jusqu’à la mort de Charles V (1285-1380), mais il n’est pas homogène ; c’est une extension du corpus originel rassemblé à partir de dépouillements complets pour le règne de Jean II (1350-1364) en vue de sa thèse des chartes, grâce à des dépouillements partiels réalisés pour les règnes de Philippe le Bel, Philippe de Valois et Charles V, en sélectionnant pour ces derniers des périodes restreintes dans les Archives nationales136. Même s’il n’est peut-être pas rigoureusement impossible de tirer certaines conclusions des dates de rédaction des actes imités des Lettres, il faut donc garder à l’esprit que l’analyse concerne avant tout le règne de Jean II (1350-1364). Sur les douze actes (quatorze en comptant les deux actes en rapport avec la confrérie des notaires, inclus dans le corpus de Sébastien Barret) dont les préambules présentent des traces probantes d’adaptations de préambules ou de passages de lettres PdV, seuls trois actes de 1339137, 1365138 et 1375139, ainsi qu’un acte datant des jours suivant l’annonce de la mort du roi en avril 1364140, font contrepoids à la masse des neuf actes datant des années 1351-1364. Cette disproportion semble due aux méthodes de rassemblement du corpus choisies par Sébastien Barret, par adjonctions autour du règne de Jean II141.
103En l’absence de toute possibilité de confirmation à court terme, il faudra attendre des dépouillements ultérieurs pour vérifier si l’analyse de la série entière des préambules royaux du xive siècle révèle une utilisation statistiquement régulière des Lettres pour la rédaction d’actes solennels latins au cours de la période 1285-1380, ou si cette utilisation fut plus aléatoire142.
5.2.2.2. Typologie des préambules influencés par les Lettres et classifications de leurs modèles : qu’est-ce qui intéressait les notaires royaux dans les Lettres ?
104Les préambules pour lesquels les notaires royaux se sont inspirés des Lettres de Pierre de la Vigne ne concernent pas l’ensemble des actes solennels étudiés par Sébastien Barret. Huit types d’actes recevaient avec une certaine régularité des préambules à la chancellerie française au xive siècle. C’étaient par ordre de fréquence décroissante des lettres d’amortissement (24,1 %), d’anoblissement (16 %), portant don (12,3 %), de rémission (11,4 %), de sauvegarde (5,5 %), de légitimation (5,5 %), de confirmation (4,1 %) et des vidimus (4,1 %)143, sans préjudice d’exemples plus rares, voire quasi-uniques pour d’autres cas de figure. Seules quatre de ces catégories majeures sont concernées par une réutilisation des Lettres, dont deux massivement144.
105Il s’agit notamment d’actes composés à l’occasion de dons ou d’érections solennelles de comtés en faveur de très hauts personnages145, de diverses lettres de rémission146 ; de lettres de confirmation147 ; enfin de lettres de légitimation148. Divers actes n’entrent pas parfaitement dans l’une de ces catégories, mais peuvent souvent y être reconduits. L’autorisation de fonder une confrérie pour le collège des notaires et secrétaires du roi de mars 1351 déjà commentée est étroitement liée à la confirmation de cette même confrérie149. De même, une composition de dix mille florins accordée aux habitants d’Arras en 1354 se rapproche fortement des lettres de rémission150, alors que la remise à un Gênois d’une dette envers le roi en juin 1351151, ainsi que l’autorisation de fortification donnée à la ville de Méry-sur-Seine en mars 1375152 s’apparentent de fort près à une lettre de don.
106Une fois les cas particuliers mis de côté, deux ensembles inégaux semblent se détacher ; un groupe relativement restreint pouvant s’assimiler à des lettres de don, et un autre plus étendu correspondant à des lettres de rémission ou de grâce153. Le tout renvoie à une même catégorie de la juridiction gracieuse qui couvre à la fois les dons et les grâces pénales.
Les raisons d’une spécialisation dans l’utilisation des Lettres
107Pour comprendre la raison de cette spécialisation relative, il faut se reporter aux modèles utilisés par les notaires. La plus grande partie des lettres qu’ils retraitent est contenue dans le sixième livre des Lettres, celui qui renferme les privilèges sans doute rédigés par Nicolas de Rocca pendant le court règne effectif de Conrad IV dans le royaume de Sicile (1253-1254), ou remontant un peu plus rarement au règne de Frédéric II. C’est dans ce livre que se concentrent les préambules stricto sensu les plus développés des Lettres, puisque la plus grande partie des lettres des autres livres ne commence pas par un exorde suffisamment distinct de la suite de la lettre pour entrer dans la catégorie des préambules. Il est de ce point de vue remarquable que les lettres issues d’autres livres qui ont été également utilisées par les notaires français pour la rédaction de leurs préambules soient munies d’un préambule particulièrement solennel. Ainsi, la lettre PdV V, 1, forme de ‘commissio vicarie potestatis’, est une adaptation par les notaires impériaux d’un très long exorde pontifical contenu dans la summa dictaminis de Thomas de Capoue.
Lettres de grâce et lettres de rémission
108Dans cet ensemble de lettres sélectionnées en fonction de leur structure particulière, se distingue sans peine l’existence de deux groupes correspondant aux deux grandes divisions des actes français. En effet, le sixième livre contient toute une série de lettres de pardon et de rentrée en grâce octroyées par Conrad IV à des cités comme Naples (VI, 1) et Aquino (VI, 3), ou à des nobles du royaume (PdV VI, 2 pour le comte d’Acerra, PdV VI, 5 pour le comte Andrea d’Aquino, et PdV VI, 20, sans spécification de la personne concernée) au fur et à mesure qu’il affirmait son pouvoir sur la Campanie rebelle. Ces lettres offraient une ample source d’inspiration aux rédacteurs français des préambules de lettres de rémission. Il s’y trouve également un modèle de lettre de rémission plus proche des cas les plus couramment traités à la chancellerie française, puisque la lettre PdV VI, 18 est une véritable lettre de rémission pour homicide involontaire, mais le contexte politique du règne de Jean II, dont relève l’ensemble des exemples, offrait de toute manière une abondance de cas de figure parfaitement analogues à ceux de la plupart des lettres PdV susmentionnées. Effectivement, cinq des six lettres de rémission françaises dont les préambules semblent inspirés de ces lettres du sixième livre concernent des actes de rébellion, de traîtrise ou de négligence en rapport avec la guerre contre le prétendant anglais. La série est insuffisante pour tirer des conclusions générales, mais il est loisible de se demander si les modèles des lettres PdV n’étaient pas utilisés en priorité pour celles des lettres de rémission qui concernaient plus particulièrement les crimes politiques et entraient dans la catégorie générale de l’insubordination à l’autorité royale154.
109Un second modèle directement transposable était fourni par la lettre PdV VI, 16, dispensatio super defectu natalium, véritable lettre de légitimation dont le préambule a servi de modèle à l’une des formes de lettres de légitimation de la chancellerie française, concurremment avec d’autres155.
110Enfin, de nombreuses lettres du cinquième et du sixième livre étaient susceptibles de servir de sources d’inspiration aux préambules de lettres de don ou assimilées. On ne citera ici que la célèbre lettre PdV VI, 26 (acte d’érection du duché d’Autriche en royaume en faveur du duc Frédéric) déjà analysée dans la seconde partie, et dont on verra que l’utilisation à la chancellerie française a des parallèles tant en Angleterre qu’en Allemagne156.
111L’exploitation de ces séries de lettres privilégiées pour la confection des préambules indique une raison possible à l’absence apparente d’utilisation des lettres PdV par les notaires pour les autres catégories d’actes. S’il n’était pas rigoureusement impossible de trouver des périodes adaptables à des préambules de lettres de sauvegarde, d’amortissement, ou d’anoblissement dans les Lettres, le choix y était moins abondant que pour les dons ou les rémissions. Il aurait fallu que les notaires aillent chercher une lettre isolée, voire un passage d’une lettre sans grand rapport avec leur sujet. Dans le cas des lettres de rémission, des lettres de légitimation et des dons ou érections, ils savaient pouvoir trouver, principalement dans le sixième livre, nombre de modèles tout préparés, qu’ils n’avaient qu’à retravailler. La présentation de leurs techniques d’adaptation montrera en fait qu’ils recherchaient notamment des séries de lettres du même type, aux préambules différents, pour procéder à des créations par hybridation : les deux catégories du don et de la grâce étaient quasiment les seules suffisamment représentées dans le sixième livre des lettres pour offrir un terrain parfaitement adapté à ces exigences. On s’explique donc assez bien cette spécialisation qui reflète en partie le contenu des Lettres de Pierre de la Vigne : la quasi-absence de lettres de donation ou de protection accordées à des communautés religieuses, reflet involontaire d’une tiédeur dans la protection de l’Église bien caractéristique, au moins selon leurs détracteurs, des derniers Hohenstaufen, se répercute à travers l’absence de formulaire PdV dans le riche corpus de préambules d’actes royaux français en faveur de communautés religieuses. Sans doute les sommes papales de Richard de Pofi et Thomas de Capoue présentaient-elles nombre de textes ou de séries de textes mieux adaptés à ces catégories particulières.
5.2.2.3. Les techniques de rédaction notariale
112Sa connaissance approfondie de l’activité de la chancellerie sous Jean II le Bon a permis à Sébastien Barret de mettre en évidence le rôle majeur joué par certains des soixante-cinq notaires répertoriés durant son règne dans la rédaction des préambules. Les données qu’il analyse157 montrent que n’importe quel notaire était apparemment en mesure de s’improviser rédacteur de préambules, mais que certains semblent avoir eu une production particulièrement importante de ce type d’acte.
113Etant donné ces conclusions158, on ne saurait être surpris par le nombre élevé de notaires (dix pour quatorze actes159) concernés pendant le règne de Jean II et celui de Charles V par la rédaction de préambules inspirés des Lettres. La majeure partie d’entre eux n’apparaissent qu’une fois, mais Pierre Blanchet en écrit trois160, Guillaume de Fouvanz et Macé Guehery deux161 ce qui n’est guère surprenant au moins pour les deux premiers, en tête de liste des « rédacteurs les plus productifs »162.
114Dans le cas de Guillaume de Fouvanz, Sébastien Barret qui s’est intéressé aux thèmes développés par le secrétaire a noté l’importance dans sa production relativement modeste des lettres de rémission, ce qui explique en partie sa présence dans notre liste des notaires impliqués dans les imitations du style des Lettres163. De même, c’est l’écriture de trois préambules analogues pour des lettres de rémission à quelques années d’intervalle qui justifie la présence de Pierre Blanchet en tête de liste.
115Même si, comme le remarque Sébastien Barret, la confection de préambules structurellement analogues par plusieurs notaires interdit de penser à une hyperspécialisation par genre au sein de la chancellerie, ces tendances rendent tentante l’hypothèse d’une spécialisation fonctionnelle relative, et la recherche de traces éventuelles de la personnalité des rédacteurs dans l’écriture de leurs actes164. On reviendra sur ce problème plus loin en réexaminant les différentes productions, directement et moins directement inspirées par les Lettres, de celui qui lui a semblé le plus atypique, par sa culture comme par son mode d’écriture : Guillaume de Fouvanz165.
116Il est à présent temps de commencer l’examen proprement dit des techniques de rédaction notariales. On procèdera du plus simple au plus complexe.
5.2.2.3.1 Les adaptations simples d’exordes
117L’adaptation d’exordes166 déjà « prêts à l’emploi » ne pose aucun problème d’analyse. C’est le cas du préambule de la lettre de légitimation PdV VI, 16, que Guillaume d’Orly change très légèrement en choisissant généralement de modifier, selon des principes d’annominationes respectant la valeur sémantique des termes déformés, et tant bien que mal le cursus167, quelques-uns des verbes et des noms (decernimus devient credimus, consentaneum, consonum, reparentur, reperiatur).
118Comme toujours, une grande attention est portée au respect de la titulature, ce qui aboutit au remplacement de la formule imperialis favor fidelium suorum supplicatione requiritur, par l’équivalent magestatis fideles esse desiderant et in eadem fidelitate manere et perseverare noscuntur. Cas assez naturel, l’acte français a été légèrement gonflé par rapport à son modèle impérial : l’adaptation se fait ici par accumulation (ampliatio) plutôt que par soustraction (abbreviatio), ce qui est généralement la pente de la facilité.
119La réutilisation de l’exorde-modèle PdV VI, 15 super gratiis faciendis pour le préambule d’une remise de dette fonctionne sensiblement de la même manière. Le modèle contenant déjà l’adjectif regie, parce qu’il a été rédigé sous le règne de Conrad IV ou Manfred, les seules variations sont dues à la reprise de termes contenus dans des périodes analogues de lettres PdV voisines (debitrix tiré de PdV VI, 8 au lieu de liberior). Dans certains cas, le travail des notaires à partir de formes déjà altérées des Lettres crée pour le lecteur moderne un écart artificiel entre le modèle et son imitation : le claris iudiciis experimur du préambule français n’est certainement pas une variante volontaire de claris semper indiciis experimur, mais indique plutôt que le manuscrit des Lettres dont s’inspire Roger de Vistrebec, ou celui qui a composé le modèle qu’il reprend peut-être, avait à cet endroit la leçon iudiciis plutôt qu’indiciis. Cas statistiquement un peu moins courant mais également attesté, l’exorde a été cette fois légèrement réduit par le notaire.
120La situation diffère légèrement avec la concession écrite par Guillaume de Fouvanz en mars 1351. Dans ce cas, l’exorde de la lettre PdV VI 15 utilisée par Roger de Vistrebec vient cette fois compléter la première partie d’un préambule, dont la première période est inspirée d’une lettre de la somme de Richard de Pofi168 :
5.2.2.3.2. La recomposition par collage
121Le préambule solennel de la lettre patente portant don du comté de Montfort à Jean de Boulogne, rédigée en février 1351 par Jean de la Verrière, introduit à un mode de réécriture plus complexe. Il a été analysé par Sébastien Barret qui l’a justement rapproché du préambule de la lettre PdV VI, 26, projet d’acte d’érection du duché d’Autriche en royaume par Frédéric II en faveur du dernier duc de la dynastie des Babenberg apparemment rédigé en 1245170.
122De par sa nature très particulière, puisque c’est le seul témoignage d’un projet politique important qui, s’il s’était concrétisé, aurait fait du duché d’Autriche médiéval un royaume analogue par son statut et sa situation dans l’Empire à la Bohême, cet acte a fortement attiré l’attention des historiens allemands. Heinrich Fichtenau en a commenté le préambule dans sa somme sur les préambules médiévaux, Arenga. Il y démontre que sa source d’inspiration première se trouve dans les Varie de Cassiodore171, et rappelle la réutilisation du préambule ainsi créé à la chancellerie de Charles IV de Luxembourg. Dans une étude postérieure sur les relations entre l’Autriche et Frédéric II, Friedrich Hausmann a quant à lui cherché ses sources d’inspiration plus immédiates dans les créations antérieures de la chancellerie de Frédéric II172.
123Ce préambule impressionnant par sa longueur et sa qualité est une véritable glose rhétorique d’une conception platonicienne du pouvoir impérial amplifiant la traditionnelle assimilation solaire. L’astre impérial y devient une sorte de premier intellect dont émanent l’ensemble des dignités politiques, qui reflètent son éclat sans jamais lui faire concurrence, même quand elles s’élèvent au rang royal173. L’adaptation de ce préambule à une rhétorique du don royal français en faveur des grands feudataires est un bel exemple de la récupération par la royauté française de l’idéologie impériale, comme le fait remarquer Sébastien Barret.
Utilisation concurrente de plusieurs lettres
124Il n’y a en revanche pas lieu de faire preuve de trop de prudence sur l’origine exacte de cette reprise par la chancellerie royale française, puisque le passage inspiré de la lettre PdV VI, 26, au centre du préambule français, est littéralement encastré entre deux autres fragments tirés de deux lettres issues des deux derniers livres des Lettres de Pierre de la Vigne :
125Le procédé est d’autant plus spectaculaire que c’est le début de la période introductive d’une autre lettre stratégique dans le recueil, la première lettre du cinquième livre, Ad extollenda iustorum preconia, modèle de ‘commissio vicarie’ utilisé plusieurs fois par la chancellerie impériale du vivant même de Frédéric II, qui est introduit dans la dernière partie de la période précédant immédiatement la reprise de la lettre PdV VI, 26 mise en valeur par Barret. La simple adjonction d’un verbe (conemur) et de la formule Sane cum suffit à relier les deux périodes.
126Le procédé de collage est répété à la fin de la reprise de la période tirée de PdV VI, 26 (solii nostri decus tam veterum dignitatum ornatibus confovemus, quam novis honoribus ampliamus). Dans l’acte français, les deux verbes confovemus et ampliamus passent à l’infinitif pour être syntaxiquement subordonnés à un ardemus, ce qui facilite la transition vers le morceau suivant du patchwork, relié à cette section de la manière la plus simple qui soit, grâce à la conjonction et. Suit la reprise, avec un minimum de variations, de la première partie du préambule de la lettre PdV VI, 8, qui s’adapte particulièrement tant par sa forme (relativement banale) que par sa motivation première (la confirmation de la concession d’un comté à Frédéric d’Antioche), proche de celle de l’acte français, au présent cas.
127Cet exemple permet plusieurs constatations. Premièrement, une réutilisation massive des Lettres peut en cacher une, et même deux autres. Deuxièmement, ces procédés de réécriture des actes à la chancellerie française, fort analogues aux procédés d’encastrement des deux actes en faveur de la confrérie des notaires présentés plus haut, ne sont pas toujours d’un raffinement excessif, c’est le moins qu’on puisse dire. Il s’agit pratiquement dans cet exemple de juxtaposer trois morceaux des lettres à peine adaptés à leur nouveau contexte. À part quelques changements mineurs, seules les traces trop visibles de l’origine impériale du texte (de fulgore throni cesarei ; qui celesti providentia romani imperii moderamur habenas) ont été remplacées par des formules plus adaptées à leur nouveau contexte institutionnel (de culminis nostri fulgore ; quia regni Francie moderamur habenas).
Trois réutilisations impériales peuvent en cacher deux autres... ou le double encadrement papal de la citation frédéricienne
128Enfin, dans ce préambule particulièrement solennel, comme dans celui de l’acte de création de la confrérie des notaires qui juxtaposait citations papales et impériales, la part de création originale à la chancellerie française, déjà réduite par cette réutilisation en cascade de modèles issus des Lettres PdV, disparaît complètement si l’on considère l’origine de son premier tiers, et de sa conclusion. Ils proviennent en effet de trois emprunts faits à deux recueils de lettres papales nés en même temps que les Lettres PdV, la somme de Richard de Pofi175, et celle de Thomas de Capoue176 :
129Après la découverte successive de cette triple réutilisation des Lettres introduite et conclue par une double réutilisation des Lettres de Richard de Pofi, et agrémentée d’une plus discrète réutilisation des Lettres de Thomas de Capoue, toute trace d’originalité, au sens de création indépendante d’un processus d’imitation, est évacuée du texte.
130La volonté de solennisation d’un acte au préambule particulièrement allongé n’exclut donc pas pour autant une absence complète de prétention à l’originalité. On aurait même plutôt l’impression du contraire. Il reste délicat de trancher sur le statut exact de ces recréations assistées. S’agit-il d’une volonté de magnification par reprise de modèles papaux et impériaux ressentis comme particulièrement prestigieux, ou bien de la manifestation d’une certaine routine, qu’il faudrait opposer à la création de préambules de forme plus novatrice pour des actes sans précédents, comme ce fut apparemment le cas à la même époque pour la création de l’ordre de l’Étoile177 ? Sans doute la création d’une forme correspondant à la catégorie du don impliquait-elle plus naturellement que d’autres un recours quasi-automatique à des modèles de préambules impériaux et papaux contenus dans les summe, désormais bien connus en ce milieu du xive siècle.
Préambules formés par encastrement de deux lettres
131Un exemple structurellement analogue concernant la rédaction d’un préambule moins solennel est fourni par le préambule no 118 du corpus analysé par Sébastien Barret, et présenté plus haut dans l’introduction méthodologique à cette partie (5.1.3.1178). Il a été créé pour une lettre autorisant la fortification de la ville de Méry-sur-Seine par Charles V en 1375, et rédigé par le notaire Louis Blanchet. La première partie du préambule d’un acte de Frédéric II fixant gracieusement en faveur de la ville de Forlì le salaire annuel à verser à son podestat (PdV VI, 19) a peut-être été sélectionnée par les notaires royaux à cause de la lointaine similitude entre les deux situations : dans les deux cas le souverain fait une grâce à une ville. Quoi-qu’il en soit, l’exorde impérial a été littéralement éventré par Louis Blanchet, qui l’a ensuite farci avec un remplissage constitué par la première partie de l’exorde de la lettre PdV VI, 5, également utilisé vingt-cinq ans avant par son confrère Martin de Mellou dans l’acte de création de la confrérie des notaires, et ici très légèrement allongé d’une formule commençant par occurrit precipuum qui se retrouve également dans deux préambules de lettres PdV179.
132La liaison est cette fois assurée par une reprise du regia liberalitas de la première partie de la reprise de la lettre PdV VI, 5, lourdement soulignée par prefata (prefata liberalitas). Pour le reste, la division ternaire traditionnelle des périodes de la chancellerie sicilienne examinée dans la troisième partie, avec le traditionnel complément de période au subjonctif (ut sic per gratiam) permet un encastrement sans douleur des deux modèles siciliens dans ce préambule en sandwich entièrement à base de « Pierre de la Vigne ».
133La réutilisation à vingt-cinq ans d’intervalle du même exorde-type soulève la question des modalités d’intégration de ces modèles issus des Lettres dans les formules de la chancellerie française, et ce d’autant plus que, par rapport à son homologue germanique, cette dernière souffrait encore au milieu du xive siècle d’un déficit de formulaires qui projette une certaine obscurité sur les techniques de réadaptation des formules plus anciennes par les notaires.
134L’appui fourni par les Lettres permet de répondre en partie à cette question. Dans le cas de l’exorde de la lettre PdV VI, 5, il est manifeste que les deux notaires ont suivi tous deux de très près à vingt-cinq ans d’intervalle le modèle offert par les Lettres, et qu’ils ont vraisemblablement recouru dans les deux cas à l’original des Lettres. En effet, l’acte de 1375 est par certains aspects plus proche de l’exorde original, puisqu’il ne remplace pas, à la différence de celui de 1351, l’adjectif habilis par proclivis.
135Il est donc tentant de supposer un recours régulier aux Lettres, véritables instruments de travail des notaires, d’autant plus sollicités que la rédaction de préambules latins n’était certainement pas une de leurs tâches les plus simples et les plus ordinaires, puisque elle portait sur une partie de plus en plus restreinte de leur production globale. Pourtant, on ne saurait non plus exclure, étant donné la récurrence des mêmes modèles généraux toujours employés pour les préambules, qu’un certain nombre de ces réutilisations aient déjà été médiatisées, et fussent sous les règnes de Jean II le Bon et Charles V plutôt des réécritures d’actes royaux français précédemment imités des Lettres, que des réécritures directes à partir de ces dernières.
5.2.2.3.3. La construction polyphonique à partir de plusieurs préambules dans les lettres de rémission et l’intégration des formulaires dans les habitudes de la chancellerie
136La production de préambules répétitifs utilisés pour des actes de rédaction plus courante à la chancellerie royale plaçait les notaires dans une situation assez différente de celle qui caractérise la création d’un acte relativement original, parce qu’elle est associée à une démarche exceptionnelle. Il s’agissait alors pour eux de démontrer leur maîtrise stylistique d’un thème bien connu, en procédant à des remaniements subtils, chaque fois légèrement différents, à partir d’un schéma grossièrement préétabli. Pour comprendre les détails de ces procédés de variation, l’analyse de préambules directement inspirés des Lettres offre un point de vue privilégié, particulièrement dans le cas des lettres de rémission, toutes inspirées du même groupe de lettres du sixième livre, et pour trois d’entre elles (no 152, 163 et 164) écrites par le même notaire, Pierre Blanchet180.
137Repartons du plus simple : les utilisations les plus grossières des Lettres excluent toute « tentation » pholyphonique. C’est ainsi qu’une rémission accordée à la ville de Saint-Antonin en Rouerge en 1351 reçoit un préambule ou exorde d’une seule phrase, tout entière reprise de la lettre PdV VI, 1, dans laquelle Conrad IV pardonnait à Naples sa trahison.
138Macé Guehery s’est contenté d’extraire de la première période de la lettre Pd VI, 1 deux membres de phrase à partir desquels il a créé une sorte de miniature autonome en mettant le verbe temperemus à l’indicatif. La seule variation sémantique est le remplacement de misericordie par gratie, mais le maintien de l’adverbe interdum, qui perd quasiment tout sens dans le nouveau contexte atteste, tel un appendice dénué de fonction, l’origine du nouveau texte.
Constructions polyphoniques simples (à deux voix)
139Le premier exemple de réutilisation polyphonique de modèles concurrents fournis par les Lettres est un préambule presque aussi simple écrit par le même Macé Guehery en 1355. Le préambule est composé d’une seule période, dont la proposition principale, placée en dernière position après les propositions dépendantes, est créée à partir d’un schéma fourni par la lettre PdV VI 1 (qui est une lettre de pardon accordée à la ville de Naples par Conrad IV). Les deux premiers membres de la phrase semblent avoir été repris d’un passage de la lettre PdV III 69, ou d’un passage analogue181. On est ici à la limite qualitative basse du travail sur les lettres de rémission : ce préambule-exorde est syntaxiquement maladroit, car la première partie, très générale, ne s’adapte pas très bien avec la seconde partie introduite par interdum, qui avait été pensée en fonction d’un début différent :
140Un préambule écrit quatre ans plus tôt (1351) par Yves Simon, et de longueur plus respectable, présente un autre exemple de retravail polyphonique à partir de deux modèles de lettres de rémission issus du sixième livre.
141La technique de composition est un peu analogue à celle du préambule en sandwich écrit par Louis Blanchet en 1375, à cette différence près que l’un des deux modèles PdV est loin d’être repris mot à mot. Entre la première et la dernière partie du préambule, assez fidèles au modèle de PdV VI, 20, changements de titulature exceptés, le notaire n’a pas suivi strictement un modèle PdV, même si c’est du passage de PdV VI 1 présenté dans le tableau que son inspiration semble le plus se rapprocher. Surtout, à la différence de l’acte précédent, l’opération de raccord entre les différentes parties n’est pas bâclée.
Constructions polyphoniques complexes (à trois ou quatre voix)
142Mais ce sont les préambules composés à partir du même schéma par Pierre Blanchet, qui excellait visiblement tant dans la connaissance du sixième livre des Lettres que dans la composition de formes de ce genre, qui montrent à quel point de complexité le travail de recomposition des notaires à partir des Lettres peut arriver dans ces préambules de lettres de rémission. Dans la composition accordée aux habitants d’Arras en 1354, il était logique de s’inspirer en premier lieu du préambule de la lettre PdV VI 1, qui concernait aussi la rentrée en grâce d’une cité. Pierre Blanchet a réalisé à partir de ce modèle et de deux autres lettres (PdV VI, 18 et PdV VI, 25) un montage qui n’excède pourtant guère la longueur de chacun de ses modèles :
143Bien que le notaire s’inspire du modèle des lettres plus qu’il ne les imite mot à mot, il semble encore possible de suivre les emprunts successifs qui lui permettent de crééer un préambule de longueur raisonnable et relativement originale à partir d’une pluralité de modèles. Le notaire suivrait dans un premier temps de loin la structure de l’exorde PdV VI, 1, tout en opérant quelques choix syntaxiques différents apparemment inspirés par un exorde de structure en partie comparable, PdV VI, 5. Il opèrerait ensuite une reductio de son modèle principal en supprimant un long passage (veniam post reatum-refrenare licentiam) et en transformant en gérondif le temperemus rigorem du periodus final de PdV VI, 1 qui devient rigorem temperando, afin de créer une pierre d’attente pour la seconde moitié de sa création, principalement inspirée, après un bref emprunt à PdV VI, 18, par l’exorde de PdV VI, 25. Il aurait ainsi gardé la substantifique moelle de son premier modèle en le réduisant de moitié, et serait allé chercher la proposition complétive au subjonctif dont il a besoin pour l’enchaînement dans la lettre PdV VI, 18 (ut partem iusticie non excludat), avant de compléter l’ensemble par une imitation de PdV VI, 20 quelque peu allégée.
144Cette capacité à créer un préambule de longueur et de structure presque équivalentes à partir de quatre modèles PdV supposerait une maîtrise exceptionnelle de l’ensemble du répertoire proposé par lasomme. Elle impliquerait que l’imprégnation du notaire par les lettres du sixième livre soit telle qu’il arrive à fusionner des éléments principalement pris à ces modèles pour recréer à volonté un préambule d’apparence originale. Cette hypothèse, rendue possible par l’analyse précédente de réemplois plus grossiers qui témoignent sans ambiguïté de la très grande familiarité des notaires avec la somme, doit toutefois être étayée.
145Le même genre de technique semble mis en œuvre dans le préambule de la lettre de rémission accordée en 1363 par Adémar de Roussillon, toujours de la main de Blanchet. On pourrait véritablement parler ici de recomposition polyphonique, car c’est dans trois préambules du sixième livre eux-mêmes structurellement analogues (PdV VI, 1 ; PdV VI 3 ; PdV VI 5), mais présentant à partir du même modèle d’importantes différences de vocabulaire que Blanchet semble avoir pris les principaux éléments nécessaires à sa création, en s’inspirant de PdV VI, 1 et 5 pour le début de la période, et de PdV VI 3 pour sa fin :
146Cas analogue dans le préambule de la lettre de rémission pour Louis Turel, où Blanchet semble se servir des trois modèles précités en leur ajoutant une circuitio présente dans la lettre PdV V, 8 :
147La technique de composition du notaire s’entrevoit particulièrement bien dans ce dernier cas. La fin du préambule semble syntaxiquement calquée sur celle de la lettre PdV VI, 5 :
148À linimento misericordie temperari correspond temperato clementie mitigare, mais pour varier ses effets, Pierre Blanchet semble avoir remplacé systématiquement les termes de PdV VI 5 par des sémantismes équivalents pris à PdV VI 1 ou PdV VI, 3. Temperamento devient ainsi lenimento, clementie est remplacé par misericordie, et mitigare par temperari.
La diversification d’un modèle idéal à un siècle de distance : les procédés de Nicolas de Rocca et des notaires royaux de Jean II et Charles V en comparaison
149L’effet de mise en abyme est d’autant plus impressionnant que ces jeux de permutation sémantique entre les termes de lettres PdV du sixième livre au thème et à la structure très proches n’auraient pas été possibles à la chancellerie de Jean II le Bon, si un siècle auparavant, Nicolas de Rocca, le rédacteur probable d’une partie de ces actes, ne s’était pas lui-même inspiré de formes dont Ladner a étudié les traces à partir des lettres de Frédéric II en général et des Lettres PdV en particulier, formes qui permettaient aux notaires impériaux de composer des lettres ad hoc en s’inspirant d’un modèle général184. Un siècle plus tard, les notaires royaux français se servent des variations composées par le compilateur des Lettres pour recréer à partir de ces différents modèles dérivés des préambules chaque fois recomposés en refermant l’éventail ouvert par Nicolas de Rocca dans les Lettres. On distinguerait ainsi les trois étapes suivantes (thème initial-ouverture-fermeture).
Diverses variantes sur des modèles généraux de lettres de grâce en circulation à la chancellerie de Frédéric II.
Composition au cas par cas par Nicolas de Rocca de variations sur ces modèles en 1253-54, et inclusion dans la somme.
Recomposition par les notaires français de préambules de lettres de rémission par retravail « polyphonique » des différents modèles laissés par Nicolas de Rocca dans les Lettres.
150C’est sans doute, au niveau de la rédaction proprement dite des actes, un des cas les plus impressionnants de conditionnement par la structure du recueil des modalités de sa réutilisation par les notaires. Si le sixième livre n’avait présenté qu’un ou deux modèles de lettres de rémission, les notaires royaux en général et Pierre Blanchet en particulier auraient été incapables de créer ces variations, ou en tout cas auraient procédé à des hybridations différentes, en croisant la lettre en question avec des modèles issus d’autres sources.
Automatismes de composition et formation notariale au xive siècle
151Par ailleurs, ces automatismes de rédaction en disent long sur les mécanismes de composition notariale au xive siècle. On s’explique mieux la présence des Lettres dans les testaments des clercs du roi s’ils étaient supposés connaître au moins une partie de leur contenu suffisamment à fond pour procéder à des transpositions instantanées de termes équivalents destinés à entrer dans un schéma syntaxique préétabli. Ces jeux d’équivalences pourraient être analysés en détail tant au niveau syntaxique (remplacement des conjonctions par des conjonctions équivalentes, licet = etsi, quod = quia, si = cum) qu’au niveau sémantique.
152Ils sont du reste déjà présents dans les Lettres elles-mêmes. Il n’est que de comparer les schémas des passages équivalents dans diverses lettres de rémission du sixième livre pour s’en convaincre.
153PdV VI, 1 : si per lubrica culpe deliramenta cadentibus ad sublevanda remedia cito se nostra manus habilitat...
PdV VI, 2 : si per lubrica culpe deliramenta cadentibus misericordie celeris remedio subvenimus...
PdV VI, 3 : si lapsis interdum per lubrice culpe convitium misericordie celeris remedio subvenimus...
154L’examen de ces trois séquences met en relief les différents niveaux de permutation qui permettaient aux notaires de la chancellerie sicilienne de varier les formules d’actes équivalents : réorganisation entière du membre de phrase (ad sublevanda remedia cito se nostra manus habilitat=misericordie celeris remedio subvenimus) ; substitution de termes à l’intérieur du membre (si per lubrica culpe deliramenta cadentibus=si lapsis interdum per lubrice culpe convitium, ou lapsis remplace cadentibus et convitium deliramenta)...
155La mise en parallèle de ces séquences avec les passages des actes français qui s’en sont inspirés exemplifie l’exploitation de cette combinatoire par les notaires du xive siècle :
156Barret no 152 : si interdum per lubrice culpe lapsis convicium ad indulgendum se nostra manus habilitet, rigorem tamen nostram taliter temperando...
Barret no 163 : Si interdum per lubrica culpe deviamenta collapsis et veniam petentibus post reatum humane condicionis fragilitate pensa-ta lenimento misericordie subvenimus...
Barret no 164 : Si interdum per lubrice culpe lapsis convicium humane condicionis fragilitate pensata misericorditer subvenimus...
157Aux variations simples par substitutions (lapsis=collapsis ; misericordie remedio=misericordie lenimento) ou permutation de l’ordre des termes (deviamenta collapsis=lapsis convicium) s’ajoute la possibilité d’extension de la phrase par enchâssement dans le modèle original (cadentibus/Lapsis misericordie) d’une séquence à l’ablatif absolu (humane fragilitate pensata) pour amplifier la structure d’ensemble. Cette combinatoire est théoriquement extensible à l’infini, une simple séquence telle que lenimento misericordie subvenimus pouvant être variée en temperamento misericordie subvenimus, misericordie remedio subvenimus, lenimento misericordie succuramus, temperamento misericordie succuramus, etc...
Entre inventivité et standardisation : une combinatoire du préambule reposant sur l’utilisation des sommes
158Toutes ces séquences ne sont pas répertoriées dans le corpus des préambules français analysé ici, mais auraient probablement reçu l’aval des notaires royaux. Si l’on songe que le procédé combinatoire se répète à l’échelle de l’emboîtement de fragments d’exordes autonomes dont on a vu les techniques de rapiècement morceau par morceau pour former des préambules d’une certaine longueur, on arrive très rapidement, à partir des quelques lettres du sixième livre examinées, à un nombre quasi-illimité d’adaptations possibles. À titre d’exemple, voici un pastiche de lettre de rémission illustrant ces possibilités combinatoires. La possibilité d’arriver très simplement à ce genre de résultat à partir des lettres de la somme offre sans doute le meilleur garant de la fiabilité des démonstrations présentées dans cette section :
159On le voit, les capacités de composition en langue latine qu’on exigeait des notaires royaux pour exercer leur profession n’étaient pas nécessairement très élevées par rapport à celles que dut démontrer Nicolas de Rocca à son entrée à la chancellerie de Frédéric II un siècle plus tôt, ou aux exercices de virtuosité de leurs contemporains humanistes185.
160Il reste difficile de mesurer ce qui tenait dans cette capacité notariale à l’héritage de la grande tradition d’ars dictaminis des xiie et xiiie siècles et à certains enseignements rhétoriques et linguistiques particulièrement caractéristiques du xive siècle. En effet, cette capacité de variation dans un cadre imposé était déjà caractéristique de la culture et de la pratique des notaires siciliens de la première moitié du xiiie siècle, mais elle devint emblématique de la culture et des conditionnements linguistiques du xive siècle.
161Des modèles de telles variations sémantiques sur un schéma préétabli se retrouvent par exemple à la fois dans un certain nombre d’artes dictandi du xive siècle186, mais aussi dans les schémas de composition des grands sermons scolastiques sur le modèle des artes predicandi, par exemple, pour rester dans le cadre chronologique du règne de Jean II, dans la collection de sermons de Clément VI, formée (en partie) à Paris à l’époque d’activité de nos notaires royaux187.
162Aussi ce que reflètent les créations de Pierre Blanchet semble moins être une culture rhétorique parfaitement analogue à celle des dictatores du xiiie siècle, que la conjonction chez leurs héritiers du xive siècle de trois éléments. Le premier est une maîtrise exceptionnelle d’une partie des Lettres. Le second consiste en une automatisation de techniques d’écriture liées à l’enseignement notarial, et en partie seulement communes au xiiie et xive siècles, qui voit une certaine mécanisation des formules de composition. S’ajoute à ces deux tendances une imprégnation par une culture propre au xive siècle du « latin flamboyant » privilégiant les effets de répétition de schèmes sémantiquement équivalents, et caractéristique à la fois des techniques notariales et de celles de la prédication.
163Le point est important, car au moins pour certains actes et chez certains des notaires, les productions de la chancellerie française semblent bien attester une tendance à la synthèse entre la culture scolastique parisienne et les règles de l’ars dictaminis qui perce à travers le cadre de formes préétablies.
5.2.2.3.5. Personnalité des auteurs, créations stylistiques et échos des Lettres : le cas Guillaume de Fouvanz
164Ces suppositions sur l’arrière-plan culturel de la rédaction des préambules amènent à la dernière étape de cette exploration des pratiques d’écriture de la chancellerie française. Sébastien Barret a tenté de mettre en valeur les sensibilités différentes de certains des notaires les plus en vue, et apparemment, les plus originaux dans la rédaction de leurs actes. Le terrain d’enquête est effectivement exceptionnel, puisqu’ on dispose du nom des rédacteurs, et pour certains d’entre eux d’une série non négligeable de préambules188. La perspective de cette étude, visant à comprendre les techniques de réutilisation des Lettres communes à l’ensemble des notaires, et tendant par définition à une certaine standardisation de leur production, semble aller à contre-courant de cette approche. Mais il n’y a aucune raison de penser que le degré de maîtrise des Lettres, et dans une certaine mesure, l’inventivité des notaires ne puissent se mesurer par l’analyse des différences dans leurs réutilisations des Lettres. Il est ainsi visible que Pierre Blanchet excelle dans l’emploi des modèles de lettres de rémission, ce qui lui permet de créer des réécritures bien plus virtuoses, et techniquement moins maladroites que, par exemple, le petit préambule de Macé Guehery (‘In culpis deliquentium’, Barret no 215). Inversement, il n’est peut-être pas complètement anodin que les rédacteurs des trois lettres « par encastrements » caractérisées par une reprise brutale et quasi-intégrale des lettres, Denis de Collors, Jean de la Verrière et Martin de Mellou, n’aient composé chacun qu’un préambule clairement inspiré des Lettres sous le règne de Jean II, de même que les rédacteurs des imitations d’exordes « frédériciens » très serviles que furent Guillaume d’Orly et Roger de Vistrebec.
L’inventivité rhétorique des notaires : un mirage ?
165Le problème de la liaison entre la maîtrise stylistique des Lettres par les notaires et leur inventivité « littéraire » dans les préambules s’appréhende particulièrement bien dans le cas de Guillaume de Fouvanz, dont Sébastien Barret a noté certaines tendances de rédaction, parmi lesquelles la fréquence de citations religieuses. Or Guillaume de Fouvanz a signé au moins deux, peut-être trois actes à préambules inspirés des Lettres sous Jean le Bon. L’acte no 166 a déjà été examiné. Une lettre de rémission pour alliance avec les Anglais (Barret no 497) reprend par ailleurs de très près le modèle de PdV VI, 3. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne fait pas preuve d’une inventivité excessive :
166À la lecture de ces deux actes, c’est une impression de servilité à l’égard du modèle « vinéen » qui s’impose. À première vue, le dernier préambule qui sera examiné dans le cadre de la chancellerie française est loin de la confirmer. S’il était bien inspiré des Lettres, il sortirait tout à fait de l’ordinaire. C’est d’ailleurs un unicum, puisqu’il s’agit d’une lettre de consolation munie d’un préambule à la manière des exordes de Guido Faba ou de certains exordes ramassés des Lettres, et introduisant une offre d’hospitalité pour des soldats écossais après une défaite.
L’élargissement du champ de comparaison et la réduction de la marge de créativité apparente
167Ce préambule particulier offre certaines analogies avec la conclusion de la lettre-pamphlet Collegerunt pontifices (PdV I, 1) si bien connue dans le monde notarial, et peut-être utilisée par le maître orléanais190. Il était donc tentant de penser qu’il s’agissait dans ce cas particulier, où Guillaume de Fouvanz brodait librement en dehors des modèles imposés, d’une réminiscence, mais la probabilité d’une création originale à partir des Lettres s’efface en fait devant l’évidence plus prosaïque d’une réutilisation d’un modèle d’une autre grande summa dictaminis présentant des analogies avec ce passage de Collegerunt. Il s’agit encore une fois d’un modèle issu de la summa de Richard de Pofi, qui semble avoir eu également la faveur des notaires français :
168On peut toujours imaginer que le notaire avait à la fois en tête Collegerunt (qu’il connaissait certainement bien) et la lettre de Richard de Pofi dont il a imité le début du préambule et une section ultérieure (qui sub dubio dimicantes...) alors que PdV I, 1 lui aurait inspiré le recours à la métaphore biblique des cornua superborum. Force est en tout cas de reconnaître que l’extension du champ de recherche des parallèles réduit drastiquement la part d’originalité instinctivement attribuée aux notaires royaux. On hésitera donc à dire que le maniement des Lettres par Guillaume de Fouvanz révèle une personnalité littéraire plus originale que celle de ses collègues.
169En tout cas, les résultats de l’analyse des quatre actes montrent qu’à l’aune des rapprochements indiciels avec les Lettres, un même notaire peut sembler original dans la création de certaines pièces, tout en suivant platement un modèle imposé dans celle de certaines autres, alors qu’une analyse à partir d’un corpus de comparaison plus vaste (Lettres PdV+Richard de Pofi) révèle en fait un degré d’imitation relativement semblable dans les différents cas.
170Ces résultats invitent à la plus grande prudence dans l’appréciation des nuances personnelles dans l’écriture des actes. L’originalité formelle, sans rapport évident avec l’identité du rédacteur, se lit sans doute mieux dans l’idéologie complexe et pour le coup relativement novatrice de certains très grands préambules associés à la création d’une institution ou à un important remaniement juridique au sein de la monarchie, comme par exemple la fixation de la majorité des rois de France à quatorze ans192.
5.2.3. Conclusion provisoire sur l’utilisation des Lettres en France aux xive et xve siècles
171Seuls treize actes, auxquels il faut peut-être ajouter la lettre à Benoît XI et la lettre de mise en défense du royaume sous Philippe le Bel193, et certainement les deux modèles rhétoriques du maître de dictamen orléanais194, ont été intégrés dans la liste des réutilisations de Lettres en France entre 1280 et 1380, mais il suffirait d’abaisser le degré d’exigence et d’inclure toutes les réminiscences en rapport avec les Lettres dans le corpus des préambules rassemblés par Sébastien Barret pour que ce nombre s’élève considérablement195. Ces réminiscences sont statistiquement au moins partiellement en rapport avec l’imprégnation des notaires français par les Lettres. À la fin de cette enquête, les témoignages de la tradition manuscrite, des inventaires et des testaments, qui tendaient tous à montrer l’importance des Lettres dans la culture des clercs du roi au xive siècle sont corroborés par ce qu’on sait désormais sur l’importance du travail à partir des Lettres dans les techniques de rédaction des préambules latins de la minorité de lettres – quantitativement négligeable, mais symboliquement importante – qui en était dotée. Les Lettres avaient une place fondamentale dans le dispositif culturel des clercs du roi vers 1350196.
172La démonstration de cette importance conduit à un certain nombre d’interrogations, et quelques hypothèses. D’une part, même s’il faudra réexaminer ce dernier point à la lumière de découvertes ultérieures, avec une attention particulière pour les formes surdéterminées par les Lettres PdV (dons, rémissions), il ne semble pas, après enquête, que les formulaires de chancellerie français, quand ils apparaissent timidement dans la seconde moitié du xive siècle197 avant de prendre une importance plus grande au début du xve siècle, contiennent de modèles génétiquement liés à ces lettres généralement issues des cinquième et sixième livres, qui servaient en priorité de modèles aux notaires royaux.
173Le retard dans le développement de formulaires de chancellerie dignes de ce nom en France a fait l’objet d’interrogations réitérées198. Il est tentant de penser, étant donné ce qu’on sait à présent du rôle concret des Lettres, qu’il était dû non seulement à des habitudes de formation sur le tas des notaires, mais aussi à l’existence des sommes impériales et papales de Pierre de la Vigne, Thomas de Capoue et Richard de Pofi. Il semble en effet logique de penser que si les formulaires français n’ont retenu pour leurs modèles de lettres de rémission ou de légitimation que des ‘formes’ éloignées de celles des Lettres, c’est parce qu’ils ont été pensés dans un second temps, de manière complémentaire à ces dernières.
174Par ailleurs, s’il reste difficile de tirer des conclusions définitives sur la durée et l’intensité de l’utilisation des Lettres en France, il est tentant de supposer que l’importance de leur utilisation sous Jean le Bon, à l’époque d’un retour en force momentané du latin directement lié aux idées du roi et du haut personnel de la chancellerie, manifeste que dans les années 1350, le latin des Lettres était pour les cadres dirigeants de la monarchie la norme de la latinité, ce qui n’était certainement plus le cas, après les premières confrontations massives avec l’humanisme italien, à l’époque où divers clercs du roi lèguent leurs Lettres dans leurs testaments, au début du xve siècle199.
175Il se pourrait d’ailleurs que ces témoignages en série des années 1410-1420 créent une erreur de perspective, car les clercs concernés s’étaient formés au droit et aux techniques d’écriture qui l’accompagnaient dans l’environnement parisien des années 1340-1370, à l’époque où les Lettres étaient visiblement encore au centre de certaines pratiques notariales prestigieuses. En 1420, en France, on lègue des Lettres de Pierre de la Vigne, mais on semble déjà ne plus guère les recopier. Il est probable qu’on ne les utilise désormais plus que très rarement200.
176Une certaine prudence s’impose pourtant en la matière, et il n’est pas exclu que d’autres recherches, en direction des grandes chancelleries princières ou même des écrits émanant de possesseurs de lettres avérés, soit institutions religieuses, soit personnes comme Nicolas de Baye201 montrent en fait que le rôle de modèle stylistique des Lettres eut des prolongements ponctuels dans la société française fort avant dans l’automne du Moyen Âge, bien après la fin du xive siècle. Il reste tout de même probable qu’à partir des années 1420 de nombreux facteurs, tels que l’arrivée d’un nouveau latin humaniste, la restriction de plus en plus radicale du rôle du latin au profit du vulgaire dans les chancelleries, l’usure lexicale, ont peu à peu réduit la « niche écologique » du style orné hérité de l’ars dictaminis du Moyen Âge central, et donc la fonction des Lettres, dont la tradition manuscrite, suivant une courbe inverse de celle de l’Empire, périclite alors dans le royaume comme dans l’Angleterre voisine.
5.3. LES LETTRES À LA CHANCELLERIE ROYALE ANGLAISE (1272-1377) : UNE RÉUTILISATION VIRTUOSE
177La réputation d’insularité de l’Angleterre ne tient pas plus dans le cas des Lettres que dans nombre d’autres pratiques culturelles médiévales. Les Lettres, arrivées tôt dans l’île, y ont été utilisées comme sur le continent. Pourtant, les profondes différences entre les structures politiques anglaise et française et le langage du pouvoir qui les reflète font supposer que cette réutilisation a pris un aspect partiellement différent de part et d’autre de la Manche.
5.3.1. Base de départ de l’enquête : éléments rassemblés par Ernst Kantorowicz
178L’influence du style des Lettres de Pierre de la Vigne dans l’Angleterre d’Édouard Ier et d’Édouard II (1272-1327) a été démontrée par Ernst Kantorowicz dans deux articles.
5.3.1.1. Indices sur l’acclimatation précoce des Lettres
179Dans le premier d’entre eux, « Petrus de Vinea in England », paru en 1937, il rappelle les liens étroits tissés entre l’Italie et l’Angleterre à la fin du xiiie siècle, et la présence de juristes bolonais dans le personnel administratif du royaume sous Édouard Ier202, les relations entretenues par Pierre de la Vigne, son réseau familial et la cour d’Henri III Plantagenêt203, enfin les liens maintenus entre la Sicile et Henri III à la faveur des plans de dévolution du royaume de Sicile à un Plantagenêt dans les années 1250204.
180Il présente alors un dossier de lettres adressées à divers personnages impliqués dans ces tractations par des nobles siciliens proplantagenêts en 1257. L’un de ces documents, conservés dans les Annales Burtonienses, semble fortement inspiré par une série de lettres contenues dans le second livre de la collection classique205. Il envisage ensuite le problème de la réception des Lettres à la chancellerie anglaise dans la seconde moitié du xiiie siècle, en mettant en valeur certains manuscrits anglais des Lettres de datation précoce206, ainsi que les traces de réutilisation de l’exorde de PdV I, 2 (Illos felices) dans un registre de l’époque d’Henri III207.
181Ces indices le conduisent à suggérer que la chancellerie des derniers Plantagenêts a tenu très tôt à s’assurer la possession de modèles stylistiques du type des Lettres. Aux raisons déjà suggérées pour cet intérêt, il faut ajouter l’importance très probablement accordée à ces modèles par le frère du roi, Richard de Cornouailles, élu roi des Romains en 1253, et qui partagea son temps entre l’Angleterre et la Rhénanie jusqu’à sa mort en 1272. Pour d’évidents motifs à la fois pratiques et symboliques, ce dernier ne pouvait qu’être intéressé par cet héritage, et son action comme roi des Romains a pu influencer les tendances stylistiques de la chancellerie anglaise208.
182Dans son second article, « The prologue to Fleta and the school of Petrus de Vinea », paru vingt ans plus tard209, Kantorowicz se concentre sur l’activité de passeur des techniques stylistiques synthétisées dans les Lettres à la cour anglaise qu’assuma Étienne de San Giorgio à l’époque d’Édouard Ier, en partant de l’utilisation apparente de la lettre PdV III, 44 par le rédacteur du prologue du célèbre traité juridique anglais Fleta (c. 1290)210. Il démontre que l’auteur de ce texte a en fait puisé son inspiration dans une composition d’Étienne de San Giorgio, les Laudes de Odduardo rege Anglie, un panégyrique d’Édouard Ier, écrit par Étienne sur le modèle du panégyrique de Frédéric, PdV III, 44. On a vu dans la dernière section de la troisième partie que ce texte n’était pas isolé, mais qu’Étienne avait composé dans la décennie 1282 pour le compte d’Édouard Ier et du cardinal Hugo d’Evesham un certain nombre de documents portant la trace des techniques de l’école campanienne211.
5.3.1.2. Les Lettres dans l’enseignement à Oxford
183Dans le premier des deux articles, Kantorowicz a par ailleurs donné une série d’indices sur la réutilisation des Lettres en Angleterre au xive siècle. Deux sommes d’ars dictaminis, l’une anonyme et l’autre composée par Johannes de Briggis (John of Briggs), sans doute fellow du Merton College à Oxford, vers 1386, recommandent expressément la lecture de Pierre de la Vigne à côté de celle de Pierre de Blois, Thomas de Capoue, Mattheo dei Libri, Guido Faba et Richard de Pofi.212 Le court traité de John of Briggs, une Compilacio de arte dictandi, a été depuis édité par Camargo213. L’auteur, magister sans doute actif à Oxford entre 1380 et 1405, conseille à ses lecteurs de lire les Lettres d’un certain Petrus de Veneys (Petrus de Vineis avec l’accent oxfordien du xive siècle)214 :
Quant aux empereurs, aux rois et aux autres seigneurs du bras séculier, on leur écrit avec les termes dus et convenables à de telles excellences, et en proportion que leur statut sera plus haut ou plus bas, il convient de varier le style. Et cet ordre ne doit pas seulement être observé en écrivant aux supérieurs, mais également aux pairs et aux sujets, selon ce que leurs mérites exigent et que leurs conditions requièrent.
Pour des exemples des choses susdites, lis les lettres de Pierre de Blois, de Pierre de la Vigne [Petri de Veneys], de Mattheo de Libri, de Thomas de Capoue et de Guido de Bologne, qui te montreront avec suffisamment de clarté ce qui a été introduit. C’est la fin de la compilation de John of Briggs sur l’art de dicter215.
184Ce témoignage elliptique mais précieux vient s’ajouter aux réutilisations du maître anonyme orléanais de 1290 et aux timides insertions d’exemples tirés du quatrième livre dans son Tractatus par Henri d’Isernia216 pour donner un peu plus de corps aux suppositions sur le rôle des Lettres dans les centres d’enseignement du dictamen.
185Enfin, Kantorowicz donne un exemple de réutilisation contemporaine d’un exorde tiré des Lettres par la chancellerie anglaise dans une lettre adressée au pape en 1307 (Foedera, I/4, p. 102 : Ad hec summi dispensatione consilii optinuimus monarchiam regie dignitatis, ut in regno nostro Anglie aliisque terris sub ditione nostra constitutis)217... Le bilan de ces recherches peut donc être résumé de la manière suivante.
186Les Lettres ont été acheminées à la chancellerie anglaise par trois canaux différents entre 1237 et 1300. Elles le furent une première fois directement, à la réception des lettres impériales destinées à l’Angleterre entre 1238 et 1250, une seconde fois, par un flux de notaires et juristes italiens, parfois directement héritiers de la tradition de dictamen de la chancellerie comme Étienne de San Giorgio. Enfin, elles purent être ultérieurement transmises grâce à l’achat de collections ordonnées, dont plusieurs manuscrits, conservés dans les bibliothèques des grandes institutions universitaires anglaises, peuvent être datés de la fin du xiiie siècle ou du début du xive siècle.
187Les Lettres ont été réutilisées entre 1270 et 1310 en Angleterre par des clercs italiens (Étienne de San Giorgio) dans la rédaction de pièces solennelles exaltant la puissance du roi d’Angleterre ; par un clerc peut-être anglais dans la rédaction du prologue solennel d’un traité de droit célèbre, Fleta ; par des notaires de la chancellerie royale sous le règne d’Édouard II pour la rédaction de documents officiels à la chancellerie royale.
188Enfin elles étaient utilisées en complémentarité avec d’autres sommes pour l’apprentissage du dictamen à Oxford et dans les autres grands centres d’enseignement au xive siècle.
5.3.2. La réutilisation des Lettres à la chancellerie des Plantagenêts : caractères généraux
189Les avancées ultérieures de la recherche permettent de compléter ces données sur un certain nombre de points218. Le dépouillement intégral des recueils de correspondance ayant trait aux affaires internationales édités par Rymer, depuis l’accession au trône d’Édouard Ier en 1272 jusqu’à la mort d’Édouard III en 1377219 s’est imposé, et a permis de dégager les résultats suivants.
190D’innombrables parallèles mineurs ou concernant des formules figées attestent une communauté stylistique renforcée particulièrement notable entre les productions de la chancellerie anglaise et les Lettres, notamment entre 1277 et 1327, mais également plus tard.
191Dans cet ensemble très large se distinguent une vingtaine d’exemples de réutilisations patentes, où le retravail à partir de longs segments de lettres prouve de manière à peu près certaine que la somme a été utilisée dans la rédaction des documents.
5.3.2.1 La conformation générale de la rhétorique politique anglaise au style sicilien à l’époque d’Édouard Ier et Édouard II
192Cette division entre un noyau de réutilisations sûres et un ensemble plus vaste d’influence très probable correspond elle-même à une double différenciation, à la fois au niveau des lettres PdV réutilisées et des documents rédigés. La « communauté stylistique renforcée » concerne en effet un vaste ensemble de documents qui recouvre à la fois des lettres solennelles de la diplomatie internationale, mais aussi des lettres relativement stéréotypées, d’expédition courante, destinées à la consommation intérieure du royaume, pour lesquelles les formules administratives de la chancellerie sicilienne contenues principalement dans le cinquième livre des Lettres PdV semblent avoir fourni une source d’inspiration. Trois catégories d’actes sont majoritairement concernées220.
Catégories d’actes particulièrement susceptibles d’influence par la rhétorique frédéricienne
193Les premiers sont des mandements en rapport avec les obligations de service à accomplir dans les guerres de Galles (règne d’Édouard Ier), d’Écosse (tous règnes confondus), et de France (Édouard Ier et Édouard III), pour lesquels de nombreuses lettres PdV offraient un modèle approprié221 ;
194C’est également le cas d’une correspondance interne ou internationale (ce sont souvent les mêmes lettres) développant le thème de la rébellion ou de la trahison des vassaux ou alliés théoriques de la couronne, pour laquelle la rhétorique de la trahison et de son châtiment dans les Lettres était également une source d’inspiration toute indiquée ; pour ces deux catégories, toutes les lettres en rapport avec la guerre contenues soit dans le second, soit dans le cinquième livre, ont pu être une riche source d’imitation222. Enfin, des lettres relativement stéréotypées telles que des exhortations à la fidélité pour des vassaux gascons ou anglais223, des réponses à des correspondances royales ou rapports sur des tractations en cours224, semblent bien également attester une proximité avec le style des Lettres, même si le caractère général des tournures employées rend très possible une origine différente (Thomas de Capoue, Richard de Pofi, Bérard de Naples...) dans un certain nombre de cas.
5.3.2.2. Typologie des exemples de réutilisation patente des Lettres
195Face à cet ensemble très large, dont on pourrait dire qu’il inclut potentiellement d’une part toute la correspondance relative aux affaires militaires et aux accusations politiques de trahison, d’autre part la correspondance solennelle à destination des cours étrangères de statut comparable, se distingue le groupe bien caractérisé de la vingtaine de documents qui forment le noyau dur de réutilisations des Lettres. Quatre ensembles s’y détachent nettement.
196Un premier groupe concerne des ordres de célébration de services pour les défunts à l’occasion de la mort de princes ou princesses de la famille royale, ou qui lui sont liés à différents degrés de consanguinité225. Ils reprennent essentiellement le modèle fourni par la lettre sur la mort d’Henri (VII) PdV IV I226.
197Un second groupe de documents étroitement liés entre eux concerne la vacance papale de 1314-1315. Il s’agit de quatre lettres d’exhortation aux cardinaux pour lesquelles une lettre d’invectives de Frédéric II aux cardinaux contenue dans le premier livre, PdV I, 14, a servi de modèle227.
198Un troisième groupe tout à fait singulier est formé par deux documents du règne d’Édouard III (1338 et 1362), concernant, le premier une invitation du souverain anglais à l’empereur Louis de Bavière à disposer de la dignité et du titre de roi d’Arles en faveur du dauphin de Vienne, le second l’érection du duché d’Aquitaine en principauté en faveur du prince de Galles, le célèbre prince noir. Dans les deux cas, les notaires se sont inspirés du projet de privilège d’érection du duché d’Autriche en royaume en faveur du dernier duc de la dynastie des Babenberg par Frédéric II contenu dans le sixième livre des Lettres dont l’utilisation par les notaires français à la même époque a été présentée plus haut (PdV VI, 26)228.
199Un quatrième ensemble, constitué par trois lettres datant de mai-juin 1345, présente l’intérêt particulier de démontrer la réutilisation des grandes lettres de propagande antipapales des dernières années du règne de Frédéric II dans le contexte de la guerre de propagande épistolaire anglaise qui accompagna les vicissitudes militaires de la première phase de la guerre de Cent Ans. La rhétorique antipapale des Lettres y est retravaillée et réorientée en fonction d’une propagande essentiellement destinée à la population anglaise, dans un discours visant à souligner le bon droit anglais contre les prétentions du roi Valois, et à donner aux expéditions anglaises sur le continent le caractère d’une action de légitime défense229.
200Enfin, une lettre du règne d’Édouard Ier conservée dans le Liber epistolaris de Richard de Bury, et trois lettres datant du règne d’Édouard II, n’entrent pas vraiment dans une catégorie déterminée. Il faut encore y ajouter une lettre d’Édouard Ier à Pierre d’Aragon dont l’exorde reprend le modèle de PdV I, 3230, en suivant son adaptation déjà remarquée par Kantorowicz dans un registre du règne d’Henri III231, la lettre d’Édouard II au pape de 1307 dont l’exorde imité de PdV VI, 30 avait également été relevé par Kantorowicz, une lettre de 1308, également destinée au pape, et visant à justifier le maintien en détention de l’évêque de Glasgow232, qui reprend un passage d’une lettre du premier livre où Manfred233 s’adressait au pape dans des circonstances similaires. Il semble bien, enfin, qu’une lettre au roi de Castille de la même année234 s’inspire dans un passage d’une relation de Frédéric II au roi de France sur ses tractations de paix avec la papauté235.
5.3.3. La réutilisation des Lettres à la chancellerie des Plantagenêts : aperçus sur les techniques notariales
201L’utilisation répétée de modèles privilégiés pour la rédaction de plusieurs lettres par les notaires de la chancellerie représente comme en France un excellent moyen d’appréhender leurs techniques de rédaction. Là encore, la diversité des cas rencontrés permet de préciser les premières indications données par la chancellerie française en montrant qu’il existe plusieurs procédés de réutilisation des lettres, qui correspondent sans doute dans certains cas à diverses habitudes de travail de la chancellerie.
5.3.3.1. L’acculturation des formules des Lettres dans la chancellerie anglaise à partir des lettres de deuil.
202Un premier cas de figure fort instructif est fourni par la réutilisation en série entre 1291 et 1314 de la « lettre de déploration » PdV IV, 1 à l’occasion de la mort de différents hauts personnages d’Angleterre, de France et d’Empire. La première réutilisation rencontrée concerne la propre épouse d’Édouard Ier, la reine Aliénor, pour le salut de laquelle le roi demande à une série d’autorités ecclésiastiques de prier. Le notaire rédacteur a rédigé sa lettre en s’inspirant à parts égales de PdV IV, 2 sur la mort de l’impératrice Isabelle, qui lui fournissait un modèle où un souverain commentait la perte de son épouse, et de la lettre PdV IV, 1, avec sa période finale portant ordre de célébrer les messes des défunts pour Henri (VII) dans le royaume :
203Le procédé de composition déjà rencontré à la chancellerie française se retrouve dans cette lettre. Le notaire s’est d’abord inspiré de loin du modèle fourni par PdV IV 2 pour commenter dans l’exorde de sa lettre la nouvelle de la mort de la reine, puis dans la première partie de la clause injonctive, il a réutilisé massivement à la fois PdV IV 1 et PdV IV 2, en fusionnant deux passages de ces lettres.
204Une autre caractéristique déjà relevée pour certains actes particulièrement solennels de la chancellerie des premiers Valois236 apparaît avec l’élargissement de la recherche des sources ; à la réutilisation de deux documents du quatrième livre des Lettres de Pierre de la Vigne s’ajoutent deux longues citations de lettres analogues issues respectivement du quatrième livre de la summa dictaminis de Thomas de Capoue (ThdC IV, 3) et du vingt-et-unième chapitre de celle de Richard de Pofi (RdP 347237) également consacrés aux lettres de déploration. La prise en compte des trois grandes summe dictaminis sud-italiennes accroît ainsi considérablement le poids de cette autorité stylistique des sommes dans la rédaction du document, et met de nouveau sur la piste d’une utilisation conjuguée des trois principales summe dictaminis par recoupement de leurs sections thématiques, correspondant à l’existence de manuscrits regroupant les trois ensembles238.
205Ce travail complexe de retraitement de quatre documents différents pris aux sections traitant des littere consolationis de trois summe dictaminis n’a pas été sans suite. Quatre ans plus tard, en 1295, un notaire a repris le même schéma pour une lettre du même type rédigée à l’occasion de la mort du frère du roi, mais cette fois le travail de réélaboration a été considérablement simplifié :
206Il semble bien que le notaire a repris la lettre de 1291 comme modèle en remplaçant simplement duximus excitandam et instantius implorandam par attente requirimus et rogamus, consortis nostre par fratris nostri, et ecclesiasticis sacramentis deo vivo... par devotarum orationum suffragiis ipsi Deo altissimo. Mais la reprise de la formule specialiter iniungendo absente de la lettre de 1291 donne à penser qu’il a tout de même bien en tête le modèle originel de la lettre PdV I, 4, avec son début de clause injonctive ceteris fidelibus nostris iniungas.
L’éloignement progressif des notaires par rapport à la somme
207Les réutilisations suivantes témoignent de la rigidification de la formule au sein de la chancellerie anglaise. La lettre de 1305 : de exequiis Johanne Regine Francie celebrandis reprend mot pour mot les termes de la lettre de 1295 : paternitatem vestram affectuose requirimus et rogamus quatinus ipsius Johanne exequias devote et solempniter celebrantes eius animam cum decantatione missarum aliisque devotarum orationum suffragiis ipsi altissimo specialiter commendetis, et les lettres pour Blanche d’Autriche et Jeanne de Gloucester de 1305 et 1307, et pour Philippe le Bel en 1314, lui font mécaniquement écho239. Grâce à cette série d’enchaînements, il est en quelque sorte possible de décomposer chimiquement les mécanismes de « digestion » du style des Lettres par la chancellerie anglaise au fur et à mesure que les années passent. Elle s’opère dans ce cas en trois étapes successives.
208La première est la réutilisation directe et polyphonique des Lettres, à partir de deux lettres principales à la thématique proche du document composé, mêlées à d’autres modèles issus de summe dictaminis analogues, pour créer un document original (1291). La seconde étape voit la réutilisation du modèle ainsi créé, avec retour secondaire sur la principale lettre de Pierre de la Vigne employée précédemment (1295). Elle est suivie de quatre réutilisations successives de la lettre de 1295, par reprise mécanique, sans retour à la collection PdV, en 1305 (deux fois), 1307 et 1314.
209Les notaires reprennent donc désormais mécaniquement les expressions employées en 1295 sans modification et apparemment sans plus recourir à l’original sicilien. C’est un indice notable du degré de réception très différent du modèle fourni par les Lettres dans les premières années de leur diffusion et par la suite, quand la chancellerie s’est familiarisée avec la source. Une nouvelle « forme » anglaise pour ordonner la célébration des prières des morts en cas de décès princier a été créée en trois étapes à partir des Lettres entre 1291 et 1305. Elle a par la suite été réutilisée sans recours ultérieur au recueil.
5.3.3.2. Une matrice rhétorique d’utilisation exceptionnelle : les lettres de reproche aux cardinaux
210Le groupe formé par les quatre lettres aux cardinaux de 1314 et 1315 pour protester contre la longueur de la vacance pontificale offre un cas de figure en partie comparable. Deux lettres très proches ont été envoyées le même jour de 1314 à l’ensemble du collège cardinalice et aux cardinaux individuellement, et l’opération a été répétée quelques mois plus tard, en 1315240 :
211Le notaire qui a composé les deux lettres de 1314 a repris la partie centrale de la lettre PdV I, 14, expurgée de ses insultes introductives, avec la métaphore de l’église désolée, essentiellement dans sa première section pour la lettre nominative, plus longuement pour la lettre destinée au groupe de cardinaux. Un an plus tard, les notaires se contentent de reprendre dans le second groupe de deux lettres les deux premières réutilisations de PdV I, 14, en inversant la longueur des séquences (la reprise la plus longue est cette fois incluse dans la lettre destinée nominativement à chaque cardinal, et la plus courte dans la lettre collective). Le même phénomène de rigidification et d’intégration dans les habitudes de la chancellerie se répète donc ici de manière légèrement différente, et sur un laps de temps plus réduit.
5.3.3.3. Une matrice rhétorique à la limite de l’inspiration juridique : la lettre d’érection du duché d’Autriche PdV VI, 26 et ses réutilisations
212La réutilisation à plus de vingt ans d’intervalle sous Édouard III du projet de privilège d’érection du duché d’Autriche en royaume (PdV VI, 26) présente un cas de figure bien différent.
213Dans le premier cas (1338), il s’agit de l’adaptation toute en souplesse du langage d’une charte solennelle qui inspire à la fois thématiquement et formellement le contenu d’une lettre diplomatique où le roi anglais, pour empêcher le Dauphiné de tomber dans l’orbite française et renforcer la position stratégique de l’adversaire, suggère à Louis de Bavière de disposer de la couronne du royaume d’Arles en faveur de Humbert II, le dernier dauphin de Viennois avant son rattachement au royaume de France243. Le notaire, même s’il suit fidèlement l’idée de l’exorde, doit donc recomposer entièrement les formules dont il s’inspire244 (Foedera et acta, II/4, p. 6).
214Dans le second cas, il s’agit d’une charte solennelle où Édouard remet en toute souveraineté l’Aquitaine dans les mains du prince de Galles, avec expectative d’érection en royaume. La nature de l’acte, plus proche du modèle fourni par le privilège, permet alors de préserver la structure de celui-ci. Les deux résultats sont donc fort contrastés, et c’est pour une fois le document postérieur (1362) qui est le plus proche du modèle des Lettres, qu’il reprend de plus près que son devancier de 1338 (Foedera et acta, III/2, p. 66-67).
215Cette double réutilisation est d’autant plus instructive que les notaires de l’adversaire d’Édouard III, Jean II le Bon, se servirent de la même pièce pour confectionner le préambule solennel d’un acte portant sur un don d’importance exceptionnelle245. L’acte de 1362 permet de montrer qu’encore à cette date dans la chancellerie anglaise, les notaires avaient une connaissance et une pratique exceptionnelle des Lettres. Non seulement ils ont adapté le début du privilège sans l’imiter servilement, contrairement à leurs homologues français, mais ils se sont également inspirés dans la rédaction du corps de leur acte de deux autres lettres PdV (III, 68 et I, 9), qu’ils ont habilement réinsérées entre deux passages inspirés de PdV VI, 26, en procédant également avec une plus grande souplesse que Jean de la Verrière, lequel encastre assez brutalement le même extrait entre le début du préambule de la lettre PdV VI 1 et le remaniement valois du préambule de la lettre PdV VI, 8246.
Un rôle d’inspiration juridique probable : la reprise anglaise des prérogatives impériales
216Il est enfin possible de noter que l’existence de cet acte d’érection d’un royaume sous garantie impériale a sans doute influencé la pensée des juristes et hommes d’État anglais qui connaissaient les Lettres de Pierre de la Vigne. Dans le cas de l’Angleterre au xive siècle, il semble bien, à la lecture de l’acte de 1362, que la reprise du projet de privilège de Frédéric II ait inspiré une clause remarquable contenue dans les lignes par lesquelles notre extrait se termine. On y lit qu’Édouard III se réservait la possibilité d’ériger l’Aquitaine en royaume dépendant de l’Angleterre, une idée dérivée du contenu de la lettre PdV VI 26 qui avait servi de matrice formelle principale à la lettre toute entière247.
217On entrevoit donc une extension impressionnante du rôle déjà suggéré de matrice juridique des Lettres. Ce rôle, théoriquement plutôt attendu en terre d’Empire, germanique ou italienne, ou en Sicile, s’est étendu dans le cas de cet acte juridique singulier qu’était l’érection d’un duché en royaume jusqu’aux îles britanniques.
5.3.3.4. La réutilisation des techniques de propagande à des fins politiques pendant la guerre de Cent Ans
218Un cas de figure différent et fondamental pour notre compréhension du rôle des Lettres dans la culture rhétorique des clercs est constitué par trois exemples de réutilisations des Lettres dans la propagande antifrançaise vers la fin de la première décennie de la guerre de Cent Ans, en 1345.
219Les trois documents concernés sont étroitement liés entre eux. L’un est une lettre du roi d’Angleterre au pape datée du 26 mai 1345, dans laquelle il se justifie de la rupture des trêves que la Curie, fortement soupçonnée par le pouvoir anglais de partialité en faveur de Philippe de Valois, avait cherché à ménager entre les deux adversaires dans les mois précédents. Les notaires royaux ont ensuite élaboré à partir de cette première lettre un second document, écrit quelques semaines plus tard et destiné cette fois à un public plus large (c’est une des nombreuses lettres publiées dans tout le royaume et peut-être répandues sur le continent, pour justifier la politique anglaise), en modifiant son exorde et surtout sa dernière partie.
220C’est justement dans la nouvelle conclusion de la lettre ainsi retouchée qu’apparaît une réélaboration d’un exorde d’une des lettres du second livre (PdV II, 10, encyclique aux rois sur le complot de 1246). Le thème de la rumeur (fama) trompeuse explicitement opposée à la vérité (racontée par la lettre), si souvent exploité par les notaires de la cour impériale, a été adapté à l’usage de la propagande anglaise :
221La forme même de la réutilisation n’est pas des plus raffinées. Après avoir repris les premiers mots de l’exorde de la lettre impériale, le notaire a fait entrer dans sa période la séquence amicorum corda turbaret, en se contentant de changer turbaret en perturbet et de faire précéder le tout d’un simple vel pour l’ajuster au passage précédent. Mais c’est une réutilisation parfaitement adaptée aux besoins de la propagande anglaise. Ce thème de la fama introduit un certain nombre de lettres de Frédéric II narrant généralement des revers militaires, comme sa défaite devant Parme en février 1248. Le roi anglais qui s’apprête à rompre la trêve met en garde ses sujets contre l’impression que des rumeurs diffusées par ses adversaires pourraient leur donner : il est l’agressé, et non l’agresseur.
222Dans l’exorde commun aux deux lettres et dans le corps de la lettre du 26 mai, apparaissaient en outre certains indices d’imitation de lettres PdV. À certaines formules figées typiques du style des Lettres s’ajoute une réutilisation plus caractérisée d’une formule antipapale de la lettre PdV I, 10 :
223Mais c’est sans doute une lettre solennelle rédigée dans la foulée des deux précédentes, le 15 juin 1345, qui offre le témoignage le plus éclatant de ce réinvestissement de la rhétorique polémique des Lettres par la chancellerie anglaise.
224Ce document appartient à un genre bien représenté dans les productions de la chancellerie anglaise, les lettres de orando pro rege, destinées aux archevêques et évêques du royaume dans des situations de crise (troubles politiques, guerres) où le roi atteste la justice de sa cause et réclame pour lui les suffrages divins. La mention per regem souligne la dignité particulière de la lettre, dans laquelle le roi, après avoir brièvement rappelé son bon droit et la traîtrise de Philippe de Valois, commente sa décision de poursuivre la guerre avec une nouvelle expédition avant de demander aux prélats du royaume de prier pour lui.
225Pour exprimer l’idée que le roi d’Angleterre a assez subi les attaques de son adversaire sans y répondre, et qu’il est temps pour lui de se défendre en attaquant, les clercs ont repris une des conclusions les plus célèbres des Lettres, celle de la lettre PdV I, 18, écrite par Frédéric II à saint Louis en février 1249, où un notaire impérial (qui ne peut avoir été Pierre de la Vigne, alors emprisonné ou déjà mort depuis quelques jours) fait dire à l’empereur que, las de faire office d’enclume sous les coups du pape, il est temps pour lui d’assumer la fonction du marteau :
Récupération de la fonction polémique des Lettres
226Cette série de documents atteste sans équivoque que, de même que certaines lettres ou certains passages de lettres bien particulières (lettres de déploration, privilèges exceptionnels) servaient de matrice juridique et stylistique pour la rédaction de documents en rapport avec leur thème particulier, l’ensemble des lettres polémiques dépréciant la papauté ou les communes rebelles qui forment le noyau du premier et d’une grande partie des second et troisième livres des Lettres a plus généralement, dans des contextes parfois fort éloignés de la querelle entre l’Empire et la papauté, pu servir au xive siècle de modèle à des lettres de propagande politique attaquant la légitimité de l’adversaire, et dont les rédacteurs devaient développer une rhétorique à la fois efficace, violente et de haut niveau stylistique.
227Ces témoignages liés à la propagande épistolaire du début de la guerre de Cent Ans sont un parfait exemple d’une réutilisation proprement rhétorique du modèle polémique fourni par les Lettres, l’exact opposé de l’inspiration qu’ont pu en tirer les légistes de Philippe le Bel dans la plupart des grands manifestes antipapaux des années 1296-1303. Dans ce dernier cas, les clercs s’inspiraient apparemment plutôt des idées développées dans un certain nombre de lettres tout en s’écartant formellement de leur contenu ; dans la guerre d’idées et de mots du début de la guerre de Cent Ans, c’est au contraire la forme même de la rhétorique des Lettres qui a été reprise par les clercs anglais pour être adaptée à une argumentation portant sur un thème bien différent du conflit entre l’Empire et la papauté, ou de la soumission des cités lombardes, à savoir le droit du roi anglais à ceindre la couronne de France et la justification de sa conquête à main armée du royaume. Il est vrai que nombre de lettres des trois premiers livres traitant de conflits présentés comme de légitimes tentatives de soumission de diverses entités rebelles, ou comme la lettre PdV II, 10, de la répression de crimes de lèse-majesté, pouvaient servir de modèle général à une propagande portant sur la légitimité politique d’une action guerrière. Il n’en reste pas moins remarquable que la chancellerie qui paraît avoir alors développé la rhétorique et plus généralement la propagande la plus efficace pendant cette première phase de la guerre de Cent Ans semble bien cultiver et posséder à fond les Lettres et l’arsenal rhétorique qu’elles représentent, alors que dans le royaume de France des premiers Valois, on semble alors avoir moins songé à utiliser ce genre de rhétorique de haut niveau à des fins de propagande politique, au sens restreint du terme248.
5.3.3.5. Aux limites de l’inspiration stylistique et de l’inspiration littéraire
228Un exemple de réutilisation ponctuelle rencontré sous le règne d’Édouard II complètera ce tour d’horizon anglais par quelques considérations sur l’aspect proprement stylistique des techniques d’imitation des Lettres au xive siècle par les notaires royaux.
229En 1308, Édouard II se débattait avec l’héritage de la tentative de soumission directe du royaume d’Écosse par son père, qui tournait alors au désastre pour les Anglais249. Or parmi les adversaires les plus acharnés de la domination anglaise en Écosse se trouvait l’évêque de Glasgow, dont l’influence pouvait être déterminante en légitimant le pouvoir du révolté Robert Bruce, théoriquement excommunié. Édouard Ier l’avait fait emprisonner peu avant sa mort en 1306, et Édouard II, qui sentait la situation lui échapper, ne voulait pas prendre le risque de le libérer en dépit des objurgations papales250. Il fit donc écrire une lettre dont est tiré l’extrait suivant :
230En dehors de la présence de circuitiones également contenues dans les Lettres (iudicium ultionis, temeritatis audacia) qui indiquent une communauté stylistique renforcée, l’aspect le plus spectaculaire de cette réutilisation est la réélaboration d’un passage d’une lettre correspondant exactement aux besoins du notaire d’Édouard II. Dans un cas, Manfred, en faisant référence à son père Frédéric II, refuse la libération d’un prélat traîtreusement insurgé contre lui, auquel il reproche d’avoir abandonné ses fonctions pastorales pour des occupations guerrières. Dans l’autre, Édouard II commence également par faire référence à son père pour justifier le maintien en détention de l’évêque de Glasgow, en insistant de même sur le scandale de son action guerrière251.
Des techniques rhétoriques sophistiquées qui servent de source d’inspiration pour une recréation de type littéraire
231L’aspect le plus instructif de cette réutilisation est sans doute le développement de la complexe figure rhétorique (à la fois zeugmatique et d’opposition, avec des annominationes) utilisée pour grossir les excès guerriers du prélat electus non pacifer inventus sed belliger, non altaris levita sed equo elevatus. Le notaire anglais la reprend en 1308 pour la prolonger à sa manière dans une ample construction zeugmatique assonancée : non ut presul pacificus, set belliger, non altaris levita, set equo elevatus, clipeum pro infula, gladium pro stola, loricam pro alba, galeam pro mitra, lanceam pro baculo pastorali, inter inimicorum dicti patris et nostrorum consortia, contra ipsum patrem nostrum in guerra sua Scotie ordine turbato assumens.... Peut-être plus que dans les extraits précédents, c’est le rôle de source d’inspiration proprement rhétorique, et non pas seulement diplomatique, des schémas et des images fournies par les Lettres, et les possibilités proprement littéraires offertes par leur réutilisation dans le cadre d’une chancellerie bien formée aux règles de l’ars dictaminis qui se distinguent ici. Ce type de construction zeugmatique, à effet un peu analogue dans son rythme au climax, n’était, au contraire de ce dernier, guère cultivé par la chancellerie sicilienne qui ne dépasse pas le double balancement dans la lettre PdV I, 24, mais l’idée, la structure initiale et le vocabulaire utilisés par le notaire d’Édouard II sont inspirés par les Lettres.
5.3.4. Conclusion sur la réutilisation des Lettres en Angleterre
232La conclusion de ce chapitre anglais tient en quelques remarques. La multiplicité des réutilisations repérées semble indiquer une exploitation des Lettres au moins aussi intensive, et apparemment plus variée que celle pratiquée dans la France des premiers Valois. En dépit de cet avantage, il serait peut-être imprudent d’avancer une hypothèse générale sur la fréquence de cette réutilisation. Elle paraît très importante dès la fin du règne d’Édouard Ier et pendant le règne d’Édouard II (1290-1327), mais ne semble pas vraiment subir de recul pendant le règne d’Édouard III (1327-1377)252. On peut donc supposer que l’emploi des Lettres a perduré pendant tout le xive siècle. Seul un complément d’enquête accroissant encore le nombre des parallèles et portant les vérifications jusqu’au xve siècle pourrait donner à cette impression de continuité une parfaite solidité, même si les réformes du style de la chancellerie anglaise et la raréfaction de la production manuscrite au début du xve siècle donnent à penser que leur utilisation a surtout concerné les trois règnes examinés, et éventuellement ceux de Richard II et d’Henri IV253.
233En revanche, l’étude de l’histoire postérieure des nouvelles formes ainsi créées permet bien de valider en partie l’hypothèse d’une adaptation progressive, dans un certain nombre de cas, de modèles fournis par les Lettres qui furent intégrés aux formes de la chancellerie vers la fin du xiiie siècle, et devinrent ensuite partie intégrante de la rhétorique royale. C’est le cas de la formule de prière pour les défunts cum decantatione missarum, sans doute aussi d’expressions figées dans des actes relatifs à des préparatifs militaires, et les lettres aux cardinaux de 1314-1315 auraient sans doute connu le même sort si des vacances papales durables nécessitant le recours à la même rhétorique s’étaient répétées à peu d’années d’intervalle dans les années suivant 1315. À une phase d’imprégnation générale d’un certain nombre de formules de la rhétorique de chancellerie officielle par la rhétorique des Lettres, phase qui semble avoir surtout concerné la période 1280-1320, s’opposerait donc la réutilisation plus ponctuelle des Lettres pour des documents tout à fait exceptionnels (lettre à Louis de Bavière de 1338, privilège pour le duché d’Aquitaine de 1362) qui, elle, se prolonge sur l’ensemble de la période. La réutilisation des Lettres pour la rédaction des lettres de propagande anglaises antivalois prouve que dans un xive siècle déjà avancé, la chancellerie anglaise était encore capable d’utiliser leur rhétorique dans des buts polémiques avec une redoutable efficacité.
234La seconde remarque concerne ce que les techniques de rédaction et d’adaptation de la chancellerie anglaise font deviner du degré de maîtrise des Lettres par les clercs anglais, tout au long de cette période. La capacité d’entrelacer souplement les motifs issus de deux, voire trois lettres différentes dans la construction d’un préambule, analogue à celle déployée par les meilleurs (les moins mécaniques ?) des notaires français de Jean II, l’étendue de la palette des réutilisations possibles, depuis le simple emprunt d’exorde (en tête ou en queue de lettre) jusqu’à l’inspiration de type proprement littéraire de la lettre sur l’évêque de Glasgow, supposent une maîtrise exceptionnelle des Lettres, ou au moins d’une partie d’entre elles, qui doit trouver sa source dans l’enseignement rhétorique des universités anglaises à cette époque et l’importation d’un personnel spécialisé.
235Un tel déploiement de capacités paraît en effet impliquer un apprentissage approfondi de cette somme épistolaire par les clercs, avec des explications très détaillées en cours sur certaines d’entre elles, et une mémorisation poussée d’une bonne partie du matériel ainsi mis à disposition.
236Cette dernière hypothèse, plausible dans un univers culturel où des capacités mémorielles nécessaires à ce type d’apprentissage étaient encore extrêmement développées, expliquerait à la fois la capacité des notaires à retrouver des schémas conformes à leurs attentes les plus diverses dans différentes parties de la Somme, mais aussi l’affleurement parallèle de toutes ces circu(m)itiones et autres chevilles de fin de clausule déjà présentes dans les Lettres réutilisées par les notaires anglais, sans qu’on sache toujours dans quelle mesure il s’agit d’emprunts conscients, de rencontres fortuites, d’inspirations issues de sources différentes mais structurellement similaires, ou de réminiscences. Rencontrées dans les Lettres au cours de leur apprentissage, nombre de ces formules leur venaient naturellement sous la plume, au moment de la rédaction des actes, à chaque fois que la récurrence d’un des schémas imposés par le cursus les obligeait à chercher dans leur mémoire un groupe de mots répondant aux exigences formelles et sémantiques bien particulières pour lesquelles les Lettres étaient un modèle privilégié. À condition de garder en mémoire que ces Lettres étaient utilisées en concurrence dans l’enseignement comme dans la pratique avec une petite dizaine de sommes purement pratiques et semi-théoriques au statut quasi-équivalent, partiellement citées par maître John of Briggs à la fin de son traité, et plus particulièrement avec les deux summe papales de Thomas de Capoue et Richard de Pofi, dont on a vu plus haut un exemple d’utilisation couplée avec celle des Lettres254, on entrevoit donc plus clairement l’importance considérable dévolue à ces modèles tant dans l’apprentissage que dans l’exercice d’un notariat de haut niveau à la fin du xiiie et au xive siècle, en France comme en Angleterre.
5.4. L’EMPIRE, TERRE D’ÉLECTION DES LETTRES
237Considérations liminaires et structure de l’enquête
238La réutilisation des Lettres de Pierre de la Vigne dans l’Empire, et plus particulièrement à la chancellerie impériale, s’inscrit dans une logique bien différente de celle reconstituée pour la France et l’Angleterre. La raison principale en est simple. La grande majorité des Lettres avait été créée à une époque de relative indistinction juridique et pratique entre la chancellerie impériale allemande et la chancellerie royale sicilienne (1220-1254)255, sous l’autorité d’un roi de Sicile qui était aussi empereur (Frédéric II) ou roi des Romains (Conrad IV).
239Dans une perspective proprement germanique, la somme des Lettres présentait donc un ensemble de formes stylistiques et juridiques parfaitement légitimes et directement réutilisables. Elle avait de plus l’avantage de permettre aux empereurs ou rois des Romains postérieurs de faire référence à un passé glorieux qui contrastait avec la situation politique de l’Empire aux xive et xve siècles.
240La succession de souverains Hohenstaufen, de Conrad III et Frédéric Barberousse à Frédéric II et Conrad IV, avait maintenu une continuité contrastant avec les changements dynastiques constants qui, entre 1273 et 1437, virent alterner sur le trône allemand des princes issus des trois grandes maisons princières de Habsbourg, Luxembourg et Wittelsbach, ainsi que de quelques autres familles moins puissantes.
241Le brillant règne de Charles IV de Luxembourg (1354-1380) ne suffit pas à inverser la tendance générale à l’éclatement politique de l’espace germanique jalonné par le grand interrègne (1253-1273), la rivalité entre Adolphe de Nassau et Albert d’Autriche, la mort précoce d’Henri VII en 1313, le conflit de Louis de Bavière avec la papauté, enfin la déposition de Venceslas et les guerres hussites au début du xve siècle.
242L’affaiblissement radical de l’autorité royale et son transfert incessant d’une famille à l’autre au gré des élections eurent pour conséquence paradoxale un conservatisme institutionnel et symbolique particulièrement prononcé. En effet, au fur et à mesure que la substance du pouvoir royal s’effritait, les souverains s’efforçaient de mettre l’accent sur une continuité juridique et symbolique qui devint peu à peu leur seul moyen d’influence. La position juridique de l’empereur, théoriquement seul maître de modifier les statuts des terres ou des personnes dans l’Empire, était alors le seul garant du maintien d’une marge de manœuvre minimale pour le souverain256.
243L’utilisation intensive des modèles fournis par les Lettres dans la chancellerie impériale des deux premiers Habsbourg et de leur rival Adolphe de Nassau, d’Henri VII de Luxembourg, de Louis de Bavière et de Charles IV semble refléter cette volonté d’enraciner un pouvoir chancelant dans la tradition prestigieuse de Frédéric II. L’apparente continuité dans la réutilisation des Lettres recouvre toutefois de profondes différences dans leur emploi en fonction des règnes, qui traduisent la difficile stabilisation d’une tradition devant se réaffirmer à chaque changement dynastique à l’échelle d’une chancellerie princière chaque fois différente. Le travail de constitution de sommes de « formes » impériales en partie inspirées par les Lettres, commencé sous les deux premiers successeurs de Rodolphe de Habsbourg, repris sur des bases différentes soixante-dix ans plus tard, à la chancellerie de Bohême, laisse en effet deviner la relativité des continuités administratives de la chancellerie impériale, soumises à des pressions et des aléas incomparablement plus grands qu’en France ou en Angleterre.
244Là, les pratiques devenaient rapidement celles d’un État pré-moderne en cours de formation257. Dans l’Empire, la chancellerie migrante au gré des règnes était, à l’exception peut-être du long règne bohémien de Charles IV (1345-1380), où la production d’actes se multiplia et qu’on crédite volontiers d’une imitation du modèle étatique français258, encore toute imprégnée par les logiques des xiie et xiiie siècles. Et la grande fidélité de cette chancellerie aux modèles et à la logique des Lettres peut être aussi bien interprétée négativement, comme un symptôme de conservatisme, que positivement, comme la marque d’une continuité.
245Le problème du transfert symbolique des formes impériales
246L’absence de cohésion du regnum teutonicum rend par ailleurs un examen complet de l’utilisation des Lettres en Allemagne impossible. L’étude des actes produits par les avatars successifs de la chancellerie impériale peut certes donner une première vue d’ensemble de cette utilisation. Mais pour reconstituer l’ensemble de la logique de circulation des Lettres, il faudrait envisager leur utilisation dans l’ensemble des chancelleries princières qui se rattachaient alors à cette tradition prestigieuse, même quand les souverains dont elles relevaient n’étaient pas à la tête de l’Empire, comme ce fut le cas pour les Habsbourg, privés entre 1308 et 1438 d’un accès durable à la couronne, mais cultivant une symbolique de type impérial.
247Il est possible de donner une idée des complexes mouvements d’hommes et d’idées nécessités par la transmission des savoirs juridique et stylistique liés à la pratique du « style aulique » de la chancellerie impériale au gré de ces rivalités dynastiques en rappelant les deux dédicaces que Jean de Gelnhausen, ancien notaire à la chancellerie de Charles IV, donna successivement à sa somme de formules impériales en partie inspirée des Lettres, le Collectarius perpetuarum formarum, par lui composé dans les dernières années du xive siècle259.
248La première fut dédiée à Josse de Luxembourg, margrave de Moravie depuis 1380 et compétiteur malheureux à l’Empire en 1410260 ; la seconde à Albert, chef de la maison d’Autriche à la fin du xive siècle († 1395)261. Dans cette dédicace, Jean résume la philosophie de ces transferts symboliques de formules juridiques qui accompagnaient le mouvement perpétuel de flux et de reflux de la dignité impériale :
Alors que, naguère, je demeurais dans le palais césaréen du divin Charles quatrième de bonne mémoire, empereur des romains et roi de Bohême, votre très illustre oncle paternel (pour Albert)/maternel (pour Josse), qu’employé par lui, j’étais de par sa grâce enregistreur des lettres, et qu’en les examinant souvent avec grand plaisir dans les registres tant des lettres du Saint-Empire que du royaume de Bohême, j’y lisais tout au long ses faits et gestes magnifiques, et voyais que de nombreux formulaires du style de la cour impériale avaient été composés lacunairement et sans ordre, tant à la chancellerie qu’au dehors, il me plut, par la grâce de Dieu céleste et tout puissant, de recueillir de tous les registres de César, telles des pommes parmi les plus sapides de ce verger, des formes stables et perpétuelles en une étude particulière, et de les ranger en un seul corps, à la mémoire du divin César et comme un document très notoire et véritable pour tous les notaires ; formes à défaut desquelles, tel le sexe féminin pour s’orner en son miroir, les notaires des princes ne pourraient continuer à embellir et disposer leurs lettres en une juste imitation (...) Aussi, très glorieux prince, que votre Majesté daigne accepter gracieusement cette présente collection (...) et que l’Autriche/la Moravie prenne pour elle ce dont se délecte la Bohême...262.
249À travers les deux versions de sa dédicace, Jean de Gelnhausen proposait concrètement à un personnage d’envergure à la tête d’une des grandes principautés territoriales de l’Empire un recueil des formes qui aiderait éventuellement les notaires de sa future chancellerie impériale à suivre les traces de la tradition initiée par Frédéric II et glorieusement réanimée par Charles IV.
250Le mouvement de migration qui avait amené au xiiie siècle les notaires italiens à monnayer leur savoir outre-monts se répétait donc à la fin du xive siècle en Allemagne même, où les notaires issus de la chancellerie du royaume de Bohême, qui s’enfonçait alors dans la crise263, proposaient aux différents princes des formulaires susceptibles d’aider leurs notaires à écrire dans le style de la cour impériale. Etant donné le nombre impressionnant de prétentions rivales à l’Empire, encore avivées par les divisions internes au sein des différentes familles éligibles dans l’Allemagne de la fin du xive siècle264, il est facile d’imaginer le nombre de chancelleries régionales dont les notaires purent récupérer cet héritage prestigieux.
251Une enquête sélective : chancellerie impériale et royaume de Bohême
252L’enquête a été limitée à deux domaines. Le premier concerne essentiellement les actes solennels écrits à la chancellerie impériale entre 1273 (élection comme roi des Romains de Rodolphe I) et 1380 (mort de Charles IV), avec quelques extensions vers la période 1380-1437. Cette chronologie correspond à celle retenue pour la France et l’Angleterre, et la plupart des règnes sont couverts par l’édition des actes les plus solennels inclus dans les volumes de la série Constitutiones et acta des Monumenta Germanie Historica. Ce programme éditorial de grande ampleur n’est toutefois achevé ni pour les dernières années du règne de Louis de Bavière (1330-1345), ni pour la seconde partie du règne de Charles IV (1355-1380), mais les séries peuvent être complétées par des exemples tirés des Acta imperii selecta édités par Böhmer en 1870, des Acta imperii inedita édités par Winckelmann en 1885, et d’éditions analogues265. L’ensemble textuel ainsi constitué ne reflète certes pas l’intégralité des actes solennels émis par la chancellerie impériale, mais offre une bonne base de départ pour une première approche du problème.
253Il existe toutefois au moins une grande chancellerie « régionale », d’abord distincte, puis un temps réunie à la chancellerie impériale, dont le rôle particulier dans la diffusion et le maintien de ces traditions d’écriture en terre germanique ne peut être passé sous silence : celle du royaume de Bohême, où les notaires campaniens avaient apporté avec eux les techniques de composition épistolaire « sicilienne » dès la fin du xiiie siècle.
254On lui a donc réservé un chapitre particulier, à la mesure du statut spécial de cette entité territoriale qui peut être considérée comme une partie analogue à d’autres dans le Saint-Empire, ou au contraire comme un royaume slave d’Europe centrale, selon la perspective envisagée. Cette ambiguïté constitutive explique en partie la forme particulière qu’y a prise la transmission des Lettres.
255Pour tenir compte à la fois de cette relative continuité d’ensemble de la tradition impériale, mais aussi des profondes inflexions dues aux changements dynastiques, et de ce particularisme bohémien, ce chapitre sera divisé en trois parties principales, la première présentant les caractères généraux de la réutilisation des Lettres à la chancellerie impériale entre 1273 et 1380 (5.4.1) ; la seconde mettant en valeur les changements dans la réutilisation des Lettres entre 1268 et 1345 en fonction de la politique des différents souverains (5.4.2) ; et la troisième revenant sur le rôle particulier dévolu à la Bohême et à Prague à la fin du xiiie siècle et sous le règne de Charles IV (5.4.3). Un bref épilogue sur le destin des Lettres en Allemagne au xve et xvie siècle servira de conclusion (5.4.4).
5.4.1. Caractères généraux de la réutilisation des Lettres à la chancellerie impériale : l’« inculturation » progressive des Lettres dans les formulaires impériaux
256La réutilisation des Lettres à la chancellerie impériale n’a pas souffert d’interruption prolongée pendant l’ensemble de la période concernée, même si elle semble avoir été plus accentuée au début du règne de Rodolphe de Habsbourg, sous le règne d’Henri VII et à certains moments particuliers de celui de Charles de Bohême (notamment en 1347-48, dans les tous premiers mois de son accession au trône) qu’à d’autres.
5.4.1.1. Une utilisation intensive et régulière
257Le tableau suivant ne prétend pas être exhaustif. Il donne un premier aperçu du nombre et de l’origine des lettres utilisées dans la rédaction des actes solennels contenus dans les collections précitées, et de la régularité de leur emploi pour l’ensemble de la période.
258Les Lettres circulaient (mais sous quelles formes ?) en Allemagne dès les premières années qui suivirent la naissance de la collection, dans la décennie 1270, ce qui n’étonne guère étant donné l’importance du réseau des notaires italiens réfugiés en Bohême et ses liens étroits avec la famille Rocca dans les mêmes années. Leur utilisation, loin de faiblir, augmenta par la suite. Une première analyse des récurrences semble montrer que cette utilisation régulière pendant l’ensemble de la période ne correspondit pas à l’adoption immédiate et définitive de quelques modèles intégrés dans un corpus de ‘formes’ et imités par la suite sans recours ultérieur aux Lettres.
259En effet, le groupe des lettres imitées se modifia substantiellement entre la fin du xiiie siècle (règnes de Rodolphe, Adolphe et Albert 1273-1308), la première moitié du xive siècle (règnes de Henri VII de Luxembourg et Louis de Bavière) et la seconde moitié du xive siècle (après 1345, sous le règne de Charles IV). D’autre part, jusque vers 1350, les imitations susceptibles d’avoir été tirées directement des collections de Lettres semblent plus nombreuses que celles qui pourraient avoir été forgées à partir de formulaires plus récents, incluant souvent en terre germanique des modèles d’actes imités des Lettres266. La consultation des Lettres a donc été ininterrompue, même si certains modèles d’actes particulièrement populaires sont rapidement devenus des formes juridiques tellement banales en Empire que leur usage a pu, lui, être plus ou moins rapidement médiatisé.
5.4.1.2. Les mécanismes d’intégration des Lettres dans les formules impériales
260La réutilisation des Lettres en terre d’Empire est en effet plus intensive et plus diversifiée qu’en France ou en Angleterre. Dans ces deux derniers cas, les Lettres ont certes pu servir de source d’inspiration formelle selon deux tendances assez différentes, soit pour la rédaction de certaines parties d’actes, en particulier des préambules d’actes solennels, soit pour le développement d’une rhétorique de circonstance ; dans l’Empire, il faut ajouter à ces deux fonctions également bien documentées une tendance à la réutilisation de lettres entières en tant que formes juridiquement valables dans le répertoire des formules diplomatiques impériales. Un exemple relativement simple de cette réutilisation directe est fourni par la récupération de la forme de la lettre PdV VI, 16, ‘super defectu natalium’, attestée sous Adolphe de Nassau, Albert I, et dans les formulaires de la chancellerie bohémienne de la fin du xive siècle267.
Le préambule De fulgore throni Cesarei (PdV VI, 26) : un cas exemplaire
261Un autre, plus complexe, est représenté par l’utilisation répétée à partir d’Henri VII du préambule de la lettre d’érection de l’Autriche en royaume (PdV VI, 26) pour toutes sortes d’actes entrant dans la catégorie des investitures ou des érections solennelles de personnes ou de terres dépendant de la grâce impériale.
262Ces deux cas montrent toutefois que la différence entre la réutilisation juridique des Lettres en France et en Angleterre d’une part, dans l’Empire d’autre part, n’était pas radicale. On a en effet vu plus haut l’utilisation de la forme super defectu natalium à la chancellerie française268, et le parti que les notaires avaient tiré, tant en France qu’en Angleterre, de ce préambule de la lettre PdV, VI, 26, pour créer des actes de portée juridique sensiblement comparable à certains des actes allemands écrits à partir de ce modèle269.
263Mais si l’inspiration juridique générale est commune aux trois domaines, les modalités et l’intensité de la réutilisation sont suffisamment divers pour qu’il soit possible de parler d’une forte différence de perception de la valeur juridique des Lettres selon qu’on se place à l’intérieur ou en dehors de l’Empire. Dans l’Empire, le préambule de la lettre PdV VI, 26 De fulgore throni cesarei servit de forme pour des actes concédant les iura principum, c’est-à-dire les droits et privilèges réservés au rang princier dans la logique des concessions juridiques faites par la royauté allemande aux grands seigneurs ecclésiastiques et laïques à partir de la bulle d’or d’Egra de 1213 et des diverses concessions de Frédéric II aux princes laïques dans la décennie 1220270. Il fut également utilisé pour l’érection de différentes terres en duchés en faveur de puissants personnages (duché de « Lucanie », c’est-à-dire de la région de Lucques, pour Castruccio Castracani degli Antelminelli sous Louis de Bavière271 ; érection du comté de Luxembourg en duché, création d’un marquisat de Pont-à-Mousson sous Charles IV)272 ; mais aussi pour un acte faisant du doge de Venise Dandolo un chevalier et ‘familiaris’ de Charles IV273, ou bien encore pour des privilèges de création de comtes palatins en Allemagne ou en Italie chèrement monnayés par la chancellerie impériale au xive siècle274.
264On a donc l’impression qu’après des essais ponctuels entre 1275 et 1314, cette matrice stylistique utilisée pour une multiplicité de formes juridiques voisines s’épanouit sous Louis de Bavière et Charles IV en une série de variations incluses dans le Collectarius perpetuarum formarum de Jean de Gelnhausen, ce bilan des pratiques de la chancellerie impériale écrit sous Venceslas, fils et successeur de Charles IV et déjà mentionné275.
265L’évolution formelle de ces réemplois atteste à la fois la grande stabilité de ces pratiques stylistico-juridiques dans l’Allemagne du xive siècle et l’omniprésence de ces matrices du xiiie siècle qui imprègnent peu à peu l’ensemble des formes utilisées par la chancellerie impériale pour ces catégories d’actes. Sous Henri VII, en 1310, le préambule a été réutilisé avec quelques modifications mineures :
266L’analyse révèle qu’il ne s’agit pas là de deux traditions différentes issues d’un modèle commun, mais bien d’un remaniement assez simple opéré par la chancellerie d’Henri VII à partir du modèle proposé dans les Lettres. Les deux premiers membres de la seconde période (tantoque magis imperiale sceptrum extollitur, et tanto cura regiminis pluria sollicitudinibus relevatur) ont été déplacés en début de préambule et légèrement modifiés, tandis que la transition entre le préambule proprement dit et le reste du dispositif a été légèrement contractée par la fusion de deux sous-périodes277.
La reduplication d’un modèle à succès
267Sous Charles IV, le préambule dont l’usage est dorénavant passé dans la pratique courante de la chancellerie impériale présente des symptômes d’amplification et de remaniement plus considérables, comme si les notaires désormais bien habitués à son emploi voulaient compenser l’effet de monotonie dû à la reprise constante du même modèle par la fantaisie de leurs innovations. Dans sa somme de formules, le notaire impérial Jean de Gelnhausen propose ainsi pas moins de cinq adaptations, correspondant à différentes possibilités d’utilisation.
268La première est un modèle d’acte de création d’un comte palatin, où le préambule modifié est ajouté en seconde partie à un élément d’origine différente :
Sceptrigera cesaree dignitatis sublimitas, sicut inferioribus potestatibus officii et dignitatis elacione perfertur, ut commissi sibi fideles optate gubernet consolacionis presidio et thronus augustalis tanto solidetur felicius et uberiori prosperitate proficiat, quanto indeficientis sue virtutis donaria largiori benignitatis munere fuderit in subiectos, sic a choruscante splendore imperialis solii nobilitates alie velut a sole radii prodeuntes ita fidelium status et condiciones illustrant, quod prime lucis integritas minorati luminis detrimenta non patitur, ymmo amplioris scintillantis iubaris exceptato decore profunditur, dum in circuitu sedis augustalis spectabilium comitum et procerum numerus ad imperii sacri decorem feliciter adaugetur278.
269La seconde adaptation crée un modèle d’acte d’anoblissement (au rang de chevalier), où seul le début du préambule est repris, tandis que le notaire invente une fin de substitution ;
A claro lumine throni cesarei velud a sole radii nobilitates alie legitimo iure procedunt et omnium nobilitatum insignia ab imperatoria maiestate dependent, ut non sit dare alicuius generositatis insigne, quod a gremio non pervenerit cesaree claritatis279 ;
270La troisième est un modèle d’acte de promotion d’un comte au rang ducal, identique à l’acte de création d’un comte palatin280, et la quatrième un modèle de promotion d’un comte en comte de rang princier (Collectarius no 44), qui suit le plan général de la première partie du préambule frédéricien, mais en le gonflant par redoublements syntagmatiques dans un véritable procédé d’ampliatio :
E chorusco lumine throni cesarei, e splendore mirifico sedis auguste, sic cetere dignitates prodeunt, sic ingenue nobilitates gratam sumunt originem, ut prime lucis integritas minorati luminis detrimenta non senciat, ymmo tanto dignius splendeat tantoque fulgurosius luceat radius principantis monarche, quanto plures eius privilegiato splendore fuerint illustrati...281.
271Enfin, Jean de Gelnhausen présente un modèle de promotion au rang royal, qui est en fait la reprise directe de la matrice juridique de PdV VI, 2 (Collectarius 45)282.
272L’analyse du texte de ce dernier modèle montre que son utilisation répétée n’a pas définitivement éloigné les notaires du modèle premier fourni par la somme. Il s’agit en effet d’une reprise fidèle de la seconde partie du préambule de la lettre PdV VI, 26, qui contraste avec les variations plus ou moins excentriques des formes précédentes. Or ce modèle est le seul dans l’ensemble de ceux relevés ci-dessus que Jean de Gelnhausen n’a pu puiser dans les actes de la pratique élaborés sous Charles IV, puisque aucun ensemble territorial européen n’a été érigé en royaume par l’autorité impériale sous le règne de ce dernier.
273Suivant une logique qui se retrouve dans nombre de formulaires allemands du xive siècle, Jean a donc cru bon de compléter la série d’exemples pratiques correspondant à des actes inspirés du modèle PdV VI, 26 rédigés pendant le règne de Charles IV, par leur matrice initiale, la lettre frédéricienne d’érection du duché d’Autriche en royaume. C’est encore une preuve que les notaires n’ont pas perdu le contact direct avec les recueils de Lettres, même quand leurs formes ont été déjà médiatisées, et de leur attention exceptionnelle à la portée juridique des formes qui y sont contenues.
Une acculturation complexe : l’inclusion des modèles issus des Lettres dans les formulaires impériaux
274Ce rapport privilégié des notaires de la chancellerie impériale avec les Lettres se traduit en effet non seulement dans l’écriture des actes, mais aussi dans la composition des formulaires. Des textes directement extraits des Lettres se retrouvent dans deux ensembles de formulaires visant à présenter les usages de la chancellerie impériale à la fin du xiiie et du xive siècle.
275Le premier groupe est un héritage des pratiques de la chancellerie sous les deux premiers souverains Habsbourg, entre 1273 et 1308. Il s’agit d’un ensemble de sommes aux contours complexes, dont l’archétype est dû au notaire de Rodolphe de Habsbourg, Andreas von Rode, et qui sont étroitement liées entre elles283. La plus connue et la plus achevée est le Baumgartenberger Formelbuch, probablement rédigé au début du xive siècle à Linz284. Elles témoignent de la récupération par des notaires au service des premiers souverains Habsbourg d’une rhétorique directement imitée de celle des notaires de Frédéric II, peut-être sous l’influence de notaires du roi de Bohème Ottokar II, dont l’un ou l’autre a pu offrir ses services à la chancellerie impériale après la mort d’Ottokar en 1278.
276C’est du moins ce que le mélange de modèles italiens (Lettres de Pierre de la Vigne et modèles de lettres de Guido Faba), de lettres écrites en Bohême sous Ottokar et d’actes ou de lettres autrichiens dans une grande partie des collections concernées laisse fortement supposer285. Dans ces premières sommes des années 1290-1310, des lettres contemporaines rédigées pour les souverains allemands et imitant partiellement dans leurs préambules ou leurs expressions certaines lettres PdV côtoient des modèles directement pris dans les Lettres avec quelques adaptations.
277Dans le Baumgartenberger Formelbuch, la compilation la plus tardive et la plus complète à laquelle aboutit dans les premières années du xive siècle cette première floraison autrichienne de formulaires, un chapitre centré sur les exordes propose ainsi une version du préambule de la lettre PdV VI, 3 (un des modèles favoris de la chancellerie française au xive siècle) classée dans une section De liberalitate superiorum ad subditos286 tandis que dans le corps du recueil de lettres qui lui succède se retrouvent pas moins de neuf lettres PdV reprises telles quelles287.
278Au contraire de celles qui avaient été incluses plus tôt dans le recueil de formes de la chancellerie du royaume de Bohême dû à Henri l’Italien, le notaire homonyme d’Henri d’Isernia, il ne s’agit pas en majorité de modèles de privilèges, mais de textes appartenant à toutes les parties du recueil. Certains, telle la lettre PdV III, 9, ont bien été directement réutilisés par la chancellerie de Rodolphe de Habsbourg dans la rédaction d’actes288, mais de nombreux autres, telles les lettres de consolation du quatrième livre, indiquent que l’intérêt des notaires concernait également des pratiques d’écriture moins stéréotypées.
Un modèle durablement intégré vers la fin du xive siècle
279À plus d’un demi-siècle de distance, après un intervalle où la documentation ne permet pas vraiment de jauger l’éventuelle proportion de textes issus des Lettres PdV dans des formulaires impériaux quasiment tous perdus pour la première moitié du xive siècle289, la seconde moitié du xive siècle voit la constitution de deux grands recueils donnant une idée des usages stylistiques à la chancellerie impériale, dus à deux membres de la chancellerie de Charles IV de stature très inégale. L’un des compilateurs est en effet Jean de Neumarkt, chancelier de Charles IV, correspondant de Pétrarque et l’un des lettrés de langue latine et allemande les plus importants de l’histoire intellectuelle du xive siècle290 ; l’autre est le notaire impérial Jean de Gelnhausen déjà rencontré, à la personnalité plus effacée291.
280Dans la Summa cancellarie réunie par le premier, se distinguent divers modèles de lettres ou d’actes partiellement imités de modèles PdV, mais aussi tout un groupe de textes, quasi-exclusivement des ‘lettres de consolation’, directement reprises de notre recueil292. Jean de Gelnhausen, dans son Correctarius perpetuarum formarum, dont le contenu recoupe partiellement la somme de Jean de Neumarkt, a étendu ce principe d’inclusion de lettres PdV à un ensemble de textes un peu plus considérable. Lui aussi intègre dans sa somme tout un groupe de ‘lettres de consolation’ issu du quatrième livre, mais il y ajoute un bon nombre d’autres formes directement copiées des Lettres293.
281Dans les années 1380, époque de rédaction des deux recueils, les Lettres sont donc encore le substrat sur lequel se construisent à leur tour les grandes collections de formes impériales destinées à pérenniser les usages développés dans le siècle précédent. Cette double circulation des lettres dans l’Empire, à la fois sous la forme de collections autonomes et de formulaires impériaux plus récents contenant à leur tour un certain nombre de lettres PdV, dont la diffusion manuscrite postérieure fut souvent loin d’être négligeable294, laisse supposer un poids des lettres dans les pratiques d’écriture du monde germanique bien plus considérable et plus durable, que celui qu’elles eurent dans les royaumes occidentaux. Pour mesurer cette imprégnation en profondeur et sa portée stylistique et juridique, il faut maintenant examiner quel usage précis les chancelleries des souverains successifs ont fait des Lettres, règne après règne, de Rodolphe de Habsbourg à Louis de Bavière, avant de revenir sur le cas particulier formé, aux deux extrémités de la période étudiée, par la Bohême d’Ottokar II et Venceslas à la fin du xiiie siècle, et celle de Charles IV à la fin du xive siècle.
5.4.2. Les inflexions dans la réutilisation des Lettres : Rodolphe de Habsbourg, Henri vii de Luxembourg, Louis de Bavière
5.4.2.1. Rodolphe de Habsbourg, la recherche d’une continuité
282La réutilisation de modèles rhétoriques recueillis dans les Lettres à la chancellerie du roi Rodolphe apparaît suffisamment massive dès les premiers mois de son règne pour qu’il soit possible de parler sans exagération d’une volonté de récupération consciente de la rhétorique impériale de Frédéric II par le premier souverain Habsbourg. Le désir de rétablir une continuité trop clairement interrompue, en l’absence de tout lien familial entre le fondateur d’une nouvelle lignée royale et la dynastie précédente, vingt ans après la mort de Conrad IV, a certainement joué un rôle dans cette volonté de récupération.
283Le souhait de ne pas laisser son compétiteur Ottokar II de Bohème, petit-fils de l’oncle de Frédéric II, Philippe de Souabe, et un temps protecteur du petit-fils de Frédéric II, Frédéric de Misnie, récupérer seul l’héritage symbolique des Hohenstaufen, ne fut sans doute pas non plus étranger à cette entreprise de récupération symbolique, que Rodolphe ne pouvait toutefois pas pousser jusqu’à ses ultimes conséquences, étant donné sa volonté d’apaisement des relations entre l’Empire et l’Église, conditionnée par l’objectif de son couronnement295.
284Ce retrait se constate dans les différences d’utilisation des images solaire et lunaire entre l’exorde de la lettre PdV I, 31 : In exordio nascentis mundi analysé dans la seconde partie296, où les notaires de Frédéric II se gardaient bien de spécifier auquel des deux astres correspondaient l’empereur et le pape, et le préambule d’une encyclique de Rodolphe aux villes d’Italie rédigée en 1275, où l’empereur se compare explicitement à la lune éclairée par le soleil papal297.
285Dans ces deux préambules, le choix des images en apparence les plus banales indique un changement d’orientation politique fondamental, et les limites dans lesquelles s’inscrit cette récupération de la rhétorique frédéricienne des Lettres par le nouveau roi des Romains. Une large partie de la rhétorique d’exaltation du pouvoir impérial mise à disposition par les Lettres fut réutilisée, mais avec une attention extrême aux conséquences que l’imitation de certains passages trop ouvertement liés à la crise avec la papauté aurait pu avoir pour des lecteurs hostiles, à un moment où le nouveau roi était engagé dans une série de tractations délicates avec la papauté, les villes italiennes, les princes allemands, et où son trône n’était pas encore affermi, avant la victoire de Dürnkrut en 1278298.
Une réutilisation prudente
286En dehors de cette réserve fondamentale, ce réinvestissement massif de la rhétorique des Lettres est patent dans la construction des grandes encycliques ou proclamations solennelles des premières années du règne, à la fois en ce qui concerne l’imitation de certaines lettres PdV dans la composition des préambules, et plus généralement dans les techniques d’écriture employées.
287Le poids du modèle frédéricien est sensible dans les lettres solennelles en rapport avec l’élection de Rodolphe, et tout particulièrement les lettres encycliques destinées aux villes d’Italie concernant ses projets non réalisés de couronnement romain. Une encyclique de 1275 s’inspire ainsi dans son exorde du début de la grande lettre de Frédéric de 1239 sur sa seconde excommunication, Levate in circuitu (PdV I, 21) tout en reprenant plus loin la rhétorique quasi-messianique d’une autre lettre de Frédéric II, datant de 1240, invitant Viterbe à accueillir l’autorité impériale, deux lettres qui se suivent d’ailleurs dans les collections ordonnées des Lettres. Mais sur ce fond d’exaltation pro-impériale créé par ce double réemploi, le corps de la lettre, relatant le bon succès des négociations de Rodolphe avec Grégoire X pour son futur couronnement, modifie radicalement l’atmosphère en retournant en quelque sorte la rhétorique frédéricienne dans un sens guelfe :
288Le début de la lettre PdV I, 22, particulièrement prisée par les notaires de la chancellerie (Dum conscientie nostre volumina volvimus), a également été utilisé comme modèle d’exorde pour une littere commendatitie écrite à la même époque pour exhorter des cités allemandes ou italiennes à la fidélité300, ainsi que dans une lettre de félicitation adressée au pape Innocent V en 1276 pour son élection301.
289Ce détournement de fragments de lettres réadaptées pour former le fond d’une rhétorique philopapale se lit également dans certains passages d’une des toutes premières lettres du règne, où Rodolphe faisait part aux cardinaux de son élection. Le notaire a appliqué aux cardinaux deux transumptiones, la première utilisée par l’auteur du pamphlet antipapal Collegerunt pontifices pour qualifier les cardinaux, et la seconde pour Frédéric (vos, qui estis ecclesie cardinales et columne ; mundique lumen et speculum sine ruga302).
290De même, le brûlot PdV I, 14, où Frédéric reprochait aux cardinaux leur lenteur à élire un nouveau pape en 1243, fut utilisé par les notaires du premier Habsbourg pour composer un document de teneur similaire mais de forme plus conciliante en 1276, lors d’une des vacances à répétition qui marquèrent cette année :
291Cette réutilisation est d’autant plus instructive que la même lettre PdV I, 14 a servi quarante ans plus tard dans des circonstances analogues aux notaires anglais pour composer un document du même genre, lors de la vacance de 1314-1316304. La lettre PdV I, 14 de Frédéric II aux cardinaux fonctionne donc d’une certaine manière comme une sorte de matrice pour des lettres ultérieures envoyées par des souverains à des cardinaux lors de vacances papales.
292On entrevoit ainsi une extension probable à des lettres de divers genres du rôle de « matrice stylistico-juridique » pour la rédaction d’actes, rôle bien attesté pour les privilèges de rentrée en grâce ou de promotion du VIe livre, tels que la lettre d’érection d’Autriche en royaume PdV VI 26, ou les modèles de créations d’offices (vicariat, commissio potestatis, commissio rectoris) contenus dans les Lettres, dont l’utilisation en France ou en Angleterre a déjà été relevée, et qui sont également employés en Allemagne dès la fin du xiiie siècle.
293Si la chancellerie de Rodolphe utilise les Lettres pour la rédaction de documents typologiquement très différenciés, elle ne s’en inspire pas moins préférentiellement du groupe de textes sans cesse utilisés au xive siècle par la chancellerie française pour la rédaction de préambules de privilèges. Un emploi parallèle à celui des lettres de rémission françaises se retrouve ainsi dans une lettre de restitutio gracie reprenant le texte de PdV VI, 1 (Nobile opus sedentis in solio305), tandis qu’un passage d’un acte de constitution d’un vicaire général en Toscane par Adolphe en 1294, reprend la forme PdV VI, 22, concessio officii capitanie306. Dans la pratique juridique impériale, à partir de la fin du xiiie siècle, les actes de constitution de vicariats ou de rectorats seront des terrains privilégiés pour la récupération de fragments imités des textes du recueil où Frédéric II informait une cité de l’envoi d’une autorité déléguée307.
La sensibilité impériale aux Lettres : un manuel rhétorique et juridique
294La réutilisation plus ou moins extensive pour ces différentes catégories d’actes des formes offertes par les Lettres n’est pas dissociable de la volonté des différents souverains, à partir de Rodolphe, de suivre les traces des créations administratives de Frédéric II pour tenter d’établir à distance, ou quand l’occasion s’en présentait, de plus près, un certain contrôle sur le royaume d’Italie.
295Sous l’apparence d’une récupération indifférenciée de la rhétorique des lettres, il faut donc souligner la grande distance entre deux types de réutilisations.
296La première est proprement rhétorique. Elle est certes liée à l’idéologie impériale, mais consiste essentiellement en un réinvestissement formel d’un certain nombre de fragments contenus dans les lettres politiques de Frédéric II, pour créer des encycliques de portée générale ou des échanges diplomatiques. Dans ce cas, le contenu des lettres imitées peut être complètement détourné, voire retourné, en fonction de la politique suivie. Une lettre d’injures à des cardinaux peut par exemple devenir une lettre amicale.
297Très différente de cette première utilisation des Lettres est l’inspiration juridique offerte par des actes ou lettres du recueil à portée plus directement juridique (constitution d’un recteur, création d’un vicariat). C’est en particulier le cas du groupe de lettres en rapport avec la constitution d’un réseau administratif impérial en Italie du nord qui pouvait également guider la rédaction postérieure d’actes analogues. Dans ce cas, en revanche, la réutilisation formelle des Lettres correspond à une tentative d’imitation sur le fond et sur la forme des documents frédériciens.
298La lecture et le réemploi des Lettres se font donc dans l’Empire à deux niveaux. Un premier niveau concerne surtout l’idéologie, au sens de réserve de symboles du pouvoir impérial partout présents dans les lettres, pouvant prendre une importance considérable à certains moments, mais d’interprétation polysémique et par conséquent susceptibles d’être retournés en tous sens (l’aigle), ou de faire l’objet d’aménagements plus subtils quand leur maniement avait de lourdes implications politico-théologiques (soleil et lune). Le second niveau est juridique. La chancellerie royale y travaille dans la continuité des productions de la période précédente, pour tenter de construire à partir de l’héritage frédéricien des documents susceptibles de donner une forme légale à ses prétentions politiques, en particulier sur l’Italie du nord.
299À ce dernier niveau, il n’existe d’ailleurs pas de séparation nette entre les lettres à portée juridique et les Constitutiones de Frédéric II, que Rodolphe reprend solennellement en juin 1278 en ce qui concerne les édits contre les hérétiques, pièces d’ailleurs incluses à la fois dans le recueil des Lettres et dans les Constitutiones308.
L’intégration des techniques rhétoriques
300À cette double sensibilité, rhétorique et juridique, à la forme des Lettres, correspond enfin à la chancellerie de Rodolphe une très grande familiarité avec leurs techniques de composition qui pourrait être l’indice d’une transmission directe d’une partie de celles-ci par l’un des notaires italiens de la dernière génération de l’ » école campanienne309 ». Elle peut se lire dans la récupération d’annominationes caractéristiques, comme le complexe associatif germana/Germania/germinare310, dans le remploi de syntagmes figés pris dans les échanges d’apparat entre lettrés et les panégyriques de cour du troisième livre (velut alter legifer311), et tout particulièrement dans les techniques de rédaction de grandes compositions rhétoriques décrivant des événements politiques et militaires.
301Pour retracer des événements similaires, les notaires de Rodolphe ont imité les grands récits de victoire, en particulier les lettres sur la bataille de Cortenuova contenues dans le second livre des Lettres. C’est par exemple le cas dans une lettre de Rodolphe au pape Nicolas III, où il lui annonce la victoire qu’il a remportée sur Ottokar de Bohême et la mort de ce dernier le 28 août 1278, à Dürnkrut. L’inspiration frédéricienne, très générale, se fait plus précise pour évoquer le moment où les forces armées du roi de Bohême cèdent sous la volonté divine, avant que le roi lui-même ne trouve glorieusement la mort au combat :
302Cette maîtrise des techniques de composition rhétorique campaniennes parachève l’impression que la chancellerie de Rodolphe de Habsbourg avait réussi dans son objectif de créer l’illusion d’une continuité entre les pratiques d’écriture de la chancellerie des derniers Hohenstaufen et ses propres usages. La variété des lettres utilisées et de celles recopiées dans les formulaires issus du milieu notarial autrichien dans ces décennies, qui recouvre l’ensemble des six livres de la collection classique, confirme le soin porté à s’approprier les Lettres dans tous leurs aspects dans l’Allemagne du sud des années 1270-1310, au service de la reconstruction d’une idéologie impériale sérieusement malmenée par le grand interrègne mais encore proche – à la réserve du profil bas adopté par rapport à l’Église – de celle des rédacteurs des Lettres.
5.4.2.2. Henri VII de Luxembourg : la reprise de la rhétorique messianique.
303L’intérêt de la chancellerie d’Henri de Luxembourg (1308-1313) pour les Lettres de Pierre de la Vigne est attesté par l’histoire du manuscrit composite München, Bayerische Staatsbibliothek Clm 21 242, auquel manquait une partie des Lettres, quand il fut complété par l’adjonction des lettres du premier livre en 1312-1313 à la chancellerie impériale313. La récupération à l’époque de l’expédition italienne d’Henri des textes du premier livre, et notamment de Collegerunt pontifices, avec ses accents messianiques, prend un sens particulier à la lumière de l’usage que les notaires impériaux firent alors de ces textes.
304Il semble en effet qu’à une utilisation relativement ponctuelle, documentée par la lettre de concessio iurium principum de 1310 analysée plus haut, ait succédé, quand les projets de descente en Italie du souverain se concrétisèrent, une période d’imitation plus intensive du recueil, comme si la similitude entre les tentatives d’Henri pour établir son pouvoir en Italie du nord et les efforts similaires de Frédéric II attestés par les Lettres avaient conduit les notaires à faire leur la substance des lettres des trois premiers livres.
305Cette réutilisation peut être mise en rapport avec certaines caractéristiques des encycliques de Rodolphe de Habsbourg mais elle marque un tournant sensible dans la réappropriation de cette rhétorique. Tout se passe comme si un degré avait été franchi, et que le souverain et son entourage opéraient eux-mêmes une lecture du texte orientée en fonction de leurs rêves de restauration impériale.
Sur les traces de Frédéric II en Lombardie
306L’encyclique écrite en septembre 1311 à l’occasion de la prise de Brescia, par laquelle Henri vengea l’échec de son lointain prédécesseur314, donne un exemple de la récupération de cette rhétorique frédéricienne chargée d’accents bibliques, avec une réutilisation des mêmes transumptiones qui donnent un accent si particulier à la propagande des années 1230-1250 :
Heinricus Dei gratia Romanorum rex semper augustus illustri Io hanni Bohemie regi primogenito et principi suo carissimo gratiam suam et omne bonum.
In omnem terram sonus noster exivit ut credimus et in fines orbis terre315, (psaume 18, 4, Rom. 10, 18), postquam ad partes Italie venimus, opera nostra pervenerunt magnifica, pacem iustitia comitante. Licet quorundem rebellium et presertim Guidonis de la Turre nitentis in aquilone ponere sedem suam316, ut similis videatur regi regum, ac Cremonensium perfidia iustitie per pacis emula, latitans in abditis ut perderet innocentem, preconceptum virus ausu nefario in partum prodierit317 et molita fuerit telam pacis et unitatis, quam nostris texueramus manibus, diripere, reddens nobis pro benignitate contemptum, pro gratia contumeliam, ac illa stipendia, que mus in pera, serpens in gremio et ignis in sinu iuxta vulgare proverbium suis hospitibus largiuntur. Ad quorum tamen nequitiam edomandam dextra Domini, per quam regnamus et vivimus, nobis propitia affuit et leo noster fortissimus318 (Prov. 30, 30) vindictam sumpsit de inimicis pro libitu voluntatis (...)319.
(Sur la terre entière s’est répercuté notre éclat sonore, et nous le croyons, jusqu’aux confins de la terre, après que nous sommes entrés dans les contrées italiennes, sont parvenues nos œuvres magnifiques, dans lesquelles la paix accompagne la justice. Quoique la perfidie de certains rebelles, et particulièrement de Guido della Torre, qui s’efforçait de poser sa demeure dans l’aquilon, afin de ressembler au roi des rois, ainsi que des Crémonais, perfidie envieuse de la justice et de la paix, se cachant dans ses retraites pour perdre l’innocent, ait délivré son venin longuement mûri dans une néfaste insolence, et tenté de déchirer de ses mains la toile de paix et d’unité que nous avions tissée des nôtres, payant notre bienveillance par le mépris, nos grâces par l’injure, et donnant enfin cette rétribution que donnent la souris à la besace, le serpent au sein et le feu aux entrailles, leurs hôtes, selon le proverbe vulgaire ; pourtant, à dompter leur méchanceté, la dextre du Seigneur, par laquelle nous régnons et nous vivons, nous a été propice, et notre lion à la force éclatante s’est vengé de ses ennemis à volonté).
307La démonstration d’une reprise directe d’un passage des Lettres dans ce texte à partir de citations bibliques communes n’est pas as surée, ni assurable, mais il semble tout de même remarquable que l’empereur soit qualifié par la même transumptio ‘leo noster fortissi mus’ qui sert de conclusion à la lettre Collegerunt pontifices. Le nombre de figures et de chevilles communes illustre à quel point la chancellerie impériale se replace alors dans l’optique des lettres des trois premiers livres exaltant la puissance impériale et ses succès contre les rebelles. L’encyclique postérieure de juin 1312 sur le couronnement d’Henri, de contenu peut-être moins spectaculaire, présente, elle, un cas de réadaptation caractérisée d’une lettre du second livre :
308Un troisième témoignage important est un passage d’un traité d’alliance avec le roi de Sicile d’origine aragonaise Frédéric III qui reprend le fragment de la période de Collegerunt pontifices sur la captivité de Jérusalem321 également imité par le maître orléanais de 1290, dans la partie du manuscrit munichois récupéré précisément à cette époque par les clercs de la chancellerie impériale.
Les Lettres, modèles de la justice impériale ? Thomas de Capoue derrière Pierre de la Vigne
309À côté de ces accents messianiques, l’inflation de la rhétorique impériale eut également des conséquences sur le développement d’un langage proprement juridique. Au fur et à mesure que l’empereur s’enfonçait dans les difficultés de son expédition italienne, la chancellerie multipliait les menaces et tentait de renforcer la fidélité défaillante de ses vassaux allemands ou italiens censés fournir des contingents. Quelques semaines avant la mort de l’empereur, occupé au siège de Florence, une sentence de condamnation et confiscation fut promulguée contre tous les vassaux qui avaient manqué au devoir d’aide militaire à leur seigneur. Cet arrêt de justice féodale débute par un long préambule qui rappelle celui de l’acte de ‘commissio vicarie potestatis’ ouvrant le cinquième livre :
310Pourtant, la source principale des notaires impériaux ne semble pas être la lettre frédéricienne, mais son modèle papal. On se rappelle en effet que la commissio vicarie potestatis est l’exemple le plus flagrant de retravail d’un modèle papal légèrement antérieur par les notaires de Frédéric II322. Or la confrontation avec le texte de la somme de Thomas de Capoue ne laisse guère de doute sur la priorité du texte papal sur la forme impériale dans la rédaction de la sentence de 1313.
311Cette contamination du langage des sentences de la justice impériale par une rhétorique de la justice élaborée pour des textes de fonction assez différente dit bien le poids désormais acquis par les summe dictaminis dans la pensée des juristes impériaux. Il est ironique que dans ce cas précis, la référence ultime ne semble pas être le modèle frédéricien, mais l’archétype papal qui lui est étroitement lié : comme en France et en Angleterre, les trois sommes de Pierre de la Vigne, Richard de Pofi et Thomas de Capoue apparaissent fortement associées et en partie interchangeables, ce qui s’explique par la communauté stylistique très grande de leurs documents, mais rappelle également que la tentation de donner une valeur référentielle spécificique à l’utilisation de la somme de Pierre de la Vigne doit être nuancée, même si elle semble indéniable dans le cas de l’Allemagne. Il est vrai que dans le cas de la commissio vicarie potestatis PdV V, 1 et de son modèle papal (ThdC III, 4), la proximité stylistique est telle que des notaires bien au fait de l’existence des deux documents pouvaient faire le choix d’imiter le modèle papal en ayant conscience de se placer dans les traces de leurs prédécesseurs de la chancellerie de Frédéric II.
312Cette sentence juridique trouve ironiquement son pendant dans un acte de révocation d’une des sentences de condamnation d’Henri, celle portée contre la commune et le studium de Padoue, que son successeur Frédéric le Beau, le compétiteur de Louis de Bavière pour l’Empire, révoqua dans un acte dont le début est une amplification de la lettre PdV VI, 26, Nobile opus sedentis in solio utilisée par les notaires français pour leurs lettres de rémission323. Là encore, la barrière formelle entre le langage juridique des sentences et des révocations et celui des privilèges et mandats s’efface dans la pratique des notaires impériaux.
5.4.2.3. Louis de Bavière, la récupération de la propagande antipapale
313Dire que la réutilisation des Lettres par la chancellerie de Louis de Bavière accroît encore d’un degré cette tendance manifestée sous Henri VII à l’inflation dans l’exaltation de l’idéologie impériale contenue dans les Lettres serait rester en dessous de la réalité. En fait, à côté d’une réutilisation administrative classique et de plus en plus rodée, caractérisée entre autres par la reprise de certains préambules pour la confection de privilèges solennels, la chancellerie de Louis de Bavière fit dans son combat de propagande contre le pape Jean XXII un usage détonnant de la rhétorique antipapale la plus violente contenue dans les lettres du premier livre, qui n’a pas de commune mesure avec les indices de réutilisation des mêmes arguments par les clercs de Philippe le Bel, et dont la logique sort complètement de celles des réutilisations précédemment examinées.
Réutilisation classique et réutilisation pamphlétaire
314Dans la première catégorie d’exploitation « normale » des Lettres rentrent aussi bien l’utilisation du préambule De fulgoris throni cesarei pour la confection d’un privilège d’érection du duché de Lucanie en faveur du chef de guerre gibelin Castruccio Castracani degli Antelminelli324 que l’inclusion d’une longue citation d’une des lettres dans une lettre diplomatique de 1338 au doge de Venise concernant un projet de descente en Italie :
315Même si la personnalité du bénéficiaire de l’érection d’un côté326, les projets politiques à l’œuvre derrière ces négociations de 1338 de l’autre, s’inscrivent bien dans une logique d’offensive pro-impériale des plus hostiles à la papauté, la réutilisation des Lettres reste dans ces deux cas comparable à celle des prédécesseurs de Louis. Comme on le constate dans le précédent exemple, cet usage classique de la rhétorique des Lettres s’associe sans aucun problème à l’exploitation d’une des deux grandes summe papales, cette fois la somme de Richard de Pofi, dont la première période du préambule est imitée, avant de laisser place à une réélaboration de la lettre impériale.
316C’est d’une part dans les grands manifestes contre Jean XXII de la décennie 1320, la célèbre ‘appellatio’ dite de Sachsenhausen de 1324 (un appel au futur concile contre la déposition de l’empereur par Jean XXII), et la sentence de déposition du même pape rédigée à la cour impériale en 1328, d’autre part dans les interdictions solennelles de publier les procès papaux publiées dans le royaume d’Allemagne en 1339, qu’apparaît un réemploi inhabituel. Les citations des Lettres proviennent alors de trois des textes du premier livre qui attaquaient le plus durement les papes adversaires de Frédéric II.
317Il s’agit du pamphlet Collegerunt pontifices (PdV I, 1), du célèbre argumentaire juridique contenu dans la lettre PdV I, 3 Etsi cause iustitiam, où les juristes de Frédéric II s’attachaient à démontrer en 1245 la nullité du procès de déposition du concile de Lyon, et de la lettre PdV I, 31 In exordio nascentis mundi, réplique solennelle et violente à la non moins violente encyclique papale Ascendit de mari bestia327.
318Cette utilisation n’est pas étonnante. La présence dans un manuscrit du sud de l’Allemagne des années 1320 contenant les lettres du Baumgartenberger Formelbuch d’une série de lettres papales et impériales de la fin du règne de Frédéric II (1239-1250) sélectionnées pour leur caractère polémique, dont PdV I, 1 et PdV I, 3, atteste le soin particulier mis par certains notaires allemands de cette génération à rechercher des textes réutilisables dans le nouveau combat contre la papauté328.
Les techniques de montage des dossiers anti-papaux
319L’appellatio de Sachsenhausen est le texte où la présence de ces réutilisations a suscité le plus d’intérêt. Felten, dans une étude de 1900, avait mis en valeur deux de ces réutilisations extraites de Collegerunt, auxquelles il avait ajouté un autre rapprochement qui ne paraît guère fondé sur le plan formel329. Ce travail de reconstitution des sources frédériciennes de l’appellatio peut être complété et synthétisé de la manière suivante :
320Pour compléter ce dossier, il faut ajouter les échos plus discrets des Lettres dans le corps de la sentence de déposition impériale du pape Jean XXII :
321Il faut enfin ajouter à l’ensemble ainsi constitué l’utilisation pour le moins musclée de leur rhétorique dans les interdictions de publier les procès papaux affichées en octobre 1329 dans les principales villes allemandes. La réutilisation intensive qui y est faite de la lettre In exordio nascentis mundi (PdV I, 31) renforce considérablement la probabilité que l’assimilation du pape au cavalier sur le cheval fauve de l’apocalypse dans la sentence de déposition de 1328 précédemment examinée provienne bien de cette lettre :
322Ce dernier exemple vient au passage confirmer une fois de plus que les notaires au service de Louis de Bavière ne se gênaient alors pas plus que leurs collègues français pour mélanger sources d’inspiration papale et impériale, puisqu’ils commencent la rédaction d’un pamphlet antipapal par la reprise d’un préambule pontifical de caractère général, très certainement emprunté à la Somme de Richard de Pofi, avant de continuer par une imitation d’un fragment d’un des pamphlets antipapaux les plus violents des Lettres de Pierre de la Vigne.
323Il est impossible de deviner si c’est plutôt la facilité de rédaction ou le plaisir ironique de renvoyer à l’adversaire son propre fond de commerce rhétorique qui l’a emporté dans ce choix. Etant donné ce que les analyses d’hybridations analogues dans les chancelleries française et anglaise et l’existence de super-sommes contenant des Lettres de Pierre de la Vigne, de Richard de Pofi et de Thomas de Capoue enseignent sur les pratiques du temps, la première hypothèse est certainement la plus probable336.
324Du point de vue de l’intensité de l’argumentation comme de la longueur des passages cités, le mandement de 1329 et l’appellatio sont relativement comparables. Mais l’interdiction de publication s’inscrit dans une stricte logique de dictamen, tandis que l’appellatio a une structure formelle en partie différente, calquée sur celle des procès en item, qui rappelle fortement l’appellatio de Philippe le Bel contre Boniface VIII de 1303337. Elle en reprend d’ailleurs des passages entiers, beaucoup plus substantiels que ceux tirés des Lettres338. Ces derniers interviennent plus ponctuellement pour gonfler la matière des accusations. On peut les résumer en trois points essentiels. 1) Le pape s’est fait juge et partie pour accuser des innocents (item actor omnis malitie factus simul et iudex). 2) Il ne se rappelle pas que le pouvoir temporel des papes vient de l’Empereur (donation de Constantin). 3) Le procès n’a pas été fait dans les règles, puisque Louis de Bavière n’a pas été cité, et n’est donc pas contumace.
Les Lettres, autorités juridiques dans les débats scolastiques sur les deux pouvoirs
325Les trois arguments sont d’ordre juridique, mais le second, concernant la donation de Constantin, est plus directement relié à l’ensemble de controverses sur le pouvoir papal et la plenitudo potestatis qui avaient provoqué l’alliance objective de l’empereur, des spirituels franciscains et de certains universitaires comme Marsile de Padoue contre les prétentions de la cour d’Avignon.
326Les extraits de Collegerunt pontifices et Etsi cause iustitiam ont donc été réutilisés sans doute autant, voire plus, pour leur valeur argumentative qu’à titre de simple embellissement rhétorique, même si ces deux aspects ne sont pas complètement dissociables, comme le montrent les recherches des savants allemands sur le processus de composition de l’Appellatio. En effet si ce texte très complexe est sujet à de multiples interprétations, Felten a prouvé qu’il a été composé à plusieurs mains, par une équipe qui mêlait d’une part des philosophes et penseurs de la mouvance franciscaine, peut-être Michel de Césène et Ubertin de Casale, d’autre part des membres importants de la chancellerie impériale comme Ulrich d’Augsbourg339.
327On pourrait imaginer que les passages imités des Lettres soient plutôt un apport des seconds, plus familiarisés avec ce genre de documentation, mais deux textes issus de milieux universitaires, l’un sensiblement contemporain, l’autre légèrement postérieur, prouvent que la lecture des pamphlets du premier livre, en particulier Collegerunt pontifices et Etsi cause, n’était pas un apanage des notaires.
328Ils étaient également connus et discutés par les clercs réformistes et leurs adversaires pro-papaux pour leur valeur argumentative. En témoigne une questio de type universitaire, ‘Utrum spiritualis et temporalis potestas sint coniuncte in summo pontifice’, rédigée par le dominicain Borromée de Bologne, probablement en réponse aux argumentations pro-impériales des spirituels franciscains dans les décennies 1320-1330, peut-être à Venise. Elle a été éditée et analysée par Concetta Luna340. Sa structure laisse en effet penser qu’elle a été rédigée dans les mois qui suivirent la déposition de l’empereur par le pape (1324-25). Elle reprend dans une argumentation de type scolastique les arguments développés dans la lettre d’Innocent IV sur la déposition de Frédéric II Eger cui lenia (1245), auxquels on oppose deux arguments contra expressément tirés de la lettre impériale consécutive à la déposition PdV I, 3, Etsi cause nostre iustitiam, de la manière suivante :
Contra veritatem autem istam videtur argui in quadam epistola Frederici : nusquam tamen legitur divina vel humana sibi lege concessum quod papa pro libito transferre possit imperia aut de puniendis in privatione regnorum regibus aut terre principibus iudicare.
Secundo sic videtur argui ibidem : licet ad papam de iure et more maiorum consecratio nostra pertineat, tamen non magis pertinet ad ipsum nostra privatio vel remotio quam ad quoslibet regnorum prelatos, qui reges suos et consecrant et inungunt ; sed prelati regnorum non possunt deponere pro libito reges quos consecrant ; ergo nec papa pro libito potest deponere vel mutare imperatorem quem consecrat.
(C’est contre cette vérité qu’on semble disputer dans une lettre de Frédéric : ‘Il ne se lit nulle part qu’il ait été concédé au pape par loi divine ou humaine de pouvoir transférer les empires à son gré, ou de juger les rois ou princes de la terre en ce qui concerne la privation de leurs royaumes’.
Secondement, il semble qu’elle est discutée également ici : ‘Quoique notre consécration relève du pape, de droit et selon la coutume ancestrale, pourtant nous en priver ou démettre ne relève pas plus de lui, que de tous les divers prélats des royaumes qui consacrent et oignent leurs rois’ ; mais les prélats de ces royaumes ne peuvent pas déposer à leur gré les rois qu’ils consacrent ; donc le pape ne peut pas déposer ou changer à son gré l’empereur qu’il consacre341).
329Il est vrai que la lettre Etsi cause nostre iustitiam, de par sa forme particulière de réfutation juridique des arguments développés dans la sentence de déposition de 1245, se prêtait plus aisément à une réutilisation sous forme d’argument juridique ou scolastique342, mais en l’absence de toute preuve de circulation autonome de celle-ci, sa connaissance n’a pu provenir que d’une lecture orientée des Lettres, à la recherche d’arguments pour ou contre la théocratie papale. La glose scolastique que Borromée se sent obligé d’ajouter au second argument contra pour l’expliciter (ergo nec papa...) montre la différence très nette qui subsiste entre le développement de l’argumentation dans sa forme rhétorique, et sa transposition en latin scolastique343.
De la polémique pro-impériale à la critique antipapale : un jalon dans la préhistoire de la Réforme
330Le second texte, légèrement postérieur puisqu’il date de 1351, confirme l’intérêt montré par les penseurs universitaires, mendiants ou cisterciens hétérodoxes du premier xive siècle pour les idées développées dans ce groupe de lettres, mais aussi leur propre capacité à apprécier et à réutiliser les formes du dictamen pour créer des compositions polémiques antipapales. Il s’agit de la célèbre version de la Lettre du Diable au pape que l’universitaire Pierre de Ceffons344 fit circuler à la Curie en 1351, dans les derniers mois du règne de Clément VI, avec un effet de scandale suffisant pour que l’écho s’en répandît rapidement aux quatre coins de l’Europe345.
331Même si cette lettre d’alto dittato, pour reprendre les termes de Matteo Villani346, est une création originale, elle a été écrite, dans un but parodique, suivant les règles de l’ars dictaminis, et plusieurs passages semblent s’inspirer de Collegerunt pontifices :
332Il est vrai que le statut exceptionnel de la lettre Collegerunt pontifices, qui a bénéficié d’une circulation plus grande que la plupart des autres lettres de la collection, explique en partie sa connaissance et sa réutilisation dans des sphères plus larges que les milieux purement notariaux ou juridiques.
333Mais cet ensemble de textes polémiques dans la mouvance de l’opposition intellectuelle et politique à la théocratie avignonnaise démontre bien le poids de la collection des Lettres dans l’organisation de ces idées, poids renforcé par la composition des manuscrits : une version plus ancienne que celle de Pierre de Ceffons de la lettre du Diable se retrouve par exemple dans le manuscrit du prince de Fitalia348 ; d’autre part un manuscrit du xve siècle contenant la summa cancellarie de Jean de Neumarkt et la collection classique des Lettres s’ouvre sur la lettre du diable, cette fois dans la version du contradicteur de Clément VI349.
334La différence de retraitement des Lettres entre la France de Philippe le Bel et l’Allemagne de Louis de Bavière est de ce point de vue d’autant plus remarquable, que comme il a été déjà été dit, les rédacteurs de l’Appellatio de Sachsenhausen connaissaient parfaitement le dossier polémique créé par les légistes de Philippe le Bel contre Boniface VIII vingt ans plus tôt et s’étaient largement inspiré de sa forme comme de son contenu. C’était en revanche avec la plus grande prudence que les légistes français avaient manié les Lettres, en s’inspirant certainement de leur contenu, mais en prenant grand soin d’éviter toute imitation trop visible de leur forme. Vingt ans plus tard, de telles précautions ont été complètement négligées par l’entourage de Louis de Bavière qui semble au contraire avoir eu à cœur de reprendre l’héritage de Frédéric II, lequel vient ainsi dans leurs compositions couronner l’arsenal polémique de Philippe le Bel comme la cerise sur le gâteau.
335Il existe donc une forte différence de perception historique et juridique des Lettres entre les légistes français qui, en 1302, ne contestent pas ouvertement le caractère hérétique de Frédéric II, et les Allemands qui, en 1324, lisent l’histoire des excommunications et de la déposition de Frédéric à la lumière du nouveau conflit entre l’Empire et la papauté comme le précédent remarquable d’une persécution injuste de la part de la Curie corrompue contre les droits de l’Empire. Et ce premier grand jalon dans la longue liste des réutilisations polémiques qui scandent l’histoire des Lettres en Allemagne donne un indice sur les origines du processus d’accumulation d’armes conceptuelles qui allait aboutir à l’explosion de la Réforme, moins de deux siècles plus tard.
Les Lettres, miroir pour la politique impériale allemande ?
336Du point de vue de l’histoire de la réutilisation formelle des Lettres, ces trois degrés dans la récupération de l’idéologie impériale que présentent l’utilisation soigneusement contrôlée des notaires de Rodolphe de Habsbourg, la reprise déjà plus audacieuse de la rhétorique à dominante « antilombarde » sous Henri VII et celle franchement téméraire de la propagande antipapale sous Louis de Bavière, permettent d’esquisser une réflexion d’ensemble sur le rôle « informant » des lettres à l’échelle de la collection proprement dite, en indiquant en quelque sorte trois extensions possibles du champ de récupération de l’idéologie impériale liée à leur rhétorique.
337En Allemagne, la rhétorique des grandes lettres politiques des trois premiers livres, réutilisées en Angleterre dans une sorte de jeu de déconstruction notarial pour créer une propagande anti-Valois, put être réinvestie plus directement, à la fois dans la forme et dans le fond, pour stigmatiser les rebelles au souverain et rappeler les liens de fidélité théoriquement subsistants entre le pouvoir allemand et les diverses entités du royaume d’Italie, sans sortir des limites tolérables par la papauté. Le plus important semble alors être pour les notaires de la chancellerie des deux premiers Habsbourg et d’Adolphe de Nassau de marquer une certaine continuité stylistique entre les formulaires frédériciens et leurs propres créations.
338Les projets puis l’expédition italienne d’Henri VII, en actualisant de manière plus directe une grande partie du contenu des lettres en rapport avec les luttes lombardes de Frédéric II, incitèrent sa chancellerie à réactiver plus violemment le langage rhétorique et allégorique des Lettres, dont les jeux de transumptiones entrèrent de nouveau en résonance dans les compositions impériales des années 1310-1313 avec une idéologie messianique de la fonction impériale. Enfin, le déclenchement de la nouvelle crise entre l’Empire et la papauté sous Louis de Bavière replaça littéralement la chancellerie impériale dans la situation des notaires siciliens des années 1239-1250, et fit franchir aux clercs de Louis de Bavière un dernier pas. Ils assumèrent, sur la forme et le fond, l’intégralité de l’héritage polémique des Lettres.
339Le déclin du pouvoir de Louis de Bavière dans la décennie 1340, suivi du nouveau basculement dynastique avec l’élection d’un antiroi, Charles IV de Bohême, et de la mort accidentelle de l’empereur excommunié en 1347, mirent un frein à cette escalade dans la réutilisation idéologique des Lettres. Il reste possible de se demander si, comme ce fut peut-être le cas pour l’acte d’érection du duché d’Aquitaine de 1 362 analysé dans la partie concernant l’Angleterre350, cette propriété « informante » des Lettres ne dépassait pas leur fonction de livre de recettes rhétoriques, riche de motifs idéologiques et de formes juridiques, fonction qui revêtait de toute manière une importance sûrement plus grande en Allemagne qu’ailleurs.
340Il faudrait alors considérer que les Lettres étaient dans l’Allemagne des années 1270-1380 un objet de méditation historique présent non seulement à la pensée de notaires et de juristes, mais peut-être également des souverains eux-mêmes, une sorte de forma imperii non seulement stylistique, mais politique, indiquant jusqu’où les droits de l’Empereur s’étendaient aux temps de sa puissance, quels étaient ses ennemis traditionnels, quel langage – quelles actions ? – il devait développer dans différentes circonstances.
341Le rôle de matrice des Lettres n’a peut-être pas été seulement renforcé par la convergence de situations accidentelles (comme le conflit entre l’Empereur et l’Église, ou les tentatives de reprise de contrôle de l’Italie du nord) entre l’histoire des années 1230-1250 et celle des années 1310-1345. L’existence même de ce recueil si fondamental pour les juristes et notaires des souverains successifs du royaume germanique a sans doute directement contribué à amplifier cette convergence, en renforçant des automatismes politiques, et en prédéterminant dans la tête du personnel politique impérial d’un Henri VII ou d’un Louis de Bavière cet effet d’écho qui donne à l’histoire allemande de ces temps son air de répétition pathétique des grandes scènes du xiie et du xiiie siècle.
342Il faut néanmoins tempérer cette conclusion en soulignant la récurrence des réutilisations de préambules et formules issues des sommes papales de Thomas de Capoue et Richard de Pofi en alternance avec celles issues des Lettres de Pierre de la Vigne, tant à l’époque d’Henri VII qu’à celle de Louis de Bavière. Cette réutilisation couplée de la somme impériale et des deux grandes sommes papales semble mettre sur la voie d’une utilisation pragmatique des trois summe dictaminis analogue aux réutilisations françaises et anglaises, où l’attachement identitaire au modèle impérial peut s’effacer devant la recherche de l’efficacité rhétorique. Seule une enquête ultérieure sur l’utilisation couplée des trois sommes permettra de préciser ou d’infirmer l’impression que les Lettres ont vraiment été au cœur de la redéfinition de la rhétorique impériale, à moins qu’elles n’aient constitué qu’un aspect d’un processus plus complexe incluant un travail d’acclimatation des formes papales du xiiie siècle. Il faudrait alors considérer qu’en Allemagne aussi, la recherche d’une autorité stylistique adaptée au pouvoir souverain a été associée à une réflexion idéologique mettant sur le même plan l’autorité papale et impériale à travers l’ensemble des trois summe dictaminis.
5.4.3. La tradition bohémienne des Lettres, d’Ottokar II à Charles IV
343En parallèle à la récupération des Lettres de Pierre de la Vigne par l’idéologie impériale exprimée dans les actes et manifestes des xiiie et xive siècles, la tradition rhétorique des Lettres a été cultivée avec une intensité particulière dans le royaume de Bohême. L’impact de l’héritage rhétorique sud-italien y a été particulièrement fort pour des raisons à la fois conjoncturelles et structurelles. Que certains notaires italiens héritiers de la tradition sicilienne aient trouvé refuge dans la Bohême des années 1260-1280 s’explique par les projets politiques et les alliances dynastiques du roi Ottokar II, un des chefs potentiels du parti gibelin pendant toute cette période351. Quant au retour de flamme des Lettres à la cour de Prague soixante-dix ans plus tard, sous le règne de Charles IV, il doit beaucoup au fait que Charles IV tenait à s’inscrire dans la tradition impériale illustrée jadis par le règne de son grand-père Henri VII. Mais les raisons pour lesquelles les notaires siciliens ont pris le chemin de Prague en 1266-68, de même que celles qui ont fait du règne de Charles IV un siècle d’or culturel cent ans plus tard sont aussi structurelles. Dans le complexe et mouvant équilibre politique du monde germanique, la Bohême présentait un ensemble relativement unifié doté d’importantes ressources économiques et un point d’appui politique stable susceptible, entre autres avantages, d’offrir une certaine continuité étatique plus compatible avec le développement d’une administration perfectionnée que l’archaïque et mouvante machine impériale, migrant de principauté en principauté au fil des règnes.
344Il est ainsi révélateur que Pierre de Prezza et ( ?) Henri d’Isernia n’aient pas vraiment laissé de traces durables de leur passage à la cour de Misnie, alors que l’activité d’Henri d’Isernia et Henri l’Italien à Prague dans les années 1268-1280 a profondément marqué les traditions rhétoriques de la chancellerie pragoise. Après la catastrophe de 1278 et la fin du premier « empire bohémien », ces traditions d’écriture ne furent pas perdues sous le règne de Venceslas II, pendant la première partie duquel Henri l’Italien, protonotaire à la fin du règne d’Ottokar II, fut encore actif à la chancellerie, en dépit de ses déboires, et sous celui de Jean de Luxembourg352. Quand Charles de Bohême devint roi des Romains, puis empereur, ces traditions désormais passées dans l’héritage national purent se fondre avec l’héritage de la chancellerie impériale pour assurer une nouvelle renaissance de la rhétorique impériale.
5.4.3.1. La rhétorique ‘solaire’ d’Ottokar II de Bohême et l’intégration des Lettres dans la culture bohémienne.
345L’impact des Lettres dans la Prague d’Ottokar II et des premières années du règne de Venceslas est mis en relief par un riche ensemble de documents, en grande partie liés aux activités des deux Henri dont la carrière a été partiellement retracée dans la troisième partie.
346Le formulaire composé par Henri l’Italien, vraisemblablement à la fin des années 1280, entretient le même rapport de dépendance partielle avec les Lettres que le Baumgartenberger Formelbuch. En plus de différents actes rédigés à la chancellerie d’Ottokar, de son successeur Venceslas, voire de leurs contemporains Rodolphe de Habsbourg et Ladislas de Hongrie353, Henri y a inclus pas moins de douze lettres PdV354, qui ont la particularité d’être toutes issues du sixième et dernier livre, réservé aux privilèges. Les modèles adoptés par la chancellerie de Bohême pour ses formulaires entre 1270 et 1285 sont donc strictement les mêmes que ceux préférentiellement choisis par la chancellerie française au xive siècle. La recontextualisation de certains d’entre eux (titulatures, date et lieu de promulgation) dans la somme suffit à prouver qu’ils ont été effectivement réutilisés par la chancellerie de Bohême à la fin du xiiie siècle355.
Influence dans les formulaires administratifs
347Ces modèles réunis par Henri l’Italien n’ont pas seulement connu une vogue temporaire. L’influence des formules contenues dans la dernière partie des Lettres ne se ressent pas seulement dans la rédaction des actes de la fin du règne d’Ottokar II et de son fils Venceslas356, mais également sous le règne de leur successeur Jean de Luxembourg, comme l’atteste par exemple le début d’une confirmation de privilège pour la ville de Grecz, peut-être inspiré d’une des lettres de rentrée en grâce du sixième livre incluses dans les formulaire d’Henri trois décennies plus tôt, et écrit par la chancellerie en 1318.
Quia licet universitas Greczensis ex quibusdam causis nostre visa fuerit celsitudinis ingratitudinem incidisse, tamen quia nunc redire debenter in nostre misericordie gratiam, suppliciter imploravit, nos qui pulchrum genus vindicte estimamus ignoscere subditis, omnes offensas et culpas quas universitas ipsa et singuli homines civitatis ipsius Grcezensis contra maiestatem nostram visi sunt hucusque incurrisse, eis remittentes ipsos benigniter recipimus in favorem et gracie nostre sinum357...
Dans les classes de dictamen
348En contrepoint à cette acclimatation proprement administrative, de nombreux dictamina composés par Henri d’Isernia pendant la décennie 1270, alors qu’il dirigeait son studium de dictamen à Prague et qu’il exerçait occasionnellement ses talents à la cour, forment sans doute l’ensemble le plus original d’imitations des Lettres hors de l’Italie à haute époque358. Ce sont ces textes d’enseignement destinés aux futurs clercs du royaume de saint Venceslas qui ont créé chez les notaires de la Bohême des premiers Luxembourg une accoutumance générale à l’ars dictaminis dans la tradition des Lettres.
349Dans un certain nombre de documents ouvertement destinés à ses étudiants, Henri crée de véritables pastiches des Lettres, dont il n’est pas sûr que tous ses élèves aient été en mesure de goûter le comique, en revanche certainement partagé par les notaires ou prélats italiens liés au milieu de rédaction des Lettres en relation avec le notaire exilé.
350Il détourne ainsi le début du pamphlet contre les cardinaux PdV I, 17, Ad vos est hoc verbum, pour créer une lettre d’invitation aux étudiants à fréquenter son studium nouvellement ouvert (vers 1270). À l’imitation directe de l’exorde invectif Ad vos est hoc verbum fait suite une ingénieuse réadaptation de la justification par le notaire impérial rédacteur du pamphlet de l’absence de dignité de son exorde. Henri, quant à lui, n’a pas écrit exactement selon les règles du dictamen, non pas sous le coup de la colère, mais parce que son invitation tient plus de la cantio, de la tentative d’attirer par incantation les étudiants, que de la lettre proprement dite.
Dans la culture de cour
351Les panégyriques adressés à différentes personnalités de la Curie ou du royaume de Bohême par Henri attestent également la faveur rencontrée à la cour d’Ottokar par les techniques encomiastiques extraites de certaines des compositions du troisième livre des Lettres.
352C’est en particulier le cas de la lettre PdV III, 45, panégyrique de Pierre de la Vigne par Nicolas de Rocca, dont s’inspirent partiellement un panégyrique de l’évêque d’Olmütz (Emler no 2 601360) et deux autres du chancelier de Bohême (Emler no 2 605 et 2 606361).
353Cette réutilisation de l’art encomiastique développé à la cour de Frédéric II fait de ces pièces d’apparat bohémiennes les pendants des éloges des rois d’Angleterre et de Castille composés dans les mêmes années par le « guelfe » Étienne de San Giorgio. De même que le panégyrique de Frédéric II par Pierre de la Vigne (= PdV III, 44) sert à ce dernier de matrice pour des panégyriques des souverains occidentaux, celui de Pierre de la Vigne par Nicolas de Rocca (PdV III, 45) devient la matrice utilisée par Henri d’Isernia pour créer des pièces d’apparat adressées à des chanceliers ou prélats d’Europe centrale, avec toutes les transpositions d’idées et d’images qui en sont la conséquence. Ainsi, la célèbre transumptio de la clé des secrets de l’Empire possédée par Pierre de la Vigne qui a inspiré Dante fut-elle réutilisée avant lui par Henri, mais au bénéfice du chancelier d’Ottokar dont il briguait alors la faveur :
354Ces exercices encomiastiques ont déjà en soi une valeur notable dans l’histoire de la collection. Ils remplissent en effet partiellement un vide dans la réutilisation des Lettres, puisqu’ils attestent l’exploitation de textes « littéraires » inclus dans le troisième livre de la collection classique à une époque précoce. L’imitation de ces pièces extrêmement travaillées sert aux lettrés à monnayer leurs talents rhétoriques auprès de puissants personnages, pour obtenir leur protection et l’inclusion dans leur familia. Mais l’importance de cette récupération des aspects les plus complexes de la rhétorique frédéricienne à Prague dans les années 1270 déborde de loin le destin individuel des notaires de la dernière génération de l’école campanienne, car elle témoigne d’une tentative d’adaptation de l’idéologie impériale souabe à la cour de Prague assez différente par son intensité de celle qui avait lieu concurremment à la chancellerie impériale dans les mêmes années.
355À l’instar de certaines lettres PdV, nombre de lettres d’Henri d’Isernia, utilisées par des historiens allemands et tchèques de la fin du xviiie et du xixe siècle comme d’authentiques témoins des conflits d’Ottokar contre les Hongrois ou Rodolphe de Habsbourg, ont été ensuite considérées avec plus ou moins de suspicion, voire ravalées au rang de simples exercices de style362. Mais de même que les morceaux de bravoure rhétorique des notaires de Frédéric II trente ans plus tôt, il n’y a pas de raison de penser que la plupart des documents rédigés par Henri d’Isernia dans le but d’exalter la puissance de l’avant-dernier Presmylide n’ont pas circulé à la cour de Bohême.
356Il existe ainsi deux lettres décrivant les combats victorieux du roi dans une de ses campagnes hongroises, l’une adressée par Ottokar à la reine363, et l’autre par Henri d’Isernia aux étudiants de son studium pragois364, qui sont toutes deux composées sur le modèle des lettres de Pierre de la Vigne racontant la victoire de Cortenuova, et une lettre apparemment rédigée également par Henri, dans laquelle Ottokar aux prises avec Rodolphe de Habsbourg décrit au marquis de Misnie la trahison de son allié le duc de Bavière, imitée de la rhétorique des lettres des deux premiers livres justifiant les revers de fortune de Frédéric365. Ces textes témoignent de la récupération par la cour de l’art de composition de lettres de propagande guerrière issu des Lettres dans la version diffusée à Prague par Henri d’Isernia.
La récupération de l’idéologie souabe par Ottokar II à travers le savoir rhétorique d’Henri d’Isernia
357La clé de cette tentative de greffe idéologique se trouve sans doute dans une questio en style rhétorique aulique sur la licéité de comparer le soleil à l’Empereur débattue vers 1272, entre Henri d’Isernia et l’évêque Bruno d’Olmütz366. Dans ce document, Henri défend contre les tenants de la position pro-papale sur laquelle s’aligneront quelques mois plus tard les notaires de Rodolphe de Habsbourg l’antériorité des droits de l’Empire sur ceux du clergé à user de cette comparaison. Son argumentation donne rétrospectivement la clé des conceptions sous-tendant l’ensemble des transumptiones planétaires utilisées dans diverses lettres de la correspondance de Frédéric II367, ainsi que du fameux préambule de la lettre PdV VI 26 De fulgore throni cesarei368. Cette questio rhétorique, très virulente à l’encontre du clergé, finit après de longs développements par entrer en résonance avec les périodes finales de Collegerunt pontifices :
...Preterea evidentibus hoc patet indiciis et racionis est indagine manifestum quod solares ignes cerei accendunt lunare speculum, quo nova splendoris ornamenta circumferat noctisque soporet umbracula et proscribat, quod sic firmum, sic stabile, sic impermutabile perseverat iuris existencia naturalis, ut aliqua retrogradacionis camertate nullatenus convertatur, cum magnifica liberalitas et liberalis magnificencia Constantini, claris libertatum insignibus prelargis donorum muneribus multisque ornarit honoribus ingratam arroganciam sacerdotum et sacerdotalis avaricie viscosa tenacitas non dederit ymo non habuerit spem de dicatis aliquid erogare, qua simboli equipollencia illa transumpcio ut sacerdocium soli, lune imperium comparetur...369
(Il apparaît de plus à d’évidents indices et une enquête de la raison rend manifeste que ce sont les blonds feux du soleil qui allument le miroir lunaire, grâce à quoi il répand l’ornement d’une nouvelle splendeur et assoupit et chasse les ombres de la nuit, et qu’ainsi l’existence du droit naturel persévère dans une telle fermeté, stabilité, immutabilité, qu’elle ne puisse être nullement modifiée par la courbure de nulle rétrogradation, puisque la magnifique libéralité et la libérale magnificence de Constantin ornèrent des éclatants insignes des libertés et des présents surabondants des dons, ainsi que de nombreux honneurs, l’arrogance ingrate des prêtres, et que la visqueuse ténacité de l’avidité sacerdotale n’a jamais donné, que dis-je n’a jamais eu l’espoir de demander quoique ce fût des choses susdites (l’ensemble de l’argumentation), par l’équivalence symbolique desquelles cette métaphore (transumptio) comparant le sacerdoce au soleil, et la lune à l’empire pût se soutenir...)
358L’existence de cette questio et ses liens avec l’idéologie des derniers Hohenstaufen permettent de mesurer précisément ce que la transmission en Allemagne de la culture rhétorique souabe au centre de laquelle se trouvent les Lettres a pu signifier dans sa première phase (1270-1290), alors que les notaires de la troisième génération de l’école campanienne étaient toujours vivants. En effet, elle a été débattue dans les mois où l’accession à l’empire de Frédéric de Misnie, petit-fils de Frédéric II, protégé d’Ottokar, ou celle d’Ottokar de Bohême lui-même, étaient des solutions envisagées dans les cours allemandes.
359Précisément à l’époque où ce dernier souverain méditait des projets de récupération de l’héritage impérial rapidement mis à mal par l’élection de Rodolphe de Habsbourg, Henri d’Isernia (et Pierre de Prezza ?) transmettait cet héritage idéologique fondé sur des considérations juridiques et historiques, mais principalement véhiculé par les canaux de l’ars dictaminis, en quelque sorte « à chaud », à une époque où la mort de Manfred et Conradin étaient des souvenirs très récents370.
360Les Lettres, qui entraient tout juste en circulation sous leurs diverses formes, avaient alors une valeur particulière, dans des milieux bien plus directement influencés, pour des raisons familiales et politiques, par l’idée d’une récupération intégrale de l’héritage du dictamen souabe, que ne pouvaient l’être d’autres chancelleries, comme celle des « guelfes » Rodolphe de Habsbourg et Charles d’Anjou. L’écroulement des rêves hégémoniques d’Ottokar à partir de 1276 et sa mort au combat en 1278 mirent fin à cette tentative d’adaptation bohémienne de l’idéologie de la cour de Frédéric II guidée par une poignée de notaires de la troisième génération de l’école campanienne. Mais l’intensité de cette influence allait laisser des traces profondes en Bohême, jusqu’à ce qu’elle connût un retour de flamme spectaculaire, un siècle après le règne d’Ottokar, sous le règne de son arrière-petit-fils Charles de Luxembourg.
5.4.3.2. Automnes rhétoriques à Prague ? La réutilisation des Lettres dans l’entourage de l’empereur Charles IV de Luxembourg
361L’influence des créations juridiques et rhétoriques du règne de Frédéric II sur l’idéologie impériale développée à la brillante cour de Charles IV, empereur et roi de Bohême, est un lieu commun dont la formation s’explique aisément371. En ce qui concerne les Lettres, les formulaires des deux Jean, Jean de Neumarkt et Jean de Gelnhausen, tout comme les actes de la pratique dont ils sont le reflet orienté, prouvent l’importance de la réutilisation des Lettres à la chancellerie de Bohême dès les premières années du règne de Charles. Cette inspiration juridique des Lettres s’est notamment traduite dans la rédaction de l’acte de fondation du Studium generale de Prague en 1354, par laquelle Charles renouait avec la tradition initiée par Frédéric II à Naples de manière particulièrement solennelle, puisque Prague était la première université érigée en terre allemande (ou slave, selon les points de vue), mais aussi avec les projets d’agrandissement du studium fondé par Henri d’Isernia en studium generale caressés par son grand-père Venceslas, fils d’Ottokar II372.
Une réutilisation flamboyante des Lettres : la charte de fondation de l’université de Prague
362La réutilisation dans la charte de fondation de l’université de trois des lettres de fondation du studium napolitain, dont deux sont en fait attribuables à Conrad IV et non Frédéric II, a déjà été établie en 1885 par Heinrich Denifle373 et mise en valeur dans l’édition des Constitutiones et acta. L’acte de fondation de l’université de Prague de 1348 est toutefois une composition suffisamment remarquable sur le plan formel pour justifier une nouvelle présentation un peu plus précise de son procédé de composition374 :
363À l’exception des premières lignes du préambule et de rares éléments du dispositif, l’ensemble de l’acte est un jeu de composition créé à partir des trois grandes ordonnances datant de Frédéric II et Conrad IV.
364Dans ses grandes lignes, le procédé de composition s’apparente aux différentes créations par collage rencontrées tant en France qu’en Angleterre. Il est toutefois difficile de ne pas être impressionné par la virtuosité avec laquelle le notaire responsable de l’acte a pris soin d’entrelacer les fragments des lettres PdV III, 10 et PdV III, 12, auxquels il a ajouté deux fragments de PdV III, 11, dans une succession B/A/B/A/C/A/B/A/B/C/B, où l’alternance régulière entre les éléments provenant de A et ceux des deux autres actes ne peut guère être le fruit du hasard.
365Elle paraît au contraire procéder d’un jeu littéraire d’entrelacement que certains lettrés à la cour de Bohême ont pratiqué sous d’autres formes dans les mêmes années375. Même s’il est vrai que les actes de fondation contenus dans les Lettres étaient un modèle naturel pour les chancelleries devant produire des pièces de ce genre, et avaient déjà été utilisés comme tels par certains souverains dès la fin du xiiie siècle, un tel soin dans la recomposition d’un acte à partir de ces trois pièces fait plus penser à une mise en valeur consciente de leur héritage qu’à un simple réemploi par facilité.
366Dans ce dernier cas, les notaires de Charles auraient également pu utiliser d’autres modèles d’origine papale alors en circulation depuis longtemps376. Dans cet acte imité des Lettres, la récupération de motifs frédériciens s’ancre dans une volonté d’affirmation de l’idéologie impériale, peut-être en partie due au désir du souverain de se défaire de son image peu flatteuse de « Pfaffenkönig », roi des curés, qui ne laisse guère de doute sur le sens symbolique à donner à ces renvois.
La chancellerie de Charles IV, lieu de synthèse des traditions stylistiques européennes
367La volonté d’une mise en valeur particulière de l’héritage de Frédéric II est donc indéniable dans les constructions rhétoriques de la chancellerie de Charles IV. Il est en revanche bien difficile de déterminer précisément quels ont été les facteurs déterminants dans cette exploitation intensive des Lettres, tant les possibilités de renforcement de leur influence ont pu être diverses dans le cas de la chancellerie du « père de la Bohème et parâtre de l’Empire377 ».
368En fait, au moins quatre sources d’inspiration majeures de la chancellerie pourraient être invoquées : les traditions propres au royaume de Bohème ; la récupération de traditions perçues comme un héritage de la chancellerie impériale ; l’influence de leurs années de formation italienne perceptibles chez le souverain comme chez son chancelier Jean de Neumarkt, et l’influence de certaines pratiques administratives parisiennes.
369Mais l’ascendance de Charles rend également parfaitement compréhensible cette volonté de récupération : petit-fils d’Henri VII de Luxembourg, arrière petit-fils à la fois de Rodolphe de Habsbourg et d’Ottokar de Bohême et par ce dernier descendant de Philippe de Souabe et Frédéric Barberousse, il concentrait en lui la légitimité impériale de trois lignées différentes, dont celle des Staufen378.
370Un indice concret sur les modalités de transmission de cet héritage symbolique est toutefois fourni par la série d’actes promulgués par le jeune roi des Romains dans les années 1346-1348 en faveur de son grand-oncle l’archevêque Baudouin de Trêves.
371Ce prince-électeur ecclésiastique avait puissamment contribué à faire élire son frère aîné Henri de Luxembourg roi des Romains en 1308, avant de replacer une seconde fois la couronne dans sa famille en faisant élire son petit-neveu, non sans de lourdes compensations financières et politiques379. Au début du règne de Charles et jusqu’à sa propre mort en 1354, Baudouin guida la politique de Charles IV en Allemagne. Les liens entre les deux parents, mais aussi ce poids politique de Baudouin, se lisent dans la série d’actes promulgués par le jeune roi entre 1346 et 1348 en faveur de son grand-oncle380.
372Les uns sont divers privilèges étendant les revenus et les pouvoirs de Baudouin dans sa zone d’influence politique, correspondant à l’ensemble formé par le comté de Luxembourg et l’archevêché de Trêves ; les autres lui confient officiellement une sorte de régence temporaire sur la Germanie et le royaume d’Arles (no 489 : commissio administrationis in partibus Germanie et Gallie iterata, janvier 1348)381. Or l’ensemble de ces actes solennels adressés par le neveu à l’oncle qui avait dans sa jeunesse accompagné l’aventure italienne d’Henri VII est étroitement soudé sur le plan stylistique par une imitation massive des préambules et formules des Lettres, ce qui est loin d’être le cas des autres actes solennels émanant de la chancellerie du jeune roi dans ces mêmes mois.
373Étant donné le rôle effectif de Baudouin dans les premiers stades du gouvernement du royaume, pendant une période où le nouveau roi des Romains voyageait sans cesse pour des raisons diplomatiques ou militaires, il est tentant de penser que cette orientation stylistique fut inspirée par Baudouin lui-même. Les modèles des actes en question dans les Lettres (II, 21, V, 1, II, 22, III, 48, VI, 4, V, 73, III, 75) ne recoupent d’ailleurs quasiment jamais ceux choisis pour la rédaction des autres actes de Charles imités des Lettres dans les premières années de son règne (III, 10-12 ; III, 53, III, 48, VI, 26, VI, 8).
374Il faut donc peut-être voir dans cette absence de concordance une trace de la différence assez nette entre les pratiques ressenties comme entrant dans la logique du style aulique impérial à la chancellerie archiépiscopale de Trêves, sans doute héritées des traditions remontant au règne d’Henri VII d’une part, et les traditions proprement bohémiennes, remontant en grande partie aux bases fondées par Henri l’Italien sous Ottokar II d’autre part.
375Ces dernières influencèrent lourdement les pratiques rédactionnelles de la chancellerie impériale, en symbiose pour un demi-siècle avec la chancellerie royale, à partir de l’installation définitive de l’empereur à Prague en 1354. Il semble donc bien que ce groupe d’actes atteste le rôle particulier donné par le prince-électeur de Trêves aux Lettres, dans une sorte de volonté de transmission de ce qu’elles avaient pu représenter pour son frère Henri VII, à son petit-neveu Charles IV.
Symptômes de changements culturels et limites à la réutilisation : Jean de Neumarkt et les Lettres
376Il serait facile d’orienter la présentation de cet emploi massif de la rhétorique des Lettres dans les débuts du règne de l’empereur le plus fortuné du xive siècle pour créer une sorte de perspective idéale de la réutilisation des Lettres. Après l’arrivée des notaires en Bohême et la première floraison des Lettres dans les dernières années du règne d’Ottokar, leur réutilisation de plus en plus orientée par Rodolphe de Habsbourg, Henri VII et Louis de Bavière, le règne de Charles correspondrait en quelque sorte à la fusion harmonieuse de ces différentes traditions, bohémiennes et impériales, luxembourgeoise et rodolphienne. Seule aurait été écartée de cette synthèse la tendance résolument antipapale développée sous Louis IV de Bavière.
377Pour le reste, l’ensemble des lettres documentées par la Summa cancellarie et le Collectarius perpetuarum formarum témoignerait de l’intégration définitive dans la rhétorique impériale des Lettres. À la réutilisation de préambules essentiellement (mais non uniquement) tirés du sixième livre, commune à la chancellerie française et à la chancellerie impériale, s’ajouterait en Bohême celle des lettres rhétoriques d’inspiration plus « littéraires » du troisième et du quatrième livre, comme en témoigne par exemple un éloge de l’empereur par son fils qui a pu être une sorte d’exercice ad usum delphini, reprenant des fragments du « panégyrique » de Frédéric II382, ou bien encore le modèle no 77 de la Summa de Jean de Neumarkt, reflet d’un acte émis pour un docteur de l’université de Padoue, modèle dont certains passages sont imités de l’éloge de Pierre de la Vigne par Nicolas de Rocca (PdV III, 45) :
Imperator scribit cuidam doctori in Padua et pro privilegiis quibuslibet de gracia fiendis.
(...) Suavis tue fame virtutumque et sciencie odor nostram serenitatem afflavit, qui canonum armatus pericia cathedre digne presidens audiencium ruditatem erudis et ariditatem eorum doctrine facundiis irrigas sanctorum canonum enigmata reserando. Tu denique nedum [non dumtaxat] in vinea domini fideliter laboras, sed quodammodo vinea diceris et Bononiam dudum tam suavis fructus ubertate reficiens, nunc autem Paduam irradians remota [hominis] vasa orbis climata sciencie tue radiis illustrare (sic). Sane pro parte honorabilis etc... Imperialis clemencia tanto graciosius consuevit annuere, quanto uberius eos agnovit sinceris erga sacrum Romanum imperium fidei ac devocionis studiis pre cunctis fidelibus claruisse383.
378L’abondance de productions littéraires issues de la cour de Bohême dans les années 1350-1390 interdit toutefois une conclusion aussi simple. Elle rend possible une étude parallèle du style adopté par les grands lettrés comme le chancelier Jean de Neumarkt pour les actes officiels émanant de la chancellerie et de celui qu’ils choisirent pour leur propre correspondance. La Summa cancellarie de Jean, avec en son sein toutes ces pièces soit inspirées par les Lettres, soit directement extraites de la somme, partage également sa structure de recueil de correspondance mi-privée mi-officielle avec le recueil dont elle a hérité une partie du contenu, et bien d’autres textes de Jean nous sont parvenus.
L’éloignement progressif de l’écriture administrative et de l’écriture individuelle
379Or l’analyse de ces sources montre que la correspondance personnelle du chancelier avec divers personnages, comme l’empereur et sa famille, d’autres hommes politiques de Bohème, d’Allemagne, de la Curie ou d’Italie, dont Cola di Rienzo, mais aussi des lettrés célèbres comme Pétrarque et des collègues de la chancellerie, n’est guère influencée par le style des Lettres384.
380Certes, la thématique de nombreuses compositions du chancelier pragois semble inspirée par une collection dont Jean connaissait vraisemblablement les moindres détails. Cette inspiration thématique générale concerne par exemple des éloges décernés à un roi ou des jeux rhétoriques entre lettrés proches des pièces du troisième livre des Lettres dont la réutilisation est par ailleurs attestée dans certains actes mentionnés plus haut, soit à l’époque d’Ottokar II, soit à celle de Charles IV. Mais elle ne correspond que bien rarement à une inspiration stylistique suffisamment profonde pour qu’il soit possible de parler d’une imitation attentive ou volontaire du style des Lettres.
381Ce pourrait être à la rigueur le cas de tel passage d’une lettre au roi Louis de Hongrie, dont la conclusion vivat rex Pannonie vivat igitur et iterum vivat, nec vite sit terminus donec a vite presentis turbinibus idem ipse perveniat ad eternalis vite gaudia sempiterna, évoque les formules paraliturgiques analogues contenues à la fin du panégyrique de Frédéric II385, ou bien d’une lettre de plaisanterie où Jean compare l’aigreur de son style à celui du vin de Neumarkt386, et qui reprend les jeux de mots sur le couple uva/botrus présents dans la correspondance entre Pierre de la Vigne et l’archevêque Jacques de Capoue387. Il s’agit là de faibles indices pour l’ensemble d’une correspondance aussi volumineuse.
382Cette absence est d’autant plus remarquable que le style dans lequel se coule la correspondance de Jean est visiblement dérivé de l’ars dictaminis, dont il respecte la logique rhétorique d’utilisation des figures de style et d’annominationes, ainsi que l’emploi du cursus. Mais il est déjà suffisamment éloigné des Lettres pour que les rencontres dépassant les deux premiers degrés, voire même le premier degré de la communauté stylistique définis plus haut soient devenues improbables388.
383Puisque les compositions officielles et certaines compositions de cour de la chancellerie attestent indubitablement la pratique assidue par les notaires des Lettres de Pierre de la Vigne, cet éloignement ne peut signifier qu’une chose : dans la Prague des années 1350-80, la maîtrise du style des Lettres était encore très fortement associée à la création de formes ressenties comme juridiquement et idéologiquement adaptées à la fonction impériale, mais elle avait cessé – ou était en train de cesser – d’être considérée comme un modèle valable pour les exercices de recréation ou de valorisation des dons d’écriture qui engageaient la réputation personnelle des lettrés en dehors de la rédaction des actes proprement dits.
384Son emploi n’était par exemple plus de mise pour écrire une correspondance entre notaires, ou, a fortiori avec un lettré italien prestigieux, non plus que pour une démonstration de virtuosité formelle à destination d’un puissant personnage engageant le jeu de don et contre-don entre le lettré et le souverain. Charles IV et son entourage subissaient déjà fortement l’influence de l’humanisme389. La démonstration de capacités stylistiques de haut niveau passait donc désormais par l’exhibition d’une capacité d’écriture différente, obéissant encore dans ses grandes lignes aux principes de l’ars dictaminis, mais déjà influencée par les modes d’outre-monts, et à l’origine d’un courant d’écriture latine appelé à un riche avenir en Europe centre-orientale jusqu’à la fin du xve siècle.
385Aussi, les lettres du troisième livre qui étaient des modèles parfaitement adaptés à ce genre de démonstration de virtuosité à Prague un siècle plus tôt, au temps d’Henri d’Isernia, sont en quelque sorte « réaffectées » à la composition de la correspondance officielle impériale que son conservatisme juridique rend insensible aux nouvelles tendances stylistiques.
386Mais les livres de la bibliothèque de Jean de Neumarkt que celui-ci engagea en 1368 aux Augustins de Saint Thomas à Prague avant un voyage en Italie portent, eux, la marque d’intérêts personnels à la fois orientés vers des préoccupations religieuses, liés aux travaux de vulgarisation en langue allemande qui l’ont rendu célèbre, mais aussi à une curiosité pour les nouvelles formes d’écriture dont témoigne la présence d’ouvrages des humanistes italiens (Dante et ses premiers commentateurs). La seule collection de lettres qui s’y retrouve est celle des Varie de Cassiodore390. Et c’est dans ce dernier auteur, dont l’imitation littéraire était encore tolérable dans la perspective du premier humanisme des années 1350-1400, que Jean est allé puiser l’inspiration pour une célèbre paraphrase qu’il dédia au jeune empereur, et non dans Pierre de la Vigne391.
1380, un partage des eaux ?
387Au-delà des intérêts personnels de Jean de Neumarkt, cette position ambiguë des Lettres, encore exploitées dans la rhétorique des actes et autres lettres officielles, mais déjà délaissées dans une correspondance personnelle ressentie comme plus proprement « littéraire », semble indiquer une sorte de partage des eaux stylistiques dans l’Allemagne des années 1355-1380.
388Le style de l’ars dictaminis du xiiie siècle y est ressenti par les lettrés les plus brillants comme daté, vieilli. Et à un niveau plus commun de la pratique épistolaire que la correspondance entre Jean de Neumarkt et Pétrarque, les modèles inventés pour des formes de communication moins dépendantes de notre tradition que celles de la chancellerie impériale ou de grandes chancelleries princières analogues, comme par exemple les modèles de correspondances silésiens bilingues, latins et allemands de la fin du xive siècle jadis édités par Konrad Burdach, s’il suivent encore les règles de l’ars dictaminis, ne présentent pas vraiment non plus de contacts directs avec le style des Lettres, médiatisé par le renouvellement graduel des pratiques d’écriture392.
389Aussi, en dépit de la pérennisation de formes issues des Lettres dont l’emploi se retrouve dans la chancellerie allemande bien après la mort de Charles IV, et peut être relevé pour certains documents latins au moins jusqu’à la mort de Sigismond (1437393), voire au-delà, il semble que dans l’Empire, sans doute de manière moins tranchée qu’en France et qu’en Angleterre, les années 1380/1400 aient marqué un tournant, même si la production de manuscrits atteste que l’intérêt pour les Lettres est resté suffisant pour en assurer la reproduction pendant l’ensemble du xve siècle.
5.4.4. En guise d’épilogue pour l’Allemagne : les Lettres entre histoire et polémique, du xve siècle à la Réforme
390L’importance particulière des Lettres en Allemagne justifie quelques considérations sur la suite de leur histoire, aux xve et xvie siècles. Les « formes » issues des Lettres continuèrent longtemps à exercer une influence de plus en plus médiatisée à la chancellerie impériale.
5.4.4.1. Un éloignement très progressif
391En témoignent par exemple deux actes de Sigismond de Luxembourg datant respectivement de 1414 et 1416. Dans le second, qui officialisait l’érection du comté de Savoie en duché en faveur d’Amédée VIII, c’est un des modèles de la chancellerie de Charles IV élaboré à partir du préambule de la lettre PdV VI, 26 ‘De fulgore throni cesarei’ qui est encore utilisé394, tandis que le premier, une commissio vicarie pour la Lombardie en faveur de Théodore, marquis de Monferrat, reprenait très fidèlement dans sa seconde partie un long fragment du modèle de commissio vicarie potestatis ‘Ad extollenda’ qui ouvre le cinquième livre des Lettres395.
392Cette continuité remarquable s’explique par la persistance des traditions notariales propres aux chancelleries des différents rameaux de la maison de Luxembourg. Dans au moins l’un de ces deux cas, l’héritage des Lettres est désormais médiatisé. Les notaires s’appuyaient certaiment plus sur ces nouvelles collections d’origine bohémienne que sur les Lettres elles-mêmes, même si l’usage des unes n’excluait pas le recours aux autres, comme l’inclusion répétée des nouvelles Summe et de Lettres dans les mêmes manuscrits le laisse deviner396.
393La structure du préambule d’un acte émis par la chancellerie du roi Robert en 1409 prouve par ailleurs que, même dans les pratiques de la chancellerie impériale, les modèles issus des Lettres inventés par les notaires du xive siècle subissaient à leur tour une érosion qui faisait peu à peu disparaître les traces de leur archétype dans des créations sans cesse remaniées :
In nomine sancte et individue trinitatis. Feliciter. Amen. Rupertus divina favente clementia Romanorum rex semper augustus. Ad perpetuam rei memoriam. De claro lumine Romane regie dignitatis, velut a sole radii, ceteri singulorum hominum reputandi status in seculo [illustrantur], ut sicut ibi plus lucis reperitur, ubi solaris splendor intensius refulget, sic eciam quanto plus gracie et favoris regalis munificencia cuique tribuit, tanto magis illi accrescit eminencie et honoris ; solet enim cunctos gradatim illustrare, quantum cuilibet sua relucencia merita suffragantur. Hinc est, quod nostra regalis celsitudo, Anthonii et Girardi fratrum de Casatiis, laicorum Mediolanensis diocesis, fidelium nostrorum dilectorum virtutibus illecti eorumque probitate et meritis fide dignorum relatibus inclinati, eos et eorum quemlibet dicimus, facimus et creamus vices nostre imperialis civitatis Mediolanensis...397
394Ce préambule dérivé de la lettre PdV VI, 26 a été retravaillé à partir d’un des préambules impériaux créés sur ce modèle au xive siècle, et non plus des Lettres elles-mêmes. Un parallélisme résiduel avec le modèle original ne se conserve plus que dans le fragment ‘velut a sole radii’, alors que le souvenir de l’idée générale se maintient à peu près.
395En dépit de ce phénomène de décomposition des formes analogue à ceux observés dans les chancelleries françaises et anglaises un siècle plus tôt, les lettres gardaient au xve siècle dans l’Empire leur double valeur de modèle rhétorique pour le dictamen officiel, et de mémorial juridico-historique des droits des empereurs ainsi que des formes en usage dans leur chancellerie.
5.4.4.2. Les Lettres de la culture juridique à la culture historique
396Le parcours du juriste Amplonius Ratink de Berta, l’un des possesseurs connus des Lettres aux xve siècle, recteur de l’université de Cologne et fondateur du fonds principal de la bibliothèque de celle d’Erfurt après avoir étudié à Prague, Cologne, Erfurt et Vienne, donne une idée de la manière dont les Lettres, liées aux études rhétoriques et juridiques, pouvaient voyager dans le monde universitaire du xve siècle au fur à mesure que les maîtres issus des universités les plus anciennes, notamment des studia de Prague, disséminaient leurs savoirs dans celles de fondation plus récente.
397À lire les commentaires du catalogue de sa bibliothèque rédigée en 1412, Amplonius considérait avant tout les Lettres comme des modèles rhétoriques398, mais l’un des maîtres de l’université de Prague au temps où il y avait fait ses études, Simon de Rokyczana, pouvait en avoir fait une lecture plus polémique, étant donné son rôle dans les controverses hussites du début du xve siècle399. Le notaire papal Dietrich de Nieheim s’appuyait à la même époque sur certaines d’entre elles, dont le panégyrique de Frédéric II naguère exploité par Jean de Neumarkt, pour écrire son Viridarium imperatorum et regum Romanorum (1411), fort critique à l’égard de la papauté400.
5.4.4.3. Le basculement de la réforme : premières impressions et regain polémique
398Cet équilibre labile entre leur fonction rhétorique, qui ne pouvait malgré tout que perdre de son importance relative au fur et à mesure des décennies, et leur rôle historique et polémique, se trouva radicalement modifié avec l’explosion des idées liées à la Réforme. L’inclusion dans la bibliothèque du célèbre disciple croate de Luther, le grand érudit Matthias Flacius Illyricus (1520-1575), de deux manuscrits des Lettres (l’un écrit au xive et l’autre au xve siècle401) et de la première édition partielle de la collection classique (Haguenau 1529) symbolise mieux qu’un long commentaire les circonstances dans lesquelles ces dernières passèrent en Allemagne du monde des manuscrits à celui des imprimés, dans les grands centres rhénans de diffusion de la littérature humaniste et évangélique pendant les premières décennies de la Réforme.
399Les Lettres étaient dès lors définitivement classées comme des documents historiques. Elles figurent par exemple sous le titre : Petri de Vineis de potestate imperatoris dans la liste des livres servant à l’écriture de l’histoire rédigée par Matthias402. Ces documents étaient considérés dans l’optique de la Réforme comme des pièces importantes dans l’épais dossier concernant les injustices accumulées par la papauté contre l’Empire au cours des siècles. Ils étaient devenus des documents d’histoire allemande à réutiliser à fin polémique.
400C’est dans cette vue que le grand imprimeur Jean Setzer († 1532), installé en Alsace à Haguenau et spécialisé dans l’édition d’œuvres latines, prépara une première édition partielle des Lettres. Sous le titre de Querimonia Friderici Secundi imperatoris qua se a Romano pontifice et Cardinalibus immerito persecutum et imperio deiectum esse ostendit, correspondant en fait à la rubrique médiévale de la lettre PdV I, 1 (Collegerunt pontifices), cette édition comprenait précisément les trente-trois premières lettres du premier livre, et donc la plupart de ces grands manifestes polémiques antipapaux de Frédéric II qui intéressaient au premier chef les érudits de tendance évangélique403.
401Quelques années plus tard, dans la même région, deux lettres de la correspondance entre un autre grand humaniste réformateur versé dans les antiquités germaniques, Kaspar Hedio, et le puissant prince-électeur palatin Ottheinrich, de sympathie réformiste, témoignent d’un projet de traduction, ou plus précisément de « teutonisation » (Verteutscherung) des Lettres qui fut proposé par le premier au second. C’est un prédicateur luthérien de Strasbourg, Jean Lengling, qui aurait dû s’atteler à cette tâche404. Ce projet n’a pas abouti à l’existence d’un livre imprimé, mais il montre au moins qu’en 1549, comme deux siècles plus tôt sous Louis de Bavière, le conflit entre les Luthériens et la papauté avait une nouvelle fois fait entrer les Lettres en résonance avec les polémiques contemporaines.
402Une autre conséquence de cette brusque réactivation de la valeur polémique des Lettres fut, après deux siècles d’emploi dans pratiquement toutes les grandes chancelleries médiévales et d’une activité de copie non négligeable à la chancellerie papale au xive siècle, leur mise à l’index pontifical opérée dès la création de ce dernier en 1559, et dont certains manuscrits médiévaux encore consultés à cette époque, par exemple le manuscrit Strasbourg, Bibliothèque Nationale et Universitaire 3581, portent semble-t-il la trace405. L’échec apparent des tentatives de traductions d’inspiration évangélique mentionnées plus haut semble toutefois indiquer que la place des Lettres n’était pas prépondérante dans l’ensemble du dossier antipapal remontant à Canossa que les savants luthériens mettaient alors en place, à moins qu’il faille le mettre sur le compte de la complexité de leur forme qui ne devait certainement pas les rendre d’une lecture très aisée pour des hommes habitués aux élégances cicéroniennes du latin renaissant, et qui a pu décourager les tentatives d’adaptation, même dans une langue aussi influencée par la structure du latin que l’allemand littéraire du xvie siècle.
5.4.4.4. Derniers échos de l’intérêt pour les Lettres à la chancellerie impériale : la dédicace de 1566
403La personnalité du second éditeur des lettres, Simon Schard (1535-1573), juge au tribunal d’Empire (Reichskammergericht) et juriste célèbre, lui aussi de sympathie luthérienne, révèle néanmoins la persistance à la fin du xvie siècle de la triple orientation fonctionnelle des Lettres.
404Cet autre grand érudit prépara avec soin une première édition de qualité fondée sur des critères philologiques et parue à Bâle sous les presses de Paul Queck en mars 1566406. Il dédia cet ouvrage au secrétaire impérial Wolfgang Haller, successivement en fonction à la chancellerie de Charles Quint, Ferdinand, et Maximilien II, l’empereur alors régnant, souverain tolérant qui balançait entre le catholicisme et la foi réformée407. Schard réunit d’ailleurs dans un ouvrage paru en même temps que les Lettres à Bâle, et réédité conjointement avec elles par Iselin en 1740, un recueil de considérations et de documents historiques sur les mauvais traitements réservés par les papes aux souverains allemands d’Otton I à l’empereur présent, qu’il adressa à un successeur d’Ottheinrich, le palatin Georges de Simmern408.
405La longue lettre de dédicace à Haller placée par Schard en tête de l’édition des Lettres proprement dites, la première, avant celle d’Iselin, à refléter à peu près la forme classique de la collection, révèle certes l’écart désormais abyssal entre le style des écrits des notaires de Frédéric II et la conception d’une latinité élégante entretenue par les élites lettrées du xvie siècle409, ainsi que l’intérêt principalement polémique et historique désormais accordé à ces documents410. Elle prouve néanmoins la persistance d’un intérêt à la fois stylistique et juridique pour les formes observées par la chancellerie impériale à l’époque de Frédéric II, intérêt qui prenait un relief particulier étant donnée l’appartenance du dédicataire de l’édition à la chancellerie de son lointain successeur, Maximilien II :
Qui plus est, comme son utilité n’est pas de peu, particulièrement pour qui étudie l’histoire : il faut encore ajouter que dans ces lettres, et particulièrement dans les trois derniers livres, on peut juger quelle forme était observée du temps de Frédéric pour expédier les affaires de la chancellerie et de la chambre (comme on l’y appelle), et qui fut à la tête de l’une et de l’autre ; choses dont la connaissance, outre qu’elle est libérale, peut grandement instruire ceux qui sont employés à de telles charges, et leur servir d’avertissement411.
406Sans doute pour la dernière fois dans l’histoire de la collection, sous la forme d’un écho affaibli mais persistant, se retrouvait donc l’idée que les Lettres possédaient une valeur particulière en tant que forme « juridico-rhétorique », et qu’elles devaient servir de modèle, ou au moins de source d’inspiration aux successeurs de Pierre de la Vigne à la tête de la chancellerie impériale. Mais si ce vœu discret trouva jamais un écho dans la tête de certains clercs de l’entourage de Maximilien ou de son successeur Rodolphe, l’orientation résolument catholique prise par les empereurs de la maison d’Autriche à partir de Ferdinand II rendit ces rêves de confusion entre la rhétorique impériale de Frédéric II et les choix politiques de ses lointains successeurs à leur néant, et les Lettres quittèrent définitivement les chimères de la politique pour trouver refuge auprès des fantômes de l’érudition.
5.5. LES LETTRES EN ITALIE ENTRE PRATIQUE NOTARIALE ET RÉFLEXION HUMANISTE
407L’étude de la circulation et de la réutilisation des Lettres de Pierre de la Vigne en Italie est tributaire des caractéristiques politiques et culturelles particulières de cet espace à la fin du xiiie et au xive siècle. Comme l’Allemagne, l’Italie était divisée en de nombreux ensembles politiques, mais à la différence du regnum teutonicum, aucune force politique n’y disposait d’une prééminence symbolique qui lui permette d’asseoir une légitimité particulière dans l’héritage des Lettres.
408Au sud, le royaume de Sicile était dominé par les Angevins, dont le pouvoir s’est construit dans une opposition symbolique aux Souabes, puis fut déchiré entre les prétentions contradictoires de la Sicile aragonaise et du royaume de Naples angevin après les Vêpres (1282). Au nord, au-delà de la barrière formée par l’État pontifical dont le statut fut incertain pendant la majeure partie de la période considérée, qui correspond notamment à l’exil avignonnais, les années 1268-1330 furent encore le temps d’un extrême fractionnement politique qui ne commença à se résorber au profit de quelques grandes constructions étatiques (Milan, Venise, Florence) que dans la seconde moitié de la période (1330-1400).
409Dans ce monde en transition de l’âge d’or communal aux États seigneuriaux, de puissantes dynamiques d’expansion économique et d’évolution sociale aboutirent à un ensemble de bouleversements culturels qui constitue la première étape de la transition vers la « renaissance » italienne. Celle-ci passa notamment par la redéfinition du rapport au langage en général, et au latin en particulier, avec le déclenchement d’un mécanisme de surenchère dans l’imitation des auteurs classiques lié à une nouvelle lecture de l’antiquité et à une nouvelle valorisation de la philologie portées, à leurs débuts, par le milieu social des notaires urbains des communes de Toscane et du nord lombardo-émilien, et qui se renforça peu à peu au cours de la période considérée412.
410L’étude de la diffusion et de la réutilisation des Lettres dans ces mondes italiens en juxtaposition doit tenir compte de cet ensemble de spécificités. La liaison persistante entre la rhétorique et plus particulièrement l’ars dictaminis et le droit indique une première possibilité de lecture qui n’est pas fondamentalement différente, au nord comme au sud de la péninsule, de celle de l’utilisation des Lettres dans l’espace européen contemporain. Il s’agit alors d’un instrument de pratique notariale transmis à travers l’enseignement, au service de la création de formes liées à certains actes politiques ou juridiques de pouvoirs politiques cherchant un appui stylistique à leur autorité juridique.
411Mais au-delà de cette première approche, une utilisation politique plus polémique des Lettres directement liée à leur contenu idéologique, attestée aussi bien vers 1280 que vers 1350, indique l’existence d’une lecture historico-politique de ces documents qui entretient des liens étroits avec leur utilisation dans l’espace allemand, tout en développant des orientations spécifiques. En Italie du nord, ce sont en effet les forces politiques gibelines qui ont hérité de l’idéologie impériale créée pour Frédéric II et ses successeurs Conrad IV et Manfred, et c’est l’histoire complexe de l’évolution des idées de restauration impériale ou d’opposition à l’Église, tantôt dépendante, tantôt déconnectée de l’histoire allemande contemporaine, qui détermine l’utilisation polémique de ce matériel.
412À ce double aspect institutionnel et polémique de la lecture des Lettres, il faut enfin ajouter un aspect de réflexion proprement stylistique et linguistique qui appartient en propre à l’Italie. L’apparition d’une dynamique culturelle originale liée à la valorisation d’un latin classicisant en opposition au moins partielle avec l’esthétique des Lettres, et la création contradictoire d’une koinè vulgaire à partir d’une poésie et surtout d’une prose d’art toscane en grande partie inspirée à ses débuts par l’ars dictaminis, ont placé les Lettres dans une situation paradoxale puisque, quoique fondamentalement différentes des modèles classiques de l’humanisme latin, elles ont considérablement influencé la pensée des premières générations de ce mouvement, et modelé certains aspects de leur pratique du latin, mais aussi et surtout de la langue vulgaire.
413L’activité de réflexion proprement linguistique sur les Lettres qui en résulte prolonge ces emplois normatifs et polémiques dans une direction qui donne à l’histoire italienne de la collection une dimension supplémentaire par rapport à l’Allemagne, et une profondeur exceptionnelle dans l’ensemble de l’histoire sociale des Lettres.
414Avant de commencer la présentation de ces trois orientations complémentaires de la lecture italienne des Lettres, un mot sur la méthode de travail choisie.
415La diversité des espaces politiques et la rapidité des dynamiques d’évolution culturelle ont conduit à privilégier une approche structurelle par dossiers thématiques (5.5.1. Les Lettres, modèles de la pratique notariale ; 5.5.2. Utilisations polémiques ; 5.5.3. Réflexion stylistique et rapports avec l’humanisme) qui devrait permettre d’acquérir une vue d’ensemble tout en respectant la diversité de l’espace considéré. On ne trouvera donc pas dans ces pages une histoire détaillée de l’utilisation des Lettres à Arezzo, Florence, Bologne, Naples ou Padoue dans l’ensemble de la période, mais un parcours entre différents pôles culturels dont la logique apparemment aléatoire repose sur les indices concernant la transmission de cet ensemble stylistique, des chancelleries du sud aux studia du nord, mais aussi sur un ensemble de dossiers concernant les rapports entretenus avec les Lettres par différentes figures, inconnues ou célèbres, de la première renaissance italienne.
416Il ne s’agit pas ici de refaire une histoire des Lettres organisée à partir d’une vision héroïque de la première renaissance italienne, mais de créer par un éclairage réciproque les conditions d’une meilleure compréhension des relations entre la culture moyenne de leur temps et les créations politiques ou culturelles de personnages emblématiques de l’humanisme. C’est précisément ce que l’étude d’une tradition d’écriture comme celle des Lettres, participant à la fois de la pratique littéraire, de la réflexion idéologique et de l’écriture institutionnelle, permet de faire pour l’Italie des années 1280-1400.
5.5.1. Les Lettres, modèle de la pratique notariale. Diffusion, enseignement et pratique dans l’Italie de la fin du xiiie et du xive siècle
417Avant d’envisager les voies de la diffusion des Lettres dans l’Italie du nord à la fin du xiiie siècle, il faut esquisser une réflexion sur leur réutilisation dans la rhétorique des deux constructions politiques directement héritières du royaume de Sicile, le royaume des Angevins de Naples et le royaume insulaire de Sicile/Trinacrie né de la révolte des Vêpres et de la mainmise par une dynastie d’origine aragonaise sur l’île. L’étude de ce qui pourrait être la forme d’héritage la plus naturelle des Lettres dans l’espace italien se révèle problématique, pour des raisons qui peuvent être d’ordre idéologique, mais tiennent sans doute surtout à la logique même de transmission des sources.
5.5.1.1. Les héritiers directs : Naples angevine et Sicile aragonaise
418En effet, ce qui rend impossible l’étude de la réutilisation des Lettres dans la chancellerie du royaume angevin de Sicile, et sans doute également dans le royaume aragonais de Sicile insulaire, c’est d’abord la logique de création des documents administratifs de leurs chancelleries respectives. Dans le cas d’une imitation apparente d’une lettre PdV, il n’est en effet pas possible de savoir si le notaire a utilisé un recueil des Lettres, ou s’il est allé directement puiser la « forme » qu’il imite dans les archives de Frédéric II et ses successeurs, récupérées par le pouvoir angevin et abondamment utilisées sous Charles Ier et Charles II, comme l’atteste par exemple une lettre de mars 1272 concernant un litige portant sur certains casali de la ville de Naples :
Nos proinde, pro parte Regie Curie huius controversie eorum volentes finem imponere, quaternos, qui de particulari taxatione generalium subventionum et collectarum de tempore dicti quondam imperatoris Frederici in archivio curie conservantur, queri et inspici iussimus diligenter et secundum quod inveniret in quaternis ipsis posset inter eos controversia finaliter et summarie terminari.
(Aussi, Nous, voulant mettre fin à leur controverse, de la part de la Cour Royale, nous avons fait chercher et inspecter attentivement les cahiers concernant la taxation particulière des subventions et collectes générales de l’époque dudit feu empereur Frédéric dans les Archives de la Cour, afin que cette controverse pût être finalement et sommairement terminée selon ce qu’on aurait trouvé dans les cahiers en question413).
419À ce recours administratif aux archives de Frédéric II et ses fils a dû correspondre à Naples un abondant usage d’un certain nombre de formes administratives courantes héritées de la chancellerie souabe, dont témoignent les documents de l’époque de Frédéric II contenus dans les Excerpta massiliensia registrorum Fridericianorum. Or, si certaines pièces y recoupent des lettres PdV, il est abusif d’inclure cette documentation parallèle dans la tradition des Lettres. Il est plus difficile de dire dans quelle mesure l’administration de la Sicile aragonaise a reposé sur une exploitation d’un matériel archivistique souabe excluant le retour aux Lettres, mais dans le cas du royaume de Naples comme de la Sicile, l’insigne faiblesse de la tradition manuscrite des Lettres n’incite pas à penser le contraire.
420Dans le royaume angevin, on n’a en effet apparemment jamais vraiment éprouvé le besoin de se procurer les Lettres de Pierre de la Vigne, qui ne correspondaient à aucun manque particulier, puisque tout le matériel souhaitable était à disposition, et les études déjà mentionnées d’Henri Bresc ont montré l’apparente absence de cette source dans les bibliothèques des notaires siciliens. Ce paradoxe est illustré par la quasi-absence de manuscrits PdV provenant de la terre d’origine de ses auteurs, l’Italie du sud continentale414. Les deux manuscrits conservés à la bibliothèque de Naples proviennent l’un de Hollande, l’autre d’Aoste415. Quant aux deux manuscrits siciliens conservés à Palerme, l’un ne contient qu’une poignée de lettres de Frédéric II, dont une seule du recueil ordonné416, et l’autre, le célèbre manuscrit du prince de Fitalia, en dépit de tout son intérêt, est lui aussi, par sa forme inhabituelle – c’est une de ces collections non ordonnées contenant très peu des Lettres de Pierre de la Vigne présentes dans les quatre grandes collections ordonnées – un témoin involontaire de la situation paradoxale du sud italien417.
421En dehors d’un manuscrit de la bibliothèque nationale de Vienne en Autriche418, lui aussi de forme aberrante, on ne possède donc aucun manuscrit originaire du sud de l’Italie attestant une diffusion et une réutilisation des Lettres aux xiiie-xive siècles dans l’espace du Mezzogiorno, et les parallèles susceptibles d’être retrouvés dans les productions des chancelleries angevines ou aragonaises ont toute chance de ressortir à une forme de transmission stylistique voisine mais différente dans son principe et ses modalités de l’utilisation d’une summa dictaminis, à savoir la réutilisation de formes administratives à partir d’archives en fonctionnement.
422Cet état de fait ne rend certes pas vaine toute tentative d’étude des changements et des continuités dans la pratique stylistique de la chancellerie angevine ou sicilienne-aragonaise par rapport aux traditions normanno-souabes, mais il s’agit là d’un problème différent de la problématique de cette étude. On se contentera donc de présenter brièvement les points de contact les plus évidents entre la rhétorique des Lettres et celle de la chancellerie des Angevins de Naples et secondairement des Aragonais de Sicile, en tentant de préciser les rapports éventuels entre la somme des Lettres, certaines de ces pratiques, et les implications idéologiques éventuelles des rapprochements ainsi esquissés.
Indices sur la récupération des « formes administratives » également contenues dans les Lettres
423En dépit de la perte des registres angevins pendant la seconde guerre mondiale, les transcriptions publiées dans les registres reconstitués et dans d’autres sources sont suffisamment nombreuses pour permettre de se faire une idée de la fréquence de réutilisation des formes de la chancellerie souabe conservées dans les Lettres, et principalement dans les deux derniers livres de la collection classique. Cette réutilisation a pu prendre des aspects variés. On n’insistera pas sur la reprise quasiment généralisée (dans ses grandes lignes) des formules utilisées pour la correspondance administrative la plus courante, comme l’incipit des Littere responsales qui apparaît plusieurs fois dans les Lettres : Benigne recepit excellentia nostra licteras quas nostro culmini destinasti419.
424Plus rares semblent les exordes frédériciens qui ont servi de source d’inspiration à des équivalents angevins420.
425Un cas est présenté par l’exorde-préambule d’une lettre circulaire de Charles II invitant ses sujets au parlement convoqué à Foggia, en date du 12 septembre 1284, retravaillé à partir du privilège pour les immigrants conservé dans le sixième livre des Lettres (PdV VI, 13) :
426L’adaptation de l’exorde passe principalement par la suppression de l’allusion trop évidente à la dignité impériale ut sub Cesaris Augusti temporibus augeatur, remplacée par un plus neutre ut de suo statu sub nostro dominio sit contentus. Dans ce cas précis, il est tentant de penser que le notaire-rédacteur s’est inspiré d’une forme contenue dans une collection de Lettres, mais il a pu consulter l’acte dans les registres originaux, ou bien encore son exemple a déjà été médiatisé par une adaptation antérieure.
427À la chancellerie du royaume de Sicile, dans la décennie même de l’installation du nouveau pouvoir aragonais, un acte de légitimation délivré en août 1286 par le roi Jacques reprend quant à lui au mot près la forme contenue dans les Lettres : Dignum esse decrevimus et consentaneum racioni ut hii, quos interdum in legitimis actibus defecuts natalium impedit, legitimationis honore per principem reparentur422.
428Il est tentant d’extrapoler à partir de ces exemples isolés sur la continuité des pratiques d’écriture entre la chancellerie souabe de Sicile et ses deux héritières angevine et aragonaise. Or, l’analyse d’autres séries documentaires montre qu’une telle conclusion serait en partie fallacieuse. Le trente et unième volume des Registri della cancelleria angionia ricostruiti423 est une édition d’un formulaire datant du règne de Charles II, plus précisément des années 1306-1307, conservé au Vatican, qui comprend entre autres documents de très nombreux modèles d’exordes424. Or, sur les quelques cent cinquante formes en question, une seule évoque une des formes recueillies dans les Lettres425. Pour reprendre l’exemple d’une des formes les plus facilement intégrées dans la pratique des chancelleries contemporaines, la forme de légitimation proposée dans ce formulaire n’est pas la forme contenue dans les Lettres426.
429L’impression qui se dégage de cette première approche est donc que les notaires du royaume angevin de Naples, vers 1300, ne travaillaient pas souvent pour la rédaction de leurs formes solennelles à partir d’une summa du type des Lettres, et qu’en dépit de leur connaissance potentiellement exceptionnelle des documents solennels rédigés dans la chancellerie de Frédéric II, ils n’étaient pas particulièrement portés à leur imitation. Il semble en effet qu’étant donné le type de documents inclus dans les Lettres, et notamment dans le cinquième et le sixième livre des collections classiques, si tel avait été le cas, un nombre de réutilisations d’exordes relativement important aurait dû se produire dans le type de recueil évoqué plus haut.
La Sicile angevine : des limites idéologiques à la réutilisation des Lettres ?
430Cette constatation amène à s’interroger sur les motifs de la discrétion de cette réutilisation. Est-il possible que ce relatif désintérêt pour les formes les plus solennelles de la rhétorique des Lettres à la cour des Angevins de Naples ait eu des raisons proprement idéologiques, les souverains se refusant à reprendre massivement des éléments de phraséologie impériale qui leur seraient apparus trop caractéristiques d’une légitimité politique concurrente ?
431Il n’est pas exclu que ce renouvellement massif des exordes utilisés pour les formes les plus solennelles corresponde effectivement à une volonté de différenciation stylistique qui serait d’autant plus remarquable que dans les techniques de création du discours, les dictatores de Charles Ier et de Charles II, notamment ceux qui se rattachaient par leur origine (Jean de Capoue, Barthélemy de Capoue) et leurs études dans le studium de Naples à la grande tradition du dictamen campanien, étaient encore parfaitement à même de travailler selon les règles en vigueur sous les précédents règnes. C’est dans cette tradition qu’avant même sa victoire sur Manfred, Charles avait fait rédiger sous l’autorité de son protonotaire Robert de Bari, le « rallié » vilipendé par Henri d’Isernia, un manifeste encyclique annonçant sa nomination comme sénateur de Rome en utilisant la phraséologie lucanienne caractéristique des Lettres :
A domino procul dubio factum esse cognovimus, cuius nutu ducuntur et diriguntur omnium voluntates, quod senatus populusque romanus ad regimen urbis, ut in ea bella plusquam civilia427 intestineque discordie, quibus hactenus fluctuabat, nostro sedarentur ministerio, de tam remotis partibus nos vocarent...
(Nous croyons sans aucun doute que c’est par l’inspiration du Seigneur, sur un signe duquel les volontés de tous sont mues et dirigées, que le sénat et le peuple romain nous appelèrent au gouvernement de la Ville depuis des contrées si lointaines, afin que les guerres plus que civiles et les discordes intestines qui l’agitaient jusque là fussent apaisées par notre administration428).
432Après la consolidation du pouvoir de Charles d’Anjou, il existe au moins un document montrant que dans un cas emblématique la répugnance à reprendre telle quelle la phraséologie souabe a été sur montée. Il s’agit d’un manifeste concernant la restauration de l’université de Naples et daté du 7 juillet 1276, où Charles, chose rare, se place explicitement dans les traces de Frédéric II, Conrad IV et Manfred :
Ad huius igitur intentionis nostre propositum affectu favorabili prosequendum predecessorum nostrorum catholicorum principum, regum Sicilie sequi non dedignantes exempla, generale studium diversarum artium in eodem Regno regi providimus, amenissimam civitatum nostrarum Neapolim ad id specialiter deputantes, ut fideles nostri regnicole invitarentur eo libentius ad studendum, quo propositionis tam gloriose mensam domi sibi prospicerent preparatam, qui dudum scientie poculum sitientes, sub laboribus gravibus et expensis non levibus velut proficiscentes peregre cogebantur diversas et remotas provincias peragrare429.
(C’est ainsi que, voulant suivre ce projet de notre intention d’un élan favorable, et ne dédaignant pas les exemples des rois de Sicile, princes catholiques430, nos prédécesseurs, nous avons pourvu à un studium generale des diverses artes dans le dit Royaume, choisissant spécialement la plus agréable de nos villes, Naples, afin que nos fidèles régnicoles fussent d’autant plus volontiers invités à l’étude, qu’ils trouveraient chez eux préparée la Table d’une si glorieuse Proposition, eux qui naguère, assoiffés de la coupe de science, étaient forcés, comme en pèlerins, de s’expatrier au prix de durs labeurs et de dépenses non négligeables, pour parcourir des provinces diverses et éloignées).
433La qualification de Naples comme amenissima civitas est vraisemblablement reprise de la lettre de fondation du studium par Frédéric II en 1224 (PdV III, 11), et déjà présente dans une lettre antérieure aux docteurs et étudiants de Paris de 1272431. La transumptio de la mensa propositionis vient quant à elle de la lettre PdV III, 10 sur la réouverture de l’université en 1252, dont le notaire-rédacteur de Charles a le passage en tête : ac dum fideles nostri regnicole paratam sibi mensam propositionis inspexerint, non solum supervacuum sibi reputent aliena proinde flagitare suffragia, sed gloriosum existiment extraneos alios ad gratitudinis huiusmodi participium evocare. La restauration de l’université de Naples par Charles Ier serait donc un exemple de cas ponctuel où les Angevins marcheraient dans les traces de la rhétorique souabe, en utilisant peut-être, par delà les différents fonds d’archives ou formulaires à disposition, la rhétorique des Lettres, dont ces privilèges de fondation d’université forment un sous-ensemble important.
434Mais on peut se demander dans quelle mesure la création progressive d’une phraséologie et d’une idéologie royale angevine ne concourut pas au fil des années à éliminer les formules solennelles et les marqueurs idéologiques souabes, en dépit d’exceptions comme le réemploi de l’exorde PdV VI, 13 en 1284 mentionné plus haut. Ainsi, dans un manifeste aux Napolitains où le pouvoir royal s’efforce de se purger de l’accusation de Mala signoria après la révolution des Vêpres, à côté de formules qui font écho à certaines trouvailles des Lettres, comme le proverbe solet enim studiosus agricola de sui laboris agro spinas frequenter evellere, ut de frumenti semine fructum capiat expectatum432, un nouvel emploi, plus direct, des citations bibliques (scriptum est enim : oderunt peccare mali formidine pene433), annonce l’apparition, après la phase de transition représentée par le règne de Charles Ier, des éléments d’une nouvelle culture, portée par la personnalité de Barthélemy de Capoue. Cette culture proprement napolitaine allait plier les formes de la rhétorique héritée des Souabes aux exigences d’une idéologie des Angevins comme « rois très chrétiens » influencée par la scolastique434.
435Une lettre du roi Robert de Sicile au roi de France, annonçant en 1318 sa ferme intention d’engager un combat à mort contre les forces gibelines435, est un bon exemple de la manière dont la nouvelle idéologie royale sicilienne, faite d’exaltation d’une mystique de la maison de France transplantée en Italie comme fer de lance de la foi orthodoxe, a investi un usage de l’ars dictaminis structurellement encore proche de celui des Lettres, en détournant les motifs de la puissance impériale dans une visée nouvelle, court-circuitant ainsi apparemment tout besoin de recours direct à la rhétorique des Lettres :
Volo quidem potius in bello mori, inimicorum sanguinem effundendo, quam callamitatis vitam ducere per longuevum. Quod si festinus fuerit, ut credo, clarificabor in gaudio magno Galicorum fulcitus munimine, quibus armorum probitas est innata. Mecum etenim omni mora postposita sub liliorum insignibus victricibus consurgentes, taliter in tubarum sonitu et armorum strepitibus seviemus in hostes, quod lancearum cuspidibus dirumpemus exercitum et in ensium ictibus dispergemus taliter oves gregis, quod in personarum exterminium et confussionem perpetuam deducemus adversos (...) Sicque Galicorum regum proprietas in me non delinquet, quibus a natura datum est iniuriarum sarcinam non portare, cum iniuriarum omnium ultores non suas in testamento relinquant ultiones posteris fatiendas (sic).
(Je veux plutôt mourir à la guerre, en versant le sang des ennemis, que prolonger trop longtemps une vie de calamité. Si cela advient rapidement, comme je crois, je serai illuminé par la joie, brillant du rempart des Gaulois, dont la valeur pour les armes est innée. Certes, quand ils se lèveront avec moi, sans tarder, sous les enseignes victorieuses des lys, nous sévirons de telle manière au son des trompes, au crépitement des armes, contre les ennemis, que nous romprons leur armée de la pointe de nos lances, et des coups de notre épée, disperserons de telle manière les brebis du troupeau, que nous conduirons nos adversaires jusqu’à l’extermination des personnes et la confusion éternelle... et ainsi je ne trahirai pas cette propriété des rois gaulois, à qui la nature a donné de ne pas tolérer le fardeau des injures, puisque ces vengeurs des injures communes ne les laissent pas en testament à venger à leurs descendants).
436Derrière le cursus sonore et les balancements artistiques de dictatores exercés à l’ars dans le studium de Naples, non seulement les transpositions de motifs empruntés à la rhétorique frédéricienne mais adaptée à l’idéologie angevine (liliorum insignibus victricibus), mais la construction de l’ensemble complexe formé par cette rhétorique de la sanctification guerrière et chevaleresque (clarificabor in gaudio avec son accent mystique, lancearum cuspidibus, image chevaleresque) semblent légèrement décalées par rapport aux périphrases (circuitiones) et aux transumptiones des Lettres.
437L’impression que la dynastie angevine, dans le moment d’équilibre que représente le long règne du roi Robert, a trouvé une dynamique idéologique propre qui exclut le recours fréquent à la rhétorique directement imitée des Lettres, et que ce travail rhétorique a à voir avec l’exacerbation d’une idéologie du pouvoir charismatique des rois issus de la souche capétienne, anti-gibeline et antiimpériale, demande à être confirmée. C’est au moins une hypothèse qui doit être avancée en dépit des discours récurrents sur la continuité de la culture rhétorique sud-italienne, symbolisée par le parallèle souvent esquissé entre Barthélemy de Capoue et Pierre de la Vigne436.
Un bilan en demi-teinte
438L’absence concomitante d’une réutilisation patente des Lettres dans la composition des mandats ou des privilèges examinés de Pierre, Jacques ou Frédéric III, rois de la Sicile aragonaise, et dont le dernier n’hésita pourtant pas à reprendre certains aspects particulièrement marquants de l’idéologie impériale, invite toutefois à relativiser le postulat d’une liaison systématique entre la revendication idéologique et l’utilisation ou la mise à l’écart de formes de l’ars dictaminis associées à l’héritage de Frédéric II.
439La série des privilèges en faveur de la ville de Palerme réunis par De Vio437 contient par exemple de nombreuses pièces du règne de Frédéric III dont les exordes auraient pu être extraits avec avantage des Lettres. Il est également remarquable qu’une lettre écrite en 1282 par Pierre d’Aragon depuis Messine à Guido da Montefeltro438, chef des Gibelins de Romagne qui venait de remporter quelques mois plus tôt une brillante victoire sur une armée franco-papale, ne contienne aucune réutilisation des Lettres de Pierre de la Vigne, alors que le manifeste de ce guerrier diffusé quelques mois plus tôt à travers l’Italie du nord était, lui, un véritable centon des Lettres.
440L’impression générale qui se dégage des sondages opérés dans les sources de la Sicile aragonaise des années 1285-1350 est donc négative. Ce constat semble inviter à ne pas associer trop mécaniquement motivations idéologiques et adaptation de la rhétorique des Lettres. L’exaltation d’une idéologie de la légitimité aragonaise ancrée dans la Sicile normande et souabe serait passée chez ces souverains par un travail de construction de la mémoire royale qui n’avait pas besoin d’un tel appoint, tout comme à l’inverse l’emploi intensif et différencié des Lettres dans la chancellerie française ou anglaise du xive siècle ne correspondait nullement à une recherche de récupération idéologique au premier degré de l’ensemble de la propagande et des idées développées dans la rhétorique de Frédéric II. En Allemagne et en Italie du nord, il arriva au contraire que les lettres fussent employées de manière très consciente à la fois comme matériau de construction d’un discours politique, et comme source historique de légitimité politique ancrée dans le souvenir rhétorique de l’histoire des souverains souabes du xiiie siècle. Dans la palette des réutilisations politiques des Lettres, la Sicile aragonaise représenterait donc le cas limite d’un pouvoir idéologiquement intéressé à la récupération symbolique de l’héritage souabe, mais négligeant les Lettres.
441Reste le constat de l’importance probable qu’a eue la configuration précise de transmission du matériau écrit pour le développement d’une tradition d’écriture durable. En Sicile aragonaise et dans le royaume angevin de Naples, il se pourrait que la réutilisation atypique des Lettres, apparemment très faible dans le premier cas, peu importante dans le second, ait été due à un certain désintérêt de principe causé par l’absence du support-type qui servait à leur diffusion en Europe, la summa dictaminis proprement dite. Le manque de désir de se procurer un modèle ressenti comme déjà présent à travers la documentation souabe subsistante dans les archives royales de Naples aurait paradoxalement contribué à un déficit de réutilisation des Lettres de la part des héritiers directs de la chancellerie dans laquelle elles avaient été créées, alors même que dans l’univers très différent des studia d’Italie du nord, les mêmes Lettres trouvaient rapidement leur chemin.
5.5.1.2. L’Italie du nord : diffusion et enseignement d’Arezzo à Bologne et à Padoue
442En Italie du nord, le problème est en effet plutôt de s’orienter dans les allusions surabondantes à l’importance du style de la chancellerie sicilienne sur les pratiques d’écriture postérieures pour tenter de discerner à travers ce qui est devenu une sorte de cliché historiographique les voies de la transmission, de l’étude et de la réutilisation des Lettres. Ce sont principalement le grand historien de Florence, Robert Davidsohn439, et Hélène Wieruszowski440, qui ont insisté sur la diffusion précoce du stylus altus des Lettres dans les grands centres de culture et d’enseignement toscan – Florence, mais aussi Arezzo, Pistoia, San Gimignano, après 1250 – et ce sont en fait leurs conclusions qui sont constamment citées dans la littérature secondaire postérieure441.
443Plus récemment, Massimo Giansante, dans son étude sur l’idéologie des notaires bolonais au xiiie siècle, a rappelé les liens étroits entre la rhétorique impériale et les discours complexes développés par les notaires de la grande cité universitaire, qui reprennent notamment la rhétorique du prologue des Constitutiones dès 1245 dans le prologue du statut des changeurs, œuvre de Rolandino Passagieri, et plus discrètement dans le statut des notaires de 1288442. Davidsohn avait quant à lui souligné le développement d’une phraséologie guerrière influencée par la chancellerie sicilienne dans la Florence des années 1250-1270443, alors que Wieruszowski faisait principalement porter sa démonstration sur l’héritage de l’ars dictaminis sicilienne dans les studia toscans, en particulier celui d’Arezzo, après 1250444.
444Tout cela est vrai, mais insister sur cette influence générale d’un style modelé sur l’emphase impériale dans divers lieux de l’Italie du nord vers la fin du xiiie siècle ne dit pas grand-chose quant à la réutilisation effective des Lettres. Or, il est possible, sinon d’écrire une histoire générale de leur diffusion et de leur emploi dans le monde fractionné de l’Italie du nord encore hors de portée étant donné l’extrême dispersion du matériel à étudier, du moins d’en poser les jalons. Sur la réutilisation des Lettres en France, les analyses de Wieruszowski s’étaient révélées peu convaincantes, mais elles peuvent servir de point de départ dans le cas de l’Italie du nord, car elles ont levé un coin du voile sur un aspect essentiel de leur histoire : la première étape de leur utilisation dans les centres d’enseignement de l’ars dictaminis à destination des notaires et des juristes.
5.5.1.2.1. À Arezzo dans la seconde moitié du xiiie siècle
445Le premier grand centre septentrional où l’utilisation d’un recueil des Lettres est attestée est en effet le studium d’Arezzo qui connut une période de gloire au xiiie siècle avant de décliner avec les fortunes politiques de la cité. Un certain nombre de dictamina de la seconde moitié du xiiie siècle, dont les plus anciens semblent attribuables à maître Bonfilio d’Arezzo (actif entre 1259 et 1266), ont été conservés en particulier dans la collection épistolaire du maître de grammaire et de dictamen Mino da Colle di Val d’Elsa, qui enseigna successivement à Arezzo, à San Miniato et à Volterra, avant de s’établir dans le centre plus prestigieux de Bologne, où il avait apparemment étudié.
446Or, dans le matériel collecté par Mino da Colle, se trouve un diptyque formé par deux lettres, provenant respectivement de la summa dictaminis de Thomas de Capoue et de celle de Pierre de la Vigne, qui ont probablement eu le même événement anecdotique pour origine. Dans la première (Thomas de Capoue, III 50), le cardinal commente brièvement l’envoi d’un cheval qu’il offre à Frédéric II. La seconde est un billet de remerciement attribué à Pierre, qui a été analysé dans la seconde partie : Equum Hispanum gratanter accepimus ab experto probatum. Quem tanto chariorem habemus, quanto gratiora sunt munera sacerdotum (lettre PdV III, 19)445.
447Or il existe une version longue de la lettre, et une autre plus courte. C’est cette dernière, contenue dans les manuscrits des collections ordonnées des Lettres, qui est utilisée par Mino da Colle di Val d’Elsa446. C’est donc probablement à cette source qu’il a emprunté la lettre qui vient confirmer que sa culture de l’ars dictaminis « à la sicilienne » se nourrissait bien de la lecture des Lettres. Cette présence des Lettres dans des collections en rapport avec les activités du studium d’Arezzo est d’autant plus remarquable que le studium dans ses phases antérieures d’existence semble avoir entretenu des liens relativement étroits avec la cour impériale, et plus précisément ses juristes-notaires. Le grand juriste campanien actif à la cour de Frédéric II dans la décennie 1220, Roffredo de Bénévent, avait précédemment enseigné à Arezzo447, et une lettre de Frédéric à Arezzo recueillie dans le troisième livre de la collection classique (PdV III, 83) semble indiquer que, vers la fin de son règne, il avait sollicité l’envoi de jurisconsultes formés dans le studium de cette cité448. À Arezzo, la circulation du dictamen de tradition impériale a donc pu précéder l’étude des Lettres proprement dites.
448Le parcours professionnel ultérieur de Mino da Colle di Val d’Elsa suggère comment, de centres de réception des Lettres privilégiés du type d’Arezzo, elles ont pu être diffusées par les enseignants dictatores qui s’en servaient dans leurs leçons dans l’ensemble de la Toscane, ou passer des studia toscans à ceux de Lombardie, d’Émilie et de la marche trévisane.
5.5.1.2.2. À Bologne dans la première moitié du xive siècle
449La seconde grande étape dans la diffusion et la réutilisation des Lettres comme matériel d’enseignement a pour cadre le grand centre de diffusion du droit, Bologne, où elles apparaissent, au début du xive siècle, au centre de l’enseignement de l’ars dictaminis. James Banker, qui a reconstitué les techniques d’enseignement de l’ars dictaminis à partir des témoignages liés au professeur de rhétorique Giovanni di Bonandrea, enseignant au studium de 1292 à 1321449, détaille les modalités d’un enseignement théorique alors partagé entre l’explication des règles de l’ars dictaminis à partir d’une introduction théorique originale (celle de Giovanni di Bonandrea allait devenir canonique pour l’ensemble de la période à Bologne) en alternance avec des commentaires solennels de la Rhétorique à Herennius450.
450Mais à cet enseignement théorique à partir des traités devait nécessairement correspondre un ensemble d’exercices pratiques de mémorisation et d’imitation de modèles existants contenus dans les Summe dictaminis, ou les épistoliers plus anciens (Pierre de Blois...) assimilés à des summe451, et c’est l’ensemble de ces deux composantes qui formait l’apprentissage de l’ars dictaminis, même si la seconde était peut-être plus particulièrement réservée aux cours destinés au notaires, partiellement dissociés à Bologne des cours de rhétorique officiels du studium au xive siècle452.
451L’importance des Lettres à titre d’objet d’étude stylistique dans le contexte de l’enseignement bolonais est en effet prouvée par leur présence systématique dans des fonds épistolaires liés aux grands noms de la chaire de rhétorique, mais aussi d’autres chaires universitaires.
Pietro Boattieri
452Le premier d’entre eux est celui de Pietro Boattieri, bolonais immatriculé comme notaire en 1285, maître en 1290, juge en 1292, enseignant d’ars notarie, et dictator, qui a utilisé la collection de son contemporain toscan Mino da Colle di Val d’Elsa453. Ce fut l’un des enseignants les plus populaires de Bologne dans les premières décennies du xive siècle, les étudiants allant jusqu’à réclamer aux pouvoirs communaux de le contraindre à faire copier ses œuvres, au moment où une sécession des repetitores de Bologne à Sienne avait provoqué leur raréfaction accidentelle454. En dehors de commentaires à la Summa de arte notariorum de Rolandino de Passagieri, il a laissé divers traités d’ars dictaminis, et une collection épistolaire regroupant des documents dont les plus anciens sont de l’époque de Frédéric II455. Or, dans cette collection éclectique, les quatre documents les plus directement en rapport avec Frédéric II sont les fameuses lettres PdV I, 12 et I, 13 échangées entre saint Louis et Frédéric II456, qui font partie des lettres les plus populaires de la collection classique ; la lettre PdV II, 34 de Frédéric II à Bologne exigeant la libération d’Enzio en 1249457 ; enfin la forme de légitimation contenue dans le sixième livre des Lettres (PdV VI, 16)458.
Giovanni del Virgilio
453Cette utilisation des Lettres ne fut pas le propre de l’enseignant d’ars notarie le plus célèbre de la Bologne du premier tiers du xive siècle. Son collègue Giovanni del Virgilio, poète et ami de Dante qui lui dédia deux de ses églogues, fut le premier professeur appointé par une université italienne pour enseigner et commenter la poésie classique, en 1321. Il mourut probablement peu après 1327, laissant un fils immatriculé notaire à Bologne459. Quoique plus renommé pour ses poésies, il a laissé une ars dictaminis éditée par Paul Kristeller, qu’il place pour ainsi dire sous l’invocation de Pierre de la Vigne dans le passage suivant, où il détaille les caractéristiques du dictamen prosaïque après avoir défini les deux espèces de dictamen poétique :
Prosaici dictaminis aliud epistolare, aliud non epistolare. Epistolare dictamen est quod per epistolas ordinatur, sed hoc duobus modis : aut antiquo modo, sub confectione partium epistolarium et cursuum ornatu neglecto, sed solum congruitate in sententia custodita, sicut epistole Senece (...) ; moderno modo, secundum distintionem (sic) partium et cursuum venustatem, sicut epistole Petri de Vineis et aliorum460.
(Quand au dictamen en prose, l’un est épistolaire, l’autre non-épistolaire. Le dictamen épistolaire est celui qui est formé dans les lettres, mais ce peut être suivant deux modes : soit à la mode ancienne, en liant les parties de la lettre, mais en négligeant l’ornement du cursus ; on y conserve seulement l’enchaînement harmonieux des phrases, comme (dans) les lettres de Sénèque (...) ; soit à la mode moderne, suivant la distinction des parties et les beautés du cursus, comme (dans) les lettres de Pierre de la Vigne et des autres).
454La présentation de Giovanni del Virgilio est fondamentale pour comprendre le dispositif culturel dans lequel évoluent les représentants les plus en vue des deux premières générations humanistes et la place de Pierre de la Vigne dans leur champ de références. Quoique poète humaniste imitateur et enseignant de la poésie classique, Giovanni del Virgilio ne dissocie pas cet enseignement d’une culture encore dominée par l’ars dictaminis, et dans laquelle l’ars dictaminis prosaïque des Lettres est le pendant de l’ars dictaminis poétique des églogues qu’il échangea avec Dante ou Albertino Mussato461.
455Dans la présentation de cet art de composition épistolaire, la manière moderne exemplifiée par Pierre de la Vigne est différenciée de celle des anciens par la « vénusté » du mode d’ornementation quasi poétique du cursus. D’autre part, face au moderne Pierre de la Vigne, les modèles antiques de rédaction des Lettres ne sont pas Pline ou Cicéron, mais les modèles chrétiens ou pseudo-chrétiens Sénèque et Paul. La culture humaniste de la première moitié du xive siècle est une culture notariale encore dominée par des schèmes analogues à ceux du terreau constitutif des Lettres, lesquelles fonctionnent alors comme une référence moderne dont l’importance relative a tendance à être oubliée à cause de la vision d’un humanisme trop rapidement associé à la déferlante cicéronienne encore à venir.
Vannucius de Pise, son travail sur les Lettres et l’idéologie notariale bolonaise au xive siècle.
456L’analyse d’un des manuscrits des Lettres conservés à la bibliothèque du Vatican permet de faire le lien entre cette importance des Lettres comme modèle d’enseignement dans la Bologne des années 1310-1330 et les pratiques d’écriture alors directement influencées par elles. Le manuscrit Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottob. Lat. 1 101 a été écrit « au xive siècle, en Émilie, probablement sous le pontificat de Jean XXII462 ». Il regroupe une collection classique des Lettres (fol. 1-95v), terminée par l’explicit suivant :
Expliciunt epistole magistri Petri de Vineis scripte manu Vannucii notarii de Pisis.
Assurgit suppliciter proclivis servitoris humilitas ad referenda ple na munera gratiarum, qui sue pietatis intuitu, mihi licet indigno tante gratie beneficium errogavit, quod principium, medium et finem lauda biliter terminavi. Amen. Amen. Amen463.
457Or ce notaire Vannucius d’origine pisane qui a réalisé cet exemplaire des Lettres a ensuite rempli le reste du manuscrit à disposition (fol. 98r-103v) par une série de compositions qui indiquent son champ d’activité. Les premières sont des morceaux rhétoriques en vogue. L’un d’eux est une lettre d’un Gibelin (d’origine bolonaise) commentant la défaite des Guelfes florentins en 1260 à Montaperti face à une coalition gibeline emmenée par Sienne, écrite dans le style emphatique que Davidsohn relie à l’adoption du goût « sicilien » par les écrivains toscans de cette période464.
458Les autres sont des morceaux conventionnels typiques de la littérature des studia d’ars dictaminis, tels qu’une lettre d’étudiant, ou un discours d’adieu d’un étudiant à son maître et à ses condisciples. Mais à partir du folio 100 se trouvent différentes lettres politiques des années 1316-1322 qui semblent avoir été écrites par Vannucius pour des autorités religieuses de Modène et de Bologne, ainsi qu’un jugement mis en forme du juge de l’évêque de Bologne Ubertus dans une affaire de moine défroqué relevant de sa juridiction immédiate, et une plaidoirie fictive où l’on prouve la culpabilité d’un Ulysse après le meurtre d’un Palamède. Ces exercices d’écriture du droit sont rédigés dans un style qui peut être ramené aussi bien à la grande tradition du dictamen juridique nord-italien du xiiie siècle que du dictamen impérial, avec leurs exaltations impersonnelles de la justice. Ce mélange de lettres politiques, de plaidoiries fictives et de jugements mis en forme dans les règles du style emphatique donne une idée du genre de domaine dans lequel Vannucius mettait à profit les recettes enseignées dans les Lettres qu’il recopiait465.
459Mais ce sont surtout deux documents d’apparat glorifiant la confrérie des notaires bolonais et le notariat public (tabellionatus) qui attirent l’attention. Un extrait de la seconde de ces pièces, un éloge des notaires publics, suffira pour comprendre le relief singulier que prend sa composition sous la main d’un rédacteur d’un volume des Lettres :
Ab imperiali trono quem ad regimen populorum sententia divina prefecit, non ut solum fastigioso presideret in solio, sed ut orbem terre tranquilitate et iustitia serenaret, tabellionatus originaliter officium emanavit, de corpore legum et reverendissimi iuris exceptum, tanquam membrum excellens mortalibus neccessarium ut firma compage huma-nos actus connetteret (sic) qui de se via libera vagarentur, illicite procedentes. Cum autem talis evagatio et vite progressio disoluta gentium ad pernitiem et excidium redundaret, excelsa maiestas imperii in terris creata divinitus humani generis ad salutem, ne tantum bonum et expectibile deperiret, et langueret mortalitas, per sublime culmen auguste potentie salubriter dirigenda notarios legiptimos nodos personarum constituit, ad communes utilitates et commoda mundi recognoscentis presertim Romani principis dictionem et sua auctoritate firmavit, ut humanum alligarent consortium, et eius facta scriptis publicis omnimoda fide dignis et rectitudine sui offitii ministrarent466.
(C’est du trône impérial, que la sentence divine a mis à la tête du gouvernement des peuples, non seulement pour qu’il les présidât sur son siège suréminent (fastigioso), mais encore pour qu’il rassérénât l’orbe de la terre dans sa tranquillité et sa justice, (c’est de ce trône) qu’est originellement émané l’office du notariat (tabellionatus), extrait du corps des lois et du droit très révéré, comme un membre excellent, nécessaire aux mortels, pour relier d’une ferme jointure les actes humains qui divaguaient, laissés d’eux-mêmes sur une libre voie, et commettant des actions illicites. Mais comme une telle divagation, une telle dissolution progressive de la vie s’enflait en perdition et extermination des nations, la sublime majesté de l’Empire, créée sur terre par la divinité pour le salut du genre humain, afin qu’un tel et si souhaitable bien ne pérît point, et que notre mortalité ne languît point, a institué pour la diriger par le faîte sublime de la puissance auguste, en sa salubrité, les notaires, comme légitimes nœuds des personnes, pour la commune utilité et commodité du monde, qui reconnaît principalement la juridiction du prince romain, et les a affermis de son autorité, afin qu’ils liassent les confraternités humaines, et administrassent leurs entreprises grâce à des écrits publics en tout point dignes de foi et par la droiture de leur office...)
460Cette glorification du notariat comme émanation de la puissance impériale littéralement destinée à sécréter le lien social par l’écriture fondée en droit des pactes liant les différentes ‘confraternités’ peut être considérée comme le remaniement bolonais vers 1320, de la proclamation d’identité professionnelle de la « lettre des hiérarchies notariales angéliques » écrite en 1252 par les notaires de la chancellerie de Conrad IV. Entre ces deux textes se trouve la série des prologues des statuts bolonais, et notamment des statuts notariaux de la seconde moitié du xiiie siècle analysés par Giansante467. Mais ce qui est le plus remarquable dans le texte copié par Vannucius, c’est le maintien d’une exaltation de la liaison entre notariat et autorité impériale dans une création rhétorique placée dans le manuscrit à la suite des Lettres de Pierre de la Vigne. Or ce morceau d’apparat a été créé, comme l’apprend le texte précédent, à la demande du preconsul468 des notaires, alors Giovanni de Ghisolabelli, précisément pour glorifier une réforme des matricules des notaires de Bologne, sans doute l’enregistrement des nouveaux notaires advenu sous sa juridiction annuelle469. À la fin de l’éloge programmatique des notaires, Vannucius précise par ailleurs :
Predicta hec ad petitionem honorabilis preconsulis domini Johannis de Ghisolabellis et suorum consulum formata per magistrum Bertolinum de Canulis recthorice professorem, exemplata et scripta per me Vannucium notarium, de mandato dicti preconsulis, anno domini millesimo et cetera.
Les (deux) textes susdits ont été conçus à la demande de l’honorable préconsul, le seigneur Giovanni de Ghisolabelli, et de ses consuls, par maître Bertolino da Canuli, professeur de rhétorique, et recopiés et écrits par moi, Vannucius, notaire, sur l’ordre du dit pré-consul, en l’an mille et cetera470.
461Le professeur en question, Bartolino de Benincasa da Canuli, avait été élève puis repetitor du célèbre professeur de rhétorique du studium bolonais, Giovanni di Bonandrea, mort en 1321 après une longue activité. Bartolino lui succéda dans son enseignement. En 1328, son activité est de nouveau attestée après une interruption471, alors que Giovanni de Ghisolabelli était pour un semestre massier de l’ars notarie, et c’est dans les années suivantes que dut se placer le préconsulat de Giovanni qui motiva la création de ces textes, alors que Bartolino enseignait toujours la rhétorique472. Vannucius, qui travailla sous ses ordres en cette occasion, avait pu suivre son enseignement soit comme professeur de rhétorique au studium, soit plutôt comme professeur de dictamen au palais de la corporation des notaires, puisque Bartolino avait été appointé en 1321 à la mort de Giovanni di Bonandrea pour dispenser les deux enseignements473.
462Il est donc possible d’imaginer que c’est à la suggestion de Bartolino que Vannucius avait recopié les Lettres de Pierre de la Vigne, exemplifiant ainsi cette association entre le notariat et le pouvoir impérial, dont la création du professeur Bartolino mise au propre sous ses ordres par le notaire Vannucius pour le compte du dirigeant de la corporation notariale Giovanni rappelait la pérennité.
Précisions sur les rapports des Lettres avec le milieu notarial porteur du premier humanisme
463L’association de la copie des Lettres aux activités d’écriture du professeur de rhétorique et d’ars dictaminis Bertolino de Benincasa par l’entremise de son élève Vannucius pour le compte de la corporation bolonaise des notaires complète cette présentation de l’importance des Lettres comme référence dans l’enseignement et la pratique de l’ars dictaminis à Bologne au début du xive siècle. Pietro Boattieri, né avant la grande période de diffusion des Lettres (vers 1260 ?), notaire en 1285, professeur au tournant du siècle, participe à la génération qui a vu la circulation des premiers recueils des Lettres dans leur forme non encore stabilisée, en a échangé le matériel et les imitations avec des dictatores toscans comme Mino da Colle di Val d’Elsa, a transmis certaines lettres particulièrement goûtées dans ses propres compilations.
464À la génération postérieure, celle de Bartolino de Benincasa, les élèves du maître de dictamen bolonais, comme le notaire Vannucius, recopient désormais des exemplaires classiques des Lettres. Le troisième homme, le maître de poésie et philologie classique Giovanni da Virgilio, vient confirmer le statut exceptionnel du recueil.
465Mais cette concomitance de la présence des Lettres dans les écrits ou les parages de trois enseignants de renom à Bologne dans le premier tiers du xive siècle indique aussi la position centrale d’un recueil visiblement lu à partir de perspectives différentes, car certainement compris à la fois comme un manuel notarial, un livre de rhétorique et peut-être aussi une véritable création « poétique ».
466Les Lettres sont le monument d’une littérature encore ressentie vers 1320 en Italie du nord comme « moderne », indiquant des potentialités d’écriture différentes des modèles proposés par les anciens, à un moment où un notariat urbain toujours conditionné par la pratique juridique, diplomatique ou récréative de l’ars dictaminis explore les voies d’un premier humanisme encore sans solution de continuité avec les fondements du dictamen. Les quatre poètes que Giovanni del Virgilio devait enseigner selon les vœux de la commune de Bologne n’étaient-ils pas Lucain, Ovide, Virgile et Stace, dont les deux premiers furent les autorités poétiques majeures des créateurs des Lettres de Pierre de la Vigne ?
467Tout ceci indique qu’en 1320 encore, en Italie, l’écrivain-humaniste, le juriste, le professeur, sont tous inclus dans le type culturel polyvalent du notaire qu’ils ont été, sont ou seront, et qu’ils contribuent à recréer par leur enseignement. Or dans l’enseignement notarial, les Lettres, au contraire d’artes notarie plus techniques, ou de poèmes classiques déconnectés de la pratique administrative, sont une forme dont la polyvalence répond encore à l’ensemble de ces champs d’activité en cours de différenciation. De cette conformation momentanée entre la summa, l’activité professionnelle et l’espace d’explorations culturelles ouvert par ses utilisateurs italiens a découlé, pour deux ou trois générations, entre 1277 et 1340, un processus de résonance et d’appropriation exceptionnel dont on analysera les conséquences à la fin de cette partie.
5.5.1.2.3. À Padoue à la fin du xive siècle
468Le destin ultérieur des Lettres comme support de culture et d’enseignement notarial a été conditionné par l’adoption de formes d’écritures toujours plus influencées par l’humanisme dans des secteurs toujours plus vastes. À partir de la seconde moitié du xive siècle, la réforme successive des styles d’écriture des grandes chancelleries, telle que la chancellerie florentine, semble condamner à long terme les grandes summe dictaminis comme support efficace d’un enseignement rhétorique et notarial de qualité. Cette raréfaction progressive de la sphère d’utilisation potentielle de l’ars dictaminis a néanmoins été très graduelle. Il faut donc se garder de conclure trop rapidement à une disparition des Lettres comme objet d’étude et d’inspiration pour la pratique notariale dès la seconde moitié du xive siècle.
Un apprenti notaire au travail sur les Lettres en 1386
469L’un des manuscrits italiens les plus instructifs en ce qui concerne la liaison entre l’étude des Lettres et l’enseignement de l’ars dictaminis renvoie ainsi à l’extrême fin de cette période, puisque il s’agit d’un exemplaire de la collection classique des Lettres, le ms. Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottob. lat. 1738, qui a été copié à Padoue au cours de l’année 1386, comme l’indique le colophon :
Millesimo trecentesimo octagesimo sexto indictione nona die martis decimonono mensis Junii Padue in contrata sancte Lucie in scolis magistri Lazari de Coneglano professoris grammatice scribere incepi hunc librum vocatum Petrum de Vineis hora decimanona. Ipsumque millesimo et indictione predictis die sabbati sexto mensis octobris Padue in domo ser Bandini de Brazzis, magnifici domini Padue scribe, in contrata predicta hora tertia iuxta quartam noctis explevi. Ego Lodoicus de Marcis de Con(eglano ?) scripsi474.
470Lodoicus de Marcis a commencé à écrire ce livre à titre d’élève le mardi 19 mars 1386 dans l’école du professeur de grammaire Lazaro de Coneglano, apparemment dans le cadre de la classe de rhétorique de ce maître. Il l’a terminé le samedi six octobre, donc six bons mois plus tard, dans la maison du sieur Bandino Brazzi, scribe de la seigneurie de Padoue, vers quatre heures.
471Bandino Brazzi n’est pas un inconnu. Ce fut le notaire le plus productif de la chancellerie seigneuriale de Padoue dans les trois dernières décennies du long règne de François le vieux, l’avant dernier seigneur de la maison de Carrare475. En 1386, ce dernier en avait encore pour deux ans à vivre, et Padoue, après une brève période de domination milanaise, et une non moins brève restauration de la seigneurie des Carrare, allait tomber au pouvoir de Venise en 1405476.
472Le colophon du manuscrit donne l’impression que le notaire Lodoicus de Marcis a commencé à copier les Lettres alors qu’il était encore élève de Lazare, et a terminé le travail comme apprenti notaire de Bandino Brazzi. La copie des Lettres aurait donc été une sorte d’exercice final, transition entre les exercices de dictamen plus théoriques de l’école et les débuts de la formation sur le tas au métier sous la direction d’un notaire chevronné. Ceci expliquerait le temps exceptionnellement long mis par Lodoicus pour copier les 161 folios du livre, à raison d’un folio par jour. Il a passé la plus grande partie de ses journées à d’autres exercices.
473Si ce colophon fournit donc une véritable mine de renseignements sur le contexte social de ce travail de copie des Lettres, la copie exécutée par Lodoicus n’est pas moins révélatrice de la manière dont les notaires en formation travaillaient sur les Lettres. En effet, une cinquantaine d’annotations marginales, en très grande majorité de la même main que celle qui a recopié le texte, parsèment l’ensemble du manuscrit, et permettent de reconstituer les différentes facettes d’un travail qui ne fut pas de simple copie, mais correspondait bien à un enseignement.
474Le premier aspect du travail de Lodoicus ne lui fait pas précisément honneur, et concerne la tenue générale de sa copie des Lettres. Lodoicus a recopié le manuscrit au fil des jours après un calcul de l’espace disponible apparemment approximatif, peut-être parce qu’il a tout simplement suivi son modèle page par page. Toujours est-il qu’à la fin du quatrième livre, celui qui contient les lettres de déploration, il s’est rendu compte qu’il allait manquer d’espace477. Les lettres administratives des cinquième et sixième livres sont donc écrites dans une écriture resserrée beaucoup moins esthétique que celle qui précède.
475Seconde erreur de taille, l’apprenti notaire a sauté la seizième lettre du premier livre, et créé un décalage dont il ne s’est aperçu qu’au moment où il recopiait la lettre PdV I, 34. Il a alors ajouté la seizième lettre au folio 34r après la trente-quatrième, avec la mention penaude ista est XVI epistula. Tout cela pourrait donner une piètre impression du niveau général d’application dudit Lodoicus.
476Pourtant, les annotations marginales révèlent que l’apprenti ne s’est pas limité à la copie pure et simple d’un manuscrit. Les trois quarts d’entre elles sont des corrections qui indiquent un travail de collation exécuté sur un second manuscrit478, visiblement bien meilleur que le premier utilisé par Lodoicus. Ce dernier a généralement indiqué des variantes à bon escient, comme dans ce passage de la lettre PdV I, 5 concernant le pape, où il corrige Romanus pontifex, quem pre ceteris terre principibus partem precipuum profitemur, en indiquant en marge aliter : patrem precipuum479.
477D’autres fois cependant, la correction est d’une telle nature qu’il est possible de se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’une relecture des erreurs personnelles de Lodoicus, assimilables aux lapsus présentés dans la quatrième partie. C’est ainsi que le roi de Bohême de la lettre PdV I, 20 De adventu Tartarorum était devenu sous sa plume un étrange roi de Bologne (regi Bononie), véritable personnification des fantasmes d’assimilation du notaire à l’empereur, ensuite rectifié en marge480. Ce travail de correction se fait rare après le folio 50, vers le milieu du second livre, sans être tout à fait absent des livres suivants. Soit manque d’intérêt, soit manque de temps, Lodoicus semble avoir bâclé la collation dans la seconde partie du manuscrit.
Annotations rhétoriques, histoire et culture humaniste
478C’est toutefois l’ensemble d’annotations portant sur le contenu même du texte qui présente le plus d’intérêt. En effet, Lodoicus semble avoir profité de ce travail de collation pour ébaucher les éléments d’un commentaire rhétorique du texte, de même abandonné progressivement à mesure qu’il s’éloignait du premier livre.
479Quelques uns de ces commentaires sont de simples explicitations du sens du texte qui peuvent paraître naïves mais n’en sont pas moins intéressantes par certains aspects. Le notaire padouan se sent ainsi obligé de commenter la diatribe finale en forme de prétérition de la lettre PdV I, 2 Illos felices où Frédéric attire l’attention des princes d’Europe sur les machinations de la Curie : quid contra principes universos quibusdam consiliis et negotiis, que nos qui non nullos habemus ibidem familiares et subditos, licet clandestina clandestine, latere non possunt, illa curia machinatur... ? par une note marginale : Curia scilicet pape481, ou de préciser le sui vexilli pertica usque ad terre faciem de la lettre PdV II, 1 sur la victoire impériale de Cortenuova contre les Milanais d’un id est Mediolanensium482. Dans la lettre PdV I, 14, le passage faciens initium a Cesare romano principe fait l’objet d’une glose scilicet ab imperatore483 qui semble indiquer que Lodoicus craint la confusion entre la figure historique de Jules César et Frédéric II. C’est un possible indice des premières difficultés causées à la lecture ad sensum des lettres par la diffusion d’une culture de type humaniste dotée d’un sens historique différent des projections typologiques impersonnelles du xiiie siècle.
480Mais le commentaire est également rhétorique dans le strict sens du terme, avec une attention toute particulière à la comparaison, comme dans le cas du passage de Collegerunt pontifices (PdV I, 1) où Grégoire IX jette sa parole mauvaise comme la pierre qu’on lance de la fronde, glosé en marge comparatio484, ou de la belle image de l’exorde de PdV II, 1 sur la vie humaine qui est conformée par l’exemple comme la cire reçoit l’impression du sceau485, qui enthousiasme Lodoicus (nota pulchram comparationem486). Il relève de même la conclusion de la même lettre, une figure d’occupatio487, ainsi qu’une parenthèse dans la lettre trente-trois (libellée par erreur trente-quatre488), et une autre dans la lettre Levate in circuitu (parentesis, id est antepositio489).
481Il est également sensible à la qualité parodique du discours, dont il note avec soin l’ironie à plusieurs reprises, par exemple en marge du membre de phrase iste bonus pastor ecclesie nullum ad ius et honorem imperii nec ad nos voluit habere respectum490, ou plus loin, d’un tour analogue de la lettre ‘Levate in circuitu’ (PdV I, 21) : sanctissimus pater noster nostre quietis invidus491, glosé irronee loquitur.
482Toutes ces annotations marginales sur les figures de rhétorique sont certainement le fruit de l’enseignement qu’il a reçu dans l’école du magister Lazare. C’est sans doute en fonction de techniques analogues à celles déjà développées à Bologne soixante-dix ans plus tôt que Lodoicus se révèle également capable d’une performance remarquable pour un lecteur moderne, mais qui l’était beaucoup moins dans l’Italie de la fin du xive siècle.
483À deux reprises, il note en marge de passages des lettres l’origine de citations poétiques contenues dans le texte, en commençant par les deux hexamètres horaciens de l’exorde de la lettre PdV I, 3 ‘Etsi cause’, Segnius irritant animum demissa per aurem/Quam que sunt oculis subiecta, glosés Oratius492. C’est plus loin un hexamètre de la Pharsale, Bella geri placuit nullos habitura triumphos493 qui est correctement attribué à Lucain.
484Cette performance signifie certainement soit que Lodoicus a suivi un cours d’enseignement poétique du type de ceux dispensés par Giovanni del Virgilio à Bologne, ce qui n’aurait rien de surprenant à Padoue, foyer des premières grandes compositions poétiques néo-latines à la fin du xiiie siècle494 ; soit qu’il a travaillé sur les classiques poétiques latins dans le cadre de la classe du professeur Lazare, ce qui est également possible étant donné les techniques d’enseignement grammatical médiévales fondées sur des auteurs anciens. Plus que l’annotation même, c’est le besoin d’annotation qui est intéressant. Si l’imprégnation d’un clerc par Horace, Lucain, Virgile et Ovide était déjà constitutive de l’ensemble de la culture médiévale des xiie-xiiie siècles, peut-être le besoin quasi-philologique de gloser cette présence en marge l’était-il moins.
485Par sa glose discrète mais complexe, à la fois philologique, rhétorique et poétique des Lettres à l’extrême fin du xive siècle, l’apprenti-notaire Lodoicus, à cheval entre l’école de grammaire et de rhétorique et la chancellerie seigneuriale d’un des foyers majeurs de l’humanisme italien, confirme le maintien de la liaison entre la somme des Lettres et les éléments de base de la culture notariale urbaine déjà mise en valeur à Bologne vers 1320 à l’orée du xive siècle.
486Cette persistance ne saurait toutefois cacher le décalage croissant entre les pratiques du latin humaniste et l’ars dictaminis qui n’affectent alors pas encore systématiquement la formation notariale, mais qui s’est traduite par un écart –certainement variable en fonction des lieux de production de l’écriture officielle – entre le modèle des Lettres et les produits des différentes chancelleries italiennes. Afin d’offrir la vision la plus équilibrée possible de la place des Lettres dans la culture italienne de ces quelques cent trente années (1266-1400), c’est à une première approche de ce problème d’évolution du style de chancellerie par rapport à l’ars des Lettres que la section suivante sera consacrée, à travers le cas d’école de la chancellerie florentine.
5.5.1.3. L’Italie du nord : l’utilisation dans les chancelleries à travers l’exemple florentin
487Les pratiques stylistiques de la chancellerie florentine entre 1266 et 1400 ont particulièrement attiré l’attention des historiens pour d’évidentes raisons de prestige culturel495. La chancellerie de la cité est dominée à la fin du xiiie siècle par la personnalité quelque peu énigmatique mais magnifiée par le souvenir de Dante de son maître, Brunetto Latini, dont l’importance dans la promotion à Florence d’une ars dictaminis inspirée par Pierre de la Vigne est une sorte de lieu commun dans la littérature qui lui est consacrée.
488La place qu’il donne à Pierre de la Vigne dans son exposition du De inventione de Cicéron, avec sa fameuse définition de l’orateur (Orator è colui che poi che elli àe bene appresa l’arte, sì ll’usa in dire e in dittare sopra le quistioni apposte, sì come sono li buoni parlatori e dittatori, sì come fue maestro Piero dalle Vigne, il quale perciò fue agozetto di Federico secondo imperadore di Roma e tutto sire di lui e dello ‘mperio496) confirme l’attention portée par le principal styliste de la chancellerie florentine, mort en 1291, à la rhétorique impériale. Un siècle plus tard, c’est la figure de l’humaniste Coluccio Salutati, chancelier de la république de Florence de 1375 à 1406, qui impose des choix stylistiques orientant définitivement l’écriture des lettres publiques de la chancellerie vers un style humaniste, même si c’est en retenant encore beaucoup d’un héritage proprement médiéval497. Cette transition entre les règles de l’ars dictaminis et celles du latin humaniste peut être symbolisée par le maintien du cursus dans la rédaction des missives officielles, couplé à la tentative de remplacer la seconde personne du pluriel par le singulier classicisant498.
489Entre ces deux piliers, il ne manque pas de personnalités d’une certaine envergure ayant occupé divers postes dans les offices publics ou joué le rôle d’ambassadeur pour la république.
490Le notaire Andrea Lancia, par exemple, consul de l’Arte de’ giudici e notai en 1337, et traducteur des statuts florentins remaniés entre 1351 et 1355, avait sans doute été le rédacteur d’un des premiers commentaires de la Divine Comédie, l’Ottimo Commento, et collaboré avec le jeune Boccace499. Il possédait dans sa bibliothèque un manuscrit contenant une riche collection non ordonnée des Lettres. Leur texte était suivi par une anthologie de dictamina du studium d’Arezzo, et de lettres polémiques en rapport avec les Vêpres. Ce manuscrit est aujourd’hui conservé dans la bibliothèque Bodmeriana, sous la cote Genève, Biblioteca Bodmeriana, C. B. 132500. Or, la seule annotation massive de la main d’Andrea dans ce livre concerne les lettres de Pierre de la Vigne, soigneusement rubriquées en marge, légèrement annotées, et dont l’incipit est retranscrit à la fin du volume pour les dix-huit premières du premier livre (sur l’emplat intérieur de la couverture501).
491Des trois étapes de l’histoire de la chancellerie florentine que pourraient constituer les années d’activité et d’enseignement de Brunetto Latini (vers 1270-1290, après son long exil français entre 1260 et 1266), la première moitié du xive siècle, et les années d’activité officielle de Coluccio Salutati, les deux premières au moins peuvent donc être envisagées sous le signe des Lettres. Il n’est pas dans le propos de cette section de mesurer l’impact culturel des Lettres sur la culture florentine des années 1270-1340 dans toute son étendue. En revanche, une rapide comparaison des lettres publiques d’ambassade destinées à d’autres communes par la diplomatie de la république permet de poser les bases d’une réflexion sur les rapports du style officiel de la chancellerie florentine avec la somme de Pierre de la Vigne un peu avant la diffusion des manuscrits des Lettres (vers 1260), à l’époque de leur diffusion maximale (vers 1320), et au moment où l’écriture humaniste bouleverse les habitudes de rédaction liées à l’ars dictaminis, dans les premières années de l’influence de Coluccio Salutati (vers 1380).
5.5.1.3.1. Vers 1260 : un héritage anticipé
492Le déséquilibre entre la documentation subsistante et l’importance attribuée à la figure de Brunetto Latini pour la composition de pièces d’apparat en style héroïque, encore aggravé par les dégâts causés dans ce domaine historiographique par certains historiens502, ne permet pas vraiment de mesurer l’utilisation qu’il a pu faire des Lettres en circulation dans la Florence des années 1270-1291, mais il est possible de se faire une idée du style diplomatique employé par Florence dans les années où il semble avoir exercé une influence décisive sur les choix stylistiques qui présidèrent à leur rédaction.
493Un document traditionnellement rapproché des Lettres : le dictamen politique de Brunetto Latini sur l’affaire du meurtre de l’abbé de Vallombrosa (1258)
494La lettre diplomatique de haut dictamen la plus largement attribuée par la tradition à Brunetto Latini, sans aucune preuve décisive503, remonte à une époque où il n’a pu imiter des lettres PdV à partir de la collection, alors à peine en formation, puisqu’il s’agit d’une lettre de réponse à une missive de protestation de Pavie pour le meurtre de l’abbé Tesoro de Vallombrosa, lynché par les Florentins le 14 octobre 1258.
495Ce diptyque célèbre a trouvé place dans cinq manuscrits catalogués par Schaller comme des collections erratiques des Lettres typiques des formes de dispersion particulière à l’Italie du nord, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 4957504 ; Firenze, Biblioteca Nazionale Centrale, II-IV 334505 et II-IV 312 (ce dernier correspondant en fait à la collection de Pietro Boattieri506), Paris, BnF Nouvelle acquisition latine 1745 dont les lettres les plus récentes proviennent de la chancellerie padouane à l’époque de François le vieux507, et le manuscrit polonais d’origine italienne Wroclaw, Biblioteka Uniwersytecka, R 342508. Le second est toscan ; le troisième issu de la collection du maître bolonais ; les deux derniers semble-t-il d’origine padouane. Ces quatre manuscrits présentent donc en quelque sorte un résumé de l’histoire de la diffusion des Lettres telle qu’elle vient d’être présentée.
496En dépit de cette date de rédaction très précoce, l’association de cette lettre politique traditionnellement attribuée à Brunetto Latini aux Lettres de Pierre de la Vigne dans ces collections italiennes s’échelonnant de la fin du xiiie à la fin du xive siècle n’est pas un hasard. Il suffit d’analyser certaines caractéristiques de la première moitié de ce texte pour constater qu’outre une communauté stylistique générale qu’on pourrait qualifier de « renforcée », l’influence conceptuelle et formelle des lettres du premier livre les plus célèbres, qui circulaient déjà isolément en Italie dès la décennie 1250, y est des plus sensibles :
Si transmissa nobis epistola forsitan iracundie semine gravidata concepit dolorem et peperit iniquitatem, prout illius series continebat, non ideo nostram responsionem a furore vel fletibus exordiri nec vobis consimili vicissitudine respondere, set mente pacatissima et quieta, non inherendo superbie, que radix est omnium vitiorum, litteratorie verbotenus volumus conferre vobiscum si nos aut vos fallit statera iustitie, vel pro qua parte ratio valeat, et cui similter faverit equitas et in libra ponderosa consentit. Ecce Thesaurum vestrum, qui sibi non tesauriza bat in celis, Valumbrose congregationis abbatem, de honestate religione ac sanctitate maxima commendastis509...
(Si la lettre qui nous a été transmise, peut-être parce que grosse d’une semence de colère, a conçu la douleur et enfanté l’iniquité, comme son enchaînement l’impliquait, nous ne voulons pas pour autant tisser l’exorde (exordiri) de notre réponse à partir de la fureur ou des pleurs, et vous répondre par une semblable répartie, mais d’un esprit calme et apaisé, sans succomber à la superbe, qui est la racine de tous les vices, en discutant verbalement avec vous par un échange épistolaire, si c’est nous ou vous qu’abuse la balance de la justice, ou bien de quel côté se trouve la raison, enfin qui l’équité favorise en le confirmant de sa pesante balance510. Voilà que votre Trésor (Tesoro), qui ne thésaurisait pas pour lui dans les cieux, l’abbé de la congrégation de Vallombrosa, vous l’avez recommandé pour son honnêteté, sa religion et sa suprême sainteté...)
497On peut résumer la dépendance stylistique de cette lettre par rapport à la rhétorique impériale en trois points : similitude de chevilles et images rhétoriques avec retour des mêmes circuitiones, comme statera iustitie...511 ; similitude des conceptions rhétoriques d’emploi de l’annominatio et de jeu sur le nom propre comme racine étymologique d’un discours laudatif ou dépréciatif, exemplifié par le jeu sur l’abbé Tesoro, qui ne thésaurisait pas dans le ciel ; similitude enfin de conception générale de la lettre comme une représentation imaginaire raisonnée en justice qu’un mouvement irrationnel de colère, et plus généralement la fausseté du contenu contraire à la raison, rend « abortive » en la privant de sa dignité512. C’est le sens de la métaphore filée dans l’exorde de cette lettre sur la missive de Pavie enfantée dans la colère et privée de justice et de raison, opposée à la raison de la lettre florentine à mesurer dans la balance de la justice, qui reprend la conception de l’exorde fondé en raison omniprésente dans la rhétorique des Lettres et examinée dans la seconde partie.
498Enfin, au-delà de cette communauté technique et conceptuelle générale, l’annominatio ‘Ecce thesaurum vestrum qui sibi non thesaurizabat in celis’, dont le sens est une ironie pesante sur l’abbé Tesoro, qui en dépit ou à cause de son nom, ne thésaurisait pas pour sa place dans le ciel en accumulant des méfaits (ce qui sous-entend qu’il thésaurisait les biens terrestres qui le conduiraient à l’enfer), évoque fortement les jeux de mots équivalents développés dans la lettre Collegerunt pontifices. Or ce pamphlet qui ouvre presque toutes les collections des Lettres, ordonnées ou non, est une des seules pièces de l’ensemble dont il est à peu près sûr qu’elle circulait déjà massivement en Italie dès les années 1250, étant donné la très grande publicité qui lui avait été donnée dès la décennie 1240513.
La vogue d’une technique : l’annominatio
499La même conformation générale à la technique rhétorique des Lettres se retrouve dans de nombreuses lettres politiques toscanes des années 1260-1280, comme la lettre gibeline sur la défaite des Florentins à Montaperti en 1260 copiée par le notaire bolonais Vannucius à la suite de son manuscrit des Lettres, qui associe l’audacieuse entreprise de Florence, partant à la conquête de Sienne ‘more cesareo’, à la prospérité inouïe de la cité en résonance avec son nom :
Florentia namque desideratis fortune successibus florida, que pulcritudine lilii hactenus florebat in Tuscia, iam diu militans optate felicitatis auspiciis contra hostes, cuius fama ex victoriosis actibus iam per mundum regnabat ubique, assumpta solita prosperitate audatia, qua semper provecta extitit in sublime, et universas iam partes Tuscie subiugarat (...) more cesareo bandiri fecit exercitum generalem514.
(En effet Florence, florissante (florida) des succès désirés de la fortune, elle qui avait jusque là fleuri (florebat) de la beauté du lys515 en Toscane, ayant depuis longtemps combattu contre ses ennemis sous les auspices d’une insigne (optate) félicité, elle dont la renommée, grâce à ses actions victorieuses, régnait déjà partout de par le monde, payant d’audace avec son habituelle prospérité, qui l’avait toujours entraînée vers les cieux (in sublime), puisqu’elle avait déjà subjugué toutes les parties de la Toscane (...), fit convoquer une armée générale à la manière des Césars.)
500Les éléments essentiels de cette rhétorique sont contenus dans les Lettres, au point qu’il est possible de dire que dans la Toscane et l’Emilie des années 1250-1270, l’imitation de celles-ci commence, au niveau des conceptions rhétoriques générales, comme une mode, avant la diffusion des premières collections.
501C’est ainsi que le jeu de mots sur les Florentins florissants avait déjà été formalisé par la chancellerie impériale dans la lettre PdV III, 9 où Frédéric II imposait à cette même cité le gouvernement de Frédéric d’Antioche, vicaire général pour la Toscane. Les compatriotes de Brunetto Latini connaissaient certainement ce document pour d’évidentes raisons politiques :
Sic civitatis vestre regimini presit, ut prosit, vos in bono statu protegat et tranquillo conservet, et iusticie copiam, quam singulis propinari precipimus, petentibus subministret, et fidelis nobis ac devota Florentia, tam grati rectoris, tam utilis refloreat novitate.
(Qu’il soit préposé au gouvernement de votre cité pour vous être profitable, vous protéger en vous maintenant dans un statut convenable et vous conserver dans la tranquillité ; l’abondance de justice, que nous avons prescrit d’offrir en hâte à chacun, qu’il l’administre à ceux qui la réclameront, et qu’ainsi notre fidèle et dévouée Florence refleurisse sous la nouveauté d’un guide si bienvenu et si utile).
5.5.1.3.2. Vers 1320 : un héritage simplifié
502À cette précocité dans l’appropriation du style sicilien, en quelque sorte maîtrisé par les dictatores toscans avant même la diffusion des Lettres sous leur forme la plus classique, a correspondu une certaine précocité dans la désaffection pour l’emploi d’un style emphatique calqué sur la rhétorique des Lettres, au moment même où celles-ci connaissaient leur période de diffusion maximale en Italie (premier tiers du xive siècle). En effet, il ne manque pas de documents de correspondance diplomatique envoyés par Florence, en particulier dans les années 1310-1330, pour témoigner que le style relevé de la chancellerie florentine, tout en restant dans les grandes lignes conforme aux stricts principes de l’ars dictaminis, a déjà subi une certaine évolution.
503Une lettre de demande d’assistance envoyée par Florence au roi Robert de Naples le 4 avril 1328 à la suite de la prise de contrôle de Pise par Castruccio degli Antelminellis au nom de Louis de Bavière donne une idée du type de dictamen alors en usage sur les bords de l’Arno dans la correspondance diplomatique. On y retrouve certes une « communauté stylistique renforcée » avec le style des Lettres, mais dans des expressions très générales où la formalisation du cursus vient à peine tempérer la sécheresse d’un langage stéréotypé, allant au plus pressé :
Domino pape.
Sentimus vere, quod Petrus Sacconus Ubaldini aliique omnes Gibellini Ytalici, qui ad Bavarum acceserant, repetierunt noviter partes suas et quod Castruccius magnos fecit et facit armatorum et aliorum oportunorum in actibus bellicis apparatus et quod ex Pisanis in numero XL et ultra, de quorum scientia et potentia poterat dubitari, eiecit de civitate Pisarum et quod et ipse Castruccius et omnes alii Gibellini prefati Bavarum expectantes contra nos insurgere undique firmaverunt. Et hoc ostenditur per inditia manifesta, que nobis digne et cogitationis et timoris causam inmiserunt considerata eorum potentia aliisque attendendis attentis. Non enim esset nobis nedum resistentie, sed ipsius nostre defensionis potentia sine vestro potenti exfortio et succursu.516
(Au seigneur pape.
Nous apprenons en vérité, que Pierre Ubaldini et tous les autres Gibelins d’Italie, qui s’étaient rendus auprès du Bavarois, sont chacun retournés de leur côté et que Castruccio a fait et fait encore de grands préparatifs en guerriers et autres choses opportunes pour une action guerrière, et qu’il a fait chasser de la cité de Pise plus de quarante Pisans dont il pouvait craindre la sagesse et la puissance, et que ce même Castruccio et tous les autres Gibelins susdits, dans l’attente du Bavarois, se sont fortifiés pour nous assaillir de toute part. Et tout cela est prouvé par des indices manifestes, qui nous ont donné de justes causes de peur et de soupçon, étant donné leur puissance et tout ce qui doit être considéré. Car nous ne pourrions non seulement faire front, mais même nous défendre, faute de puissance, sans votre puissante aide militaire et votre secours...)
504Ce sont des formules figées correspondant à des automatismes de cursus comme indicia manifesta, ou des formules bibliques passées dans le fond commun de l’ars dictaminis qui rapprochent ce style diplomatique très dépouillé des Lettres. C’est l’absence ou la rareté de transumptiones bibliques et la raréfaction des circumitiones exemplifiant et concrétisant l’idée de pouvoir qui l’en éloigne, contribuant à redimensionner la portée du dictamen en lui ôtant quasiment toute potentialité de développement exégétique.
L’acculturation d’un langage
505Cette raréfaction n’est pas totale, mais très significative : les automatismes d’écriture intégrés à la génération précédente sont désormais employés comme le soubassement d’un style diplomatique administratif et rapide qui semble correspondre à la croissance d’une chancellerie devant désormais produire des lettres officielles en privilégiant l’efficacité et la rapidité sur le poids symbolique. Ainsi, un motif présent dans les Lettres, la transumptio de la clé et de la porte pour symboliser l’importance d’une place forte stratégique, semble avoir été conservé parce qu’il était l’un des plus économiques dans sa brièveté. Il est utilisé dans une lettre d’appel à l’aide au pape des Florentins lors du siège de Pistoia par Castruccio, moins de deux mois après la précédente :
Sicut alias vestre descripsimus sanctitati, tirannus ille dampnatus et hereticus Castruccius ecclesie ac eius fidelium publicus persecutor, cum omni suo et complicum suorum infidelium exfortio civitatem Pis-torii a diebus quam pluribus proxime preteritis citra obsidione cohercuit et adhuc est exercitualiter circa eam, civitati predicte dampna inferens quanta potest. Nos vero considerantes dicte civitatis situm et quod ipsa est clavis et ianua inter hostes et nos, in succursum eius et ut ipsis hostibus obvietur, circumstantes amicos et fratres requisivimus et eorum imploravimus auxilium et favorem517.
(Comme nous l’avons déjà décrit par ailleurs à Votre Sainteté, ce tyran damné et hérétique de Castruccio, persécuteur public de l’Église et de ses fidèles, avec toutes ses forces et celles de ses complices infidèles a resserré il y a déjà plusieurs jours la cité de Pistoia, à la limite du siège, et se trouve encore dans ses alentours, en armes, infligeant à la dite cité tout le mal qu’il peut. Or, considérant le site de la dite cité et qu’elle est véritablement comme la clé et la porte entre nous et nos ennemis, nous avons appelé nos amis et frères, implorant leur aide et leur faveur pour qu’on la secourût et qu’on s’opposât à ces ennemis).
506La même comparaison est utilisée dans la lettre PdV II, 23, datant de 1249, où Frédéric II intimait à Frédéric d’Antioche l’ordre de conserver à tout prix Pontremoli, place forte commandant le passage de la Toscane à la Lombardie :
Grave de facili dispendium timeretur, velut in cuius gremio a nobis in Liguriam et ad nos abinde precipuo seu singulari, quin potius neccessario transitu remanente, tanquam deficientibus aliis viarum passagiis, inde sit unica clavis et ianua, que nobis nostrisque reserare potest et claudere transitum et regressum.
(Nous craindrions qu’un grave dommage en survienne aisément, car c’est comme en son sein que pour nous l’accès en Ligurie, et de là vers nous, reste pour ainsi dire privilégié, et même unique, et donc se fait nécessairement, puisque les autres voies de passage nous font défaut, et qu’elle est donc la clé et la porte, qui peut ouvrir ou fermer, à Nous et aux Nôtres, l’accès et le retour.)
507La distance entre le contexte et l’utilisation de cette image est révélatrice. Dans la lettre florentine de 1328, l’image, peut-être reprise par automatisme des Lettres518, est un simple et court commentaire de l’excellence du site de Pistoia et de sa valeur pour attaquer ou défendre Florence. Dans la lettre de Frédéric II de 1249, la transumptio de la clé et de la porte, longuement introduite par une succession de jeux rhétoriques sur l’unicité de cette voie de communication, est glosée par une amplification reliée à la rhétorique impériale de la possession des clés qui ferment ou ouvrent un accès, également utilisée par Nicolas de Rocca (rédacteur possible de cette lettre) pour parler du pouvoir de Pierre qui donne accès au cœur de Frédéric II : qui tamquam imperii claviger, claudit et nemo aperit, aperit et nemo claudit519. Dans la lettre florentine, l’image a été conservée, mais ses riches harmoniques exégétiques ont disparu.
508Ce dernier exemple semble indiquer qu’à la chancellerie de Florence au début du xive siècle, le langage diplomatique hérité des Lettres a déjà été acculturé et réélaboré pour s’adapter à une sensibilité plus pratique, sans doute liée à une plus grande productivité correspondant au développement d’une administration contrainte à une efficacité grandissante. Il s’agirait donc de la traduction stylistique d’une modernité administrative opposée aux pesanteurs idéologiques de la chancellerie impériale allemande à la même époque520.
509L’introduction discrète dans la pâte sémantique des écrits officiels florentins de termes vulgaires latinisés symboliques de la nouvelle culture marchande rationnelle semble confirmer cette impression. À la fortuna commune avec la rhétorique des Lettres, dans une lettre du 19 juin 1313, le notaire de la chancellerie associe ainsi le risicum, cette notion commerciale dont l’apparition et la diffusion, récemment analysée par Sylvain Piron521 accompagnent la modernité conceptuelle et commerciale liée au développement des grandes communes italiennes : cur seipsos, nos et partem Guelfam totius Ytalie volunt risico et fortune subiicere, in hoc dubio casu belli ?522 La chancellerie florentine, produisant en apparence les documents dans le sillage des Lettres, dont elle reprend les formes les plus stéréotypées (par exemple l’œil mental, oculum mentis523), opère déjà à une distance certaine. Dans ce laboratoire des révolutions économiques, politiques et culturelles, le temps d’évolution des modes et des usages stylistiques n’est déjà plus le même que dans le reste de l’Occident.
5.5.1.3.3. Vers 1380 : la fin d’un héritage
510Cette vitesse de l’évolution stylistique florentine se mesure dans la distance parcourue entre le style sec et pratique de ces missives du premier xive siècle et la rhétorique humaniste scintillante développée par Coluccio dans la correspondance diplomatique de la cité à partir de 1375524.
511Dans un mouvement de dialectique stylistique opéré entre 1270 et 1375, la simplification de la rhétorique dans la tradition de l’ars dictaminis constatée entre 1270 et 1320 a été suivie par une nouvelle amplification. L’ajustement entre la rhétorique d’État de la République et les nouvelles tendances humanistes, sous la direction de Coluccio Salutati, montre que la phase précédente correspondait à une transition, où les pratiques de la chancellerie se débarrassaient peu à peu des éléments idéologiques datés charriés par les Lettres, et ne correspondant plus aux attentes culturelles des Florentins en évolution, sans avoir encore trouvé une structure rhétorique adéquate à de nouveaux besoins. Cette évolution en dents de scie n’est pas sans évoquer la progression chaotique de la chancellerie française vers la prédominance du vulgaire, avec le brusque retour en force du latin au milieu du xive siècle mise en évidence par Serge Lusignan525 : l’histoire de ces pratiques stylistiques du pouvoir médiéval n’est pas une progression harmonieuse, mais une tentative constante d’ajustement entre des exigences symboliques, administratives et linguistiques contradictoires, ce qui explique son parcours sinueux.
Les Lettres et la rhétorique d’état florentine en 1380 : une harmonie à distance ?
512La rhétorique d’État des lettres publiques de Coluccio Salutati, en dépit de son orientation stylistique légèrement classicisante, présente encore certains points communs avec les Lettres, en ce qu’elle renoue avec l’ampleur rhétorique caractéristique de l’ars dictaminis sicilienne. L’obligation pour Coluccio de respecter au moins superficiellement les règles de l’ars dictaminis dans ces écrits stéréotypés concourt à donner à ces compositions un faciès superficiellement semblable à celui des Lettres.
513Il ne faut pas d’ailleurs surestimer la distance entre cette pratique d’écriture publique de Coluccio et le style des Lettres : il a étudié l’ars dictaminis à Bologne dans une ambiance encore toute imprégnée par ces techniques, et la tension entre les nouvelles pratiques humanistes et les formes officielles traditionnelles passe chez lui dans la différence entre ses styles de correspondance privée et publique. Ce n’est qu’à la génération suivante que l’écriture publique basculera vers le cicéronianisme, au moins dans des centres urbains à la pointe de l’humanisme comme Florence. Le style des lettres officielles de Coluccio est donc un hybride d’ars dictaminis et d’imitation classicisante.
514L’analyse succincte de l’exorde d’une des premières lettres rédigées en 1375 par Coluccio, et destinée à Charles de Durazzo, permet de mesurer cette proximité relative.
Domino Karolo della pace Dalmatie duci.
Illustris ac magnifice princeps. Exigit innate devotionis affectio, qua sacrum vestrum sanguinem et illustrissimorum progenitorum vestrorum inclitam prosapiam coluimus, ut intimare cuncta, que status nostri columen respiciant, vestre claritudini procuremus ; et cum precipue vos in remotissimo terrarum orbe versemini, fama suis in principiis
‘ficti pravique tenax’
non potest ad serenas aures vestras nisi corruptissima pervenire. Ne ergo vel emulorum litteris vel falso popularis aure preconio minus vere, que apud nos geruntur, vos contingat accipere et ut hoc litterarum commercio antique caritatis flagrantia renovetur, quanto brevius fieri poterit, ingentem conabimur materiam explicare, ut causas turbationis, quam cum ecclesia habere credimur, agnoscatis526.
(Au seigneur Charles ‘della pace’, duc de Dalmatie
Illustre et magnifique prince. L’attachement du dévouement inné avec lequel nous avons toujours cultivé votre sang sacré et la souche illustre de vos très illustres ancêtres, exige que nous ayons soin de signifier tout ce qui regarde le faîte de notre statut à votre Éclat, et comme vous résidez le plus souvent dans une des parties les plus éloignées de la terre, la renommée, en ses commencements,
‘attachée au faux comme au mal’
ne peut parvenir à vos augustes oreilles que très corrompue. Aussi, de crainte qu’il ne vous arrive d’apprendre avec peu de vérité ce qui nous concerne par des lettres de nos ennemis ou par le message inexact de la brise populaire, et afin que par ce commerce de lettres, l’éclat de notre ancienne affection soit renouvelé, aussi brièvement que faire se pourra, nous tenterons de démêler cette matière considérable, afin que vous reconnaissiez les causes du trouble dans lequel on croit (généralement) que nous sommes par rapport à l’Église).
515Respect du cursus, permanence de circuitiones figées (devotionis affectio527, causa turbationis) se conjuguent avec le maintien d’un modèle d’exorde très présent dans les Lettres, la mise en garde contre la renommée d’inspiration virgilienne (fama ficti pravique tenax528), pour rapprocher cet exorde de celui de plusieurs lettres politiques des deux premiers livres qui ont éventuellement pu l’inspirer529.
516Le décalage entre l’exorde de cette lettre et celui des modèles du xiiie siècle ne se traduit donc ni dans sa structure générale, ni même dans son organisation syntaxique, mais à de petites recherches stylistiques, typiques des premiers pas de la révolution humaniste dans la pratique de l’écriture officielle. Coluccio emploie ainsi pour magnifier le pouvoir de Florence la forme classicisante et raffinée columen au lieu de culmen, son équivalent dans les Lettres. Un autre indice de ce léger décalage est l’emploi du tour in remotissimo terrarum orbe versemini, peut-être influencé par la prose cicéronienne530.
517Ce sont donc avant tout ces décalages sémantiques (et bientôt syntaxiques) d’apparence encore anecdotique qui empêchent désormais un style ayant pour le reste retrouvé l’emphase caractéristique des Lettres d’intégrer des imitations véritables de ces dernières. Au moment où le notaire Lodoicus travaille à Padoue à son exemplaire des Lettres la proximité apparente de la rhétorique développée dans ses lettres d’État par Coluccio Salutati avec le modèle des Lettres peut encore donner l’illusion que l’ensemble des pratiques officielles d’écriture reste en gros unifié par les règles d’une ars dictaminis dont elles sont l’un des piliers.
518Mais il ne s’agit plus là que d’une apparence d’unité résiduelle, puisque les mêmes hommes de lettres qui respectaient encore plus ou moins les préceptes de l’ars dans leurs fonctions publiques s’en éloignaient définitivement dans l’espace de la communication privée en échangeant le carcan du cursus pour celui de la période cicéronienne. Le rapprochement stylistique ultérieur de ces deux sphères d’écriture, publique et privée, en faveur du cicéronianisme, allait bientôt faire des Lettres une autorité dépassée, un objet de collection. Il ne leur resterait plus qu’un rôle éventuel de témoin historique dans une lecture polémique, héritage du second aspect essentiel de leur utilisation dans l’Italie du xiiie et xive siècle.
5.5.2. Les Lettres, modèle politique et polémique de Manfred à Cola di Rienzo
519La lecture et la réutilisation à des fins polémiques du recueil des Lettres en Italie se caractérisent d’abord par leur précocité. Dans l’Italie septentrionale, les Lettres bénéficièrent, dès le dernier quart du xiiie siècle, d’une double lecture rhétorique et polémique. La grande propagande politique des dernières années du règne de Frédéric II, essentiellement contenue dans les deux premiers livres, fut réinvestie dans la rhétorique politique pro-impériale gibeline ou d’inspiration gibeline sans véritable solution de continuité avec les dernières années du règne de Manfred.
520C’est cette utilisation en prise directe sur l’héritage de Frédéric II, Conrad IV et Manfred par les forces politiques qui se réclamaient de la tradition pro-impériale qui fait la spécificité de l’emploi politique des Lettres à cette date précoce en Italie du nord ; conformément aux particularités culturelles et politiques de cet ensemble de territoires dominés par les luttes intra- et intercommunales, la volonté de récupération de cet héritage symbolique ne passait pas tant par une logique diplomatique et symbolique reprenant l’ensemble des attributs du pouvoir contenus dans les Lettres, comme à la chancellerie impériale de Rodolphe de Habsbourg ou à la chancellerie royale d’Ottokar II de Bohême, que par une reprise directe des techniques, voire des arguments rhétoriques utilisés dans les plus polémiques des Lettres, pour noircir la papauté et ses partisans guelfes.
521Il s’agit toutefois là, plutôt que d’une différence radicale entre les deux domaines, d’une inflexion dans la réutilisation des Lettres vraisemblablement liée à la vigueur de l’enseignement de l’ars dictaminis dans les grands centres urbains de Toscane et d’Emilie-Lombardie examinée plus haut, ainsi qu’à la forme des pouvoirs politiques qui se réclamaient de ces documents, des partis antiguelfes plutôt intéressés par une rhétorique de combat que par la réutilisation de privilèges ou formes mieux adaptés à une chancellerie royale qu’à une seigneurie gibeline. L’utilisation politique et polémique des Lettres en Italie et en Allemagne, plus complémentaire qu’opposée, ne doit donc pas être trop fortement dissociée.
522Il faut en outre rappeler que d’une part, elles ont généralement été exploitées en Italie lors de tentatives de restauration d’un pouvoir se réclamant de la légitimité impériale, donc puisant sa source d’inspiration en Allemagne ; d’autre part, dans les premières années de leur diffusion, ce sont les mêmes notaires italiens gravitant autour des héritiers de plus en plus indirects de Frédéric II (de Conrad IV à Frédéric de Misnie), comme Pierre de Prezza, qui ont dû écrire une partie des documents influencés par les Lettres en Allemagne et en Italie du nord.
523Le principal problème que posent les premières étapes de cette réutilisation polémique en Italie du nord concerne donc plutôt l’analyse de la transition entre une exploitation aléatoire du matériel et des traditions rhétoriques de la chancellerie sicilienne et l’utilisation rationnelle de la collection proprement dite.
524Cette transition a dû s’opérer entre les dernières années du règne de Manfred et la période de diffusion maximale des collections ordonnées. Il s’agit donc de comprendre à quel moment et selon quels procédés les modèles isolés de la rhétorique frédéricienne circulant en Lombardie, en Toscane, en Émilie ou en Romagne dès la mort de Frédéric II cèdent la place à une utilisation des Lettres en tant que telles, et ce que ce changement signifie du point de vue de leur exploitation politique.
5.5.2.1. Première époque, de Manfred à Guido da Montefeltro : l’arsenal polémique des Lettres encore en formation
525En effet, il est impossible dans le contexte italien d’envisager l’histoire de la réutilisation des Lettres à la fin du xiiie siècle sans une réflexion préalable sur le rôle spécifique de modèles issus des grands manifestes polémiques rassemblés dans les deux premiers livres dans la rhétorique développée par Manfred en direction des forces gibelines d’Italie du nord531. On se rappelle que le texte le plus récent inclus dans la collection classique fut une lettre de Manfred à Urbain IV datant de 1264532. Or, le célèbre Manifeste de Manfred aux Romains de 1265533, pièce de propagande destinée à détourner les Romains de l’alliance avec Charles d’Anjou à travers une exaltation du rôle de la cité en tant que fondatrice de l’Empire personnifié par Manfred, héritier de Frédéric II, contenait déjà plusieurs passages retravaillés à partir de manifestes contenus dans les premier et second livres de la collection, alors embryonnaire, des Lettres.
5.5.2.1.1. Une réutilisation interne des lettres politiques les plus célèbres dans la chancellerie de Manfred
526Certes, la plupart des parallèles entre la rhétorique des Lettres et le Manifeste aux Romains témoignent surtout de la profonde connaissance par son rédacteur (Pierre de Prezza ? Un autre notaire de Manfred en rapport plus ou moins direct avec les Rocca ?) des techniques de composition développées à la cour souabe depuis le règne de Frédéric II. Tels sont notamment l’usage des citations bibliques ‘os de osse et caro de carne’ et ‘vox in Rama’534, des annominationes ‘generis et honoris’, ‘publice predicans’, ‘nominis et honoris’535 ; de la périphrase potentie brachio536, et des formules d’exorde De celo iustitia et frequenta meditatione dans des contextes en tous points semblables à ceux où ils apparaissent dans les Lettres.
527Mais au-delà de ces concomitances encore très générales, le rédacteur du Manifeste s’est à plusieurs reprises directement inspiré de passages parmi les plus marquants de la satire Collegerunt Pontifices, dont c’est sans doute là un des premiers, sinon le tout premier réemploi polémique de grande envergure.
L’exemplum historique et la tradition dynastique souabe
528L’inspiration formelle de Collegerunt pontifices sur le Manifeste se traduit essentiellement par une imitation du choix des citations bibliques. C’est le parallélisme de la démonstration à partir de l’exemplum de Pierre et du mendiant, de la citation de l’Epître aux Romains (13, 1) mais aussi d’autres éléments semblables, qui atteste qu’il ne s’agit pas de rencontres de hasard537.
529Cette utilisation de la lettre d’ouverture du recueil, la plus massivement imitée, de la part de la chancellerie de Manfred en 1265, pourrait être mise sur le compte du rayonnement exceptionnel du pamphlet Collegerunt. Mais une autre lettre particulièrement célèbre a été imitée de suffisamment près par le rédacteur du Manifeste. Il s’agit de la lettre de menaces de Frédéric II aux Bolonais pour obtenir la libération d’Enzio écrite en 1249 à la suite de la capture du bâtard de l’empereur538. En effet, dans une suite de rappels historiques sur les actions glorieuses de son arrière grand-père (proavus) Frédéric Barberousse et de son père Frédéric II, Manfred utilise exactement les mêmes termes que le rédacteur de la lettre PdV II, 34 pour rappeler la destruction de Milan par le premier en 1162 :
530L’expression avus noster (...) ipsam civitatem (...) triper/partivit in burgos est trop peu banale pour provenir d’une autre source. Le passage correspondant du manifeste est donc une amplification, adaptée au contexte d’une lettre destinée aux Romains, de celui de la lettre de 1249 aux Bolonais. Or, s’il est impossible d’affirmer positivement que le rédacteur du Manifeste disposait d’une collection déjà formée, la lettre PdV II, 34 est contenue, sinon dans la petite collection, du moins dans la grande collection en cinq livres, où elle avait été classée par son compilateur à une place remarquable, entre le groupe des lettres PdV III, 39-43 (échange de lettres entre Pierre de la Vigne et Jacques de Capoue) et les lettres PdV III, 44 et 45 (panégyrique de Frédéric II par Pierre de la Vigne et de Pierre de la Vigne par Nicolas de Rocca)539. Il n’est donc pas impossible que le rédacteur du Manifeste ait travaillé sur un prototype de la collection des Lettres (en cinq livres) déjà en circulation à la chancellerie ou dans le studium de Naples dans les dernières années du règne de Manfred.
5.5.2.1.2. Les Lettres, point de repère rhétorique du gibelinisme en Italie du nord à l’époque des Vêpres (vers 1282)
531Dix-sept ans plus tard, en mai-juin 1282, un notaire inconnu composa pour le comte Guido da Montefeltro, chef des Gibelins de Romagne, un manifeste justifiant sa politique de rébellion contre l’instauration d’un pouvoir papal sur la Romagne. Il venait de remporter à Forlì une éclatante victoire sur les troupes angevino-papales commandées par Jean d’Eppe, sénéchal de Sicile, ce qui lui assurerait une place de choix dans la Divine Comédie540. La révolte des Vêpres était commencée depuis un mois, et Guido entretenait une liaison épistolaire avec Pierre III d’Aragon.
532Dans son manifeste, il se place délibérément dans une optique de continuation de la politique de Frédéric II, ce qui permet de suivre le dégagement à partir des motifs idéologiques inventés pour la défense de Frédéric II d’une rhétorique du gibelinisme541. Guido s’adresse en effet aux Gibelins d’Italie au nom de la fidélité à la pars imperii, formule résumant l’adhésion à un idéal de fidélité à l’Empire où le concept abstrait de pars cesarea remplace l’allégeance à la famille impériale dont la ligne directe masculine était désormais éteinte542.
Famose magnificentie viris marchionibus, comitibus, potestatibus, capitaneis ac rectoribus et ceteris partium universitatum, castrorum et civitatum nec non et ipsis universitatibus, partibus et civitatibus constitutis in Ytalia in fidelitate partis imperii radicatis presentes litteras inspecturis, Guido, comes de Montefeltro, civitatum Forlivii, Forliviipopuli, Cesene ac Cervie, nec non partis Lambertaciorum de Bononia et totius partis de Romagniola capitaneus generalis, cum ipsis adherentibus sibi civitatibus et amicis salutem et in devotione partis cesaree et semper auguste manere perempniter felici robore inconcusse543.
(Aux hommes de renommée magnificence, marquis, comtes, podestats, capitaines, recteurs et autres des partis, communes, châteaux, cités, ainsi qu’aux communes, partis, et cités sises en Italie, en racinés dans la fidélité au parti de l’Empire, et qui verront les présentes lettres, Guido, comte de Montefeltre, capitaine général des cités de Forlì, Forlimpopoli, Césène et Cervia, ainsi que du parti des Lambertacci de Bologne, et de tout le parti de Romagne, avec toutes les cités qui adhèrent à ceux-ci, salut, et (souhait) de rester dévoué au parti césaréen et toujours auguste, toujours pérenne, avec une solidité inébranlable et d’heureux augure).
533Or, l’utilisation intensive d’un recueil des Lettres dans la rédaction de ce long manifeste ne fait guère de doute. Hans Martin Schaller, son éditeur, avait relevé les passages probablement inspirés du pamphlet Collegerunt pontifices, et souligné que la conclusion du manifeste semblait faire écho à la célèbre encyclique impériale Levate in circuitu (PdV I, 21), en avouant ne pas pouvoir donner de réponse définitive concernant l’influence exacte de la propagande de Frédéric II sur le manifeste544.
534Une analyse ultérieure du texte révèle que la réutilisation des Lettres va bien au-delà de quelques réminiscences de ces deux documents. Le rédacteur du manifeste a principalement puisé dans les lettres PdV I, 1 (Collegerunt pontifices), PdV I, 3 (Etsi cause nostre justitiam), la plus longue lettre de justification de l’empereur composée dans les mois qui suivirent sa déposition, et PdV I, 36 (Emula regum et principum), encyclique impériale écrite dans le même contexte que Collegerunt. Alors que de larges emprunts sont faits à ces trois lettres, il a trouvé une source d’inspiration secondaire dans l’exorde de PdV I, 2 (Illos felices describit antiquitas...), de la lettre de réponse de Frédéric à saint Louis PdV I, 13 (Regie serenitatis litteras...), et peut-être dans la lettre PdV II, 1, description de la victoire de Cortenuova.
De l’imperium à la pars imperii : la traduction gibeline de la rhétorique impériale et ses techniques
535Ces utilisations méritent d’être analysées en détail, car elles sont elles-mêmes révélatrices des procédés de lecture et de recomposition des Lettres inculqués dans les studia nord-italiens analogues à ceux d’Arezzo ou de Bologne où les Lettres commençaient alors à être disséquées. Il est ainsi remarquable qu’une majorité des réutilisations se concentre dans l’exorde et la conclusion du manifeste :
536Le rédacteur du manifeste a nettement séparé un long exorde de la narration, qu’il introduit par un paragraphe particulier formant transition et distinguant nommément les deux sections545. L’analyse de ce début du manifeste montre que cette introduction repose sur une amplification de l’introduction de la lettre Etsi cause nostre justitiam, avec son procédé d’opposition de la nouvelle déjà parvenue aux oreilles du lecteur par l’entremise de la renommée (fama), et de la véritable relation des événements à lui opposer. La citation horacienne Segnius irritant animum demissa per aurem, quam que sunt oculis subjecta fidelibus a été tronquée et recomposée dans un sens assez différent de son insertion originelle, puisque dans l’encyclique de Frédéric II, le rédacteur opposait le message oral de la fama à la véracité de la représentation imaginaire des événements écrite pour les fidèles par le dictator propagateur de la parole impériale, dont ses colores faisaient implicitement une peinture exacte, alors que dans le manifeste, le proverbe prend le sens plus conventionnel d’un résumé des événements proposé aux lecteurs pour ne pas lasser leur patience.
537À la suite de cet exorde vient une introduction en forme de profession de foi envers l’Église, abstraction éternellement sans tache, opposée à l’injustice des pasteurs présents qui l’incarnent, pharisiens siégeant sur la chaire de Moïse selon une image biblique diffuse au xiiie siècle mais ici vraisemblablement empruntée à Collegerunt pontifices.
538Ce n’est qu’après ce distinguo entre les représentants pervers de l’Église actuelle et la pureté sans tache de l’Église éternelle que le dictator introduit la narratio par une période fermant le préambule qui reprend presque entièrement ce qui formait dans la lettre Etsi cause nostre justitiam (PdV I, 3) le commentaire du distique horacien, avec quelques ajustements et interversions de membres de phrases546.
Une lecture rhétorique et historique des Lettres
539La suite de la lettre est une longue narratio des démêlés de Guido envers l’Église, de ses soumissions répétées, opposées aux traîtrises des légats et à la fureur sanguinaire des Français, jusqu’à sa récente excommunication et à la victoire remportée à Forlì, dans laquelle la réutilisation des Lettres se fait plus discrète. Dans un récit circonstancié de la soumission de Guido au légat papal en septembre 1278, le dictator insiste sur le nombre et la qualité des avertissements concernant la perfidie qui ne purent empêcher le comte de faire sa soumission, en dépit des nombreux exemples offerts par le passé récent, depuis l’attaque du royaume de Sicile pendant la croisade de 1228-1229 jusqu’à la décapitation de Conradin :
540Le procédé employé par le dictator est sensiblement équivalent à celui de l’introduction. Pour composer le début de cette tirade rappelant les mises en garde que l’histoire fournit, sous forme de lettres jappantes (o quot clamitaverunt epistole) et de messagers aux courses répétées (nuntii cursitarunt) envoyés par tous les Gibelins d’Italie pour mettre en garde le comte, il a réutilisé la première moitié d’une sentence de résonance aristotélicienne (status sequens formatur ex principio precedentis) employée par le rédacteur d’Illos felices (PdV I, 2).
541Dans ce manifeste impérial, le dictator faisait dire à Frédéric qu’il aurait aimé ne pas servir involontairement d’exemple prémonitoire aux autres princes, mais plutôt bénéficier lui-même de l’avertissement d’exemples tirés des temps anciens, commentant ainsi en introduction le statut exemplaire de la catastrophe de sa déposition qu’il allait raconter dans la narration. Cette idée est réinterprétée par le dictator du manifeste de 1282 sous la forme d’une série d’anaphores renforcés par la reprise de la sentence aristotélicienne (O quot clamitaverunt epistole, quot a singulis Ytalie partibus nuntii cursitarunt, o quotiens ad memoriam reducere nos docebant nostrorum profectuum zelatores, quales concluserant exitus tractatus pacis per pastores ecclesie habiti per omnem Ytalicam regionem, cum status sequens formetur ex principio precedentis !547).
542Lui succède immédiatement un premier exemplum pris à l’histoire de Frédéric II, qui est un résumé orienté de l’attaque papale de la Sicile pendant la croisade de Frédéric II en Syrie. Le montage rhétorique, synthétisant le détail de l’affaire, ne laisse plus apparaître que le scandale d’un pape qui pousse Frédéric à partir pour la Syrie avant d’attaquer ses possessions. Il semble lui-même adapté de la narratio de cet événement proposée par le dictator de Frédéric qui a composé la lettre PdV I, 13 (Regie serenitatis548). L’introduction d’une lettre développant le thème de l’exemple fourni par Frédéric II aux autres rois a donc servi de trame à la création d’une partie de la narratio du manifeste de 1282 où l’épisode de l’invasion papale de 1229 est reconstruit à partir d’une narratio extraite d’une autre lettre PdV.
543Dans la suite de la narratio, les seules réutilisations directes des Lettres proviennent toutes du pamphlet Collegerunt pontifices. Un développement sur les injustices du légat papal Bertholdo Orsini, neveu de Nicolas III, à l’encontre de la faction des Lambertacci à Bologne en 1279, reprend deux motifs extraits de Collegerunt pontifices sur la soif d’or papale549. Le récit de l’ambassade menée par Guido au nom des gibelins de Bologne, Imola, Faenza et Ravenne et indignement repoussée par Martin IV donne lieu à une amplification d’une des périodes introductives du pamphlet décrivant le refus de Grégoire IX de revenir sur sa décision d’excommunier Frédéric II :
544Enfin, après une description de la bataille de Forlì inspirée par le récit de bataille PdV II, 1550, le dictator retrouve avec la conclusio le besoin de s’appuyer sur un modèle frédéricien. C’est la lettre PdV I, 36 qui sert de modèle à la première partie de cette conclusion, avec un certain nombre de modifications mineures :
545L’ajustement de la rhétorique impériale à destination des rois en un message d’espoir pour les factions gibelines ne se fait pas par la modification des formules invoquant les puissances de la chrétienté, qui sont conservées (principes orbis terre, regibus et principibus), mais par l’adjonction dans la seconde partie de la conclusion, originale, d’un appel à défendre la pars invictissima adressée à ses sere nissimi defensores, qui montre comment la phraséologie impériale est recomposée dans l’exaltation de la pars imperii (le parti gibelin), sacralisée par l’emploi des adjectifs invictissimus et serenissimus réservés à la majesté impériale.
Une exploitation qui renvoie à une source particulière : les anthologies italiennes de la fin du xiiie siècle
546L’utilisation de la lettre PdV I, 36 comme modèle de la conclusion du manifeste de 1282 pose un problème. Certes, le manifeste révèle que dès 1282, le dictator au service de Guido da Montefeltro possédait une collection des Lettres dans laquelle il puisait son inspiration. Mais la lettre PdV I, 36, utilisée comme canevas pour la conclusion, n’était contenue dans aucune des quatre collections ordonnées, et il faut donc postuler que le recueil à disposition du rédacteur était d’un genre particulier.
547Plusieurs manuscrits italiens préservés permettent de se faire une idée du type de recueil à disposition du rédacteur du manifeste de 1282. Le manuscrit Biblioteca Apostolica Vaticana, Pal. Lat. 953551, daté de la seconde moitié du xiiie siècle, contient un mélange de lettres du cardinal Rainier de Viterbe, d’exordes, de lettres de Thomas de Capoue, et de lettres de Frédéric II, dont les lettres de la collection classique suivantes : PdV I 1, I 3, I 2, I 21, mais aussi la lettre PdV I, 36, soit la plus grande partie des lettres utilisées dans le manifeste. Le manuscrit Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 4 957, de la première moitié du xive siècle552, également d’origine italienne, contient entre autres lettres de Frédéric II et de ses successeurs, les lettres PdV I, 1 et I, 12-13. Mais les manuscrits du groupe bohémien mêlant la tradition des Lettres et celle de la correspondance de Pierre de Prezza, proposent également dans leurs sélections de lettres PdV un choix qui correspond à l’ensemble des lettres à disposition du dictator du manifeste. Le manuscrit Leipzig, Universitätsbibliothek no 1268, tardif mais imitant un modèle vraisemblablement créé dans les années 1270553, contient par exemple les lettres I 36, I 13, I 2. C’est sans doute d’un manuscrit analogue que disposait le rédacteur du manifeste.
548Le manifeste de Guido da Montefeltro, s’il prouve donc l’intensité et la profondeur de la réutilisation des Lettres dans l’Italie de la seconde moitié du xiiie siècle, témoigne également que cette utilisation était dépendante d’une dynamique de diffusion encore en devenir. Disposant de collections non ordonnées circulant peut-être alors en Italie du nord plus intensivement que les collections ordonnées dont l’une allait s’imposer quelques années plus tard, il se trouvait en quelque sorte à mi-chemin entre le rédacteur du Manifeste aux Romains de Manfred, et les futurs utilisateurs de collections classiques des Lettres au xive siècle.
5.5.2.2. Seconde époque, au temps de Boniface VIII, Dante et Henri VII. Messianisme impérial, polémique antipapale et automatismes d’écriture
549La réutilisation polémique des Lettres semble avoir assumé un caractère un peu différent dans les écrits polémiques de la génération suivante, où elle se rencontre dans des textes qui ne sont pas aussi directement reliés à l’héritage politique de Frédéric II. Il n’est pas nécessaire de s’étendre trop longuement sur ce second âge italien de la réécriture polémique des Lettres dans la mesure où, après les règnes de Rodolphe de Habsbourg, Adolphe de Nassau et Albert de Habsbourg, qui adoptèrent une politique d’intervention restreinte et de défense ciblée des droits de l’Empire en Italie, la campagne d’Henri VII en 1310-1313 provoqua une résurrection des attentes messianiques impériales en Italie du nord dont les effets sur la rhétorique des Lettres déjà étudiés dans la partie consacrée à l’Allemagne concernent aussi l’Italie. Dictatores allemands ou italiens se rencontrèrent alors pour célébrer l’avènement de l’empereur de justice, leo fortissimus, destiné à rétablir l’harmonie dans le pomerium ytalicum. Et le poids des Lettres comme référence incontournable à l’action impériale était alors tel que ces deux univers culturels, du reste toujours en contact, se retrouvèrent dans l’adoption d’un langage prophétique commun recourant à leur rhétorique.
Les lettres politiques de Dante et leurs rapports avec les Lettres
550L’exemple le plus prestigieux de cette tendance des clercs italiens influencés par l’idée impériale à se conformer au modèle fourni par les Lettres dans les années de la descente d’Henri VII en Italie est celui de Dante. Parmi l’échantillon subsistant de ses lettres politiques, certaines portent en effet la trace de l’influence des Lettres de Pierre de la Vigne554. Dans le cas de Dante, dont l’intérêt pour le style et la personne de Pierre de la Vigne est assuré par son célèbre récit du chant XIII de l’Enfer, les échos d’une possible inspiration des Lettres prennent d’autant plus d’importance qu’ils permettent de poser sous un angle particulier la question des rapports complexes entre formalisation linguistique, imitation stylistique et originalité littéraire.
551Dans ce véritable cas d’école, la possibilité de retrouver la trace d’une influence stylistique des Lettres dépend du caractère relativement stéréotypé du style adopté par Dante pour écrire ces lettres politiques adressées aux différents pouvoirs d’Italie, à l’empereur, à l’impératrice ou aux cardinaux, selon les normes du style « héroïque » alors confondues avec le style des manifestes de Frédéric II.
552La relative impersonnalisation stylistique des lettres de Dante, qui a longtemps servi d’argument pour contester leur authenticité555, et les a laissées en marge des autres productions plus originales du grand poète, permet donc en quelque sorte de mesurer au mot près jusqu’à quel point, à partir d’un certain degré de formalisation linguistique correspondant au respect des règles du dictamen, l’inspiration thématique fournie par les Lettres aux penseurs italiens des années 1300 était doublée par un véritable parallélisme stylistique.
Une inspiration évidente dans la rhétorique pro-impériale pour la descente d’Henri VII
553C’est la cinquième lettre du corpus traditionnel, où Dante demande aux autorités politiques d’Italie556 de s’incliner devant la venue d’Henri VII, qui offre l’exemple le plus évident d’inspiration des Lettres557 :
554Même si elle passe surtout à travers l’emploi des mêmes citations bibliques, l’inspiration de Collegerunt pontifices semble bien assurée. En revanche, la seule cheville rhétorique contenue dans les Lettres également présente dans l’épître de Dante, misericordiam implorantes, relève probablement plus du réflexe stylistico-rythmique acquis que d’une quelconque volonté d’imitation. Pour le reste, tout se passe comme si l’originalité de la pensée de Dante qui se reflète dans les métaphores utilisées (par exemple l’héliotrope des peuples italiens qui tourne autour du soleil impérial) faisait obstacle à un réemploi plus servile. Il semble donc que la lettre aux Italiens soit une sorte de cas-limite attestant à la fois la connaissance par Dante de Collegerunt pontifices et l’attraction thématique exercée par cette lettre, mais aussi la relative indépendance du penseur par rapport à son modèle.
Des réminiscences plus problématiques dans la lettre aux cardinaux sur la vacance de 1312
555La seconde lettre où s’établit un rapport analogue entre le modèle fourni par les Lettres et la création de Dante est la onzième, une imprécation aux cardinaux italiens pour terminer la vacance inaugurée en 1312 avec la mort de Clément V, écrite entre mai et juin 1314558. Il s’agit donc d’une lettre écrite dans les mêmes circonstances que la série de missives contemporaines de la chancellerie anglaise étudiée plus haut, et en partie motivée pour les mêmes raisons559 :
556Le bilan d’une tentative de rapprochement entre le texte de Dante et ses éventuels modèles « vinéens » est plus maigre. La communauté d’inspiration biblique de certains passages n’empêche pas une réécriture assez radicale du possible modèle d’inspiration thématique majeure, ici la lettre PdV I, 17 aux cardinaux les poussant à l’élection d’un pape en 1243.
557Il est possible que le jeu métaphorique de Dante sur les cardinaux qui ne suivent pas la voie « orbitale » tracée par le char de la promise (comprendre, par le modèle du Christ dans l’Église, le parcours solaire du Christ), mais, en véritables Phaétons560, tournent le dos au « véhicule de l’épouse », s’inspire de la transumptio de la lettre 17 sur les cardinaux conversi retrorsum qui remplissent mal la fonction dérivée de leur nom, et sur lesquels l’orbe du monde tourne mal. Mais dans la lettre de Dante, peut-être parce que la lettre PdV I, 17, alors connue du public italien cultivé, rendrait l’explication superflue, le jeu cardinalis-orbis sur lequel repose l’image des cardinaux « exorbitants » n’est pas explicité.
558Enfin, le rapport entre les Lettres et Dante induit par le strict parallélisme de la formule figée lugere compellimur présente dans la lettre de déploration PdV IV, 1 sur la mort d’Henri (VII)561 et dans la lettre de Dante aux cardinaux, peut être laissé à la libre appréciation du chercheur, soit qu’il y voie une concomitance banale favorisée par la rhétorique, un automatisme inconscient motivé par l’étude des Lettres, ou bien une allusion consciente à une des plus célèbres d’entre elles. C’est la seconde solution qui paraîtrait la plus probable, mais la pertinence de ce choix n’est pas scientifiquement démontrable.
559Les deux chevilles rhétoriques (silentio preterire562 ; prosperitate successuum563) qui se retrouvent dans la lettre XIII à Cangrande della Scala et dans la lettre IX à l’impératrice Marguerite de Brabant permettent de compléter cette présentation des points de contact entre le dictamen épistolaire de Dante564 et le modèle des Lettres. Ces deux expressions sont banales565 et ne doivent pas être surinterprétées, puisqu’elles n’interviennent pas dans un contexte thématique où puisse se relever une possible influence particulière des Lettres, en dehors de l’inspiration générale qu’un dictator écrivant à une impératrice pouvait tirer de la rhétorique impériale des Lettres, lesquelles étaient certainement vers 1310 le manuel de dictamen suivant ce style aulique le plus accessible pour un lettré italien.
Aux frontières de l’inspiration littéraire et de l’imitation formelle
560Les deux lettres de Dante les plus proches de la rhétorique des pamphlets du premier livre Collegerunt pontifices et Ad vos est verbum (PdV I, 1 et PdV I, 17) par leur contenu ne permettent donc pas vraiment de parler d’une imitation formelle délibérée des Lettres par Dante, mais les points de contact sont trop nombreux pour qu’on puisse postuler une absence complète d’inspiration. Elles semblent donc se situer à la limite du point où l’attraction formelle des Lettres conduit leurs lecteurs à se plier à leur moule rhétorique.
561Le langage choisi par Dante pour ces écrits conventionnels charrie en tout cas un ensemble de formules figées et d’images bibliques communes avec les Lettres qui, en tenant compte du rôle de Pierre de la Vigne dans la pensée de son maître Brunetto Latini et dans sa propre production littéraire, semble pouvoir être mis sur le compte d’une influence dans laquelle il est impossible de distinguer la part respective de l’automatisme et celle du choix conscient.
562Peut-être est-il néanmoins possible de voir dans ces rapports subtils des Lettres avec la prose épistolaire de Dante la marque d’une influence résiduelle qui serait le témoin d’une emprise d’autant plus forte de ce modèle sur l’ars dictaminis des années 1300 que l’originalité des compositions tend dans le cas de l’auteur de la Comédie à réduire l’espace de l’imitation proprement dite, au profit d’une vigoureuse recréation. Mais c’est peut-être là succomber à une vision un peu trop romantique de la création littéraire comme refus de l’imitation servile qui n’a pas grand-chose à voir, même dans le cas de Dante, avec les procédés d’écriture – et les idées sur l’écriture – des lettrés médiévaux566.
La rhétorique antipapale des Lettres et les écrits antibonifaciens des cardinaux Colonna
563Un cas en partie analogue d’influence indirecte des Lettres sur la production épistolaire liée aux bouleversements politiques en résonance avec leur contenu est fourni par les manifestes écrits par des notaires publics romains567 sous la direction des Colonna dans les premières étapes de leur conflit avec Boniface VIII. C’est dans l’acte d’appel dressé le 15 juin 1297 à Palestrina par les deux ex-cardinaux Colonna contre le gouvernement tyrannique de Boniface VIII que se trouvent les deux parallèles formels les plus notables.
564Le premier est un tour rhétorique d’une banalité absolue notitiam vestram latere non credimus neque mundus ignorat568, mais qui fait suite à une succession d’images en étroit rapport avec la rhétorique des Lettres, quoique déviées par la pratique du rédacteur, lequel n’atteint pas au même niveau de raffinement569. C’est néanmoins un autre passage de ce réquisitoire qui semble témoigner que cette concomitance formelle n’est pas un pur hasard. Il s’agit de la manière dont le notaire a reformulé l’image inspirée d’Isaïe 14, 13 : sicque ad fastigii tanti culmen elatus, circa promotionis sue, sed perversionis potius, initia super astra existimans se sedere, nova et inusitata presumpsit570.
565Ce tour ressemble fortement à celui utilisé par le rédacteur de Collegerunt pontifices pour tourner en dérision la volonté de puissance de Grégoire IX : Postquam autem impleta fuerit ventris ingluvies et stomachus usque ad summum eius, tunc super pennas ventorum estimas te sedere.
566L’image est légèrement différente, mais c’est justement la manière de formaliser son emprunt au verset isaïen qui conduit à penser que le notaire de 1297, associant mentalement dans son effort de rédaction le Grégoire IX trônant sur les plumes des vents au Boniface VIII trônant sur les astres, a retrouvé la forme de la première des lettres PdV, qui servait très probablement de modèle d’étude dans les classes de rhétorique. Encore une fois, la similitude des situations amenait à la recherche d’une solution rhétorique équivalente. Cette recherche motivait dans le cas d’une rédaction hâtive (celle des Colonna, sous la pression de l’attaque papale imminente571) ou simplement conditionnée par le cadre formel contraignant du dictamen, un recours automatique aux formes des Lettres, même, comme dans ces deux exemples des années 1300, quand le rédacteur n’adoptait pas un style rigoureusement semblable à ces dernières.
5.5.2.3. Troisième époque, de l’apprentissage professionnel à l’hallucination politique : Cola di Rienzo lecteur et utilisateur des Lettres
567Ces incertitudes sur le degré de réutilisation effective des Lettres par les notaires romains vers 1300 sont tempérées par le témoignage incontestable sur le rôle de la collection dans la culture notariale de cette cité fourni par les lettres politiques et personnelles de Cola di Rienzo. Le tribun célébré par l’historiographie romantique s’est en effet servi des Lettres à plusieurs reprises comme source d’inspiration directe de ses manifestes politiques, fait déjà noté dans trois cas par les éditeurs allemands de son épistolier, Konrad Burdach et Paul Piur. Ces savants ont par ailleurs amplement souligné dans leur étude sur les courants spirituels du xive siècle et leur relation avec la vie et l’œuvre de Cola l’influence exercée par les images et les idées développées par la propagande de Frédéric II572.
568De manière quelque peu paradoxale, les abondantes recherches sur le personnage de Cola di Rienzo semblent être restées au point mort en ce qui concerne le problème particulier de sa formation notariale concrète. L’excellent essai d’Amanda Collins sur l’insertion de l’épisode Cola di Rienzo dans le contexte socio-culturel de la Rome de la première moitié du xive siècle consacre un chapitre entier au milieu notarial romain, à sa culture et à sa formation, et fait plusieurs fois allusion à l’importance de l’exemple de Frédéric II pour le développement d’idées politiques reprises par Cola573, mais ne mentionne pas une fois le rôle éventuel des Lettres de Pierre de la Vigne dans la formation intellectuelle du tribun. La synthèse plus classique de Tommaso di Carpegna Falconieri ne mentionne le nom de Pierre de la Vigne que de manière très générale574. Cette absence de prise en compte des Lettres est d’autant plus étonnante que les indices sur les activités culturelles des notaires romains ne surabondent pas575.
Le écrits de Cola di Rienzo : un terrain d’enquête exceptionnel
569Or, les Lettres de Pierre de la Vigne forment en quelque sorte le lien entre la formation intellectuelle, l’activité professionnelle et les idées politiques de Cola. Dans la reconstruction des relations entre sa formation professionnelle, ses idées politiques et leur formalisation rhétorique, elles sont un véritable levier d’Archimède.
570Notaire, marié dans une famille de notaires, puis à partir de 1343 notaire de la chambre capitoline (Camera urbis)576, il s’est probablement familiarisé avec elles lors de sa formation, qui ne pouvait que donner une place centrale à l’étude de l’ars dictaminis. Mais l’étude des Lettres a influencé non seulement le style mais aussi les idées du futur homme politique.
571Dans le cas particulier de Cola di Rienzo, notaire obsédé par l’idée d’une restauration impériale de Rome centrée sur la ville et non sur l’empereur germanique, elle a abouti à un résultat inattendu : l’identification directe du notaire à l’idéal impérial à travers la rhétorique des Lettres. Une bonne partie de l’aspect le plus spectaculaire de l’aventure du tribun, c’est-à-dire sa récupération personnelle, audacieuse, d’une rhétorique impériale romaine d’apparence antiquisante au profit d’une restauration de Rome sous sa direction, provient de cette lecture intensive des Lettres, qu’il n’a pas mise au service d’une chancellerie royale ou impériale, mais directement, de ses propres aspirations politiques.
572À l’idéal des notaires de Frédéric II et Conrad IV créateurs des documents de la collection, exprimé par la lettre des « hiérarchies angéliques », où ils sublimaient leur rôle d’écrivains du pouvoir impérial à l’aide d’une conception néo-platonicienne de délégation de l’autorité577, puis à sa récupération sous forme d’une rhétorique abstraite au nom du parti gibelin, succède l’appropriation individuelle par un notaire communal des implications de puissance contenues dans les Lettres.
573Le problème de l’influence politique du contenu des Lettres sur la pensée de Cola di Rienzo, devra donc être un jour réexaminé. En attendant, sa correspondance conservée offre un excellent terrain d’analyse pour tenter de déterminer jusqu’à quel point la place occupée par les Lettres dans sa formation notariale a conditionné ses pratiques d’écriture.
574Étant donné qu’au moins quatre textes de cette correspondance sont irréfutablement imités des Lettres, et que les conditions de rédaction de l’ensemble des écrits de Cola di Rienzo sont incomparablement mieux connues que celles de la plupart des textes examinés dans cette étude, il est possible de proposer une lecture différenciée des contacts formels entre la summa et les créations de Cola di Rienzo qui dépasse de loin en profondeur les analyses proposées jus-qu’ici. L’enquête sur la réécriture des Lettres par Cola quitte alors le domaine de l’analyse diplomatique pour s’établir à mi-chemin entre l’histoire politique, l’histoire littéraire et la reconstitution du parcours mental d’un individu.
5.5.2.3.1. De Cola notaire à Cola tribun : l’imprégnation
575La toute première lettre écrite par Cola di Rienzo conservée est un rapport sur son ambassade avignonnaise, au nom du sénat et du peuple de Rome, pour demander à Clément VI son retour à Avignon et l’obtention d’une réduction du délai entre les années jubilaires578. C’est aussi le premier témoignage de l’influence des Lettres de Pierre de la Vigne sur le jeune orateur (Cola aurait alors une trentaine d’années). Comme souvent dans l’imitation rhétorique des Lettres, c’est l’exorde et la conclusion qui s’en inspirent. En l’occurrence, voulant magnifier le résultat en demi-teinte de l’ambassade, qui n’a pas obtenu le retour à Rome du pape, mais à laquelle le politique Clément VI a accordé en compensation l’instauration d’un jubilé cinquantenaire, Cola reprend la rhétorique triomphante avec laquelle Pierre de la Vigne annonçait la victoire de Cortenuova (PdV II, 1), et Manfred sa victoire sur l’armée papale en 1254 (PdV II, 45).
Variations sur un modèle bien rôdé
576Quelques années plus tard, le 20 mai 1347, Cola obtint le contrôle effectif de la cité. Dès le 24 mai, une missive à la ville de Viterbe, rapidement modifiée en une encyclique à destination des villes d’Italie (7 juin 1347580), annonçait l’apparition d’un projet politique inédit porté par le nouveau « tribun et libérateur de Rome ». Dans cette encyclique, c’est un passage du discours programmatique de Cola sur sa volonté de pacifier la ville et la province de Rome qui entre en résonance avec la forme de ‘commissio vicarie potestatis’ en tête du cinquième livre des Lettres :
577La première version de la lettre ne reprend pas exactement la formule aciem mentis nostre, changée en oculos mentis nostre, mais est pour le reste un peu plus fidèle au modèle de PdV V, 1, alors que la seconde version s’en éloigne en supprimant la seconde proposition verbale reprise des Lettres (prosequi intendimus).
578Ce passage a par ailleurs été repris presque intégralement par Cola dans une lettre du premier juillet qui combine apparemment des éléments de la lettre du 24 mai et de celle du 7 juin, et qui correspond en fait à un décalque plus fidèle (reprenant à la fois aciem mentis nostre et prosequi intendimus) du passage de la lettre PdV :
Et ad reformationem ac renovationem iustitie libertatis, securitatis statusque pacifici prefate Urbis et Romane provincie aciem mentis nostre direximus et idem circa totam sacram Ytaliam prosequi intendimus viriliter et potenter et secundum ordinem antique iusticie <per virtutem> iuste fortis et militie moderate...581
579Ces légères variations semblent indiquer une intériorisation du schéma imité, puisque le premier jet du 24 mai s’en éloigne par un côté (oculos au lieu d’aciem), le second, le 7 juin, par un autre (suppression de prosequi intendimus), et que c’est la troisième reprise, qu’on aurait imaginée potentiellement la plus déviante par rapport à la formule originale, qui la suit le plus fidèlement : Cola a sans doute composé de mémoire et par réminiscence, sans se référer particulièrement à la lettre en question.
580Deux lettres respectivement adressées au vice-roi de Sicile et au pape Clément VI contiennent par ailleurs des réminiscences ou rencontres qui semblent indiquer l’affleurement à la mémoire du tribun de passages particuliers des Lettres, puisque la lettre PdV II, 35 sur la victoire de Cortenuova pourrait être une source d’inspiration de l’une et de l’autre :
581Il est difficile de savoir si cette concomitance est accidentelle, ou si Cola di Rienzo a eu sous les yeux la lettre PdV II, 35 dans ce court laps de temps. L’hypothèse la plus probable serait sans doute qu’il s’agit là de deux remémorations spontanées de passages d’une lettre étudiée et mémorisée bien des années auparavant, pendant la formation notariale du tribun. Mais l’imitation plus fidèle de plusieurs lettres PdV pour la rédaction d’une lettre datant du même mois, et de deux autres documents datant du mois suivant confirme que Cola s’est certainement alors servi directement d’un livre qui faisait selon toute vraisemblance partie de sa bibliothèque personnelle.
Autres traces possibles d’une mémorisation intensive des Lettres dans la correspondance précoce
582La semaine suivante, le 15 juillet 1347, Rienzo composa une lettre privée destinée à un ami résidant alors à Avignon pour lui exposer ses résultats, ses problèmes et ses intentions après ses premières semaines de gouvernement582. Le document, qui fut certainement écrit sans recours particulier à une « forme » préconçue, n’en présente pas moins des analogies troublantes avec deux passages des Lettres. La première concerne un passage où Cola se défend d’avoir été guidé par l’ambition en affirmant qu’il était bien plus heureux, simple notaire, que tribun, mais qu’il a accepté cette tâche par amour de la paix et sous l’inspiration du Saint Esprit :
Multo vivebat quiecius Cola Laurencii quam tribunus ; sed pro huius sancti status amore labores reputamus nobis singulos ad quietem ; ymmo in testimonio Spiritus sancti et beatorum apostolorum Petri et Pauli, quorum causam prosequimur et tuemur, [nulla] hora diei quietem sumere possumus, sed noctem addimus operi et labori583.
Cola fils de Lorenzo vivait bien plus tranquillement que Cola tribun, mais pour l’amour de ce saint état, nous considérons que tout labeur est un délassement ; bien plus, en témoignage de l’Esprit Saint et des bienheureux apôtres Pierre et Paul, dont nous protégeons et défendons la cause, nous ne pouvons prendre une heure du jour pour nous délasser, mais ajoutons la nuit à nos travaux et labeurs.
583Le membre de phrase labores reputamus nobis singulos ad quietem semble être imité d’une formule consacrée de la chancellerie de Frédéric II qui se retrouve à l’état le plus complet dans la lettre PdV III, 28 sous la forme suivante : Firmiter enim et pro constanti tenere te volumus, quod sic fidem et servitia tua digne retributionis examine, nostra munificentia compensabit, ut merito nobis adhesisse te gaudeas, et labores omnes quos te in nostris servitiis subire contigerit, reputes ad quietem584. Frédéric assure dans la conclusion d’une lettre d’exhortation à un fidèle que la récompense de sa fidélité sera suffisante pour que ses labeurs passés lui apparaissent comme un repos. Cola remplace donc l’empereur par l’Esprit Saint comme moteur de son dévouement.
584Dans le passage suivant de sa lettre, Cola di Rienzo assure à son correspondant qu’il restera inflexible dans sa volonté, même si le monde entier, chrétiens, juifs et païens réunis, s’opposait à ses desseins :
Ad id autem quod scribitis audivisse, quod incepimus iam terreri, scire vos facimus, quod sic Spiritus Sanctus, per quem dirigimur et fovemur, facit animum nostrum fortem, quod ulla discrimina non time-mus ; ymmo si totus mundus et homines sancte fidei christiane et perfidiarum hebraice et pagane contrariarentur nobis, non propterea terreremur. Nobis enim propositum est cum reverencia Dei et sancte matris Ecclesie et pro amore et cultu iusticie velle mori.
Quant à ce que vous écrivez avoir entendu que nous commencions déjà à nous épouvanter, nous voulons que vous sachiez que l’Esprit Saint, par lequel nous sommes dirigés et animés, rend notre âme si forte, que nous ne craignons aucune embûche ; bien plus, si le monde entier, tous les hommes de la sainte foi chrétienne, et tous ceux des perfidies hébraïque et païenne nous étaient contraires, nous ne nous épouvanterions pas pour autant. Car c’est notre ferme propos de vouloir mourir dans la crainte de Dieu et de notre sainte mère l’Église, et pour l’amour et culte de justice585.
585Cette idée d’une force qui l’emporterait même si le monde entier s’opposait à elle n’est pas sans évoquer le passage de la lettre Illos felices describit antiquitas (PdV I, 2) où le dictator fait exprimer à Frédéric une idée analogue en conclusion d’une présentation détaillée des efforts papaux pour soulever l’univers contre lui : omnes qui nos opprimunt opprimere posse speremus, etiam si se nobis opponeret totus mundus.
586Il se peut que dans cette lettre privée l’inspiration thématique des Lettres l’emporte sur la volonté de formalisation des manifestes destinés à la publicité. On rencontrera encore, et de manière plus manifeste, cette opposition entre une imitation formelle et une inspiration conceptuelle dans la réutilisation des Lettres par Cola.
587Quelques autres passages de lettres de la même période, notamment la lettre du 27 juillet à Clément VI586, et la lettre à Florence du 27 août587, présentent des enchaînements qui semblent attester qu’il s’était créé dans son étude des Lettres une réserve d’automatismes stylistiques qui affleuraient sous sa plume, même quand il n’avait pas d’intention particulière de les imiter.
588Il n’est pas sûr que l’imitation des exordes et conclusions des lettres PdV II, 45 et PdV II, 1 dans la lettre du 28 janvier 1343 ne soit pas également le produit d’une réminiscence chez un notaire encore proche de ses années de formation. Il faudrait alors considérer que l’ensemble des passages présentés jusqu’ici correspond à l’intériorisation par Cola des procédés de composition rhétoriques lus dans la collection de Pierre de la Vigne lors de ses études d’ars dictaminis, à Anagni, ou au studium de Rome588.
5.5.2.3.2. Cola di Rienzo en majesté : l’exploitation officielle des Lettres
589La cause véritable du rapprochement des passages précédents avec la rhétorique des Lettres peut être plus ou moins discutée. En revanche, dans trois documents de son gouvernement de 1347, Cola di Rienzo imite littéralement les Lettres PdV. En partie contemporains de certains des textes précédemment mentionnés, ils ont été rédigés dans un laps de temps d’un peu plus d’un mois, entre le 22 juillet et le premier septembre 1347. Il s’agit de la lettre à Florence du 22 juillet 1347 sur la soumission du préfet de la Ville, imitée de la lettre PdV I, 8 rapportant la prise de Faenza et la victoire navale d’Enzio à Montecristo sur la flotte génoise589 ; de la lettre à Florence du 20 août 1347 demandant à Florence un soutien militaire, dont l’exorde est adapté de celui de la lettre PdV I, 15 au roi de Castille590 ; et d’une lettre à un cardinal avignonnais du premier septembre 1347 qui reprend deux passages des lettres PdV II, 38, et III 66591.
590Dans ce dernier cas, c’est l’exorde d’une lettre où Frédéric s’excusait de devoir prélever un impôt extraordinaire sur ses sujets qui sert de motif à Cola di Rienzo pour déclarer au cardinal qu’il a pris le contrôle des villes du patrimoine de saint Pierre dans la Sabine pour soulager leurs populations injustement opprimées :
591Le premier passage a été légèrement réorganisé par Cola mais conservé en l’état. Il reprend la rhétorique impériale de la compassion pour les sujets dont les implications sont d’autant plus importantes que la lettre annonce à un dignitaire de l’église la prise de contrôle effective par le tribun, au détriment des officiers pontificaux, du cœur du patrimoine de saint Pierre. Le second passage tient certainement plus de l’automatisme de composition ; il est intéressant de voir affleurer sous la plume la formule poterimus remedium adhiberi, apparemment dérivée de l’original possibile remedium adhiberi de la lettre sur l’organisation de l’office des Magistri massariorum (PdV III, 66). On a là un indice de plus du développement d’automatismes d’écriture où le jeu des modifications déployées par les notaires pour adapter les formules mémorisées à leurs créations s’opère à partir de la réorganisation d’une chaîne sémantique originelle, dont la restructuration obéit aux impératifs de préservation du cursus.
Une forme privilégiée pour les lettres d’ambassade
592Le fait que les deux autres lettres imitant ouvertement les Lettres PdV soient des demandes officielles d’aide militaire à Florence n’est pas anodin. Il est possible que Cola di Rienzo ait tenu à soigner la rhétorique de ces documents à cause de leur statut officiel de lettres d’ambassade, de l’importance de Florence, mais peut-être aussi de sa réputation de centre littéraire. Quoiqu’il en soit, il se met à couvert, dans la première (lettre du 20 août 1347), en reprenant, à peine adapté, l’exorde de la lettre PdV I, 15 :
593Mais c’est la lettre à Florence rédigée un mois auparavant, le 22 juillet 1347, qui est le plus lourdement influencée par son modèle, non seulement dans l’exorde, mais dans le bâti même de la missive :
594C’en sera un des derniers exemples dans ce travail, Cola di Rienzo a procédé dans la rédaction de ce document à un savant jeu de recomposition à partir de la lettre de 1 241. Il la suit fidèlement dans sa structure générale pendant toute la narration de la prise de Faenza et du pardon impérial, jusqu’au moment où le préfet Jean de Vico se remet, après avoir été gracié, sous un « joug de la pieuse justice romaine » inspiré du « joug de l’empire » dont le dictator de Frédéric prétendait que rien n’égalait la suavité dans la lettre-modèle.
595Mais tout en respectant le bâti de la lettre qu’il semble avoir eue sous les yeux au moment de la rédaction de son propre texte, Cola, à la réserve de l’introduction et de la conclusion du passage, n’en a gardé que le squelette, remplaçant tous les épisodes de la prise de Faenza par la narration de sa propre victoire. Il faut donc une certaine attention pour détecter les pierres d’attente qui, parsemant l’ensemble du développement, prouvent que sa structure générale a été élaborée à partir de la lettre-modèle. Enfin, comble de raffinement, dont on a déjà vu des exemples dans la chancellerie française contemporaine, il a recréé un exorde différent de son modèle en fusionnant l’exorde et la conclusion de la lettre PdV I, 8.
Un usage politique spectaculaire de techniques notariales éprouvées
596Toute différente de l’affleurement des automatismes d’écriture inculqués par la lecture précoce des Lettres, l’utilisation raisonnée de ces dernières par Cola à trois occasions successives pendant l’été 1247 le montre appliquant les techniques de recomposition notariale qui étaient, à divers degrés d’expérience et de virtuosité, celles de ses « collègues » des chancelleries française, anglaise ou bohémienne à la même époque. L’urgence du moment, combinée à la nécessité (plus fortement ressentie dans la rédaction de missives diplomatiques destinées à Florence) de se conformer à un modèle de grande qualité, le seul parfaitement adapté à la rhétorique messianique impériale dont il avait besoin, l’amenèrent dans ces trois cas à rechercher un support à son inspiration dans des passages des Lettres exaltant la justice et la puissance impériale.
597Encore une fois, et avec une particulière acuité dans le cas de Cola di Rienzo, se repose le problème de l’imprégnation mentale du notaire par son modèle. L’impression qui se dégage à la lecture de ces lettres est celle d’une parfaite conformité entre la rhétorique de Frédéric II contenue dans les Lettres et les idées du notaire-tribun qui semble sécréter son complexe langage idéologico-politique à partir des Lettres sans solution de continuité. Il est tentant de postuler que, dans le cas de Cola di Rienzo, l’imprégnation mentale par les Lettres était arrivée à un tel degré qu’il était littéralement hanté tant par leur forme que par leur fond, que la rhétorique du pouvoir qu’elles développaient au long des périodes le transportait, et que cette « possession » explique pour une bonne part l’extraordinaire poussée d’ambition qui le conduisit à s’arroger le titre de tribun auguste, à sommer les empereurs rivaux de comparaître devant son tribunal, et encore trois ans plus tard, dans la prison de Prague où Charles IV le tenait enfermé, à lui écrire une lettre lui révélant qu’il était rien de moins qu’un fils caché de l’empereur Henri VII.
5.5.2.3.3. Cola di Rienzo emprisonné : les Lettres comme réminiscence
598Arrivé incognito à la cour de Bohême après plus de deux ans d’errances à la suite de son abdication volontaire de décembre 1347, Cola di Rienzo y fut emprisonné sur ordre de Charles IV de Bohême595. Tout en considérant avec intérêt la personnalité et les discours de l’exilé italien, ce dernier ne voulait pas plus suivre ses fantasques propositions de restauration impériale à Rome que laisser échapper un gage précieux dans ses négociations avec la cour de Clément VI. Les lettres que Cola écrivit de sa prison de Prague en juillet-août 1350 sont assez différentes sur la forme et le fond des manifestes politiques triomphants du temps du tribunat, mais ne sont pas moins sophistiquées. Cola di Rienzo, en tentant de gagner ses interlocuteurs, Charles, cet autre grand connaisseur des Lettres PdV qu’était le chancelier Jean de Neumarkt, et l’archevêque de Prague, jouait en effet une partie dont l’enjeu pouvait être sa vie, puisqu’il était sous la menace d’une extradition vers Avignon à laquelle il ne put finalement échapper596.
Le souvenir des Lettres sans les Lettres : anamorphoses
599L’exploitation des Lettres PdV dans cette seconde partie de sa correspondance présente des différences fondamentales avec celle des lettres de l’été 1347 qui sont en partie imputables au genre même des documents rédigés. Ces justifications programmatiques où l’exaltation prophétique se mêle aux considérations personnelles n’ont pas besoin des exordes ou des conclusions des lettres d’ambassade et autres missives politiques officielles pour lesquelles le recours aux deux premiers livres de la somme s’était avéré précieux en 1347. Mais la différence dans la technique d’exploitation des Lettres semble également avoir une autre raison : Cola ne disposait vraisemblablement pas d’un recueil de ces dernières dans sa prison de Prague, et il recompose de mémoire, en les déformant considérablement, les passages qu’il cherche à imiter.
600Dans une lettre à Jean de Neumarkt d’août 1350, Cola commence par flatter le chancelier en louant sa science rhétorique, avant de le prier d’intercéder pour lui auprès de l’empereur (ou plutôt, à cette date, du roi des Romains) son maître, pour qu’il daigne considérer ses propositions :
Porro pio scribens et prono te gratum orat oraculo, quatenus ex tam suavibus stillicidiis clarissimi fontis tui Cesareum animum irro rare non tepeas, ut sedato parumper sinistris ventis exagitato iam pulvere, augustalem ex dignitate tribunum, ad precidendum Italica scismata sibi desuper attributum, non alienigenis, sed propriis oculis clare prospiciat, ut qui ex angustiis ad Augustum sincera devotione prolabitur, sub suspecto Augusti iam tempore non angustetur, si libeat, ulterius in angusto.
(Aussi, c’est d’un pieux et dévoué oracle (= d’une parole empreinte de pieux respect) que celui qui écrit te prie, toi qui répands tes grâces, de ne pas te lasser d’empreindre de la rosée des gouttes de ta translucide fontaine l’esprit de César, de sorte que quand la poussière que des vents de mauvais augure avaient agitée sera quelque peu retombée, il considère ce tribun auguste par la dignité, et qui lui a été réservé pour décapiter le schisme italique, lucidement, de ses propres yeux, non de ceux de l’étranger, de sorte que celui qui du sein des angoisses tombe aux pieds d’Auguste en une sincère adoration, ne soit pas angoissé (= resserré en prison) du temps désormais suspect d’Auguste (au mois d’août), s’il y consent, plus longtemps à l’étroit [in angusto = en prison])597.
601Cette conclusion en forme d’annominatio sur la racine august-/ angust-, jouant sur l’opposition d’Auguste/Charles/août (Augustus) et de la prison (angustum), est un des rares exemples d’adaptation d’une figure de rhétorique complexe des Lettres dont l’imitateur reprend et développe l’idée tout en s’éloignant de sa formalisation originelle. Selon toute probabilité, elle a en effet été inspirée à Cola par la célèbre réponse de Frédéric II à saint Louis qui développe cette figure d’opposition dans sa conclusion : Non igitur regia celsitudo miretur, si prelatos Francie in angusto tenet Augustus, qui ad Cesaris angustias nitebantur598.
Aux limites de l’enquête : la recherche d’autres réminiscences
602Il semble donc qu’on se trouve ici dans le cas d’une réutilisation consciente d’un passage des Lettres selon des modalités très particulières, puisque pour une fois l’idée rhétorique est reprise sans imitation de la structure formelle du passage utilisé. La distance entre le modèle et son imitation peut être mise sur le compte de l’absence de possibilité de consultation directe des Lettres de la part du rédacteur. Elle tient peut-être aussi à l’éloignement progressif de ses années d’apprentissage ou simplement à l’inventivité599.
603La très longue missive de Cola à Charles IV rédigée pendant la seconde quinzaine de juillet 1350 où le tribun joue avec le feu en inventant l’histoire de sa naissance miraculeuse des œuvres d’Henri VII (grand-père de Charles, ce qui ferait de Cola son oncle600) semble témoigner de manière plus discrète du même phénomène. Une phrase en forme de maxime où Cola dit qu’il est plus vil de faire soi-même son éloge (nam laudabilius certe relinquitur laus propria, ne sordescat, linguis et calamis alienis601) fait écho à une maxime d’apparence semblable qui se trouve dans la lettre PdV II, 55 et a peut-être été la source d’inspiration (Sed quia laus in ore proprio non est pulchra, quanta operata sit et operatur iugiter fides mea, et quanta passus sim et paratus sum pro nomine vestro pati, effectus operum demonstrabunt).
604Un peu plus loin, une phrase laisse affleurer des réminiscences de formules charriées par les lettres que l’ex-notaire avait pu garder en tête : Pro certo ista tacerem libentius (recomposition automatique de libentius taceremus de la lettre PdV I, 32, où l’inversion est nécessitée par le passage à la première personne, pour respecter le cursus), sed tactus dolore cordis (formule qui se retrouve exactement dans la lettre de déploration PdV IV, 14) super tot excidiis compassivo mentis refrenare conceptum nec potui necque possum602.
605Enfin, dans le très long mémoire théologico-politique à l’archevêque de Prague du 15 août 1350603, qui contient un violent réquisitoire contre la papauté d’Avignon, il est probable que la forme des imprécations lancées contre Avignon et Clément VI est tendanciellement inspirée par les injures du pamphlet PdV I, 1 Collegerunt pontifices, comme dans les deux passages suivants : nam si membra Christi feris et perimis, Christum necas et crucias, et si Christum, ergo et te ipsum, qui vicarius diceris Ihesu Christi604, et ut imperio et populo reformatis, munera offerant reges terre605.
606Ce sont là les dernières traces de l’influence des Lettres sur Cola, qui n’eut pas le temps de recommencer sur un grand pied son activité de propagande politique lors de son bref et tragique retour au pouvoir en 1354. Quant à son recueil des Lettres, il avait probablement été vendu par son fils à la suite de la lettre du 28 septembre 1350 au frère Michel de Monte Sant’Angelo, avec les autres livres de caractère non religieux :
Libros vero omnes meos, preter ecclesiasticos quos sibi noveris oportunos, et arma mea et suppelectilem omnem existencia in loco sibi noto vendat per manus patrui mei...
Quant à l’ensemble de mes livres, sauf les livres ecclésiastiques que tu jugeras opportun (de conserver), mes armes, tout mon mobilier qui se trouvent en lieu à lui connu, qu’il les vende par l’entremise de mon oncle...606
Mémorisation des Lettres, formation notariale et conditionnement intellectuel : les enseignements du cas Cola di Rienzo
607L’exceptionnel témoignage d’écriture donné par la correspondance de Cola di Rienzo permet ainsi, dans un cas particulier, de reconstituer la liaison entre le notaire-dictator et la source des Lettres depuis l’apprentissage et l’imprégnation intensive de la prime jeunesse jusqu’aux ultimes réminiscences loin de sa bibliothèque, en passant par la réécriture directe à partir du volume à disposition dans les glorieux mois de l’été 1347.
608Un des rares témoignages subsistants concernant l’activité intellectuelle de Cola depuis sa prison d’Avignon, en septembre 1353, quelques jours avant son départ pour l’Italie, permet peut-être de prolonger cette histoire d’un dernier jalon, et de s’avancer directement dans les rêves de composition du notaire-poète. Le 29 août 1353, Venise alliée aux Catalans avait remporté une éclatante victoire sur Gênes au large de Cagliari607. Cola di Rienzo écrivit une lettre au doge Andrea Dandolo pour lui demander les détails circonstanciés de cette bataille, dont il voulait faire le récit avec ses faibles forces poétiques608. Il n’est pas interdit de supposer que s’il l’avait composé, il aurait employé dans ce bulletin de victoire solennel, des expressions tirées de la seconde partie de la lettre PdV I, 8 qu’il avait utilisée avec tant d’art pour parler de la soumission du préfet de la ville Jean de Vico dans la lettre du 22 juillet 1347, puisque cette lettre du premier livre commence par un récit de la prise de Faenza, mais se termine par la description de la victoire navale de Montecristo609.
609Après la mort de Cola di Rienzo, son destin se croisa une dernière fois avec celui des Lettres. Le rédacteur d’une collection de lettres siennoise de la seconde moitié du xive siècle eut l’idée de fondre dans un ensemble unique la correspondance du tribun, qui commençait une fortune littéraire non négligeable en Italie et en Bohême, avec une collection anthologique de Lettres de Pierre de la Vigne610. Une étrange rosace littéraire se forma entre les correspondances entrelacées de Jean de Neumarkt et Cola di Rienzo, tous deux utilisateurs dans une partie de leurs écrits des Lettres, tous deux créateurs d’une collection épistolaire ultérieurement mêlée à celle de Pierre de la Vigne dans certains manuscrits, et dont les épistoliers respectifs contiennent l’un et l’autre les vestiges du combat de virtuosité rhétorique qu’ils eurent le temps de prolonger à loisir durant le long été de l’année 1350 à Prague, où Cola était prisonnier et Jean son intercesseur auprès de Charles IV, lointain parent611 et successeur en titre de Frédéric II, grand bénéficiaire de la rhétorique des Lettres.
610De manière concomitante, en Italie et en Allemagne, les Lettres avaient une nouvelle fois servi de matrice à la formalisation d’aspirations universalistes reprenant les accents et les schèmes de la prose poétique des notaires de Frédéric II. Mais la chancellerie de Charles de Bohême pouvait reprendre l’héritage des Lettres en toute tranquillité. Elle disposait à la fois de la légitimité politique et de la structure institutionnelle adéquates, et ce qui était dans une certaine mesure l’arriération administrative et politique de l’Empire sous Charles IV le mettait de plain pied avec le langage quelque peu rétrograde des Lettres. L’individu Cola di Rienzo, en revanche, a sans doute trouvé dans les Lettres un catalyseur pour ses aspirations politiques, dont l’efficacité à court terme a peut-être été liée à la relative arriération politique de la société romaine par rapport à d’autres cités italiennes de la même époque. Mais une conformation trop grande de l’individu au modèle des Lettres, conçu pour l’institution impériale, en le détournant de l’invention de modèles politiques plus efficaces au profit d’une assimilation directe avec la personne impériale, le condamnait à la catastrophe.
5.5.3. La réflexion linguistique sur les Lettres, stimulus dans la création d’une nouvelle culture italienne
611L’omniprésence des Lettres dans la culture notariale italienne depuis la diffusion des premiers recueils à l’époque de la bataille de Forlì en 1282 (et même depuis la circulation isolée des premières lettres à partir de 1240-66) jusqu’à la génération de Cola di Rienzo, prolongée par leur présence persistance jusqu’à la fin du xive siècle, impose une reconsidération sur leur rôle exact dans l’histoire des pratiques culturelles italiennes du xive siècle.
612Les quatre ou cinq générations qui se sont succédées entre la chute des Souabes et le retour définitif des papes en Italie ont certes créé un nouveau code culturel et esthétique dans ce qu’il est convenu d’appeler la révolution humaniste. Mais c’est également pendant les deux derniers tiers du xiiie siècle et le xive siècle que s’est élaboré un ensemble de pratiques d’écriture faisant de l’italien une langue de culture écrite capable de remplir un bon nombre des rôles de communication réservés au latin – et parfois à l’occitan et au français – jusqu’au cœur du xiiie siècle en Italie.
613Ces deux dynamiques sont étroitement liées, puisque ce sont les mêmes intellectuels, un Dante, un Pétrarque, un Boccace, qui ont révolutionné l’usage du latin et du « vulgaire illustre », cette langue commune aux Italiens cultivés, forgée à partir d’une sorte de koinè toscanisante, qui allait devenir le fondement de l’italien littéraire jusqu’à nos jours.
614Or, il est impossible de dissocier l’influence exercée par la rhétorique des Lettres sur les pratiques d’écriture latines et italiennes. En effet, la place de la cour de Frédéric II dans la création d’un nouveau langage poétique italien, avec l’école de poésie sicilienne, est un lieu commun de l’histoire culturelle du xiiie siècle. Mais l’influence de la prose élaborée des Lettres sur les nouvelles pratiques d’écriture du vulgaire apparues au cours du xiiie et du xive siècle, moins connue, a sans doute été sous-estimée. Sans prétendre faire le tour d’un problème qui dépasse le propos de cette étude, cette dernière section entend examiner quelques-uns des indices textuels qui permettent d’entamer une réévaluation de la place des Lettres dans l’élaboration des formes de la culture italienne associées à l’humanisme.
615On repartira du témoignage le plus célèbre de l’impact des Lettres dans la littérature italienne médiévale, le chant XIII de l’Enfer de Dante, pour aborder brièvement la question du rôle d’autorité joué par les Lettres dans l’éloquence politique nord-italienne, avant de présenter un ensemble de textes qui attestent le poids des Lettres en Toscane et en Émilie au xive siècle : les volgarizzamenti des Lettres attribués au cercle de Brunetto Latini.
5.5.3.1. À l’ombre de la Divine Comédie
616Les deux références qui viennent d’abord à l’esprit quand il s’agit d’évoquer les rapports entre les Lettres de Pierre de la Vigne et la littérature en langue italienne au tournant du xiiie et du xive siècle sont la mention du lien entre les dons rhétoriques de Pierre de la Vigne et son pouvoir sur Frédéric II dans la Rhétorique de Brunetto Latini d’une part, et le discours de Pierre de la Vigne dans le xiiie chant de l’Enfer d’autre part.
617Ces deux textes ne sont pas sans rapport, puisque Brunetto Latini lui-même est le héros du quinzième chant de la fresque de Dante. Cette importance de Pierre de la Vigne et d’un maître direct de Dante qui se réclamait de lui dans ces deux chants quasi consécutifs de l’Enfer a lié durablement le nom du logothète à l’œuvre du grand florentin, contribuant au développement d’une littérature secondaire considérable et de qualité fort inégale sur les rapports entre l’auteur de la Monarchia et le ministre de Frédéric II612, à l’image de l’énorme masse de production exégétique sur l’œuvre de Dante qui caractérise la culture littéraire italienne depuis le xive siècle.
Place de Pierre de la Vigne dans la réflexion des penseurs florentins à la génération de Brunetto Latini et Dante
618Il ne s’agit pas ici d’ajouter quelques pages de plus aux innombrables commentaires ad sensum et ad formam sur la célèbre scène imaginée par Dante, mais de rappeler brièvement en quoi ce court passage de la Rhétorique et ce chant de l’Enfer peuvent servir de base de départ à une enquête sur la connaissance du rapport entre les Lettres et la culture florentine des années 1260-1320.
619La remarque de Brunetto Latini sur Pierre de la Vigne, bon orateur et dittatore, il quale perciò fue agozetto (favori) di Federigo secondo imperadore di Roma e tutto sire di lui e dello’mperio613, doit être replacée dans son contexte.
620La Rettorica de Brunetto Latini est une actualisation du De inventione de Cicéron créée pendant son exil en France entre 1260 et 1266 pour un protecteur qui n’avait pas accès aux originaux latins. Brunetto Latini fait systématiquement suivre sa traduction du texte cicéronien d’un commentaire qui propose une réflexion originale sur la possibilité d’un réaménagement de la rhétorique antique pour correspondre aux exigences de la cité italienne moderne.
621Or, la réflexion sur l’ars dictaminis est au centre de ce réaménagement, comme l’indiquent les premières lignes du commentaire : Rettorica èe scienzia di due maniere : una la quale insegna dire, e di questa tratta Tulio nel suo libro ; l’altra insegna dittare, e di questa, perciò che esse non ne trattò così del tutto apertamente, si nne tratterà lo sponitore nel processo del libro, in suo luogo e tempo come si converrà614. Cicéron ayant surtout considéré la rhétorique oratoire, mais négligé le dittare, c’est-à-dire la rhétorique épistolaire du dicta-men, Brunetto se réserve d’ajouter à loisir à son commentaire littéral du De Inventione un développement sur l’application à l’ars dictaminis à partir de l’exposition cicéronienne.
622La signification de l’importance donnée au personnage de Pierre de la Vigne à la fin de cette première exposition originale de Brunet-to Latini n’est donc pas seulement de souligner que Pierre de la Vigne fut un grand orateur et dictator moderne. Certes, cette évocation peut servir d’exemplum de ce que fut un très grand maître de rhétorique dans ce qui était pour le dédicataire de Brunetto l’histoire immédiate (Pierre était mort onze ans avant le début de son exil français). Mais la mention de Pierre de la Vigne, dictator, est également nécessaire pour compléter la présentation de Cicéron, orateur, qui per lo suo senno fue in sì alto stato che tutta Roma si tenea alla sua parola615, c’est-à-dire maître de la République par son excellence, tout comme Pierre était maître de l’Empire par son dictamen. Cicéron est l’oratore, Pierre le dittatore. Les Lettres de Pierre de la Vigne, type par excellence du dictamen (ou bene dittare) complètent donc les discours cicéroniens, modèle de l’art oratoire (bene dire).
623Ce qui est une évidence vers 1260 ne le sera déjà plus un siècle plus tard, quand la correspondance de Cicéron, peu à peu réexhumée et remise en circulation, commencera à être exploitée massivement par Pétrarque, Coluccio Salutati et leur postérité. Mais à la première génération de l’humanisme, où l’imitation classicisante est encore réservée à la poésie, aucun texte antique correspondant ne remplit encore l’espace occupé programmatiquement par les Lettres comme modèle du dictamen italien.
624Qui plus est, la figure de Pierre de la Vigne, dictator par excellence, assume dans le commentaire brunettien la double fonction de dictator et orator. Comblant un vide dans le schéma rhétorique proposé par Cicéron, elle peut à volonté s’étendre à l’ensemble du champ rhétorique, c’est-à-dire à toutes les formes de production écrites assimilables à la lettre (lettres privées, lettres publiques, actes) et au discours (arenge municipales et diplomatiques), alors florissantes dans l’Italie septentrionale. Retenons pour l’instant la possibilité de cette double autorité dans le champ de la lettre et du discours, dont on verra plus loin la traduction concrète dans la culture contemporaine de Brunetto Latini.
Un pastiche littéraire du style de Pierre de la Vigne : le discours du chant XIII de l’Enfer
625Une génération plus tard, la présence du personnage de Pierre de la Vigne dans l’Enfer de Dante semble découler de ce lien entre la maîtrise de la rhétorique et l’autorité politique du logothète reproposé par Brunetto Latini dans un langage différent des hyperboles exégétisantes de Nicolas de Rocca.
626La scène est bien connue. Dante, guidé par Virgile, arrive dans le cercle de l’enfer où se trouvent les damnés qui ont attenté contre la nature en se suicidant. Ils sont transformés dans l’attente du jugement dernier en arbres dont se repaissent perpétuellement des harpies. Virgile, en imitation d’une scène du second chant de l’Enéide, ordonne à son disciple de détacher d’un de ces arbres un rameau. De la blessure coule du sang, et des frondaisons s’élève une voix dolente qui reproche au poète sa cruauté. Virgile, pour excuser cette démonstration nécessaire, propose alors au damné de raconter son histoire pour que Dante retourné sur terre rafraîchisse sa renommée : Ma dilli chi tu fosti, sì che n’vece/d’alcun ammenda tua fama rinfreschi/nel mondo su, dove tornar li lece. Alors l’arbre qui se révèle être Pierre de la Vigne commence une histoire en forme de plaidoyer :
E’l tronco : – sì col dolce dir m’adeschi,
Ch’i’ non posso tacere ; e voi non gravi
Perch’io un poco a ragionar m’inveschi.
Io son colui che tenni ambo le chiavi
Del cor di Frederigo e che le volsi
Serrando e disserando, sì soavi,
Che dal secreto suo quasi ogn’uom tolsi :
Fede portai al glorioso offizio,
Tanto ch’i’ perde’ li sonni e’ polsi.
La meretrice che mai dall’ospizio
Di Cesare non torse li occhi putti,
Morte commune, delle corti vizio,
Infiammò contra me li animi tutti ;
E li ‘nfiammati infiammar sì Augusto,
che’ lieti onor tornaro in tristi lutti.
L’animo mio, per disdegnoso gusto,
Credendo col morir fuggir disdegno,
Ingiusto fece me contra me giusto.
Per le nove radici d’esto legno
Vi giuro che già mai non ruppi fede
Al mio signor, che fu d’onor sì degno.
E se di voi alcun nel mondo riede,
Conforti la memoria mia, che giace
Ancor del colpo che ‘nvidia le diede.
(Et le tronc : tu m’arrêtes par un si doux dire/ que je ne puis me taire, et qu’il ne vous déplaise pas/ si je m’englue un peu à raisonner./ Je suis celui qui tins les deux clés/ du cœur de Frédéric et les tournai/ en les serrant et desserrant si suavement/ que j’ôtai quasiment tout homme de son secret :/ je mis ma foi dans ma glorieuse charge,/ tant que j’y perdis le sommeil et la santé./ La prostituée qui jamais du palais/ de César ne détourna ses yeux de fange,/ mort et vice commun des cours,/ enflamma contre moi tous les esprits ;/ et enflammés, ils enflammèrent Auguste/, si bien que les joyeux honneurs se changèrent en tristes deuils./ Mon esprit, par goût du dédain, croyant fuir ce dédain avec la mort,/ me fit injuste contre moi, moi le juste !/ Par les neuves racines de ce bois,/ je vous jure que jamais je ne rompis la foi/ à mon seigneur, qui fut d’honneur si digne./ Et si de vous l’un revient vers le monde/ qu’il raffermisse ma mémoire qui gît/encore sous le coup que lui porta l’envie)616
627Ce discours a été analysé par de nombreux exégètes de Dante, tant pour le fond que pour la forme, avec pour centres d’intérêt respectifs la question de la culpabilité de Pierre de la Vigne617, et celle de l’imitation du style de Pierre de la Vigne par Dante. L’emphase rhétorique générale du propos, avec ses annominationes (infiammò, ‘infiammati, infiammar), ses transumptiones (la meretrice) et ses figures d’opposition (ingiusto fece me contra me giusto) souvent relevées correspond certainement à une intention de pastiche de la syntaxe et de la rhétorique complexe des Lettres, qu’annoncent ironiquement les premières lignes du discours, où le dictator mis en verve par l’éloquence de Virgile ne peut s’empêcher de s’attarder (invischiarsi : littéralement s’empêtrer) à raisonner un peu.
628Mais, et c’est désormais un lieu commun, la transumptio de Pierre qui tenait les deux clés du cœur de Frédéric et s’accapara ainsi la confiance de l’empereur a conduit à un type de rapprochement plus précis, avec le fameux panégyrique de Pierre de la Vigne par Nicolas de Rocca (PdV III, 45), où le créateur de la collection utilisait quasiment déjà la même image : Hic est siquidem alter Ioseph, cui tamquam fidelis interpres eius, studio magnus ubique Cesar, de cuius potentia sol et luna mirantur, circularis orbis retia gubernanda commisit, qui tamquam imperii claviger, claudit et nemo aperit, aperit et nemo claudit618. Il est probable que c’est de la lecture de ce panégyrique, occupant une place centrale dans les trois collections des Lettres les plus diffusées, que Dante a tiré cette image.
629Il n’est pas aisé de trouver dans le récit de Pierre un écho direct aussi caractéristique d’un passage des Lettres. Le filtre de la langue vulgaire et d’un discours original contribue à faire de ce texte un pastiche au second degré du style des Lettres, plus qu’une imitation directe. Le commentaire d’Anthony Cassel semble montrer que le discours de Pierre de la Vigne peut être interprété de manière ambiguë, et inverse de son sens premier, comme une confirmation de la condamnation de Pierre, non seulement par le jugement divin pour suicide, mais aussi par la justice impériale pour prévarication, même si le doute est permis.
630Le pastiche de l’« obscurité vinéenne » raillée par Odofredus concernerait donc autant le fond que la forme. Il suffisait dans ce qui n’est après tout qu’un discours de vingt-quatre vers où Dante voulait concentrer son message qu’un des motifs mis dans la bouche de Pierre fût bien extrait des Lettres, et plus précisément de celle qui était un éloge de Pierre, pour que les lecteurs de Dante saisissent l’intention du poète, qui pouvait pour le reste s’amuser à pasticher la rhétorique complexe des Lettres sans s’imposer un décalque servile.
Les Lettres, instrument de la tradition d’exégèse médiévale de la Divine Comédie
631L’inclusion de Pierre de la Vigne dans l’Enfer a provoqué de la part des premiers commentateurs médiévaux de Dante un réflexe philologique qui les ramène aux Lettres. Andrea Lancia, possible rédacteur de l’Ottimo commento, l’un des tous premiers grands commentaires de la Divine Comédie vraisemblablement rédigé dans les années 1320-1340, possédait un manuscrit des Lettres619. Il fait directement référence à d’eux d’entre elles dans son commentaire du chant XIII, où il présente ainsi les raisons de la mort de Pierre de la Vigne :
...Vero è che per lo consiglio di costui (Pierre) l’imperadore ebbe sospetto Enrico suo primogenito, il quale elli avea fatto Cesare, cioè re della Magna, e temendo che non tradisse la corona, il mandò preso in Puglia ; nel quale luogo il detto Enrico, dicendo che figliuolo d’imperadore non dovea stare in carcere, alla sua vita impose fine : onde lo Imperadore molto addolorò, siccome elli mostra in quella [lettera] che comincia : Misericordia pii Patres (sic), etc ; e credesi che per questo trovasse cagione sopra’l detto Piero che elli medesimo a stanza del Papa avesse fatta una lettera contro a quella, che lo Imperadore avea fatta alli principi cristiani, che comincia : Colleg. Pontifices ec. ; però che paiono d’uno stile ; e disse, ch’elli avea palesati li suoi segreti alla chiesa di Roma. E di questo si dice, ch’elli morì infamato dalli baroni dello Imperadore, li quali di vero per invidia condussero lo Imperadore a farlo accescare, dicendo che come per suspecione li avea tolto il figliuolo, cosí li torrebbe tutti i cortigiani620.
(Il est vrai que c’est par le conseil de celui-ci que l’empereur soupçonna qu’Henri, son premier né, lequel il avait fait César, c’est-àdire roi de l’Allemagne, et craignant qu’il ne trahît la couronne, l’envoya en captivité dans les Pouilles ; dans lequel lieu ledit Henri, disant qu’un fils d’empereur ne devait pas rester en prison, mit fin à sa vie ; ce qui fit que l’empereur en eut grande douleur, comme il lemontre dans celle qui commence (par) : Misericordia pii patres (sic) ; et l’on croit qu’il avait trouvé un motif d’accusation (cagione) contre le dit Pierre (dans le fait) que celui-ci, dans la chambre même du pape, avait fait une lettre contre celle que l’empereur avait faite aux princes chrétiens, et qui commence (par) : Collegerunt pontifices ; de fait, elles paraissent d’un seul et même style ; et il dit qu’il avait découvert ses secrets à l’Église de Rome. Et à ce sujet, l’on dit qu’il mourut noirci par les barons de l’empereur, qui amenèrent en fait par jalousie l’empereur à le faire aveugler, en disant que comme par suspicion il lui avait ôté son fils, de même il lui ôterait tous ses courtisans).
632La logique exégétique à l’œuvre dans le commentaire de la Divine Comédie conduit Andrea à s’appuyer sur les Lettres pour y trouver la justification des légendes sur Pierre et sa fin qui parcouraient alors l’Italie. Ce sont les deux Lettres les plus célèbres, Collegerunt pontifices (PdV I, 1) et Misericordia pii patris (PdV IV, 1) qui servent de référence à Andrea, et qui semblent avoir joué le rôle de support pour construire une sorte de version syncrétique entre diverses légendes.
633La version de l’arrestation de Pierre de la Vigne citée en dernière position par Andrea lui permet en effet de relier les deux lettres sur lesquelles il s’appuie ; Pierre aurait conseillé à l’empereur d’arrêter son fils, provoquant ainsi le suicide d’Henri (VII) que rappelle la lettre Misericordia pii patris, dont Andrea fait une lecture médiévale conventionnelle, puisqu’il la prend au pied de la lettre pour l’expression de la douleur de Frédéric II. C’est à la suite de cet exemple que les barons du royaume auraient conspiré contre Pierre, par crainte qu’il ne fît subir le même sort à tous les courtisans de Frédéric II. Ce dernier point permet de comprendre comment Andrea relie le texte de l’Enfer à celui des Lettres, puisque cette version de la chute du logothète permet d’expliciter le vers : Che dal secreto suo quasi ogn’uom tolsi qui contient l’idée que Pierre avait peu à peu coupé les voies d’accès à l’empereur au reste de son entourage.
634Mais l’autre version rapportée par Andrea, d’interprétation plus malaisée, n’est pas moins intéressante. Elle repose sur la version de la chute de Pierre selon laquelle il aurait trahi l’empereur en communiquant ses secrets au pape, mais fait intervenir dans le cas d’Andrea un élément plus précis. Pierre aurait composé pour le pape une lettre de réponse au manifeste de l’empereur Collegerunt pontifices, ce qui aurait provoqué sa chute. Andrea ajoute : però che paiono d’uno stile. La similitude stylistique des deux lettres composées palinodiquement par le maître rhétoricien l’aurait en quelque sorte trahi. Cette légende trouve un fondement dans l’existence d’un manifeste pro-papal qui est une sorte de réponse en miroir à Collegerunt pontifices. Son incipit est Convenerunt in unum adversus christum Domini principes et tyranni, et elle aurait été composée à la Curie en 1240, peu de temps après la diffusion de Collegerunt pontifices621. Le commentaire d’Andrea semble indiquer qu’il avait connaissance de ce document.
635Ce dernier ne se trouve pas dans la collection personnelle d’Andrea622, mais subsiste dans plusieurs manuscrits des Lettres623, dont le manuscrit Escorial, Real Biblioteca de San Lorenzo, N. I 2, où il ouvre la série des Lettres juste après Collegerunt624. Il est d’origine italienne, datable de l’extrême fin du xiiie siècle ou du tout début du xive siècle, c’est-à-dire des années de formation rhétorique d’Andrea, et se ferme par ailleurs sur une lettre fictive de lamentation de Pierre de la Vigne dans sa prison avant sa mort625. Il semble donc qu’il avait été organisé comme une sorte de présentation biographique et personnalisée de la vie de Pierre en fonction de la légende dont se fait écho Andrea dans son commentaire. Il s’ouvrait sur le diptyque palinodique Collegerunt/Convenerunt qui aurait été composé par le traître dictator, exposant ainsi sa culpabilité, et se refermait sur une lettre de lamentation et une tentative de justification du malheureux déchu dans sa prison626. Ce manuscrit correspond donc à une lecture littéraire des Lettres comme monument et symbole de l’existence de Pierre de la Vigne liée à une conception récréative des Lettres, et à une mythisation du personnage de Pierre caractéristique du milieu dans lequel Dante a puisé les idées de la Comédie.
636Ce premier grand courant d’influence des Lettres sur la formation d’une culture contemporaine en langue vulgaire, le plus connu, semble donc plus complexe qu’on ne le croit d’ordinaire. Il fait une large place au personnage de Pierre de la Vigne, avec la mise en place d’un subtil jeu d’écho entre les Lettres, les légendes sur la grandeur et la chute de Pierre développées dans la seconde moitié du xiiie siècle, et charriées par les chroniques, et, bientôt, la Divine Comédie, dont l’exégèse motive à son tour le renvoi aux légendes, et en dernier lieu aux Lettres.
637L’utilisation du pamphlet papal Convenerunt, lui-même charrié par la tradition manuscrite des Lettres comme élément d’une nouvelle ‘branche’ de l’ensemble des rumeurs sur la mort de Pierre de la Vigne, permet de comprendre comment la forme même des collections épistolaires influe sur les productions de type narratif qui en modifient à leur tour la lecture. Les Lettres deviennent donc une sorte d’autorité historico-littéraire dans le nouvel édifice médiéval qui s’organise au xive siècle autour de la glose de la Comédie.
5.5.3.2. Pierre de la Vigne, autorité de l’ars arengandi latine et vulgaire
638Une influence fort différente et moins connue mais tout aussi importante des Lettres sur la nouvelle culture latino-italienne est représentée par le rôle d’autorité assumé par Pierre de la Vigne dans la construction d’une théorie de l’ars arengandi, dont les principaux représentants, après Guido Faba, s’efforcent de faire passer les méthodes à partir du latin dans le nouveau langage vulgaire.
639Le souvenir des grands discours programmatiques prononcés par Pierre de la Vigne à différentes occasions de sa carrière pour le compte de Frédéric II a contribué à renforcer sa double caractérisation comme parlatore e dittatore. À la fin du xiiie siècle circule sous son autorité un ensemble d’Arenge dans une première version en langue latine, objet de volgarizzamenti contemporains pour certaines d’entre elles.
640Ces textes qui se réclament de l’autorité de Pierre de la Vigne (Iste sunt arenge a Petro de Vineis super variis et diversis materiis compilate627), publiés par Eleonora Vincenti en 1974 en annexe à son édition du recueil d’Arringhe du maître bolonais Matteo dei Libri (actif dans la seconde moitié du xiiie siècle628), auxquelles ils sont liés par la tradition manuscrite, ne sont certainement pas des témoignages authentiques ou des reflets directs de l’activité oratoire de Pierre629. Ce sont en majeure partie des modèles d’exordes ou de discours concernant différents moments caractéristiques de l’activité politique communale ou universitaire du xiiie siècle, et notamment le rôle d’arbitre joué par le podestat, au centre d’une littérature représentée par des textes désormais bien étudiés comme le célèbre Oculus pastoralis630. Ils conviennent à l’activité d’un notaire du nord italien vers 1270 plus qu’à celle du ministre de Frédéric II.
641Pourtant, au-delà de la communauté très générale d’inspiration, de style (le dictamen) et d’autorités (Ovide631), qui relie l’ars dictaminis des Lettres de Frédéric II à la rhétorique des maîtres dicta-tores de l’Italie du nord, il existe bien un point de contact solide entre cette collection de discours attribués à Pierre de la Vigne et les Lettres. Les quatre premières arenge sont des exordes solennels de caractère général destinés à introduire un discours adressé par un ambassadeur communal au pape, à l’empereur, aux cardinaux, ou au conseil d’une autre commune, typiques d’une culture communale. Mais le modèle de harangue à délivrer devant l’empereur présente d’étranges analogies avec un des textes de la collection des Lettres632 :
642Le notaire qui a voulu se couvrir de l’autorité de Pierre de la Vigne pour composer cette suite de harangues connaissait donc bien les Lettres. Son texte devant comporter une exaltation du pouvoir de Frédéric II, il est allé chercher le panégyrique de Frédéric par Pierre de la Vigne (PdV III, 44), dont il a aggloméré trois passages assez éloignés les uns des autres en renforçant ainsi le climax sur les vertus de l’empereur633. Pour le reste, l’emploi de circuitiones classiques de la rhétorique impériale caractérisant la fidélité des sujets (pure devotionis et fidei634), et la bienveillance de l’empereur (misericordie gratiam635) contribue à conformer le style de cette harangue à celui des Lettres.
643Pourtant, une analyse attentive du vocabulaire et de la syntaxe employés montre la distance par rapport aux Lettres. L’utilisation du verbe sapire, dans son sens influencé par l’italien, pour caractériser une rhétorique fruste qui se ressent de l’ignorance de son artisan (sed cum omnis ab artifice non perito constructa materis deformitatis incomoda sapiat) ; l’usage du terme virtuositas, qui n’est jamais employé par les notaires impériaux, et semble lui aussi probablement influencé par l’italien du xiiie siècle ; tout cela indique sans équivoque que le notaire n’a pas réussi à se conformer exactement au style qu’il voulait pasticher.
644L’analyse de la fin de cette harangue montre même qu’il a cherché à recréer une atmosphère rhétorique évoquant pour un Lombard ou un Toscan du second xiiie siècle la rhétorique de Pierre de la Vigne en « surjouant » certains tics rhétoriques, qui ne sont pas caractéristiques des Lettres sous une forme aussi grossière. Il développe une annominatio à partir de fulgere qui avait été utilisé par un notaire impérial dans la lettre PdV II, 21 adressée à la cité de Foligno où Frédéric II avait passé les premiers mois de son existence, pour exemplifier l’association entre la cité et la fulgurance du royal enfant : Inducimur nichilominus ex illa causa potissime quod in Fulgineo fulgere pueritia nostra cepit636. Mais cette annominatio hautement symbolique, signifiante et ponctuelle, est amplifiée de manière quasiment grotesque par le rédacteur de la harangue pour exalter la terre impériale, dans un empilement de clichés où il semble avoir recueilli au petit bonheur divers éléments charriés par la rhétorique des Lettres, comme la transumptio du marteau de la puissance impériale ou l’image des cornes des ennemis qui seront brisées par sa puissance : Et quantum vestra terra fulget, fulserit, fulgiditate suggestione in ceteris patrie fulgeat et metum incutiens intus extiterit ad comportandum durum guerre discrimina malleusque preponderans ad ponderosa prepotentum cornua comprimenda...
645En dehors des problèmes grammaticaux de la succession fulgiditate suggestione sans doute dus à une altération du texte et de l’application quelque peu maladroite des termes (le choix du verbe comprimere appliqué à cornua n’est pas heureux, à comparer avec le cornua confringere de la rhétorique impériale637), il est très probable que cette annominatio spectaculaire était destinée dans l’esprit du rédacteur à engendrer chez l’auditeur une association automatique avec les raffinements rhétoriques correspondant à l’idée générale qu’on se faisait du style des Lettres en Italie du nord à cette époque.
646En fait, ce passage d’une harangue latine probablement écrite vers 1275 qui est un pastiche du style de Pierre de la Vigne aide à comprendre les choix stylistiques opérés par Dante dans sa propre parodie des Lettres pour composer le discours de Pierre de la Vigne dans l’Enfer. C’est la même technique d’amplification par annominatio du même terme qu’il utilise pour peindre la flamme de l’envie dont les courtisans enflamment le cœur de Frédéric II :
...Infiammò contra me li animi tutti ;
E li ‘nfiammati infiammar sì Augusto...
647Ce type d’annominatio par triple ou quadruple répétition du même terme n’était en fait pas si caractéristique du style des Lettres, qui préférait souvent jouer sur le rapprochement de termes de sonorité voisine mais pas aussi proches, ou faire se succéder différentes annominationes de deux termes638. Comme dans la tradition littéraire centrée sur la mort de Pierre de la Vigne, l’influence des Lettres sur l’ars arengandi est en fait plus complexe qu’il n’y paraît à première analyse, puisqu’elle recouvre à la fois une proclamation d’autorité qui reste très programmatique, une réelle imitation fondée sur la lecture des Lettres, mais aussi une volonté de stylisation fondée sur une idée caricaturale de leurs caractéristiques rhétoriques.
648La tradition manuscrite de ces arenge latines partiellement vulgarisées offre un dernier indice sur le contexte de diffusion de cette rhétorique oratoire inspirée par les Lettres. Les deux manuscrits comprenant tout ou partie de ces arenge « de » Pierre de la Vigne repérées par Vincenti contiennent essentiellement des arenge attribuées à Matteo dei Libri, François Accurse et d’autres dictatores et juristes contemporains639.
649Il existe toutefois un autre manuscrit contenant ces Arenge Petri de Vineis qui a échappé à l’attention de Vincenti parce qu’il est sans aucun lien avec la tradition des Arenge de Matteo dei Libri. Il s’agit d’un manuscrit viennois qui semble remonter au tout début du xive siècle et a été décrit dans une note par l’historien du droit Hermann Kantorowicz à cause de la présence de ces intrigantes arenge attribuées à Pierre de la Vigne640. Or, ce manuscrit ne contient à part ce texte que des traités de droit, dont les Repetitiones de Cynus de Pistoia sur le Digeste et d’autres textes juridiques de Raynerius de Forlì, ainsi qu’une harangue de François Accurse.
650Cette harangue délivrée par le fils du juriste correspondant de Pierre de la Vigne au pape Nicolas III, au nom d’Édouard Ier d’Angleterre, a, elle, été réellement prononcée. Elle donne la clé de ce partage des pastiches de Pierre de la Vigne entre la tradition manuscrite juridique et celle plus purement rhétorique, en rappelant qu’à la fin du xiiie siècle, les grands juristes italiens liaient toujours étroitement l’étude du droit à celle de l’ars dictaminis, dans la tradition revendiquée de Pierre de la Vigne, et qu’ils cultivaient l’art oratoire sous son patronage direct. La présence d’Accurse comme ambassadeur d’Édouard Ier à Rome en 1278, rappelle par ailleurs le lien étroit entretenu entre les juristes-dictatores italiens et la cour d’Angleterre à l’époque où s’y popularise une éloquence fondée sur l’étude des Lettres641.
5.5.3.3. La place des Lettres dans les Volgarizzamenti, entre Florence et Bologne
651Le dernier aspect, le plus spectaculaire, de l’influence des Lettres de Pierre de la Vigne sur la formation de la nouvelle culture italienne a été peu étudié. Cinq manuscrits au moins, dont quatre remontent au xive siècle, attestent qu’une partie des Lettres ont été, à l’instar de différents textes classiques latins, l’objet de volgarizzamenti, c’est-à-dire de traductions en italien destinées à un public lettré intéressé par une version en langue vulgaire de ces documents. Ce fait prend un relief particulier étant donné le contexte d’inclusion des Lettres dans les manuscrits642.
Les Lettres, pendants médiévaux des modèles rhétoriques antiques dans les volgarizzamenti
652Dans le manuscrit Firenze, Biblioteca Riccardiana no 1537643 (dorénavant A), qui remonte à la première moitié du xive siècle et peut être attribué au maître bolonais Galvano644, ces volgarizzamenti des Lettres sont précédés par les Fatti di Cesare645, la traduction italienne des trois discours cicéroniens Pro Marcello, Pro Ligario et Pro rege Deiotaro traditionnellement attribuée à Brunetto Latini646, un choix de traduction de textes rhétoriques et religieux, et suivis par le volgarizzamento du Bellum Jugurthinum de Salluste par Bartolomeo da San Concordio647.
653Le manuscrit le plus voisin par la date (vers 1350 ?) et la structure, Biblioteca Apostolica Vaticana, Chigi L VII 249648 (dorénavant Aa), contient le Fiore di rettorica de Bono Giamboni649 ; un choix de Lettres, des volgarizzamenti de textes religieux, un traité des vertus, et enfin le Tesoretto, volgarizzamento du Trésor de Brunetto Latini d’abord écrit en français650.
654Le manuscrit Biblioteca Apostolica Vaticana, Chigi L VII 267 est daté de 1389651 (dorénavant B). Il contient comme le manuscrit florentin le Bellum Jugurthinum, les volgarizzamenti des trois discours cicéroniens attribués à Brunetto Latini, enfin le choix des Lettres, elles-mêmes mélangées avec divers textes dont les plus récent sont deux miroirs princiers, la lettera di Roberto re di Napoli al Duca d’Ateno (sic) fatto signore di Fiorenza652 (sic), et l’ammaestramento che fece una reina alla sua figiuola quando la mandò a suo marito, enfin d’autres traductions de discours antiques.
655Dans le manuscrit Firenze, Biblioteca Nazionale, II, IV 110, plus récent (xve siècle), le choix de Lettres fait également suite à des volgarizzamenti, mais cette fois de Tacite et de Tite-Live653.
656Enfin, une édition lyonnaise de 1 568 due au savant Corbinelli (dorénavant Aaa) a également préservé un choix de textes provenant d’un manuscrit mantouan qui serait perdu. Il commençait apparemment par le volgarizzamento des trois discours cicéroniens, suivis par le Fiore di rettorica de Bono Giamboni654.
657Un peu à part de ce groupe, un manuscrit composite Biblioteca Apostolica Vaticana, Chigi M VII 154 (dorénavant C) contient une petite collection de traductions de lettres de Frédéric II, assez différente des précédentes, pêle-mêle avec un traité apocalyptique655. La partie du manuscrit qui peut être reliée à cet ensemble est quant à elle occupée par un volgarizzamento de l’Ethique qui doit être dérivé du travail de Taddeo Alderotti656.
La tentation d’une attribution à Brunetto Latini
658Si l’on excepte le manuscrit florentin du xve siècle qui semble un rameau attardé de cette tradition et le manuscrit C, les principaux témoins de cette collection se caractérisent par la relative homogénéité du contenu, puisqu’ils contiennent divers volgarizzamenti attribués à Brunetto Latini, en particulier les discours cicéroniens qui reviennent dans trois manuscrits sur quatre, ou le Tesoretto, et d’autres volgarizzamenti ou traités en langue vulgaire attribuables à des lettrés florentins actifs vers la fin du xiiie siècle comme le notaire Bono Giamboni ou le dominicain Bartolomeo da San Concordio (actif à Florence entre 1297 et 1304).
659Le contenu du plus ancien manuscrit, seul sûrement datable de la première moitié du xive siècle, celui qui a été copié et enluminé par maître Galvano (mort peu après 1347), semble en particulier attester la relative ancienneté des volgarizzamenti des Lettres de Pierre de la Vigne. En effet, aucune des autres œuvres présentes dans ce manuscrit n’a été écrite après 1302657. Il est donc sûr que le noyau des volgarizzamenti de textes issus des Lettres a été traduit avant 1350, et probable que ce travail a été fait, au moins sous sa forme initiale, à la génération des premiers grands vulgarisateurs toscans, Brunetto Latini (actif comme vulgarisateur entre 1260 et 1291) et ses successeurs Bono Giamboni et Bartolomeo da San Concordio (actifs entre 1280 et 1304).
660Il n’en a pas fallu plus à certains chercheurs imbus du rôle attribué à Pierre de la Vigne dans l’enseignement de Brunetto Latini pour attribuer ces volgarizzamenti des Lettres à lui ou à son mystérieux « cercle658 ». L’hypothèse n’est pas complètement infondée, puisque ces textes ont pu été composés, dans une première version, de son vivant ou peu après sa mort, et sont mêlés à diverses traductions (discours cicéroniens, Tesoretto) et documents (volgarizzamento de la lettre des Florentins à Pavie sur la mort de l’abbé Tesoro) traditionnellement attribués à Latini. Elle est néanmoins fragilisée par l’absence absolue de preuves externes autres que cette position dans des manuscrits qui contiennent des volgarizzamenti de nombreux auteurs, et par les doutes concernant l’attribution des textes précités. Les trois discours cicéroniens, le Tesoretto et même la lettre officielle de Florence à Pavie sont en effet attribués à Brunetto Latini en fonction d’une tradition tenace qui ne s’appuie sur aucun témoignage contemporain sûr.
661Sans prétendre trancher cette question qui ne pourrait être résolue que dans le cadre d’une reconsidération générale des rapports stylistiques entre les différentes parties de l’œuvre de traduction en prose attribuée à Brunetto Latini, il paraît possible d’adopter la position d’attente suivante. Les volgarizzamenti des lettres en rapport avec la collection de Pierre de la Vigne auraient eu leur origine dans une entreprise de traduction inspirée par Brunetto Latini, et en tout cas contemporaine de son activité de dictator dans le contexte de la vague de volgarizzamenti florentins des années 1270-1300. Ils se seraient ensuite répercutés à intervalles relativement brefs dans la tradition manuscrite des volgarizzamenti pendant l’ensemble du xive siècle, et de manière isolée jusqu’en plein xve siècle.
662Les buts de cette entreprise doivent en tout cas être mis en relation avec la référence programmatique de Brunetto Latini à Pierre de la Vigne comme pendant moderne de Cicéron. Tels qu’ils se présentent dans le rameau le plus important de la traduction manuscrite, ces volgarizzamenti complètent en effet les trois discours cicéroniens. La traduction de ces derniers est une tentative d’adapter le sommet de l’art oratoire romain en toscan ; celle des lettres du logothète de Frédéric II est son équivalent pour l’ars dictaminis, à partir des pièces qui étaient considérées à Florence vers 1290 comme la perfection dans le genre du dictamen politique. Le double miroir rhétorique ainsi formé devait permettre à la nouvelle culture florentine en langue vulgaire de disposer de l’ensemble des formes d’éloquence nécessaires à la gestion d’une cité dont les pratiques culturelles reposaient sur un équilibre conscient et valorisé entre héritage antique et invention moderne.
Une anthologie réfléchie à partir des modèles latins
663Le choix des lettres sélectionnées pour entrer dans cette collection appelle un commentaire succinct.
664Les manuscrits A, Aa et Aaa présentent à très peu de différence près la même succession de documents, souvent repris dans B. Ils contiennent 1) un diptyque formé par deux arenge introductives à un discours d’ambassade des Génois à Frédéric II, et à la réponse de Frédéric II aux ambassadeurs génois. Ces arenge semblent être des modèles appartenant à la tradition de composition de discours « en situation » déjà expérimentée vers la fin de sa carrière par Guido Faba, et ont été présentées ailleurs659 ; 2) L’acte solennel de déposition de Frédéric II par Innocent IV au concile de Lyon660 ; 3) la lettre de protestation de Frédéric II sur sa déposition Etsi cause nostre justitiam (Avengna che noi crediamo), dans les Lettres PdV I, 3661 ; 4) la lettre encyclique de Frédéric sur sa seconde excommunication Levate in circuitu (Alçate figliuoli), dans les Lettres PdV I, 21662 (également dans C).
6655) sa lettre encyclique sur sa première excommunication In admirationem vertimur vehementer (In ben gran maraviglia), non retenue dans la collection classique des Lettres663 ; 6) l’acte de confirmation d’élection de Conrad comme roi des Romains par les électeurs du Saint Empire (1236), Expectatio gentium (L’aspetamento de le genti) également non contenu dans les Lettres664 ; 7) le pamphlet antipapal Collegerunt pontifices (Accolsero i pontifici), première lettre de toutes les collections ordonnées665 ; 8) la lettre d’admonition d’Honorius III à Frédéric II Miranda tuis sensibus, qui ouvre la collection classique des Lettres de Thomas de Capoue666 ; 9) la lettre de saint Louis à Frédéric Tenuit hactenus (Per li tempi), c’est PdV I, 12667 ; 10) la réponse de Frédéric II Imperialis excellentia (La inperiale excellentia), PdV I, 13668 ; 11) un appel de Clément IV aux prélats de Spolète à prêcher la croisade contre Manfred669 ; 12) la lettre de plainte de Pavie à Florence sur la mort de l’abbé de Vallombrosa (1258)670 ; 13) la lettre de réponse de Florence traditionnellement attribuée à Brunet-to Latini (1258)671 ; 14) une lettre de consolation d’Alexandre IV à saint Louis sur la mort de son fils (1260)672.
666Le manuscrit B permet d’ajouter à cet ensemble : 15) une traduction d’une relation par Frédéric II de la rupture des négociations provoquée par Innocent IV en 1244 (Quando summus iste pontifex)673 ; 16) la lettre de menace de Frédéric II aux Bolonais après la capture d’Enzio Varios eventus (Li avvenimenti diversi esser della fortuna = PdV II, 34)674 ; 17) la riposte des Bolonais traditionnellement attribuée à la plume de Rolandino Passegieri675 ; 18) les deux billets échangés entre Frédéric II et le sultan de Konya PdV II, 18, 19676 ; 19) une lettre d’Alexandre IV à la commune de Florence à propos du meurtre de l’abbé Tesoro677 ; 20) une lettre de la ville de Palerme à Messine l’incitant à la rébellion contre Charles d’Anjou678.
667Enfin, le manuscrit C contient trois lettres de plus en rapport avec notre collection : 21) La lettre sur la mort d’Henri (VII) Misericordia pii Patris (PV IV, 1)679 ; 22) la lettre d’insultes de Frédéric aux cardinaux Cum sit Christus caput ecclesie (PdV I, 7)680 ; 23) une lettre de Frédéric à saint Louis non reprise dans la collection classique, Etsi causam vestram principaliter agitis cum honores681.
668Il suffit d’examiner cette sélection pour préciser dans quelles conditions ces lettres ont été initialement traduites. Ce ne fut pas à partir de la collection classique, ni même probablement d’une des trois autres collections ordonnées de datation plus précoce, mais de manuscrits italiens contenant une sélection de lettres mêlées à d’autres lettres politiques qui circulaient à la fin du xiiie siècle et au début du xive siècle en Toscane. Le manuscrit Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 4 957682, correspond presque exactement au modèle dont ont pu être tirées ces anthologies, puisqu’il comprend à la fois 1) une sélection d’une petite vingtaine de lettres présentes dans la collection classique, correspondant à l’anthologie choisie pour la traduction (PdV I, 1, 11, 12, 13, 18, 31, 37 ; II 15 ; 18, 19 ; III 10, 72, 76 ; IV 1 ; VI 7683) ; 2) d’autres lettres de l’époque de Frédéric II ne faisant pas partie de la collection classique, mais sélectionnées pour la traduction, comme l’acte de déposition du concile de Lyon II ou l’acte d’élection de Conrad comme roi des Romains684 ; 3) des lettres des années 1250-1266 également traduites, comme l’échange entre Florence et Pavie à propos de l’abbé de Vallombrosa685.
Des modèles manuscrits atypiques
669Cette sélection de lettres s’est donc faite à partir d’une présélection latine dont il est difficile de déterminer les circonstances exactes686, mais qui semble avoir eu pour but d’extraire des collections dans leur phase de circulation initiale (1270-1290) des documents envisagés non pas comme des modèles normatifs ou des formulaires rhétoriques, mais en fonction de leur valeur rhétorico-historique. Elle correspondait à une nouvelle optique de lecture des textes du passé qui se créait alors dans les centres intellectuels de la Toscane.
670Les textes recherchés se caractérisent en effet souvent par leur longueur, mais surtout par leur aspect d’argumentaire juridique, et par l’ampleur des résumés historiques qu’ils contiennent. C’est le cas dans les lettres récapitulant les différents épisodes du conflit entre l’Empire et la papauté qui ont mené à la déposition de l’empereur ou à sa première excommunication. Ce l’est aussi pour des lettres de longueur moyenne, comme l’échange entre saint Louis et Frédéric, qui contiennent également des résumés historiques. L’échange de lettres entre Florence et Pavie, ou entre Frédéric et Bologne avec son rappel de la destruction de Milan par Frédéric Barberousse, sont également des compositions rhétoriques faisant appel dans leur argumentation à une narration de type historique orientée en vue d’un débat. C’est également dans cette optique qu’il faut comprendre l’inclusion de l’acte solennel d’élection de Conrad IV, avec son rappel des conditions historiques de transfert de la dignité impériale.
671Cette sélection particulière des textes renforce leur analogie fonctionnelle avec les discours cicéroniens et les autres textes historiques latins vulgarisés, comme le Bellum Jugurthinum, fortement caractérisés par la double empreinte de la narration historique et du plaidoyer. Pour Brunetto Latini et ses contemporains, les grandes lettres résumant la politique de l’empereur contenues dans le premier livre des collections dans leur phase initiale, où les lettres de plaidoyer mettant aux prises des forces politiques d’égale dimension s’affrontant autour d’une cause célèbre telle que la capture du roi Enzio par Bologne ou le meurtre de l’abbé de Vallombrosa à Florence, étaient les seuls équivalents contemporains des discours cicéroniens, ou de la narration entrecoupée par les discours des histoires de Salluste. Comme ces référence antiques alors revisitées, ces chefs-d’œuvre du dictamen contemporain racontaient l’histoire de leur temps dans les termes d’un débat juridique, à l’aide d’une argumentation proprement rhétorique.
672La lecture rhétorique des Lettres dans la Toscane des années 1290-1300 est ainsi fortement décalée par rapport à l’usage qui commence à en être fait un peu partout en Europe dans les mêmes décennies. Elle est, si l’on veut, plus littéraire, mais pas dans le sens d’une récréation littéraire gratuite, bien plutôt dans celui d’une réflexion politique d’un genre particulier qui place pour quelques décennies sur le même plan les plus célèbres des Lettres et une sélection de la prose politique latine du dernier siècle de la République. C’est l’ensemble de ces documents qui apparaît suffisamment fondamental aux penseurs modelant les destins culturels de Florence pour faire l’objet d’une élaboration dans la nouvelle langue du savoir alors en formation : le toscan littéraire.
673Cette perspective compréhensible dans la culture du premier humanisme florentin a été à ce point obscurcie par la reconstitution téléologique du développement de l’humanisme italien que ces textes pourtant inextricablement liés à leurs homologues de la tradition classique ne semblent pris en compte dans aucune des grandes synthèses sur le mouvement des traductions toscanes687. Une juste réévaluation de l’importance de ces modèles d’éloquence politique latine du xiiie siècle est pourtant fondamentale pour comprendre les mécanismes de formation de la prose politique italienne qu’ils ont conditionnée tout autant que leurs homologues antiques dans cette première phase de l’humanisme.
La traduction des Lettres : une entreprise technique audacieuse
674Il ne suffit pourtant pas de constater cette volonté de traduction de plaidoyers politiques issus des Lettres pour résoudre le problème de leur acclimatation dans la nouvelle culture en langue vulgaire. Comme bien d’autres processus de vulgarisation du Moyen Âge, la traduction des grands textes latins en toscan entre 1260 et 1390 a été une entreprise périlleuse et chaotique. En dépit de l’apparente proximité sémantique des deux langues, l’écriture de l’italien s’organisa longtemps selon des procédés parataxiques, rythmiques et rhétoriques bien différents de la construction de la période latine.
675La traduction du latin sophistiqué des Lettres n’a pas dû poser des problèmes moins complexes à ses artisans que celle de la prose cicéronienne, même s’ils ont pu s’appuyer sur les expériences tentées à partir de la génération de Guido Faba pour créer un équivalent italien du dictamen latin688. Cette tentative d’adaptation précoce avait alors été caractérisée pour l’italien par de spectaculaires recherches formelles qui montrent le poids du modèle de l’ars dictaminis sur la culture linguistique. Ces expérimentations portaient notamment sur la transposition du cursus latin en italien.
676La comparaison des différentes versions de l’ensemble textuel représenté par les volgarizzamenti des Lettres permet à la fois d’établir plus précisément les rapports entre ces jalons de la tradition manuscrite, et de mesurer l’évolution progressive entre les premières tentatives d’adaptation plus frustes et la technique perfectionnée peu à peu mise au point par deux générations de volgarizzatori professionnels. Faute d’espace, on se limitera à présenter les grands traits d’une évolution qui porte aussi la trace de variations dialectales multiples.
Le rameau principal de la tradition manuscrite
677Le rameau principal de la tradition est composé par les textes très similaires de langue et de forme contenus dans A et Aa. Une comparaison entre les textes permet de mesurer la parfaite similitude des versions :
Collegerunt pontifices et Pharisei consilium in unum et adversus principem Christum dominum689 convenerunt. Quid facimus inquiunt, quia hic homo de hostibus sic triumphat, si sic ipsum dimittimus, omnem sibi subiciet gloriam Lombardorum, et more cesareo veniens non tardabit ut posse nobis et locum auferat et destruat gentem nostram. Vineam autem Domini Sabaoth aliis locabit agricolis.
A : Accolsero i pontifici e farisei lor consiglo et asenbiarsi insieme incontro al pricipe christi signore et che faremo dissero se questo homo ne trionfa così de’ nemici se noi il lasiamo così in questa maniera gia someterà soto la gloria di lonbardi e vignendo in guisa di Cesare non tardera de tore il luogo et podere et dispergere tuta la gente nostra alota allogera egli ad’altri lavoraturi la vingna de Dio sabaoto...690
Aa : Acolsero i pontefici e farisei lor consiglio et assenbrarsi insieme incontro al prencipe Christo e segnore et che faremo dissero se questo huomo ne trionfa così de’ nemici se noi il lasciamo così in questa maniera gia sometterà sotto tutta la gloria de’ Lonbardi e vengnendo in guisa di Cesare non tardera di torre il luogo et podere et dispergere tutta la gente nostra allocta allocherà egli ad’altri lavoratori la vingna di Dio Sabaoto...691
678Les seules différences notables concernent la graphie (asenbiare/ assenbrare ; pricipe/prencipe ; signore/segnore ; il lasiamo/il lasciamo ; sometera sotto/somettera sotto ; lavoraturi/lavoratori), ce qui dans ce cas peut être certainement imputé à l’époque de rédaction des deux textes. Le texte A, reflet de l’état le plus ancien, contient peut-être des formes un peu plus caractéristiques des textes de la fin du xiiie et du début du xive siècle (lavoraturi), mais des variations mineures qui différencient les deux versions peuvent se retrouver dans un même volgarizzamento (assenbiare/assembrare692). Il s’agit donc d’évolutions minimes dans une même tradition manuscrite.
Réécriture et diversification
679On ne peut en dire autant du manuscrit plus tardif B, achevé en 1389. Non seulement il contient un certain nombre de textes qui lui sont propres, et ont pu être traduits à une date postérieure, mais la version des textes qu’il a en commun avec les manuscrits précédents présente de notables differences :
680La version proposée par B est plus longue, et souvent fortement divergente de celle du groupe A. Il paraît néanmoins difficile de postuler qu’il s’agit de deux traductions totalement indépendantes de la même lettre, car dans certains passages la similitude est presque parfaite :
Novissime autem ad supplantationem nostram adspirans, ut adversus turrim David turrim construeret turrim Babylonis696, prelatos quoscunque potuit ad particulare concilium evocavit, orientem (post) ponere cupiens aquiloni.
(Chigi L VII 249) Novissimamente a nostro inganno spirando, accioche torre facesse contra lettere di Davit, li parlati et qualunque potéo al suo pontificale consilio citò disiderando di porre aquilone ad oriente.
(Chigi L VII 267) Et ora novellamente a nostro inganno aspirando accio-che faciesse torre contra la torre di David, i profeti quanti et quali unque potéo al suo partichulare concilio citò disiderando di porre aquilone ad oriente.
681Les deux versions suivent donc la même ligne de traduction, et la seconde version est certainement dépendante de l’archétype de la première. Mais il est probable que le rédacteur du texte contenu dans le manuscrit de 1 389, peut-être d’origine siennoise étant donné certaines particularités de transcription697, avait une version latine des Lettres à disposition, à partir de laquelle il a retouché la traduction dont il disposait. En effet, la première version comprend une erreur d’interprétation sur la transumptio des deux tours, tour de David contre tour de Babylone, qui se trouvait peut-être dans le manuscrit latin à disposition du premier vulgarisateur. La tour de David y devient une lettre de David. Le rédacteur de la seconde version a suivi le rythme de la première, antéposant la tour de Babylone devenue anonyme dans la plupart des manuscrits latins en circulation à la tour de David, mais il a rétabli le sens global de la traduction. En revanche, son manuscrit latin portant apparemment propheta à la place de prelatus, il a modifié en ce sens la traduction, s’éloignant de la tradition originale mieux respectée dans ce passage par le traducteur du manuscrit A.
682Mais le rédacteur de la seconde traduction a également légèrement modifié le texte en cherchant une meilleure équivalence. De là le Et ora novellamente à la place de novissimamente, pour rendre non pas seulement le latin novissime, mais la formule complète novissime autem ; ou le choix de quali e quanti à la place de qualunque pour rendre l’original quoscunque, solution moins littérale, mais peut-être plus satisfaisante pour le sens.
Une tradition alternative bolonaise
683Le troisième manuscrit, C, présente un ensemble de traductions dont deux seulement interfèrent avec le reste de la tradition, et dont on peut postuler qu’elles n’ont pas la même origine, étant donné la très grande différence dans la reconstitution syntaxique et dans le choix des équivalences sémantiques, comme une comparaison entre les versions de l’exorde de l’encyclique impériale Levate in circuitu (PdV I 21) permet de le constater :
684La version proposée par le manuscrit C est ici littérale et plus mécanique, rendant mot à mot l’enchaînement exeunte nequicia a senioribus Babilonis qui populum hactenus regere videbantur dum iuditium in amaritudinem et fructum iustitie in abscinthium converterunt par une succession ch’è uscita la malitia di Babilonia da li vechi che parea che regessero lo popolo, k’anno converso lo iudicio nel’amaritudine.
685Cette solution illustre la difficulté des premiers ou des plus malhabiles traducteurs à trouver des procédés pour rendre l’organisation complexe des propositions enchâssées de la phrase latine. Dans la version proposée par le manuscrit A, la difficulté a été surmontée par une réorganisation où trois solutions italiennes différentes (che si muove la’niquità ; li quali dovrebbero ; quand’elli) rendent plus exactement la variation et le sens des articulations du discours latin (exeunte nequicia ; qui populum ; dum iuditium). Il semble difficile de dire si l’archaïsme apparent de la version du manuscrit C est dû à l’ancienneté de son origine (reflet d’un archétype de la fin du xiiie siècle ?) ou à la maladresse du traducteur. Il est en revanche à peu près certain que ce manuscrit représente une tentative parallèle d’adaptation d’un ensemble de lettres, sans rapport avec les autres manuscrits de cette tradition.
Les techniques de traduction. Une version médiocre : le manuscrit C
686Quoi qu’il en soit, les volgarizzamenti de C représentent par leur littéralisme et leur incapacité relative à rendre l’essentiel des textes sélectionnés le degré le plus bas dans l’effort de volgarizzamento des Lettres. Le volgarizzamento de la lettre PdV IV, 1 datant de 1242 sur la mort d’Henri (VII) n’arrive pas à la longueur de l’original, car son rédacteur a baissé les bras devant un bon nombre des difficultés présentées par la lettre :
687Dans la tentative de traduction du double exemplum sur César pleurant les cendres de son gendre Pompée, et David le cadavre de son fils rebelle Absalon, le traducteur a laissé de côté la plupart des termes qui n’étaient pas strictement essentiels à l’enchaînement, comme tri-duo, mais il a aussi jeté par-dessus bord les éléments nécessaires à la compréhension de la seconde partie en omettant le nom de César, en réduisant la paterna pietas du beau-père à un simple pietà, et en réorganisant la chaîne des dépendances syntaxiques par une simplification radicale qui modifie totalement le sens du texte, puisque fortuna et anima semble devenir le sujet de non negò. La période latine suivante : Nec dolor acerrimus ex transgressione... est, elle, radicalement supprimée. Enfin, la conclusion n’est conservée que dans ses grandes lignes, avec un abandon systématique des adverbes (hylariter), et des périphrases (decantatione missarum).
688Il s’agit donc plus d’une adaptation que d’une traduction, et cette adaptation simplifie tellement le texte qu’il est possible de parler d’un échec relatif dans la transposition de sa complexité. Un dernier trait doit être relevé dans cette tentative d’adaptation maladroite. La langue du texte est certes relativement toscanisée, mais elle présente des caractéristiques qui semblent typiques du bolonais701. L’importance des Lettres dans la culture bolonaise du premier xive siècle est telle qu’une traduction dans la grande cité universitaire n’est pas vraiment surprenante. L’origine et le contexte de rédaction de ce groupe isolé de volgarizzamenti en rapport avec les Lettres, très différent du groupe toscan, expliquerait donc en partie la différence de direction et de réussite du projet, même si bien des obscurités restent à lever concernant ce petit dossier bolonais de volgarizzamenti des Lettres.
Une version moyenne : le manuscrit Aa
689Les versions des lettres proposées par le rameau central de la tradition témoignent d’une volonté bien plus forte de rendre l’intégralité du texte. L’exorde du manifeste Etsi Cause nostre iustitiam permet d’appréhender les procédés d’équivalences syntaxiques qui ont été mis au point pour transposer en italien le mécanisme complexe des propositions subordonnées latines :
690Ce sont les jeux d’équivalences analysés par Segre à partir des traductions d’auteurs classiques, où avengna che correspond à etsi, tutta volta à tamen, percio che à quia703. Le choix des équivalences sémantiques présente à la fois un ensemble de recherches intéressantes et de maladresses. La traduction de l’expression vulgaris fame preloquium, rendue par parole de la vana corritrice novella, est quasiment une glose du terme vulgaris par le traducteur qui fournit une idée des implications négatives de ce terme. En revanche, le proverbe horacien segnius irritant animum demissa per aurem, quam que sunt oculis subiecta fidelibus (ce qui est délivré à l’oreille touche plus lentement l’esprit que ce qui est soumis aux yeux fidèles), présentant le surcroît de difficultés de traduction caractéristique de la poésie latine, a été rendu de manière quasiment aberrante, altri (les autres) remplaçant oculis fidelibus, e tacciano (se taisent au subjonctif) irritant (exciter). L’hypothèse la plus économique dans le dernier cas est de penser que le manuscrit latin sur lequel travaillait le rédacteur était déjà altéré, mais la forme tacciano fait plutôt penser à un problème de transcription de l’italien à l’italien (toccano/ tacciano).
691Ces textes du rameau central de la tradition se caractérisent donc par une certaine souplesse dans la restitution des périodes, une légère tendance à la glose dans le choix des équivalences syntaxiques, et une propension notable à tomber dans les chausse-trappes présentées par la tradition manuscrite. Ils correspondent à un échelon intermédiaire dans un classement qualitatif de cet ensemble de traductions.
Une traduction de qualité supérieure : la version B
692Le rédacteur à l’origine de la version B qui a retravaillé en profondeur le texte correspondant à la tradition manuscrite ou créé ses propres traductions a réussi à la fois à suivre la progression du latin de très près, à restituer plus ou moins l’ensemble des unités sémantiques et à donner un tour artistique à sa phrase, comme le montre la comparaison entre l’original et sa version de la lettre de Frédéric II aux Bolonais de 1249 (PdV II, 34) :
693Cette version a probablement été rédigée, sinon en 1389 (date de rédaction du manuscrit qui en est témoin), du moins plus tardivement que les versions du groupe central. Le traducteur est armé d’une bonne expérience, et n’hésite plus à recourir à des solutions en apparence moins littérales, en fait plus sûres, que les vulgarisateurs plus incertains évitaient auparavant. Par exemple, il rend une proposition participiale par une proposition principale (elevati devient et sietevi levati) ; et une proposition principale par un gérondif (mandando) pour trouver une solution équilibrée, avec des enchaînements variés, à la progression de la dernière période de l’exorde Relatum est... celebrantes. Cette création de ces nouvelles solutions syntaxiques lui permet de suivre le rythme de la phrase latine quasiment pas à pas :
Varios eventus
Esse fortune
Diversis legitur in scripturis
Que nunc deprimit hominem
Nunc exaltat
Et sepe blanditur aliquos exaltando
Quos demum...
Li avenimenti diversi
Esser della ventura
Si leggie in diverse scriture
Le quali ora struggie l’uomo
Et ora l’assalta
E senpre lusingue alcuni agrandendo
I quali poi...
694Dans cette première période de l’exorde, un coup d’œil à la manière dont les adverbes sont rendus de manière à la fois méticuleuse et naturelle (nunc nunc sepe demum/ora ora senpre poi) suffit à vérifier que l’ensemble du texte est passé du latin en italien.
695Enfin, un certain nombre de groupes syntaxiques placés en fin de membre de phrase ou de période semblent entrer dans le cadre du cursus au point qu’il est difficile de postuler une simple coïncidence (divérse scrittúre : cursus planus ; óra l’assálta : cursus planus ; guísa insuperbíre : cursus velox ; mólte aversitádi : cursus velox ; rallegrándovi forteménte : cursus velox). Il faudrait alors considérer que quelle que soit la date de la version originelle dont le texte de 1389 dépend, son rédacteur avait fait le choix, dans la ligne de Guido Faba, de respecter la présence du cursus dans le texte latin en le transposant dans la traduction vulgaire.
696Une étude plus approfondie des fréquences du cursus dans l’ensemble de ces textes sera nécessaire pour étayer ce qui n’est pour l’instant qu’une hypothèse. Si elle était confirmée, il faudrait alors reconsidérer dans la durée les tentatives documentées à l’époque de Guido Faba pour adapter le cursus à l’italien. Ce qui apparaît presque dans des textes copiés et recopiés au xive siècle comme une survivance d’expériences d’un autre âge prendrait alors un sens assez différent, attestant la longévité du modèle rhétorique et stylistique offert par les Lettres de Pierre de la Vigne et les dictamina qui leur sont associés aux créateurs des nouvelles formes de la culture italienne.
5.5.4. Conclusion provisoire sur la réutilisation des Lettres en Italie
697L’étude de la réutilisation des Lettres se révèle à la fois plus complexe et plus riche en résultats immédiats en Italie que dans d’autres parties de l’Europe. L’éclatement politique et la diversité culturelle du monde italien de la mort de Manfred jusqu’aux bouleversements du début du xve siècle empêchent de suivre l’utilisation des lettres à partir d’un centre unique. Mais la multiplication des foyers politiques et culturels à travers la péninsule, de Naples à Padoue en passant par Rome, Florence et Bologne, permet aussi d’embrasser la diversité des réutilisations de ces documents, à la fois manuels d’ars dictaminis étudiés et diffusés à partir des studia régionaux, comme Arezzo, ou d’ampleur internationale comme Bologne ; modèles d’écriture officielle et notariale ponctuellement utilisés à Naples sous Charles II ou à Padoue un siècle plus tard ; source d’inspiration polémique pour les héritiers gibelins du parti de Manfred dans la Romagne du printemps 1282, comme pour les rêves de restauration romaine de Cola di Rienzo à Rome au milieu du xive siècle ; objet de méditation intellectuelle pour les créateurs de la prose florentine à l’époque de Brunetto Latini, comme encore pour les commanditaires de manuscrits en langue vulgaire en 1389.
Un révélateur de l’identité notariale
698Cette apparente diversité cache pourtant une constante sans cesse réaffirmée. Le point commun entre les admirateurs de Pierre de la Vigne que furent Brunetto Latini à Florence vers 1270, Giovanni del Virgilio à Bologne vers 1320, Cola di Rienzo à Rome vers 1350 et Lodoicus de Marcis à Padoue en 1389, c’est d’être des notaires. La présence des Lettres à plusieurs niveaux des pratiques d’écriture italiennes pendant toute le xive siècle, leur omniprésence en Italie du nord entre 1280 et 1350, s’explique par le rôle décisif joué par ce milieu social particulier à la fois dans la pratique administrative de l’écrit dans les royaumes, les seigneuries et les communes de la péninsule, mais aussi dans la direction politique des cités du nord de l’Italie, et dans l’élaboration de la nouvelle culture humaniste.
699Ce qui est apparu comme une relative faiblesse de l’utilisation des Lettres en Italie du sud doit donc certainement être lié à la forme particulière prise par l’héritage de la chancellerie souabe dans les deux royaumes siciliens rivaux, et peut-être aussi à une différence d’importance sociale et de structuration du cetus notariorum, dans un univers où les notaires restaient des acteurs déterminants de la vie politique, mais avec des modalités parfois différentes de celles qui prévalaient dans les cités d’Italie du nord.
700Là, la corporation notariale a, vers 1300 ou 1350, un poids important (Rome, Florence), parfois écrasant (Bologne) dans la vie politique de la cité, et les Lettres, modèle prosaïque moderne par excellence avec quelques autres formes analogues, sont un référent identitaire majeur pour ce fer de lance de la nouvelle culture qu’est le milieu notarial. La somme de Pierre de la Vigne apparaît ainsi comme une composante essentielle de cette véritable translatio studii qui fait passer de la cour de Frédéric II et Manfred à l’Italie de Florence et Bologne la poésie du volgar illustre, l’aristotélisme raffiné et la volonté de savoir affichée des derniers Souabes. Ce ne sont apparemment pas tant les notaires royaux du royaume de Naples ou de la Palerme aragonaise qui recueillent l’héritage des Lettres, que les cercles de notaires communaux qui ont repris en l’adaptant à leur contexte particulier l’orgueilleuse affirmation d’identité professionnelle des collègues de Nicolas de Rocca.
701Mais les Lettres ne sont pas restées pendant près d’un siècle une référence pratique et symbolique par simple convention. Pendant la longue plage où la montée de l’humanisme n’a essentiellement concerné que la sphère de la création poétique (jusque vers 1330), les Lettres ont fonctionné comme une référence pratique pour l’ensemble des formes d’expression solennelle en prose, grâce à ce qu’on pourrait appeler leur métamorphisme culturel. Reflet d’un monde où l’expression solennelle du pouvoir, l’exaltation du savoir linguistique et la formalisation administrative étaient encore liées, les Lettres trouvaient des possibilités d’adaptation dans les sphères lentement autonomisées de la création littéraire, du langage juridique et de la symbolique politique soixante ans après leur création. Elles pouvaient être réinvesties pour l’enseignement rhétorique ou plus proprement notarial, l’écriture des actes et surtout – leur domaine par excellence – des manifestes politiques, mais aussi dans la sphère des échanges privés.
702Pendant la seconde partie du xive siècle, alors que s’élaborait un nouveau code de l’écriture privée, puis publique, fondé sur l’imitation de plus en plus stricte du modèle prosaïque cicéronien, l’ars dictaminis des Lettres garda en partie sa fonction de modèle dans les positions institutionnelles des chancelleries et de l’enseignement notarial, par simple force d’inertie. Mais à partir de 1370-1380, le succès des modèles d’écriture constamment affinés par les plus prestigieux des prosateurs humanistes allait peu à peu réduire la sphère d’utilisation possible des modèles désormais vieillis de l’ars dictaminis. Quand la montée de ce nouveau latin et de l’italien comme langue des institutions sera un fait accompli, au début du xve siècle, les Lettres deviendront dans la péninsule un simple objet de curiosité historique. L’autonomisation relative des différentes sphères de production de la culture écrite a dans un premier temps assuré la survie des Lettres face à la montée de nouvelles formes d’écriture dans certains secteurs protégés, mais elle s’est finalement retournée contre elles, en leur enlevant ce qui faisait leur force en 1300 : leur polyvalence.
Un fondement caché de la culture italienne ?
703Pourtant, le rôle des Lettres dans la dynamique humaniste elle-même est loin d’avoir été purement négatif. Leur position prédominante dans la culture notariale des élites toscanes et bolonaises entre 1280 et 1330 s’est reflétée dans leur importance comme modèle pour la construction d’une prose d’art italienne où elles venaient compléter un héritage antique considéré comme insuffisamment adapté aux besoins rhétoriques de la cité médiévale par des théoriciens de la trempe d’un Brunetto Latini.
704La conformation ultérieure de la prose d’art latine avec la prose cicéronienne a rétrospectivement masqué cette première dynamique de l’humanisme où une nouvelle et dernière étape de l’ars dictaminis avait encore sa place, et qui correspond encore à l’univers de Dante et Cola di Rienzo. Or c’est ce siècle de Dante élargi à l’horizon des années 1260-1350 qui a vu la constitution quasi-définitive des modèles normatifs de la prose italienne, sous la double autorité des prosateurs antiques et du dictamen sicilien. L’époque précise de cet impact donne par contrecoup aux Lettres un relief particulier dans la formation de la langue classique italienne. L’exception péninsulaire, où ce ne sont pas les prosateurs du Grand Siècle ou du Sturm und Drang, mais les auteurs de l’époque de Dante qui ont servi de modèle normatif ultime à la langue à travers les siècles, permet ainsi au lecteur des romans de l’Ottocento ou même de la presse contemporaine de rêver à l’origine de certaines expressions sonores et emphatiques telles que tripudio704, qui forment encore dans le flux de la prose italienne comme un écho affaibli des majestueuses conclusions forgées par les premiers rédacteurs des Lettres.
5.6. LES LETTRES DE PIERRE DE LA VIGNE DANS LES CHANCELLERIES EUROPÉENNES AU xive SIÈCLE (1270-1430) : SONDAGES PÉRIPHÉRIQUES, ÉLÉMENTS DE COMPARAISON ET BILAN PROVISOIRE
705Au terme de cette longue enquête sur la réutilisation des Lettres de Pierre de la Vigne en France, en Angleterre, dans le royaume de Germanie et en Italie, il est possible de se faire une idée des raisons générales du succès de cette somme à travers l’Europe pendant un long xive siècle. La zone explorée, au cœur géographique et politique de l’Europe médiévale, comprend à la fois l’ensemble politique directement tributaire de la culture et des catégories juridiques employées par les rédacteurs des Lettres, recouvrant l’Italie et l’Allemagne, mais aussi les deux royaumes occidentaux de France et d’Angleterre.
France et Angleterre
706Dans ces derniers, les Lettres furent importées et réutilisées comme un modèle parmi d’autres pour la rhétorique d’apparat politique, restreinte à la rédaction de privilèges en France, ou étendue à la propagande guerrière en Angleterre. Même si les Lettres peuvent y avoir également servi de source d’inspiration juridique, cette utilisation, parfois grossière, parfois subtile, semble avoir eu des motivations relativement simples. Les notaires royaux d’Édouard III ou de Jean II le Bon faisaient un usage instrumental des Lettres, sans avoir à se préoccuper de leur contenu mémoriel, de leur héritage politique ou de l’ensemble des catégories juridiques qu’elles représentaient. Ils pouvaient y sélectionner les instruments rhétoriques, symboliques ou juridiques qui leur convenaient au cas par cas.
Empire
707Il en alla différemment dans les deux principaux royaumes soumis au droit impérial qu’étaient le regnum teutonicum et le regnum italicum d’Italie du nord. Là, les catégories juridiques représentées par les Lettres étaient pleinement valides. Là, le conflit entre l’Empire et la papauté qu’elles reflétaient se continuait par intermittence, sous la forme des luttes entre Gibelins et Guelfes en Italie, de la tension entre l’universalisme impérial et l’absolutisme papal en Allemagne. Aussi, la réutilisation instrumentale et mécanique des Lettres avait-elle beaucoup plus de chances de déboucher sur une lecture polémique. La charge symbolique simple et relativement désincarnée que la rhétorique des Lettres prenait en France ou en Angleterre était doublée dans l’Empire d’une potentialité de résonance politique énorme. Les privilèges du sixième livre servaient certes comme en France à la rédaction d’autres privilèges, mais ces derniers étaient délivrés par des princes qui se considéraient comme les héritiers directs de Frédéric II, avec la conscience d’une continuité. Les manifestes politiques des trois premiers livres purent être lus comme des modèles de conduite dans une histoire qui, à l’époque d’Henri VII ou de Louis de Bavière, semblait la répétition des péripéties du règne de Frédéric II. Dans une optique impériale, les Lettres étaient un objet double, manuel rhétorique et miroir politique. Cette complexité était favorisée par la structure même du recueil, avec son mélange de documents narratifs et de formes administratives.
Italie
708Enfin, en Italie, les Lettres semblent avoir eu encore une dimension supplémentaire. Il est difficile de ne pas être frappé par l’extrême sensibilité à la somme et à son contenu qui semble avoir été générale dans le monde communal de l’Italie du nord vers 1300, et encore vers 1330, et a abouti à des réutilisations spectaculaires à tous les niveaux de la chaîne de production et de reproduction du savoir par le milieu notarial, des studia de formation aux ateliers de traduction en passant par les chancelleries communales ou seigneuriales. Le cas de Cola di Rienzo est sans doute l’illustration la plus éclatante d’une lecture à double niveau, comme modèle d’ars dictaminis et miroir politique, analogue à celle qui se retrouverait plus au nord dans l’espace impérial. Mais les traductions italiennes de ces textes, leur association aux grands discours cicéroniens, leur relation étroite avec l’émergence d’une nouvelle réflexion proprement littéraire profondément liée au milieu notarial entre les premières étapes de leur diffusion et la première moitié du xive siècle, indiquent que les Lettres furent en Italie, pendant un siècle, au centre des trois domaines d’activité majeure des ces notaires qui jouaient un rôle déterminant dans la pratique juridique, les luttes politiques et la production culturelle.
709Ces variations dans la sensibilité aux Lettres en fonction des ensembles politico-géographiques incitent à continuer une enquête qui ne pouvait avoir un caractère exhaustif. La répartition manuscrite des Lettres prouve qu’elles ont également été diffusées à la périphérie géographique de l’Europe, dans les royaumes de la péninsule ibérique et du monde oriental à dominante slave. Cette périphérie géographique ne fut pas toujours une périphérie politique. Dans les relations politiques entre l’Aragon et la Sicile se trouve peut-être la clé d’une utilisation différente des Lettres qui aurait échappé à la présente recherche. L’espace hungaro-polonais ne peut par ailleurs pas être séparé des marges orientales de l’Empire, et tout particulièrement de la Bohême. Dans leur prolongement, il a prospéré à un rythme propre, et il est possible que la tradition des Lettres y ait trouvé un débouché tardif dans le rayonnement des écoles de rhétorique latine polonaises au xve siècle. Une brève présentation des indices étayant ces différentes possibilités d’exploration, avec un accent particulier sur la Hongrie où une étude plus systématique a été esquissée, formera un premier élément dans cette conclusion générale à la réutilisation des Lettres.
5.6.1. Indices pour d’autres utilisations des Lettres, de l’Aragon à la Pologne
5.6.1.1. La péninsule ibérique
710Un indice de réutilisation des Lettres de Pierre de la Vigne particulièrement précoce est peut-être fourni par la chancellerie castillane d’Alphonse X dans la décennie 1280. L’imitation à cette date des Lettres en Castille n’aurait rien de surprenant si l’on se souvient qu’Alphonse X a prétendu à la dignité de roi des Romains et que sa chancellerie a hébergé un des anciens notaires de Frédéric II, Rodolphe de Poggibonsi705.
711Le roi écrit en 1283 au pape Martin IV pour lui faire part de sa réconciliation avec son fils rebelle Sanche706 :
712En dépit de la multiplicité des parallèles, il faudra rassembler et analyser d’autres pièces latines contemporaines de la chancellerie pour pouvoir statuer définitivement sur les liens exacts entre les Lettres et la chancellerie castillane. La multiplicité des renvois pourrait ici être conditionnée par une maîtrise particulièrement grande du style impérial due à la présence de Rodolphe de Poggibonsi dans la chancellerie de Castille pendant une partie du règne et à la volonté d’Alphonse X d’appuyer ses prétentions à l’Empire par une parfaite maîtrise des instruments de propagande impériaux. Il faudrait alors considérer que le document sur la révolte de Sanche atteste plus une parfaite capacité à entrer dans le moule rhétorique impérial, à quelques années de distance seulement de la fin de la domination souabe en Italie, qu’une réutilisation directe d’un des premiers exemplaires des Lettres de Pierre de la Vigne. On a vu néanmoins plus haut que des recueils des Lettres circulaient et étaient utilisés en Italie dès 1282, et leur exploitation en Castille à cette date n’a donc rien d’absurde707.
713Ce possible témoignage précoce a son pendant pour l’Aragon dans l’acte de fondation de l’université royale de Lérida. Heinrich Denifle a démontré que cette lettre solennelle délivrée le premier septembre 1300 par le roi Jacques II était très dépendante de la lettre de fondation de l’université de Naples (PdV III, 11). Cette réutilisation analogue dans son esprit, sinon dans sa complexité, à celle opérée par les notaires de Charles IV de Luxembourg pour la fondation du studium de Prague indique la possibilité d’une étude comparée des chartes de fondation universitaires à partir du modèle « frédéricien »708.
714Elle confirme l’impact de la circulation des Lettres de Pierre de la Vigne en Aragon vers 1300, dont le manuscrit Barcelona, Archivo de la Corona de Aragón, Ripoll 69 est un témoin709. Un témoignage sur une demande du même Jacques II à son secrétaire Guillem Escrivà de lui vendre ou prêter un exemplaire des dictamina magistri Petri de Vinis (sic) et processus Frederici imperatoris pour que la chancellerie pût s’en servir pour composer ses documents laisse augurer de fructueuses recherches pour l’Aragon du xive siècle710. Il se pourrait que se dégage dans ce royaume méditerranéen un rôle particulier des Lettres lié à l’importance de l’entreprise sicilienne et de l’impact idéologique des exilés italiens à la cour d’Aragon dans la seconde moitié du xiiie siècle. L’Aragon serait alors le lieu où il faudrait trouver les réemplois idéologiques attendus dans le royaume de Sicile, ce que confirmera une recherche ultérieure partant des trois indices livrés ci-dessus.
5.6.1.2. La Hongrie
715L’édition vieillie mais commode de l’ensemble des actes et lettres des rois de la Hongrie médiévale a servi de base à un sondage plus approfondi qui permet de se faire une idée de l’impact des Lettres sur la culture diplomatique d’un royaume d’Europe centrale disposant d’une vieille tradition autonome, mais qui a dû être influencée par des modèles prestigieux. La Hongrie au xive siècle a subi une double influence diplomatique impériale, mais aussi napolitaine-angevine, puisque elle a été gouvernée par des rois de la maison d’Anjou entre 1308 et 1387. Il est donc difficile de vérifier de quelle direction proviennent les éventuelles réutilisations de formules contenues dans les Lettres, même si le relatif désintérêt de la chancellerie napolitaine incite à penser qu’elles ont plutôt une origine impériale. D’autre part, l’absence de manuscrit préservé des Lettres en Hongrie n’a pas valeur de preuve, mais conduit tout de même à supposer pour les éventuels parallèles un cheminement complexe, les notaires de la chancellerie royale ayant peut-être plutôt imité des imitations des Lettres que créé leurs formules à partir d’une collection.
716En effet, la réutilisation d’un modèle issu des Lettres la mieux documentée dans la chancellerie royale hongroise est celle du préambule solaire de l’acte d’érection de l’Autriche en royaume, qui a tant servi aux notaires de la chancellerie impériale pendant le xive siècle. Il apparaît une première fois en 1325, dans un acte solennel où le roi Charles (dit Carobert) proclame sa volonté de soumettre les nobles de Slavonie à l’autorité royale :
Carolus Dei gratia Rex Hungarie memorie commendantes signifi camus quibus expedit, tenore presentium :
Quod tanto magis regale sceptrum extollitur, quanto a solici tudinibus relevatur, et quanto tribunal ipsius digniores in om nium conspicie contributiones regiis (obscura). Porro hac consi deratione commoniti, qui de celesti providentia regni moderamur habenas, ad reformationem regni nostri precipua (...) reddimur cura soliciti, qua honor Banatus totius Sclavonie, prout ex litteris magnifici viri Mikch Banni eiusde regni Sclavonie dilecti et fidelis nostri recepi mus, per exemplationes, quas per nos aut predecessores...711.
717Le modèle utilisé par la chancellerie permet de restituer le passage endommagé de l’acte (obscura) avec sûreté et de corriger l’édition. Il faut certainement lire digniores in orbi ( ?)712 conspicit contribules regiones. C’est une adaptation encore assez dépendante du passage des Lettres qui lui sert de source d’inspiration : tantoque magis imperiale sceptrum extollitur et tanto cura regiminis solicitudinibus relevatur, quanto tribunal ipsius digniores in circuitu circumspicit consimiles regiones.
718Quatre-vingt ans plus tard, en 1405, un préambule d’un édit d’amnistie solennel délivré par Sigismond de Luxembourg, roi de Hongrie, puis de Hongrie et Bohême, reprend ce modèle, mais cette fois en s’inspirant des formulaires de la cour de Charles IV de Bohême, son père713. Le même préambule est ensuite réutilisé pour divers anoblissements, dans un acte de 1409, un acte de 1417, deux autres de 1418, et encore 1419 et 1421714. Il ne semble pas vraiment y avoir de continuité entre l’utilisation ponctuelle sous Charles-Carobert en 1325, et la série d’utilisations répétées sous Sigismond au début du xve siècle. L’une a pu être faite directement sur les Lettres, ou à partir d’un modèle napolitain. La seconde dépend vraisemblablement des pratiques de la chancellerie pragoise.
719Un autre écho des Lettres qui indique peut-être une utilisation directe du recueil en Hongrie se trouve dans le préambule d’un privilège du roi Charles d’Anjou « Carobert » délivré en 1328 en faveur des habitants d’une ville dotée de franchise. C’est en fait la reprise à peine modifiée d’un des exordes-modèles sélectionnés dans les deux derniers livres (PdV VI, 28) : Favorabilis supplicantium petitio plenum debet consequi effectum, ut dum ea que postulant promerentur, ad fidelitatis opera exercenda magis eorum devotio accendatur. Proinde...715. Enfin, divers privilèges de rentrée en grâce de nobles s’apparentant à des lettres de rémission semblent reprendre au xive siècle des formules qui peuvent avoir été tirées des lettres du sixième livre de ce type, ou de documents les imitant, comme un acte du roi Louis de 1352716, ou un document analogue de 1 347 imitant la lettre de rentrée en grâce PdV VI, 24717.
720Cet ensemble d’indices permet de postuler sans trop d’imprudence l’utilisation ponctuelle de la somme des Lettres en Hongrie pendant le xive siècle, particulièrement pour les lettres de rentrée en grâce délivrées à la turbulente noblesse du royaume. À cette influence secondaire dans une tradition dominée par des modèles différents (qu’on suppose fortement influencés par les pratiques de la chancellerie napolitaine) se substitua apparemment avec le xve siècle l’influence des modèles de chancellerie réinventés à Prague à partir des Lettres sous Charles IV, que la dynastie des Luxembourg amena avec elles en Hongrie. La longue durée dans l’utilisation de modèles liés aux Lettres recouvre donc en fait deux phases séparées correspondant à deux influences diplomatiques qui ont légèrement orienté une pratique pour l’essentiel indépendante de cette tradition. Mais des catégories d’actes particulières, en rapport avec la rentrée en grâce ou l’anoblissement, ont une nouvelle fois en Hongrie, comme en France ou en Allemagne, servi de cheval de Troie aux Lettres.
5.6.1.3. La Pologne
721Une influence des Lettres en Pologne peut être postulée à partir de la présence de manuscrits des Lettres dans la Biblioteka Jagiellonska de Cracovie, dont un du xive et trois du xve siècle.718 L’un de ces derniers appartint même au chancelier déjà mentionné Pierre le Hongrois avant d’être légué à l’université de Cracovie par le docteur en médecine Andreas Grzimala719. Différents sondages opérés dans les grandes collections diplomatiques polonaises du xive et du xve siècle n’ont pourtant pas encore donné de résultats probants, sans doute parce que ces collections ne contiennent pas d’actes correspondant aux catégories juridiques où les lettres étaient le plus facilement réemployées, et peut-être aussi parce qu’entre 1380 et 1460, une forme particulière d’ars dictaminis particulièrement complexe fleurit en Pologne à la suite de la Bohême et de la Silésie.
722Cette tradition n’a plus qu’un rapport médiatisé avec les Lettres. Pourtant, ce besoin d’ars dictaminis dans le royaume et les duchés polonais au xve siècle donne bon espoir que certaines utilisations d’un type particulier pourront être retrouvées, même si l’équation de départ de la recherche n’est probablement pas la même que pour l’Allemagne du xive siècle. Il serait peut-être alors possible de reconstituer les voies de diffusion d’une ars dictaminis orientale, en partie inspirée par les créations de la chancellerie bohémienne entre 1350 et 1380, avec pour relais potentiel la principauté silésienne de Glogau, dont le duc possédait au début du xve siècle un manuscrit atypique des Lettres mêlées à des formulaires locaux et bohémiens720. C’est à partir de cette tête de pont germano-polonaise, aux confins politiques des domaines de la Corona Bohemie et du royaume de Pologne, que se serait diffusé un ensemble de formes où les Lettres avaient encore probablement leur place, influençant la production diplomatique officielle du royaume de Pologne pendant le xve siècle.
723On ne présentera qu’un document pour illustrer les rapports entre cet élément constitutif de l’ars dictaminis centre-européenne et les productions stylistiques de cet univers culturel si différent et si éloigné dans le temps et dans l’espace de la zone d’origine des Lettres.
724Vers 1428, le roi Ladislas II, qui avait un temps protégé en sous-main les Hussites contre les tentatives de reconquête du royaume par les Luxembourg, leur envoya une lettre de menace, publiée dans le Codex epistolaris saeculi decimi quinti des Monumenta medii evii historica res gestas Poloniae illustrantia. C’est un long pamphlet qui tourne en dérision la folie des Hussites, et se termine par une déploration prophétique du sort de Prague. Vers le milieu de ce document, une phrase semble tout droit sortie d’un passage des Lettres :
Numquid non scitis, quod sicut tabulata plerumque forcia edificia ex unius scintillule ardore successu temporis consumi videntur, ita Deo volente faciliter comprimentur capita vestra ? Nam vos leonina capti ferocitate columbas Christi trucidatis, ecclesias Christi destruitis et virgines opprimitis et quicquid pessimi excogitare potestis721, ea perficere non postponitis. O insani doctores insensatique seductores ! Ubi est vester intellectus, ubi vestra racio ? Sunt hec prodigia Christi, cum vos dei servos vos appellatis ? Fuitne illa auca pessima, Hus wulgariter dicta, omni homine sapiencior, ut vos christianos appellare spernitis vobisque auce nomen usurpatis, que tamen dudum a fidelibus est deplumata et assata necnon in cinerem redacta, que vos ad omnem confusionem corporis et anime suo volatu ducere non neglexit722 ?
(Ne savez-vous donc point que, de même que les édifices planchéiés, quoique fortifiés, peuvent être consumés dans la suite des temps par la brûlure d’une seule étincelle, de même, Dieu le voulant, vos têtes seront facilement opprimées ? Car vous massacrez avec une férocité léonine les colombes de Christ, vous détruisez les églises de Christ et opprimez ses vierges, et tout ce que vous pouvez imaginer de pire, vous ne remettez jamais de le faire. O savants fols et séducteurs insensés ! Où est votre intellect, où est votre raison ? Sont-ce là les miracles du Christ, alors que vous vous appelez les serviteurs de Dieu ? Et fut-il vraiment, cette pire des oies, vulgairement dite Hus, plus sage que tous les hommes, que vous dédaigniez de vous appeler Chrétiens et vous arrogiez le nom d’une oie, qui a pourtant été plumée il y a déjà longtemps par les fidèles, rôtie et réduite en cendres, elle qui n’a pas manqué de vous mener par son vol à la plus grande confusion des corps et des âmes).
725Il ne s’agit pas là d’un parallèle suffisamment long pour prouver que le notaire qui a composé cette lettre avait son modèle direct dans les Lettres, mais le genre du document rend l’emprunt possible. Il cadrerait bien avec la similitude dans les techniques d’argumentation. Les notaires royaux de la cour de Cracovie se délectaient en effet visiblement des jeux étymologiques dans la droite ligne de l’inspiration des Lettres, au point de créer un jeu de mot sur la signification en langue vulgaire du nom propre Hus pour faire des Hussites un troupeau d’oies à rôtir. Or le jeu de mots est préparé à l’intention des destinataires, non des rédacteurs : si mon ignorance de ces langues ne m’a pas induit en erreur en consultant les dictionnaires, ce n’est pas en polonais qu’Husa veut dire oie, mais en tchèque. Que ce jeu de mot bilingue latin/tchèque ait pu être créé par des notaires polonais dans la chancellerie d’un roi d’origine lituanienne alors qu’un lecteur polonais des Lettres se nommait Pierre le Hongrois, rappelle l’absence de solutions de continuité dans l’univers culturel de l’Europe centre-orientale en plein essor au xve siècle, dernier mais immense terrain potentiel de diffusion de la rhétorique des Lettres, qui reste encore à y explorer.
5.6.2. L’utilisation des Lettres de Pierre de la Vigne au xive siècle (1270-1430) : éléments de synthèse
726Cette étude extensive concernant la réutilisation des Lettres pourra être prolongée dans au moins trois directions.
5.6.2.1. Continuations possibles
727La mise en évidence des mécanismes de réutilisation et des lieux d’enseignement ou de diffusion des Lettres dans la zone principalement examinée permet d’établir des bases sûres pour une enquête ultérieure plus intensive. Il devrait ainsi être possible de préciser les conditions de réutilisation des Lettres en France et en Angleterre en amont de la période la plus intensivement considérée, pour cerner plus précisément les modalités exactes de leur réception à la fin du xiiie siècle ; de suivre à l’inverse vers l’aval la lente dégradation des modèles allemands pendant le reste du xve siècle, et de vérifier si les conservatismes de la chancellerie impériale ne l’ont pas amenée à prolonger l’usage de ce style, voire à le ranimer artificiellement pendant l’époque moderne ; de rassembler un corpus de documentation de lettres diplomatiques communales, seigneuriales et royales d’Italie du nord et du sud qui permette de préciser la durée et l’intensité de l’utilisation de ce modèle, et éventuellement de relativiser les conclusions provisoirement négatives sur leur réemploi massif en Italie du sud.
728Il faudrait en second lieu ajouter à cette intensification de l’enquête dans le terrain déjà balisé une analyse des productions diplomatiques des chancelleries d’Aragon, des Baléares, de Castille et de Portugal, d’Écosse, des royaumes scandinaves et de Pologne, pour compléter l’enquête sur l’utilisation de la summa dictaminis princière par excellence dans l’ensemble des chancelleries royales européennes.
729Enfin, une fois ce travail achevé, il serait possible de commencer à descendre les échelons de la hiérarchie politique médiévale pour vérifier quelle utilisation des Lettres a pu être faite dans les chancelleries princières et seigneuriales. Quelques sondages en ce sens ont déjà été faits pour la cour de Bourgogne, sans résultat probant. Il serait sans doute possible de s’aider des points de contact indiqués par l’histoire des manuscrits et les témoignages repérés pour partir de lieux de production diplomatique où la copie et donc potentiellement l’étude des Lettres sont attestées. Dans l’Empire, le margraviat de Bade, les pays autrichiens, les principautés silésiennes paraissent des candidats indiqués. Entre France et Empire, le Dauphiné du dernier Dauphin, la Savoie, la Provence, sont autant de terrains d’enquête prometteurs.
730Ce principe d’enquête pourrait ensuite être étendu avec prudence à certains parcours individuels pour lesquels une sorte de micro-histoire stylistique serait envisageable. Peut-on repérer dans le style de certains écrits administratifs ou littéraires de Richard de Bury, de Nicolas de Baye ou du personnel de la chancellerie de Padoue à la veille de la chute de la seigneurie les reflets scripturaires de leur intérêt attesté pour les Lettres ? L’analyse des écrits de Cola di Rienzo a montré qu’une telle micro-histoire diplomatique n’était pas impossible. Enfin, il faudra affronter d’une manière ou d’une autre le problème de la réutilisation des Lettres dans un contexte encore plus modeste. Dans quelle mesure ont-elles influencé d’autres types de rédaction notariale que celle des grandes chancelleries, pour lesquelles elles étaient les mieux adaptées ?
5.6.2.2. Une forme de recours pour l’acte extraordinaire
731En dehors de ces indications de possibles prolongements, les conclusions qu’il semble permis de tirer de cette analyse comparée de la réutilisation des Lettres doivent rester générales, dans la mesure où l’interprétation d’une absence ou d’un manque de réutilisation peut toujours être infirmée par des découvertes ultérieures.
732Le premier élément qui s’impose est la place originale tenue par les Lettres dans le champ de la production diplomatique. La summa des Lettres semble avoir rempli un rôle de source d’appoint pour la rédaction de documents qui n’entraient pas dans le cadre de la production diplomatique normale.
733Les Lettres fournissent un peu partout dès la fin du xiiie siècle les modèles pour des occasions d’écriture exceptionnelles, comme la fondation d’une université, le deuil d’un potentat, un manifeste d’entrée en guerre ou de justification politique, une exhortation à terminer une vacance papale, un bulletin de victoire. C’est là une conséquence du contenu même des quatre collections, et tout particulièrement des trois premiers livres de la collection classique. Mais cette place des Lettres comme modèle attendu dans la production de la lettre exceptionnelle, extravagans, est aussi un résultat de l’alchimie qui se produit dans la rencontre de ce matériel rhétorique prestigieux et de chaque tradition locale. Ce sont généralement les formes administratives communes locales qui pour des raisons d’enracinement symbolique et d’importance administrative résistent le plus à l’influence de cette ars dictaminis impériale. En revanche, dans la rédaction de documents exceptionnels, le modèle des Lettres n’a pas eu de mal à s’imposer face à des documents isolés et de qualité rhétorique moindre.
734Il s’agit là d’un processus de sélection moins proprement littéraire qu’institutionnel-administratif. C’est la présence de séries de manifestes de victoires, de lettres de déploration, de lettres d’insultes aux cardinaux, de lettres de fondation d’université, qui donne à ces divers secteurs thématiques des Lettres l’ampleur suffisante pour susciter leur emploi dans tous ces domaines. Les notaires récepteurs des différentes chancelleries royales y disposaient de séries déjà constituées qui représentaient le matériel idéal pour composer des lettres équivalentes, étant donné le type de procédés mnémotechniques et les automatismes d’écriture qu’ils cultivaient. Car ils avaient besoin, plus que d’une seule lettre modèle, d’une série de lettres de contenu relativement équivalent, pour composer à leur tour une lettre unique dont l’originalité apparente résultait dans bien des cas de la recomposition à partir de trois ou quatre documents analogues.
735La lettre issue de la collection de Pierre de la Vigne l’emporte donc sur le modèle local quand elle fait partie d’un réseau dans la collection qui présente une possibilité d’utilisation par recomposition plus efficace que la recréation laborieuse à partir d’un seul document. Quand elle se trouve isolée par son thème face à une série de lettres équivalentes, elle perd de son utilité.
736Plusieurs micro-dossiers de comparatisme diplomatique se sont ainsi trouvés constitués, probablement plus en raison d’une influence structurelle parallèle des Lettres que par un jeu d’imitation conscient de chancellerie en chancellerie. La réutilisation de la lettre PdV VI, 26 pour les lettres d’anoblissement ou d’acquisition d’un statut princier en France, en Angleterre, en Empire et en Hongrie ; celle des lettres PdV I, 14 et 17 pour les vacances papales en Empire, en Angleterre et peut-être par Dante ; celle des quatre lettres PdV III, 1013 dans le royaume de Naples, en Aragon et en Bohême pour la création ou la rénovation des universités ; celle de la lettre PdV VI, 16 pour les actes de légitimation en France, dans l’Empire et en Sicile, sont pour l’instant les groupes les plus clairement délimités.
737D’autres se retrouveront certainement. Il s’agit là d’une histoire comparée diplomatique par nature très particulière, mais l’exceptionnalité des événements dont la « mise en acte », la mise en forme diplomatique, fut conditionnée par ces modèles des Lettres lui rend en intérêt ce que sa faible surface documentaire semble lui ôter. Dans cet ensemble, une catégorie particulière se détache par l’intensité des réutilisations, documentées en France, dans l’Empire, en Hongrie, mais certainement aussi ailleurs. Des préambules de lettres de rémission solennelles, pour employer la terminologie française, ont été créés à partir du modèle formé par une série de lettres du sixième livre de la collection classique.
738Dans ce cas particulier, les modèles fournis par les Lettres ont réussi en France à évincer des modèles locaux pour une catégorie du droit qui transcende en partie l’exceptionnalité de l’événement caractéristique des autres champs d’utilisation. En partie seulement, toutefois. En effet, ce n’est sans doute pas un hasard si des mécanismes juridiques régularisant l’exceptionnalité, comme la légitimation, la rémission, l’anoblissement, ou l’élévation au rang princier, trouvèrent plus facilement que d’autres leur source d’inspiration dans le recueil de Pierre de la Vigne. Les Lettres étaient par excellence le modèle du droit royal transcendant la coutume ou la loi écrite ordinaire en fonction d’une conception qui assimilait la décision princière arbitraire à la loi, incarnée en raison par le prince. À travers cette influence formelle de la seconde partie de la somme, l’influence du droit impérial et de ses conceptions, mais aussi ses limites se dessinent au cas par cas, au-delà même des frontières officielles de l’Empire, en France et en Angleterre.
L’institutionnalisation de la grâce
739Les Lettres ont donc servi de matrice à un ensemble de « formes » correspondant à des actes politiques ou juridiques particuliers, dont le contour indique un registre d’intervention juridique du pouvoir royal à mi-distance de la routine administrative et de l’arbitraire pur : l’institutionnalisation du privilège et de la grâce. Mais dans le domaine de la production diplomatique la plus générale, cette concordance de la somme avec la vaste portion des lettres royales sortant du domaine de la production courante lui donnait automatiquement un rôle de modèle dans un champ de l’écrit moins directement lié au droit, mais beaucoup plus vaste : l’activité de correspondance diplomatique, dans le sens le plus commun du terme de dialogue de souverain à souverain.
740Les trois premiers, plus particulièrement les deux premiers livres des Lettres, où Frédéric II s’adressait dans un langage pompeux aux princes du reste de l’Europe pour justifier sa politique, fournissaient une mine inépuisable d’idées de préambules et d’expressions heureuses pour guider les notaires dans la rédaction des documents à la fois relativement standardisés et chaque fois exceptionnels de par la nécessaire diversité de leur contenu politique. Cette place des Lettres comme modèle par excellence de la correspondance diplomatique, de prince à prince, voire de cité à cité – comme dans le cas de l’Italie du nord à la fin du xiiie siècle – est une conséquence de la technique particulière de rédaction de ces documents.
741Les lettres de correspondance diplomatique requéraient en effet de leurs rédacteurs des connaissances rhétoriques bien plus poussées que des lettres administratives, même complexes. Elles étaient à la fois dépendantes d’une formalisation rigoureuse, et d’une virtuosité linguistique exceptionnelle, à mi-chemin de l’activité administrative et littéraire, dont les Lettres offraient le modèle. L’utilisation de la somme n’était pas pour autant automatique. Il fallait probablement que les rédacteurs se sentissent obligés de recourir à une rhétorique de l’argumentation solennelle sortant des occasions les plus routinières d’assurances réciproques d’amitiés pour avoir recours à cette forme d’apparat, qui a pu par ailleurs être structurellement concurrencée dans son rôle de guide diplomatique par d’autres types de rhétorique, d’argumentation plus scolastique dans la France ou la cour de Naples du xive siècle, ou de forme plus classicisante dans l’Italie du nord, dès la seconde partie du xive siècle.
742Telles quelles, les Lettres restèrent pourtant la somme princière par excellence pendant tout le xive siècle, et eurent encore un rôle non négligeable dans mainte chancellerie pendant le siècle suivant. Et pendant ces deux longs siècles, les apprentis-notaires comme Cola di Rienzo purent rêver en recopiant et en mémorisant la somme à la destinée extraordinaire de Pierre de la Vigne, que son art avait porté au faîte des grandeurs, et les graves secrétaires ou chanceliers désormais arrivés, Richard de Bury, Jean de Neumarkt, Pierre le Hongrois, Edmond de Dynter, méditer dans leur service auprès du prince sur la disgrâce et la mort réservées par Frédéric au notaire vieillissant.
Notes de bas de page
1 Schaller 2002.
2 Le manuscrit composite München, Bayerische Staatsbibliothek Clm 21242 (Schaller 2002, n° 134, p. 199-202) comprenant une collection de Lettres classique (aux fol. 84-155), a une histoire particulièrement mouvementée. C’est l’un des très rares manuscrits de Lettres qui peuvent être assignés à l’activité d’une chancellerie royale ayant effectivement utilisé les Lettres, puisque il a été en partie complété à la chancellerie d’Henri VII vers 1312, cf. Schaller 2002, p. 200. On peut rêver à l’histoire de ce manuscrit, dont le noyau PdV, écrit et endommagé avant 1300, donc à une date très précoce dans l’histoire de la collection, fut complété à la chancellerie de l’empereur Henri VII au moment où la rhétorique impériale avait abondamment recours aux Lettres, avant de passer dans les mains d’un notaire de Louis de Bavière, Hermann von Stockach (mort en 1339), de voyager jusqu’aux abords de la Curie et d’y être racheté pour soixante deux florins, pour finir sa course dans la bibliothèque de la célèbre famille de polygraphes d’Ulm, les Neithart. Il est malheureusement exceptionnel de disposer d’informations aussi riches. Schaller 2002 indique d’autre part qu’un autre manuscrit munichois, München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 14 439 (Schaller 2002, n° 130, p. 193), a peut-être été écrit à la chancellerie de l’antiroi Frédéric le Beau (1314-1330). Les chancelleries épiscopales sont un peu mieux partagées. Le manuscrit bernois Bern, Bu¨ rgerbibliothek 166 (Schaller 2002, n° 14 p. 30) proviendrait de la chancellerie des archevêques de Reims. Bien avant dans le xve siècle, en 1467, Conrad de Fribourg offrit le manuscrit Berlin, Staatsbibliothek Preussischer Kulturbesitz, lat. fol. 188 à la chancellerie des archevêques de Trèves. Cf. Schaller 2002, n° 11 p. 17 (fol. 171r) : Hunc librum scilicet Petrum de Vineis venerabilis dominus Conradus de Fryburg decretorum doctor tradidit cancellarie reverendissimi domini nostri archiepiscopi Treverensis ita quod semper maneat in cancellaria Erenbreitsteyn... De même, le manuscrit Paris, BnF lat. 8 565 (Schaller 2002, n° 161 p. 239-240), acheté en 1494 par Jacob Vimpfeling à Spire, est-il incorporé dans les décennies suivantes à la bibliothèque de la chancellerie épiscopale de Strasbourg. Mais doit-on vraiment penser qu’on utilisait les Lettres pour la rédaction de diplômes à Trèves ou à Strasbourg aussi tard que vers 1470 ou vers 1530, à l’époque où dans la même région, à Bâle, les premières éditions des Lettres voient le jour pour des motifs historico-polémiques liés à la Réforme ?
3 C’est par exemple le cas des manuscrits latins de la Bibliothèque nationale de France, Schaller 2002, n° 153, 154, 157, 159, 160, 164, 165, 166, 168, 169, qui font statistiquement partie de la masse de manuscrits achetés en vrac lors de la constitution de la bibliothèque colbertienne et dont l’origine n’est pas facilement retraçable, faute d’indication ou d’indices suffisants.
4 Cf. Hillgarth 1991, p. 137 : « ... like the French authors of the twelfth century, the artes dictaminis left little trace in Majorcan libraries. The greatest of the dictatores, Guido Faba, is found in two catalogues of religious houses and in a doctor’s inventory of 1396. Thomas of Capua is present only in Abeyar’s of 1493. Petrus de Vineis, whose Epistulae survive in over 150 manuscripts, is represented in three Majorcan lists dating from 1401 to 1505. If one considers how important the artes were for notaries and the critical role that notaries played in Majorcan culture, it would seem surprising that this type of writing should be so poorly represented in the island ». Le contexte des trois inventaires respectifs où apparaissent les Lettres est instructif. Dans le premier inventaire, du tout début du xve siècle, Pierre de la Vigne côtoie principalement Guido Faba et des formes selon le style de la Curie. Vers 1482, le notaire Jean Falco a remplacé Guido Faba par Cicéron et Sénèque, dans le goût de la Renaissance, mais on retrouve l’alliance traditionnelle entre les Lettres de Pierre de la Vigne et les summe dictaminis papales. Enfin, en 1505, le procureur royal de Majorque possède à la fois les Lettres et ce qui doit être un exemplaire du Liber augustalis. Le commentaire de Hillgarth sur la rareté des Lettres (et d’autres sommes équivalentes) n’a guère de sens si l’on prend un peu plus de recul. Par rapport à la cartographie des manuscrits de Lettres préservés, il semble au contraire que la concentration de trois manuscrits des Lettres pour la seule Majorque au xve siècle soit remarquable. Il n’en subsiste actuellement que six pour l’ensemble de la péninsule ibérique, et aucun dans les Baléares. Les échelles relatives des prix dans les estimations d’inventaires, par exemple celle de Jean de Vilanova, ou celle de Nicolas de Baye indiquent qu’aux Baléares ou en France au début du xve siècle, le livre n’est pas des plus économiques, même si son prix reste raisonnable : il semble courant sans être commun.
5 Sur cette question, cf. Bresc 1971.
6 Petite collection en six livres. Sur la différence entre les quatre collections ordonnées, les collections non-ordonnées, et les anthologies dans lesquelles apparaissent des lettres issues de ces collections, toutes comptabilisées dans le catalogue Schaller 2002, cf. supra première partie, p. 26-31.
7 En plus des manuscrits des différentes collections ordonnées, Collegerunt pontifices apparaît dans quarante-cinq autres manuscrits, cf. Schaller 2002, index des incipit p. 483. Dans un nombre de cas non négligeable, la lettre se retrouve même seule ou presque, dans un ensemble parfaitement hétérogène, et ce dès la fin du xiiie siècle, comme par exemple dans le manuscrit pragois Schaller 2002 n° 183, p. 298-299, qui contient une collection d’exordes, quelques dizaines de lettres de la somme de Thomas de Capoue, Collegerunt pontifices (PdV I, 1, fol. 73r) et Misericordia pii patris (PdV IV, 1) C’est donc une des rares lettres du recueil dont on peut dire qu’elle est suffisamment célèbre pour avoir une existence autonome en dehors du recueil, mais c’est peut-être aussi une lettre particulièrement bien connue pour des raisons d’enseignement rhétorique.
8 C’est dire le caractère nécessairement approximatif de la tentative : tous les manuscrits répertoriés par Schaller 2002 sont loins de l’être avec une précision suffisante pour pouvoir toujours postuler une origine probable, et il est délicat de décider quels manuscrits présentent suffisamment de garantie pour pouvoir être inclus dans le calcul.
9 C’est à dire, en suivant la logique du catalogue, tous les manuscrits contenant plus de vingt lettres numérotées (PdV I, 1 ; I, 2, etc...) en fonction de leur appartenance à la collection classique (petit-six), même quand la majorité des lettres qu’ils contiennent n’appartiennent pas à cette collection. Sur cette distinction, cf. supra première partie p. 26-31.
10 Je comptabilise dans ce groupe les manuscrits écrits à la Curie ou par un clerc ayant travaillé à la Curie, ou possédés par un cardinal, ou bien encore par une institution avignonnaise : il s’agit donc d’un éventail assez large, mais qui indique par contrecoup la diversité possible des circulations de manuscrits en général, des Lettres en particulier dans le monde de la Curie romaine, puis avignonnaise.
11 Cf. supra troisième partie, p. 370-417.
12 Résumé de ce décollage des universités dans le contexte de l’expansion générale des pays germaniques au xve siècle dans Rapp 1989.
13 Il y a un problème pour la France au début du xve siècle. Le nombre de manuscrits produits, apparemment en chute libre, contraste avec la présence de ceux-ci dans le milieu des gens de robe parisiens.
14 On peut prendre le cas de l’abbaye Saint Sauveur-le-Vicomte dans le diocèse de Coutances, Schaller 2002, n° 13, p. 24-30 (actuellement Berlin, Staatsbibliothek, Preussischer Kulturbesitz Diez C 4o 47), avec la mention du xve siècle : Iste liber est de abbatia Sancti Salvatoris Vicecomitis Constantie diocesis provincie Rotomagensis), ou encore, pour rester dans le domaine francophone, l’abbaye Saint-Jacques de Liège (Schaller 2002, n° 208, p. 345-348, actuellement Torino, Biblioteca ex-Reale, varia 47, manuscrit du xve siècle), dont on verra qu’elle prête le manuscrit à vie à un membre de l’entourage du duc de Bourgogne.
15 Bibliothèque de la cathédrale de Paris (Schaller 2002, n° 178, p. 287-288, Paris BnF lat. 17 913, manuscrit achevé en 1384 (mais la date d’entrée dans la bibliothèque n’est peut-être pas aussi ancienne) ou encore bibliothèque du chapitre cathédral de Reims (Schaller 2002, n° 188, p. 314-321, Reims, Bibliothèque Municipale cod. 1275, manuscrit non ordonné contenant de nombreuses lettres en rapport avec le début du règne de Frédéric II) ; bibliothèque de la cathédrale de Bamberg (Schaller, 2002, n° 7, p. 13, Bamberg, Staatsbibliothek Msc. Philol. 19).
16 Le cas de Montpellier est douteux. Des manuscrits Schaller 2002, n° 111, et Schaller 2002, n° 118, (respectivement Montpellier, Bibliothèque universitaire 139 et 351), tous deux du xve siècle, l’un (n° 117) provient de Troyes, l’autre semble un don tardif. En revanche, le manuscrit Paris, BnF lat. 17912 (= Schaller 2002, n° 177, p. 286-287), une collection classique, était bien possédé au Moyen Âge par le collège de Navarre, comme l’atteste la mention fol. 1 (Pro libraria regalis collegii Campanie alias Navarre Parisiensis).
17 C’est le cas du manuscrit Schaller 2002, n° 148, p. 220-221, (Oxford, Mer-ton College ms. 122), anciennement en possession d’un des collèges de l’université d’Oxford.
18 Cf. le manuscrit Schaller 2002, n° 47, p. 76-77 : Biblioteca Apostolica Vaticana, Pal. Lat. 954, terminé en 1434, avec la mention Iste liber pertinet facultati artium studii Heidelbergensis.
19 Praha, Narodni Knihovna Ceské Republiky, cod. 1553 (= Schaller 2002, n° 185, p. 306 : « ältere Signaturen : Collegii nationis Bohemicae »). Mais c’est une collection non ordonnée qui ne recoupe la collection classique qu’avec le pamphlet PdV I, 1. Au moins deux autres manuscrits pragois (Schaller 2002, n° 183 et 184, p. 298-306) proviennent de l’université.
20 Schaller 2002, n° 88, p. 136, Krakow, Biblioteka Jagiellonska 439, donné à la fin du xve siècle à l’université de Cracovie.
21 Schaller 2002 n° 158, p. 237 : « 1426 in der Bibliothek der Sforza in Mai-land bzw. Pavia ; 1499 durch Ludwig XII. in die königliche Bibliothek gelangt ».
22 Sur l’inclusion du Memorialbuch dorénavant intégralement édité par les soins des MGH (2000) dans le catalogue de Schaller (Schaller 2002, n° 123, p. 185-186) et les problèmes méthodologiques qu’elle pose, cf. supra, première partie p. 32 et 43.
23 Cinq notaires italiens indiquent des contextes de rédaction très différents les uns des autres. Antonius Bartholomei, notarius, est le rédacteur du manuscrit Schaller 2002 n° 26, p. 42-43 (= Brescia, Biblioteca Queriniana, E. II 8) de la fin du xive siècle. Antonius Sici de Vercellis clericus est le rédacteur de la partie du manuscrit Paris, BnF lat. 4042, terminé à Verceil en 1294 contenant les lettres de Thomas de Capoue, avant une grande collection en six livres des Lettres PdV ; c’est le manuscrit le plus précoce à ma connaissance contenant à la fois l’une et l’autre collection. Schaller indique (Schaller 2002, n° 155, p. 233-234) que les lettres PdV seraient d’une autre main que celle d’Antonius. Ce même rédacteur a engagé le manuscrit entre les mains du seigneur Bonifacio de Vercellis (fol. 132, Iste liber magistri (An)tonii Sici est obligatus domino Bonifacio de Vercellis in decem septem sol... que adhuc debetur per eundem Anthonium ultra istam pecuniam). Il est remarquable de trouver ce livre aussi tôt aux confins des deux principales zones de diffusion de la fin du xiiie siècle, la France et l’Italie, alors que la grande collection en six livres est diffusée dans les mêmes années et surtout les années suivantes dans le contexte universitaire parisien, ou pariso-orléanais. Sur ce manuscrit, cf. Schaller 1993 en particulier p. 234-236. Lodoicus de Marcis de Con (eglano ?) est le rédacteur du ms. Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottob. lat. 1738 (Schaller 2002, n° 43 p. 67-68), terminé à Padoue en 1386, dont il sera plus amplement question dans la section réservée à l’Italie. Marcius de Christianis de Crema, a rédigé le manuscrit Schaller 2002, n° 162, p. 240-241, Paris, BnF 8 566, de la fin du xive siècle. Vannucius notarius de Pisis, est le rédacteur du manuscrit Schaller 2002, n° 42, p. 65-66, Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottob. lat. 1 101 : « Wohl zur Zeit Johanns XXII. (1316-1334) in der Emilia », pour lequel on renvoie également à la section de cette partie consacrée à l’Italie.
24 Schaller 2002 n° 47, p. 76-77 (Biblioteca Apostolica Vaticana, pal. lat. 954), écrit par Erhard Bild ; n° 83 p. 130-131, (Klosterneuburg, Stiftsbibliothek, 734), avec ajouts de la main d’Edhard Kist de Freys ; n° 99, p. 151-152 (London, British Library, Add. 22 832), « geschrieben 1443 in Würzburg per Jacobum Crawss de Herbipoli » ; n° 128, p. 190-192 (München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 14163), fini en 1420 per manus Caspar Paldinger.
25 Schaller 2002 n° 9, p. 14-15 (Barcelona, Archivo de la Corona de Aragon, Ripoll 87) fol. 110r : Qui scripsit scribat et semper cum Domino vivat, finito libro sit laus et gloria Christo. Amen. Nomen scriptoris est Raymundus Bidaudi. Si Ray preponatur et mun super associatur et dus iungatur, qui scripsit ita vocatur (sic). La réflexion étymologique médiévale sur le nom peut être fascinante. Elle peut aussi être stupide, c’en est un exemple.
26 Schaller 2002 n° 158, p. 237-238, (Paris, BnF lat. 8 563), fol. 95r : Istam summam scripsit Egidius de Forteretia in curia Romana. Cf. Schaller, Stauferzeit, p. 242 note 49 et Registres de Jean XXII pour 1318, n° 7378-7380 ; 8 505 ; 8 675 pour l’obtention d’un canonicat à Chartres par ce personnage.
27 Schaller 2002 n° 196 p. 329-330 (Sankt Gallen, Stadtbibliothek (Vadiana), Vadianische Sammlung 299), écrit en 1303 à la Curie fol. 64 : Explicit summa magistri Petri de Vineis excellentissimi dictatoris que fuit scripta per re ? (transcription de Schaller, mais je suppose qu’il faut lire per me, ad sensum) N. campellensem de Fractis in Romana curia (...) anno domini millesimo trecentesimo tertio tempore domini Bonifacii pape VIII anno nono, indictione prima. Sur ce personnage, cf. Nüske 1974, p. 315-1316 au n° 198 des scriptores de la chancellerie pontificale entre 1254 et 1304, note 530. Deux N. de Fractis parfois confondus y sont alors en activité.
28 Andrea Lancia fut le possesseur du manuscrit Schaller 2002, n° 59, p. 9395 (Cologny – Genève, Bibliotheca Bodmeriana C. B. 132) ; le manuscrit München, Bayerische Staatsbibliothek Clm 15 723 (Schaller 2002, n° 132), qui contient à la fois la Summa dictaminis de Thomas de Capoue et les Lettres, est acheté par le notaire Conrad de Trente pour trente ducats d’or (fol. 91v : Iste liber emptus necnon comparatus est per me Conradum notarium Negredi de Tridento tredecim ducatorum auri).
29 Le manuscrit qui passe entre les mains de Laurent Aycard, (Schaller 2002, n° 156, p. 234-235, Paris, BnF lat. 4625 A, a un circuit de transmission exemplaire, puisque c’est le fils d’un jurisconsulte marseillais qui le vend à un notaire municipal, devant notaire, en 1373 (fol. 1v : In Christi nomine amen. Anno incarnationis eiusdem millesimo tricentesimo septuagesimo secundo, die vicesimo primo mensis Marcii, undecime indictionis. Ego Laurentius Aycardi notarius filius Iacobi Aycardi notarii de civitate Masilie emi istum librum ab Audeberto Maccelli filio domini Anthonii Maccelli iureperiti condam dicte civitatis precio (...) florenorum auri, ipsorum quolibet pro XXXta II solidis regalium computato. De quo sumpsit notam magister Guilelmus Faniculi notarius de Massilia). Malheureusement, l’inclusion dans le catalogue de Schaller ne repose que sur la présence de la seule lettre HBP 14. Pour le reste, il s’agit d’un formulaire composé d’exordes et de lettres d’époque angevine.
30 Hillgarth 1991, Inventaire n° 356, p. 543-544 : « I july 1482. Inventory of the discreet Johannes Falco, notary, made by his son Johannes (...) 7. Item, un altre libre de paper, cubert de fust, apelat Les Epistoles de Senequa. 11. Item, un altre libre de pergami, cubert de posts, hon son les Formes de Rotlandi. 13. Item, un altre libre de paper, cubert de paper engrutat, apellat Formes de epistolles segons still roma. 15. Item, hun altre libre de paper, cubert de posts, apelat les Epistoles de Seneca ad Lucillum. 19. Item, un altre libre de paper, cubert de cuyros, appellat Vadell, De Art de notaria. 20. Item, un libre de paper, cubert de post, dins lo qual ha Epistoles fetes per Petrum de Vineis. 28. Item, un libre de paper de stampa, desligat, appellat Epistoles de Tulli. 29. Item, un libre de apper, desligat, apelat La rethorica de Tulli ». Le mélange est révélateur d’une culture de notaire renaissante intégrant l’héritage de l’ars dictaminis (Pierre de la Vigne, formes romaines du xiiie siècle) ; celui d’une pratique notariale plus terre à terre (ars Rolandini, ars notaria), et celui d’un humanisme traditionnel (rhétorique de Cicéron et lettres de Sénèque) ou plus novateur (Lettres de Cicéron).
31 Coulet 1996, p. 230. Lazare Bertrand n’est pas un simple notaire urbain aixois, il a le titre de secrétaire du roi, et devient seigneur du village de Peypin. Sa bibliothèque est professionnelle et fortement marquée par le droit, l’ars notarie et le dictamen, puisqu’elle comprend les principaux éléments du corpus juris civilis, les Lettres de Pierre de la Vigne, et deux exemplaires de la summa d’ars notaria de Rolandino Passageri. La possession à une date aussi tardive (1437) des Lettres, en liaison avec des livres de droit et d’ars notaria, par un notaire actif dans les organes centraux du comté de Provence, laisse penser que l’utilisation de la somme peut faire l’objet d’une enquête parallèle à celle de ce livre qui s’étendrait à la pratique notariale des notaires locaux du midi occitanophone, catalanophone et italien.
32 Schaller 2002, n° 83, p. 130-131 (Klosterneuburg, Stiftsbibliothek, 734) et n° 128, p. 190-192 (München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 14 163).
33 La description de la bibliothèque d’Amplonius en 1412, ordonnée par matière, donne une bonne idée de la place des Lettres dans la culture rhétorique d’un érudit Allemand du début du xve siècle. Cf. Lekmann 1918 II, p. 19 : (Katalog des Amplonius Ratinck 1410-1412) : Isti sunt libri, quos ego Amplonius de Berta habeo in arte rethorica, que est tercia trivii. Primo igitur viginti unum capitula de rethorica valde bona de Ysidoro, que require in 2. ethimologiarum eiusdem. Item tres libros rethoricorum Aristotilis (...) Item glosule valde bone super totam rethoricam. Item duo libri rethorice veteris Marci Tulii (...) Item excerpta Herzonis de summa Victorini. Item liber Stacii Thebaidos ; liber poetrie nove Gaufredi. (...) Item egregium et solempne volumen continens infrascripta artis rethorice, primo siquidem tractatum Transmundi de arte dictandi ; (...) post hec CCCCXXXV epistolas egregii stili dictandi cum prioribus compilatis a Bernhardo Neapolitano, et in istis pulcherima reperies de copia latinitatis et bone dictature. Item volumen bonum, in quo continentur diverse epistole, quas egregius ille rethor Petrus de Vineis compilavit, antequam fieret cancellarius domini Friderici imperatoris, ad diversas personas/ sunt eciam ibidem alique epistole quas compilavit tempore sui cancellariatus/ deinde sequuntur epistole mirabiliter bone et morales de sompnio Pharaonis translato de Joseph/item epistolas 153 venerabilis Petri Blesensis tam rethoricas theologicas quam morales. Item solempne volumen (...) sentencias philosophorum (...) Grillius (...) Boecii de consulatu (...) 12. Item sex libri epistolarum venerabilis Petri de Vineis, rethoricas numero totali 335 vel plures continentes epistolas/egregia metrificatura Bernardi Silvestris, tractatus quidam rethorice valde bonus/tractatus de coloribus verborum et sentenciarum excerptus eleganter de rethorica Tulii utraque, tractatus alius rethorice de prolongacione et transmutacione materiarum/tractatus de 12 signis, summa dictaminis Laurencii. Le premier des deux volumes mentionnés dans l’inventaire correspond à Schaller 2002, n° 181, p. 290-297 (Pommersfelden, Gräflich Schönbornsche Bibliothek 189). Il s’agit d’une collection non ordonnée dans laquelle les lettres PdV sont en nette minorité. Il est intéressant pour la compréhension des attributions de collections de flores dictaminis à Pierre de la Vigne de voir qu’elles pouvaient être comprises comme des lettres de la correspondance de Pierre avant sa prétendue accession à la fonction de chancelier. Le second correspond à une collection classique, mais la description du contenu du reste du manuscrit ne s’applique pas, sauf erreur, à l’un des manuscrits recensés dans Schaller 2002 : il est sans doute perdu. Pour le reste, les Lettres sont, avec la summa de Bérard de Naples sur laquelle Amplonius s’exprime en termes remarquables le principal apport de l’ars dictaminis du xiiie siècle à un bagage culturel rhétorique encore extrêmement traditionnel, dans l’Allemagne du début du xve siècle.
34 Schaller 2002, n° 88, p. 136 (Krakow 439) : Liber magistri Andree Grzimala medicine doctoris, in quo continentur epistole Petri de Vineis et alie quamplures, necnon decreta et statuta concilii Constanciensis, datus pro libraria universitatis studii Cracoviensis. Le manuscrit était auparavant en possession du chancelier de Pologne Pierre le Hongrois.
35 Schaller 2002, n° 237 (Wroclaw, Biblioteca Uniwersytecka, Cod. Mil. II 150).
36 Schaller 2002, n° 46, p. 72-76 (Biblioteca Apostolica Vaticana Pal. lat. 953). Ce très vieux manuscrit a été compilé en Italie au xiiie siècle en dehors des circuits habituels de formation des Lettres (la collection ne dérive apparemment pas d’un prototype d’une des formes ordonnées).
37 Schaller 2002, n° 202, p. 336-337 (Stuttgart, Würtembergische Landesbibliothek, Cod. hist. 2o 247), en partie écrit par Peutinger lui-même, c’est un des tout derniers manuscrits des Lettres (vers 1500) : Liber Conradi Peutinger Augustensis utriusque iuris doctoris non sine impensa modica conlectus anno domini M. D. VI pridie iidus Iulii.
38 Schaller 2002, n° 183, p. 298-305 (Praha, Národní Knihovna České Republiky, Cod. 528). C’est une collection irrégulière, dans laquelle seules les deux lettres célèbres PdV I, 1 (Collegerunt pontifices) et PdV IV, 1 (Misericordia pii patris) voisinent avec des lettres de Thomas de Capoue et des modèles rhétoriques locaux.
39 Schaller 2002, n° 148, p. 220-221 (Oxford, Merton College, ms. 122), fol. 1v : Orate pro anima Johannis Bohun qui istum donavit huic collegio scilicet Merton. Liber domus scolarium de Merton in Oxonia ex dono predicti Johannis.
40 Schaller 2002 n° 86, p. 134 (Koblenz, Landeshauptarchiv, Abt. 701 nr. 176).
41 Schaller 2002 n° 138, p. 206-207 (Namur, Bibliothèque du Grand Séminaire, 38), fol. 278v : Iste liber est reverendissimi patris domini Iohannis abbatis monasterii de Thosan, quem concessit michi Theodorico Gherbodo consiliario domini ducis Burgundie ad vitam meam habendum, et ipsum post obitum meum domino reverendissimo patri vel si interim decesserit eius successori volo reddi et deliberavi. Teste signo meo manuali hic apposito. Die XII. Febr. a. d. mill. CCCCo XII. Gerbodus.
42 Hillgarth 1991, Inventaire n° 143, p. 457-458 : « 11 august 1401. A. inventory of Johannes Vilanova, sacrist of St. Eulàlia in the City of Majorca’ : n° 7. Item, alium librum parvum pergameni, vocatum Summa magistri Guidonis, cum cohopertis fustis et corii viridis (...) n° 12. Item, alium librum parvum pergameni, De summa Guidonis, cum cohopertis fustis cum corio virido (...) n° 17. Item, alium librum pergameni medie forme, intitulatum Querimonia Frederici imperatoris super deposicione sua contra papam et duos cardinales, cum cohopertis fustis et corii viridis (...) n° 32. Item, alium librum in papiro, formarum, suplicacionum et litterarum curie romane, cum cohoperts empestades corii albi. Pour un sacristain, Jean Vilanova semble bien outillé en ouvrages d’ars dictaminis, puisqu’il possède deux sommes de Guido Faba, un Pierre de la Vigne et un formulaire de lettres papales. Cet intérêt pourrait être le résultat d’un héritage.
43 Schaller 2002 n° 213, p. 376-377 (Uppsala, Universitetsbibliotheket, Cod. C. I). liber mei (sic !) Mathei de Launaw Varmiensis ecclesie cantoris et canonici : « Aus der Bibliothek des Domkapitels von Frauenburg im Ermland »). L’Ermland est un district de l’ancienne Prusse.
44 Pour Vasco Martins, cf. Williman 1980, p. 164, n° 344.8 B (item dictamen magistri Petri de Vineis). Il est évêque de Porto puis de Lisbonne entre 1328 et 1344. Pour Pietro Corsini, cf. ibid., inventaire 405.6, p. 278 n° 127 (Item liber epistolarum Frederici imperatoris). Il est auditeur du palais apostolique, évêque de Volterra, de Florence, cardinal en 1370 et évêque de Porto en 1374, doyen du collège des cardinaux urbanistes. Le célèbre cardinal-philosophe Nicolas de Cues fut en possession du manuscrit Schaller 2002, n° 17 p. 32-33 (Bernkastel-Kues, Bibliothek des St. Nikolaus-Hospitals, 80). Pour Pierre Peregrosso, cf. Williman 1980, inventaire de Pierre Peregrosso, camérier de l’Église romaine mort en 1295, 295.7, p. 105 : n° 37, Epistole Petri de Vineis. Pour une remise en contexte de cet inventaire daté de juillet 1295, cf. Cenni 2005, p. 53 et suivantes. Les Lettres de Pierre de la Vigne, qui y sont appelées Epistole Petri de Vineis, y coûtent cinq florins, et apparaissent à la suite de la Summa Riccardi de Pofis in dictamine (six florins), des Derivationes d’Uguccio (dix-huit florins), d’un commentaire sur le décret, d’une anthologie d’écrits de saint Bernard, d’une anthologie de sermons et de la summa Thome de Capua in dictamine, à quatre florins. On remarquera l’association des trois sommes dès lors en circulation, et leur prix relativement modique (les Derivationes coûtent trois fois plus cher, la Summa Ostiensis soixante-dix florins), qui semble indiquer à la fois l’absence de décoration des livres conçus comme des usuels, et peut-être leur déjà grande circulation deux décennies seulement après leur lancement probable sous leurs formes les plus classiques, si l’on accepte le début de la décennie 1270 comme terminus a quo pour leur diffusion hors des cercles de la chancellerie sicilienne et de la Curie.
45 Sur la circulation des lettres en France au début du xve siècle, cf. infra p. 566-569.
46 Schaller 2002, n° 138, p. 206-207 (Namur, Bibliothèque du Grand Séminaire, 38). C’est un témoignage remarquable de l’intérêt pour les Lettres (il est vrai dans un manuscrit qui contient également les Varie de Cassiodore, des modèles de Transmundus et d’autres textes encore) dans l’entourage du duc de Bourgogne au début du xve siècle.
47 Schaller 2002, n° 134, p. 2000 (München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 21 242).
48 Schaller 2002, n° 88, p. 136, (Krakow, Biblioteka Jagiellonska 439) : fol. 192r : Sorte supernorum scriptor libri potiatur, morte malignorum raptor libri moriatur. Iste liber est domini Petri Hungari cancellarii Wladislaviensis.
49 Schaller 2002, n° 140, p. 209-211 (Napoli, Biblioteca Nazionale Vittorio Emmanuele II, XVI. A. 25), d’origine française, fol. 113v : Iste liber est anthemi ( ? [lire Anthonii ?]) de pre ( ?), quem emit a Moyse Judeo Avinionensi pretio III florenorum.
50 Sur la famille Neithart et le catalogue de la bibliothèque qu’ils léguèrent à la ville d’Ulm, cf. Lehmann 1918, p. 303-306, et dans le catalogue même p. 377, n° 113 : Textus pacis Constancie cum glosa Odofredi formularius quidam cum sua tabula ; epistole Petri de Vineis in pergameno, habet folia 166, quorum primum inc. in nigro ‘In nomine sancte’ et fin. iuramento. fol. 11 inc. quem terminum, qui correspond à Schaller 2002, n° 134 (München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 21 242).
51 Kristeller 1993, p. 236-237 : « Medieval latin literature was represented exclusively by the letters of Peter of Blois and of Petrus de Vineis, and it has been rightly noticed that the absence of other such writrings reflets Pico’s distinctly humanistic taste in literature ».
52 Luna 1992, p. 231-239, édition commentée de la Questio utrum spiritualis et temporalis potestas sunt coniuncte in summo pontifice, développée par Borromée de Bologne O. P., en activité dans les décennies 1320 et 1330 (ibid., p. 204, 205). Il faut lier l’utilisation conjuguée de la lettre papale Eger cui lenia et de la lettre impériale PdV I, 3, toutes deux datant du lendemain du concile de Lyon I, aux débats théologiques sur la puissance temporelle des papes ranimés par le conflit entre Louis de Bavière et Jean XXII. Cf. sur cette question infra p. 700.
53 BF(Z).
54 Sur Edmond de Dynter, cf. Lexikon des Mittelalters III, 1986, c. 1497 : en tant que secrétaire du duc de Brabant (puis du duc de Bourgogne pour le duché de Brabant), il avait certainement une formation de dictamen assez poussée.
55 Sur Dietrich de Nieheim, cf. Lexikon des Mittelalters III, 1986, c. 1037-1038 avec bibliographie.
56 Le Viridarium imperatorum et regum romanorum est édité par Lhotsky-Pivec 1956 dans les MGH col. Staatsschriften des späteren Mittelalters V.
57 Édition et commentaire de cette réponse papale à Collegerunt pontifices dans Schaller 1993 p. 197-223, rééd. de Schaller 1954-1955.
58 Schaller 2002, n° 184, p. 305-306 (Praha, Narodni Knihovna Ceské Republiky, Cod. 781).
59 Schaller 2002, n° 152, p. 231 (Paris, Archives Nationales, Trésor des chartes JJ. 28. B).
60 Dans certains cas, une simple communauté lexicale d’un mot ou deux a une valeur indicielle non négligeable, mais ne peut suffire à prouver une réutilisation. C’est encore vrai pour les innombrables chevilles de deux termes, en général des circumitiones, qui peuvent provenir de n’importe laquelle des grandes sommes de dictamen, comme par exemple les lettres de Pierre de Blois ou celles de Thomas de Capoue.
61 Foedera et acta I/3, p. 178 : (1297) : littera regis pape pro Theobaldo fratre comitis de Barro electo in episcopum ecclesie Metensis commendatoria.
62 Ordonnances des roys... t. IV, p. 73.
63 Il suffit de sélectionner les termes qui ne sont pas d’une banalité absolue (ici pervigil et circumeundo) et de vérifier leur présence ou non dans les Lettres : pervigil y apparaît cinq fois, circuire deux fois (par exemple dans PdV III, 84 : taliter pervigil et studiosus intendas et dans PdV IV, 3 : et nostrorum processuum latera circuiret).
64 Ni perhenni ni convallem n’apparaissent dans les Lettres. La méthode n’a qu’une valeur indicielle, dans la mesure où les quelques trois cent cinquante lettres PdV ne reflètent pas complètement l’étendue du vocabulaire employé par la chancellerie, mais elle indique d’intéressantes divergences.
65 Foedera et acta, I/3, p. 91.
66 PdV II, 9 : ut fidelium nostrorum qui pro fidei nostre nomine et felici statu imperii personarum pericula et rerum dispendia non vitarunt. Cette formule qui intervient pour louer le comportement d’un fidèle dans l’adversité se retrouve tant dans la correspondance simple (comme ici) que dans la rédaction d’actes solennels, comme des privilèges (par exemple PdV VI, 10).
67 Ces trois chevilles d’une grande banalité dans les Lettres du cinquième livre font partie du formulaire de la correspondance administrative.
68 Édition Iselin (= Schaller 1991) irregularitate.
69 Le manuscrit BnF lat. 8 563 a dominum : le notaire français n’a donc pas modifié la leçon deum, mais repris une variante circulant dans la tradition manuscrite.
70 Foedera et acta II/4, p. 180. Pour une analyse plus complète de cette lettre et de son contexte de rédaction, cf. infra p. 655-656.
71 Cf. infra p. 624-625, exemple tiré de la chancellerie française, et p. 690 692, exemple tiré de la chancellerie impériale.
72 Pour des exemples français, anglais et allemands de cette utilisation couplée, cf. infra p. 585-586, 643-644 et 698-699.
73 Trésor des chartes JJ I 1 : HBP p. 259-262, avec copie intégrale de toutes les mentions du registre concernant Frédéric II.
Schaller 1993 commentant cette liste p. 239-240 suppose que l’archiviste de saint Louis et Philippe III a récupéré ces lettres concernant plus particulièrement la France à partir du matériel de la chancellerie des Hohenstaufen. C’est possible, mais il n’est pas non plus exclu que les pièces de cette partie du registre, arrangées dans un ordre chronologique rigoureux et dans leur écrasante majorité destinées soit par l’empereur, soit par le pape au roi ou à la reine de France, ou bien au clergé (en particulier à l’archevêque de Rouen) aient été directement reprises des archives capétiennes, les rares exceptions (lettre de Frédéric II destinée au roi d’Angleterre, qui peut d’ailleurs avoir été également adressée au roi de France sans qu’on en ait gardé trace) ayant certainement été en possession de la chancellerie royale dans les mois mêmes de leur rédaction. Par ailleurs, le classement chronologique de ces pièces, généralement fort rigoureux, donne à penser sur le statut de certaines d’entre elles au xiiie siècle. On remarquera ainsi l’inclusion du pamphlet Collegerunt pontifices (datant sans équivoque des années 1239-1241, puisqu’il contient des allusions claires à l’origine de Grégoire IX) dans les lettres des mois suivants la déposition de Frédéric (fin 1245-début 1246). Faut-il supposer que Jean de Caux a archivé au petit bonheur la chance ce pamphlet non daté, ou bien que le pamphlet avait circulé en France dans les années 1245-46 ? Sur l’inventaire et plus généralement l’activité de Pierre d’Étampes à la tête des archives royales, voir Layettes du trésor des chartes I, (Teulet 1863), p. vii-x, et t. v, (Delaborde 1909, p. xxxxviii-lxxiv). Sur Jean de Caux, ibid. p. xxxiv-xxxv. Sur le registre lui-même (JJ 1) : Delaborde 1900, p. 426-446.
74 Schaller 2002, n° 152, p. 231. Les lettres contenues sont un choix des grandes encycliques ou des pamphlets antipapaux du premier livre, l’échange entre saint Louis et Frédéric II et le petit diptyque Frédéric II-sultan de Babylone (I, 1-4, 6-8, 12-15, 17, 20, 23, II, 18-19). Le reste du manuscrit est également remarquable par son contenu. Outre l’histoire des Albigeois de Pierre des Vaux de Cernay, on y trouve en effet un formulaire de lettres papales diverses (Martin IV, Nicolas IV) La célèbre Questio de utraque potestate et de nombreuses lettres de Boniface VIII et autres pièces en rapport avec le conflit entre Boniface VIII et Philippe IV le Bel. La concaténation entre les documents de l’époque de Frédéric II et ceux de l’époque de Philippe le Bel a alerté les historiens, et a été commentée en particulier par Wieruszowski 1933, p. 81 et Schaller 1993, p. 240.
75 Boniface VIII attaque très tôt dans le conflit les Colonna comme éternels fauteurs de troubles et anciens suppôts de Frédéric II (discours du 10 mai 1297), cf. Paravicini-Bagliani 2003, p. 146.
76 Sur ces recherches, cf. infra p. 574-577.
77 De Winter 1985, p. 25. Il serait intéressant, quoique un peu surprenant étant donné le statut très officiel et didactique des Lettres, qu’elles soient associées comme le prétend De Winter au Defensor pacis dans cet inventaire, mais il n’en est rien. C’est dans le testament du chanoine Jean de Neuilly (Tuetey 1880, p. 75) qu’apparaît bien la mention : « Item, a reverend pere en Dieu, monseigneur Jehan Canard, évêque d’Arras, Marcilium de Padua, couvert de pel noire, et se commence, Prima dictio ; et soit adverti que c’est en leurs noms privez ». Mais il n’y est sauf erreur pas question des Lettres de Pierre de la Vigne, en revanche présentes dans le testament de Jean Canard.
78 Tuetey 1880, p. 151-152 : « Item, pour ce que le dit abbé est disposé de demourer à Paris et lire en la Faculté de Decretz, en laquele il est docteur, le dit testateur lui donna et laissa après son décès l’usufruit et viage de sa maison d’Arcueil et des Vignes (...) Item, il lui laissa et donna encore le Rosaire qui est sur le Decret, Cathon moralizié, Boece de Consolacion, la Legende dorée, Saint Augustin de Trinitate, le livre de Virtutibus et Diviciis (corr. de Viciis), les Epistres de maître Richart de Polus (comprendre Richard de Pofi) et de Pierre de Vigne, l’histoire de Troye » Le manuscrit des Lettres appartenant à Jean Canard contenait donc également la somme de Richard de Pofi, comme c’est le cas du manuscrit Paris, BnF lat. 13059 ou du ms. Biblioceta Apostolica, Barb. lat. 1948 d’origine française. Ils pourraient donc l’un ou l’autre avoir été en la possession de Jean Canard.
79 Cf. Tuetey 1880, p. 143-145.
80 Ibid. p. 157 : « Item, il laissa à maistre Nicolas de Baye, greffier du dit Parlement, pour pareille cause, une croix d’argent que l’en mettoit communement sur l’autel de la chapelle de l’ostel du dit testateur à Paris... ». Sur Nicolas de Baye cf. Tuetey 1885.
81 Inventaire donné avec les textes formant la construction moderne du « journal » de Nicolas de Baye par Tuetey 1885, p. lxxxvi pour l’exemplaire complet des Lettres, n° 83 : « item, les epistres Pierre des Vignes, commençans ou IIe fueillet vicio, prisiées X. s » et pour le recueil abrégé p. xcix, n° 173 : « Item, les epistres missives à l’empereur Fredric, commençans ou IIe fueillet laudendes, prisiées II s. ». Ce renseignement a été relevé dans les dernières années par plusieurs chercheurs travaillant sur la culture française du xive siècle : cf. Autrand 1973, à laquelle renvoient Guyotjeannin 1999a, p. 362 note 115 et Barret, Préambules. Les précisions les plus intéressantes se trouvent tout de même encore dans Huillard-Bréholles 1865, p. 263-264 : « Nous indiquons pour mémoire deux manuscrits des lettres de Pierre de la Vigne qui se trouvaient en 1419 dans la biblio thèque de Nicolas de Baye, greffier du parlement. L’inventaire des livres de cet homme célèbre, dressé après son décès, mentionne entre autres ouvrages : ‘Item les epistres Pierre des Vignes commencans ou IIe fueillet vicio prisées × sols’. Et en marge ‘laissées à Hutin’ (un des exécuteurs testamentaires de Nicolas de Baye). Il s’agit du recueil imprimé par Schardius [= de la collection classique ou petite collection en six livres]. Du moins le mot vitio (curatus lepre vitio) se trouve dans la première lettre du premier livre. ‘Item les epistres missives à l’empereur Frédéric commencans ou IIe fueillet Laudenses, prisées II sols’. Ce devait être une mince plaquette ; mais nous ne saurions dire à quelle collection il faut la rattacher ». De fait le terme laudenses, ou un mot plus long incluant cette forme, n’apparaît pas dans les Lettres. Mais en questionnant un corpus informatisé à partir de formes voisines, il est possible de sélectionner un Valdenses intervenant dans la liste des noms de sectes hérétiques contenue dans la constitution contre les hérétiques reprise dans la lettre PdV I, 27, et c’est la seule forme possible incluant une finale en -denses dans les Lettres. Il ne reste plus qu’à reconstituer la bourde du notaire qui aura inversé par distraction ou tendance à la dyslexie valdenses et laudenses, pour donner la clé de l’énigme : cette plaquette vendue au cinquième du prix des Lettres en leur entier était apparemment soit une collection dépareillée commençant par la constitution contre les hérétiques PdV I, 26, soit plus probablement, étant donné son prix très modique, un petit recueil de quelques lettres centré autour de ces constitutions. Il est difficile de trancher sur sa forme exacte, car le recueil en question n’a apparemment pas été conservé. Aucune des collections françaises ou étrangères subsistantes, sauf erreur, ne correspond à cette signalisation. L’indication de prix est par ailleurs intéressante. Les Lettres ne valent pas excessivement cher à Paris en 1419, année de la mort de Nicolas : à peu près un boisseau de bons poix (cf. les prix de 1419 dans le Journal d’un bourgeois de Paris, éd. Beaune 1990, p. 138), ou une paire de souliers (ibid. p. 160). Il est vrai que les prix des denrées comestibles et des vêtements montent alors en flèche, aussi c’est surtout l’estimation des autres livres dans le testament qui permet de se faire une idée de leur valeur relative. Un volume de Pétrarque (n° 142 p. xci) est estimé XL s., quatre fois plus cher ; un Priscien quatre sols (n° 70 p. lxxxv), deux fois moins. Le prix de l’exemplaire complet des Lettres, ni ridicule ni exceptionnel, semble indiquer l’importance relative d’un livre auquel on attache une valeur pratique certaine, en tant qu’instrument de travail, mais qui n’est pas non plus suffisamment rare pour atteindre une somme très élevée.
82 Contrairement aux renseignements concernant Nicolas de Baye, Pierre d’Étampes et Jean de Caux, tirés de Huillard-Bréholles (cf. note précédente), je suis redevable de la connaissance qu’un recueil des Lettres était mentionné dans le testament de Nicolas de L’Espoisse à la lecture de la thèse remaniée de Sébastien Barret (Barret Préambules), qui renvoie à Guyotjeannin 1999b.
83 Cf. Schaller 1993, p. 235-238. Les exemplaria réputés provenir de l’université de Paris sont le manuscrit Londres, British Library Add. 25 439 (Schaller 2002, n° 100, p. 152-155), le manuscrit Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottob. lat. 1 778 (Schaller 2002, n° 44, p. 68-70) ; le manuscrit Le Mans, Bibliothèque Municipale 19 (Schaller 2002, n° 94, p. 141), et le manuscrit Roma, Biblioteca Vallicelliana I. 29 (Schaller 2002, n° 193, p. 325-327). Les trois premiers sont inclus dans le catalogue sur les ouvrages diffusés par exemplaria ou pecia de Murano 2005. C’est d’un de ces modèles qu’est par ailleurs issu le plus tardif Montpellier, Bibliothèque universitaire 139 (Schaller 2002, n° 117, p. 179-180). Destrez-Chenu 1953, p. 68-80 mentionnaient déjà dans leur liste d’exemplaria le manuscrit londonien et celui du Mans. Ces manuscrits ont tous la particularité d’être des grandes collections en six livres, de diffusion très limitée après 1320, ce qui pose un problème que Schaller n’aborde pas, puisque en tant qu’exemplaria universitaires, on les aurait volontiers imaginés à l’origine de la diffusion ultérieure de la collection, au moins en France. Cela n’a visiblement pas été le cas, puisque seul le ms. Montpellier 139 est dépendant de l’un d’eux. Sans doute la taille trop grande de la collection les rendait-ils trop longs à recopier par rapport à leurs concurrents des petites collections en six livres, qui l’emportent rapidement dans les années 1300-1330 ? Les manuscrits des grandes collections en six livres pourraient avoir circulé en milieu proprement universitaire, comme l’existence d’au moins un exemplaire de ce type dans les collèges anglais semble l’attester (sur les cinq manuscrits d’Oxford contenant des collections complètes de lettres, Schaller 2002, n° 142, n° 144 n° 145, n° 146 et n° 148, seul ce denier (Oxford, Merton College ms. 122) est de ce type). Par ailleurs on s’interroge sur l’automaticité de cette provenance parisienne des manuscrits à pecia. Certains de ces exemplaria, en particulier Le Mans 19, ne pourraient-ils avoir été confectionnés plutôt dans l’orbite des écoles orléanaises à la même époque ?
84 Il s’agit du manuscrit Paris, BnF lat. 17 912, Schaller 2002, n° 177, p. 286-287 (fol. 1 : pro libraria regalis collegii Campaniae alias Navarrae Parisiensis).
85 Ce sont les manuscrits Paris, BnF lat. 14 357 (Schaller 2002, n° 175, p. 285) et Paris, BnF lat. 14765 (Schaller 2002, n° 176, p. 286).
86 Cf. Schaller 2002, n° 44, p. 68-69. fol. 89v : « Je Phelippes demorans a Paris fais a savoir que ». Même emplacement : « Je...demorans a Paris fais a savoir que len me doit ... a rendre et a paier dedans la mikaresmes prouchainnement venant lan mil CCC et quinze le jour de la paricion en la quele chouse je fait... fol. 126r « À Jehanne de Ventela », fol. 92r, « A tous cels qui verront et oriont (transcription de Schaller, à lire orront) ces presentes lettres Je Nicolas » fol. 91v : Philippo de... Guiffes », fol. 91r : « fol. 94r « Enguerranz mal fasses tu nez quant par tu es si...3 ».
87 Turkan-Verkerk 1993.
88 La réunion des ouvrages de Pons et des Lettres dans un manuscrit n’est attestée sauf erreur que dans le seul manuscrit polonais Krakow Biblioteca Jagiellonska 679, datant du xve siècle (Schaller 2002, n° 90, p. 137-138), et les ouvrages de Guido Faba n’apparaissent pas non plus en liaison avec les collections ordonnées au xiiie ou au xive siècle. Les canaux de diffusion de ces traités et des Lettres sont donc en partie différents. Les Lettres sont alors beaucoup plus souvent groupées avec les lettres de Richard de Pofi, de Thomas de Capoue ou de Pierre de Blois.
89 Cesset inter vos innata dissensio, non vos seducat angelus tenebrarum, qui sepe in lucis angelum se transformat, et unitatem gregis dominici dirumpere consuevit.
90 Petri Blesensis ep. LIII, c. 160 (Patrologie latine) : Diu est, quod angelus Satane transfigurare se novit in angelum lucis, et in vestimentis ovium, atque sub adumbrata simplicitate desevit ab antiquo lupina rapacitas.
91 La reprise de la lettre PdV I permet de trancher sur la lecture de ce passage du manuscrit Paris, bibl. de l’arsenal 854 fol. 214v qui pose un problème à son éditrice (Turcan-Verkerk 1993, p. 677, note 16, « Il est possible que le mot (tribu taria) commence par un 9 tironien »). Si l’auteur suit le texte des Lettres, l’abréviation en question doit certainement se lire et.
92 Comparer avec PdV V, 14 : Nam lapsus in laqueum et decipulam quam te-tendit vel paravit vobis transmittitur ad vestrum beneplacitum puniendus.
93 Édition HB V 310 degluties, ms. Paris Lat. 8 563 derodas : le dictator de la lettre A 25 s’inspirerait d’une version analogue.
94 Cf. Lusignan 2004, en particulier p. 105-107.
95 On ne veut pas dire par là que la circulation des personnels en Italie n’ait pas pu influencer les pratiques et les idées françaises sur le dictamen par différentes voies. La question se pose pour Brunetto Latini, les Colonna lors de leurs séjours en France sous Philippe le Bel, Laurent d’Aquilée, Jean de Sicile.
96 Wieruszowski 1933.
97 Ibid., p. 80-81.
98 Ces documents furent pour la plupart regroupés dans Dupuy 1655, au tout début du règne de Louis XIV, dans un contexte où ils pouvaient servir de pièces justificatives aux prétentions de l’église gallicane.
99 Cf. Wieruszowski 1933, p. 91, note 24, p. 95 note 39, p. 96-97 note 42, p. 98-99 notes 44 et 45.
100 Le prétendu parallèle a été également présenté par Wieruszowski comme concluant, ibid., p.95 n.39.
101 Elle fut rédigée lors du premier conflit entre Philippe IV et Boniface VIII en 1296, cf. Dupuy 1655, p. 21. La lettre reprend à un niveau rhétorique très sophistiqué et grossièrement comparable à celui de la chancellerie de Frédéric II les techniques du dictamen les plus raffinées, mais on peinerait à trouver une quelconque communauté stylistique plus précise, même si çà et là apparaissent des circuitiones communes, par exemple dans Antequam : ideoque in naturalis iuris iniuriam esse videtur prohibere cuicunque servo vel libero clerico vel laico nobili vel ignobili clypeum defensionis obiicere contra hostilem gladium à comparer à PdV I, 30 : Ecce enim rex Ungarie regnum nostre ditioni subiecit, dum modo nostre deffensionis clipeo protegatur. En revanche, des développements entiers, notamment la féroce satire de la richesse et du luxe de la cour papale, apparaissent bien comme des amplifications thématiques du contenu des lettres PdV, notamment de PdV I, 2 (Illos felices), appelant les laïcs à dépouiller les clercs de leurs richesses évoquée dans la quatrième partie à propos d’Eudes de Châteauroux et de Matthieu Paris. Mais le seul écho entre le début de cette lettre : Porro quia clerici censentur pauperum elemosinis impinguati, filios opprimunt et le passage correspondant Quis enim sane mentis iudicaret licitum et honestum sub anathemate cohibere ne clerici, et devotione principum incrassati impinguati et dilatati pro modulo, est la reprise du participe impinguati, ce qui est maigre. On peut d’ailleurs remarquer à cet endroit une divergence stylistique assez grande entre les deux chancelleries. La chancellerie française ne répugne pas à des effets d’accumulations ternaires avec reprise de la même terminaison au même cas, ce que les notaires de Frédéric II auraient évité de faire.
102 Cf. pendant le pontificat même de Boniface VIII le manuscrit Sankt Gall, Bibliotheca Vadiana, Vadianische Sammlung 299 (Schaller 2002 n° 196, p. 329-331) : explicit summa magistri Petri de Vineis excellentissimi dictatoris que fuit scripta per re ( ? lege me) N. Campellensem de Fractis in Romana curia anno domini millesimo trecentesimo tertio tempore domini Bonifacii pape VIII anno nono, indictione prima. Il faut ajouter le manuscrit Paris, BnF 8563 écrit avant 1318 par Gilles de Roquedur in curia romana, et le volume en possession du cardinal Pierre Peregrosso à sa mort en 1295.
103 Ce sera le cas jusqu’au xvie siècle.
104 Pour une étude récente sur la correspondance administrative française sous Philippe le Bel, cf. Schmidt 1997, qui évoque le problème des influences des techniques de rédaction (principalement) pontificales sur des documents de la pratique courante. Il serait certainement possible d’enregistrer au niveau de la structure générale de l’acte un certain nombre de similitudes très larges avec des formules utilisées pour certaines lettres PdV du cinquième livre, mais il a paru impossible de retrouver dans ces documents des traces de réutilisations plus précises non équivoques.
105 Boutaric 1861, p. 100-104 : n° XXIX, Mémoire remis à Clément V par Philippe le Bel, pour l’engager à supprimer l’ordre du Temple (1308), p. 103 : Secundo sequeretur confusio gravior. Inciditis enim in grave status vestri periculum negocium solummodo differendo. (...) Error enim, cum non resistitur, approbatur, ut tradunt sanctorum patrum decreta (...). Tercio sequeretur tercia confusio gravis-sima duplex ; una est quia perfidia Templariorum, licet olim lateret nunc patefacta, sicut ignis incensus qui diu latuit, quanto magis extingui tardabitur, forcius invalescet et domos proximiores comburet (...) Igitur, pater sancte, videtis caminum ignis incensum domos primorum comburentem. Clamat tota Ecclesia Gallicana in qua hic ignis, [qui], sicut in aliis regnis, latuerat revelatur ardens, in flatu devotionis clamat, inquam, Ecclesia gallicana : ‘Ad ignem, ad ignem, succurrite, succurrite !’. Non vos igitur teneant torpor, non sompnus, non laqueus diaboli, scilicet argumentorum nodus sophisticus ; contra processus tales enim disputationes sunt nodi diaboli, Leviathan testiculi quibus trahit populorum catervas, [non] teneant. Aliter vicinorum ruent parietes, domus comburentur (...). Pour les passages correspondants dans les Lettres cf. la note suivante. On remarquera le ton de ce mémorandum grinçant, avec son imitation du style direct ad ignem ad ignem succurrite sucurrite, et ses images étrangement choisies (Leviathan testiculi). C’est un mélange caractéristique d’imprégnation par l’ars dictaminis, de raisonnement scolastique et de dérision qu’on rencontre plusieurs fois sous la plume des légistes de Philippe le Bel.
106 Horace, Epîtres, I, 18 : Nam tua res agitur paries cum proximus ardet. Cette citation apparaît plus ou moins déformée dans PdV I, 15, I, 18 ; III, 23. Quant à la maxime, error cum non resistitur approbatur, cf. PdV I, 1 : Audire potes et merito verbum illud, error cui non resistitur approbatur.
107 Dupuy 1655, p. 86-87.
108 Sic dans Dupuy. Je n’exclus pas que defensetur soit une mauvaise lecture pour defensionis.
109 Forme plus simple de la conclusio (ex. ms. BnF lat. 8 563) susceptible d’avoir été plus largement en circulation au xive siècle : Ecce enim rex Ungarie regnum nostre ditioni subiecit, dummodo nostre defensionis clipeo protegatur.
110 On comparera avec l’exorde datant de la décennie précédente, dans les Ordonnances des roys de France..., t. XI. p. 375 (Philippe IV, 1294) : Commissi nobis divinus sollicitudo regiminis, pulsat assidue mentis nostrae praecordia, et susceptae dignitatis officium curas nostras multipliciter interpellat, circa felix regimen, statum prosperum et salutem regni ac populi, quorum, disponende domino, moderamini praesidemus, solerter intendere, et non solum imminentibus, verum etiam quae possent successu temporis fortuitis casibus evenire periculis, congruis providere remediis et cautelis.
111 Dupuy 1655, p. 205.
112 Loc. cit., p. 103-104.
113 Séquence légèrement différente dans l’édition HB VI, 1166 : qui sui predecessoris indirecta dirigat et malefacta corrigat, totius mundi paci provideat... Je m’appuie ici sur la transcription précoce d’Albert Behaim (Frenz-Herde 2000, n° 35) : qui sui predecessoris errata corrigat et malefacta reformet, et celle du ms. Paris BnF lat. 8 563 : qui sui predecessoris erronea corriget, et malefacta reformet. C’est cette dernière, semblable au mot près à celle de la lettre royale, qui aurait influencé les notaires français.
114 La Bibliothèque Nationale contient un manuscrit du xve siècle, Paris BnF lat. 2 961, la bibliothèque universitaire de Montpellier un autre des années 1400, Schaller 2002, n° 118, p. 180 (Montpellier Bibliothèque universitaire 351), et un manuscrit du xve siècle ayant appartenu au collège des Oratoriens de Troyes Schaller 2002, n° 117, p. 179-180 (Montpellier Bibliothèque universitaire 139), mais sont-ils tous d’origine française ? Même si c’est le cas, c’est peu par rapport aux nombreux manuscrits allemands copiés dans le même siècle, et à la production française du siècle précédent.
115 C’est encore le cas dans la correspondance de Charles VIII à l’extrême fin de la période (éd. Pélicier-Mandrot 1905), où les rares lettres latines sont essentiellement destinées aux cantons suisses, (Lettres de Charles VIII, n° 1124. Aux magistrats de Lucerne ; n° 1129 : aux Bernois p. 255-256) ou à des acteurs politiques allemands comme l’électeur de Mayence (lettre 1005 : à l’archevêque de Mayence, datée de 1496). Le style de ces lettres, tout en laissant transparaître l’influence d’un latin humanistique, préserve encore une allure générale proche en bien des points du dictamen médiéval classique.
116 Acte édité dans Morel 1900, p. 500-501, pièce justificative n° 14. Préambule réédité et commenté dans Barret, Préambules (n° 114) qui soupçonne l’origine pontificale de la première partie. Faute de pagination définitive, je renvoie aux préambules édités par Barret dans son travail encore à paraître suivant le numéro qu’il leur a donnés. J’ai en effet pu travailler sur une version informatique améliorée par rapport à sa thèse des chartes originelle, mais il m’est en conséquence impossible de donner une pagination correspondant à une version consultable.
117 Cf. dorénavant Lusignan 2004, p. 109-110.
118 Cf. Barret n° 226.
119 Tous deux publiés dans Morel 1900, p. 500-501 (charte solennelle de 1350 instituant la confrérie des notaires du roi) et p. 520-522 (charte solennelle de 1365 confirmant lesdits privilèges), que Morel donne à titre d’exemples d’actes particulièrement solennels de la chancellerie remarquables pour leurs caractéristiques générales archaïques, et leurs préambules puisant dans d’anciennes formules. Mais il n’est à aucun moment question de la chancellerie de Frédéric II.
120 Morel 1900 pièce justificative n° 24, p. 520-521.
121 Batzer 1910, n° 261, p. 69. Les textes de la summa dictaminis de Richard de Pofi sont cités d’après le ms. Biblioteca Apostolica Vaticana Barb. lat. 1948
122 La probabilité qu’il s’agisse d’une création est renforcée par le contenu, puisqu’il s’agit de l’invocation aux quatre évangélistes, patrons de la confrérie, qui est comme le pendant français au xive siècle de la métaphore des hiérarchies angéliques des notaires siciliens du xiiie siècle. La prudence reste de mise.
123 Batzer 1910, n° 273, p. 70.
124 Sur cette logique de création des exordes, Barret, Préambules, passim.
125 Pour reprendre l’expression employée par Guyotjeannin 1999a, p. 357.
126 Sur l’ensemble de ces techniques au bas Moyen Âge, la référence reste Fichtenau 1957.
127 Cf. à présent les éditions de la réunion du duché de Bourgogne dans Barret n° 270, et pour la création de l’Ordre de l’Étoile, infra note suivante.
128 On comparera la première partie du préambule pour la création de l’Ordre de l’Étoile en 1352, encore relativement proche par le lexique du style de dictamen des Lettres PdV, dans Ordonnances des roys..., t. IV, p. 116 [Barret n° 229] : Inter ceteras sollicitudines mentis nostre, sepe et sepius vigenti meditatione pensavimus, qualiter ab antiquis temporibus Regnis nostri Militia per universum Orbem sic strenuitate et nobilitate floruit, et viguit probitate, quod Antecessores nostri Francorum Reges auxilio prestante divino, et fidelibus Ministris eiusdem militie manus suas sinceriter et unanimiter prebentibus adjutrices, in quoscumque rebelles suos manus voluerunt mittere, victoriam reportarunt, et infinitos quos perfidus inimicus huma-ni generis in vera fide Christi dolo sue calliditatis errasse fecerat, ad vere Catholice fi-dei puritatem divinitus revocarunt, ac demum tam pacis, quam securitatis transquillitatem taliter prepararunt in Regno ; quod successu longorum temporum, nonnulli Ministrorum ipsorum propter armorum insolenciam et defectum exercicii, vel aliis de causis quas nescimus, istis temporibus, occiosis et vanis operibus plus soli-to se involverunt, honoris et fame, proth dolor, neglecta pulcritudine, ad utilitatem privatam libencius declinantes. Quamobrem... avec le début de l’acte solennel instituant l’université de Poitiers en 1431, Ordonnances des roys..., t. XIII p. 179 : Quantum ad ecclesie militantis illustrationem et profectum, fidei catholice robur ac divini cultus augmentum, quantum etiam ad justicie et pacis, cujuslibet policie temporalis conservationem et stabilimentum conferant scientia et littere, nemo est intelligens qui ignoret, et satis se ipsa edocet magistra rerum experiencia. Dans le premier cas, il y a globalement communauté lexicale : strenuitate, probitate, calliditatis, divinitus appartiennent au vocabulaire des Lettres. Dans le second cas, sans même entrer dans une analyse rhétorique, l’intrusion dans les moules traditionnels d’un vocabulaire nouveau, fortement influencé par les travaux des intellectuels de la génération d’Oresme et de Gerson, saute immédiatement aux yeux : cuiuslibet policie temporalis conservationem. Il semble donc qu’à cette période (autour de 1380-1440) dans certains préambules de la chancellerie française qui ne suivent pas simplement, les modèles anciens, les nouveaux équilibres entre latin et français affleurent. En France au moins, à la chancellerie, les habitudes linguistiques ont changé à tel point entre 1300 et 1430 qu’il devient improbable qu’un notaire soit capable de pasticher de manière crédible le style des Lettres. Cette tendance n’est pas univoque, puisque les actes diplomatiques à destination de l’étranger datant du règne de Charles VIII (Pélicier-De Mandrot 1905) que j’ai analysés sans y trouver de parallèles notables, sont, encore cinquante ans plus tard, écrits dans un latin mêlant des formules figées de l’ars dictaminis du xiiie siècle à l’influence des écritures humanistes (par exemple Charles VIII, lettre MV à l’archevêque de Mayence (loc. cit. p. 79) : Quemadmodum ergo ad vos novissime scripsimus, nunquam nobis ea mens fuit ut super imperii iurisdictione aut rebus ad ipsam pertinentibus aliquid vellemus usurpare ; immo vero ita animati sumus fuimus erimusque semper, ut si quis contra ipsum sacrum imperium ausu temerario quicquam moliri presumeret à comparer avec la lettre PdV VI, 9 : si quis vero sanctioni nostre huiusmodi ausu temerario presumpserit contraire.
129 Voir par exemple le début de l’acte solennel de l’an 1374, fixant la majorité des rois de France à quatorze ans, comportant un préambule solennel, Ordonnances des roys..., t. VI, p. 26 (Barret, Préambules, n° 43 et commentaire troisième partie), dont je ne cite que la première sous-période : Filios Regum per parentes educari et erudiri debere, ut Deum timeant, virtutum ac virium profectum celeriter attingant, sincere diligi, et primogenitos maxime, magnis donis et aliis honoribus decorari, Reipublice commodum, status Regnorum et subditorum concernentibus, transquillitatis augmentum, predecessorum illustrium sectando vestigia, clare liquet... qui permet de donner une idée de ces divergence stylistiques à une époque encore relativement précoce. Elles pourraient se résumer en trois points. Tout d’abord, les notaires royaux ne répugnent pas à la répétition insistante de formes verbales ou nominales similaires à courte distance (educari, erudiri, diligi.../timeant, attingant), ce que les notaires impériaux mettent une certaine coquetterie à éviter par des procédés de variation multiples (alternance de déponents et non-déponents, choix de substantifs aux terminaisons différentes à cas équivalents). Conséquemment, les effets de symétrie et de balancement sont beaucoup plus prononcés et francs dans ces constructions à la française, alors que les notaires des Lettres privilégient des constructions par enchaînement de propositions très complexes, alternant les conjonctions (ut, cum, sed...) et créant des plans obliques multipliant les strates temporelles : on n’aurait pas dans une lettre PdV une succession de trois propositions infinitives placées sur le même plan. Enfin (ce qui ne se voit pas dans l’extrait ci-dessus) l’intrusion de citations bibliques semble se faire souvent de manière beaucoup plus brutale dans un certain nombre d’actes de la France du xive siècle, par une citation en forme (ut dicit...), et non par une fusion dans le corps du texte comme dans la majeure partie des cas des Lettres. On trouve parfois ce procédé de citation explicite dans les Lettres, mais il est rare, et il semble qu’on puisse sentir là l’impact des sermons scolastiques de l’université française. Cf. toutefois sur ce point les remarques de Barret, Préambules, qui relève la variation des usages à la chancellerie française même.
130 Cette impression d’une place emblématique de Pierre de la Vigne, dictator par excellence dont la vie fournit un exemplum sur les dangers d’une ascension sociale trop rapide dans les bureaux des princes, est renforcée par l’attention portée au personnage par Edmond de Dynter, secrétaire du duc de Bourgogne pour ses affaires de Brabant, dans le passage de sa chronique concernant Frédéric II, cf. Chronica nobilissimorum ducum Lotharingiae et Brabantia, liber quartus, cap. LXXVIII.
131 Lusignan 2004, p. 113-115 pour l’imposition du français.
132 Sur la situation respective du latin et du français dans la chancellerie au xve siècle, cf. ibid., p. 126-127.
133 Barret Préambules.
134 Il s’agit du préambule n° 43 de son corpus (dorénavant Barret Préambule n° 43), don du comté de Montfort à Jean de Boulogne, écrit en 1351 par Jean de la Verrière, pour lequel Sébastien Barret a isolé une réutilisation d’un préambule des Lettres qui est en fait le noyau d’un triple emprunt.
135 Voir en particulier Barret, Préambules, seconde partie, premier chapitre, avec renvoi à Huillard-Bréholles 1865.
136 Pour le détail de ces présentations, cf. Barret, Préambules, sources. Du point de vue de notre recherche, le corpus très complet pour le règne de Jean le Bon, enrichi de sondages massifs pour des périodes plus ponctuelles des règnes de Philippe le Bel, Philippe de Valois et Charles V, offrait des avantages évidents. La seule zone laissée dans l’ombre concerne donc les règnes de Charles VI et Charles VII, où la recherche dans les Ordonnances des roys... a été décevante, mais où, en dépit des profondes mutations, on ne peut exclure que des réutilisations des lettres se poursuivent pour certaines catégories précises d’actes.
137 Barret Préambules, n° 140.
138 Barret Préambules, n° 226.
139 Barret Préambules, n° 118.
140 Barret Préambules, n° 258.
141 Cf. l’explication détaillée de la méthode de rassemblement du corpus dans Barret, Préambules.
142 Le nombre d’actes datant de 1351 est impressionnant (six), mais cette sur-proportion n’est-elle pas due à l’inflation d’actes de juridiction gracieuse accompagnant logiquement l’avènement d’un nouveau roi ? Ou faut-il y voir la trace mécanique du retour au latin prôné par la chancellerie sous ce règne ? Sur la structure générale et la proportion des sources rédigées en latin par la chancellerie royale entre le règne de Philippe le Bel et de Charles V, cf. Lusignan 2003, en particulier p. 54-62 pour l’utilisation relative du latin et du français, et à présent Lusignan 2004 et 2005. Il faut garder cette dynamique mouvante des rapports entre latin et français au sein de la chancellerie à l’esprit pour juger de la valeur de la réutilisation des Lettres, dont l’importance est relativisée par la montée en puissance du français, mais acquiert un sens particulier dans le contexte du règne de Jean II le Bon, avec son retour brutal au latin, apparemment sur ordre du roi.
143 Cf. Barret, Préambules, I, 1.
144 On renvoie dorénavant pour une étude plus détaillée des catégories d’actes où les notaires royaux utilisent préférentiellement le latin au milieu du xive siècle à Lusignan 2004, en particulier p. 89-90.
145 Cf. infra p. 604-608, pour l’analyse de l’acte de don du comté de Montfort à Jean de Boulogne en février 1351. Je dois ajouter qu’une série d’une dizaine d’exemples de lettres de don à l’occasion de l’érection de terres en comtés ou duchés en faveur de grands personnages analysés dans la thèse ont été retirés de la démonstration parce que je n’ai pas cru, à relecture, pouvoir prouver scientifiquement que les fortes ressemblances rencontrées avec certaines pièces du cinquième et du sixième livre des Lettres de Pierre de la Vigne étaient suffisantes pour établir une dépendance directe. Je pense qu’il s’agit là d’un problème lié à l’absence de dépouillements exhaustifs pour la période 1297-1350, et qu’il sera possible ultérieurement de préciser le mécanisme de ces réutilisations postulées, qui portent certainement la trace d’une absorption progressive des formulaires PdV dans la chancellerie à une époque antérieure.
146 Cf. analyse infra p. 609-617 ; 623-624.
147 Cf. analyse supra p. 583-584.
148 Cf. analyse infra p. 601.
149 Cf. analyse supra p. 583-586.
150 Cf. analyse infra p. 613-614.
151 Cf. analyse infra p. 601-602.
152 Cf. analyse supra p. 562.
153 Je suis en utilisant le terme de ‘lettre de rémission’ l’usage diplomatique adopté par Sébastien Barret dans son édition. Selon C. Beaune, dans le cas de documents solennels de portée exceptionnelle concernant des individus très haut placés ou des entités politiques, il faudrait distinguer ces lettres de grâce de lettres de rémission plus banales.
154 L’étude des lettres de grâce et de rémission ayant fait l’objet d’une attention particulière en France ces dernières décennies, il est d’autant plus précieux d’avoir enfin des indices sur l’origine du langage des préambules des plus solennelles d’entre elles, sur laquelle on n’avait guère d’éléments jusqu’à présent. cf. Gauvard 1997, p. 283 : « À partir du moment où les lettres de rémission apparaissent, leur écriture semble parfaite, et, dès le milieu du xive siècle, le formulaire est fixé. La pratique a donc certainement précédé la théorie. Le problème consiste à savoir comment s’est opérée la genèse de ce type d’acte. Il est possible qu’il y ait eu des modèles, par exemple en Aragon où des rémissions sont accor dées à des juifs dès 1276, ou en Angleterre car le pardon y est codifié dès le xiiie siècle. Ces modèles, s’ils ont été pertinents, n’expliquent pas pourquoi les lettres écrites par la chancellerie royale entre 1350 et 1430 environ sont aussi riches dans le contenu du récit et dans la répétition de formules. Aucune lettre de principautés françaises ou des principautés voisines qui ont pu prendre modèle à leur tour sur la chancellerie royale française (Gascogne, Bretagne, Lorraine et même Bourgogne) n’arrive à ce degré de pittoresque dans le récit et à ce degré de litanies formulaires, et cela, quel que soit le clerc signataire de la lettre. Mais, après 1420, les lettres de rémission de la chancellerie royale peuvent devenir plus sèches dans le récit, et les formules sont, la plupart du temps, rédigées en abrégé. Il faut donc expliquer à la fois cette qualité du document et son évolution pour mieux comprendre sa genèse ». On ne dira pas que c’est chose faite, puisque les lettres latines à préambules sont par définition très particulières, mais c’est au moins un premier élément de réponse à une partie de la question, qui permet de modifier certaines perspectives, comme celle esquissée ibid., p. 285 « il en est de même des formules de rémission qui sont employées par la chancellerie. Elles ne sont pas exactement stéréotypées. Les mots employés ont un sens libératoire qui charge la puissance miséricordieuse du souverain, en même temps qu’elle libère le coupable de la peine capitale qu’il risque. Ces formulaires agissent donc comme une sorte de litanie qui reste proche de l’oralité. » À partir de la présente étude, on peut sans doute indiquer une voie de recherche dissociant la reconstruction de filiations rhétoriques en fait repérables, lesquelles sous-tendent une construction savante et précise des formulaires juridiques, ici inspirés des Lettres, et une fonctionnalité du préambule juridique pour laquelle la réflexion sur la valeur incantatoire du texte juridique a certainement sa place. Mais confondre valeur incantatoire, oralité et spontanéité serait dans le cas de nos formules un contresens.
155 Ce sont en effet des modèles différents qui, sauf erreur, ont été peu à peu adoptés par la chancellerie française quand elle a codifié ses usages. Cf. sur cette question les documents édités dans Guyotjeannin-Lusignan 2005 (éd. du formulaire d’Odart Morchesne), p. 400-403.
156 Cf. sur la composition de ce préambule les remarques supra seconde partie p. 215, et sur son utilisation en France, en Angleterre et en Allemagne infra respectivement p. 603-608, 648-653 et 670-675.
157 Barret Préambules, c. I, 2.
158 Barret Préambules, c. I.2 : les notaires qui signent le plus d’actes à préam bules sont Martin de Mellou, Jean de Rougemont, Pierre Blanchet, Yves Darien, Denis de Collors, Yves Symon, Jean Royer et Macé Guehery. On n’en retrouve que six dans le groupe de ceux qui ont signé des actes dont les préambules sont inspirés des lettres, alors qu’inversement des notaires bien moins productifs l’ont fait : il y a peut-être spécialisation, mais elle n’est que partielle.
159 Il s’agit de Jean de la Verrière, Martin de Mellou, Louis Blanchet, Guillaume d’Orly, Pierre Blanchet Guillaume de Fouvanz, Yves Simon, Macé Guehery, Denis de Collors, Nicole de Villemer, et Roger de Vistrebec.
160 Sur ce notaire, cf. Barret, Préambules.
161 Sur ce notaire, cf. Barret, Préambules.
162 Barret, Préambules.
163 Barret, Préambules.
164 Barret, Préambules.
165 Barret, Préambules.
166 À propos de la distinction entre exordes et préambules : ‘exorde’, qui peut être utilisé au Moyen Âge à la fois dans un sens très général et pour qualifier un préambule de longueur relativement restreinte, est ici un terme générique qui inclut des termes un peu plus spécialisés comme préambules, proverbes, et que j’utilise par commodité. Une simple constatation permettra de faire comprendre que s’il est intéressant de cerner pourquoi les théoriciens du Moyen Âge ont parfois distingué les différents concepts d’exordium et de proemium/preambulum/arenga, il est quasiment impossible de les suivre dès que l’optique de l’étude s’élargit un peu : les « exordes autonomes » proposés dans les Lettres de Pierre de la Vigne sans contenu subséquent, comme PdV V, 76, le sont bien avec le titre d’« exordes » dans les recueils. Considérés dans le corpus de Sébastien Barret et à travers les usages de la chancellerie française au xive siècle, ils sont traités comme des préambules : la distinction n’est pas vraiment pertinente dans la chancellerie française du xive siècle. Elle le serait plus dans l’Empire à la même époque, si l’on en croit la distinction entre exorde et préambule au début du xive siècle contenue dans le court traité d’ars dictaminis qui introduit le Baumgartenberger Formelbuch, (Bärwald 1866, p. 19) : De exordio : expedita salutacione, que est pars epistole principalis et prima, nunc videndum est de epistole parte principali secunda, que est captacio benivolencie, que pluribus nominibus appellatur, dicitur enim aliquando proverbium, aliquando arenga, aliquando prohemium nuncupatur. L’auteur range sous la catégorie commune d’exorde différents termes, dont celui de préambule. Plus loin, il donne un exemple d’exorde et un autre de préambule, que seule leur longueur relative semble distinguer. On voit que l’usage contradictoire du terme se reflète dans les présentations théoriques contemporaines.
167 Ainsi, consentáneum ratióni, parfait velox, devient cónsonum ratióni, qui fonctionne également. En revanche, principem reparentur s’adapte mal en principem reperiatur (même si les habitudes de prononciation médiévale peuvent à la rigueur justifier de comptabiliser la solution de Guillaume d’Orly comme un cursus velox).
168 Cf. Batzer 1910 n° 125, p. 55 : Humanam creaturam-divine provideri.
169 La forme libentius s’appuie probablement sur une version de PdV VI, 15 où libentior remplace liberior, comme c’est le cas dans le ms. Paris BnF lat. 8 563.
170 Barret, Préambules, I.2.
171 Fichtenau 1957, p. 37.
172 Hausmann 1974, p. 278-280.
173 Cf. à ce sujet seconde partie supra p. 166 note 124.
174 Contribules est la version présente dans le manuscrit Paris, BnF lat. 8 563 (le premier manuscrit précisément datable de la collection sous sa forme classique). Consimiles est la version présente dans de plus anciens témoins (collections en cinq livres ou grande collection en six livres). Les modèles dont se sont inspirés les rédacteurs étaient certainement ceux des petites collections en six livres en circulation au milieu du xive siècle.
175 Pour les lettres de Richard de Pofi, cf. Batzer 1910 n° 248 et 249, p. 68.
176 Les citations de la somme de Thomas de Capoue sont tirées du ms. Barb. Lat. 1948.
177 Pour l’analyse de la construction de cet acte, cf. Barret, Préambules.
178 Cf. supra section 5.1.3.1, tableau 40, p. 562 (Barret n° 118).
179 PdV I, 23 et PdV III, 36.
180 Sur Pierre Blanchet, ses activités et sa production, cf. Barret, Préambules.
181 Une formule du type de personarum et temporum qualitate pensata se retrouve en effet dans d’autres lettres PdV, par exemple PdV III, 73 ou V, 128.
182 Il faut noter qu’une des lettres de la collection de Richard de Pofi contient la succession In culpis delinquentium puniendum (Batzer 1910 n° 266, p. 79 : ...Profecto circa pacificum statum urbis debete indefesse cura sollicitudinis adhiberi, sed non sic est rigor omnino servandus, in culpis delinquentium puniendis, quod virtus temperantie negligatur...). Étant donné ce qu’on découvre peu à peu des techniques de mémorisation, d’utilisation et d’hybridation de différentes lettres dans les mêmes summe, mais aussi dans des summe différentes employées par les notaires royaux, il n’y a pas de raison de penser qu’ils ne se servent pas de formules et d’enchaînements syntaxiques contenus dans les summe papales pour varier leurs préambules de lettres de rémission, même s’ils sont tendanciellement plutôt inspirés des exemples du sixième livre des Lettres de Pierre de la Vigne.
183 La transformation de l’enchaînement obliti preterite culpe sue en oblita preterita culpa sua est une illustration de la tendance à l’alignement des désinences caractéristique de la transmission des Lettres au xive siècle analysée dans la quatrième partie, supra p. 516. Il est donc difficile de dire si un certain nombre de modifications apparentes sont dues à l’état des manuscrits de Lettres circulant en France à cette époque, ou bien à une volonté d’innovation des notaires.
184 L’analyse proposée pour la recréation des lettres de rémission françaises du milieu du xive siècle à partir de l’intériorisation et de l’hybridation par les notaires des séries de modèles offerts par la somme et permettant au notaire de disposer d’un jeu d’équivalences syntaxiques et sémantiques pour toutes les parties du préambule à recomposer voudrait apporter un élément de réponse aux passionnantes interrogations soulevées par Gleixner 2006, p. 302-335 dans son étude des variations dans la composition des préambules des lettres à la chancellerie de Frédéric II pour la période 1226-1236. Gleixner conclut de l’impossibilité de retrouver deux préambules identiques à l’inexistence des modèles initiaux postulés par Ladner 1933 pour la chancellerie de Frédéric II. Il a certainement raison dans le sens où l’on ne voit pas pourquoi postuler des modèles fixes suivis aveuglément un par un par les notaires en l’absence de toute preuve décisive, mais on peut se demander si l’intuition de Ladner ne contient pas tout de même une part de vérité, en ce sens que les notaires de Frédéric II peuvent avoir déjà pratiqué le même genre de techniques que les notaires français du xive siècle, en privilégiant la recréation permanente par imitation créative d’une série de plusieurs modèles pour la composition d’un document unique. La modélisation présentée ici-même et pages suivantes (cf. le pastiche d’une lettre de rémission) permet de comprendre comment, en conjuguant l’exploitation de plusieurs lettres prises comme modèles et de mécanismes de permutation syntaxiques et syntaxicosémantiques très simples, liés à l’imprégnation mémorielle des notaires et aux conditions d’enseignement rhétorique de la société tardo-médiévale, ceux-ci pouvaient recréer une seule lettre d’apparence originale. Je me demande par conséquent si on ne peut postuler une exploitation relativement systématique d’une série de modèles à la chancellerie de Frédéric II analogue à celle démontrée ici même pour les chancelleries française et anglaise à partir des summe de Pierre de la Vigne, Thomas de Capoue et Richard de Pofi au siècle suivant.
185 Cela a certainement à voir avec le mode de formation au dictamen par imprégnation des poètes et apprentissage sur les artes poetrie caractéristique de la fin du xiie et du début du xiiie siècle, un exercice fort différent de l’apprentissage de la même ars à partir des modèles prosaïques créés au xiiie siècle. Structurellement, le niveau d’exigence et de maîtrise qui était requis pour atteindre les sommets du dictamen au début du xiiie siècle correspond dans la seconde moitié du xive siècle aux pratiques développées par les humanistes, alors que l’héritage du dictamen du xiiie siècle concerne surtout au xive siècle la pratique gouvernementale routinière, où des procédés d’écriture désormais plus mécaniques sont à l’œuvre. Mais les deux sphères (latin humaniste et ars dictaminis juridique et gouvernementale) ne sont pas rigoureusement découplées partout : on verra que dans la Bohême de Charles IV, les pratiques d’écriture des notaires de cour sont écartelées entre Pétrarque et Pierre de la Vigne. Cf. sur cette question infra p. 723-729. D’autre part, l’analyse rapide de la bibliothèque de Nicolas de Baye (Tuetey 1885) montre que les notaires et secrétaires parisiens de la fin du xive siècle étaient encore grands amateurs d’Ovide. Mais on ne sent pas, en France, affleurer dans les compositions de la chancellerie de Jean II ou Charles V la culture poétique au même degré que dans les compositions des notaires siciliens de Frédéric II, Conrad IV et Manfred.
186 Un exemple particulièrement suggestif est donné par le court traité d’ars dictandi adjoint dans une de ses versions à la Summa cancellarie Karoli IV de Jean de Gelnhausen, dont des extraits sont édités dans Kaiser 1898, p. 133-158. Est ainsi proposé p. 153 ce schéma pour les petitiones :
Postulo
Rogo
Exoro
deprecor
obsecro
deposco
peto
rogito
Humiliter
Suppliciter
Confidenter
lacrimanter
secure
instans
affectans
reverenter...
Ces modèles indiquent que la séparation tant de fois remarquée entre ars notaria et ars dictaminis à partir du xiiie siècle est loin d’être complète. À partir de la génération de Laurent d’Aquilée, dont le traité allemand précédemment mentionné semble s’inspirer, les artes dictaminis théoriques proposent en abondance des schémas de ce type qui attestent une automatisation des procédés d’écriture indiquant la diffusion de techniques d’enseignements du notariat fort différentes de celles de la fin du xiie siècle.
187 Voir sur ce point la partie concernant les sermons de Clément VI dans la thèse inédite d’Étienne Anheim. Par ailleurs, la présence dans certains de ces sermons de passages travaillés en cursus (recherches personnelles en cours) indique une possible contamination entre les pratiques d’écriture de type notarial liées à l’ars dictaminis et le sermon scolastique qui n’ont sans doute pas été encore suffisamment explorées.
188 Cf. Barret, Préambules, première partie.
189 Le manuscrit BnF lat. 8 563 a perficimus, plus proche de la forme adoptée par le notaire français.
190 Cf. supra p. 571-573, pour la connaissance probable de cette lettre dans les studia ligériens vers 1290.
191 Batzer 1910, n° 36, p. 45. D’après le ms. Vat. Barb. lat. 1948.
192 Ordonnances des rois..., t. VI, p. 26, rééd. dans Barret Préambules, n° 194.
193 Cf. supra p. 578-581.
194 Cf. supra p. 571-573.
195 Par exemple, dans la catégorie des dons, le préambule Barret n° 540 (Don à Robert d’Artois, filleul de Jean II et fils de Jean d’Artois, comte d’Eu, du château de Péronne, en échange de 3000 livres de rente à lui données pour son baptême. Yves Darien, 17 février 1362), présente un nombre très élevé d’expressions figées se retrouvant dans les Lettres : Triumphare feliciter arbitramur, si ad personas nos-tris assistentes lateribus, presertim que nostra regali progenie sunt exorte (PdV IV, 2), manificis et utilibus dittandis dominiis regia liberalitas se extendat per que earum devocionis affectio (PdV II, 28) animentur et crescat et ad regia et reipublice onera supportanda (PdV III, 32) potenciores et prompciores reddantur. Mais sa rédaction ne paraît pas avoir obéi à un modèle directement procuré par l’une des lettres PdV.
196 Il faudra encore de longs dépouillements pour vérifier un certain nombre d’intuitions, mais une première analyse du contenu de l’édition par Guyotjeannin-Lusignan 2005 du formulaire d’Odart Morchesnes, le premier formulaire français ‘classique’, datant du début du xve siècle, ne laisse pas apparaître d’inclusion d’un modèle extrait des Lettres. Les différents exemples analysés pour le règne de Philippe le Bel, avec leur plus grande fluidité, donnent bien l’impression que la chancellerie était alors particulièrement perméable à de nouvelles influences (cf. remarques de Barret, Préambules) et que la rhétorique des Lettres fraîchement importées était susceptible d’inspirer un plus grand nombre d’actes vers 1300. Mais n’est-ce pas un effet d’optique dû au hasard des sondages et des sources exploitées ? Il se pourrait néanmoins que l’habitude encore conservée d’écrire la grande majorité des actes solennels en latin rendît les notaires royaux plus aptes à une imitation inventive des Lettres vers 1300. Sur cette utilisation du latin à la chancellerie de Philippe le Bel, cf. Lusignan 2003, p. 55.
197 On laisse à part le cas particulier du formulaire administratif édité par Schmidt 1997, qui contient essentiellement des modèles de mandements en rapport avec l’administration locale. Des sondages dans son édition n’ont donné aucun résultat probant, ce qui paraît assez logique : on n’attend guère de réutilisation des Lettres pour la correspondance routinière des organes centraux du gouvernement royal avec les baillis concernant des affaires locales.
198 Lusignan 1993.
199 Cf. dorénavant sur cette question Lusignan 2004, p. 95-153, qui établit la communauté d’idées entre Jean II et sa chancellerie conservatrice, opérant une véritable restauration du latin.
200 Serge Lusignan attire mon attention sur la possibilité que l’arrêt de production de sommes des Lettres en France à la fin du xive siècle soit une simple conséquence d’un effet de saturation sur le marché du livre médiéval du type de ceux analysés par Bozzolo-Ornato 1980.
201 On s’attend à voir des lettres émanant d’une chancellerie impériale, avec toute la solennité stylistique qui les caractérise, reprises dans un cadre plus ou moins analogue, donc dans des chancelleries royales des siècles suivants. Mais rien n’interdit de penser que des institutions ecclésiastiques comme des monastères, des écoles, des chancelleries épiscopales, ou des personnes privées voulant écrire dans un style orné s’inspirant du dictamen du xiiie siècle aient utilisé des passages de ces Lettres que de nombreux lettrés connaissaient bien par formation, dans les deux siècles suivants.
202 Kantorowicz 1937, p. 49-50. C’est notamment le cas du maître en dictamen Jean de Bologne, notaire de l’archevêque de Canterbury Jean Peckham et rédacteur d’une somme éditée dans Rockinger 1863, p. 595 et suivantes (cf. Kantorowicz 1937, p. 49-50), et tout particulièrement du célèbre juriste bolonais François Accurse, pour lequel cf. ibid. p. 53, texte et note 33 avec la citation de la dédicace de la Summa de Jean de Bologne à Jean Peckham (Rockinger 1863 p. 601) : Cum igitur sollempnis vestra curia et regnum Anglie quasi totum careat, qui secundum formam romane curie vel ydoneam aliam qualemcumque noticiam habeant eorum, que ad artem pertinent notarie, set per nonnullos clericos acta causarum, processus iudicum, diffiniciones litium et alia (...) inter homines emergencia conscribantur. L’importation de notaires et de formules notariales italiennes est vécue (au moins par eux) dans la perspective d’une fusion complète entre droit et ars notaria, qui s’assimile encore à l’ars dictaminis, puisque les « formes » dont manque l’Angleterre et qui sont importées d’Italie sont celles de la Curie, et éventuellement d’une autre autorité compétente : ydoneam aliam. On peut supposer que ce sont des formes du genre de celles contenues dans nos Lettres qui se cachent derrière cette addition mystérieuse.
203 Kantorowicz 1937, p. 57-60.
204 Ibid., p. 62-64, et 67-69 : on retrouve parmi les soutiens siciliens du projet anglais des nobles en exil à Pise et à Rome, dont le podestat que la Curie avait tenté d’installer à Messine en 1255, Leonardo de Aldigerio, ou le futur protonotaire de Charles d’Anjou, Robert de Bari. Sur l’activité diplomatique entre royaume de Sicile et Angleterre avant et après la mort de Frédéric II, cf. à présent Weiler 2006.
205 Ibid. p. 71-73. La lettre qui contient les parallèles les plus spectaculaires est inspirée par la Commissio vicarie cum gladii potestate (PdV V, 1), reprise impériale d’un modèle papal probablement rédigé par Thomas de Capoue, qui ouvre le sixième livre des Lettres : Ad extollenda iustorum preconia. Il s’agit d’une lettre du roi d’Angleterre aux habitants de Teano. Elle a été rédigée entre 1256 et 1257. Kantorowicz indique également pour cette lettre des expressions à rapprocher de PdV II, 9, PdV II, 26, PdV II, 27.
206 Le manuscrit Oxford Queen’s College 389 B sur lequel il attire l’attention (ibid., p. 75-76 et note 121) est daté par Schaller 2002 (n° 149, p. 223) du début du 14e siècle. Il n’a donc pu servir de relais à une époque aussi haute.
207 Kantorowicz, loc. cit., p. 77. Le texte anglais mal conservé se trouve dans un fragment réutilisé comme reliure : Illis felicitatem ascribit antiquitas, qui ex alieno... stantiam statum solidant futurorum. Sane dum in pert..., à comparer avec PdV I, 2 : Illos felices describit antiquitas, quibus ex alieno prestatur cautela periculo. Status namque sequens formatur ex principio precedentis. Comme PdV I, 2 fait partie des lettres de propagande à destination des royaumes occidentaux les plus importantes des années 1245-1250, son imitation précoce ne pose pas de problème.
208 Sur la tendance à réévaluer le rôle de Richard de Cornouailles en tant que roi des Romains et sucesseur des Hohenstaufen, cf. Weiler 2006, p. 172-197.
209 Kantorowicz 1957, p. 232-249.
210 Texte ibid., p. 233-234 avec parallèle dans les Lettres. Le traité Fleta est édité par Richardson-Sayles 1955.
L’informatique permet de retrouver en plus des parallèles avec PdV III, 44 des réemplois d’expressions figées présentes dans d’autres Lettres, par exemple terminos orbis terre (PdV IV, 9) et pre filiis hominum (PdV I, 25), mais elles sont très générales. Ces dossiers devraient être réexaminés.
211 Cf. supra troisième partie, p. 404-415.
212 Kantorowicz 1937, p. 56 note 42. Il faut mettre en relation ces indications avec la présence à Oxford de cinq manuscrits des Lettres, dont un du treizième et quatre du quatorzième siècle (Schaller 2002, n° 143, Oxford, Bodleian Library, Auctuarium F. 1. 8., qui ne contient que PdV I, 6, et Schaller 2002, n° 147, manuscrit composite qui n’en contient que deux, ne sauraient être retenus dans le calcul). John of Briggs a pu travailler en particulier sur le manuscrit Oxford, Merton College, Ms. 122 (Schaller 2002, n° 148), donné par John Bohun au collège (fol. 1v : Orate pro anima Johannis Bohun qui istum donavit huic collegio scilicet Merton. Liber domus scolarium de Merton in Oxonia ex dono predicti Johannis).
213 Camargo 1995, p. 96-99. Dans cette édition de cinq traités anglais ou en rapport avec l’Angleterre d’ars dictaminis, Camargo donne de nombreux renseignements sur l’ars dictaminis en Angleterre, notamment dans l’introduction (p. x-xx : « The ars dictaminis and the english chancery » et p. xx-xxxii : « dictamen at Oxford) », et met en perspective les travaux de Kantorowicz et de Denholm-Young.
214 On remarquera la trilogie formée avec Pierre de la Vigne par Pierre de Blois et Thomas de Capoue, inspirateurs directs des notaires impériaux, et le rôle de Guido Faba, contemporain de Pierre et Thomas. La cohérence du modèle de dictamen proposé aux apprentis rhétoriciens du bas Moyen Âge est donc très grande.
215 Imperatoribus vero et regibus ceterisque dominis in brachio seculari per terminos scribantur ad tantam excellenciam debitos et pertinentes, et proportionaliter sicut huiusmodi status altior fuerit vel minor, sic contingit stilum variare. Et nedum observandus est ordo superioribus scribendi, sed eciam paribus et subditis prout ipsorum merita exigunt et conditiones requirunt. Pro exemplis istorum premissorum lege epistolas Petri Blesensis, Petri de Veneys, Matheum de Libris, Thomam de Capua et Guidonem de Bononia, que tibi omnia premissa satis plane monstrabunt. Explicit compilacio magistri Johannis de Briggis de arte dictandi.
216 Cf. supra seconde partie p. 132-133.
217 À comparer avec PdV VI, 30 : Ad hoc summi dispensatione consilii pre aliis principibus optinuimus monarchiam dignitatis et imperii romani suscepimus diadema, ut... Il indique par ailleurs une reprise de l’exorde de PdV VI, 30 (ad hoc summi dispensatione consilii...) dans une lettre d’Édouard II, Foedera et acta II/1, p. 20, Ad hec summi dispensatione consilii...), enfin un autre passage où il croit retrouver une utilisation des Lettres, non confirmée par la recherche informatique (Ibid., note p. 56 note 43).
218 Grâce à l’édition du Codex epistolaris de Richard de Bury par Denholm-Young 1950 et à l’édition des traités de dictamen anglais du xive siècle par Camargo 1995, on dispose d’une idée un peu plus précise de l’impact de l’ars dictaminis en Angleterre à cette époque.
219 Cette collection a l’avantage de regrouper sous forme d’éditions et non de régestes la plus grande partie des pièces relatives aux affaires militaires et diplomatiques échangées entre le royaume d’Angleterre et les différentes entités politiques du continent, dont la Curie, l’Empire, la France et la Castille. Mais le parti pris de l’éditeur d’inclure tous les actes en rapport avec les préparatifs militaires, en fait également un instrument privilégié pour l’analyse stylistique d’une partie importante de la production diplomatique anglaise des xiiie et xive siècles.
220 Je n’aborde pas dans cette étude le problème du choix du latin comme langue d’expression du pouvoir sous sa forme la plus solennelle en Angleterre entre 1280 et 1406. L’usage des Lettres de Pierre de la Vigne pour la construction d’un discours politique complexe en latin est lié à un choix plus général d’emploi de cette langue, pour les raisons duquel cf. Lusignan 2004, p. 186-188. Ce sont les actes scellés du grand sceau qui étaient rédigés en latin.
221 Foedera et acta, I/2, p. 202 (1282) : Alfonso regi Castellae de insurrectione Wallica ou encore Ibid., p.203 : de exercitu contra Wallenses. Il reste bien sûr difficile, pour ne pas dire impossible dans la plupart des cas d’établir au-delà de la répétition d’un certain nombre de clauses injonctives et de termes techniques une imitation stricte de modèles précis impériaux-siciliens par la chancellerie anglaise dans la rédaction de ces actes relativement stéréotypés. Pour avoir une idée précise de l’impact des Lettres sur ces formes courantes de la communication administrativo-militaire, il faudrait une étude quantitative des textes mettant en valeur la modification générale des formules entre le début, le milieu et la fin du xiiie siècle, ce qui permettrait de confirmer ou d’improuver l’inflexion supposée. Comme dans le passage mis en relief dans le tableau suivant, c’est la banalité de la plupart des termes à rapprocher qui empêche une démonstration positive au cas par cas (cf. Foedera I/2, p. 212, De apparatu bellico contra Wallenses) :
Cf. également Foedera et acta, I/3, p. 179 (1297), pour la guerre de France (Rex vicecomiti Eborum).
222 Lettre d’Édouard Ier à Alphonse de Castille sur la rébellion des Gallois en 1282, Foedera et acta, I/2 p. 201, avec des formules du type proditores nostri probablement inspirées des Lettres (PdV V, 62). Édouard Ier à Gilbert de Clare sur la capture de David fils de Griffin dans les guerres de Galles Foedera et acta I, 2, p. 630,1283) : castra nostra invadere ausu temerario presumpserunt à comparer avec PdV V, 64 : si quis vero sanctioni nostre huiusmodi ausu temerario presumpserit contraire. Édouard Ier à l’archevêque de Canterbury sur la traîtrise de Philippe le Bel (Foedera et acta I/3, p. 150 : 1295), avec de nombreuses expressions potentiellement tirées des Lettres :
On remarquera dans cette belle lettre, la première d’une série à exploiter ce thème, la mention des ennemis français cherchant à détruire la langue anglaise. Nous sommes en 1295, et une page de l’histoire linguistique de l’Angleterre se tourne : la langue anglaise est consciemment associée par le pouvoir à l’identité nationale. Cf. également la lettre d’Édouard II au pape pour tenter d’empêcher la reconnaissance du titre royal de Robert Bruce, encore considéré comme rebelle en 1324 (Foedera et acta, II/2, p. 95-96), avec les expressions detinet occupatam, equa lance, temeraria presumptio, toutes présentes dans les Lettres. Avec les prodromes de la guerre de Cent Ans, puis l’entrée dans la guerre et les manifestes contre Philippe de Valois, des expressions apparemment inspirées des Lettres refont apparition avec une fréquence certaine. Cf. Foedera et acta, II/2, p. 97 (1324) : tam ipsi quam frater noster (rex Francie) ut dicitur in messem nostram falcem suam indebite mittentes, hujusmodi cognitionem in se assumpserunt, nostram iurisdictionem usurpando à comparer avec PdV I, 15 : qualiter summus pontifex, qui nichil debet habere debet cum gladio, suis iuribus non contentus, falcem in alienam messem presumptuosus immittit. C’est le cas en 1340, au moment d’assumer le titre de roi de France, dans une lettre d’explication sur la politique royale destinée à l’ensemble du royaume qui fait l’historique de la querelle (Foedera et acta, II/4, p. 65) : prefatus Philippus premissis iniuriis non contentus, nonnullas terras nostras ducatus Aquitanie occupavit iniuste, quas hactenus nobis restituere non curavit, licet pluries super hoc fuisset ex parte nostra per solempnes nuncios instantissime requisitus à comparer avec notamment PdV I, 21 (non contentus, licet pluries). La longue suite d’argumentations juridiques sur les droits du roi anglais à la couronne de France semble bien, de loin, s’inspirer de la structure de PdV I, 3, lettre dans laquelle les juristes de Frédéric II tentèrent de prouver l’invalidité du procès de déposition de 1245.
223 Foedera et acta, I/2, p. 133 (1273) à Walter de Merton : formule laudabiliter inchoastis, feliciter continuare curetis, à comparer avec de nombreuses formules analogues (par exemple dans PdV II, 9).
224 Foedera et acta, I/2, p. 202 (roi d’Angleterre au roi de Castille), ou encore reprise d’un formulaire administratif des Lettres pour rendre compte du succès éphémère des tentatives de règlement des différends diplomatico-commerciaux renaissant sans cesse entre les commerçants et marins anglais et leurs homologues de Flandre, de Bretagne, de Castille ou de Portugal, par exemple dans Foedera et acta, I/3, p. 91 (1292) ; le niveau stylistique est le même :
Il y a par ailleurs une certaine communauté lexicale : sopienda et suborta se rencontrent par exemple dans les Lettres. Il est remarquable de voir la chancellerie anglaise d’Édouard Ier utiliser une formule typique de la justice gracieuse dispensée par l’empereur à ses sujets siciliens pour évoquer des tractations de paix avec le comte de Flandre : l’emploi de cette forme impliquerait que celui-ci est considéré comme le vassal du roi d’Angleterre, ce qui est juridiquement important, puisque les comtes de Flandre ont effectivement porté leur hommage au roi d’Angleterre à diverses époques entre le xiie et le xive siècle. La réutilisation de ces modèles correspond certainement à des idées bien précises à la chancellerie d’Édouard Ier.
Cf. également Foedera et acta, I/3, p. 92 (1292), lettre au roi de Hongrie sur la croisade (expression pleno collegimus intellectu présente dans PdV V, 29, V, 61 et V 62 pour une lettre de réponse-type).
225 Foedera et acta, I/3, p. 76 : de orando pro anima Alianore, quondam regina Anglie (1291) ; p. 161 : pro anima Edmundi fratris regis (1295) ; I/4, p. 39 : de exequis Johanne regine Francie celebrandis ; p.40 : de missarum decantationibus Blanche ducisse Austrie sororis Margarete consortis regis (1305) ; p. 74 : de missarum decantationibus Johann. comitissa Gloucestrie filia regis (1307).
226 On peut remarquer que certaines lettres de consolation du même type, même si elles ne recoupent pas les Lettres de manière aussi spectaculaire, portent sans doute la trace de leur influence. C’est par exemple le cas d’une lettre de 1346 (Rymer, Foedera et acta, II/4, p. 196) sur l’assassinat d’André de Hongrie, avec la formule tacti sumus dolore cordis intrinsecus qui se trouve dans la lettre de déploration PdV IV, 14 (mais aussi dans le récit de bataille PdV II, 35), ou bien encore dans la lettre de 1348 (Foedera et acta, III/1, p. 40) à l’infant de Castille sur la mort de sa fiancée, avec l’expression turbato fatalitatis ordine, à comparer avec l’expression turbato mortalitatis ordine de la lettre de déploration PdV IV, 8.
227 Foedera et acta, II/1, p. 67 : ad romane ecclesie cardinalium cetum (1314) ; ibid. : ad singulos cardinales (même date) ; p. 87-88 : ad cetum cardinalium (1315) ; p. 88 : ad cardinales sigillatim (même date).
228 Foedera et acta, II/4, p. 6 : ad imperatorem pro delphino de Vienna (1338), et III/2, p. 66-67 : de principatu et titulo Aquitanie primogenito regis concessis (1362).
229 Foedera et acta, II/4, p. 177 : lettre de justification au pape sur la rupture des trêves de Bretagne en 1345 du vingt-six mai 1345 ; p. 179-180 : lettre publique de justification sur la rupture des trêves en 1345 (juin 1345) ; p. 180 : de orando pro rege, pour l’expédition contre la France (juin 1345).
230 Richard de Bury, Codex epistolaris, éd. Denholm-Young 1950.
231 Cf. Richard de Bury, Codex epistolaris, n° 75, p. 41 : « Edward I to Peter III of Aragon, for the resumption of negotiations begun when the former was in Gascony, for a marriage between Peter III’s son and Edward I’s daughter. (...) The arenga o this letter follows closely the wording of Peter de Vinea i. 2, ‘Illos felices describit antiquitas, quibus ex alieno prestatur cautela periculo. Status namque sequens formatur ex principio precedentis’, which, as Professor Ernst Kantorowicz points out (Petrus de Vinea in England, p. 78), is used in Ancient Correspondence, II, no. 131 in the Public Record Office – a cancelled and mutilated draft which may be the original of the following letter. See also no. 507 ».
‘Illis felicitatem ascribit antiquitas qui ex alieno redduntur periculo cauciores, quique per precedentium mutabilitatem et inconstanciam statum solidant futurorum. Sane dum in partibus Vasconie ageremus de matrimonio contrahendo inter filium vestrum et filiam nostram...’
232 Foedera et acta, I/4, p. 134 : ad papam (1308).
233 C’est un des très rares documents inclus dans les collections PdV et datant du règne de Manfred.
234 Foedera et acta I/4, p. 131 : ad regem Castelle, de pristino federe cum rege Anglie confovendo (1308).
235 PdV I, 5 est une lettre de Frédéric II à saint Louis décrivant les tractations de paix commencées dès son élection avec le nouveau pape Innocent IV en 1243 : elle se prêtait donc à une réutilisation pour un sujet analogue. Même si des sondages effectués ça et là se sont révélés pour l’instant négatifs, on peut se demander si de telles utilisations des Lettres de Pierre de la Vigne dans la correspondance diplomatique des rois de France vers les souverains étrangers à la fin du xiiie siècle et au xive siècle ne pourraient pas être également retrouvées. Mais il importe de discerner dans la masse des traités et assurances d’amitié des textes dont le contenu soit susceptible d’être entré en résonance de manière précise avec les lettres du premier livre de la collection classique. Voici le tableau comparatif du modèle frédéricien et de son imitation anglaise :
236 Cf. supra p. 606-608.
237 Cf. Batzer 1910, n° 347, p. 77.
238 Sur ces manuscrits, cf. supra p. 40-41.
239 Foedera et acta, I/4, p. 40 (1305) : ‘Blanche ducisse Austrie sororis Margarete consortis regis’ : devote et solempniter celebrantes eius animam cum decantatione missarum aliisque devotarum orationum suffragiis ipsis ; p. 74 (1307) : ‘De missarum decantationibus Johanne comitissa Gloucestrie filia regis’ : vobis mandamus rogantes quatinus animam prefate filie nostre a singulis religiosis et aliis personis ecclesiasticis subditis vestris per totam civitatem et diocesim vestras per missarum solempnium decantationes et alia opera pia faciatis altissimo speciliater commendari ; Foedera et acta II/1, p. 74 (1314) mort de Philippe le Bel : paternita tem vestram affectuose requirimus et rogamus, quatinus ipsius regis exequias de-vote et solemniter celebrantes, eius animam, cum decantatione missarum, aliisque devotarum orationum suffragiis ipsi Deo vivo et vero specialiter commendetis ; ipsamque ab universis et singulis religiosis et aliis personis ecclesiasticis subditis vestris per totam vestram diocesem commendari similiter per hjusmodi suffragia faciatis.
240 Références à l’emplacement des lettres dans Foedera et acta données supra p. 638 note 227.
241 Ms. BnF lat. 8 563, augmenta.
242 Ms. BnF lat. 8 563 et alii (cf. Constitutiones et acta II, n° 238 apparat critique) : interius.
243 Moins connues que la célèbre tentative de Charles le Téméraire pour ressusciter le royaume de Bourgogne à son profit, les tractations autour d’une réorganisation du royaume d’Arles passant éventuellement par la promotion d’un noble local à la dignité royale ont eu une histoire complexe aux xiiie et xive siècles (l’une d’elles sous le règne de Frédéric II, au profit de Guillaume de Baux, fut sans lendemain, cf. Stürner 1992, p. 170-171). On trouvera un résumé de la situation dans l’Arélat à mi-chemin entre l’époque de Frédéric II et l’annexion à la couronne de France dans Kiesewetter 1999, p. 385-398, et un certain nombre d’éléments, avec une tentative de réévaluation du personnage, sur Humbert, dauphin de Viennois, dans Autrand 1994, p. 65-74.
244 Devant une réaction de scepticisme lors d’une présentation concernant le lien entre le préambule et ce document, qui m’apparaissait intuitivement très fort, j’ai été amené à opérer une analyse de détail pour tenter de voir s’il était possible d’établir plus solidement l’influence de l’un sur l’autre. La démonstration de l’influence directe du préambule de PdV VI, 26 sur ce document est un peu plus délicate que dans le cas de réemplois plus flagrants, mais possible. En effet, les éléments qui semblent inspirés du préambule frédéricien apparaissent dans le même ordre que celui du modèle (1 : groupe imperiale sceptrum extollitur/sceptrum imperiale extollant ; 2 : groupe ad exaltationem honoris sacri imperii nostri/ad exaltationem honoris sacri imperii ; 3 groupe de potestatis nostre plenitudine/de cesaree potestatis plenitudine ; 4 : groupe que deceant regiam dignitatem ut tamen ex honore quem tibi libenter adicimus nichil honori vel iuri nostri diadematis aut imperii subtrahatur/que regiam efferunt dignitatem per quod nichil honori vestri diadematis subtrahetur...). La probabilité pour qu’une succession de simples coïncidences apparaisse rigoureusement dans le même ordre dans les deux documents semble suffisamment faible pour établir la validité du rapprochement, même s’il reste hypothétique.
245 Cf. supra p. 603-607.
246 La chancellerie anglaise semble tendanciellement moins servile dans ses imitations : il semble que le niveau d’enseignement de l’ars dictaminis y soit meilleur, et que les notaires aient moins de répugnance à imiter avec plus d’inventivité les modèles qu’ils partagent avec leurs confrères français. Mais cette impression pourrait être trompeuse, car elle dépend en grande partie du corpus analysé. Dans le cas français, la plupart des exemples proviennent de préambules d’actes solennels, genre par définition routinier, alors que dans le cas anglais, il s’agit de lettres internationales, où la liberté de rédaction est plus grande. Et vers 1300, nombreux sont les juristes italiens en Angleterre.
247 La clause se trouve en queue de l’acte : ... Volentes et concedentes quod omnium et singulorum locorum, terrarum et provinciarum hujusmodi sub nobis et dominii nostri solio et regimine, sis de cetero verus princeps, et principis Aquita nie honore, titulo, appellatione ac vocabulo potiaris libere, quamdiu manseris sub hac vita, etiam si per nos hujusmodi provincie ad regalis honoris titulum et fastigium imposterum sublimentur ; quam erectionem faciendam per nos exnunc specialiter reservamus. Sur ce projet d’érection de l’Aquitaine en royaume et ses liens avec le projet autrichien de Frédéric II et d’autres tentatives analogues, cf. Grévin 2008.
248 Sur cette guerre de propagande, cf. les remarques de Contamine 1993, qui insiste de manière générale sur le « déficit de propagande » française sous Philippe de Valois et Jean le Bon.
249 Pour une histoire détaillée des relations anglo-écossaises à cette époque et de l’annexion ratée de l’Écosse à l’Angleterre à la fin du xiiie siècle, cf. Barrow 1989, p. 155-169, et Grant 1984, p. 3-31.
250 Sur l’attitude de l’église écossaise, cf. Grant 1984, p. 7-8.
251 Il est remarquable que le notaire anglais se soit inspiré à la fois de la partie centrale de la lettre de Manfred et de ce rappel historique qui la précède. Ceci montre qu’il a analysé avec soin la lettre-modèle dans son ensemble avant d’entreprendre la composition de la nouvelle lettre.
252 Il est naturel de supposer que les lettres ont exercé une très grande influence entre 1280 et 1340, une influence encore notable entre 1340 et 1400, et une faible influence au xve siècle. Dans le cas de l’Angleterre, comme de la France, le nombre respectif des manuscrits du xive et du xve siècle est un indice d’une certaine désaffection après 1400.
253 Cf. Camargo 1995, p. xviii : « During Thomas Beckyngton’s tenure as secretary to Henry VI (1438-1443), a deliberate effort was made to purify the style of the official correspondence in conformity with the classical standards fashionable in Italy, and rhytmical letters, though not unknown, became increasingly rare thereafter. By the middle-fifteenth century dictamen was virtually gone from chancery usage and was on its way out in Oxford... ». On peut donc supposer que l’unité stylistique des productions de la chancellerie qui nous intéressent le plus s’est plus ou moins maintenue pendant l’ensemble du xive siècle, et que l’habitude de faire des emprunts aux Lettres n’a pas résisté à ce remaniement stylistique du début du xve siècle et à ses suites immédiates.
254 Cf. supra p. 641-644 et pour la France p. 602 et 606-607.
255 Sur ce point, cf. essentiellement Philippi 1885, p. 40.
256 Sur les vicissitudes du pouvoir impérial au plus bas entre 1378 et 1480, cf. Rapp 1989, p. 61-128.
257 Données quantitatives dans Seibt 1978, p. 316-317, qui souligne par ailleurs le peu de progrès enregistré par les techniques de la chancellerie impériale depuis Frédéric II, p. 291.
258 Rapp 1989, p. 45, sur le rôle du français Nicolas Sortes cf. également Seibt 1978, p. 316. L’organisation administrative française aura peut-être été imitée par Charles, mais il paraît douteux que cette imitation ait concerné jusqu’aux techniques de rédaction des actes solennels à la chancellerie impériale.
259 Ed. Kaiser 1900.
260 Rapp 1989 p. 76-77.
261 Ibid., p.65 et 72.
262 Collectarius (Kaiser 1900), p. 1-2 : Dum olim in aula cesarea beate memorie divi Karoli quarti Romanorum imperatoris et Bohemie regis clarissimi avunculi/ patrui vestri moratus summus et eciam stipendiatus de sui gracia litterarum registrator existerem et in registris litterarum tam imperii sacri quam regni Bohemie sepe delectanter facta eius atque gesta magnifica scrutans perlegerem et multos formularios stili curie imperialis inepte et incomplete compositos tam in cancellaria quam extra viderem, placuit michi de gracia omnipotentis dei celestis cesaris ex omnibus registris tamquam ex pomerio poma sapidiora formas stabiles et perpetuas precipuo studio colligere et in unum corpus redigere ad commemorationem divi Cesaris ac omnium notariorum ad notissimum et verissimum documentum, sine quibus, sicut muliebris sexus ad ornandum se speculo, notarii principum ad colorandum et disponendum litteras imitacione congrua non subsistunt (...) Unde, gloriosissime princeps, dignetur vestra magestas presentem collectarium meum gratanter accipere (...) assumat nunc Austria/Moravia, de quo delectatur Bohemia. Jean décrit le même type de sélection des pièces les plus remarquables pour leur valeur stylistique que Nicolas de Rocca avait opérée un siècle plus tôt dans les archives à sa disposition, et présente les différentes fonctions, d’une part commémorative et historique (gesta magnifica scrutans, ad commemorationem divi Cesari) d’autre part juridico-stylistique et fonctionnelle (ad omnium notariorum ad notissimum et verissimum documentum) d’une telle sélection. La suite du document sonne comme un manifeste d’affirmation professionnelle qui tranche par l’accent mis sur la spécialisation du notaire : Si quid enim in hiis formis racione sentenciarum correccione dignum existit, solis extimo illis relinquendum, qui in hiis a cunabulis sue iuventutis sunt studiose ac feliciter enutriti, quia, sicut non omnis sapiens omnem sapienciam scit, ita non omnes sumus in omnibus eruditi, alors que plus haut (passage non cité dans le texte), Jean développait le cliché du désintéressement en reprenant la métaphore de Charybde et Scylla déjà utilisée par Pierre de la Vigne dans la lettre III, 39 : a curia me abstineo, ibi vitans Caridbdim, hic incidens Scillam, sola tamen michi indocto interdum est consolacio scripturarum. Cette affirmation du désintéressement littéraire montre que leur spécialisation fonctionnelle n’empêchait pas les notaires impériaux de reprendre à leur compte le topos du lettré fuyant la cour alors diffusé par les humanistes.
263 Vers 1390, l’empereur Venceslas, successeur de Charles IV, perd peu à peu le contrôle de la situation en Bohême comme dans l’Empire, alors que les éléments de l’explosion hussite se mettent en place.
264 Les deux dédicataires du Collectarius, le Habsbourg Albert d’Autriche et le Luxembourg Josse de Moravie, ne disposaient chacun que d’une fraction de l’ensemble de l’héritage patrimonial de ces deux familles.
265 Par exemple les Acta Henrici VII, le quatrième tome des Urkunden zur Reichs – und Rechtsgeschichte Italiens (Ficker 1874) ou le Codex Italiae diplomaticus de Lünig 1725.
266 Cf. dans le tableau ci-dessus l’absence d’adéquation entre les modèles dérivés des Lettres inclus dans les formulaires des années 1280-1310 (Henri l’Italien), et le Baumgartenberger Formelbuch d’une part, et les lettres préférentiellement reprises par la chancellerie d’Henri VII et celle de Louis de Bavière d’autre part. La cassure dans les traditions de chancellerie occasionnée par les changements dynastiques à répétition du début du xive siècle aura sans doute eu son rôle dans cette absence apparente d’intégration durable d’une partie des modèles issus des Lettres.
267 Adolphe de Nassau Constitutiones et acta, III, n° 587, p. 547-548 ; Albert, Constitutiones et acta, IV, n° 232 ; Summa cancellarie de Jean de Neumarkt (éd. Tadra 1895), n° 122, p. 85.
268 Cf. supra, p. 600-601.
269 Cf. supra, p. 603-607 et 648-652.
270 Sur ce mécanisme de dépossession, synthèse en français dans Parisse 1994, p. 19-69 passim.
271 Constitutiones et acta, VI, n° 362, p. 269 (1327).
272 Ibid., respectivement XI, n° 96, Metz, 1354 mars 13, (p. 62-64), xi, n° 97, p. 65 (1354).
273 Ibid., X, n° 516, p. 389, Prague, 30 mars 1353.
274 Par exemple Acta imperii inedita, t. II, n° 922, p. 596-598 : ‘Karl IV. Ernennt den Grafen Amedeus und alle Grafen von Genf zu lateranischen Pfalzgrafen mit angegebene Befugnissen, Lucca, 1369 febr. 22’. Il est remarquable que, comme me le rappelle Henri Bresc, l’acte juridique de nomination à la dignité de comte palatin soit intimement lié dans l’Empire avec le droit de créer des notaires. Dans le droit impérial médiéval, les notaires entretiennent un rapport non seulement fonctionnel, mais aussi symbolique avec la puissance impériale. On peut sans doute dire sans exagération que l’assimilation de Pierre de la Vigne à l’empereur qui se lit à travers les lignes de certains textes de la cour de Frédéric II conservés ou non dans les Lettres se reflète, pendant tout le xive siècle et encore au xve siècle, dans la prétention des notaires influencés par cette tradition à être les véritables dispensateurs du droit, et donc en quelque sorte les représentants de l’empereur au niveau local. Pour un manifeste notarial développant cette idéologie dans un contexte italien lié à l’étude des Lettres au début du xive siècle, cf. infra p. 756-760.
275 Collectarius (Kaiser 1900), aux numéros 27, p. 19 : ‘Familiaritas consiliarii et nobilitacio’ ; 33, p. 27 : ‘Creacio comitis palatini cum bonis clausulis’ ; 42, p. 38 ‘Concessio armorum et nobilitatio militum’ ; 43, p. 40 ‘Creacio comitis principalis in ducem’ ; 44, p. 42 ‘Creacio comitis in principem comitem’ et 45, p. 43 ‘vel sic pro regibus’.
276 Constitutiones et acta, IV, n° 404, p. 352.
277 Solii nostri decus tam veterum dignitatum ornare partibus novis honoribus ampliamus devient solii nostri decus novis libenter honoribus ampliantes.
278 Collectarius (Kaiser 1900) n° 33, p. 27-28 : ‘Creatio comitis palatini cum bonis clausulis’.
279 Ibid., n o42, p. 38-40 ‘Concessio armorum et nobilitacio militum, ita quod mutentur mutanda’ (avec variantes internes).
280 Ibid., n° 43, p. 40-42 : il est visiblement repris de l’acte créé pour Venceslas en 1354.
281 Ibid., n° 44, p. 42-43. Il a par exemple été appliqué dans l’acte du 25 septembre 1366 (Kaiser 1898, p. 54, renvoyant aux Regesta imperii VIII 1346-1378 : « freit den Johann Grafen von Nassau und Herrn von Merenberg und dessen rechtmässige Erben und erhebt sie zu ‘gefürsteten Grafen’, Reg. 1366, p. 359 »).
282 Ibid. n°45, p. 43-44 : ‘vel sic pro regibus’. Il manque néanmoins la première période, puisque le modèle commence par Tanto magis imperiale sceptrum extollitur, tanto cura regiminis. Soit le notaire est censé compléter en fonction des modèles précédents, soit l’aspect purement théorique de l’acte, en l’absence d’utilisations réelles sous Charles IV, explique ce troncage.
283 Bon aperçu des filiations dans Ladner 1933, p. 187-188, résumant et complétant Kretzschmar 1889, qui donne des tables d’équivalence complètes entre les formulaires. Principales éditions : Stobbe 1855 (Summa curie regis, Ein Formelbuch aus der Zeit König Rudolf’s I. und Albrecht’s I aus einer Erlanger Handschrift des XIV. Jahrhunderts) ; Bärwald 1866 (Das Baumgartenberger Formelbuch...) ; Bodmann 1876 (Codex epistolaris Rudolfi I Romanorum regis, ex cod. Trevirens.).
284 Bärwald 1866, p. I-X. Une étude complète des formulaires de chancellerie de l’Allemagne du sud dans les années 1280-1320 dans leurs rapports avec Pierre de la Vigne n’est pas envisagée ici, même si la question est d’importance pour l’Allemagne.
285 Cf. Ladner 1933, p. 193-195.
286 Baumbartenberger Formelbuch (éd. Bärwald 1866), ‘Formularius de modo prosandi’, section ‘exordia imperatorum’, sous-section : ‘De liberalitate superiorum ad subditos’ p. 97.
287 Section, litere imperatorum et regum Romanorum, n° 1, p. 205 = PdV III, 22 ; n° 3 p. 207 = PdV II, 25 ; n° 5, p. 208 = PdV IV, 11, n° 6, p. 210, 5 ; n° 7, p. 211= PdV II, 21 ; n° 8 = (PdV III, 25 modifié et réaménagé) ; n° 9, p. 213 = PdV II, 11 ; n°10, p. 213 = PdV I, 8 ; n°11= PdV IV, 3 ; n°12 = PdV III, 9.
288 Constitutiones et acta, III, n° 100 p. 90 : Constitutio rectoris (pour la Romagne).
289 Une exception est constituée par la continuation de la collection classique du Baumbartenberger Formelbuch présente dans le manuscrit Wien, Österreichische Nationalbibliothek, n° 409 (Schaller 2002 n° 217, p. 384-386), fol. 61-96, contenant entre autres lettres de l’époque de Frédéric II de nombreuses lettres parmi les plus polémiques des collections de Pierre de la Vigne, et qui semble avoir été compilée pour des raisons polémiques à l’époque de Louis de Bavière. Cf. les commentaires de Bärwald 1866, p. 413-414, qui le publie partiellement en annexe à son édition du Formelbuch. Le manuscrit est décrit dans le catalogue de Schaller 2002 sous le n° 217, p. 384-386.
290 Sur ce personnage célèbre, cf. Piur 1937, à compléter par Rieckenberg 1975.
291 Kaiser 1898, Tadra 1899.
292 Tadra 1895 (édition de la Summa cancellarie) : n° 12 = PdV III, 44 (imitation) ; n° 26 = PdV VI, 26 (imitation) ; n° 29 = PdV VI, 26 (imitation) ; n° 67 = PdV III, 45 (imitation) ; n° 80 = PdV VI, 26 (imitation) ; n° 121 = VI, 16 (imitation) ; n° 122 = VI, 16 (imitation) ; n° 209 = VI, 1 (imitation) ; n° 213 = III, 68 (reprise) ; n° 241 = IV, 1 (reprise) ; n° 242 = IV, 6 (reprise) ; n° 243 = IV, 8 (reprise) ; n° 244 = IV, 2 (reprise) ; n° 247 = VI, 31 (imitation proche de la reprise) ; n° 252 = VI, 12 (imitation proche de la reprise) ; n° 275 = IV, 3 (reprise) ; n° 276 = IV, 5 (reprise) ; n° 331 = V, 1 (imitation) ; n° 333 = VI, 3 : (imitation). Ce sont essentiellement les lettres du quatrième livre qui sont intégralement reprises comme telles dans la summa.
293 Kaiser 1900 (édition du collectarius perpetuarum formarum) : n° 20 imité de PdV III, 45 ; n° 24 imité de PdV III, 24 ; n° 32 imité du préambule de PdV VI, 8 ; n° 33 imité du préambule PdV VI, 26 ; n° 34 imité du préambule de VI, 26 ; n° 43 imité du préambule de PdV VI, 26 ; n° 44 idem ; n° 45 idem ; n° 118 imité de PdV V, 1 ; n° 120 imité de PdV III, 67 ; n° 121 imité de PdV III, 68 ; n° 132 imité de PdV VI, 3 ; n° 136 même chose ; n° 181 Exorde de I, 31 ; n° 314 reprise de PdV IV, 1 ; n° 315 de PdV IV, 2 ; n° 317 de PdV IV, 4 ; n° 318 de PdV IV, 5 ; n° 319 de PdV IV, 7 ; n° 321 de PdV IV 13 (légèrement adaptée) ; n° 322 de PdV IV, 14 ; n° 325 de PdV III, 70 ; n° 326 imité de PdV III, 71.
294 Sur ce point cf. Tadra 1895, introduction. Il indique au moins seize manuscrits de la summa cancellarie de Jean de Neumarkt dans des bibliothèques tchèques, moraves ou allemandes, ce qui est loin d’être négligeable pour une tradition qui ne commence qu’à l’extrême fin du xive siècle. Sur ces seize manuscrits, quatre contiennent également des lettres PdV : Schaller 2002, n° 78 (= Jena, Universitätsbibliothek, El. phil. q. 1) ; Schaller 2002, n° 119 (= München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 96, manuscrit bohémien comprenant le Somnium morale Pharaonis, l’ars dictandi de Bernard de Meung, des arenge de la chancellerie de Charles IV, dont l’une reprend PdV II, 21, ainsi que des modèles de lettres extraits entre autres de Cola di Rienzo et de la summa cancellarie, des lettres privées de Jean de Neumarkt, et une sélection de lettres PdV) ; Schaller 2002, n° 226 (= Wien, Österreichische Nationalbibliothek, 3 372), avec la lettre de Lucifer au pape, la Summa cancellarie, et une collection classique ; enfin ibid., n° 239 (Wroclaw, Biblioteca Uniwersitecka IV, fol. 102), avec les lettres de Pierre de Blois, des formulaires silésiens, la summa cancellarie, le somnium morale de Jean de Limoges, des lettres de Pierre de Prezza et de Pierre de Blois, enfin une collection comprenant diverses lettres PdV.
295 Sur le règne de Rodolphe de Habsbourg, cf. Redlich 1903. Rodolphe de Habsbourg n’était pas en 1273 un personnage nouveau, déconnecté de l’histoire de Frédéric II et des derniers Souabes. Jeune seigneur d’un poids non négligeable dans la décennie 1240, il avait soutenu Frédéric II et Conrad IV dans leurs combats pour préserver le pouvoir des Hohenstaufen sur l’Allemagne du sud-ouest, cf. Redlich 1903, p. 80-85.
296 Cf. supra p. 163.
297 Constitutiones et acta, III, n° 85, p. 73-75, Encyclique aux villes d’Italie : ...disposuit enim in apostolica sede virum secundum cor suum veluti splendidissimum luminaris solaris sidus in iubaris precellencia sanctitatis operibus et iusticie radiis prefulgentem. In nostra eciam sublimatione mirabili arbitrari verisimiliter poterit quilibet fidus et equus interpres, quod nutu divino lunaris globi lumine reparato, fluctivagi hactenus status imperii nebula nubilosa detersa, universali expectatione fidelium luminarium utrorumque iocunda serenitas ammodo clarius et irradiancius elucescit, ut restituatur Iherusalem sicut fuerat in diebus antiquis et ponantur ipsius deserta quasi delicie et solitudinis invia sicut ortus... À comparer avec le début de PdV I, 31. Sur la symbolique du soleil et de la lune à cette époque, nombreux éléments dans Il sole e la luna... (Micrologus XII), 2004.
298 Rodolphe de Habsbourg y remporte la victoire sur les troupes d’Ottokar II de Bohême, qui meurt dans le combat. Il assure ainsi définitivement sa prise de possession des duchés autrichiens, cœur de la puissance patrimoniale des Habsbourg qui naît alors véritablement.
299 Redlich Regesta imperii..., t. VI, n° 475 : « Nur als Form erhalten ».
300 Redlich Regesta imperii... t. VI, n° 478 : « Nur als Form erhalten ». cf. Constitutiones et acta, III, n° 101, p. 91 : Dum consciencie nostre volumina volvimus, dum subiectas imperio civitates nostro culmini pure devocionis exenia presentantes speculacionis regie speculo speculamur, ad vestram specialiter civitatem aciem mentis nostre convertimus... On peut remarquer que la chancellerie de Rodolphe, dans sa variation du modèle frédéricien, n’hésite pas à recourir à une répétition des termes (speculationis regie speculo speculamur) qu’aurait évitée la chancellerie impériale des Lettres : petite différence qui marque la distance stylistique, perceptible à ce genre de détail.
301 1274, p. 370 (Regesta Bohemie II, n° 899, p. 270). ‘Rudolfus, rex Romanorum, pape’ (Innocentio V) : Ea beatissime pater de admirabili vestra creatione (...) Sic etiam nosmet ipsi, dum pristinum statum nostrum in interiorum profunditate revolvimus, et dum vocis exemplo prophetice divinorum iudiciorum in nostre considerationis speculo speculamur abissum, in forma consimili licet impari merito nos sentimus ignaros, et etiam non instantes excluso totaliter quolibet gradus ambitu celsioris divinitus ad romane monarchie molimina diligenda provectos.
302 Constitutiones et acta, III, n° 22, p. 24-25 : sperantes immo pro firmo tenentes quod vos qui estis ecclesie cardines et colmpne mundique lumen et speculum sine ruga nobis fideliter causam Dei et ecclesie sue sancte gerentibus exoptatis aspirare favoribus et benivolencie graciose dulcoribus nostro processui debeatis adesse.
303 Baumgartenberger Formelbuch n° 33 (Bärwald 1866, p. 245).
304 Cf. supra p. 646-648.
305 Constitutiones et acta, III, n° 299, p. 297 (sous la rubrique, Rudolfi regis constitutiones 1281).
306 Constitutiones et acta, III, n° 531 p. 505 : Contemplantes nos ad gubernandum sacrum imperium non ex nostra sufficiencia vel merito, sed pocius divina providencia evocatos, libenter pro eterna remuneratione nobisque commissorum tuitione noctes insompnes ducimus, ut quietem maioribus et minoribus preparemus. Sedatis itaque fluctibus bellice tempestatis, quibus ventus contrarius in Alsacia, Swevia et quibusdam aliis partibus Alemanie cultum pacis et fructum iusticie impedivit, humiliatisque inibi brachio nostre potenticie sacri imperii rebellibus et prostratis, magna nos cura sollicitat, circa bonum statum Ytalie et precipue Tuscie, quam prosequimur favore gracie specialis, intendere cum effectu, ut discordia matre litium et materia iurgiorum effugata pacis et tranquillitatis dulcedine consoletur, à comparer avec PdV VI, 22 : ‘Concessio officii capitanie et iusticiarie’ : Cum post sedatos iam fluctus bellice tempestatis, cuius inter vos hactenus aura contraria cultum pacis et fructum iusticie pervertebat, precipua nos cura sollicitet, qualiter circa bonum statum regionis ipsius sub umbra nostri dominii, transquillitatis et plene securitatis bona proventura profutura succedat...
307 Cf. par exemple Constitutiones et acta, III, Adolphe, n° 494, p. 478 avec la reprise de l’image de l’imaginarium de la présence impériale, ainsi que ibid., IV, Albert, n° 43, p. 36 (commissario vicariatus Fori Iulii et Istrie de 1298).
308 Constitutiones et acta, III, n° 203 et 204 : ‘edicta contra hereticos’, n° 203 : ‘innovatio constitutionis Friedrici II’.
309 On pense à un cas similaire à celui du notaire qui a transmis les lettres d’Innsbruck. Cf. à ce sujet les hypothèses de Riedmann 2006. Dans ce cas, les collections dont se servaient les notaires de la chancellerie de Rodolphe n’auraient pas été automatiquement assimilables à des Lettres (au sens d’une des quatre collections classiques), mais auraient contenu un matériel en partie équivalent. La diffusion probable des premiers manuscrits des collections dès les années 1280 diminue l’intérêt de la question après cette date.
310 Constitutiones et acta, III, n° 225, p. 212-214 : ‘Littere consensus principum electorum coniunctim scripte’, un acte particulier qui a été scellé du sceau des princes électeurs : complectens ab olim sibi Romana mater ecclesia quasi quadam germana caritate Germaniam illam eo terreno dignitatis nomine decoravit, quod est super omne nomen temporaliter tantum presidentium super terram, plantans in ea principes tanquam arbores preelectas et rigans ipsas gratia singulari, illud eis dedit incrementum mirande potentie, ut ipsius ecclesie auctoritate suffulti velut germen electum per ipsorum electionem illum qui frena Romani teneret imperii, germinarent. À comparer avec PdV III, 4 : Verum, ut ipsorum intentio apud nos excusatione non careat, nobis hoc non est necessarium sicut necessarium erat eis, multas nam nobis personas Germania germinat.
311 Baumgartenberger Formelbuch (Bärwald 1866), n° 42, p. 256-257 : imperator procuratori suo : Ascendit ut fumus aromatum exquisite flagrancie in conspectu regie maiestatis illius predicabilis propositionis vestre preconium, quo pro nobis, ut fida nuper insinuacione cognovimus, hiis diebus in apostolice preeminencie constitorio claruistis, dum nullo tracti preambulo benificencie nostre funiculo, nullo prorsus humanarum blandiciarum ungento peruncti, sed solum divine, ut credimus, admonicionis et proprie probitatis instinctu ferventer accensi, ad cause nostre iusticiam tam diserti oris et venusti sermonis eloquio propalandam, velud alter legifer, adeo litteraliter et laudabiliter surrexistis, à comparer avec PdV III, 45, panégyrique de Pierre de la Vigne (cf. texte supra troisième partie p. 366-370).
312 Baumgartenberger Formelbuch, (Bärwald 1866), n° 20, p. 229-230.
313 Cf. Schaller 2002, n° 134, p. 199-202, renvoyant à Schütz 1976.
314 Sur l’échec de Frédéric II devant Brescia, cf. Stürner 2000, p. 460-463.
315 Comparer avec PdV I, 17 : et ille oris sonus in fines orbis terre olim sonorus (mais l’expression, biblique, est des plus banales).
316 Sur cette image biblique et son importance dans la rhétorique des Lettres, cf. supra p. 217, 219, 472, 530-535.
317 PdV I, 18 : conceptum noluit, vobis citra mare presentibus, virus evomere.
318 Cf. conclusion à la lettre PdV I, 1 : Alioquin leo noster fortissimus, qui simulat hodie se dormire, rugitus sono terribili ad se trahet omnes a terre finibus tauros pingues, et plantando iustitiam ecclesiam diriget, evellens prorsus ac destruens cornua superborum.
319 Constitutiones et acta, IV, n° 688 : encyclica super deditione civitatis, 21 sept. 1311, p. 654-655.
320 D’après le ms. BnF lat. 8 563, mieux que HB felicitatibus.
321 Constitutiones et Acta, IV, n° 816, p. 818, ‘Scriptum federis’ (avec le roi de Sicile-Trinacrie). Heinricus : Dum attente conspicimus, attendentes itaque devotionis et benivolencie zelum ac clare constantie nexum (...) ac etiam quod catholicus et christiane fidei propagator heretice pravitatis fasciculos ubique persequitur et dissolvit, et pro nobis et imperio circa recuperacionem et redempcionem illius terre sancte Christi Ihesu sanguine precioso resperse, que manu polluta canina facta est sub tributo et ancillaria Sarracenis (...), et cum eo unionem confederacionem et amiciciam animo libenti habemus et ipsum tanquam corporis nostri partem diligimus et amamus, à comparer avec PdV I, 1 : quod peius est, etiam illa nostra Hierusalem in qua Christus effuso sanguine pati voluit et occidi jacet ancilla canibus et tributaria Sarracenis. La diffusion de PdV I, 1 rend probable qu’elle soit la source.
322 Cf. supra, première partie p. 89-90 et seconde partie p. 139-140.
323 Constitutiones et acta, V, n° 569, p. 456-457 : ‘Revocatio sententie Heinrici VII. Imperatoris 1320 mai 29’ : Nobile opus sedentis in solio clementia suadente prosequimur, si per lubrica culpe deliramenta cadentibus ad sublevandi remedia ci-to se nostra manus habilitat et indulgemus obnoxiis post reatum, cum pium reputemus veniam petentibus parcere et sic martialis gladii refrenare licenciam, ut seviendi voluntate sopita temperemus interdum condimento mansuetudinis rigorem, data nobis ab ipso fragilitatis humane principio voluptate quasi domestica miserendi, ut dum primi parentis in posteros derivata discrimina in naturalem transgressionis norma fluxisse cognoscimus, reparacionis graciose suffragia libenter supplicibus largiamur. À comparer avec PdV VI, 1 : Nobile opus sedentis in solio clementia suadente prosequimur, si per lubrica culpe deliramenta cadentibus, ad sublevanda remedia cito se nostra manus habilitat, et indulgemus obnoxiis veniam post reatum, pulchrum vindicte genus exstimantes ignoscere, et sic materialis gladii refrenare licentiam, ut seviendi voluntate sopita, temperemus interdum misericordie condimento rigorem. Cf. pour sa chancellerie supra p. 543 n.2.
324 Constitutiones et acta, VI, n° 362, p. 26, ‘Ludewici constitutio ducatus Lucani 1327 novemb. 17’ : Regie liberalitatis clementia (...) tantoque magis imperiale sceptrum extollitur, tanto cura regiminis a sollicitudinibus et laboribus relevatur, quanto fideles ipsius in circuitu imperii circumspicit digniores, et de fulgore throni cesarei velut ex sole radii sic certe prodeunt dignitates, ut prime lucis integritas minorati luminis non sentiat detrimenta.
325 Acta imperii selecta, n° 780, p. 526-527.
326 Sur Castruccio Castracani degli Antelminelli, seigneur de Lucques, un des principaux chefs gibelins de la première moitié du xive siècle et le plus ferme soutien de Louis de Bavière en Italie du nord, cf. Luzzati 1979, p. 200-210.
327 Sur ces deux textes et leur rhétorique, cf. supra seconde partie, p. 216.
328 Description du manuscrit et commentaires dans Baumgartenberger Formelbuch (Bärwald 1866) p. 415-416. Cf. la description du manuscrit Wien, Österreischiche Nationabibliothek, n° 409, dans Schaller 2002, sous le n° 217, p. 384-386.
329 Felten 1900, p. 50.
330 Constitutiones et acta, V n° 909 et 910, p. 723-744 et 745-754 : ce texte célèbre a été transmis dans deux versions légèrement différentes, la première sous la responsabilité directe des intellectuels dissidents réfugiés à la cour de Louis, et la seconde retouchée par la chancellerie aux fins d’expédition.
331 Sic dans le ms. Paris BnF lat. 8 563, HB obcecavit.
332 Absent dans les manuscrits dont s’est inspiré Huillard-Bréholles, sic dans le ms. Paris BnF lat. 8 563. On constate que les rédacteurs de l’Appellatio disposaient d’un manuscrit de ce type, et que leur utilisation des Lettres se ressent déjà de cette déformation : leur version s’inspire d’une version des Lettres proche du manuscrit Paris, BnF lat. 8 563 et non de la version restituable à partir de témoins plus anciens conservés dans les collections en cinq livres ou la grande collection en six livres, voire dans des lettres originales.
333 Constitutiones et acta, VI, n° 436, p. 344-350 : ‘publicatio depositionis a papatu prior’, 1328.
334 Et exivit d’après le ms. BnF lat. 8 563, HB exibat.
335 Sic dans le ms. Paris, BnF lat. 8 563, HB credit.
336 Cf. supra, p. 40-41, 602-608, 641-644 et 694.
337 Enuntiatio Appellationis Guillelmi de Plasanio a. 1303. Iun. 14 : éditée dans Dupuy 1655, p. 106-108.
338 Passages indiqués dans l’édition des Constitutiones et acta, VI, n° 436, p. 742 note 1 et 742, note 2. Il est remarquable que les rédacteurs de l’Appellatio aient eu à la fois accès aux Lettres et à différentes pièces importantes de la querelle entre Philippe le Bel et Boniface VIII. On peut penser qu’ils se sont servis d’un manuscrit de formation analogue à Paris, Archives nationales Trésor des chartes JJ. 28. B (description dans Schaller 2002, n° 152, p. 231 avec bibliographie), qui contient précisément un mélange de lettres PdV et de pièces de ce dossier, mais il n’existe pas dans les manuscrits subsistants un dossier composite exactement correspondant.
339 Felten 1900, p. 560, (6. Kapitel : ‘Die Zusammensetzung der Verfasser der Sachsenhausen Appellation’).
340 Luna 1992.
341 Luna 1992 p. 237.
342 Pour une analyse juridique des arguments déployés dans Etsi cause, cf. Baaken 1994 p. 533-543.
343 Cette différence tient au choix d’une formalisation rythmique et rhétorique très savante de l’argumentation juridique à la cour de Frédéric II. Les longs réquisitoires antipapaux des juristes de Philippe le Bel, qui n’ont pas la même qualité rhétorique (dans le sens où les préoccupations de forme concernant le cursus, les assonances, y sont moins évidentes) représentent une forme intermédiaire entre l’argumentation juridique de type scolastique et l’argumentation juridique de type rhétorique, sans qu’on puisse parler d’évolution linéaire.
344 Sur Pierre de Ceffons et ses relations avec la cour de Clément VI, cf. Anheim 2004.
345 Cf. Zippel 1958, p. 150
346 Ibid., citant Matteo Villani, Cronica II, 48 : Di una lettera che fu trovata in concistoro di papa. Essendo per lo papa e per i cardinali molto innanzi il processo contro all’arcivescovo di Milano, una lettera fu trovata in concistoro, la quale non si poté sapere chi la vi recasse, ma uno dei cardinali la lasciò cadere avvisatamente in occulto : la lettera venne alle mani del papa, e la fece leggere in concistoro. La lettera era d’alto dittato, simulata da parte del prencipe delle tenebre al suo vicario papa Clemente e ai suoi cardinali.
347 Sic dans le ms. Paris BnF lat. 8 563, HB tanquam omnia habens et nihil possidens, moins bon pour le sens.
348 Description dans Schaller 2002, n° 151, p. 225-230. La lettre est au folio 77v-78r (avec l’intitulé : ‘Princeps demonum montis Geene scripsit prelatis’), encadrée par des Lettres de Pierre de la Vigne de la collection classique.
349 Cf. Schaller 2002, n° 226, p. 412-414, (= Wien, Österreichische Nationalbibliothek 3 372). Comme il contient la somme de Jean de Neumarkt, cette lettre, et date du xve siècle, on peut supposer que ce manuscrit a été rédigé dans la Bohême hussite de la première moitié du xve siècle. Cf. infra p. 732.
350 Cf. supra p. 649-652.
351 Bonne biographie récente d’Ottokar II dans Hoensch 1989.
352 Pour l’histoire d’Henri l’Italien, souvent confondu avec Henri d’Isernia, cf. Novák 1899. Henri perdit après la mort d’Ottokar son titre de protonotaire et fut en butte à de nombreuses attaques, dont une rocambolesque histoire de faux, dont le compte-rendu (sous forme de sentence judiciaire) publié par Novák en annexe à son étude, p. 273-276, est du plus haut intérêt pour la diplomatique. On y fait en effet le récit d’une séance d’analyse diplomatique d’un acte d’authenticité douteuse forgé à la cour de Venceslas II, vers 1280, faisant intervenir tant les critères stylistiques que sigillographiques : (...) tam sigillum quam figuram, stilum atque sentenciam circumspeccius examinantes (...) Deinde dicti prelati cum exacta diligencia dictarum litterarum figuras, dictamen et sentenciam attendentes (...) eas de dicti marchionis non emanasse curia, hiis et aliis multis hoc asserentibus signis, non minus a parte quam veraciter perpenderunt. L’examen de la langue est donc divisé en trois parties : l’apparence de l’écriture (litterarum figuras) ; le style (dictamen) ; l’organisation syntaxique (sententias). Sur Henri d’Isernia, cf. p. 391-404.
353 Cf. Voigt 1863, introduction.
354 Edité dans Voigt 1863, p. 1-184 : n° 1 = PdV VI, 26 ; n° 2 = PdV VI, 4 ; n° 4 = PdV VI, 8 ; n° 5 = PdV VI, 1 ; n° 6 = PdV VI, 2 ; n° 7 = PdV VI, 9 ; n° 8 = PDV VI, 7 ; n°9 = PdV VI, 13 ; n°10 = PdV VI, 5 ; n°176 = PdV VI, 25 ; n°177 = PdV VI, 12.
355 Cf. par exemple le n° CLXXXVI. C’est une réutilisation quasiment en l’état de PdV VI, 16, littera dispensationis super defectu natalium. Les noms propres indiquent que la formule de PdV VI, 16 a été directement réutilisée à la chancellerie de Venceslas à partir du texte de la summa : Est consentaneum racioni, ut hii quos interdum minus legittimis actibus defectus natalium impendit legittimacionis honore per principem reparantur, et si quando hiis imperialis favor fidelium suorum supplicacione requiritur, liberaliter largiatur. Inde est quod, cum magister Th. de Curr. Clericus fidelis noster pro legittimacione P. S. et M. filiorum suorum... à comparer avec PdV VI, 16 : Dignum esse decernimus et consentaneum rationi, ut hii, quos interdum in legittimis actibus deffectus natalium impedit, legittimacionis honore per principem reparentur, et si quandoque super hiis imperialis favor fidelium suorum suplicatione requiritur, liberaliter largiatur.
356 Par exemple Voigt 1863, n° 113, p. 125 et 136, p. 139 de l’époque d’Ottokar, avec toute une phraséologie dérivée des Lettres, comme dirigimus aciem mentis nostre ou salubriter gubernare. Il ne s’agit pas forcément là d’imitations d’une lettre PdV précise, mais d’une conformité générale au style des Lettres, ce qui correspond au second degré de communauté stylistique défini plus haut. On peut comparer cette grande proximité rhétorique avec le style employé pour les documents en rapport avec ses campagnes guerrières par la chancellerie anglaise d’Édouard Ier à la même époque. Cf. sur ce point supra p. 635-636.
357 Encore appelée Königgrätz, sur le cours supérieur de l’Elbe, à l’est de Prague, non loin du site de la célèbre bataille de la guerre austro-prussienne de 1866. Acte édité dans Regesta Bohemie III, p. 193 n° 470, 1318, à Nuremberg.
358 La majorité de ces pièces sont publiées dans Regesta Bohemie II.
359 Regesta Bohemie II, n° 2595, p. 1128.
360 Sous le titre évocateur : ‘laudatur episcopus Pragensis ut eius benivolencia comparetur’.
361 Regesta Bohemie II, n° 2605, p. 1136 : ‘laudatur cancellarius ut per hoc eius benivolencia comparetur’ ; n° 2606 : ‘Laudibus extollitur prepositus Wyssegradensis regni Boemie cancellarius’.
362 Novák 1899 p. 254.
363 Dolliner 1803, n° 1, p. 1-5. Cf. par exemple p. 2 : ad propulsandas iure contumeliosas que inferebantur iniurie violencias nostre sinceritatis culmen impulit accendit armavit, ita quod in manu forti et excelsi brachii potentatu ad ipsius regnum celeri cursu direximus gressus nostros, à comparer avec PdV II, 9 : Inter alias siquidem cogitationes nostri propositi, stabili tenacitate firmavimus ad partes... in manu forti et brachio extenso personaliter nos conferre, ut fidelium nostrorum qui pro fidei nostre nomine et felici statu imperii personarum pericula et rerum dispendia non vitarunt, amplis premiorum retributionibus compensemus, et effrenam superbiam nostrorum rebellium, qui nunc in absentia nostra forsitan gloriantur, potentie malleo conteramus.
364 Dolliner 1803 ‘Epistola 37 codicis fol. 77’, p. 9-10 : adversantes terga verterunt, verum quamvis per fuge subsidium se conarentur eximere a gladii facie persequentis, non sic illesi evadere poterunt, quin ex ipsis plurimi caderent subsequentium dextera à comparer avec PdV II, 35 : credentes se nobis per occulte fuge subsidium subripere, dum nos adeo prope consistere forsitan non putarent : même emploi de la circuitio ‘fuge subsidium’ dans le même contexte.
365 Dolliner 1803 n° 15, p. 44-47, avec l’exorde sur la fama trompeuse imité de la rhétorique des Lettres :
Enormes excessus nobilis viri ducis Bavarie, compatris nostri, quos vulgaris proch dolor iam notio predicat et nullis tergiversationis excusandos suffragiis evidentis operis evidentia manifesta, ad audiencie vestre notitiam, que multarum virtutum ornamentis circumfulta corrutilat, morum laudabilium fulget circumornata splendoribus et nobilium splendet actuum circumdata munimentis, volatilis fame preloquiis que variis consuevit interdum variari relatibus non ambigimus pervenisse, à comparer avec PdV II, 41 : Etsi volatilis fame proprietas que solet in prosperis vera loquacitatis argumenta minuere.
366 Edité dans Regesta Bohemie II, n° 2557 : ‘In ista epistola questio solvitur et quod imperator soli comparari debeat determinatur’, p. 102-1103. Cf. sur cette questio Hoensch 1989, p. 201, qui la date de 1271.
367 Par exemple PdV I, 31.
368 PdV VI, 26, avec l’image du soleil impérial prêtant sa lumière aux astres mineurs des autres dignités.
369 À comparer pour le sens et la forme avec PdV I, 1 : Ad cor ergo revertere, nec opponas te principi matris ecclesie defensori. Sed cogita et attende quod Silvestro dudum pape pauperimo, latenti tunc temporis in caverna respondit, ut decuit tantum virum, sacri magnificentia Constantini.